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Culture
De la destruction de l’environnement culturel
Trois possibilités menacent, en cette fin de XXe siècle, de détruire le monde : la première de ces possibilités est la guerre nucléaire ; ce danger a déjà été perçu dès les années 50 et 60. La deuxième possibilité est la destruction de notre environnement écologique par le pillage des ressources naturelles. Les grandes catastrophes écologiques dans toutes les régions du monde en donnent un avant-goût : rappelons-nous les inondations catastrophiques qui ont frappé la Chine récemment. La troisième possibilité est bien mise en exergue par Gerhard Pfreundschuh dans un livre intitulé Die kulturelle Umwelzerstörung (La destruction de l’environnement culturel). Cette troisième possibilité se manifeste par la perte des valeurs et l’ingouvernabilité croissante des sociétés, par la domination quantitative de masses écervelées et ensauvagées, par le règne des multiples mafias, par la prolétarisation de larges strates de nos populations, par la surpopulation et les migrations de masse. Pour Pfreundschuh, cette troisième possibilité est toute aussi dangereuse que l’apocalypse nucléaire ou la pollution généralisée.
La destruction de nos environnements culturels, explique Pfreundschuh, a atteint des proportions inquiétantes et angoissantes. La destruction de nos environnements culturels est bien distincte de la destruction de l’environnement écologique. L’écologie se définit comme le rapport qu’entretient l’homme avec son environnement naturel et physique. La culture se manifeste essentiellement par des rapports ordonnés entre les hommes. On peut définir la culture comme un environnement créé par l’homme lui-même, comme un environnement “spirituel”. La culture implique l’existence d’acquis d’ordre social, économique, juridique et éthique, d’ordres et d’ordonnancements de toutes sortes, des communautés bien définies et profilées.
La destruction de l’environnement écologique aboutit à la mort des forêts, à l’accumulation de substances toxiques dans l’atmosphère et dans l’eau. La destruction de l’environnement culturel conduit à l’accumulation de bidonvilles, de zones de misère indicible dans des villes qui se décomposent par gigantisme, conduit au règne de la criminalité organisée, conduit à la dissolution des liens sociaux et à l’isolement des individus.
Pfreundschuh nous pose une question intéressante : « D’où une communauté humaine tire-t-elle la force de suivre une voie précise, en adéquation avec son temps, d’où tire-t-elle la force de marcher vers l’avenir dans la cohésion ? ». Sa réponse est claire : « Une société ne trouve de cohérence pratique et réelle que si elle repose sur une cohérence spirituelle que seule une culture communément partagée peut lui apporter ».
Fukuyama, philosophe libéral américain d’origine japonaise, constate : « La nation reste le point central d’identification, même, si dans l’avenir, nous verrons de plus en plus de nations s’organiser de manière identique sur les plans économique et politique ». Le philosophe Norbert Elias a aussi pleinement reconnu l’incontournable imbrication culturelle de l’homme : « L’image, aujourd’hui largement répandue, d’un homme seul et isolé de tous, que l’on nous pose comme un être absolument indépendant et détaché de tous les autres hommes, comme un être existant exclusivement pour soi, ne correspond nullement aux faits ». L’individu, dans cette optique, n’a pas grand choix. Il naît au sein d’un ordre politique et culturel, au sein d’institutions d’un certain type ; il est conditionné par ces ordres et ces institutions de manière plus ou moins heureuse. Et même s’il estime que ces ordres et institutions sont critiquables ou redondants, il ne peut s’y soustraire par la seule force de sa volonté personnelle, il ne peut réellement effectuer un saut libératoire hors de cet ordre existant. Il peut certes tenter d’y échapper en choisissant la voie de l’aventure, adopter le style du tramp américain (à la Kerouac), opter pour l’art ou pour l’écriture ; il peut même se retirer sur une île déserte : dans sa fuite hors de l’ordre politico-culturel dont il est issu, il restera un produit de cet ordre. Rejeter cet ordre, le fuir, sont néanmoins des expressions du conditionnement qu’il lui impose, tout comme la glorification et la justification de cet ordre.
