• Bourgeoisisme

    daumie10.jpgLe bourgeoisisme est la mentalité, une attitude de l'esprit et, plus généralement, une attitude devant l'existence, caractéristiques de la bourgeoisie, étendue à l'ensemble de la société moderne indépendamment des classes sociales. C'est donc plus un concept philosophique qu'un concept d'ordre sociologique ou économique.

    Le bourgeoisisme désigne en fait les traits négatifs de l'esprit bourgeois dès lors qu'ils deviennent universels mais ne renvoie pas aux traits positifs de la “bourgeoisie entreprenante”, aujourd'hui en plein déclin. Le bourgeoisisme qui s'oppose à l'esprit populaire comme à l'esprit aristocratique, domine la société marchande et la civilisation occidentale : morale de l'intérêt, recherche individualiste du bien-être immédiat, réduction du lignage à l'héritage matériel, esprit de calcul, conception négociante de l'existence, ignorance du don, préservation parcimonieuse de la vie, refus du risque et de l'aléa, esprit d'entreprise limité à l'accroissement de richesse, désir de sécurité, tendances cosmopolites, indifférence aux attaches, aux enracinements et aux solidarités avec son propre peuple, détachement envers tout sentiment religieux de nature collective ou gratuite, ignorance complète du sacré. Le bourgeoisisme caractérise aujourd'hui, au-delà des étiquettes de “droite” ou de “gauche”, la plus grande partie de la société européenne. (Lexique)

    Contre l'esprit bourgeois !

    ◘ Entretien avec Robert Steuckers accordé à Guillaume Cröber pour le dossier “Jeunesse” de la revue Espaces Nouveaux

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    • 1) Existe-t-il véritablement un esprit bourgeois ?

    Réponse affirmative sur 2 plans.

    ◊ a) Un plan empirique : n'importe quel citoyen moyennement intelligent perçoit une sphère bourgeoise dans la société, une sphère aux contours flous dont le contenu s'insinue partout. La sphère bourgeoise n'est pas fermée sur elle-même, elle n'est pas un espace clos facilement discernable ; elle est bien plutôt un rhizome qui s'est capillarisé dans toutes les strates de la société, dans la sphère de l'État et dans l'univers ouvrier, dans la religion et dans l'intelligence.

    ◊ b) Un plan scientifique : les initiés savent, surtout ceux qui partagent notre vision du monde, que des auteurs comme Werner Sombart, sociologue allemand, où Bernard Groethuysen, philosophe allemand, ont, au cours de la première moitié de notre siècle, repéré les étapes historiques de la formation de la classe bourgeoise. L'amour des richesses, l'esprit de calcul, la perte du sens de la gratuité, la propension à tout monnayer, la volonté de gagner sans rien entreprendre ont été les moteurs du bourgeoisisme. Certes, je ne me permettrais pas de critiquer la volonté d'entreprendre, la créativité industrielle ou la faculté de bien gérer une entreprise mais la finalité du bourgeoisisme n'est justement pas de générer un dynamisme permanent; au contraire, cet éventail d'idéologèmes vise l'établissement d'une quiétude, d'une jouissance hédoniste non créative. Par le biais de l'usure, une caste de la société vit aux dépens des travailleurs et des créateurs. L'homme, dans la plénitude de sa dignité, est avant tout un créateur de formes; il est le point focal d'où partent des énergies intellectuelles ou physiques. Que celles-ci soient récompensées en nature pour leur intensité n'est pas éthiquement répréhensible. L'usurier, que nos ancêtres médiévaux conspuaient, vit sans prester ni travail physique ni travail intellectuel. Le fait qu'il retire des bénéfices et des pouvoirs d'un tel état de chose est, en revanche, très répréhensible sur le plan éthique (Cf. Jacques Le Goff, La bourse ou la vie, Hachette, 1987).

    L'esprit bourgeois, en résumé, c'est l'ensemble des valeurs qui permettent à ceux qui les portent et les diffusent, de vivre sans être confrontés directement à la souffrance, aux tourments de la créativité, de l'effort sur soi, de la volonté de léguer et de transmettre, aux générations ultérieures, une œuvre aussi parfaite que possible. L'esprit bourgeois, c'est l'esprit de l'usurier et du spéculateur qui jouit de ses richesses sans peiner et surtout sans les avoir lui-même produites. Le contre-exemple qu'il donne est très négatif sur les plans politique et historique. Il incite des individus de valeur, des individus dotés de capacités multiples, à s'adonner à la spéculation plutôt qu'à la créativité, puisque c'est matériellement plus rentable.

    Je m'empresse d'ajouter que le marxisme a confondu dans le terme “bourgeois” l'entrepreneur créatif, qui mobilise des moyens pour lancer son invention personnelle dans la société, et le bourgeois spéculateur et usurier, qui profite d'une fortune que ni ses capacités intellectuelles ni sa force physique n'ont permis d'acquérir, pour prêter avec intérêt des sommes d'argent à ceux de ses concitoyens qui en ont besoin et, par ricochet, pour vivre de leur sueur ou de leur génie. Le terme bourgeois doit être utilisé par nous dans le sens d'usurocrate.

    • 2) En quoi influence-t-il notre société ?

    L'esprit bourgeois/usurocratique inverse les hiérarchies naturelles. L'intensité vitale, intellectuelle ou physique, la créativité des mains et des cerveaux, nous la plaçons au sommet de la hiérarchie de nos valeurs. L'esprit bow­geois/usurocratique fait de la créativité, des virtualités des peuples, des objets de spéculation, des moyens commodes de s'enrichir. Par conséquent, ces virtualités sont repoussées par l'usurier à un échelon inférieur de la hiérarchie des valeurs.

    Par ailleurs, les idéaux diffusés par la publicité sont des idéaux de carpe diem, de farniente, sont des valeurs hédonistes, suggérées par des plages et des palmiers, des corps vautrés sur un sable chaud, des ciels tropicaux, des hôtels de luxe aseptisés, des fauteuils cossus, des grosses autos aux métaux brillants, aux chromes agressifs. Jamais un programme publicitaire ne vantera les mérites d'un atelier surchauffé, d'une coulée continue, n'aura une dimension prométhéenne. Jamais, il n'exaltera le travail proprement dit.

    Nous nous acheminons ainsi petit à petit vers une société du non-travail, le travail étant jugé non valorisant, exactement comme dans l'univers biblique. Au travail éreintant, l'idéologie dominante oppose la rouerie ou le calcul du petit boursicotier qui s'enrichit sans se fatiguer ni rien produire. La jet-society fait la une des magazines, pas l'invention importante de tel laboratoire. Les histrions détiennent le pouvoir culturel. Les yuppies écument Wall Street, prétendent travailler dur mais, de ce travail, personne ne voit le résultat concret et tangible : où sont, en effet, les machines qu'ils ont construits, les arbres qu'ils ont plantés, le blé qu'ils ont fait poussé, la théorie qu'ils ont échafaudée, la formule chimique ou mathématique qu'ils ont mise au point, la maison qu'ils ont bâtie, la statue qu'ils ont sculptée ? Ces malheureux, idéalisés par Reagan et Thatcher, ne sont que les larbins de la grande machine usurocratique. Ils vivent des miettes que veulent bien leur lancer les usuriers qui, de surcroît leur font aimer leur esclavage.

