• Américanisme

    AméricanismeLa menace culturelle américaine

    Lorsque nous examinons l'histoire de ces deux derniers siècles, nous devons bien constater qu'il y a, malgré les discours apaisants et lénifiants, une opposition radicale, portant sur les principes fondamentaux du politique, entre l'Europe et l'Amérique. Dès le début de l'histoire américaine, de l'histoire des États-Unis en tant qu’État indépendant, il y a eu confrontation avec le vieux continent. Quand les treize colonies nord-américaines ont voulu se détacher de l'Angleterre, elles ont voulu simultanément se détacher de l'Europe, rompre avec le passé, la mémoire, la source matricielle que celle-ci représente pour tous les peuples de souche européenne. Mais cette volonté de rupture était déjà inscrite dans la société coloniale américaine de 1776, dont la culture était marquée profondément par la pensée utopique. Les pèlerins du Mayflower, pères fondateurs de la nation américaine, étaient des dissidents religieux anglais, des groupes humains qui voulaient réaliser l'utopie sur terre en faisant table rase des institutions nées du passé. S'opposant aux diverses strates de l'établissement britannique ainsi qu'aux modes de vie ancestraux des peuples germaniques et celtiques des Iles Britanniques (la "merry old England"), les "dissidents" (Levellers, Diggers, Fifth Monarchists, Seekers, Ranters, Baptists, Quakers, Muggletonians, etc.) n'eurent plus d'autre solution que d'émigrer en Amérique, de s'installer sur des terres vierges où ils pouvaient créer de toutes pièces la société idéale de leurs vœux (Cf. Christopher Hill, The World Turned Upside Down : Radical Ideas during the English Revolution, Penguin, Harmondsworth, 1975-76). Ces expérimentations socio-politiques de nature religieuse et sectaire ont fait de l'Amérique l'espace de la nouveauté pour la nouveauté, de l'éternel nouveau, l'espace où se réaliserait concrètement la fin de l'histoire, où la marche de l'histoire arrive à son terminus, où les hommes poussent un grand ouf de soulagement parce qu'ils ne devront plus combattre un destin sournois, toujours acharné, qui ne leur laisse aucun repos, parce qu'ils ne devront plus admettre de compromissions conciliantes et mâtiner ainsi la pureté utopique de leurs rêves religieux. Bref, l'Amérique, c'est le paradis des insatisfaits de l'Europe.

    En 1823, Monroe proclame sa célèbre doctrine ("L'Amérique aux Américains"), derrière laquelle se dissimule, à peine voilée, la volonté déjà ancienne de rompre définitivement avec le Vieux Continent. Dans l'optique des Américains de l'époque de Monroe, le Nouveau Monde est le réceptacle de la liberté, tandis que le Vieux Monde, qui venait de sortir de la tourmente napoléonienne et se débattait dans le carcan de la Restauration, est le foyer de tous les obscurantismes. Ce clivage, qu'induit la Doctrine de Monroe, constitue en fait une déclaration de guerre éternelle à l'Europe, à l'histoire en tant que tissu de vicissitudes tragiques incontournables, à la mémoire en tant qu'arsenal de stratégies pour faire front à ces vicissitudes, à tout ce qui n'est pas utopique-américain, soit produit d'une déclaration de principes désincarnés et d'une spontanéité sentimentale sans racines ni passé.

    Devant cette arrogance utopique-américaine, il y a eu peu de réaction en Europe. Les vieilles nations de notre continent n'ont pas relevé le défi de cette nation coloniale endettée, éloignée, que personne ne prenait fort au sérieux à l'époque. Un diplomate a toutefois réagi d'une manière étonnamment moderne ; c'était Johann Georg Hülsemann, un Hannovrien au service de l'Autriche. À la Doctrine de Monroe, il entendait opposer un principe de même nature, soit "l'Europe aux Européens". Dans son esprit, cela signifiait qu'Américains, d'une part, Européens, d'autre part, devaient forger et appliquer des principes de droit et d'organisation économique distincts, assis sur des bases philosophiques et factuelles différentes, hermétiques les unes par rapport aux autres. La réalité américaine, soit l'installation de personnes déracinées sur un territoire vierge (comme tous les Européens de l'époque, Hülsemann ne tenait absolument pas compte du facteur qu'est l'autochtonité amérindienne), permettait l'éclosion plus aisée d'un libéralisme utopique et pur, tandis que la réalité européenne, tissu hypercomplexe légué par une histoire mouvementée, qui a laissé derrière elle un enchevêtrement multiple de strates socio-démographiques souvent antagonistes, doit élaborer une stratégie d'organisation conservante, conciliante, faite de compromis multiples et rétive à toute schématisation sectaire.

    Quand éclate la Guerre civile américaine, qui s'étendra de 1861 à 1865, l'Europe rate sa dernière chance de briser définitivement l'unité territoriale et étatique des États-Unis, avant que ceux-ci ne deviennent une grande puissance, riche en ressources diverses, capable de concurrencer dangereusement toutes les puissances européennes réunies. La France et l'Angleterre soutiennent le Sud ; la Prusse et la Russie soutiennent le Nord : on constate donc qu'il n'y a pas eu de cohésion européenne. Il au rait fallu soutenir le plus faible contre le plus fort, exactement comme l'Angleterre avait soutenu les États les plus faibles d'Europe contre Napoléon. Le territoire actuel des États-Unis aurait sans doute été divisé en trois ou quatre États (un au Nord, un au Sud, un à l'Ouest et un Alaska demeuré russe) plus ou moins antagonistes et le Canada ainsi que le Mexique auraient acquis plus de poids. Le continent nord-américain aurait été "balkanisé" et n'aurait pas pu intervenir avec autant de poids dans les guerres européennes du XXe siècle.