Même si on ne partage pas la thèse de Pfreundschuh et qu’on n’accepte pas les causes de la destruction de l’environnement culturel qu’il avance, le concept même de “destruction de l’environnement culturel” mérite de mobiliser nos réflexions.
► Brigitte Sob, Nouvelles de Synergies Européennes n°37, 1998.
(article tiré de Zur Zeit n°37/98 ; tr. fr. : RS)
Faire l'Europe par la culture et le savoir plutôt que par l'économie
Les pères fondateurs de l'Europe — Schumann, Adenauer et De Gasperi — ont voulu forger d’abord une Europe de l'économie, avant de passer à une fusion harmonieuse des politiques européennes, de construire une défense commune ou de bâtir un réseau universitaire continental. Dans le chef de ces trois catholiques issus de trois régions différentes de la “dorsale lotharingienne”, vouloir amorcer une unification européenne par l'économie était normal car ces trois hommes, polyglottes, de tradition catholique, formés intellectuellement par la rude férule de la grammaire latine, ne se posaient pas le problème de la diversité européenne. Ils ne niaient pas cette diversité, mais, pour eux, elle était sous-jacente à une chape culturelle commune dominée par les humanités classiques, par la paedia enseignée dans les collèges catholiques, meilleurs conservatoires à l'époque de notre héritage antique. Depuis cet immédiat après-guerre, les choses ont bien changé : si l'économie reste potentiellement diversifiée à l'extrême dans notre continent, les pratiques de rationalisation mises au point pour le charbon et pour l'acier au début des années 50 ne sauraient être étendues à tous les domaines de l'activité artisanale, industrielle et agricole humaine : on ne peut songer raisonnablement à réglementer et uniformiser le travail de tous les menuisiers d’Europe qui font tourner leur tour-à-bois, à faire pousser fraises et cerises au même rythme dans les quatre coins de l’UE en dépit des variations climatologiques ni harmoniser sur le modèle allemand ou suédois les législations sociales de Carinthie, du Pays de Galles ou d’Algarve. Ensuite, au fur et à mesure que les technocrates élaboraient leurs règlements pour la fabrication euro-standardisée des pièges à rats (authentique !) ou pour déterminer la grosseur des petits pois, ce qui faisait implicitement l'unité civilisationnelle de l'Europe disparaissait petit à petit sous les coups d'une modernité qui se voulait libératrice et permissive. Jeunes Allemands, Belges, Italiens, Français ou Espagnols potassaient de moins en moins le De Viris Illustribus Urbis Romae ; et s'ils grignotent désormais les mêmes bâtons de chocolat Mars ou Milky Way (dont la longueur et l'épaisseur ont été dûment réglementées), ils se comprennent moins bien entre eux que leurs ascendants immédiats, malgré les guerres civiles européennes de ce siècle.
En effet, toute civilisation possède normalement un corpus de base : la Torah pour les Juifs, le Coran pour les Musulmans, l’Évangile pour les Chrétiens (à la notable différence que si la Torah et le Coran sont rédigés dans une langue originelle, les Évangiles dont disposent les Chrétiens ne sont nullement les paroles araméennes prononcées par le Christ). Pour l'Europe non orthodoxe, les textes de base sont donc forcément les textes latins, reflets d'une culture où l'équilibre juridique est la valeur cardinale. Si l'accès à ce corpus se raréfie, si les “élites” (?) ne sont plus unanimement pétries de ce corpus, la civilisation se morcelle, ne trouve plus d'élan et les tentatives d'unification économique patinent : à la base, devant un horizon matérialiste réduisant l'esprit pur à sa plus simple expression et l'esprit civique à néant, on finit par ne plus voir l'utilité de cette paedia, les différences locales et/ou résiduaires prennent le dessus et focalisent les passions et les obsessions ; et, en haut, tout en haut, les mesures d'“harmonisation” eurocratiques apparaissent dès lors pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire coercitives.
