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Albanie
Le rêve de la Grande Albanie
Les Serbes du Kosovo se défendent contre l’oppression albanaise
Washington et Ankara veulent un “ordre nouveau” dans les Balkans
Au Kosovo, la situation reste tendue. Lors des élections communales du 3 novembre 2013, plusieurs bureaux de vote de Mitrovica ont été pris d’assaut, du moins dans la partie septentrionale de la ville habitée par des Serbes. Les urnes ont disparu. Avant que l’on ne passe au scrutin, les représentants des Serbes du Kosovo avaient appelé à un boycott des élections. Ils considéraient comme une trahison l’entente forgée ce printemps entre Belgrade et Pristina, à l’instigation de l’UE, parce que cet accord accordait peut-être une certaine autonomie aux Serbes mais prévoyait simultanément une déconstruction en règle de leurs structures parallèles.
Dans les communes serbes du Nord du Kosovo, les élections devront être réorganisées avant le 1er décembre 2013. Quel que soit le résultat de ces élections, et même si aucun incident ne vient troubler leur bonne marche, le problème demeurera irrésolu. Au contraire, on s’apercevra combien la situation est précaire et que les États-Unis et l’UE ont soutenu un modèle “multi-ethnique” au Kosovo. Ce modèle est à l’évidence un échec. Pourtant, personne, parmi ces beaux esprits, n’envisage un partage rationnel de cette province serbe qui a proclamé unilatéralement son indépendance en février 2008. La Commission indépendante du Kosovo avait pourtant suggéré une telle partition en 2000 aux États-Unis, mais elle a été rejetée catégoriquement.
Dans le rapport établi par cette Commission, qui s’était occupée de la “dernière phase” du processus de démantèlement de l’ex-Yougoslavie, la partition du Kosovo avait été envisagée comme une “solution possible à long terme” mais la sécession de la province sur base ethnique, qui existe de facto depuis 1999, a toutefois été confirmée.
Ensuite, si une partition devait s’effectuer, elle devrait aussi prévoir la migration des Serbes qui vivent encore dans les enclaves slaves du Sud du Kosovo, permettant l’émergence à terme de « deux régions séparées et ethniquement homogènes ». On craint de surcroît qu’un partage du Kosovo ne conduise à des querelles de frontières dans la région. En effet, les États-Unis, pour qui le Kosovo est désormais bel et bien détaché de la Serbie, veulent s’assurer que leurs protégés kosovars, après avoir acquis leur indépendance, se montrent rapidement capables de fonctionner de leurs propres moyens. Enfin, Washington envisage à plus long terme d’inclure l’ensemble des Balkans dans les structures “euro-atlantiques”, c’est-à-dire dans l’UE et dans l’OTAN, ce qui aurait pour effet immédiat d’affaiblir la Russie ; en fin de compte, tel est bien l’objectif premier des États-Unis. Tandis qu’aujourd’hui Bruxelles manœuvre déjà pour que Pristina adhère à l’UE, les Américains cherchent à faire de l’UCK, l’armée de partisans albanophones qui a provoqué la sécession, une troupe apte à rejoindre l’OTAN. Dans cette optique, un rapport du ministère américain des Affaires étrangères, relatif aux appuis financiers à apporter à des pays étrangers pour l’année budgétaire 2014, prévoit une somme de 4 millions de dollars d’aides militaires pour le Kosovo. Ce rapport poursuit le raisonnement : « Les États-Unis sont aujourd’hui les principaux bailleurs de fonds pour les forces de sécurité du Kosovo, suivis par d’autres puissances du Pacte Nord-Atlantique. Le financement de structures militaires à l’étranger permettront aux États-Unis d’aider les forces de sécurité du Kosovo à s’équiper toujours davantage, à recevoir formation et conseils ». À ce budget d’ordre strictement militaire s’ajoute un programme spécial de formation prévoyant uniquement de dispenser des cours d’anglais afin que les forces kosovars puissent atteindre l’objectif de devenir une armée « capable de coopérer avec l’OTAN et les États-Unis ».