    Cette dernière chance, l'Europe ne l'a pas saisie au vol et, deux ans après la guerre de Sécession, les États-Unis, définitivement unifiés, amorcent leur processus d'expansion : en 1867, la Russie tsariste vend l'Alaska pour financer ses guerres en Asie Centrale. En 1898, avec la guerre hispano-américaine, les États-Unis vainqueurs acquièrent non seulement les îles des Caraïbes (Cuba, Puerto-Rico) mais aussi Guam, les Hawaï et les Philippines, soit autant de tremplins pacifiques vers les immensités asiatiques. 1898 marque véritablement le début de l'"impérialisme américain".

    Quand éclate la Première Guerre mondiale, les États-Unis restent d'abord neutres et optent pour une position attentiste. D'aucuns prétendront qu'agit là le poids des éléments démographiques germano- et irlando-américains, hostiles à toute alliance anglaise. Mais cet isolationnisme, conforme aux interprétations pacifistes de la Doctrine de Monroe, va s'avérer pure chimère quand l'Angleterre jouera son meilleur atout et pratiquera sa stratégie du blocus. Celle-ci a un effet immédiat : seuls les belligérants riverains de l'Atlantique peuvent encore commercer avec les États-Unis, soit la France et la Grande-Bretagne. Devant la puissance continentale allemande, ces deux puissances occidentales puiseront à pleines mains dans l'arsenal américain. Elles s'y ruineront et dilapideront leurs réserves monétaires et leurs réserves d'or pour acheter vivres, matériels de toutes sortes, tissus, etc. aux marchands d'Outre-Atlantique. Avant le conflit, les États-Unis étaient débiteurs partout en Europe. En 1918, ses créanciers deviennent ses débiteurs. L'Allemagne, pour sa part, perd la guerre mais n'a pratiquement pas de dettes à l'égard des États-Unis. La République de Weimar s'endettera auprès des banques américaines pour pouvoir payer ses dettes de guerre à la France, qui tente de la sorte de se reconstituer un trésor. Mais la IIIe République n'agira pas sagement : elle n'investira pas dans l'industrie métropolitaine, financera des projets grandioses dans ses colonies et investira dans les nouveaux pays d'Europe de l'Est afin de consolider un hypothétique "cordon sanitaire" contre l'Allemagne et la Russie. Toutes politiques qui connaîtront la faillite. Quelques exemples que nous rappelle Anton Zischka dans son livre consacré à l'Europe de l'Est (C'est aussi l'Europe, Laffont, Paris, 1962) : le Plan Tardieu d'une confédération danubienne sous l'égide de la France, couplé à l'alliance polonaise, conduisit à un déséquilibre inimaginable des budgets nationaux polonais et roumain, avec, respectivement, 37% et 25% de ceux-ci consacrés aux dépenses militaires, destinées à contrer l'Allemagne et la Russie. En 1938, ce déséquilibre est encore accentué : 51% en Roumanie, 44% en Tchécoslovaquie, 63% en Pologne ! La France elle-même subit la saignée : la majeure partie de ses capitaux passaient dans la consolidation de ce cordon sanitaire, au détriment des investissements dans l'agriculture et l'industrie françaises. La Roumanie, acculée, n'eut plus d'autre choix que de conclure des traités commerciaux avec l'Allemagne, comme venaient de le faire la Hongrie, la Yougoslavie et la Bulgarie. Sans or et sans devises, mais armée d'un système de troc très avantageux pour ses clients et fournisseurs, l'Allemagne exsangue battait la France sur le plan économique dans les Balkans et encerclait, par le Sud, les deux derniers alliés de Paris : la Pologne et la Tchécoslovaquie, petites puissances affaiblies par le poids excessif de leurs budgets militaires.

    La période de 1919 à 1939, soit l'entre-deux-guerres, est aussi l'époque où l'Europe, déséquilibrée par les principes fumeux de Clemenceau et de Wilson, subit le premier assaut de la sous-culture américaine. Modes, spectacles, mentalités, musiques, films concourent à américaniser lentement mais sûrement quelques strates sociales en Europe, notamment des éléments aisés, désœuvrés et urbanisés. Cette intrusion de la sous-culture américaine, sans racines et sans mémoire, suscite quelques réactions parmi l'intelligentsia européenne ; en Allemagne, le philosophe Keyserling et l'essayiste Adolf Halfeld mettent l'accent sur la "primitivité" américaine. Qu'entendent-ils par là ? D'abord, il s'agit d'un mélange de spontanéité, de sentimentalité, de goût pour les slogans simplistes, d'émotivité creuse qui réagit avec une immédiateté naïve à tout ce qui se passe. Ce cocktail est rarement sympathique, comme on tente de nous le faire accroire, et trop souvent lassant, ennuyeux et inconsistant. Ensuite, cette spontanéité permet toutes les formes de manipulation, prête le flanc à l'action délétère de toutes les propagandes. Plus aucune profondeur de pensée n'est possible dans une civilisation qui se place sous cette enseigne. L'intelligentsia y devient soit purement pragmatique et quantitativiste soit ridiculement moralisante et, en même temps, manipulatrice et histrionique. Enfin, dans un tel contexte, il s'avère progressivement impossible de replacer les événements dans une perspective historique, d'en connaître les tenants et aboutissants ultimes et de soumettre nos spontanéités au jugement correcteur d'un relativisme historique sainement compris.