    • 3) Quelles en sont les incidences sur la jeunesse européenne ?

    Les incidences de cette mentalité sont graves à plus d'un titre. Les années 80, que nous venons de laisser derrière nous, ont stérilisé l'esprit contestataire qui a toujours animé la jeunesse. Sur fond de crise, on a assisté à une démission généralisée, à un assagissement inquiétant. Pas de révolte, pas de dissidence, pas de critique. La jeunesse a mis bas les armes. L'usurocratie mondiale a entrepris la conquête de cet espace social, jusqu'ici rétif à ses manigances. Un exemple : les villes d'Europe ont été couvertes d'affiches publicitaires, les journaux remplis de pages en quadrichromie, pour vanter les mérites des comptes bancaires spéciaux pour les 12 à 18 ans ou pour les étudiants. L'usurocratie annihilait ainsi l'indépendance et l'insouciance financière de la jeunesse. Elle contribuait ainsi à en faire des petits vieux avant l'âge. Elle l'entraînait dans la spirale des dettes et des remboursements. Les incidences de l'esprit usurocrate sont donc bien tangibles et bien concrètes.

    • 4) Voit-on poindre à l'horizon une jeunesse opposée à cet esprit ?

    Aujourd'hui, su seuil des années 90, il y a tout lieu d'être pessimiste. En effet, 1968 est loin, très loin, et les néo­libéraux qui hier étaient contestataires, tentent d'assimiler les linéaments positifs de 68 au “fascisme”. Quand les étudiants griffonnaient sur les murs de la Sorbonne le slogan “l'imagination au pouvoir”, 2 possibles germaient : donner la priorité à la créativité concrète ou laisser libre cours aux pulsions hédonistes, à ce que Marcuse nommait l'orphisme ou le narcissisme anti-prométhéen. Bien sûr, il ne faut pas simplifier à outrance et faire du modèle prométhéen la panacée absolue ou nier la dimension poétique du mythe d'Orphée. De plus, il y a dans la philosophie de Marcuse bien davantage que cette polarisation un peu abrupte entre les figures de Prométhée et d'Orphée. Mais c'est cette polarisation que les terribles simplificateurs ont retenue : leur travail de vulgarisation a provoqué le basculement de nos idéologies dominantes vers la soft-idéologie narcis­sique/orphique. La jeunesse a été entraînée dans cette chute; elle se débat aujourd'hui dans cette gélatine étouffante qui n'autorise le déploiement d'aucune volonté projectuelle. Pour répondre plus directement à votre question, je dirais que rien ne point à l'horizon ; nous sommes dans des années d'indécision, ce qui n'empêche pas qu'elles soient décisives. C'est dans cette période d'interrègne que les rares contestataires véritables — des contestataires constructifs — doivent réfléchir et élaborer la contre-offensive, trouver la recette qui dissolvera la gélatine soft-idéologique, sans pour autant retomber dans le productivisme unidimensionnel dénoncé à juste raison par Marcuse. En effet, la notion d'unidimensionnalité est capitale car c'est contre toute les réductions ad unum qu'il nous faut lutter. Elle est d'autant plus importante aujourd'hui, cette notion d'unidimensionnalité, que les tenants de la soft-idéologie veulent nous imposer un monde unifié, communiant dans le même culte du Coca-­Cola et des idoles de la chanson américaine. C'est cette unidimensionnalité-là qu'il s'agit de combattre, parce qu'elle laisse en jachère quantité de possibles, parce qu'elle étouffe des talents multiples, fruits féconds d'un monde résolument pluridimensionnel.

    • 5) Quelle démarche la jeunesse devrait-elle aborder pour contrer cet esprit bourgeois ?

    La démarche première est une démarche de dissidence. Une démarche critique qui criblera toutes les manies et les institutions de l'usurocratie omniprésente. Les individualités critiques doivent se rassembler, diffuser leurs idées, créer la contre-culture, former des communautés d'hommes et de femmes partageant la même vision des choses mais des communautés non retranchées du monde comme celle des bergers du Larzac ou de l'écotopie californienne. La difficulté, c'est d'être à la fois en dehors du mande usurocratique et dans ce même monde, afin de le combattre sur son propre terrain. Cette stratégie de subversion constructive est très difficile à manier. En effet, notre histoire est jalonnée de monologiques, pour lesquelles il n'y a chaque fois qu'une et une seule solution valable. Nous arrivons à l'âge des logiques plurielles, à vitesses multiples, où il faudra savoir simultanément et adroitement avancer et reculer, avancer pour conquérir du terrain, reculer pour mieux sauter plus tard, louvoyer pour ne pas être étouffé par la gélatine soft-idéologique, contourner les innombrables obstacles que nous dresse le système. Jadis, à l'unidimensionnalité rationaliste/technochratique, les contestataires ont opposé l'unidimensionnalité utopique/romantique. Il s'agira demain d'opposer à toutes les unidimensionnalités des éventails plurilogiques capables de s'insinuer dans toutes les failles du système et d'y créer des foyers de corrosion.

    Mais ce travail de sape exige au préalable une préparation intellectuelle très rigoureuse et fortement structurée. La contre-offensive ne pourra pas s'appuyer sur les résidus intellectuels des contestations précédentes. Elle doit impérativement faire recours aux innovations contemporaines en philosophie ou en sciences. C'est surtout la tâche des étudiants, handicapés toutefois par la déliquescence de l'enseignement qu'ils ont subi. Sur le plan pratique, la technologie de la PAO permet de sortir tracts, revues, brochures, journaux, livres à des prix abordables. Un véritable samizdat doit naître, qui précédera le travail politique proprement dit. Rien ne sert de commencer par celui-ci, si l'on n'a pas forgé préalablement un projet de société, un projet constitutionnel, un programme économique cohérent et moderne qui ne serait pas la simple répétition d'un modèle antérieur ou un bricolage idéologique boiteux, qui ne serait pas un salmigondis de revendications incohérentes de type pouja­diste.

    Le bourgeoisisme a pris aujourd'hui une telle ampleur planétaire qu'il ne peut plus être combattu par le folklore ou le recours à la marginalité (toute marginalité est désormais récupérable par l'espace marchand) mais uniquement par l'esprit, par l'intelligence servie par une volonté résolument dissidente. Je m'empresse d'ajouter que l'intelligence n'est pas toujours sanctionnée par un diplôme universitaire. Si c'était le cas, les centaines de milliers d'énarques, de juristes, d'économistes, de technocrates, etc. qui fonctionnent de par le monde, se mettraient en grève et refuseraient de servir plus longtemps encore l'usurocratie. Le samizdat doit servir à révéler les contradictions de la soft-idéologie, ses ratés, ses dysfonctionnements. Pour ce faire, il faut avoir des compétences professionnelles et, souvent, une formation universitaire. Pour sentir qu'il y a des dys­fonctionnements, il faut de l'intuition : n'importe quel citoyen peut en avoir. Il lui suffira ensuite de donner cohérence à ses intuitions.

