• Bernard Rio

    b-rio-10.jpgL'Arbre philosophal

    Entretien avec Bernard Rio [ci-contre : photo Ouest-France ©]

    Ancien directeur d’Ordos, revue consacrée à la Tradition celtique, B. Rio est écrivain, spécialiste du terroir breton, de la chasse et de la randonnée (une vingtaine de titres : Le cidre, La chasse au sanglier, etc.). Il a collaboré au Dictionnaire de l’ésotérisme (PUF, 1998) : articles sur la Femme-Fée, Mai, le sanglier, le néo-bardisme, etc. Il est aussi l’auteur d’un étrange roman initiatique, Le Vagabond de la belle étoile (L’Âge d’Homme) et d’un essai salué par nombre de celtisants, L’Arbre philosophal (L’Âge d’Homme, 2001).

    ♦ Pouvez-vous nous dire votre forma­tion et vos rencontres ?

    Je crois volontiers que la formation où qu’elle ait lieu et de quelque ordre qu’elle soit est à l’instar des rencontres un jeu de hasards élec­tifs, une sorte de jeu de l’oie dont la règle ap­pa­rente ne peut contrecarrer une volonté im­pé­rieuse et une fantaisie supérieure qui nous é­chappent. Né en Bretagne, dans une vieille ci­té médiévale endommagée par la guerre, ma pre­mière éducation a naturellement été in­fluen­cée par mon environnement familial et géo­graphique. À une petite distance de la mai­son familiale, un lieu-dit porte le nom de Mané Sa­lut, la montagne du Salut qui doit son topo­ny­me à l’itinérance religieuse des anciens Bre­tons. Depuis le Moyen Âge, le pèlerin avait ici cou­tume de saluer le clocher de Notre-Dame du Paradis qu’il découvrait au sommet de la col­line. Après s’être signé et avoir entonné un can­tique, il descendait dans la vallée du Blavet à la manière dont tout pèlerin sur le chemin de dieu pénètre dans un territoire consacré. Sur la ri­ve gauche du Blavet, face à la flamboyante ba­silique, s’élève une chapelle rudimentaire dé­­diée à Saint-Caradec, un saint du Ve siè­cle typiquement breton c’est-à-dire anachro­ni­quement païen puisqu’il s’agit de l’avatar du dieu Caratacos. Si j’ai choisi de faire cette di­gression, c’est que je suis intimement per­sua­dé que nous portons en nous un héritage im­ma­nent et immémorial qui transparaît au fil du temps et de nos rencontres.

    William Butler Yeats : porte ouverte sur les mythes vivants

    Ces riches heures sont nombreuses. Je citerai en premier lieu le sculpteur Raffig Tullou (1909-1990), fondateur du mouvement arti­sti­que des seiz breur, de l’association historique du Koun breizh et de la confraternité spirituelle Kredenn geltiek, un personnage attachant dont l’ir­révérence intellectuelle a contribué à me fai­re prendre des chemins de traverse. Il y a aus­si ma rencontre avec l’Irlande en 1979 et la dé­­couverte de l’œuvre de William Butler Yeats qui m’a ouvert la porte à des mythes que je qua­lifierai de vivants. C’est à cette période que nous avons fondé avec quelques amis [not. Hervé & Claudine Glot] la revue Ar­tus. Les maoïstes et les staliniens tenaient l’u­niversité tandis que nous réinventions une dis­sidence culturelle.

    ♦ Les correspondances entre les tradi­tions européennes vous ont-elles fasciné pour des raisons philosophiques ou au­tres ?

    Au fur et à mesure que j’avance dans une ap­pré­hension de la matière celtique, j’ai le senti­ment que l’horizon s’élargit. Quelques auteurs fé­­tiches que sont l’Irlandais Yeats, le Gallois Po­wys, les Bretons Chateaubriand et Gracq, le Brit­to-Français Danielou m’ont mené dans d’au­­tres lieux et en d’autres siècles. La poésie de Yeats m’a conduit aux récits mythologiques ir­landais, les romans inspirés de Powys m’ont ouvert une voie médiévale et arthurienne, Cha­teaubriand a insinué une piste géopolitique. N’a-t-il pas déjà écrit l’essentiel sur les rela­tions conflictuelles entre la Turquie et l’Europe dans Mémoires d’Outre-Tombe ! Pour revenir à vo­tre question, c’est en étudiant ma parcelle de territoire armoricain que je me suis inté­res­sé curieusement et naturellement aux tradi­tions celtiques insulaires, puis aux traditions eu­ro­péennes et enfin au domaine indo-euro­péen.

    Le bouillonnement des années 70 et 80

    ♦ Qui vous a initié au comparatisme ? Quand avez-vous découvert Dumézil ?

    Retrouver un nom, une date, un titre ou un in­stant précis me laisse aujourd’hui perplexe. Je ne peux pas désigner avec certitude la pater­nité de ma démarche. Elle s’inscrit dans un mou­­ve­ment, dans une période : la fin des an­nées 70 et le début des années 80, avec le bouillonnement de la nou­vel­le droite. La boîte de Pandore était alors ouver­te. La multiplication des publications et des col­­loques m’a occupé et rassasié pendant plu­sieurs années. Je me souviens notamment d’u­ne communication de Louis Rougier qui m’avait grandement impressionné. C’est à cette pério­de que j’ai lu les travaux de Georges Dumézil ain­si que ceux de Julius Evola, René Guénon, Mir­cea Eliade sans oublier le fameux “Que-sais-je ?” de Jean Haudry sur les Indo-Eu­ro­péens et la première version des Druides de Christian-J. Guyonvarc’h [1926-2012] publiée par ses soins et dédicacée après une conférence où nous n’é­tions pas 10. Mon appétit était grand et je dé­vorais tout ce qui passait à ma portée, d’Ez­ra Pound à Emil Cioran sans omettre les celti­sants Georges Dottin, d’Arbois de Jubainville, Jo­seph Vendryes, Joseph Loth…

    dragon10.jpgMesure du monde, vitalité du quotidien

    ♦ Le structuralisme vous a-t-il parfois ten­té ? Pourquoi rejetteriez-vous Durk­heim, Frazer, Freud ?

    D’emblée je dirai que la littérature m’a amené à la philosophie et que la mythologie m’a libéré du folklore. Je reconnais qu’Heidegger et Du­mé­zil ont chacun à leur manière et dans leurs do­­maines respectifs renouvelé notre perception de la “structure” européenne, en apportant par leur vision cohérente une réponse savante et pertinente au matérialisme du XXe siè­cle. Nonobstant la fulgurance intellectuelle de leurs travaux, mes affinités me poussent da­vantage vers des auteurs dont l’attitude et la for­me de leurs écrits, peut être moins sa­van­tes, me semblent plus en adéquation avec ma sen­sibilité. Je veux ici parler de William Butler Yeats, de John Cowper Powys, d’Aldo Leopold ou d’Henry David Thoreau… J’admire leur me­su­re du monde, la vitalité de leur quotidien, le plaisir et la magie qui imprègnent leurs écrits. En ce qui concerne Durkheim, Freud et Frazer, ils doivent être replacés dans leur contexte so­cial. Je serai plus complaisant avec James Geor­ge Frazer que je relis épisodiquement. Re­la­tivisons certains propos en nous disant que bien peu de critiques d’aujourd’hui auraient a­lors individuellement disposé du savoir ency­clo­pédique de Frazer et osé se lancer dans une telle extravagance éditoriale durant cette ère vic­torienne. Frazer a, à sa manière, ouvert une voie même s’il y a juxtaposé l’incomparable.

    ♦ Quelle est la limite de votre compa­ra­tisme ? Doit-il demeurer circonscrit à un do­maine ? Ou peut-on opter légitimement pour la comparaison généralisée ? À quel moment avez-vous choisi ?

    La limite que l’on se donne est un prétexte pour ne pas se faire taper sur les doigts par les “spé­cialistes”, un conformisme qui cache une fri­losité intellectuelle et un manque d’intuition. La marge fait toujours partie de la page et elle n’est pas seulement réservée aux annotations des professeurs. Pourquoi devrions-nous tous sui­vre la même route et le même sens de cir­culation au même moment ? La seule restric­tion qui vaille est la rigueur du cheminement in­tellectuel et non pas la nature de la com­pa­rai­son. Il faut sans cesse apprendre auprès des spécialistes pour élargir son champ d’investi­ga­tions et renouveler ses questions. J’ai encore beau­coup à apprendre dans une multitude de do­­­maines et je trouve passionnant les com­pa­raisons osées par certains, je pense ainsi aux pistes mythologiques à la question épisté­mo­lo­gique ! Il faut parfois se perdre dans la forêt pour trouver son chemin.

    Je considère mes “travaux” comme des balbutiements…

    ♦ Pourriez-vous nous indiquer vos tâ­ton­ne­ments et le rôle qu’ils ont tenu dans la genèse de vos propres travaux ?

    avalon10.jpgLe sentiment d’avancer dans le brouillard ne me quitte pas. Cette incertitude omniprésente est une nécessité. L’étude succède à l’interro­gation de départ et je ne sais toujours pas où elle peut mener. Il faut sans cesse chercher des repères pour prendre la bonne direction mais tel un archéologue je ne suis jamais as­su­ré de piocher dans la bonne parcelle. Je ne con­nais pas ce que je cherche. Il me faut sans arrêt valider les matériaux que j’utilise. Ne dis­po­sant pas d’étudiants pour déblayer le terrain, cha­que étude demande du temps. Je suis mon idée en arpentant toutes les pistes qui me vien­nent à l’esprit, j’amasse alors dans ma be­sa­ce des matériaux divers que je sors en vrac sur ma table à l’issue de la cueillette. Je trie, je com­pare. C’est ainsi que je travaille. Je con­si­dère chacune de mes recherches comme une ex­périmentation Il faut douter pour com­men­cer une recherche sinon je me contenterai des pu­blications d’autrui. Je suis d’ailleurs surpris que des auteurs plus qualifiés que moi puissent prêter un intérêt à mes balbutiements car je con­sidère mes “travaux” comme des bal­bu­tiements.

    Mandarins jaloux et évêché rouge

    ♦ Quelles sont vos relations avec les en­seignants des disciplines académiques ? Êtes-vous tenu à l’écart ? Vos travaux sont-ils jugés aventureux ? Quelles sont vos relations avec la Société Internatio­na­le des Études Indo-Européennes ?

    Je lis avec attention ce qui paraît dans le do­mai­ne celtique et indo-européen et lorsque j’em­prunte quoique ce soit à autrui je me fais une obligation de référencer ma source. Par ail­leurs lorsque dans le cadre de mes re­cher­ches, je ne trouve pas dans un ouvrage la ré­pon­se à une question qui me taraude l’esprit, j’é­­cris à plus émérite que moi. Les spécialistes ne sont heureusement pas tous aussi engoncés dans un corset académique, certains prennent la peine de me répondre. J’ai aussi eu le plaisir d’ac­cueillir plusieurs “sommités” lors de col­lo­­ques en Bretagne, notamment le professeur Jean Haudry qui m’a fait le grand honneur de ré­­pondre à une invitation en 2000. D’autres spé­cialistes comme le professeur Louis Prat ont ai­mablement collaboré à la revue que j’anime. Cet­te promiscuité ne plaît pas à quelques man­darins jaloux de leurs prérogatives mais que vou­lez-vous que j’y fasse ! L’objet de mes re­cherches me vaut quelques inimitiés et une re­lative mise à l’écart. La Bretagne demeure une ter­re cléricale, la couleur politique de l’évêché a viré du blanc au rouge mais rien n’a changé dans son comportement exclusif et arbitraire.

    ♦ Quels principes vous guident quand vous abordez un mythe ou quand vous com­parez divers récits, voire des élé­ments hétérogènes comme un récit et un rite ? Pourriez-vous résumer votre métho­de ?

    Je commence d’abord par relever tous les faits, sym­boles et croyances présents dans le mythe ou le conte. Je compare ensuite ces éléments pour dégager un concept et déterminer la co­hé­rence de ces éléments par rapport à la struc­ture du récit. J’étudie isolément chaque fait pour lui trouver une concordance avec le ré­cit. Cette étude peut être multiple : sym­bo­li­que, linguistique, calendaire… Il s’agit de vé­ri­fier la spécificité de cet élément dans une tra­me en multipliant les analyses. S’il apparaît que des éléments sont interchangeables avec d’au­tres récits, je confronte alors les concepts en les superposant et en les juxtaposant. L’ob­jet de ces comparaisons et croisements multi­ples est de retrouver le sens originel du mythe et de tenter une explication de son évolution. Cet­te grille de décryptage est facile d’emploi et per­met d’identifier la nature du texte en le dé­gageant de son vernis clérical et “folklorique”. Le mythe mais aussi le conte ou le rite n’ont rien de superficiel ou d’aléatoire, ils corres­pon­dent à un imaginaire structuré. Ils répondent et fonctionnent comme un apprentissage cultu­rel.

    avt2_c10.jpg♦ Comment se renseigner sur le poly­théisme européen ? Peut-on le connaître ? Existe-t-il des manuels valables ?