    En relisant Keyserling et Halfeld aujourd'hui, nous constatons que l'américanisation des années 20 constitue bel et bien la source de la manipulation médiatique contemporaine. Nos radios et télévisions reflètent l'absence d'historicité et la sentimentalité manipulatoire de leurs consœurs américaines, même si, apparemment, c'est dans une moindre mesure. Dans la presse écrite et dans l'édition, la déliquescence américanomorphe s'observe également ; avant guerre, quand on évoquait des faits historiques en Belgique, on mentionnait une quantité de source ; aujourd'hui, les histoires du royaume proposées au grand public, surtout dans la partie francophone du pays, sont pauvres en sources. Ces lacunes au niveau des sources permettent aux gros poncifs idéologiques, astucieusement rabotés par la soft-idéologie ambiante, de s'insinuer plus aisément dans les têtes.

    En France, les réactions à l'américanisation des mœurs et des esprits s'est moins exprimée dans le domaine de la philosophie que dans celui de la littérature. Paul Morand, par ex., nous décrit la ville de New York comme un réceptacle de force, mais d'une force qui dévore toutes les énergies positives qui jaillissent et germent dans l'espace de la ville et finit par toutes les détruire. La beauté sculpturale des femmes du cinéma américain, l'allure sportive des acteurs et des soldats, sont solipsistiques : elles ne reflètent aucune richesse intérieure. Duhamel observe, quant à lui, la ville de Chicago qui s'étale comme un cancer, comme une tache d'huile et grignote inexorablement la campagne environnante. L'urbanisation outrancière, qu'il compare à un cancer, suscite également la nécessité d'organiser la vitesse, la systématisation, le productivisme de plein rendement : l'exemple concret que choisit Duhamel pour dénoncer cet état de choses délétère, ce sont les abattoirs de Chicago, qui débitent un bœuf en quelques dizaines de secondes, vision que Hergé croquera dans Tintin en Amérique. Qu'on me permette une petite digression : l'aspect cancéromorphe de l'expansion urbaine, quand elle est anarchique et désordonnée, signale précisément qu'un pays (ou une région) souffre dangereusement, que les sources vives de son identité se sont taries, que sa culture proprement tellurique a cédé le pas devant les chimères idéologiques fumeuses du cosmopolitisme sans humus. C'est précisément une involution dramatique de ce type que l'on observe à Bruxelles depuis un siècle. Un cancer utilitariste a miné, grignoté, dissous le tissu urbain naturel, si bien que le jargon professionnel des architectes a forgé le terme de "bruxelliser" pour désigner l'éradication d'une ville au nom du profit, travesti et camouflé derrière les discours déracinants et universalistes. Ceaucescu envisageait de raser les villages roumains et, à la suite d'un tremblement de terre, il avait parachevé le travail du séisme dans les vieux quartiers de Bucarest. Le monde lui en a tenu rigueur. Mais pourquoi ne tient-il pas rigueur aux édiles bruxelloises responsables du trou béant du quartier nord, responsables des milliers de crimes de lèse-esthétique qui défigurent notre ville ? Je vous laisse méditer cette comparaison entre le Chicago décrit par Duhamel, les projets de Ceaucescu et la bruxellisation de Bruxelles… Et je reviens à mon sujet. Pour citer une phrase de Claudel, écrite pendant l'entre-deux-guerres : « Que l'Asie est rafraichissante quand on arrive de New York ! Quel bain d'humanité intacte ! ». Cette citation parle pour elle-même.

    Bien sûr, l'écrasement de l'Amérique sous la logique du profit, de la publicité, du commerce et du productivisme outrancier, a suscité des réactions aux États-Unis aussi. Je me bornerai à vous rappeler ici l’œuvre d'un Ezra Pound ou d'un T.S. Eliot, qui n'ont jamais cessé de lutter contre l'usure et les résultats catastrophiques qu'elle provoquait au sein des sociétés. N'oublions pas non plus Sinclair Lewis qui caricaturera avec férocité l'arrivisme petit-bourgeois des Américains dans son roman de 1922, Babbitt, avant de recevoir, en tant que premier Américain, le Prix Nobel de Littérature en 1930. Chez un Hemingway, derrière les poses et les exagérations, nous percevons néanmoins une irrésistible attraction pour l'Europe et en particulier pour l'Espagne, ses différences, ses archaïsmes et ses combats de taureaux, lesquels avaient aussi fasciné Roy D. Campbell, Sud-Africain anglophone. Sur un plan directement politique, saluons au passage les isolationnistes américains qui ont déployé tant d'énergies pour que leur pays reste en dehors de la guerre, pour qu'il respecte vraiment la Doctrine de Monroe ("L'Amérique aux Américains") et qu'il invente à son usage un système socio-économique propre au continent nord-américain, impossible à exporter car trop ancré dans son "contexte". C'était là une position radicalement contraire à celle des messianistes interventionnistes, regroupés autour de Roosevelt et qui croyaient pouvoir donner au monde entier un unique système, calqué sur le modèle américain ou, plus exactement, sur le modèle hypergaspilleur de la High Society des beaux quartiers de New York.