    En bref : la démarche à adopter, c'est de se doter des instruments conceptuels cohérents pour analyser un réel qui n'est même plus celui d'il y a 20 ans (de mai 68) ; c'est utiliser les ressources techniques récentes (PAO, vidéo, radios libres, etc.), en retournant l'individualisme consumériste contemporain contre lui-même ; je m'explique : le système bourgeois a privilégié la sphère privée en accordant aux individus le droit de posséder des instruments très performants, lesquels peuvent se révéler subversifs. Regardez autour de vous : combien de revues très bien faites sont nées sans capitaux, sans qu'il ne soit exigé des cotisations lourdes pour les financer, dans les 5 dernières années ? C'est un résultat de la PAO qui rend la fabrication de revues très aisée. C'est dans ce sens qu'il faut poursuivre la lutte ; le texte écrit sera le pont entre les représentants d'une dissidence omniprésente dans notre société. Il faut semer et, à coup sûr, nous récolterons.

    • 6) Est-ce que les Wandervögel ont incarné cette résistance à l'esprit bourgeois ? Quelles leçons peut-on retirer de leur itinéraire ?

    Les Wandervögel constituent effectivement un exemple d'école. La discipline rigoureuse de l'époque wilhelminienne, la rigidité des programmes scolaires, l'étroitesse d'esprit du moralisme du XIXe, ont provoqué une volonté de dissidence parmi les jeunes. Ils ont voulu créer le “Règne de la jeunesse”, indépendant du monde adulte. Mais cette volonté n'a pas stagné dans l'utopie. Dans le sillage de la révolte juvénile allemande du début du siècle, des concepts nouveaux sont nés, notamment en pédagogie. Résultat : le matériel humain a pu mieux être utilisé en Allemagne qu'ailleurs en Europe. La maîtrise des techniques modernes était un fait courant dans les ligues de jeunesse : cinéma (chez les Nerother), motos, planeurs, méthodes agricoles nouvelles, premiers rudiments d'écologie, etc. Les Wandervögel, et les ligues qui ont pris le relais, nous enseignent donc à être à la fois dans le monde et en dehors de ses scléroses. Ils n'ont pas sombré dans un hédonisme stérilisant mais affronté la vie de face, l'ont prise à bras le corps.

    ► Robert Steuckers, Discours & réponses, 1990.

     

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    pièces-jointes :

     

    L’esprit bourgeois

    La bourgeoisie a peu ou prou que classe sociale. Mais le type humain, la mentalité spécifique demeurent et se sont diffusés dans la société toute entière. Les valeurs bourgeoises, l’esprit bourgeois, connaissent bel et bien leur apogée. Hier puritain, austère, complexé et dévot, il est aujourd’hui jouisseur, hédoniste, agnostique et libéré. Et il a toujours comme sacro-saint principe de vie la défense de ses intérêts.

    preteu10.jpgLa bourgeoisie a toujours été analysée à la fois comme une classe et comme la représentante d’une mentalité spécifique, d’un type humain ordonné à un certain nombre de valeurs. Ainsi, pour Max Scheler, le bourgeois se définit d’abord comme un « type biopsychique », que sa vitalité déficiente pousse au ressentiment et à l’égoïsme calculateur. Le bourgeois, dit-il, ne se pose jamais la question de savoir si les choses ont une valeur en elle-même : il se borne à se demander : « Est-ce que c’est bon pour moi ? » (1). Eduard Spranger distingue de même six idéaltypes de personnalités, parmi lesquels le bourgeois correspond à « l’homme économique » : celui qui ne prend en compte que l’utilité des choses (2). Pour Nicolas Berdiaev, le bourgeoisisme est d’abord une « catégorie spirituelle ». L’esprit bourgeois ne se confond donc pas nécessairement avec la classe bourgeoise. « Qui a su prendre les mœurs de la bourgeoisie est bourgeois » disait Edmond Goblot (3). Et André Gide :

    « Peu m’importent les classes sociales, il peut y avoir des bourgeois aussi bien parmi les nobles que parmi les ouvriers et les pauvres. Je reconnais le bourgeois non à son costume et à son niveau social, mais au niveau de ses pensées. Le bourgeois a la haine du gratuit, du désintéressé. Il hait tout ce qu’il ne peut s’élever à comprendre. »

    Sombart voit également chez le bourgeois un type psychologique, inégalement distribué à l’origine parmi les peuples européens et auquel le capitalisme a permis de devenir dominant. Il reconnaît, bien entendu, qu’esprit capitaliste et capitalisme vont de pair. Cependant, posant en principe que les facteurs psychiques ou spirituels interviennent dans la vie économique tout autant que celle-ci les détermine elle-même, et rappelant que, les organisations étant des œuvres humaines (le producteur précède nécessairement le produit), il affirme que l’esprit capitaliste préexistait en quelque sorte au capitalisme, c’est-à-dire que le capitalisme naissant a d’abord été le fait de tempéraments prédisposés à certains comportements : tempéraments plus introvertis, plus concentrés, plus portés à l’épargne qu’à la dépense, plus contractés qu’expansifs, plus « refoulés » que « dilatés » (4).

    Le capitalisme naît, selon lui (5), dans les républiques marchandes du nord de l’Italie, et singulièrement à Florence. dès la fin du XIIIe siècle. Le type accompli du bourgeois se trouverait déjà chez Léon-Battista Alberti, auteur d’un célèbre ouvrage intitulé Del Governo della famiglia, rédigé entre 1434 et 1441. Alberti y fait l’éloge de ce qu’il appelle « le saint esprit d’ordre » (sancta cosa la masserizia), lequel se caractérise par l’esprit d’épargne et la rationalisation du comportement économique. Non seulement, dit-il, il ne faut pas dépenser plus qu’on ne possède, mais il vaut encore mieux dépenser moins qu’on ne possède, c’est-à-dire épargner : on devient riche, non seulement en gagnant beaucoup, mais aussi en dépensant peu.

    « La doctrine des vertus bourgeoises, écrit Sombart, n’a guère subi de développement intensif depuis le Quattrocento. Ce que les siècles suivants ont enseigné aux générations successives de bourgeois se réduit en somme à ce qu’Alberti avait cherché à inculquer à ses disciples » (6).