Le pays voisin, l’Albanie, doit jouer un rôle important dans ce processus, parce qu’il est déjà membre de l’OTAN depuis 2009. Comme le signale l’agence de presse serbe Novosti le 6 juillet 2013, Pristina et Tirana ont conclu un accord de coopération militaire qui implique également l’échange d’unités combattantes entre l’armée albanaise et les forces kosovars. À Belgrade, cet accord suscite l’inquiétude. « Le Kosovo n’a pratiquement pas de frontière au sud (la frontière méridionale de la province sécessionniste avec la Macédoine jouxte le territoire occupé par des minorités albanaises) et l’union de tous les territoires où vivent des Albanais est un objectif que dissimulent à peine les hommes politiques à Tirana et à Pristina », explique Radovan Radinovic, un général serbe à la retraite. Les experts des services de sécurité voient en cet accord militaire albano-kosovar un premier pas vers l’unification du Kosovo et de l’Albanie, même si la constitution du Kosovo l’interdit formellement. De fait, les hommes politiques albanais aiment à parler d’une future “Grande Albanie”, qui comprendrait aussi les territoires ethniquement albanais de la Grèce, de la Macédoine, du Monténégro et de la Serbie (la Vallée de Presovo). Cette idée “grande-albanaise” est surtout défendue par Sali Berisha, le Premier ministre qui a perdu les élections en juin 2013. Sous l’égide de cette personnalité politique conservatrice, Tirana et Pristina ont signé plusieurs accords relatifs à la construction de routes et de voies de chemin de fer pour relier plus étroitement le Kosovo à l’Albanie.
Washington voit ces efforts “grands-albanais” avec sérénité et complaisance. Finalement, une éventuelle “Grande Albanie” pourrait faire contre-poids à la Serbie, le principal allié de la Russie dans les Balkans. Ce serait un défi considérable pour l’“Axe orthodoxe”. Il faut tout de même se rappeler qu’une personnalité aussi importante que Zbigniew Brzezinski, le très influent conseiller des présidents américains en matière de sécurité globale, avait déclaré en 2007 : « L’ennemi principal de l’Amérique est, après l’effondrement de l’Union Soviétique, l’église orthodoxe russe ».
Les plans grands-albanais reçoivent aussi le soutien implicite de la Turquie qui cherche à rétablir à son profit l’influence qu’exerçait jadis l’Empire ottoman dans les Balkans. Un journaliste serbo-américain, Srdja Trifkovic, qui a également été le conseiller de l’ancien président serbe Vojislav Kostunica, écrivait, le 28 février 2008 dans une colonne que lui accordait exceptionnellement le Jerusalem Post : « Les Albanais sont soutenus par un puissant acteur régional, la Turquie. Ils sont le maillon le plus important du “Corridor islamique” (ou “Dorsale islamique”) qui est en train de se constituer dans les Balkans et leurs efforts reçoivent cordialement l’appui du gouvernement islamiste d’Ankara ». Le but final est de constituer en Europe une chaîne d’États à dominante musulmane qui s’étendrait d’Istanbul à la Bosnie. Le seul élément manquant dans cette chaîne est la Macédoine slave et orthodoxe mais, vu le taux élevé des naissances dans la forte minorité albanaise, cet État encore européen des Balkans aura une majorité musulmane d’ici la moitié du siècle, rappelle Trifkovic. La question albanaise deviendra dans un avenir parfaitement prévisible un thème majeur de la politique européenne.
► Bernhard Tomaschitz, zur Zeit n°46/2013.
L’Albanie en 1914
Une construction étatique fragile dans les BalkansAspirations irrédentistes durant la Première Guerre balkanique (1912-1913). Pays ancien formé au Moyen Âge (XVe siècle), l'Albanie a connu une occupation ottomane de 4 siècles. L'Albanie est libérée des Turcs à l'issue de la Première Guerre balkanique : le 17 octobre 1912, la ligue balkanique formée par les États chrétiens des Balkans (Bulgarie, Serbie, Grèce et Monténégro) au sujet de la Macédoine, déclare la guerre à l’empire ottoman. En décembre 1912, la conférence de Londres reconnaît l’indépendance de l’Albanie. Cependant, la frontière définie en 1913 par une commission nommée par les grandes puissances enlève à l’Albanie plus de la moitié de son territoire dont le Kosovo-Metohija, soit environ 40% de sa population. En 1913, une Deuxième Guerre balkanique voit la Turquie, la Grèce, la Serbie, le Monténégro et la Roumanie s'unir cette fois contre la Bulgarie pour contenir les prétentions de celle-ci sur la Macédoine. L'Autriche-Hongrie et l'Italie font alors pression pour empêcher la Serbie, qui veut un accès direct à l'Adriatique, d'annexer le territoire actuel de l'Albanie. L'indépendance de l'Albanie est confirmée par les grandes puissances européennes en 1919 à l'issue de la Grande Guerre mais le territoire du Kosovo, bien qu'à majorité albanophone, demeure serbe.