    Pour Monroe en 1823, le Vieux Monde et le Nouveau Monde devaient, chacun pour eux-mêmes, se donner des principes de fonctionnement, des constitutions, des modèles sociaux propres et non transférables dans d'autres continents. Les Européens, soucieux de préserver à tous niveaux un sens de la continuité historique, ne pouvaient qu'acquiescer. Hülsemann, que j'ai évoqué au début de mon exposé, était d'ailleurs d'accord avec cette volonté de promouvoir un développement séparé des deux continents. Son souci, c'était que les principes du Nouveau Monde ne soient pas instrumentalisés au bénéfice d'une politique de subversion radicale en Europe. La manie de faire de tout passé table rase, observable chez les dissidents britanniques fondateurs de la nation américaine et en particulier chez les Levellers, aurait disloqué tous les tissus sociaux d'Europe et provoquer une guerre civile interminable. Mais avec Wilson et l'intervention des troupes du Général Pershing en 1917 sur le front occidental, avec Roosevelt et son mondialisme américanocentré, les principes éradicateurs de l'idéologie des Levellers, que craignait tant un Hülsemann, font brusquement irruption en Europe. Vers le milieu des années 40, Carl Schmitt et quelques autres mettent clairement en exergue l'intention des États-Unis et de l'Administration Roosevelt : forcer le monde entier, et surtout l'Europe et le Japon, à adopter une politique de "portes ouvertes" sur tous les marchés du monde, c'est-à-dire à renoncer à toutes les politiques d'auto-centrage économique et à tous les "marchés protégés" coloniaux (l'Angleterre sera la principale victime de cette volonté rooseveltienne). Cette ouverture globale devait valoir non seulement pour toutes les marchandises de la machine industrielle américaine, qui, avec les deux guerres mondiales, avait reçu une solide injection de conjoncture, mais aussi et surtout pour tous les produits culturels américains, notamment ceux de l'industrie cinématographique.

    Carl Schmitt nous démontre que l'Empire britannique a été un "retardateur de l'histoire", en empêchant les continents, les unités civilisationnelles, de s'unir et de se fédérer en des grands espaces cohérents, au sein desquels aurait régné une paix civile. L'Angleterre, en effet, a protégé les "hommes malades", comme la Turquie ottomane à la fin du XIXe siècle. Cette politique a été poursuivie après 1918 et après 1945, quand la Grande-Bretagne et les États-Unis, qui, en ce domaine, prenaient le relais de Londres, remirent en selle et protégèrent des régimes caducs, sclérosés, obsolètes, inutiles, pesants, ridicules, corrompus. C'est non seulement vrai en Amérique latine et en Asie (le régime sud-vietnamien est l'exemple d'école) mais aussi en Europe où les clowneries de la politique belge ont pu se poursuivre, de même que les corruptions insensées de l'Italie, les bouffonneries de la IVe République en France, etc. La politique "retardatrice" anglo-américaine interdit aux nouvelles formes de socialité de s'exprimer, de se déployer et puis de s'asseoir dans les tissus sociaux. Plus d'alternatives, de nouvelles expériences visant à rendre les sociétés plus justes, plus conformes à la circulation réelle des élites, ne sont possibles dans un tel monde. Interdits aussi les nouveaux regroupements d’États dans le monde : panafricanisme, paneuropéisme, panarabisme nassérien…

    Dans l'optique de ses protagonistes, cette politique retardatrice-réactionnaire doit être consolidée par un impérialisme culturel en mesure de contrôler les peuples dans la douceur. L'Union Soviétique, elle, a contrôlé l'Europe centrale et orientale par le biais de ses armées, de son idéologie marxiste-léniniste, du COMECON, etc., tous instruments grossiers qui n'ont donné que de très piètres résultats ou ont connu carrément l'échec. Les événements récents ont prouvé que les méthodes soviétiques de contrôle n'ont pas réussi à éradiquer les sentiments d'appartenance collective ni les consciences nationales ou religieuses pré-soviétiques. À l'Ouest, en revanche, la stratégie de contrôle américaine s'est montré plus efficace et plus subtile. Le cinéma de variété américain a tué les âmes des peuples plus sûrement que les obus de char de l'armée rouge ou les ukases des apparatchniks communistes. En disant cela, je ne dis pas qu'il n'y a pas de bons films américains, que les cinéastes d'Outre-Atlantique n'ont pas réalisé de chefs-d’œuvre. Indubitablement, dans ce flot de productions, il y a des œuvres géniales que nous reverrons sans doute avec plaisir et admiration dans quelques décennies. Mais, indépendamment du caractère génial de telle ou telle œuvre, la politique de l'impérialisme culturel a été de greffer sur le corps fortement historicisé de l'Europe l'idéologie du nivellement des Founding Fathers,  avec son cortège grimaçant de phénomènes connexes : la sentimentalité débridée, le manichéisme simplet et hystérique, le novisme pathologique haineux à l'égard de tout recours aux racines, la haine camouflée derrière le carton-pâte des bons sentiments, etc. Bref, un cortège qui aurait suscité la verve d'un Jérôme Bosch. Car l'invasion de ces affects méprisables a pour conséquence de diluer toutes les cohésions identitaires.

    Aujourd'hui même, ce 16 janvier 1990, Dimitri Balachoff a déclaré au micro de la RTBF que les films américains sont universels. Caractéristique qu'il trouve éminemment positive. Mais pourquoi universels ? Parce que, explique Balachoff, les États-Unis sont un melting pot et qu'en conséquence, tout produit culturel doit être compris par des Irlandais et des Anglais, des Espagnols et des Hispanics, des Noirs et des Indiens, des Italiens, des Juifs et des Français… Comment le film américain s'est-il débrouillé pour devenir cette sorte de koiné moderne de l'image ? Balachoff nous donne sa réponse: par une simplification des dialogues, du contenu intellectuel et de l'intrigue. Mais comment peut-on mesurer concrètement cette simplification ? Eh bien, parce que, dixit Balachoff, un film américain reste parfaitement compréhensible sans son pendant 15 minutes. Au contraire, un film italien, privé de son, ne se comprendra que pendant 3 minutes. Un film tchèque, dans la ligne des Kafka, Kundera et Havel, ne serait sans doute compréhensible que pendant 30 secondes, si on coupe le son.