    Ce sont en effet les mêmes préceptes que l’on retrouve à partir du XVIIe siècle dans les grands traités de vertu bourgeoise, tels Le Parfait Négociant, publié par Savary en 1675, qui développe l’idée de la nature fondamentalement pacifique de la relation commerciale, ou The Complete English Tradesman, écrit par Daniel Defoe vers 1725, où l’auteur de Robinson Crusoé plaide pour l’autonomie de l’activité économique, fait l’apologie de la morale puritaine et condamne les mœurs aristocratiques en ces termes : « Lorsque je vois un jeune boutiquier posséder des chevaux, s’adonner à la chasse, dresser des chiens et lorsque je l’entends parler le jargon des hommes de sport, je tremble pour son avenir » ! Les mêmes idées (critique de la frivolité, de la dépense inutile) se retrouvent encore chez Locke, comme chez Benjamin Franklin. C’est d’ailleurs dans le monde anglo-saxon, stimulé par le calvinisme et le puritanisme, que les vertus du bourgeois vieux-style vont trouver le mieux à s’épanouir : application, épargne, frugalité, tempérance, esprit d’ordre et de calcul. Car il s’agit avant tout d’éliminer la fantaisie, l’aléa, la passion, la gratuité, de créer partout des lois et des réglementations, de peser la valeur des choses, d’évaluer l’intérêt des aspirations quotidiennes. Franklin justifie la vertu en disant qu’elle est d’abord utile. Pour le bourgeois, chaque action doit respirer la « sagesse économique » (Sombart).

    Ainsi, ce à quoi s’opposent d’abord les anciennes vertus bourgeoises, c’est au mode de vie seigneurial, fait de prodigalité, de dépense sans compter, de prédation comme de générosité, de gratuité dans tous les sens du mot. Sombart a décrit cette opposition de tempéraments en des termes frappants :

    « Ces deux types fondamentaux, l’homme qui dépense et l’homme qui thésaurise, le tempérament seigneurial et le tempérament bourgeois, s’opposent nettement l’un à l’autre dans toutes les circonstances, dans toutes les situations de la vie. Chacun d’eux apprécie le monde et la vie d’une manière qui ne ressemble en rien à celle de l’autre […] Celui-là peut se suffire à lui-même, celui-ci a un tempérament grégaire ; celui-là représente une personnalité, celui-ci une simple unité ; celui-là est esthéticien et esthète, celui-ci moraliste […] Les uns chantent et résonnent, les autres n’ont aucune résonance : les uns sont resplendissants de couleurs, les autres totalement incolores [...] Les uns sont artistes (par leurs prédispositions, mais non nécessairement par leur profession), les autres fonctionnaires. Les uns sont faits de soie, les autres de laine » (7).

    La fable de La Fontaine, La Cigale et la Fourmi, marque déjà, sur le mode plaisant, tout un renversement de valeurs. « Ce qui signifiait décadence pour l’aristocrate devient idéal pour le bourgeois » (Evola). Toutes les qualités liées à l’honneur (le “point d’honneur”) sont dévalorisées. « Garde-toi de prendre trop à cœur les offenses, écrit Benjamin Franklin, elles ne sont jamais ce qu’elles paraissent être au premier abord ». On peut en effet toujours “s’expliquer”. Désormais, il ne faut plus rechercher ni la gloire ni l’honneur ni l’héroïsme. Il faut en toutes choses être pratique, économe et mesuré. Le bourgeois tient à la considération, qui implique de respecter les conventions, plus qu’à la gloire, qui ne s’obtient parfois qu’en les piétinant. La qualité, dorénavant, se ramène au mérite. « Le sublime est mort dans la bourgeoisie » disait Sorel.

    Sombart décèle également une opposition radicale entre tempérament bourgeois et « tempérament érotique » :

    « Tout aussi étrangers au tempérament érotique sont les tempéraments non sensuel et sensuel, l’un et l’autre d’ailleurs parfaitement compatibles avec le tempérament bourgeois. Il existe entre la sensualité et l’érotique une opposition tranchée, un abîme infranchissable [...] Nous pouvons dire, d’une façon générale, qu’entre un bon chef de maison, c’est-à-dire un bon bourgeois, et un tempérament érotique, de quelque degré qu’il soit, il existe une opposition irréductible. On considère comme la principale valeur de la vie ou l’intérêt économique (au sens le plus large du mot) ou l’intérêt érotique. On vit ou pour l’économie ou pour l’amour. Vivre pour l’économie, c’est épargner ; vivre pour l’amour, c’est dépenser » (8).

    Mais Sombart attribue bien d’autres traits encore au bourgeois. Il souligne par ex. le ressentiment qu’inspire à la bourgeoisie une aristocratie dont elle se sent exclue, et qu’elle caricature immanquablement chaque fois qu’elle cherche à la remplacer (9). Emmanuel Berl fait de son côté cette remarque très juste que, dans l’aristocratie, le fils cherche à ressembler le plus possible, sinon à son père, du moins à l’image censée s’attacher au nom qu’il porte, tandis que « l’idéal bourgeois, au contraire, implique un certain progrès du fils sur le père et une accumulation de mérites qui doit correspondre à l’accumulation d’argent et d’honneurs vers quoi la famille s’efforce » (10). On retrouve ici l’orientation vers le futur. Les enfants doivent mieux “réussir” que leurs parents, et la première chose que l’on attend de l’école est qu’elle les y aide : c’est une idée foncièrement bourgeoise que le système éducatif doit avant tout permettre d’acquérir un métier et que, de ce fait, les disciplines les plus “utiles” sont aussi les meilleures (11).

    Pour le bourgeois vieux-style, il faut donc supprimer toute dépense superflue. Et pour cela compter et compter sans cesse. Mais qu’est-ce qui est “superflu” ? Tout ce qui, précisément, ne se laisse pas compter, tout ce qui n’a pas d’utilité calculable, tout ce qui ne peut se ramener à une évaluation en termes d’avantage individuel, de rentabilité et de profit.

    « L’émergence de la bourgeoisie — écrit Cornélius Castoriadis —, son expansion et sa victoire finale marchent de pair avec l’émergence, la propagation et la victoire finale d’une nouvelle “idée”, l’idée que la croissance illimitée de la production et des forces productives est en fait le but central de la vie humaine. Cette “idée” est ce que j’appelle une signification imaginaire sociale. Lui correspondent de nouvelles attitudes, valeurs et normes, une nouvelle définition sociale de la réalité et de l’être, de ce qui compte et de ce qui ne compte pas. Brièvement parlant, ce qui compte désormais est ce qui peut être compté » (12).

    Ce qui caractérise l’esprit bourgeois n’est donc pas seulement la rationalisation de l’activité économique, mais l’extension de cette rationalisation à tous les domaines de la vie, l’activité économique étant prise implicitement comme paradigme de tous les faits sociaux. D’où l’idée que ce qui ne peut être rationalisé est inutile, superficiel ou non existant.

    Aristote affirmait que la vertu ne peut être conquise par des moyens ou des biens extérieurs, mais que ce sont les biens extérieurs qui sont obtenus par la vertu. De même Cicéron exprimait-il la vérité de son temps en déclarant : « Ce qui importe, ce n’est pas l’utilité qu’on représente, mais ce qu’on est » (13). Dans l’optique bourgeoise, c’est l’inverse : on n’est plus que ce qu’on a : la preuve de la valeur est donnée par la réussite matérielle. Et comme ce qu’on a doit se laisser évaluer d’une façon qui s’impose à tous, l’argent devient tout naturellement l’étalon universel. On connaît le proverbe : « Un idiot pauvre est un idiot : un idiot riche est un riche. »

    « L’argent — explique Sombart — est un moyen remarquablement commode de transformer en quantités toutes les valeurs qui, par leur nature, ne se laissent ni peser ni mesurer et de les rendre ainsi justiciables de nos jugements de valeur. N’est précieux que ce qui coûte beaucoup d’argent » (14).