    L’étude du polythéisme est aujourd’hui aisée. Pour limiter mon propos à la matière celtique, disponible en langue française, les travaux de Christian-J. Guyonvarc’h sont indispensables. On peut y ajouter ceux du professeur Pierre-Y­ves Lambert dans le registre brittonique, de Jean-Louis Bruneaux dans le domaine gaulois mais aussi des études comme L’Aurore celti­que de Philippe Jouët ou celle de Jean-Claude Lo­zac’hmeur sur les origines indo-européennes de la légende du Graal…

    Nous sommes au bord d’un précipice

    ♦ Quels rapports établissez-vous entre la connaissance des mythes et légendes in­­do-européennes et la société actuelle ? Les Européens pourraient-ils former une gran­de société homogène ? Un sentiment de solidarité a-t-il déjà uni les peuples d’Eu­rope ?

    La société occidentale actuelle n’a appa­rem­ment plus grand chose de commun avec le mon­de structuré des indo-européens de l’an­ti­qui­té. Nous vivons dans un monde marchand qui est régi selon des normes marchandes. Il n’y a donc plus de place pour le sacré mais uni­quement la place pour le “business” dans cet­te société matérialiste et individualiste. C’est vrai pour l’Europe entière, de l’Irlande à la Grèce, de l’Espagne à la Finlande. Nous som­mes au bord d’un précipice. « Mais, écrit A­lain Danielou, ce cataclysme ne sera dû qu’à nos erreurs et c’est la folie des hommes qui en dé­terminera le moment ». L’appréhension des my­thes et des légendes n’a par conséquent au­cun intérêt quantifiable dans ce système son­nant et trébuchant, il s’agit même d’une dé­vian­ce suspecte dans cet espace de prédateurs sans foi ni loi.

    Les mythes sont aujourd’hui niés, les rites abandonnés car dépourvus d’“in­térêt”. Telle est la religion d’aujourd’hui. Si nous quittons le champ des apparences, la con­naissance des mythes et des légendes reste ce­pendant fondamentale pour l’homme et la so­ciété. C’est un apprentissage qui peut se muer en une quête. Apprendre à lire un conte, ap­prendre à décrypter une symbolique, c’est pous­ser une porte, c’est faire un pas en avant, c’est se réapproprier et accomplir les rites… De­­puis que j’ai franchi cette frontière im­ma­té­riel­le, je n’ai pas voulu refermer la porte, je n’ai pas pu revenir en arrière car le mythe est de­venu réalité vivante. Ma perception du mon­de a évolué, elle est devenue moins idéolo­gi­que, plus concrète, plus sensée. C’est un mon­de du détail innombrable. Mea maxima culpa. Je peux désormais être suspecté de paganisme à l’instar de tous les Européens qui regardent de l’autre côté du miroir et dont je me sens so­li­daire.

    Prendre le temps de marcher en tournant et en virant

    ♦ Quels rapports établissez-vous entre ana­lyse et synthèse ? L’érudition, si ma­l­traitée aujourd’hui, serait-elle une forme po­lie du désespoir ? Si vous aviez à re­com­mencer, choisiriez-vous la même voie de recherche ?

    Thèse, antithèse, synthèse… Ce sont des outils préa­lables à l’analyse. L’Occidental a, à mon avis, besoin d’une méthode scolaire pour met­tre en place ses idées dans un environnement “cartésien”. C’est un préambule pour forger ses propres outils, se débarrasser, le moment ve­nu, des préjugés et partir à la conquête de son monde intérieur. Il n’y a pas de désespoir dans la recherche mais un espoir sans illusion. C’est une démarche intellectuelle et spirituelle qui a des incidences matérielles. Elle ne s’ap­pa­­rente pas à une fuite mais à une marche en a­vant. Je n’ai rien à recommencer ou à re­gret­ter car chaque orage, chaque cul de sac offrent des détours, des pauses, des silences et des in­terrogations éprouvantes. Les anciens che­mins suivaient les courbes du paysage, cou­raient le long des rivières, passaient les es­tuai­res à marée basse. Il faut prendre le temps de marcher en tournant et virant. La ligne droite se­rait à mes yeux synonyme d’ennui ou de vé­ri­té, que mon dieu avant tous les dieux me gar­de de l’un et de l’autre.

    ♦ Quelle impression vous laissent les scien­ces humaines actuelles ? Votre tra­vail est-il un plaisir ? Une ascèse ? Est-ce très dur d’avancer ? Avez-vous des mo­ments de doute ?

    Mes occupations m’éloignent des sciences hu­mai­nes actuelles à moins que ce ne soit l’in­ver­se ? Les parodies religieuses occidentales m’in­dif­fèrent également. Je discerne dans une égli­se catholique épurée de ses reliques païennes un déclin qui me semble irrémédiable tandis que les groupes néo-païens se gargarisent d’é­phé­mères gesticulations ô combien étrangères au sacré. La tentation est grande de s’isoler dans son travail mais le plaisir de partager une in­terrogation reste pour moi primordial. La com­­paraison des recherches entre amis s’avère tou­jours instructive et je ne conçois pas mes pe­tits travaux comme un plaisir solitaire. Quit­te à me répéter, je perçois l’étude comme un mo­yen de cheminer et non comme un but. Elle doit, par conséquent, être une aventure et une dis­cipline, un mélange d’excitation et de sé­ré­ni­té avec l’incertitude permanente. Cette in­cer­ti­tude, elle seule, peut, je crois, préserver de l’il­lusion et de la suffisance.

    L’étude n’a pas non plus lieu d’être coupée du monde mais doit s’ins­crire dans un espace foisonnant, s’ex­pri­mer avec et par la nature. L’approche spé­cu­la­ti­ve vise paradoxalement à une mise en mou­ve­ment de l’homme extrait de son environ­ne­ment par la philosophie cartésienne, elle vise à sa réintégration dans les élémentaires. Les mots seuls ne suffisent pas à dire le langage des sens et ce travail de recherche devrait per­mettre une libération a contrario de l’aliénation inhérente à la société marchande et à l’oppor­tu­nisme paresseux de l’espèce humaine. La na­ture sauvage permet à l’homme “éveillé” de con­juguer ses paradoxes, de goûter à des joies in­dicibles, d’approcher la divinité. Après avoir ap­pris dans les livres, il reste à apprendre le lan­gage de la forêt, de l’océan… La mémoire d’un chêne vénérable vaut, je le pense, le sa­voir d’un professeur. Le doute est permis mais le chemin du monde est ouvert à qui veut s’y aventurer.

    ► propos recueillis par Jean Dessalle, Nouvelles de Synergies Européennes n°57/58, 2002.

     

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    2-825111.jpgL'arbre philosophal chez L'Âge d'homme (2001) :

    L'arbre philosophal de Bernard Rio est une leçon remarquable de spiritualité forestière. À une époque où de plus en plus de gens ne supportent pas les bruits de la forêt qu'ils vivent avec angoisse, il est grand temps de dire avec B. Rio que l'arbre est le parfait reflet de notre verticalité, que la forêt est le temple de notre divinité :

    « Si, ainsi que l'écrit François-René de Chateaubriand, dans Le génie du christianisme, "les forêts ont été les premiers temples de la divinité, et les hommes ont pris dans les forêts la première idée de l'architecture", alors c'est à la forêt qu'il faudrait revenir pour étudier la divinité et l'architecture primitive. Ce serait entre les colonnes corinthiennes, sous les voûtes de l'église gothique et sous les frondaisons de cette forêt où bruit le vent que l'esprit s'ensauvagerait, que l'homme perdrait sa moderne et superbe raison pour retrouver la voie d'un sacré originel.

    Prendre le parti de la réflexion induit de prolonger le doute. Dans le labyrinthe des arbres, la vérité n'aurait plus lieu d'être invoquée. N'y serait-elle pas immanente ? Le bien et le mal ne se confondent-ils d'ailleurs pas dans les ombres de la futaie et dans les rais de lumière de la clairière ? La gloire serait ici vanité, la science folie, la culture barbarie, le dogme illusion. Merlin prophétisait assis sur la fourche d'un pommier, Lailoken courait d'arbre en arbre et saint Bernard oubliait le livre : "Crois en l'homme d'expérience : tu trouveras quelque chose de plus dans les forêts que dans les livres. Les bois et les pierres t'enseigneront ce que tu ne peux apprendre des maîtres".

    La forêt renvoie l'homme à ses vieux démons. Marge de la civilisation paginée, elle n'augure rien d'autre que la terrible liberté du solitaire, la permanence du tragique dans une humanité installée au-dessus du monde ».

    Voici posé le cadre de ce livre, l'arbre nous incite à redevenir nous-même, la forêt nous invite à être, dans le simple qui est l'unique. Aller en forêt demeure une queste. Elle n'est pas sans danger comme le sait l'enfant qui hésite avant de s'enfoncer dans le sous-bois, c'est pourquoi la plupart des traditions ont fait de la forêt un mythe fondateur ou enseigneur, tout particulièrement les traditions celtiques.

    B. Rio a choisi d'explorer les rapports complexes de l'homme et de la forêt : Commentaires grecs et latins sur la forêt des barbares – Commentaires chrétiens sur les cultes celtiques – Dits et récits celtiques sur la forêt – Mythes et rites sylvestres dans le folklore et les traditions populaires – La Voie du cerf – Du bois sacré au sanctuaire. C'est une double architecture qui est mise en évidence, celle de l'internité humaine, celle qui a perduré dans l'édification des sanctuaires, celle enfin que l'homme a perdu et qui fonde pourtant sa sacralité :

    « Cet abandon des forêts en tant que centres culturel et spirituels a progressivement détourné l'homme de ses origines. La quête du savoir et l'expérimentation de la vie se sont faites hors des cercles concentriques du bois. Mais si la Tradition a encore un sens, alors le temps de la réflexion sonne le retour du bois. Le renoncement au monde moderne s'entend non pas comme une opposition ou une contradiction mais une mise à l'écart. La forêt pourrait être ce lieu au milieu du monde et en dehors du monde pour accéder à l'Autre Monde. La forêt encyclopédique demeure l'ashram des Celtes : "Quand le maître de maison remarque des rides sur son front et voit ses cheveux devenir grisonnants, lorsque son fils a un fils, il doit se retirer dans la forêt. Il renonce à tout ce qu'il possède et à se nourrir des produits du travail des champs. Il laisse sa femme sous la garde de ses fils ou la prend avec lui et part pour la forêt" ».

    B. Rio identifie parfaitement la fonction initiatique de la forêt perçue, et non conçue, comme espace transitionnel.

    (recension : Lettre du crocodile n°1/2002)

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    Extrait de L’Arbre philosophal :

    Géographie sacrée

    Le lieu sacré se distingue des autres massifs forestiers par les interdits spécifiques qui y sont attachés. On peut y trouver diverses essences. Ce peut être une chênaie comme le drunemeton des Galates, un bois d’if comme le sanctuaire décrit par Lucain près de Marseille. En Irlande, l’arbre primordial d’Uisnech est un frêne… Au milieu de l’océan ou au cœur de la forêt, le lieu sacré s’apparente à un ombilic, un lieu qui relève d’une autre dimension. Les vagues et les ramures des arbres portent le voyageur vers un Autre Monde merveilleux. En Bretagne, l’île d'Avalon est un verger :

    « L’île des Pommes, qui est appelée Fortunée, tire son nom de ce qu’elle produit tout par elle-même. Il n’est pas nécessaire aux habitants de tracer des sillons. Il n’y a aucune culture, hormis celle dont la nature prend soin d’elle-même. Elle produit elle-même d’abondantes moissons, des raisins et des pommes dans ses forêts couvertes de fruits. La terre y engendre tout par elle-même, en surabondance au lieu d’herbe. On y vit cent ans et plus. Neuf sœurs, par une loi agréable, accordent des droits à ceux qui viennent vers elles de nos régions. Celle d’entre elles qui est la première est devenue la plus savante dans l’art de guérir et elle dépasse ses sœurs par sa remarquable beauté. Son nom est Moirgane et elle enseigne quelle est l’utilité de toutes les plantes pour guérir les corps malades. Un art qui lui est bien connu est de savoir changer de visage et comme Dédale, de voler par les airs avec des plumes neuves… » (1).

    Île, jardin planté d’arbres fruitiers, peuplé d’oiseaux et de fées… cet Autre Monde est perçu comme un paradis. Lors de sa navigation « autour du monde », Brendan aborde une île où des oiseaux blancs recouvrent entièrement un gigantesque bouleau (2). Un arbre blanc couvert d’oiseaux blancs qui répondent en cœur aux psalmodies de Brendan, ces animaux symboliques illustrent le point de passage entre la terre et le ciel, entre le monde visible et l’autre monde. On reconnaît là les signes d'un sanctuaire. Dans le cycle gallois d'Owein et Luned, un épisode contient des références à l’axialité de l’arbre et à ces oiseaux messagers d'ailleurs :

    « Tu apercevras une plaine, une sorte de grande vallée arrosée. Au milieu tu verras un grand arbre ; l’extrémité de ses branches est plus verte que le plus vert des sapins ; sous l’arbre est une fontaine et sur le bord de la fontaine une dalle de marbre, et sur la dalle un bassin d’argent attaché à une chaîne d’argent de façon qu’on ne puisse les séparer. Prends le bassin, remplis-le et jette l’eau sur la dalle. Aussitôt tu entendras un si grand coup de tonnerre qu’il te semblera que la terre et le ciel tremblent ; au bruit succédera une ondée très froide ; c'est à peine si tu pourras la supporter la vie sauve ; ce sera une ondée de grêle. Après l’ondée, il fera beau. Il n’y a pas sur l’arbre une feuille que l’ondée n’aura enlevée ; après l’ondée viendra une volée d’oiseaux qui descendront sur l'arbre ; jamais tu n’as entendu dans ton pays une musique comparable à leur chant » (3).