    La tendance générale de l'impérialisme culturel américain est donc d'abaisser le niveau d'une production cinématographique en-deçà même du niveau linguistique le plus élémentaire, parce toute langue est l'expression d'une identité, donc d'une manière d'être, d'une spécificité parfois difficile à comprendre mais d'autant plus intéressante et enrichissante. C'est cette volonté d'abaisser, de simplifier, que nous critiquons dans l'américanisme culturel contemporain. Cet appauvrissement de la langue et de l'intrigue, voilà ce que Claude Autant-Lara a voulu crier haut et fort dans l'hémicycle strasbourgeois. Il s'est heurté à l'incompréhension que l'on sait. Il a causé le scandale. Non pas tant à cause de quelques dérapages antisémites mais précisément parce qu'il critiquait cette simplification américaine si dangereuse pour nos créations artistiques. Des témoins oculaires, membres d'aucun parti, ont pu voir, après le départ théâtral des socialistes et des communistes, les visages consternés, interrogateurs et béotiens des députés conservateurs, libéraux et démocrates-chrétiens. L'un d'eux a même chuchoté : "Mais il est fou, il attaque l'Amérique !". Ce pauvre homme n'a rien compris… Ce pauvre homme n'a manifestement pas de lettres, pas de sens de l'esthétique, ce malheureux n'a pas saisi le sens de son siècle que l'on a pourtant nommé le "siècle américain".

    Mais, à ce stade final de mon exposé, il me paraît utile de brosser un historique de l'américanisation culturelle de l'Europe de puis 1918. Après la Grande Guerre, les États-Unis détiennent un quasi monopole de l'industrie cinématographique. Quelques chiffres : de 1918 à 1927, 98% des films projetés en Grande-Bretagne sont américains ! En 1928, une réaction survient à Westminster et une décision gouvernementale tombe : 15% au moins des films projetés dans les salles du Royaume-Uni doivent être britanniques. En Allemagne, en 1945, les autorités alliées imposent, sur pression américaine, l'interdiction de tout Kartell. Dès que la zone occidentale récupère des bribes de souveraineté avec la proclamation de la RFA, le parlement, encore étroitement contrôlé par les autorités d'occupation, vote le 30 juillet 1950 une loi interdisant toute concentration dans l'industrie cinématographique allemande. Mais le cas français est de loin le plus intéressant et le plus instructif. En 1928, Herriot fait voter une loi pour protéger l'industrie française du cinéma, afin, dit-il, « de protéger les mœurs de la nation contre l'influence étrangère ». En 1936, sous le Front Populaire, la France baisse la garde : sur 188 films projetés, 150 sont américains. En 1945, 3.000 films américains inondent l'Europe qui ne les avait jamais encore vus. André Bazin dira que, dans cette masse, il y a cent films intéressants et cinq à six chefs-d’œuvre. En 1946, Léon Blum, figure issue de ce Front Populaire qui avait déjà baissé la garde, accepte, devant la pression américaine, le déferlement. En quoi cette pression américaine consistait-elle? En un ultimatum à la France ruinée : les États-Unis ne donneraient aucun crédit dans le cadre du Plan Marshall si les Français refusaient d'ouvrir leurs frontières aux productions cinématographiques américaines ! La France a capitulé et, quelques décennies plus tard, le linguiste et angliciste Henri Gobard en tirait les justes conclusions : la France, minée par une idéologie laïque de la table rase, débilitée par son modèle universaliste de pensée politique, devait tout logiquement aboutir à cette capitulation inconditionnelle. Elle avait arasé les cultures régionales patoisantes ; elle tombe victime d'un universalisme araseur plus puissant, biblique cette fois.

    Dans les années 50, la situation est catastrophique dans toute l'Europe : le pourcentage des films américains dans l'ensemble des films projetés en salle est écrasant. 85% en Irlande ; 80% en Suisse ; 75% en Belgique et au Danemark ; 70% aux Pays-Bas, en Finlande, en Grande-Bretagne et en Grèce ; 65% en Italie ; 60% en Suède. Les choses ont certainement changé mais le poids de l'industrie cinématographique américaine reste lourd, y compris dans le monde de la télévision ; il étouffe la créativité de milliers de petits cinéastes ou d'amateurs géniaux qui ne peuvent plus vendre leur travail devant la concurrence des gros consortiums et devant les onéreuses campagnes publicitaires que ces derniers peuvent financer. De surcroît, il répand toujours l'idéologie délétère américaine sans racines donc sans responsabilité. Les lois anglaises de 1928 doivent donc être à nouveau soumises à discussion. L'esprit qui a présidé à leur élaboration devrait nous servir de source vive, de jurisprudence, pour légiférer une nouvelle fois dans le même sens.

    Quelle est la signification de cette politique ? Quels en sont les objectifs ? Résumons-les en trois catégories. 

    • 1 : Les peuples d'Europe et d'ailleurs doivent être amenés à percevoir leurs propres cultures comme inférieures, provinciales, obscurantistes, "ringardes", non éclairées. 
    • 2 : Les peuples européens, africains, arabes et asiatiques doivent dès lors accepter les critères américains, seuls critères modernes, éclairés et moraux. Il faut qu'ils laissent pénétrer goutte à goutte dans leur âme les principes de cet américanisme jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus réagir de manière spécifique et indépendante. 
    • 3 : L’État ou le système qui deviennent maîtres de la culture ou, pour être plus précis, de la culture des loisirs, deviennent maîtres des réflexes sociaux. Une application subtile de la théorie pavlovienne…


    Cette politique, sciemment menée depuis 1945, recèle bien des dangers pour l'humanité : si elle parvient à pousser sa logique jusqu'au bout, plus aucune forme de pluralité ne pourra subsister, le kaléidoscope que constituent les peuples de la planète sera transformé en une panade insipide d'"humain trop humain", sans possibilité de choisir entre diverses alternatives, sans pouvoir expérimenter des possibles multiples, sans pouvoir laisser germer, dans des âmes et des espaces différents, des virtualités alternatives. Bref, nous aurions là un monde gris, condamné au sur place, sans diversité de réflexes politiques. Pour le chanteur breton Alan Stivell, chaque culture exprime une facette spécifique de la réalité. Effacer une culture, la houspiller, c'est voiler une part du réel, c'est s'interdire de découvrir la clef qui donne accès à cette part du réel. Dans cette perspective, l'universalisme est une volonté d'ignorance qui rate précisément ce qu'il prétend attendre, soit l'universel.