En 1479, l’Albanie était devenue turque. Dans les dernières décennies du XIXe siècle, on imaginait qu’elle le resterait encore longtemps. En effet, plus des deux tiers des habitants du pays étaient musulmans et fournissaient au Sultan de la lointaine Istanbul d’excellents et fidèles soldats. Le plus célèbre d’entre eux fut Mehémet Ali, devenu en 1841le khédive (ou : vice-roi) d’Égypte. Il mit un terme à la domination des mamelouks et fonda une dynastie qui perdura jusqu’en 1952. Le dernier souverain égyptien de cette dynastie fut le roi Farouk. L’Albanie resta un solide bastion ottoman, même quand l’Empire turc vacillait et était contraint, dans les Balkans, d’accorder l’indépendance à la Serbie, à la Bulgarie et à la Grèce puis d’accepter l’occupation de la Bosnie par l’Autriche-Hongrie.
[Ci-contre : À genoux baisant le drapeau, peinture par Abdurrahim Buza]
En 1910, les temps changent : les Skipetars se révoltent. La conscience nationale émerge chez eux aussi, comme auparavant chez leurs voisins slaves. Dans le Kosovo, on assiste à des massacres. Le soulèvement est d’abord maté à grand peine par les Turcs, parce qu’au même moment, ils doivent affronter les Italiens en Tripolitaine.
À partir d’octobre 1912 se déclenche la Première Guerre balkanique. Les Ottomans sont durement étrillés par les armées de la Ligue Balkanique, qui regroupe la Serbie, la Bulgarie, la Grèce et le Monténégro. Les armées bulgares ne sont finalement arrêtées par les soldats du Sultan qu’à quelques kilomètres d’Istanbul, le long de la ligne de défense de Çatalça. Les Albanais profitent de l’opportunité pour se proclamer indépendants le 28 novembre par la voix du Musulman Ismail Kemal Bey, siégeant dans sa ville natale de Valona.
[Ci-dessous : carte de l’Albanie indépendante (1912-1914) : 420 km de long, 120 de large]
Aucun voisin de cette nouvelle Albanie n’est heureux : Nikola du Monténégro veut étendre son petit royaume vers le sud ; son concurrent de Belgrade évoque l’histoire pour obtenir le Kosovo et, qui plus est, la Serbie souhaite détenir une fenêtre sur l’Adriatique. Les Grecs, eux, se souviennent des minorités grecques qui peuplent le Nord de l’Épire.
Un autre État, non balkanique cette fois, énonce des revendications : l’Italie. Celle-ci avait subi les moqueries des chancelleries européennes pendant longtemps, surtout après la défaite d’un corps expéditionnaire italien en Abyssinie en 1896, vaincu par des troupes indigènes éthiopiennes. Mais l’Italie avait vengé l’affront : elle venait de vaincre l’Empire ottoman et lui avait arraché la Libye et l’archipel de Rhodes. Elle briguait désormais la rive orientale de l’Adriatique de façon à contrôler entièrement ce prolongement de la Méditerranée vers le nord et d’en verrouiller l’accès.
Lors de la conférence des ambassadeurs à Londres en juillet 1913, l’Autriche-Hongrie a plaidé pour la création d’une Albanie ethniquement homogène. La double monarchie austro-hongroise n’avait nul intérêt à un accroissement de puissance des Serbes et des Monténégrins. Le Tsar russe, lui, soutenait les revendications serbes et monténégrines, qui voulaient une Albanie aussi réduite que possible. Les tiraillements entre diplomates ont débouché, comme d’habitude, sur un compromis. Le Kosovo est attribué à la Serbie, si bien que deux Albanais sur trois seulement vivent désormais dans la nouvelle principauté. Le Roi Nikola du Monténégro revient de Londres les mains vides. Il voulait obtenir la ville de Skutari, sur le lac du même nom, mais les diplomates européens ne donnent aucune suite à ses desiderata . Il est obligé de retirer ses troupes quand l’Autriche menace d’entrer dans le pays et bloque avec sa flotte les côtes du Monténégro, de concert avec d’autres puissances.
[Ci-contre : Guillaume de Wied qui fut brièvement roi d’Albanie du 21 février au 3 septembre 1914 sous le nom de Vilhelm Vidi]
Le 6 février 1914, les grandes puissances européennes s’accordent pour donner la couronne princière d’Albanie au Prince allemand Guillaume de Wied, devenu de ce fait le “Mbret des Skipetars”. Sa ville de résidence devient Durazzo, sur la côte adriatique. L’autre candidat, un noble d’origine albanaise, le Prince Ahmed Fuad, descendant de Mehémet Ali, est débouté.
Le Prince Guillaume de Wied était né le 26 mars 1876 à Neuwied près de Coblence. L’épouse du Roi de Roumanie Carol Ier, Élisabeth de Wied (connue sous le nom de plume de “Carmen Sylva”), est une tante de Guillaume d’Albanie. Celui-ci est protestant, une confession qui n’est pas représentée en Albanie. En soi, c’est un avantage car le pays est déjà suffisamment divisé : les 800.000 habitants de la nouvelle principauté indépendante sont aux deux tiers musulmans ; un cinquième est orthodoxe ; 10% sont catholiques. À cela s’ajoute un clivage d’ordre linguistique entre les Albanais du Nord, qui se servent d’un dialecte particulier, et les Albanais du Sud qui parlent “tosque”. C’est ce parler des régions méridionales qui va s’imposer comme langue officielle dans le pays.