    À la limite, l’idée d’égalité n’est plus elle-même conçue comme égalité en droit, mais comme égalité numérique (un = un), comme « l’interchangeabilité de (presque) n’importe quelle activité humaine avec (presque) n’importe quelle autre, le modèle ici n’étant même plus la marchandise, mais la monnaie » (15). Les rapports sociaux finissent ainsi par ne plus se dérouler qu’à l’intérieur d’un marché, c’est-à-dire d’un système d’objets divisé entre objets possédants et objets possédés. Pour décrire cette réification du social, nul n’a fait mieux que Karl Marx, quand il montre la façon dont les rapports entre individus poursuivant tous leur meilleur intérêt finissent immanquablement par les transformer en choses (16).

    Le temps lui-même, enfin. devient une marchandise. L’Église catholique, il est vrai, fut la première à le présenter comme une denrée rare et “irrécupérable”, qu’il ne faut pas “gaspiller” (17). Depuis lors, le calcul du temps n’a cessé de se perfectionner au fur et à mesure que se répandait la conviction, proclamée par Franklin, que « le temps, c’est de l’argent » (time is money). Calculer les divisions du temps est en effet du même ordre que calculer les quantités monétaires : pas plus que l’argent gaspillé, on ne retrouve le temps perdu ! Outre les paradoxes qui en résultent dans la vie quotidienne (18), cette affirmation implique cependant un point de vue révolutionnaire. Dire que le temps est une denrée rare revient à dire en effet qu’il est une quantité limitée, c’est-à-dire que chaque espace de temps est désormais équivalent, et donc que la qualité de son contenu n’est plus ce qui compte le plus. La durée de l’existence, par ex., devient une valeur en qui permet de ne pas trop se soucier de l’intensité (ou de l’absence d’intensité) qui y règne. Encore une fois, le mieux se ramène au plus. Le temps était naguère surgissement de l’autre. Il devient homogène. La société bourgeoise n’a plus qu’un rapport quantitatif au temps.

    Le bourgeois veut donc avoir, paraître, et non pas être. Toute sa vie est ordonnée au “bonheur”, c’est-à-dire au bien-être matériel, ce bonheur étant lui-même rapporté à la propriété, définie comme ce que l’on possède en totalité, sans la moindre réserve, et dont on peut disposer à son gré. D’où la propension bourgeoise à faire de la propriété le premier des “droits naturels”. D’où également l’importance que le bourgeois accorde à la “sûreté”, qui est à la fois indispensable à la protection de ce qu’il a déjà et à la recherche rationnelle de son intérêt futur : la sécurité est d’abord un confort de l’esprit, elle garantit la maintien des acquis obtenus et permet d’en calculer de nouveaux.

    La politique bourgeoise est le reflet direct de ces aspirations. Méfiant vis-à-vis du politique, le bourgeois n’attend de l’État que l’instauration d’une sécurité lui permettant de jouir sans risque de ses avoirs. Le gouvernement idéal, pour lui, est celui qui est trop faible pour s’imposer à l’activité marchande, mais assez fort pour en garantir le bon fonctionnement. On reconnaît là l’État libéral : État-gendarme, “veilleur de nuit”. Au XVIIIe siècle, la doctrine de la séparation des pouvoirs vise ainsi à démembrer la souveraineté politique et à permettre à la bourgeoisie d’exercer le pouvoir législatif au sein d’assemblées de représentants élues au suffrage censitaire. Tout naturellement, cette activité de l’État est conçue comme essentiellement formelle. De même qu’il n’aime guère le scandale, qui rend les situations plus difficiles à maîtriser, ni le risque, lorsqu’on ne peut pas le calculer. le bourgeois répugne aux solutions de force. à l’autorité. à la décision. Il pense que tout peut s’arranger par le compromis, la discussion, la publicité des débats. le “dialogue” assorti d’appels à la raison. S’il veut soumettre le politique au juridique (“l’État de droit”), c’est qu’il croit pouvoir faire ainsi l’économie d’actes qui ne seraient pas déterminés par les normes. Et c’est pourquoi, devant la situation d’urgence et le cas d’exception, il est toujours démuni. La norme juridique est pour lui un moyen de conjurer l’aléa, de ramener l’imprévisible à cc que l’on a déjà prévu.

    Le jeu politique est ainsi calqué sur l’activité économique : au marchand, intermédiaire entre le producteur et le consommateur, correspond le représentant, intermédiaire entre l’électeur et l’État ; à la négociation contractuelle, la discussion comme source de compromis permettant de faire l’économie de la décision.

    La droite libérale, orléaniste, incarnera longtemps ce modèle de façon exemplaire (l9). C’est contre elle que Donoso Cortès définira la classe bourgeoise comme la « classe discutante », contre elle encore que Nietzsche, en 1887, dénoncera « la prééminence des marchands et des intermédiaires, même dans le domaine intellectuel » (20). Mais bientôt, l’orléanisme finira même par contaminer la gauche. Et Péguy pourra écrire :

    « L’intermédiaire, la bourgeoisie l’a savamment forgé : ce sont ces politiciens “bourgeois intellectuels”, nullement socialistes, nullement peuple, distributeurs automatiques de propagande, revêtus du même esprit, artisans des mêmes méthodes que l’adversaire qu’ils combattent. C’est par eux que l’esprit bourgeois descend par nappes progressives dans le monde ouvrier, et tue le peuple, le vieux peuple organique, pour lui substituer cette masse amorphe, brutale, médiocre, oublieuse de sa race et de ses vertus privées : un public, la foule qui hait » (21).

    La bourgeoisie, en fait, n’aime pas les convictions fortes, ni surtout les “dangereux” comportements qu’elles inspirent. Elle n’aime pas la foi. C’est pourquoi elle considère que « l’idéologie est toujours antibourgeoise » (Emmanuel Berl) et proclame volontiers la “fin des idéologies” — sans voir que cette fin consacre seulement le règne de la sienne. Bref, la bourgeoisie n’aime pas l’infini qui excède les choses matérielles, les seules sur lesquelles elle a prise. Emmanuel Mounier, qui voyait dans l’esprit bourgeois « le plus exact antipode de toute spiritualité », écrivait : « Le bourgeois est l’homme qui a perdu le sens de l’Être, qui ne se meut que parmi des choses, et des choses utilisables, destituées de leur mystère » (22). Et Bernanos : « La seule force de cet ambitieux minuscule est de n’admirer rien ».