    L’arbre et la forêt comme axe et milieu reliant l’homme et l’univers, le monde vivant et l’autre monde sont les lieux privilégiés de rencontre et de transformation des héros. Les contes traditionnels confirment cette dimension initiatique. Dans le conte du géant Calabardin et la princesse aux cheveux d’or, l’action se déroule dans « une grande forêt qui était pleine de bêtes fauves et d’animaux nuisibles aux agriculteurs, comme loups, sangliers et renards ». Un prince égaré est sauvé par une biche : « ils traversèrent une grande lande, puis ils arrivèrent dans une grande prairie, au milieu de laquelle s’élevait, comme une énorme taupinière, un petit monticule. Ils allèrent droit à ce monticule. La biche y pénétra, par une ouverture qui se trouvait au levant, et le Prince et son valet y pénétrèrent aussi, à sa suite. - Comme il fait sombre ici ! se disent-ils, peu rassurés. Ils descendirent longtemps, longtemps, et finirent par arriver dans un pays où rien ne leur paraissait être comme dans le monde qu'ils venaient de quitter. Les plantes et les animaux étaient tous différents, le soleil était plus brillant, l’air plus pur et tout parfumé. Ils virent aussi un château magnifique » (4). Le prince passe la nuit dans les branches d’un arbre au pied duquel viennent se retrouver trois géants à qui il soustrait des talismans magiques : une épée qui gagne les batailles, des bottes qui font cent lieues à chaque enjambée, une nappe d’abondance.

    Dans un autre conte breton collecté par Luzel, Les aventures de Koadalan (5), c'est dans un bois que le héros transforme un cheval en la fille du roi, c’est encore dans un bois qu'il se retrouve après avoir perdu ses livres de magie, et c’est toujours dans un bois qu’aidé de la princesse il parvient à rompre le maléfice. Dans le conte, Le fils du roi pêcheur et ses trois sœurs (6), c’est aussi dans un bois que l’action bascule, armé d’une baguette blanche, le héros réussira à retrouver son chemin. Dans le conte de L’oiseau à l’œuf d'or (7), une baguette blanche donnée par une sorcière permet de se transporter dans l’espace. Dans le conte de Marie, Yvon et la sirène (8), le valet tue perfidement Yvon dans un bois, et c'est dans la forêt que Marie grâce à un onguent magique ramène son frère à la vie. Dans Théodore ou le château de cuivre (9), le héros s’égare dans une forêt. Un ruban magique découvert dans un arbre lui permet de voyager à sa guise. Théodore aidé par un ours et par une princesse arrive au beau milieu de la forêt où un passage s’enfonce dans la terre. « Ils pénètrent tous les trois dans ce trou, et après avoir descendu longtemps, dans une grande obscurité, ils revirent la lumière, et se trouvèrent dans une grande avenue bordée de vieux chênes. Ils suivirent cette avenue, et arrivèrent dans un jardin rempli de belles fleurs et d'oiseaux qui chantaient et voltigeaient de tous côtés » où ils délivrent une princesse… (10). L’archétype de l’aventure est aussi signalé dans les contes de Jozebig ha Merlin et An Aotrou Nann.

    Parfois l’aventure se termine mal. Le conte du Vieux petit saint place à Roc’h Trévezel à Brasparts (Finistère) l’entrée de l’autre monde. La porte est miraculeusement ouverte lorsqu’un jeune garçon la découvre. Il entre dans une salle dans laquelle se trouve un tas de pommes. « Il pénétra dans une seconde salle où il y avait un tas de pommes encore plus belles. Il se mit à en croquer tant et si bien qu’il lut pris de coliques. Comme il s'en allait dans un coin, les douze coups de midi sonnèrent. Le pauvret n’eut pas le temps de relever ses grègues : il était prisonnier de la pierre » (11). Cette fâcheuse aventure peut être rapprochée d’un épisode d’un roman de Chrétien de Troyes, l’arrivée d’Érec dans un verger où celui qui mange d’un fruit ne peut retrouver la sortie du jardin (12).

    Dans le conte irlandais du Chevalier au glaive, nous retrouvons ces éléments une nouvelle fois réunis. Un roi égaré dans une forêt en chassant une biche. Cette biche est en réalité la « fille du roi des îles d’or », l’Autre Monde auquel le chasseur accède en pénétrant sous une montagne. « Ils s’y trouvaient des arbres couverts de fleurs et de fruits de toutes sortes »… À leur retour, c'est à la lisière de la forêt que le roi et la princesse se séparent. Un arbre sert à nouveau de transition et d’explication rationnelle pour que le roi retrouve la raison, dans son espace et dans son temps. « Le roi voulut prendre un raccourci à travers le bois. Il se heurta à un grand arbre et s’abîma de telle façon qu’il perdit les sens. Et c’est pendant qu’il gisait sur le sol qu’il eut cette vision. Lorsque les chasseurs revinrent, ils trouvèrent le roi assis à la lisière du bois. Ils lui demandèrent ce qui lui était arrivé et l’avait empêché de les suivre » (13).

    Dans le conte Le fils du marchand et le magicien, Nédélec doit accomplir une épreuve : abattre un bois en une journée. Il en sort vainqueur grâce à une jeune fille qui prononce des paroles magiques « qu’elle avait apprises dans les livres de son père, et touchant de la main un grand chêne, elle dit : - Tombez ! tombez ! tombez ! Et aussitôt l’arbre qu’elle avait touché tomba sur l’arbre le plus voisin, celui-ci tomba sur un autre, cet autre sur un quatrième ; et ainsi de suite, de telle sorte que, en peu de temps, tous les arbres de la forêt furent à terre » (14).

    Dans l'histoire de Christic qui devint pape à Rome, il est encore question d’une forêt où le jeune Christic doit être mis à mort. Miraculeusement épargné par un domestique qui « le suspendit à la branche d'un arbre, les pieds en l'air et la tête en bas », une posture sacrificielle que les auteurs latins ont commentée dans l'antiquité (15), Christic est ensuite élu pape en tenant une baguette de coudrier en guise de cierge ! « Christic qui n’avait pas d'argent pour acheter un cierge suivit pourtant la procession, à côté de ses deux compagnons de route, tenant à la main, la pointe en l’air, une baguette de coudrier qu’il avait coupée dans une haie et qu’il avait écorchée ensuite, comme les pèlerins qui vont aux pardons de Basse-Bretagne. Chacun avait les yeux fixés sur son cierge et s’attendait à le voir s’allumer d’un moment à l’autre, et rares étaient ceux qui regardent leurs livres et priaient. Voila que tout d’un coup la baguette de Christic prit feu » (16). Cette baguette que les sourciers utilisent pour trouver l’eau dans les profondeurs de la terre est inversée. Elle se transforme en une baguette de feu, un feu céleste qui consacre le démiurge.

    Forêts de tous les enchantements, situées aux frontières et au milieu du monde… Ce sont dans ces lieux à l’écart des hommes que les rois s’égarent, que les biches se transforment en princesses, que les sorcières lancent et lèvent les interdits. Forêts de protection et d'interdiction, forêts tantôt complices, tantôt hostiles que les hommes doivent associer à leur victoire ou combattre. Cette bataille avec ou contre les arbres n'est pas seulement symbolique, elle s'apparente à un rite sacrificiel. La forêt participe au combat des hommes. Après avoir découvert sur son passage un interdit déposé par Cuchulainn, l’armée d’Ailill renonce à l’affrontement. La forêt est alors un obstacle pour les uns et une alliée pour les autres. « Nous ne souhaitons pas qu’il arrive mort d’homme tout de suite », dit Ailill. « Nous irons sous la protection de ce grand bois-là, à notre sud. Nous ne passerons pas outre ». Les troupes abattirent le bois devant les chars. Le nom de cet endroit est Slechta, et c'est là qu’est Partraige. C’est là que se tint, selon d'autres, l’entretien avec Medb et Fedelm la prophétesse, ainsi que nous l’avons dit plus haut. Et c'est après la réponse qu'elle donna à Medb que le bois fut abattu, c'est-à-dire : regarde pour moi, dit Mebd, comment sera mon expédition. Cela m'est difficile, dit la jeune fille, car je ne peux pas jeter mon regard sur eux dans le bois. Ce sera de la terre de culture, dit Mebd, nous abattrons la forêt » (17). L’obstacle à la vision de la prophétesse Fedelm n’est pas tant physique que magique. L’erreur de Medb est de raser un bois sans tenir compte de l’interdit qui s’y attache. Le sens de l'expédition est manifestement défavorable. S’obstiner serait un échec et tel sera le sort réservé à l’armée de Medb.

    Lieu d’interdiction, la forêt est de par sa dimension hors du temps un lieu idéal de fondation. Les Dindshenchas, ou recueils irlandais des lieux remarquables, rédigés en prose et en vers, contiennent ainsi un épisode où une forêt est transformée en plaine festive. Cet épisode aussi connu sous le nom d’Assemblée de Tailtiu confirme l’aspect sylvestre du sanctuaire primitif. Tailtiu convoque en effet une grande assemblée dans la forêt de Cuan :

    « C’était un taillis d’arbres
    depuis Escir jusqu’à Ath Dromman,
    depuis la grande tourbière, un long voyage,
    depuis Sele jusqu’à Ard Assuide.
    Assuide, le siège de la chasse,
    Là où se rassemblaient les daims au dos rouge ;
    la coutume était que le cor sonnât d’abord à l’est du bois,
    la deuxième fois au sommet de Clochar.
    Commun, Currech, Crich Linde,
    Ard manai, c'est là que se tenaient les lances
    les chiens de Coirpre y firent destruction
    sur la terre de Tipra Mungairde.
    Grand l’exploit qui y fut accompli/à l'aide de la hache par Tailtiu ;
    faire des pâturages de ce qui était exactement une forêt,
    c’est ce que fit Tailtiu, fille de Magmor.
    Quand la forêt eut été abattue
    avec ses racines, jusqu’à terre, avant la fin de l'année
    ce fut Bregmar ; une plaine fleurie de trèfle » (18).

    C'est dans cette plaine défrichée, autour de la tombe de Tailtiu, que se tient la première assemblée d'Irlande aux calendes d'août…

    « Une assemblée sans blessure, sans mensonge de quiconque
    sans injure, sans querelle, sans pillage,
    sans contestation, sans réclamation, sans assemblée légale,
    sans évasion, sans arrestation… »

    Le lieu conquis sur la forêt, la plaine des jeux de Taildu, est un site de fondation, on y accède par l'est… à l'image du soleil qui court d’est en ouest, « la coutume était que le cor sonnât d'abord à l'est du bois ». Cet extrait des Dindskenchas illustre la transformation d’un espace sylvestre en une plaine cultivée mais il évoque aussi la pérennité cultuelle attachée au site. Les daims au dos rouge sont remplacés par du trèfle mais une fois par an, la forêt retrouve sa dimension sacerdotale initiale, lors des calendes d'août.

    Ce bois sert à la fois de refuge et de repère dans le temps et l’espace. Lorsque Cuchulainn donne rendez-vous à Emer, il choisit de la rencontrer à l’If de Cend-Trachta, l’if « au bout du rivage ». L’arbre indique un endroit hors du monde, au bout du monde… Bien plus que l’homme ou tout autre animal, l’arbre sert de référence pour un comput :

    « Un an pour un pieu, trois ans pour un champ, trois vies de champ pour un chien, trois vies de chien pour le cheval, trois vies de cheval pour l'homme, trois vies d'homme pour le cerf, trois vies de cerf pour le merle, trois vies de merle pour l'aigle, trois vies d'aigle pour le saumon, trois vies de saumon pour l'if, trois vies d'if pour le monde depuis son origine jusqu'à sa fin » (19).

    La tradition populaire bretonne a conservé la trace de ce comput. Il se dit ainsi : « une haie d'aubépine vit trois ans, trois âges d'aubépine donne l'âge du chien, trois âges du chien donne l'âge du cheval, trois âges du cheval donnent l'âge d'homme » (20).

    L'arbre symbolise la durée, une permanence que confirme une tradition galloise. Interrogé sur l'âge de la chouette de Cwmcawlwyd, par l’aigle de Gwernabwy, le cerf de Rhedynfre répond en se référant au chêne, vénérable pilier et mémoire du monde :

    « Mon cher ami, vois-tu ce chêne auprès duquel je suis couché, et qui n’est plus maintenant qu’une vieille souche morte, sans feuille ni branche ? Je me souviens l’avoir vu n’être qu’un gland au faîte du plus grand des arbres de cette forêt. Il est devenu chêne, or un chêne croît pendant trois cents ans, il est ensuite trois cents ans dans toute sa force et sa vigueur, il décline encore pendant trois cents ans avant de mourir et après sa mort il met encore trois cents ans avant de retourner à la terre. Sur les cent dernières années de ce chêne plus de soixante ont passé, et autant que je me souvienne, j'ai toujours vu que la chouette était vieille » (21).