    L'exemple des Pays Baltes est bien intéressant. Les peuples baltes regroupent cinq à six millions de personnes, très conscientes de leur identité, des ressorts de leur histoire, de leurs droits et de l'importance de leur langue. Après avoir croupi pendant quarante ans sous la férule soviétique, cette conscience populaire est restée vivante. À l'Ouest, il n'y a rien de semblable. L'expérience des écoles bretonnes doit se saborder. Au Pays Basque, la basquisation de certaines chaînes de télévision a fait que l'on a traduit en basque les épisodes du feuilleton Dallas !

    Que convient-il alors de faire pour redresser la barre, dresser un barrage contre cet américanisme qui constitue, pour parler en un langage moins polémique et plus philosophique, une volonté d'extirper toutes identités et racines, de biffer tous contextes pour laisser le champ libre à une et une seule expérimentation et pour interdire à jamais à d'autres virtualités de passer de la puissance à l'acte ? Il faut engager un Kulturkampf radical dans tous les domaines de l'esprit et de la société et pas seulement dans le cinéma. Nous devons nous rendre pleinement indépendants de Washington tant dans le domine alimentaire (nous importons trop de blé et de soja ; avant l'entrée de l'Espagne et du Portugal dans la CEE, nous dépendions à 100% des États-Unis pour notre consommation de soja, produit de base dans l'alimentation du bétail) que dans les domaines militaire et technologique. Partout il nous faudra entreprendre une quête de nos valeurs profondes : en théologie et en philosophie, en littérature et en art, en sociologie et en politologie, en économie, etc. Le Kulturkampf que nous envisageons oppose la pluralité kaléidoscopique des contextes et des identités à la grise panade du mélange que l'on nous propose, où le monde se réduira à un misérable collage de bric et de broc coupés de leur humus.

    Le Kulturkampf demande des efforts, de la participation, de l'initiative : publiez, traduisez, écrivez, parlez, organisez conférences et fêtes, faites usage de vos caméras vidéo, lisez sans trêve. La fin de l'histoire qu'annoncent les triomphalistes du camp d'en face n'aura pas lieu. De la confrontation des différences, de la joie des fraternités et du tragique des conflits naissent synthèses et nouveautés. Il faut que ce jaillissement ne cesse jamais.

    ► Robert Steuckers, in : Discours & réponses, éd. Résistance et intervention, Bruxelles, 1990.

    [Discours prononcé à l'Université de Louvain, le 16 janvier 1990]
     

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    Guerre psychologique contre l'Europe

    Pour asseoir leur puissance dans le monde, les États-Unis mènent une guerre psychologique contre l'Europe. Les politiciens européens ne manifestent aucun intérêt à consolider une conscience européenne.

    Dans l'hebdomadaire hambourgeois Die Zeit, le journaliste américain David Brooks, rédacteur principal du Weekly Standard, essayiste auprès du New York Times, du Washington Post et du New Yorker, vient de découvrir un nouvel ennemi global de l'Amérique : la “bourgeoisophobie”. Cette phobie est constitué d'un rejet pathologique de tout ce qui est “bourgeois” ; elle a commencé à sévir vers 1830, quand des intellectuels français comme Flaubert et Stendhal — et pourquoi pas aussi Balzac ? — ont donné libre cours à leur haine des méprisables commerçants, négociants et hommes d’affaires, une haine qu'ils justifiaient au nom de l'esthétique et qu'ils dirigeaient sans pitié contre les pionniers de l’esprit capitaliste. Brooks estime que ce sentiment fondamental, né dans cette France du XIXe siècle, où il était partagé officiellement par toute l'intelligentsia française, s'est transposé aujourd'hui à Bagdad, à Ramallah et à Pékin. Ce sentiment est la base d'une conception ultra-réactionnaire, qui revient à la charge actuellement.

    La “bourgeoisophobie” est donc une conception du XIXe siècle qui sévit toujours aujourd'hui, qui est quasiment la seule à survivre de son époque et qui a des affinités avec le marxisme, le freudisme et le social-darwinisme. « Aujourd'hui, ce ne sont plus seulement les artistes et les intellectuels qui partagent ce sentiment, car il est plus que probablement partagé aussi par les terroristes et les auteurs d'attentats suicide ». Les ennemis actuels de la bourgeoisie, qui sont ces terroristes et ces commandos suicide, sont consumés par « l’ardent désir de réduire en poussière Israël et les États-Unis ». Brooks utilise ensuite des termes comme “fureur nihiliste”, “haine”, “envie”, “jalousie”, etc., pour ensuite faire référence à Spengler et à son appel à l'avènement d'un “homme supérieur socialiste” (sozialistischer Herrenmensch). Tout devient clair pour Brooks : « C'est là le chemin qui mène à Mussolini, à Hitler, à Saddam Hussein et à Ben Laden ».

    Cependant, là où il y a un danger, émergent également les éléments salvateurs. “L’Axe du Mal”, nihiliste sur le plan culturel, qui part de Flaubert pour aboutir à Ben Laden, a été pointé du doigt par le bon Président Bush, qui le considère comme un “défi moral”, qu'il faut impérativement relever. Il suffit d'évoquer la date magique du “11 septembre” pour justifier tout et le contraire de tout, pourvu que cela aille dans le sens des intérêts américains. Malheureusement, le monde arabe et l’Europe ne viennent qu'en traînant les pieds pour participer à ce combat final. Il faut donc leur faire la morale, les admonester.