    C’est sous cet éclairage qu’il faut situer la “morale bourgeoise”. Il y a certes une éthique puritaine, dont relèvent les vertus du bourgeois vieux-style, mais cette éthique s’inscrit elle-même toujours sur fond d’utilité. Ainsi la loyauté commerciale, qui en est l’une des vertus cardinales, n’a pas d’autre justification que d’être payante. Un commerçant malhonnête perdra sa clientèle : il est donc de son intérêt de ne pas la tromper (Honesty is the best policy). Le même commerçant n’hésitera pas, en revanche, à revendiquer le droit à la concurrence agressive, qui n’est rien d’autre que le droit d’enlever à ceux qui pratiquent le même négoce que lui la clientèle qu’ils se sont créée (23). Et si, par certaines pratiques promotionnelles et publicitaires, il peut faire baisser son prix de revient au détriment de la qualité du produit proposé, tout en étant assuré de faire illusion auprès de ses clients, il n’hésitera pas à le faire. Comme l’écrit Sombart :

    « l’économie est organisée uniquement en vue de la production de biens d’échange. Le gain, aussi élevé que possible, étant le seul but rationnel de l’entreprise capitaliste, la production de biens a pour critère et pour mesure, non la nature et la qualité des produits, mais uniquement le volume de leur vente possible » (24).

    Le bourgeois n’est en fait pas tant moral que moraliste. Comme l’avait bien vu Mounier, il n’adhère à la morale que dans une optique instrumentale. Les principes moraux sont pour lui des dispositifs permettant de se prémunir soit par en haut, contre l’autorité politique (dont on peut délégitimer les décisions par l’argumentation morale) soit surtout par en bas, contre le peuple (“classes laborieuses, classes dangereuses”), qu’il faut dissuader de se révolter contre le sort qui lui est fait. Comme la religion, la morale devient alors un adjuvant de la gendarmerie. Elle permet de maintenir l’ordre et d’éliminer les déviants, qui ne respectent pas la règle du jeu social et contestent le “désordre établi”.

    Au cours de son histoire, la bourgeoisie a été critiquée par en haut et par en bas : par l’aristocratie aussi bien que par le peuple. Cette convergence de critiques, par ailleurs différentes, est significative. On n’a peut-être pas assez remarqué que, dans le système trifonctionnel des origines, la bourgeoisie ne correspond strictement à rien. Certes, elle paraît se rattacher à la troisième fonction, la fonction économique, celle du peuple producteur. Mais elle n’en est qu’une excroissance marchande qui, se constituant en dehors du système tripartite, se dilate progressivement jusqu’à disloquer entièrement ce système et envahir la totalité du social : l’histoire des huit ou dix derniers siècles écoulés, c’est l’histoire de la façon dont la bourgeoisie, qui n’était rien au départ, a fini par devenir tout. On pourrait alors la définir comme la classe qui a séparé le peuple et l’aristocratie, qui a coupé les liens qui les rendaient complémentaires et, trop souvent, les a dressés l’un contre l’autre. Elle serait ainsi la classe moyenne au sens propre, la classe intermédiaire. C’est que notait Édouard Berth :

    « Il n’y a que deux noblesses, celle de l’épée et celle du travail ; le bourgeois, l’homme de boutique, de négoce, de banque, d’agio et de bourse, le marchand, l’intermédiaire, et son compère, l’intellectuel, un intermédiaire lui aussi, tous deux étrangers au monde de l’armée comme au monde du travail, sont condamnés à une platitude irrémédiable de pensée et de cœur » (25).

    Il faut sans doute, pour sortir de cette platitude, restaurer l’aristocratie et le peuple en même temps.

    ► Alain de Benoist, éléments n°72, 1991. [version légèrement remaniée]


    Notes :

    • 1. Max Scheler, Vom Umsturz der Werte, Leipzig 1919 (cf. vol. 3, chap. Der Bourgeois und die religiösen Mächte).
    • 2. Eduard Spranger, Lebensformen, Halle 1925, 1ère éd. en 1914.
    • 3. La Bill Barrière et le niveau : Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne, PUF, 1967, p. 6, 1ère éd. en 1925.
    • 4. Le Bourgeois : Contribution à l’histoire monde et intelllectuelle de l’homme économique moderne, Payot. 1926. Sombart parle de Naturen mit kapitalistischer Veranlagung chez lesquelles l’esprit bourgeois était en germe.
    • 5. La thèse a été contestée.
    • 6. Op. cit., p. 141.
    • 7. Ibid., p. 244-245.
    • 8. Ibid., p. 246-247.
    • 9. On sent ici l’influence de Nietzsche. L’importance du ressentiment dans la classe bourgeoise est également soulignée par Max Scheler. Cf. aussi Maria Ossowska, Bourgeois Morality, Routledge & Kegan Paul, London 1986 (chap. 6 : Resentment as a petty bourgeois trait).
    • 10. Frère bourgeois, mourez-vous ?, Bernard Grasset, 1988, p. 92.
    • 11. J. Ellul : « Tous les reproches actuels adressés à l’enseignement sont fonction du primat de l’argent » (Métamorphose du bourgeois, Calmann-Lévy, 1967, p. 59).
    • 12. Domaines de l’homme : Les carrefours du labyrinthe, II, Seuil, 1986, p. 140.
    • 13. Brutus, 257.
    • 14. op. cit., p. 210.
    • 15. Chronique en onze lettres, L’Antenne, 1989, p.15.
    • 16. « Quand il est question d’intérêt, le bourgeois qui réfléchit glisse toujours un troisième terme entre lui et sa vie » (K. Marx et F. Engels, L’Idéologie allemande, éd. Sociales, 1968, p. 241, 1ère éd. en 1845).
    • 17. Cf. Thomas d’Aquin, Somme théologique, II, 9, 2, § 2.
    • 18. « La consommation en effet prend du temps, et plus il y a à consommer, plus le temps devient un bien rare (...) Il en résulte que les gens passent de plus en plus de temps à essayer d’en gagner » (J.-P. Dupuy, Ordres et désordres : Enquête sur un nouveau paradigme, Seuil, 1982, pp. 85-86).
    • 19. Péguy : « Tout ce dont nous souffrons est au fond un orléanisme » (L’Argent, III, 386).
    • 20. Cité par P.A. Taguieff, « Le paradigme traditionaliste : horreur de la modernité et antilibéralisme. Nietzsche dans la rhétorique réactionnaire » in L. Ferry et A. Renaut (éd.), Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, Bernard Grasset, 1991, p. 224.
    • 21. Op. cit.
    • 22. Manifeste au service du personnalisme, Aubier, 1936, p. 20. Cf. aussi Révolution personnaliste et communautaire, Aubier, 1935, p. 352 sq.
    • 23. On sait que ce droit à la concurrence agressive a été jugé “immoral” pendant la plus grande partie de l’histoire. Au début du XIXe s., certaines entreprises se refusaient encore à faire appel à la “réclame”, jugeant que la qualité de leurs produits suffisait à leur assurer une audience.
    • 24. Op. cit., p. 217.
    • 25. Les Nouveaux Aspects du socialisme, p. 57.