    Dans le conte gallois de Math, c’est dans un arbre que Lleu, transformé en aigle après avoir été blessé par l’amant de Blodeuwedd, a trouvé refuge. Parti à sa recherche, son oncle Gwydion suit une laie pour retrouver Lleu. « Elle prit sa course en remontant le cours de la rivière, se dirigea vers le vallon qu’on appelle maintenant Nantllew ; là, elle s’arrêta et se mit à paître. Gwydyon vint sous l’arbre et regarda ce que mangeait la truie. Il vit que c’étaient de la chair pourrie et des vers. Il leva les yeux vers le haut de l’arbre et aperçut un aigle au sommet. À chaque fois l’aigle se secouait, il laissait tomber des vers et de la chair en décomposition que mangeait la truie » (22). Par un enchantement, trois poèmes et le recours à sa baguette magique, Gwydion rend son apparence humaine à Lleu. C'est au cours d’une chasse, préliminaire primitif et magique permettant à l’homme de s’ensauvager et d’accéder à la forêt, que Gwydion a découvert lieu perché au sommet d’un arbre. Pas n’importe quel arbre, un chêne où la laie, figurant ici la première fonction sacerdotale, vient se nourrir non de glands mais de la chair de l’aigle. Il y a dans cet épisode une vision de l’Autre Monde, à l’image de celle de Pwyll conduisant, dans la première branche du Mabinogi gallois, une chasse magique ouvrant l’autre monde d’Annwfn au mortel devenu immortel.

    Se percher dans un arbre correspond à une posture rituelle commune à toutes les traditions celtiques. Elle est mentionnée dans un épisode du Senchus Mor irlandais. Le chasseur Finn découvre le sage Derg Corra dans un arbre, occupé à casser des noix, qu'il donne à manger à un merle perché sur son épaule, à couper des pommes qu'il donne à un cerf au pied de l’arbre, et à boire de l’eau dans une coupe où nage une truite. C’est en mettant son pouce, le doigt de la connaissance, dans sa bouche que Finn parvient à identifier le fou de l’arbre (23). Ainsi l’homme sauvage monté dans l’arbre triple partage les fruits de connaissance avec le monde animal. Une aventure similaire survient à Myrddin après la bataille d’Arfderydd. Myrddin pris de folie, se réfugie dans un pommier dans la forêt de Celyddon. Ce poème prophétique de 22 stances célèbre un verger où fleurissent sept pommiers visibles à l'aurore et seulement sous la protection de la jeune Olwedd.

    « Ce magnifique pommier pousse au bord du vallon
    ses pommes d’or et ses feuilles sont objet de convoitise
    Mais moi j’ai été aimé
    Par Gwenn et son loup
    Hélas maintenant mon teint
    À été gâté par un long chagrin
    Mes anciens amis m’ont oublié
    Et j’erre au milieu de morts vivants qui ne me connaissent pas
    O pommier, arbre délicieux et bienfaisant
    Le fruit que tu portes n'est nullement petit
    Et c’est pourquoi j’ai peur et c’est pourquoi l’anxiété me déchire
    Face aux gens des bois qui pourraient venir, les profanateurs,
    Pour te déraciner et corrompre ta semence
    Afin qu’aucune pomme ne puisse plus jamais pousser sur toi.
    Je suis un malheureux, persécuté,
    On me cause toutes sortes d’ennuis,
    Et je ne suis plus couvert par mon habit de jadis
    Gwenddoleu m’avait accordé des trésors
    Mais lui aussi est comme s’il n’avait jamais été.
    Ô pommier, arbre doux et délicat
    Aux si belles proportions
    À l’abri d’un grand nom
    Généreux et Élisant le bien autour de lui
    Voici que s’approchent des princes menteurs gloutons et vicieux
    Et de jeunes blancs becs effrontés
    Dont la bouffonnerie ne respecte plus rien
    Des hommes habitués à aller jusqu’au bout de leurs ambitions » (24).

    Il y a réuni dans ce poème tous les signes d’un lieu consacré et invisible puisque hors du monde. Myrddin ne se place-t-il pas lui aussi hors de l’espace et du temps avec un porcelet emblématique ? Dans ses prophéties, le pommier associé au porc inspire le "fou" qui n’a plus pour compagnon et disciple qu'un petit porc : « Un doux pommier jaune pousse sur mon promontoire, sans terre cultivée autour de lui. Je prophétise une bataille en Bretagne pour défendre le pays contre les hommes de Dublin. Sept navires viendront à travers la large mer, avec sept cents hommes, par la mer, pour la conquête. De tous ceux qui viendront contre nous, il n'en partira que sept aux mains vides après leur défaite. Un doux pommier pousse derrière le Rhun. J’ai lutté sous lui pour plaire à une femme avec mon bouclier à l’épaule et mon épée à mon côté. Et dans les bois de Celyddon, j’ai dormi mon sommeil, écoute, ô porcelet, pourquoi pensais-tu à dormir ? écoutes les poules d’eau à leur appariement : les seigneurs viendront par la mer un lundi. Heureux les Gallois dans leurs intentions » (25).

    En Irlande, dans Buile Suibhne, le roi Suibhne devenu fou au VIIe siècle après une bataille possède de nombreuses analogies avec le barde gallois Myrddin. Suibhne s’enfuit de la cour pour s’isoler au sommet d’un arbre à Glen Bolcain, « un endroit où les fous trouvaient refuge en ce temps-là ». Il est accompagné dans sa folie par une sorcière, qui s’avère être sa nourrice… laquelle meurt en tombant de son arbre ! Repoussé par la reine et maudit par saint Ronan, Suibhne descend de son piédestal Sylvain à la fin de sa vie pour se repentir… Le cycle du roi est ponctué par les époques de sa vie : quête du savoir, acquisition du pouvoir, détachement du monde puis retour au monde… Le cycle devrait être normalement clos à la troisième étape puisque la réflexion se caractérise par un renoncement et un détachement dans la forêt. Il ne pourrait y avoir de retour en arrière pour celui qui a ainsi conduit sa vie des racines jusqu’aux cimes de l’arbre. Il ne serait donc pas étonnant que le dernier épisode moralisateur ait été rajouté au récit originel. Le roman de Tristan contient également une aventure apparentée à ces montées royales dans l’arbre de réflexion. C'est en effet juché sur un pin que le roi Marc épie les amants. La lune luit et Iseult aperçoit le reflet du roi dans l’eau de la fontaine. Le roi Marc se place lui aussi hors du monde. Mais il ne parvient pas, contrairement à Myrddin, à s’en extraire puisque la conjugaison de la lune et de la fontaine, symboles ô combien féminins, révèle l’existence du roi par son reflet…

    « Une nuit, quand tous le croyaient loin, il alla se cacher dans le pin de la fontaine où on lui avait dit que son neveu et sa femme tenaient leurs plaids. Il vit bientôt venir Tristan, qui s'assit au pied de l’arbre, puis Iseut s’avancer, enveloppée dans sa chape. Tristan tendait déjà les bras à son amie, quand il aperçut l’ombre du roi dans la fontaine. Il demeure doué par la peur. Iseut aussi a vu l’image dans l’eau. Elle s’avise alors d’une ruse » (26).

    La montée dans l’arbre équivaudrait à une prise de conscience interprétée sur le plan profane comme une démence. Monter dans l’arbre revient à croquer la pomme, ce fruit de connaissance et d’immortalité des Celtes (27). Dès l’âge de cinq ans, Merlin tenant une pomme à la main escalade cette échelle d’initiation (28). Quoique l’âge de raison soit de sept ans (29), le chiffre cinq a un rapport direct avec ce fruit de "quintessence", qui coupé par la moitié révèle en son sein un pentagramme. Au XIIe siècle, Geoffroy de Monmouth raconte dans la Vie de Merlin la fuite du barde dans les bois. Merlin jeûne trois jours, puis réfugié sous un frêne, il se nourrit de trois sortes de fruits des glands, des mûres et des pommes. Il refuse la compagnie des hommes. C’est un exil volontaire… Il n’a plus le goût de se battre. Le prêtre quitte la compagnie des hommes pour se ressourcer dans le monde sauvage :

    « Il pleura ainsi trois jours entiers, repoussant toute nourriture, tant était grande la douleur qui le brûlait. Alors, après avoir rempli l’air de plaintes et nombreuses et si fortes, il est pris de nouvelles folies et s’éloigne secrètement. Il s’enfuit en direction des forêts, cachant sa fuite. Il pénètre dans un bois et se plaît à rester cache sous les frênes. Il voit avec émerveillement les bêtes farouches paître les herbes des pâturages. Tantôt il les suit, tantôt il les précède dans sa course. Pour se nourrir, il déterre les racines des plantes, il coupe les herbes, il cueille les racines des plantes, il coupe les herbes, il cueille les fruits des arbres et les mûres de buissons. À partir de ce moment il devient un homme des bois, il vit comme s’il était un fils de la forêt. Pendant tout l’été, il ne rencontre personne. Oublieux de lui-même et abandonné de ses parents, il demeure caché, dissimulé par la forêt, à la façon d’une bête farouche. Mais quand vient l’hiver, quand les frimas emportent les herbes ainsi que tous les fruits des arbres, quand il n’a plus rien pour se sustenter, il se répand alors en lamentations d’une voix misérable : Christ, Dieu du ciel ! Que dois-je faire ? En quel endroit du monde pourrais-je demeurer, quand je ne vois rien dont je puisse me nourrir, ni herbe sur le sol, ni gland sur les arbres ? ici, en nombre infini, se trouvaient, portant leurs fruits, des pommiers inépuisables. Maintenant il n’y en a plus. Oui, qui donc me les a dérobés ? Où sont-ils disparus ? Tantôt je les vois, tantôt je ne les vois pas. C’est ainsi que les destins s’opposent, c’est ainsi qu’ils s’accordent aussi, quand ils me permettent de les voir comme quand ils m’en empêchent. Tantôt les fruits me manquent, tantôt tout le reste. La forêt n’a plus de feuilles, n’a plus de fruits, je suis puni de deux façons, quand je ne puis ni me couvrir de feuillages ni me nourrir de fruits » (30).

    Révélation instructive, Merlin explique que les pommiers apparaissent et disparaissent à leur guise, soulignant ainsi leur appartenance à l’Autre Monde.

    Guillaume de Malmesbury cite également les vergers de pommiers comme lieux de culte des païens : « L’endroit où fut bâtie l’église s’appelait l’antique sanctuaire du Pommier. Au milieu s’élevait un de ces arbres, et au-dessous une laie allaitait ses petits » (31). Le rapprochement est patent avec le chant breton des Séries : « La laie et ses neuf marcassins, à la porte de leur bauge, grognant et fouissant, fouissant et grognant. Petit ! Petit ! Petit ! Accourez au pommier ! Le vieux sanglier va vous faire la leçon » (32). Dans le conte irlandais de Colm O’Ruairc (33), le héros capture une truie magique fouillant au pied d’un arbre. L’arbre et l’animal représentant le druidisme antique sont encore associés quoique dans ce conte le pommier soit remplacé par un chêne.

    Tertre planté, bosquet, bois, verger, ou tout simplement rameau vert, l’arbre indiquerait un hors temps, un autre espace. Les récits mythologiques et légendaires font référence à la pommeraie d’Avalon et aux palais de rois, tous lieux plantés d’arbres et riches en fruits. Des arbres chargés de baies merveilleuses poussent dans le château du roi de Lochlann, Miodhach, et dans celui de Conohor :

    « Son palais était beau. Il comprenait trois parties : la branche royale, où on logeait les rois ; la salle aux-mille-couleurs, où l’on gardait piques, épées et boucliers des héros, et où les gardes d’or, les hampes d’un vert luisant, cerclées d’anneaux d’or et d’argent, l’argent et l’or dans le champ et la bordure des écus, l’éclat des pots et des cornes à boire étincelaient de mille couleurs ; on y avait enfermé les armes des héros, de peur que, nul d’entre eux ne pouvant ouïr parole hautaine sans vouloir la venger sur le champ, la bataille ne se livrât dans la salle même du festin ; il y avait enfin la salle de la branche rouge, où l’on conservait les armes et les têtes des ennemis vaincus. Elle était construite en if rouge, bardé de bon cuivre. Sur son pourtour s’ouvraient des retraits entre des cloisons de bronze dont les frises étaient d’argent, et surmontés d’oiseaux d’or sur la tête desquels brillaient des pierres précieuses. Conohor avait à sa portée une verge d’argent sommée de trois pommes d’or, et dont il frappait le poteau de bronze de son lit pour semondre la foule ; et, quand il faisait sonner les pommes d’or ou il élevait la voix, la foule se taisait » (34).

    Un poème irlandais du Vlle siècle place l’arbre au centre du paradis des Celtes. Y figurent toutes les références spatiales et temporelles d’un lieu à part : oiseaux et femmes messagers de l’Autre monde, temple aux quatre piliers, rameau du pommier, vagues blanches, plaisir, beauté et sagesse…

    « Je t’apporte une branche de pommier d’Emain
    Elle a la forme de celles que tu connais
    Mais des rameaux d’argent blanc la composent
    Et des boutons de cristal avec des fleurs
    Il est une île lointaine,
    Autour de laquelle scintillent les chevaux marins,
    Courant contre la vague blanche
    Quatre piliers la soutiennent…
    Un vieil arbre fleurit,
    Sur lequel des oiseaux appellent aux heures
    Ils ont coutume, a i harmonie
    De chanter chaque heure qui passe.
    Et quand elles entendent la voix
    Mélodieuse du chœur des oiseaux de la Terre
    Une troupe de femmes, de la colline
    Descend dans la Plaine des Jeux où ils chantent.
    Et alors le bonheur vient, avec la santé,
    Vers la Terre de Paix où les rires retentissent
    En toute saison,
    Vient la Joie qui dure toujours » (35).