    Revenons à Brooks. Ses prémisses théoriques sont déjà ridicules: le marxisme et le freudisme sont des constructions conceptuelles et scientifiques, le social-darwinisme n'en est qu'une caricature ; quant à la “bourgeoisophobie”, dénoncée avec véhémence, elle est tout au plus un affect. Si Brooks place tout cela sur le même plan, une chose est sûre : il cherche à semer la confusion dans les esprits et non pas à donner des explications claires et distinctes. Derrière l'apparente simplicité de son argumentation, derrière la volonté de donner une explication claire quant aux idées qui ont animé la scène intellectuelle européenne du XIXe à nos jours, se profilent des intentions politiques réelles.

    La première intention de David Brooks est d'excuser moralement la politique agressive d'Israël, qui, en un tournemain, est posé comme “victime des bourgeoisophobes”. Cette posture est doublement risible car Israël, vu d'Europe, n'apparaît nullement comme une citadelle de la bourgeoisie, mais comme un État fortement militarisé, où des ayatollahs se réclamant du sionisme et des colons fondamentalistes sont prêts à tout justifier et entreprendre au nom de textes bibliques vieux de plusieurs millénaires, notamment à rejeter les Palestiniens au-delà du Jourdain ; si un homme politique au pouvoir en Serbie, par ex., proposait de telles mesures, il se retrouverait aussitôt sur la liste noire des criminels de guerre à rechercher pour le Tribunal de La Haye […].

    Il s'agit d'un conflit idéologique et politique

    Brooks ne définit même pas le concept de “bourgeoisie”, de façon à pouvoir l'utiliser à mauvais escient. D'après ses descriptions, l’écœurant magnat du pétrole de la série Dallas, J. R. Ewing, serait la figure idéaltypique du “bourgeois”. Pourtant les choses ne sont pas aussi simples. La victoire de la “bourgeoisie”, à la suite de la Révolution française, signifie, pour être concis, une relève de la garde : ce n'est plus désormais la noblesse héréditaire qui domine mais la noblesse du mérite qui gère les sphères politique et économique. Cette relève de la garde s'est accompagnée de tout un pathos sur la démocratie et les droits de l’homme, ce qui a pour corollaire que la bourgeoisie se déclare la représentante et la défenderesse de revendications générales, d'ordre éthique/moral. Ce n'est pas tant contre ce pathos utilisant les notions de progrès et de liberté que se sont insurgés Balzac, Stendhal et Flaubert, plus simplement, ils voyaient que le processus à l’œuvre en Europe, c'est-à-dire une accumulation toujours plus accrue de capital, rendait ce discours toujours plus creux. L’égoïsme et la morale à deux vitesses de la noblesse, la bourgeoisie ne les a ni éliminés ni dépassés, mais, pire, les a vulgarisés ; le pathos, au départ destiné à véhiculer vers les masses de véritables idéaux, a été instrumentalisé par des malhonnêtes et trahi. La critique mordante de Flaubert n'était ni un snobisme ni une pure esthétique : elle jaillissait d'un vieux fonds éthique, considéré comme “chrétien”.

    Ainsi, cette “bourgeoisophobie” trouverait à s’alimenter tout autant en Europe qu'en Amérique aujourd'hui. Pourtant Brooks affirme qu'un front commence clairement à se dessiner à l'horizon de nos jours : les États-Unis, puissance “bourgeoise”, contre l’Europe, puissance “anti-bourgeoise” (le monde arabe et le reste de la planète restant en dehors de ce clivage). Affirmer pareille dichotomie aujourd'hui est pure déraison. Car le conflit qui oppose les deux entités n'est pas d'ordre moral mais est purement politique et idéologique. Brooks l’admet indirectement quand il explique la distance que prend actuellement l’Europe vis-à-vis des États-Unis en disant que les Européens ne savent plus « ce que c'est, de ressentir une assurance impériale, d'avoir des objectifs audacieux voire eschatologiques ».

    C'est exact. Mais d'une façon autre que ne le croit Brooks. La faiblesse d'action des Européens ne vient pas tant de leurs gènes décadents, mais de l'avance qu'ils ont en matière d'expériences historiques. Le besoin de cultiver des objectifs “eschatologiques” est largement et définitivement satisfait et dépassé, ici en Europe, après les expériences du national-socialisme et du communisme. L’Europe se situe aujourd'hui dans une phase plus avancée de la dépression post-coloniale et post-impériale. D'après la loi historique de l’ascension et du déclin des grandes puissances, les États-Unis finiront, eux aussi, par connaître cette phase de dépression. Si Brooks s'accordait un tantinet de sérénité philosophique et historique, sa vision dichotomique et simpliste s’effondrerait immédiatement. Il comprendrait tout de suite pourquoi le “11 septembre” a certes été pour le reste du monde un grand choc, mais non pas l'expérience unique d'une sorte de réveil quasi religieux. En Europe, en Afrique et en Asie, à rebours des États-Unis, les peuples ont expérimenté bien trop de “11 septembre”, au cours de leur histoire mouvementée. L'esprit missionnaire et universaliste des États-Unis repose sur une sérieuse dose de naïveté et d'ignorance.