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    « Le carlisme populaire sous la monarchie bourgeoise, la tentation césarienne sous l’Empire, l’agitation boulangiste et nationaliste au tournant du siècle, l’Action française à ses débuts, le “socialisme fasciste” dans l’entre-deux guerres, le gaullisme dans l’après guerre, comme certains ralliements électoraux du temps présent, le démontrent : la rencontre d’une partie du monde du travail avec la tradition nationale populiste, pour être partielle et plus ou moins éphémère, n’en est pas moins une réalité récurrente de la France et de l’Europe contemporaines. La clé de cette réalité réside pour une bonne mesure dans l’aptitude du socialisme national à dépeindre et à dénoncer sans complaisance la malédiction de l’Or, le châtiment des envieux, la corruption des mœurs, la dérision des médiocres, le ridicule et l’égoïsme sordide des nouveaux riches. “On résiste au pouvoir de l’argent par ce qu’on a de traditionnel en tant qu’on est fils d’une race, le croyant d’une religion, l’homme d’une terre, l’artiste obscur d’un métier – écrit Abel Bonnard. C’est pourquoi les financiers détestent d’instinct tout ce qui empêche les hommes d’être absolument pareils. Ils ne voudraient avoir affaire qu’à de la poussière humaine”.

    Pour Proudhon, Sorel, Péguy, la prédominance des idées économiques a pour effet non seulement d’obscurcir la loi morale, mais aussi de corrompre les principes politiques. Le respect des anciens, des parents, des enfants, de la femme, de la famille, du foyer, le respect de soi-même, le respect de toutes les supériorités, de toutes les traditions, le sentiment dominateur des sacrifices à consentir pour la famille et la communauté, sont au cœur de leurs préoccupations. Pour eux, le vrai socialisme n’est nullement une école du petit bonheur bourgeois, mais une conduite de vie, une manière de retrouver le sens de l’honneur, de la noblesse d’âme, de l’héroïsme et du sublime ».

    ► Arnaud Imatz, Par delà droite et gauche : Permanence et évolution des idéaux et des valeurs non conformes, Paris, Godefroy de Bouillon, 1996, p. 130-131.

     

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    60803210.jpg« Le bourgeoisisme n’est pas l’apanage d’une classe sociale, celle des capitalistes, bien que ce soit là qu’il s’épanouit le plus à l’aise. (...) Il existe un bourgeoisisme dans toutes les classes, chez les nobles, chez les paysans, chez les intellectuels, dans le clergé, dans le prolétariat. L’abolition de toutes les classes, socialement désirable, mènera probablement à un règne général du bourgeoisisme. La démocratie est un moyen de cristallisation du règne bourgeois. Ce règne du bourgeoisisme dans la démocratie est plus dépravé en France, plus vertueux en Suisse, mais on ne saurait dire lequel est le pire. (…)

    L’utilitarisme, le désir de réaliser un but à tout prix et par n’importe quel moyen, la sécurité de l’homme obtenue à tout prix et par n’importe quel moyen, tout cela mène infailliblement au règne du bourgeoisisme. Ainsi les révolutions s’embourgeoisent, le communisme se transforme en règne du bourgeoisisme. (...) Le royaume du bourgeoisisme s’oppose au royaume de l’esprit, à la spiritualité pure de tout utilitarisme, de toute adaptation sociale. »

    ► Nicolas Berdiaev, extrait de : Esprit et réalité, ch. V, 1937.

     

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    Dany-HaremBien-être : Version laïcisée par les idéologies occidentales (surtout le libéralisme) de l’idéal chrétien du bonheur entendu comme félicité passive, le bien-être est une des finalités centrale de la société marchande. Il repose sur la définition universaliste de besoins économiques et sociaux qui seraient propres à tous les humains. Quoique légitime comme fin seconde du politique, le "bien-être économique individuel" est devenu, dans une perspective étroite, la finalité centrale des États-Providence contemporains, au détriment des dimensions historiques, politiques et culturelles de la vie des peuples. Il contribue à domestiquer ces derniers dans le consumérisme et à les transformer, conformément aux doctrines du progrès et du développement, en masses d’individus-consommateurs dont la seule aspiration légitime doit être la satisfaction de besoins matériels, définis a priori et posés comme des droits (des "droits de l’homme"). Il faut se demander sérieusement si le bien-être, par sa mortelle tiédeur, n’est pas le plus grand danger qui menace les peuples, en les incitant à démissionner de leur Histoire. Le bien-être, c’est le totalitarisme mou.

    La dictature du bien-être

    Aldous Huxley pensait avoir fait œuvre de fiction en situant son Brave new world au IIIe millénaire. Il est mort en constatant que la société sans souffrances et sans besoins insatisfaits était en passe de devenir la triste réalité de notre temps et que, comme dans son Brave new world, tout individu libre ou faisant preuve de quelque pensée originale était déjà considéré comme malfaisant par des masses conditionnées par ce que le socio-anthropologue Arnold Gehlen a appelé la dictature du bien-être. Car la religion du bien-être est bel et bien devenue dictature.

    Cette volonté, partout affirmée, de satisfaire les désirs matériels et la soif de consommation des hommes de notre temps n’est du reste pas choquante en soi : elle est intrinsèquement liée à l’existence même de la fonction de production telle que la connaissent les sociétés d’origine indo-européenne. Mais dans le système de tripartition du monde indo-européen, tel que l’a dégagé Georges Dumézil, la fonction de production demeure impérativement subordonnée à la fonction guerrière et, surtout, à la fonction de souveraineté. Or le drame est que nous assistons à une inversion de ce rapport de subordination, que la société entière se trouve dominée par ces exigences consuméristes, et que l’économie s’est investie du pouvoir de résoudre tous les problèmes humains.

    En réduisant tous les facteurs sociaux à l’économie, la société marchande fait de celle-ci l’instrument d’un développement global, motivé par une fausse conception du bonheur, mélange illusoire d’abondance matérielle et de loisirs plus ou moins organisés. Ce qui laisse croire qu’il n’existe que des besoins et des désirs matériels, que ceux-ci ne sont qu’individuels, toujours quantitatifs et toujours susceptibles d’être comblés. Certains patrons n’hésitent d’ailleurs pas affirmer que “l’entreprise fait le monde”. Pour Entreprise et progrès, qui se veut le “poil à gratter” du CNPF [ancêtre du MEDEF], les mutations de l’entreprise déterminent les mutations sociales, l’entreprise est le phénomène directeur de la société, phénomène auquel les Français auraient toutefois quelque peine à s’adapter en raison de leurs “tares culturelles” (sic).

    Le pire est sans doute que la plupart des gens se laissent prendre à l’apparente générosité de ce totalitarisme économique. Les arguments de bon sens ne manquent pas. Valéry Giscard d’Estaing écrit : « Seules les économies de marché sont réellement au service du consommateur. Si on laisse de côté les idéologies pour ne considérer que les faits, force est de constater celui-ci : les systèmes économiques dont la régulation est assurée par une planification centrale offrent aux consommateurs des satisfactions incomparablement moins grandes en quantité et en qualité que ceux qui reposent sur le libre jeu du marché ». Mais au nom de la liberté individuelle d’accéder à la consommation de masse, ce totalitarisme diffuse un individualisme forcené — l’hypersubjectivisme dont parle Arnold Gehlen — qui décompose les groupes humains en détruisant les liens sociaux et organiques de leurs membres, en interdisant tout projet collectif, historique ou national.