    Cette description est analogue à celle rapportée dans la navigation de Bran et chantée par le Dieu irlandais Manannàn :

    « C’est sur le haut d’un bois que nage
    ta barque à travers les cimes ;
    il y a un bois chargé de fruits très beaux,
    sous la proue de ton petit bateau.
    Un bois avec fleurs et fruits,
    sur lequel est la vraie odeur du vin,
    bois sans déclin, sans défaut,
    où sont des feuilles de couleur d’or.
    Nous sommes depuis le commencement de la Création,
    sans vieillesse, sans cimetières ;
    aussi nous n’attendons pas d’être sans force ;
    le péché n’est pas venu jusqu’à nous.
    Que fermement Bran rame
    vers la Terre des Femmes qui n’est pas loin ;
    Emain à l’hospitalité si variée,
    Tu l’atteindras avant le coucher du soleil » (36).

    Dans un récit irlandais transcrit au XVe siècle dans le Livre de Fermoy, l’Autre Monde est localisé sur une île arborée. Séduit par une fée, le roi Conn la suit jusqu’à une île merveilleuse :

    « C'est ainsi qu'était l’île : avec de beaux arbres fruitiers, parfumés, beaucoup de très belles fontaines de vin, et un beau bois brillant orné de bouquets de noisetiers surplombant ces fontaines, avec d’aimables noix d’or, et de petites abeilles toujours merveilleuses bourdonnant sur les fruits, qui laissaient tomber leurs fleurs et leurs feuilles dans les fontaines » (37).

    À la fois oracle et juge, l’arbre possède des vertus magiques auxquelles l’homme ensauvagé se réfère en permanence. Dans le conte irlandais Les deux frères et la sorcière, un magicien puise sa force d’un frêne. En abattant l’arbre ensorcelé, le héros libère les forces de la nature et surmonte les pouvoirs du magicien :

    « Aussitôt que Donn Mac an Diorfàigh pensa que le magicien était bien loin de chez lui, il prit la hache brisée et ébréchée que le magicien avait à la tête de son lit, et il se mit à coupa le frêne. À chaque coup qu’il frappait sur l'arbre avec la hache ébréchée, le magicien perdait la force de cent hommes, et aussitôt que celui-ci remarqua qu’il devenait faible, il tâcha de gagner sa maison. Quand Donn fut arrivé à renverser l’arbre, le bélier prit sa course et Donn appela le renard du bois branchu qui vint et attrapa le bélier et le tua. La cane s’envola et Donn appela le faucon, du bois qui vint et attrapa la cane comme elle allait sur le lac. Un œuf tomba d’elle dans le lac et Donn appela la loutre brune de Lochafôil qui vint et trouva l’œuf. Là-dessus, le magicien approchait de la maison, et il était tellement en colère que son gosier était ouvert, en sorte qu’on pouvait voir le signe noir qui était derrière son estomac. Don mit un genou en terre et frappa le magicien d’un coup de l’œuf sur le signe noir qui était derrière son estomac, et il tomba mort » (38).

    L’arbre est axial, s’y attaquer équivaudrait à renverser le pilier du monde et à ouvrir un nouveau cycle. Observé, interrogé, écouté, interprété, l’arbre sait avant l’homme. Sa mémoire serait à la fois infinie et intemporelle. Sa longévité lui conférerait une sagesse naturelle que l'homme aurait perdue. Il ne reste plus au barde qu’à monter dans l’arbre et à l’interroger car ses présages sont réputés plus sages que les rêveries humaines. Fruits, fleurs, feuilles, les signes de l’arbre valent autant d’avertissements. « La Cambrie exultera de joie et les chênes de Cornouailles verdiront » écrit Geoffroy de Monmouth (39). Lorsque Merlin prophétise, il recourt fréquemment à l’allégorie arborescente :

    « Sous la tour de Londres naîtra un arbre : pourvu seulement de trois branches, il couvrira d’ombre, par l’ampleur de ses feuilles, la surface de l’île tout entière. Le vent du nord se dressera en ennemi contre lui et arrachera de son souffle inique la troisième branche. Les deux autres occuperont la place de celle qui a été arrachée jusqu’à ce que l’une des deux étouffe l’autre par l’abondance de ses feuilles. Puis celle-ci occupera la place des deux autres et accueillera les oiseaux des contrées étrangères. Pour les oiseaux du pays, elle sera nuisible car par crainte de son ombre, ils perdront leur liberté de vol » (40).

    Et lorsqu’il poursuit sa vision, le barde breton attribue le sursaut guerrier et la pérennité du savoir à une force sylvestre. Ce sont les chênes qui entreront en guerre afin de restaurer l’ordre sacré. La prophétie indique une guerre végétale au symbolisme efficient. Le maître bois instruit et conduit :

    « Une jeune fille de la Ville-du-bois-de-Canut sera envoyée sur place pour remédier à ce phénomène. Initiée à toutes les connaissances, c’est de son seul souffle qu’elle asséchera les sources nuisibles. Puis après avoir repris des forces grâce à une eau salutaire, elle portera dans sa main droite le bois de Calidon et dans la main gauche les fortifications des murs de Londres » (41).

    Cet onirisme littéraire repose sur une appréhension et une organisation du monde où l’arbre symbolise le centre. Cet axe illustre la mentalité archaïque des Celtes en étant à la fois la référence philosophique, le principe civilisateur et le repère géographique.

    « Sur la colline était un arbre - ô bel arbre ! l’arbre sur la colline - la colline sur la terre, et la terre sur rien - belle et plaisante était la colline - où poussait l’arbre. De l’arbre vint une branche - belle branche ! - la branche sur l’arbre, l’arbre sur la colline, la colline sur la terre, et la terre sur rien - belle et plaisante, était la colline - où poussait l’arbre.

    De la branche vint un nid - ô beau nid ! - le nid sur la branche, belle branche ! - la branche sur l’arbre, l’arbre sur la colline, la colline sur la terre, et la terre sur rien - belle et plaisante, était la colline - où poussait l’arbre.

    Du nid vint un œuf - ô bel œuf - l’œuf sur le nid, ô beau nid ! - le nid sur la branche, belle branche ! - la branche sur l’arbre, l’arbre sur la colline, la colline sur la terre, et la terre sur rien - belle et plaisante, était la colline - où poussait l’arbre.

    De l’œuf vint un oiseau - ô bel oiseau ! - l’oiseau sur l’œuf, l’œuf sur le nid, le nid sur la branche, la branche sur l'arbre, l’arbre sur la colline, la colline sur la terre, la terre sur rien - Belle et plaisante était la colline où poussait l’arbre » (42).

    Le chant gallois complète les prophéties de Merlin en plaçant l’arbre au sommet de la colline. Tel un juge vénérable, l’arbre primordial devient le milieu et le lien entre les mondes. Il unit la terre et le ciel. Il délègue ses messagers, oiseaux blancs de la connaissance… Oiseleur sur la colline, là où le prêtre chrétien a remplacé le temple païen par l’église du Christ. Ces croyances supposent une permanence. Un gland de l’arbre abattu fructifie dans la terre de la colline sacrée et les oiseaux se posent sur les branches de l’arbre éternel pour enchanter le monde. Telle pourrait être la leçon d’Y pren ar y bryn.

    Arbre fondamental et à double sens tel l’if d’Irlande associant le feu et la terre, la mort et la vie, la toxicité et le rouge de ses baies, le vert et la permanence de ses rameaux (43). L’arbre demeurerait cette mémoire faisant défaut à l’homme, une mémoire où l’homme chercherait ses ancêtres mythiques et retrouverait sa liberté. L'arbre devient la référence spirituelle et le gardien de l’ordre naturel. Dans Le roi aux oreilles de cheval, une version irlandaise du Roman de Tristan, l’arbre joue un rôle de gardien puis de révélateur. Un jeune garçon ayant appris que le roi avait des oreilles de cheval confie son secret à un arbre. « Peu après cela, la harpe qui était au château de Manann fut à réparer, et le fabricant dit qu'il fallait un nouvel arbre. Ils allèrent au bois et coupèrent l’arbre auquel le garçon avait livré son secret. Quand la harpe fut réparée et quand un harpiste en joua, elle dit : le chevalier fils de Labhraidh Lorc a deux oreilles de cheval » (44).

    L'arbre et son substitut, la baguette, peuvent déclencher et interrompre une guerre. Dans la mythologie irlandaise, Sencha agite une branche pour arrêter le combat des Ulates (45). Cette branche tout comme la baguette illustre une souveraineté. Le roi Conchobar possède un rameau en argent portant trois pommes d’or qu’il utilise pour « instruire la foule » (46). Le Dieu Manannàn indique également sa puissance en tenant une branche de pommier à la main. Le bruissement du vent dans la branche a les mêmes vertus que la harpe du Dagda irlandais ou l’oiseau de l’Autre Monde : il apaise et endort les hommes. Cette branche, cette harpe, ces oiseaux rappellent toujours un même lieu : Ynis Afallach, Emain Abhlach, Insula pomorum… l’île des pommiers.

    Oraculaire, magicien, juge, médecin, souverain… L’arbre possède la puissance des élémentaires. Il peut être l’incantateur, le cri et la force de l'incantation. Tel l’arbre de Ross dans les Dindshenchas d’Irlande, qualifié successivement de roue de roi, porte du ciel, mer fructueuse, cri du monde, sentence de justice et incantation de science (47).

    ► Bernard Rio, Antaïos n°16, 2001.

    Notes :