Si Schumann, Adenauer et De Gasperi ne pouvaient pas encore imaginer ce recul catastrophique de l'antique tradition européenne et de sa paedia, aujourd'hui, personne ne peut nier que les fondements de notre civilisation ne sont plus partagés vraiment que par une poignée d'érudits et de nostalgiques en voie de disparition. Nous vivons aujourd'hui un paradoxe colossal : le particularisme le plus élémentaire, le moins créateur de culture, le plus individualiste et le plus matérialiste occupe les esprits et est renforcé par l'opium des médias ; sur cet émiettement pèse lourdement la chape de l'administration bruxelloise qui ne peut nullement remplacer les legs de l'antiquité dans le cœur et le cerveau des Européens, ce qui dégoûte inconsciemment les masses de l'idée européenne et les conforte dans leurs particularismes postmodernes, c'est-à-dire des particularismes purement fortuits, occasionnels et déconnectés du réel et de l'histoire. Cette déconnexion totale indique l'émergence navrante de centaines de millions de petites sphères privées solipsistiques, parfois appelées “cocons”.
Pour sortir de ce paradoxe, de cette impasse, l’Europe devrait pouvoir parier sur la culture, sur ses universités, sur un retour aux racines communes de notre civilisation et ensuite, dans un deuxième temps, se donner une arme militaire et diplomatique commune pour s'imposer comme bloc sur la scène internationale. Les fonctions juridiques-sacerdotales et militaires-défensives sont plus à même de faire rapidement l’Europe, à moindres frais et sans lourdeurs administratives. La fonction économique est une fonction appelée par définition à gérer un divers sans cesse mouvant, soumis à des aléas naturels, climatologiques, conjoncturels et circonstanciels : vouloir à tout prix harmoniser et homogénéiser cette fonction est un véritable travail de Sisyphe. Jamais on n'y viendra à bout. Les fonctions juridiques-administratives, la défense et l'illustration d'un patrimoine culturel à l'échelle d'une civilisation, l'écolage d'une caste de diplomates capables de comprendre le destin global du continent, l'élaboration d'un droit constitutionnel respectant les réalités locales tout en s'inscrivant dans les traditions européennes de fédéralisme et de subsidiarité, la formation d'officiers comprenant que les guerres inter-européennes ne peuvent déboucher que sur des carnages inutiles, la création d'une marine et d'un réseau de satellites militaires et civils sont des tâches qui visent le long terme. Et qui peuvent susciter les enthousiasmes mais non les mépris, car tout ce qui est procédurier et administratif, trop simplement gestionnaire, suscite le mépris…
C'est en tenant compte de cet ensemble de principes qu'il faut lire et interpréter le texte de réflexion fondamental que vient de publier l'ambassadeur de la République Tchèque à Bonn, Jiri Grusa. Celui-ci commence par déplorer, tout comme nous, que la culture reste la parente pauvre de l'intégration européenne, ce qu'il explique, en termes évidemment feutrés et diplomatiques, par le fait que l'idée même d'intégration européenne est devenue à l'heure actuelle une idée exclusivement ouest-européenne, c'est-à-dire une idée pure, je dirais même épurée, de facture rationaliste, cartésienne (l'idéologie du “corps sans ombre”, dixit Serge Le Diraison). En dépit des projets “Erasmus” et autres, la pratique de l'intégration européenne, suggérée à Prague, Varsovie, Ljubliana, Zagreb, etc. est une pratique purement économique et idéologiquement “bourgeoise”, non pas issue d'une Bildungsbürgertum cultivée et humaniste, mais d'une bourgeoisie qui a “neutralisé” les élans culturels, politiques et religieux pour faire place au calcul et à l'accumulation du profit économique. Jiri Grusa plaide donc pour une politique culturelle européenne, sinon, inéluctablement, l'espace culturel deviendra la zone de recrutement d'une “résistance politique” susceptible de prendre les allures d'un néo-messianisme gauchiste ou d'un fondamentalisme identitaire (voire, s'ils sont augmentés d'une bonne dose d'écologie, des deux à la fois !). Au vu de la révolte des enseignants et de la déconstruction systématique des réseaux scolaires en Belgique francophone notamment, ce plaidoyer n'est pas un vain discours. Après l'effondrement des institutions culturelles en Europe orientale et en Russie, quand le soutien étatique aux créatifs, aux musées et aux types d'enseignement fondamentaux et non rentables (philologie, linguistique comparée, littérature, archéologie, histoire de l'art, etc.) a cédé le pas au culte démentiel de l’économie et du profit, l’Europe semble être retournée à la face la plus sombre de son âme : l'hybris, la démesure.