Le Prince Wilhelm n’a aucune fortune personnelle digne de ce nom. Quand il achète un yacht anglais, c’est grâce à des spéculations sur les devises. Le nouveau souverain s’embarque sur un navire autrichien, le “Taurus” qui prend la mer en direction de Durazzo, où il arrive le 7 mars 1914. Le Prince et sa famille y résideront dans des conditions fort modestes, comparées à celle des princes d’Europe centrale. Le pouvoir que détient ce prince de sang allemand est très réduit. Un homme, avec sa tribu, est fidèle au Prince de Wied : Ahmed Zogu qui, plus tard, deviendra le Roi du petit État. Wilhelm, lui, ne parvient pas à s’adapter au monde albanais, totalement étranger pour lui. Un soulèvement populaire l’oblige à quitter le pays au bout de quelques mois, le 3 septembre 1914. Le nouvel homme fort est Essad Pacha Toptani.
Pendant la Première Guerre mondiale, les forces de l’Entente occupent le pays. À partir de janvier 1916, le Nord de l’Albanie est placé sous administration autrichienne, ce qui procure à la population de meilleures conditions de vie. Le front divise le pays jusqu’à la fin du conflit, de l’Adriatique au Lac d’Ohrid.
► Erich Körner-Lakatos, zur Zeit n°13-14/2014.
Le Roi Zog : une vie mouvementée
[Ci-contre : Zog Ier en 1936. Il fut président de de l'Albanie de 1925 à 1928 puis roi des Albanais de 1928 à 1939]
La journée du 8 octobre 1895 est un jour de joie pour Djemal Pacha Zogu, un chef de tribu de la région de Mati en Albanie centrale. Un fils, Ahmed, vient de naître dans la résidence fortifiée de ce spadassin. Plus tard, le jeune Ahmed recevra sa formation dans une école du Bosphore. Après la guerre, il entame une carrière fulgurante : en 1920, il devient ministre de l’Intérieur ; deux ans plus tard, il est Premier ministre. En janvier 1925, il est le président de l’État albanais. Il survivra à 55 attentats ! Pendant l’été de l’année 1928, le Parlement albanais décide que le pays doit devenir une monarchie. Le couronnement a lieu le 1er septembre. Le nouveau roi, Zogu Ier, jure sur le Coran et sur la Bible.
Le 27 avril 1938, il épouse une aristocrate hongroise désargentée, la Comtesse Géraldine Apponyi. Le 5 avril 1939, naît le Prince Leka. Deux jours plus tard, des hôtes indésirés ruinent le bonheur personnel du Roi : les troupes italiennes — 22.000 hommes — débarquent sur les côtes albanaises. Le Duce a toujours rêvé de la “Mare Nostrum”… Zogu fuit vers la Grèce, au volant du cabriolet Mercedes-Benz 540K, de couleur rouge écarlate, qu’il avait reçu en cadeau du chef de l’État allemand…
En exil, Zogu a vécu à Londres, en Égypte et en France, où il mourra, seul roi d’Albanie de l’histoire, le 9 avril 1961 [sa dépouille fut rapatriée en Albanie en novembre 2012]. Son épouse Géraldine lui survivra quatre décennies. Elle était revenue à Tirana en 2001, où elle décédera paisiblement à son tour, quelques mois plus tard, à l’âge de 87 ans. Son fils Leka est mort en novembre 2011. (EKL)
◘ Panorama historique des régimes
Principauté d'Albanie
Première République d'Albanie
Albanie période italienne
Albanie période allemande
Albanie communiste
République d'Albanie1912–14 1914–25 1925–28 1928–39 1939–43 1943–44 1944–92 depuis 1992 ♦♦♦
◘ Chronologie simplifiée de l’Albanie
- Le 7 mars 1914, l'Albanie devient la Principauté albanaise.
- Le 22 janvier 1925, la Principauté albanaise est proclamée République albanaise.
- Le 1er septembre 1928, la République albanaise devient le Royaume Albanais.
- Le 11 janvier 1946, le Royaume Albanais devient la République populaire d'Albanie.
- Le 28 décembre 1976, la République populaire d'Albanie devient la République populaire socialiste d'Albanie.
- Le 30 avril 1991, la République populaire socialiste d'Albanie devient la République d'Albanie.
- Le 1er avril 2009, l'Albanie devient membre de l'OTAN.
♦ Lire Chronologie de l'Albanie (1912-2006).