    1) Geoffroy de Monmouth, Histoire des rois de Bretagne, version E. Faral, La légende arthurienne, tome III, pp 334-335.
    2) La navigation de Saint Brendan v. 500.
    3) Owein et Luned, cf les Mabinogion, Joseph Loth, p 170, édition Presses d'Aujourd'hui, 1979.
    4) 5), 6), 7), 8), 9) François-Marie Luzel, Contes retrouvés, pp 116, Terre de Brume, PUR, rééd. 1995.
    10) Yann Duchet, « Contes bretons et symboles mythiques et talismans mythologiques », Ordos n°4, Celtica, 1995.
    11 ) Anatole Le Braz, Les saints bretons, cf. Jean-Loïc Le Quellec et B. Sergent, La pomme, contes et mythes, pp 18, Société de Mythologie française, 1995.
    12) « Et li fruiz avoit tel aür / Que leanz se lessoit maingier : / Au porter fors fesoit dangier. / Car qui point porter en vousist / Ja mes a l’uis ne revenist / Ne ja mes dou vergier n’isist / tant qu'en son leu le fruit meïst », Chrétien de Troyes, Érec et Énide.
    13) Douglas Hyde, Les sept nuits du conteur, pp 40, Terre de brume, 1997.
    14) François-Marie Luzel, Contes retrouvés, pp 200, Terre de Brume PUR, rééd. 1995.
    15) Voir la première partie de L'arbre philosophal (à paraître) : "La cité et la sylve, commentaires grecs et latins sur la forêt des barbares".
    16) François-Marie Luzel, Contes retrouvés, pp 245, Terre de Brume PUR, rééd. 1995.
    17) Tain Bo Cûalnge, Razzia des vaches de Cooley.
    18) Dindshenchas, Edward Gwynn, The Metrical Dindshenchas, cf. Christian-J. Guyonvarc'h, Françoise Le Roux, Les fêtes celtiques, pp 115, Ouest-France 1995 ; livre de Leinster, pp 151-170,191-216 ; Proceedings of the Royal Irish Academy, Irish Mss. Sériés, vol. 1, part. 1, p 81; Livre de Ballymote, ms Stowe, VIII, O'Connor, Bibliotheca ms. Stowensis, p. 62,129.
    19) Bliadhain don chaille, Livre de Lismore - Lives of the saints from the Book of Lismore, Claude Sterckx, pp 263, Ollodagos VI, 1994.
    20) Ur c'hae spem c'ha da dri bloaz, tri oad kae, oad ki, tri oad ki oad marc'h, tri oad marc'h, oad den, cf. D. Giraudon, Traditions populaires de Bretagne, du coq à l'âne, pp 182, Le Chasse-Marée!ArMen, 2000.
    21) Iolo Manuscripts : A selection of Ancient Welsh Manuscripts, Uandovery, 1848, trad. CJ Guyonvarc'h, Patrimoine littéraire européen, (dir.) JC Polet, "Les anciens du Monde" tome III, pp 297, Racines celtiques et germaniques, De Boeck Université, Bruxelles, 1992.
    22) Joseph Loth, les Mabinogion du Livre rouge de Heigest avec les variantes du livre blanc de Rhydderch, Paris, 2 vol. 1913.
    23) « Derg Corra partit alors en exil et établit sa demeure dans une forêt. Il allait sur les reins des daims à cause de sa légèreté. Un jour que Finn était dans la forêt à le chercher, il vit un homme en haut d’un arbre, avec un merle sur son épaule droite et un récipient de bronze blanc dans sa main gauche, rempli d’eau et contenant une petite truite, et un cerf au pied de l'arbre. Et l’occupation de l’homme était de casser des noix ; il donnait la moitié d’un cerneau de noix au merle et il mangeait lui-même l'autre moitié. Il prenait une pomme du récipient de bronze qui était dans sa main gauche, il la partageait en deux, en jetait une moitié au cerf qui était au pied de l’arbre et il en mangeait lui-même l'autre moitié ; il buvait une gorgée de l'eau qui était dans le récipient de bronze qu’il avait à la main, si bien que buvaient ensemble la truite, le cerf et le merle. Ses gens demandèrent à Finn qui était dans l’arbre car ils ne le reconnurent pas à cause du déguisement qu'il portait. Finn mit alors son pouce dans sa bouche. Quand il l’en retira sa connaissance l’éclaira et il chanta une incantation, en disant, : “c’est Derg Corra, fils de Ui Daigre, dit-il, qui est dans l’arbre” », Senchus Mor, Kuno Meyer. cf Christian-J. Guyonvarc'h, Magie, médecine et divination chez les Celtes, p. 293, Payot, 1997.
    24) Le livre noir de Carmarthen, Llyfr du Caerfyrddin, Les pommiers de Merlin, trad. J. Monard.
    25) The Oxford Book of Welsh Verse, trad. Christian-J. Guyonvarc'h, Patrimoine littéraire européen, (dir.) JC Polet, pp 318, tome III, De Boeck Université, Bruxelles, 1992.
    26) Roman de Tristan, trad. A. Mary, pp 90, Gallimard, 1941.
    27) Bernard Rio, Pomme et pommeraie, fruit de connaissance et verger de renaissance, cf. L'Autre Monde, Ordos n°16, Celtica, 1998.
    28) Myriam Clément, Merlin et la Sylve, mémoire de maîtrise, Univ. de Rennes, 1992.
    29) Gwern Arzur, « Les chiffres clés d'une initiation celtique », Ordos n°1, Celtica, 1994.
    30) Geoffroy de Monmouth, Vita Merlini, Récits et poèmes celtiques, pp 228, Stock.
    31) Guillaume de Malmesbury, Antiquitates Ecclesiae Glastonbury.
    32) Théodore Hersart de la Villemarqué, Les séries, cf. Baizaz Breiz, Librairie académique Pétrin, Paris.
    33) Douglas Hyde, Contes gaéliques, p. 87, éd. Picollec, Paris, 1980.
    34) Roger Chauviré, La geste de la branche rouge, Librairie de France, Paris, 1929. [adaptation française du Cycle épique de l’Ulster]
    35) Georges Dottin, L'épopée irlandaise, Paris, 1926.
    36) Ibid.
    37) Les Aventures d'Art, fils de Conn, Livre de Fermoy, R.l. Best, Eriu III, pp 149-173.
    38) Georges Dottin, Les deux frères et la sorcière, cf. Contes et légendes d'Irlande, Terre de Brume, rééd. 1995.
    39) G. de Monmouth, Histoire des rois de Bretagne, Belles Lettres, 1992.
    40) Ibid.
    41) Ibid., p. 166.
    42) Y pren ar y bryn, trad. G. Berthou-Kerverzhiou, Ogam n°10, Rennes, 1950.
    43) « Un jour je passai par un bois en Munster occidental, à l'ouest, f emportai une baie d'if rouge et je la plantai dans le jardin de ma résidence. Elle grandit et devint aussi haute qu'un homme. Je l'enlevai alors du jardin, et je la plantai au milieu de la prairie jusqu'à ce que je pus mettre cent guerriers sous le feuillage de l'arbre. Il me protégeait du vent et de la pluie, du froid et de la chaleur, Je restai là avec mon if et nous vécûmes ensemble jusqu'à ce que son feuillage tombât de décrépitude. Quand je compris que fen aurais plus aucun profit, fallai lui couper le tronc et j'en fis sept cuves, sept ian et sept drolmach, sept barattes, sept pots, sept milan et sept vases avec des cercles pour tous. Je restai là avec mes récipients d'if jusqu'à ce que leurs cercles tombassent de décrépitude et de vieillesse et que je les refisse », Dindshenchas, trad. CJ Guyonvarc'h, Textes mythologiques irlandais, pp 159, Ogam, Rennes, 1978.
    44) Georges Dottin, Contes et légendes d'Irlande, p. 299, Terre de Brume, rééd. Rennes, 1995.
    45) L'Ivresse des Ulates, cf. Françoise Le Roux, Le dieu druide et le druide divin, Ogam XII, Rennes, 1960.
    46) Christian-J. Guyonvarc'h, Françoise Le Roux, Les druides, pp 159, Ogam, Rennes 1978, rééd. Ouest-France 1986.
    47) Dindshenchas, trad. Christian-J. Guyonvarc'h, Textes mythologiques irlandais, pp 185, Ogam, Rennes, 1978.

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    Un itinéraire breton

    Entretien avec Bernard Rio

    42869810.jpg♦ Qui êtes vous ? Pouvez-vous définir votre itinéraire ?

    Né en 1957 en Bretagne dans une famille d’artisans, de paysans et de marins du Bro-Erec, j’ai été élevé dans un catholicisme imprégné de superstitions bretonnes. J’ai ainsi été baptisé dans une église placée sous le patronage de saint Caradec, avatar de Caratacos. Enfant, j’ai eu la chance de suivre les pardons avant que ceux-ci ne soient transformés en pièges ethnologistes. J’ai donc fait mon Tro Breizh sans m’en rendre compte, au milieu des bannières et des cantiques de Notre-Dame du Paradis à Hennebont, de Sainte-Anne à Auray, de la Troménie à Locronan ou de Sainte-Anne La Palud. Cet environnement religieux m’a profondément marqué. De là vient probablement mon attirance à “fréquenter” les églises. Par églises, j’entends ici les lieux sacrés bâtis ou non, les vieilles chapelles et basiliques bretonnes entourées d’if et dotées des petits monuments périphériques, fontaines et puits notamment, les bosquets et les forêts. À l’âge de 15 ans, les discours des prêtres catholiques m’intéressaient déjà moins que leurs rites… Le concile Vatican II divisait alors le clergé et leurs paroissiens. Élève de l’enseignement privé, j’inclinais davantage du côté des “traditionalistes” ritualistes. Je constatai néanmoins que les “progressistes” étaient idéologiquement plus proches de l’église judéo-chrétienne primitive que les partisans du rite de Pie V.

    Peu à peu, je me rendis compte que je n’étais attaché qu’aux aspects baroques et païens du Christianisme en Bretagne. L’église catholique retrouvant ses racines et ses élans méditerranéens, je n’avais plus de raison de me sentir fondamentalement chrétien. J’étais désormais libre de continuer les vieux rites bretons, de vénérer les saints populaires, absents du calendrier chrétien, mais ô combien présents dans l’histoire et la géographie bretonnes. Je pouvais donc fréquenter les vieux lieux de culte tout en me dispensant de l’office dominical et des discours tenus par les agitateurs de la nouvelle église. Le retour du Christianisme occidental dans le giron de Jérusalem correspond à la fin d’un cycle. Désormais les églises chrétiennes d’Occident n’ont plus besoin d’accepter en leur sein des pratiques païennes que la politique de Grégoire le Grand (590-604) tolérait afin de convertir les campagnes. Le Christianisme se défait des derniers oripeaux de l’ancienne religion pour revenir à son message originel. Il rejoint en cela les autres religions du désert, parties à la conquête de l’Europe et du reste du monde. Je me suis donc de facto excommunié. J’ai rompu avec le Christianisme sans heurt ni passion, par raison.

    Pour conclure cette esquisse biographique, je puis me définir géographiquement et historiquement comme vannetais, breton, celte et européen… Et culturellement païen comme peut l’être tout amateur de vents d’ouest et de marées d’équinoxe, de vieilles pierres sculptées et de bois d’amour. Signe des Dieux, alors que je réponds à cette question, un orage éclate. Les Dieux s’amusent.

    ♦ Quelles furent pour vous les grandes lectures, les rencontres décisives ?

    ts210.jpgJ’ai eu la chance de me divertir très tôt en politique en adhérant dans les années 70 à Jeune Bretagne, petite formation politiquement incorrecte, mais diablement amicale et iconoclaste. Je ne sais comment le premier livre séditieux est arrivé entre mes mains, toujours est-il qu’à la sortie du lycée j’ai conjugué l’écrit et l’oral. J’ai en effet découvert le passé occulté de la Bretagne dans une série de livres publiés par Ronan Caouissin, et, dans la foulée, j’ai rencontré les derniers grands témoins du mouvement breton des années 20, 30 et 40 : Camille Le Mercier d’Erm, Olier Mordrel, Job Jaffré et quelques autres figures emblématiques du nationalisme breton. Jeune étudiant à Nantes, j’avais la bonne fortune d’être titulaire du permis de conduire et de posséder une automobile, ce qui représentait 2 grands atouts pour Raffig Tullou, dénué des deux, à qui j’ai servi de chauffeur et de factotum lors de multiples virées en Bretagne. Cela m’a permis de rencontrer les anciens du mouvement breton. Il n’y a rien de tel qu’un verre de muscadet à 8 heures du matin en compagnie de vieux originaux en politique pour apprendre le sens critique. Le goût du muscadet m’a passé mais je demeure admiratif de ces hommes libres que les vicissitudes du temps n’ont jamais couchés. Raffig Tullou, président du Koun Breizh, le Souvenir Breton, et gudaer de la Kreden Geltiek m’a ainsi légué bien plus que des souvenirs : un état d’esprit.

    Après les pieds de nez politique (j’avais notamment fait campagne avec Jean Edern Hallier pour le boycott des premières élections au Parlement marchand européen en 1978), j’ai bifurqué vers le combat culturel. Alors que l’inquisition marxiste battait son plein dans le mouvement breton, il nous semblait plus propice de déplacer le combat sur le terrain des idées. Avec quelques amis, nous avons donc prolongé l’aventure de Breizh Yaouank en fondant la revue Artus. J’y ai collaboré du n°1 en octobre 1979 jusqu’au dernier n°33 paru en mai 1989. Notre bande allait faire souffler un vent frais dans les lettres bretonnes un tantinet lénifiantes. Le ton de l’éditorial du n°0 expédié à 100 exemplaires était à la fois très anti-chrétien, anti-parisien et anti-biniousard. Notre Bretagne se déclamait prométhéenne. Nous étions rebelles et provocateurs, qualités inhérentes à la jeunesse. Mais Artus avait surtout l’immense mérite de rompre avec les poètes cantonaux, le ronronnement folklorique. Nous nous disions, je me souviens de la formule employée, “enfants naturels de Cuchulainn”. Au fil des ans, l’esthétique a pris le pas sur l’hérésie. Artus s’est installé dans le décor breton et, à la fin des années 80, il était de bon ton d’y signer un article…

    L’aventure d’Artus m’a permis de découvrir l’Irlande et la littérature irlandaise du XXe siècle : Yeats, Synge, Stephens, O’Brien (Flann et Edna), Behan, O’Flaherty, Stuart, Joyce, O’Casey, Russel, Macken, Dunsany… J’ai ainsi écrit toute une série de portraits irlandais au fil des parutions de la revue. Parmi cette cohorte de génies littéraires, William-Butler Yeats est mon auteur fétiche. C’est un mage, un intellectuel enraciné et un acteur de la Tradition. Je ne récuse rien de ce qu’il a pu écrire, sa poésie, sa prose, son théâtre et ses discours politiques. Je ne dirai pas la même chose du Gallois John Cowper Powys, de l’écossais Robert Burns ou du Breton François-René de Chateaubriand dont les œuvres pourtant grandioses sont tachetées de petites scories égocentriques. William-Butler Yeats est, de mon point de vue, un représentant exemplaire de la Tradition celtique au XXe siècle. C’est, je le répète, mon auteur préféré mais je ne boude jamais mon plaisir à lire O’Flaherty, Dunsany ou Stephens. Il y a en Irlande une moisson de grands bonhommes, qui me surprend encore. Cette île doit être bénie des Dieux, même si elle marine dans l’eau bénite depuis saint Patrick. Je pense qu’à l’image de Yeats les Irlandais ont l’étoffe des héros… L’avenir nous dira s’ils sauront résister au veau d’or technologique que les Américains ont installé depuis une dizaine d’années à la porte de l’Occident.

    ♦ Comment vous est venue cette passion pour la Tradition celtique ?

    51weur10.jpgC’est un enchaînement “naturel” de rencontres et d’engagements. L’histoire de la Bretagne m’a amené à la politique, la politique m’a conduit à la culture et la culture m’a ouvert la porte de la matière celtique. Est-ce par instinct ou intuition ? Je ne sais pas… mais je n’incline pas au hasard. Aussi doit-il s’agir d’une fantaisie des Dieux ! La curiosité n’est peut être pas un vilain défaut dans le domaine celtique. Il existe tant de matériaux délaissés par les rares chercheurs que toute incursion dans l’ancienne culture celtique est riche de trouvailles. Des milliers de contes, légendes ont été collectés sans avoir été commentés et comparés. Il en est de même des rites, des croyances et des superstitions, des monuments et des mythes. Le domaine celtique reste une plaine d’éternelle jeunesse. Henri d’Arbois de Jubainville, Joseph Loth, Georges Dottin, Joseph Vendryes, Marie-Louise Sjoestedt, Christian-J. Guyonvarc’h, Françoise Leroux, Claude Sterckx et Pierre-Yves Lambert ont remis à l’honneur un certain nombre de textes de notre héritage. Leur mérite est immense mais il ne s’agit que d’une partie des manuscrits connus ! Il existe aussi l’héritage préservé dans la tradition populaire et les œuvres occultes. Morvan Marchal, Jean Piette, Guillaume Berthou-Kerverzhiou, René Vaillant s’y sont intéressés avec beaucoup d’intuition et d’érudition. La reconstitution des textes fondamentaux de la Tradition celtique est donc loin d’être terminée.