    Pourtant, à force de promettre le bonheur pour tous et tout de suite, le libéralisme marchand finit par engendrer des espoirs déçus et une ambiance d’insatisfaction collective. Le mythe égalitaire du bonheur obligatoire s’est ici couplé avec celui de la progression indéfinie du niveau de vie individuel, quelle que soit la prospérité des circuits économiques. Paradoxalement, chaque accroissement quantitatif de ce niveau de vie renforce l’insatisfaction psychologique qu’il était censé éliminer, provoquant dans le corps social une dépendance quasi physiologique à l’égard des désirs économiques, avec les multiples conséquences pathologiques qui en découlent. « La fausse libération du bien-être — écrit Pasolini — a créé une situation tout aussi folle et peut-être davantage que celle du temps de la pauvreté » (Écrits corsaires).

    L’attente d’un progrès automatique et mécaniquement acquis rend les hommes esclaves du système et les dispense de faire preuve d’imagination et de volonté. La dictature du bien-être use les sensations et finit par user l’homme. Konrad Lorenz écrit : « Dans un passé lointain, les sages de l’humanité avaient déjà reconnu fort justement qu’il n’était pas bon pour l’homme de parvenir trop bien à son aspiration instinctive à atteindre au plaisir et à se soustraire à la peine ». Émoussé par l’habitude, le plaisir exige alors une surenchère permanente et entraîne à la perversion. Les consommateurs modernes veulent impatiemment avoir tout et tout de suite, mais cette hypersensibilité à la privation les rend en réalité incapables de goûter les joies de l’acquisition. Konrad Lorenz précise encore : « Le plaisir n’est que l’acte du consommateur. La joie est le plaisir de l’acte créateur ».

    Arnold Gehlen a nommé pléonexie cette aliénation psychologique par laquelle la satisfaction d’une revendication égalitaire provoque un surcroît de désir égalitaire. Et il a nommé néophilie cette incapacité profonde des mentalités soumises à l’esprit marchand à se satisfaire d’une situation acquise. Ce qui conduit le système à entretenir un état de rébellion permanent, d’autant plus vif que cette insatisfaction paraît toujours plus insupportable. C’est une spirale sans fin. La hausse indéfinie du niveau de vie, promise et revendiquée dans n’importe quelle conjoncture, est un facteur de crise, tant et si bien qu’à la limite, cette dictature du bien-être menace le système même qui l’a engendrée tout en aliénant toujours plus profondément ses sujets.

    Asservis au mythe égalitaire du bien-être, les consommateurs sont en effet en voie de domestication rapide. L’éthologie nous a enseigné l’histoire du Sacculina carcini, ce crabe d’apparence normale qui, dès qu’il se fixe en parasite sur un autre crabe, perd ses yeux, ses pattes et ses articulations pour devenir une créature en forme de sac — ou de champignon — dont les tentacules souples plongent dans le corps de l’animal parasité. « Horrible dégénérescence », s’écrit Konrad Lorenz qui ne peut s’empêcher d’observer déjà des « phénomènes de domestication corporelle chez l’homme ». Ainsi l’humanité s’est-elle engagée dans une voie qui la laisse survivre mais qui la prive de sensibilité, vers une sorte de Brave new world peuplé de parasites “vulgarisés”…

    Cet asservissement mental aux bienfaits illusoires du progrès continu fabrique, selon Raymond Ruyer, des peuples courts-vivants. Repliés dans leur cocon douillet et préservés du monde extérieur, ces peuples s’accrochent à des valeurs à court terme et se contentent d’actes aux conséquences immédiatement et directement mesurables ou quantifiables, exprimées en valeurs économiques convenues. Ce qui conduit nos hommes d’État à se définir comme “de bons gestionnaires de l’affaire France”, assimilant ainsi le pays à une sorte de “société anonyme par actions-bulletins de vote”.

    L’individu court-vivant n’envisage plus son héritage et son après-mort : sa descendance et sa lignée deviennent pour lui des concepts incompréhensibles. Il gère au jour le jour son destin étroit et limité, se contentant de rendre des comptes sur ses activités aux gestionnaires placés plus haut que lui. Il navigue à vue, calculant même — grâce aux nouveaux économistes à qui rien n’est impossible — le prix de son enfant jusqu’à sa majorité. L’affection, non mesurable, est ainsi remplacée par des liens contractuels.

    Dans le Manifeste du Parti Communiste (1848), Karl Marx écrit :

    « La bourgeoisie a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité à quatre sous dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange et, à la place des libertés si chèrement acquises, elle a substitué l’unique et impitoyable liberté du commerce (…) Elle force toutes les nations à adopter le style de production de la bourgeoisie, même si elles ne veulent pas y venir. Elle les force à introduire chez elles la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle forme le monde à son image ».

    Comment mieux décrire les effets destructeurs, pour les cultures, de l’esprit marchand propagé par la bourgeoisie ? Ces cultures se trouvent ainsi réduites à de simples comportements de consommation et le seul langage admis est celui du pouvoir d’achat, potentiellement égal chez tous les peuples et sur toute la Terre. Cette volonté de diffusion d’un seul mode de vie menace à terme la richesse culturelle de l’humanité. De même que pour les marchands classiques, les frontières et les mœurs variées constituaient des obstacles intolérables, pour la société marchande, les différences ethniques, culturelles, nationales, sociales et même personnelles, doivent être inexorablement résolues. Le rêve universaliste d’un vaste et homogène marché mondial de la consommation annonce l’avènement de l'homo œconomicus.

    Dépassant ainsi largement sa fonction de satisfaction des besoins matériels essentiels, l’économie est devenue le fondement même de la nouvelle “culture” universelle. Cette mutation a réduit l’homme à n’être plus que ce qu’il achète : pour employer un mot à la mode, il s’est réifié. Et Valéry Giscard d’Estaing de définir en ces termes son projet politique : « Promouvoir une immense classe moyenne de consommateurs ». Dictature du bien-être ? Dès 1927, Drieu La Rochelle nous mettait en garde :

    « L’étouffement des désirs par la satisfaction des besoins, telle est l’économie sordide, découlant des facilités dont nous accablent les machines, qui viendra à bout de nos races. L’abondance de l’épicerie tue les passions. Bourrée de conserves, il se fait dans la bouche de l’homme une mauvaise chimie qui corrompt les vocables. Plus de religions, plus d’arts, plus de langages. Assommé, l’homme n’exprime plus rien » (Le Jeune Européen).

    ► Guillaume Faye, éléments n°28, 1979.

     

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    ◘ LIENS :

    >>> A LIRE AUSSI : revue semestrielle Eurasia n°1 (15 €, août 2006) commandable par internet sur LIBRAD seulement pour l'instant. Dossier : le financialisme. 3 excellents articles d'A. Douguine sur l'impact du capitalisme du XXIe siècle sur la vie des peuples.(site LIBRAD).


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