    Sur le plan intellectuel, la polémique engagée par Brooks est sans importance aucune. Elle est néanmoins digne d'attention, parce qu'elle nous permet d'entrevoir ce qui se cache dans la chambre secrète, où la puissance américaine puise aujourd'hui ses convictions du moment. Sûr de lui, Brooks écrit : « Sans doute, après le 11 septembre, plus d'Américains s'apercevront qu’il est juste de vivre comme nous vivons, d'être comme nous sommes ». Imaginons, après ces paroles, un monde, tous continents confondus, qui prendrait exemple sur la consommation d'énergie américaine… La catastrophe écologique serait pour demain et non pas pour une date ultérieure et hypothétique… Brooks, sans vouloir le reconnaître, parle le langage de la barbarie planétaire.

    Le nouveau plaidoyer américain contre la diplomatie classique

    Dans un autre passage de son article, Brooks, soi-disant défenseur de l'esprit bourgeois, se démasque et nous apparaît sous les traits d'un Berserker, d’un énergumène, de l'ère pré-bourgeoise : « La diplomatie convient au tempérament du bourgeoisophobe esthétisant, car la diplomatie est formelle, élitaire, civilisée et surtout complexe ». Or les valeurs que Brooks attaque ici, et méprise, sont des valeurs essentiellement bourgeoises. Le monde, que nous suggère Brooks, est en revanche parfaitement unidimensionnel : Saddam Hussein et Arafat doivent disparaître, s'il le faut par la violence, et les États arabes doivent se démocratiser de gré ou de force. Simple question à Brooks : pourquoi les États-Unis n'ont-ils pas imposé par le biais d'une action musclée ce modèle démocratique à leurs alliés arabes corrompus ? Tout simplement parce qu'un régime démocratique en Égypte ou au Koweït n'irait pas dans le sens de leurs intérêts stratégiques. Exiger la démocratie chez les Palestiniens traumatisés ne permet qu'une chose : de faire gagner du temps à Sharon. La “démocratie”, la “morale”, la “bourgeoisie” sont, pour Bush comme pour Brooks, de purs instruments sémantiques et conceptuels pour promouvoir, via le gigantesque appareil médiatique contrôlé par l’Amérique, une politique qui ne repose que sur la force, qui ne sert qu'à "booster" les intérêts égoïstes des États-Unis, excités de surcroît par les fureurs fondamentalistes.

    La critique que Brooks adresse aux Européens, qui refusent aujourd'hui d'agir, et son assertion, affirmée sans appel, qui prétend que cette volonté d'inaction s'enracine tout entière dans un ego mutilé et dépressif, recèle toutefois un authentique noyau de rationalité. Car cette faiblesse mentale, militaire et politique prêtée à l’Europe, l’empêche d'affirmer de manière impavide ses différences de vue et ses divergences d'intérêts avec les États-Unis. Sortir de ce dilemme, implique, pour l'Europe, de ne jamais abandonner son sens des complexités (ndlr : fruits de la croissance organique et de la longue histoire) et de ne pas abdiquer ses scrupules face aux simplismes apocalyptiques et manichéens des Américains, car un tel abandon et une telle abdication ne feraient qu'amplifier la suprématie américaine, déjà écrasante. Par ailleurs, les Européens ne peuvent plus, comme ce fut le cas jusqu'ici, se laisser totalement dominer par les États-Unis et subir un chantage perpétuel, pour les forcer à l’inaction.

    L'objectif stratégique est de paralyser l’Europe totalement

    Une première chose saute aux yeux, dès qu'on évoque ce dernier point : le déficit de confiance en soi, dont les Européens ne cessent de souffrir depuis plusieurs décennies, peut à tout moment se voir renforcer et consolider par une action stratégique et psychologique bien ciblée, venue des États-Unis, quand ceux-ci entendent maintenir l’Europe en état de faiblesse et quand ils ont intérêt à ce que d^es complexes de culpabilité affectent certains Européens, au point de les paralyser entièrement dans leurs actions. Par exemple : les hommes politiques américains ne cessent d’admonester l’Allemagne, de l'inciter à continuer à rejeter et à diaboliser son passé, font importer des produits “culturels” comme le débat sans fin qui ronronne autour des travaux de Goldhagen, des films comme La liste de Schindler ou Le soldat Ryan, quand ils réclament des dommages et intérêts aux firmes allemandes ou quand ils orchestrent, dans la presse américaine, des campagnes systématiques de dénigrement de notre pays, à propos d'un “néo-nazisme”, pourtant très hypothétique, qui relèverait la tête dans toute l'Europe centrale (les faiseurs d'opinion de nos pays prennent allègrement le relais de cette propagande). Toutes ces manœuvres doivent être considérées, puis critiquées et rejetées, car elles sont les éléments moteurs d'une guerre psychologique que mènent sans repos les États-Unis contre l'Allemagne et contre l’Europe.

    Ensuite, deuxième point : cette guerre psychologique, dans laquelle s'insère parfaitement l'article de Brooks dans Die Zeit, ne vise pas l’Allemagne en tant que telle — notre pays est trop petit dans la perspective des Américains, il n'est que quantité négligeable — mais vise toute concentration naturelle de puissance dans le centre de l’Europe et cherche à enrayer le moteur de l'unification européenne. L’objectif stratégique est de paralyser totalement l’Europe. Aucun des pays européens pris isolément ne pourra jamais s'opposer au colosse américain et constituer un contre-poids sérieux — cependant, une Europe unie pourrait parfaitement résister et faire miroiter une alternative. Dans une telle perspective, les querelles d'intérêts en Europe et les petites jalousies intestines de notre sous-continent sont pures mesquineries et reliquats d'un passé bien révolu. La polémique lancée par David Brooks contre l’Europe doit être perçue comme un signal d'alarme par tous les Européens qui veulent œuvrer dans le sens de l'unité.

    ► Doris Neujahr, Au fil de l'épée (supplément au n°56 de NSE), août 2002.

    (article paru dans Junge Freiheit n°29/juillet 2002)

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