    Nous pouvons décrypter, dans le paysage, l’architecture et la mémoire, les marques et les orientations philosophiques de cette Tradition. La pratique des lieux sacrés et des anciens textes, même les manuscrits tardivement copiés dans les monastères, induit une prise de conscience. L’erreur des celtisants serait de choisir un corpus géographique et de s’y tenir. Les études celtiques souffrent par ex. d’une regrettable “irlandomanie”. La reconstitution d’une Tradition celtique écrite, à l’image des Véda, ne peut écarter les sources galloises, cambriennes, écossaises, bretonnes… et françaises. Elle doit également intégrer les traditions populaires qui survivent dans le monde celtique. La recherche ne peut être cantonnée aux seules données transcrites dans les monastères et dans les vestiges archéologiques.

    ♦ Cofondateur d’Artus, vous avez lancé en 1994 Ordos 1,618. Pouvez-vous rapidement présenter cette revue à nos lecteurs ? Pourquoi Ordos ?

    L’explication se trouve dans le titre même de la revue. Avant l’instauration du système métrique, les Celtes utilisaient la lieue, la coudée, le pied, l’empan et le pouce comme mesures. Le pied celtique se divisant en 12 pouces… Cette mesure de base s’appelle en irlandais Ordlach, mot dérivé de Ordu, nom du plus gros doigt de la main. Le pouce est à la fois mesure et instrument. C’est le doigt de l’apprentissage et de la connaissance. C’est notre petit Poucet des contes populaires. Or le petit Poucet, symbole de l’intuition est également le signe de la justice… D’où le sens d’Ordos. Le pouce irlandais équivaut au maillet du dieu gaulois Sucellus qui donne la vie ou la mort, et au mell beniguet que les Bretons posaient sur le front des agonisants. De cette même racine dérive le mot irlandais ord, urz en breton, urdd en gallois, ordo en latin qui désignent le clergé régulier, la caste des prêtres qui vérifient et participent au bon fonctionnement de la société. Le Moyen Âge a perpétué cette notion en désignant par l’Ordo le manuel de liturgie. En créant cette revue, notre ambition était de renouer avec les sciences traditionnelles, de nous replacer dans un contexte sapiential en utilisant les études anciennes, en étudiant les symboles de la Tradition et en ouvrant nos colonnes aux chercheurs partageant une même vision du monde celtique. Le point commun des études publiées dans Ordos est d’illustrer la permanence d’une identité celtique pré-chrétienne.

    Ordos n’a remplacé aucune revue bretonne car la place était vide depuis plusieurs années. La consultation des anciennes collections et des archives n’imposait pas un silence respectueux envers les celtisants disparus et soumis aux censeurs. Nous avons pris la décision de souffler sur les braises de la matière celtique car nous ne trouvions pas notre compte dans les études ethnologiques publiées en Bretagne et en France. En créant cette revue nous avions comme unique volonté de prolonger les recherches traditionnelles publiées jadis dans la revue Ogam fondée par Guillaume Berthou-Kerverzhiou, Jean Piette et Pierre Leroux. La langue de bois et la complaisance n’étant pas inscrites à notre programme éditorial, nous avons publié ce que bon nous semblait et nous avons invité tout homme libre à utiliser la revue pour y exposer ses réflexions et ses pistes de travail. Notre programme n’a pas varié depuis 5 ans. Ce n’est ni le plaisir, ni une équation économique qui président à cette revue mais la gravité d’un constat et la nécessité d’une démarche intellectuelle. Nous pensons qu’une menace pèse sur notre mémoire. L’héritage celtique est en danger car de moins en moins compréhensible et de plus en plus édulcoré par des bateleurs ignorants.

    Nous sommes en quelque sorte victimes d’une érosion historique. Parfois, il convient de lutter contre l’évidence, de bâtir une digue contre le courant du moment. Nous ne devons pas attendre que d’autres, apparemment plus qualifiés, le fassent à notre place. Nous pensons, à l’instar de l’Irlandais Georges Russel, dans le Flambeau de la Vision, que les mystères sont des vérités voilées et que les mythes endormis ne sont pas des dogmes inaccessibles. Nous ne cherchons pas à prouver l’existence des Dieux, nous ne cherchons pas non plus à remplacer la “science” moderne par la “religion”. Mais nous pensons que l’étude de la matière celtique ne peut être menée que sous la houlette des Dieux. La Tradition celtique demeure dans les légendes et les monuments, les lieux et les hommes. Malgré les difficultés d’un langage impropre, la perte de références traditionnelles, les dangers permanents de l’approximation, les hésitations de la rigueur et les fougues de l’intuition, nous pensons que l’expérience et l’étude partagée sont préférables à l’enfermement mental de l’ermite bibliophile.

    Il y a nécessité morale à relier les êtres et les mémoires. Ordos ne cherche pas à convertir et ne veut pas donner la leçon. Les auteurs, qui ont publié dans la revue, n’ont pas voulu non plus recopier maladroitement ce qui s’écrivait ailleurs. Ils introduisent simplement une réflexion en n’occultant jamais le doute. Nous avons conçu Ordos comme une tribune des études traditionnelles dans le domaine celtique. Nous ne voulons pas réduire la matière celtique à la sphère historique ni survoler les sujets, aussi avons-nous d’emblée centré les articles sur la mythologie et le sacré, et réduit le nombre des contributions afin de privilégier des études étayées dans chaque numéro. C’est ainsi que les collaborateurs ont toujours eu carte blanche pour écrire ce qu’ils le souhaitaient. Nous pensons également qu’une telle revue se devait de respecter certaines règles, aussi avons-nous opté pour une périodicité correspondant aux 4 grandes fêtes celtiques de Samonios (novembre), Brigantia (février), Belotenedos (mai) et Lugunassatis (août). De même les formats de la revue ont été calculés sur la base du Nombre d’Or.

    ♦ À quoi peuvent donc servir les études celtiques aujourd’hui ?

    greenmanJ'ai consacré un éditorial d'Ordos à cette question au printemps dernier. Je ne souhaitais pas alors répondre à cette question mais plutôt la poser afin de souligner la carence de l'université ou plutôt la suffisance des lettrés institutionnels et l'absence de spiritualité de leurs travaux. En Bretagne et en France, il existe un cliché éculé qui sert à condamner toute étude sortant de la norme : la “Celtomanie”. Dès qu’un chercheur sort des sentiers battus, les petits staliniens, les petits inquisiteurs chrétiens du prêt-à-penser n’ont que ce mot à la bouche. La conséquence de cet état d’esprit est que les études celtiques n’avancent pas dans le cadre institutionnel puisque les celtisants sont suspectés par les romanistes au pouvoir. L’université française en est encore à considérer Chrétien de Troyes comme l’inventeur des romans du Graal et l’année 52 comme l’an I de la civilisation hexagonale. Quant à l’université bretonne, elle est surtout préoccupée d’étudier l’évolution géométrique des mottes de beurre dans le canton de Rostrenen entre 1850 et 1870.

    L'accumulation d’un savoir chronologique n’est pas une fin en soi. Parler breton ne signifie pas non plus penser breton. Et François de Chateaubriand est à mon avis l’un des plus grands écrivains bretons, même s’il écrivait en français. Son œuvre est en effet imprégnée par la matrice culturelle de son enfance et illuminée par une sensibilité à la fois religieuse et tragique, commune aux grands penseurs celtiques, William-Butler Yeats ou Robert Burns notamment. Je ne retrouve par contre pas cette sensibilité dans la littérature estampillée bretonne de Per-Jakez Helias dont la vie et l’œuvre me paraissent contraires à la pensée bretonne, quoique bretonnante. L’habit ne fait pas le moine. Il ne faut pas confondre la cuite estivale au chouchen et le soma ! Les études celtiques n’auraient à mes yeux aucune valeur si elles n’incluaient par une morale inspiratrice de la recherche, si elles ne s’enracinaient pas dans les lieux et si elles n’illustraient pas une croyance polythéiste et une pratique religieuse. Or dans le périmètre universitaire, les études celtiques se réduisent à un savoir historique ou linguistique, mais aussi, dans le meilleur des cas, à une esquisse mythologique. Je pense que l’histoire ne saurait être distinguée de la mythologie et la mythologie n’aurait guère de sens si elle était coupée des rites, des sacrifices et des sites sacrés. Les études celtiques n’ont de sens que si elles appréhendent la pensée mythique.

    ♦ Que pensez-vous du renouveau druidisant ou néo-druidique ?

    Il n'y a pas à mon avis de renouveau druidisant ou néo-druidique en Bretagne ni même, à ma connaissance, dans les autres nations celtiques. La plupart des mouvements qui se désignent ainsi ne sont que des petits groupes culturels et politiques dont le discours correspond généralement aux idées dans le vent et dont les membres entendent d'ailleurs participer aux agitations de la société moderne. Les adhérents de la Gorsedd de Bretagne allaient à la messe avant-guerre et votent aujourd'hui pour la gauche plurielle française. N'est-ce pas là le même conformisme ?

    Si j'observe les faits et les dits de ces néo-druides, je relève peu de différences entre le Cercle celtique et la Gorsedd. Tous deux participent de la même manière folklorique et servile à l'animation touristique de l'été. Il n'y a pas là de quoi s'émerveiller ni se lamenter, les militants associatifs ne sont ni meilleurs ni pires que le reste de la société à laquelle ils appartiennent. Il n'est jamais rien sorti de très excitant de ces assemblées folkloriques. Les adhérents de la Gorsedd se considèrent d'ailleurs comme des militants culturels et non comme des philosophes ou des sacerdotes. Il convient néanmoins de faire une exception pour la Kredenn Geltiek fondée par Morvan Marchal, Raffig Tullou et Francis Bayer du Kern en 1936. D'emblée cette société spiritualiste et ritualiste a été marginalisée par le mouvement breton et les "fraternités" néodruidiques. Son souchage, son fonctionnement et son discours tranchent avec les coupeurs de gui du 15 août. Le travail réalisé par Alain Le Goff, continuateur de Raffig Tullou depuis la mort de celui-ci en 1990, reste dans le droit fil des fondateurs de cette discrète société : l'étude des mythes et des rites. Voilà qui n'est pas à la mode et cela me paraît être une attitude salutaire.

    Je pense en effet que les druidisants n'ont pas d'autre choix que d'épurer des rituels et de réactiver les vieux rites, loin des regards moqueurs. Il me semble en effet plus conforme pour des druidisants de s'isoler du monde que de participer aux débats d'une société qui les rejette idéologiquement et culturellement. Ce n'est pas sur la place publique et devant l'œil de la caméra que le druidisme peut renaître. Je crois d'avantage à la vertu d'un enseignement traditionnel respectueux du mythe, du rite et du site. Pour réincorporer les aspects traditionnels du druidisme, il est impossible de concilier les tendances actuelles de la société moderne.

    Des druidisants devraient échapper culturellement à la société afin de retrouver un mode de vie et de pensée conforme à la tradition ancestrale. Je ne veux pas ici parler d'un retour au puritanisme et au dogmatisme propres au monothéisme oriental. Je ne veux pas non plus dire qu'il faut revenir en arrière. Le passé ne peut être revécu mais il faut s'en servir pour ouvrir de nouvelles voies. C'est à une recherche du savoir que les druidisants doivent œuvrer et non au divertissement d'une société marchande. Ils peuvent emprunter plusieurs chemins mais ils ne s'épargneront pas le travail spéculatif qui sied aux philosophes ni le travail rituélique qui sied aux prêtres. Autant dire que je ne crois pas du tout à la diffusion du savoir par imposition des mains ou à la graduation druidique par ancienneté au sein d'une association.

    Bien entendu, les professeurs institutionnels ne partagent pas ce point de vue. Selon eux, les Dieux sont morts, les druides ont disparu depuis belle lurette et toute tentative druidisante relèverait de la supercherie intellectuelle. Pour ma part, je ne pense pas que le druidisme relève exclusivement de l'archéologie et de la linguistique. Il serait cartésien de jauger une culture en n'étudiant que des vestiges archéologiques et des reliques épigraphiques alors que nul ne s'aviserait à contester aujourd'hui le haut degré de connaissances astrologiques, mathématiques ou médicales des Druides. L'ancienne religion a survécu à l'obscurcissement chrétien et survit à la cupidité moderne. Pour qui veut se donner la peine de chercher, on trouve les traces du druidisme dans le paysage et les traditions des pays celtiques. Par druidisme, je ne parle pas de superstition, mais de culture savante.

    Nous avons, nous autres Celtes, l'avantage géographique d'être situés aux confins du monde occidental, que ce soit la Bretagne, l'Irlande, l'Écosse, Man, Galles ou Cumberland. Dans toutes ces contrées, il convient de s'intéresser en particulier à ceux qu'Alain Daniélou appellent les « lettrés indigènes ». Bien évidemment, il ne faut pas exclure du champ de la recherche les textes copiés par les moines et les commentaires des celtisants ! Mais peut-être serait-il sage de chercher aussi dans les contes et traditions populaires ces traces du savoir ancestral. En Bretagne, Sébillot, Hersart de la Villemarqué ou Orain sont à mes yeux aussi importants que d'Arbois de Jubainville, Dottin ou Loch. Aujourd'hui les recherches d'Albert Poulain sur les traditions populaires de Haute-Bretagne m'apparaissent aussi immenses que celles, remarquables, de Cristian-J. Guyonvarc'h et Françoise Leroux.

    ♦ Quel est à vos yeux l’apport de G. Dumézil et des études indo-européennes à la connaissance du monde celtique ?

    Les études indo-européennes ont été et demeurent encore suspectes pour les professeurs qui prétendent détenir le savoir en Europe. Les chercheurs ont donc dû lutter contre l’intolérance scolastique pour obtenir le droit élémentaire d’étudier le fonds originel de l’Europe. Cette lutte est menée dans un climat inquisitorial. L’Europe est en effet culturellement, religieusement, politiquement et commercialement occupée depuis 1.500 ans. Il est “normal” que les maîtres monothéistes au pouvoir tentent par tous les moyens de maintenir les élites dans l’ignorance et l’amnésie, et nos Dieux dans l’abstraction. Les études indo-européennes sont effectivement dangereuses pour les états en place puisqu’elles supposent une réappropriation du patrimoine culturel et une communauté de culture pré-chrétienne. Cette mémoire indo-européenne ne peut être qu’en contradiction avec l’Occident moderne.

    Georges Dumézil a contribué à structurer les études indo-européennes : la mythologie comparée n’était pas une nouveauté, mais le linguiste et mythologue a réussi là où ses prédécesseurs, James George Frazer et Willhem Mannhard, avaient échoué. Il est parvenu à identifier des entités divines et à les représenter dans leurs rapports avec les hommes en dépassant le stade du naturalisme. Dumézil a interprété les mythologies des Européens comme une cosmogonie commune… Les études indo-européennes sont dès lors devenues accessibles, intelligibles. La difficile équation indo-européenne permettait la compréhension de la pratique polythéiste. Cette hiérarchisation polythéiste se distingue foncièrement du monothéisme par une conception du cosmos qui ne sépare pas la nature du surnaturel. Cette concrétisation de la culture indo-européenne a ainsi ouvert dans la filière celtique une perspective que Marie-Louise Sjoestedt a été la première à comprendre. C’est à cet auteur que nous devons en 1940 une excellente formule reprise et attribuée à d’autres :

    « Certains peuples — tels les Romains — pensent leurs mythes historiquement ; les Irlandais pensent leur histoire mythiquement ; et de même leur géographie : chaque accident remarquable du sol d’Irlande est le témoin d’un mythe en quelque sorte, un mythe cristallisé. Le surnaturel et le naturel se pénètrent, et se continuent et une circulation constante de l’un à l’autre en assure l’unité organique. De là vient qu’il est plus facile de décrire le monde mythique des celtes que de le définir. Car toute définition implique une opposition… »

    Les fondateurs de la revue Ogam, Guillaume Berthou-Kerverzhiou, Jean Piette, Pierre Leroux et René Vaillant, ont cependant tenté cette définition avec plus ou moins de bonheur. Leurs travaux ont été ensuite amplifiés par Christian-J. Guyonvarc’h et Françoise Leroux qui lui ont donné une tournure plus universitaire et ont publié plusieurs ouvrages fondamentaux, dont Les Druides (Ouest-France Université, 1995) et, tout récemment, Magie, médecine et divination chez les Celtes (Payot 1997) ainsi que Le Dialogue des deux sages (Payot 1999), rarissime parcelle d’enseignement druidique. Les intuitions duméziliennes ont donc permis la réappropriation et la réunion de matériaux mythologiques épars dans l’espace et le temps. Cela a été évident dans la matière celtique avec la réinterprétation des récits médiévaux !

    Pourtant les études indo-européennes ne peuvent se limiter aujourd’hui au seul corpus écrit. L’ancien savoir indo-européen subsiste dans les coutumes et les croyances populaires. C’est peut-être même dans cette matrice fortement identifiée à des terroirs que les chercheurs, je pense notamment à Philippe Walter et à Jean-Claude Lozac’hmeur, découvriront les rites qui justifient les mythes. Il serait opportun de s’inspirer des travaux d’Alain Daniélou sur l’Inde pour reconsidérer notre patrimoine. Expliquer le mythe en omettant ou occultant le rite qui l’accompagne et l’anime n’a pas de sens à mes yeux. La beauté du monde ne se trouve pas dans les champs de ruines, mais dans la vie qui sourd des prairies, des forêts et des mers.

    ♦ Quel est à vos yeux le mythe fondateur de la Tradition celtique ?

    Il me semble que le monde celtique fonde sa Tradition cosmologique dans une double interprétation solaire du temps et de l’espace. Les antiques navigations autour du monde que les copistes médiévaux ont christianisées sont à ce point de vue exemplaires. Elles illustrent une navigation a dextrario dans le monde visible et dans son invisible reflet, une circumambulation vers l’Ouest, vers les îles, les Dieux, le milieu du monde. Nous sommes là dans une vision globale du monde, non dans une appréhension linéaire du temps et de l’espace, dans un cycle que je n’identifierai pas à un cercle mais à une spirale. Cette quête du lieu de connaissance est révélatrice d’un état d’esprit aventureux et merveilleux porté depuis des millénaires par les Celtes. Peu importe les noms des héros, Mael Duin ou Brendan, Peredur ou Galaad, ils se confondent tous dans une même tradition et activent tous le même mythe primitif, celui du chant originel.

    La quête de la connaissance est une prise de parole au terme d’une longue pérégrination. La singularité de ces voyageurs et l’essentiel de ces rites de passage d’un monde à l’autre dépendent d’une base : le monde est indivisible. L’histoire de l’homme doit alors s’interpréter dans un ensemble vu et entendu, parcouru et perçu avec tous nos sens éveillés. Celui qui voit peut seul prétendre à la parole. C’est le cas des druides, les très savants, les très voyants ! C’est le cas de Gwion, de Taliesin, de Merlin… Ils parlent puisqu’ils ont lors de leurs voyages et de leurs vies maîtrisé la matière (la forme) et traversé la frontière du visible. Ce sont des êtres complets qui agissent avec les forces du monde et dont le rôle est bien de dire la loi et de veiller au respect de l’ordre. Le chant du monde est à mon avis le mythe fondateur de la Tradition celtique.

    ♦ Votre figure préférée du panthéon celtique ?

    kernun10.jpgLe principe omniscient représenté sous de multiples formes par le Dieu gaulois Cernunnos, le héros gallois Pwyll, le guerrier irlandais Finn ou le barde britto-gallois Merlin… Ce sont tous archétypes solaires du guerrier-magicien et du prophète-chasseur. Ils représentent à la fois l’ancien monde et l’autre monde. Leur connaissance des arts traditionnels leur permet de prévoir l’imprévisible et de voir l’imperceptible. Ils portent sur notre monde un regard au-delà de la semblance des choses. Ce sont toutes divinités liées au cerf, l’animal psychopompe qui partage le même symbolisme que l’arbre. Cernunnos, Pwyll, Finn invitent à regarder et à interpréter le monde. Il y a dans ces 3 figures maîtresses une perception de l’apparence et de la transparence, qui, dans ces temps obscurs, est ô combien illuminatrice. Pwyll, dont le nom signifie “bon sens, jugement” va ainsi régner sur Annwvyn, littéralement la “région des morts”, et acquérir une légitimité dans l'autre monde.

    Les traditions populaires ont conservé des traces de cette trame mythologique celtique, traces dont la signification apparaît évidente si on s’intéresse encore au culte du Dieu-cerf Cernunnos. Quand les hommes revêtent des peaux de cerfs et arborent des ramures lors des carnavals, ils reproduisent et perpétuent les antiques mascarades calendaires d’Esus-Cernunnos. La fête et son rituel carnavalesque ne doivent pas occulter la fonction primordiale du cerf, messager et passeur de l'autre monde… Qu’il s’agisse d’un cerf chassé par un roi, chevauché par un prêtre ou d’une fée transformée en biche, l'animal appartient à une même dimension et remplit une même fonction. Il conduit l’homme du monde mortel des apparences dans l’espace immanent et impermanent. Le conte irlandais de Finn a conservé explicitement cette dimension que les récits médiévaux et les légendes continentales ont écartée pour en privilégier des aspects secondaires. La perception d’un autre monde et le passage à cet autre monde supposent une connaissance de la magie et une maîtrise des fonctions magiques latentes dans l’homme et l’univers.

    Le regard porté sur cet autre monde et son exploration, et plus sommairement son évocation sont fondamentalement incompatibles avec la doctrine chrétienne. Le corpus légendaire enseigne l’existence d’un autre monde et la possibilité de l’explorer par le perfectionnement de connaissances et de pouvoirs supranaturels. La vision de Pwyll, sa rencontre avec un roi de la région des morts, son passage et sa souveraineté supposent un partage du monde et correspondent à un enseignement global, qui transporte l’homme hors de son paysage mental. Pourtant, le récit de Pwyll est sans comparaison avec la richesse symbolique du cycle de Finn. Les aventures de Finn, littéralement le “blanc” (avec le sens de sacré), composent une source d’enseignement exceptionnelle tant dans le partage du monde de Samain (novembre) à Beltaine (mai) et de Beltaine à Samain, que dans la sacralité de la nature qu’elle enseigne. Finn et Fiana préfigurent les ordres religieux et militaires du Moyen Âge, Templiers et Hospitaliers. Ce cycle induit une magie de la vie qui serait une interaction faite d’obligations et d’interdits. (…)

    ♦ Quels sont vos projets ?

    Je n'ai pas d'autre choix que de poursuivre la lutte contre la plus détestable des doctrines, l'idéologie marchande et son cortège de voleurs, de menteurs et de lâches qui attentent à l'ordre du monde. La création de revues où énoncer des pistes de recherche, l'organisation de colloques où débattre et l'ouverture d'un site internet où diffuser des références ne constituent pas des buts en soi. Ce ne sont que des moyens pour maintenir une recherche traditionnelle dans la société contemporaine. Il est important de baliser le terrain, d'être en chemin pour apprendre et comprendre le sens du sacré. Aujourd'hui, il m'apparaît essentiel de retrouver les sources savantes des traditions populaires, quitte à m'éloigner un peu des turbulences profanes. Après le colloque sur l'histoire de Bretagne organisé en juin 1999 (actes publiés dans Ordos n°23-24, Samain 1999), je vais donc convier tous nos amis à un rendez-vous sur les mythes en juin 2000, à Renac, puis à un troisième en juin 2001.

    Je ne pense pas que le combat prioritaire soit actuellement d'ordre politique en Bretagne et en Europe. Je ne pense pas non plus que la royauté ait été au centre de la Tradition celtique. Certes, la figure du roi est bien le principe actif de la souveraineté guerrière, mais le roi est l'une des deux composantes des couples formés avec la reine d'une part, avec le druide de l'autre. La place et le rôle de Merlin m'apparaissent bien plus fondamentaux dans le cycle arthurien que ceux d'Arthur… Le retour d'Arthur est bien plus qu'une symbolique littéraire ou légendaire, beaucoup plus qu'une croyance en l'immortalité du héros, c'est en fait la restauration de l'ordre cosmique, qui ne peut s'effectuer qu'à la fin d'un cycle. La maladie du roi induit la décadence du royaume et sa mort clôt les temps aventureux. Si adolescent, j'ai pu naïvement espérer le retour d'Arthur pour libérer la Bretagne de ses oppresseurs, aujourd'hui, je ne peux croire à ce scénario héroïque. Ce retour ne pourra en effet avoir lieu qu'après le réveil des Dieux. C'est aux hommes qu'il appartient de réveiller les Dieux et de les honorer. Si la bataille de Camlan a sonné le glas de la souveraineté celtique, c'est que les Bretons avaient déjà tourné le dos aux Dieux de leurs pères : ils avaient renoncé à leurs valeurs ancestrales pour se convertir au culte nouveau, venu du désert. La folie de Merlin et la mort d'Arthur ouvrent un crépuscule celtique. Face à ce fléau, le recours à la Tradition celtique s'impose. Sachant que l'histoire est cyclique, je suis convaincu que notre antique souveraineté sera restaurée le jour où le bazar des marchands aura été balayé… Après tout, que représente une vie d'homme pour les Dieux immortels ?

    Dans le légendaire celtique, Merlin retourne dans la forêt avant la mort du roi. Son retrait du monde annonce donc la prochaine disparition du souverain. De même, nous avons non pas à engranger, mais à nous ressourcer dans la forêt pour y apprendre la science du monde. Il est impératif de vénérer les Dieux par le rite et le sacrifice afin de retrouver le chemin de l'Autre Monde et de renouer avec les rites de passage, omniprésents dans nos mythes celtiques. S'il plaît aux Dieux, j'espère naviguer autour du monde, à l'instar de Pwyll, afin d'apercevoir Rhiannon et de l'interroger. La vue et la parole retrouvée, il me restera alors à entendre et à apprendre.

    ► Propos recueillis par Christopher Gerard, Antaïos n°15, 1999.

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