Pour Jiri Grusa, la protection de la culture européenne passe par un abandon définitif des ressorts conceptuels du “fondamentalisme occidental” (ou “occidentiste” dirait Zinoviev). Jiri Grusa parle plus exactement d'“idées qui ont précipité le continent dans la misère”. Ces “idées” sont celles qui prétendent être les reflets d'une “vérité unique”, comme ce fut le cas de l'idéologie du “socialisme réel” dans cette Europe qui est aujourd'hui post-communiste. Ou comme c’est le cas aujourd'hui avec l’occidentisme le plus radical, qui sévit notamment à Paris dans le sillage des jalons posés voici près de vingt ans par Bernard-Henri Lévy, Guy Konopnicki, etc. Il y a une dizaine d'années, ce prophétisme occidentiste se renforçait considérablement, passait du pamphlet prononcé sur le mode hystérique au catalogue documentaire de ce qu'il ne fallait pas ou plus penser : ce catalogue tenait tout entier dans la réfutation du nietzschéisme et de l’heideggerisme de mai 68, entreprise par Luc Ferry et Alain Renaut ; il flanquait un plaidoyer de Ferry pour un individualisme juridique et économique absolu. Envers et contre toutes les traditions d'Europe centrale, c'est cette idéologie dépouillée de tous réflexes communautaires, de toute volonté de fraternité et de tout intérêt pour les matières culturelles que les instituts occidentaux, notamment français, tentent d'imposer en Europe centrale et orientale.
Jiri Grusa n'est évidemment pas un nationaliste, ni au sens français ni au sens allemand du terme. Il est un ressortissant de cette Mitteleuropa où l'allemand et le slave se mêlent si étroitement que l'élimination de l'un affaiblit l'autre et vice-versa. Il critique la notion d'“identité” et lui oppose celle de “complexité”, c'est-à-dire la complexité de la “multination”, soit de l’espace géographique ou cohabitent et se compénètrent des ethnies très différentes les unes des autres. Toutefois, on peut déceler dans son discours qu'un abandon des politiques culturelles ou leur mise au rencart sous la dictée d'un “pan-économicisme” ubiquitaire finira par cristalliser une nouvelle opposition binaire sur la scène politique des démocraties post-communistes : avec, d'une part, le primat de l'Origine (ethnique), défendu par les nationalistes et les anciens artistes (communistes de circonstance) privés de leurs subsides légitimes, et, d'autre part, le principe de rentabilité, défendu par les libéraux et les partisans de l'idéologie du seul profit.
Pour conserver un européisme culturel efficace et solide, n'impliquant aucun repli sur soi, Jiri Grusa entend développer une politique culturelle paneuropéenne (gesamteuropäisch), capable de surplomber, d’encadrer et de limiter les politiques des États nationaux, tentant de récupérer leurs vieilles influences d'avant-guerre (Goethe-Institut pour l'Allemagne, Institut français, British Council, etc.). En tant que Tchèque, il met de l’espoir dans la collaboration avec les petits pays qui ne cultivent aucune intention “impérialiste” en Europe centrale et orientale, mais parie surtout pour une culture débarrassée des vieux réflexes rationalistes-autoritaires, qui ont fait exploser l'hybris européenne dans tous les sens, provoqué les affrontements du XIXe et du XXe siècles, plongé les sociétés occidentales dans l'anomie. Pour promouvoir cette culture continentale, explique Jiri Grusa, il faut multiplier les canaux d'information et favoriser les échanges de savoir, d’idées et de projets, sans qu'aucune des parties dialoguantes ne manifeste la moindre tentative de convertir totalement ses interlocuteurs à son message. Grusa plaide pour le savoir contre les tentatives de convaincre, de convertir. Les intellectuels ou les scientifiques européens qui se rencontreront devront surtout chercher à perfectionner les règles du jeu en Europe et s'abstenir de formuler une idéologie toute faite qui s'imposerait à tous les Européens indépendamment de leur origine ou de leur site de vie. La défense de la nouvelle culture européenne passe par une revalorisation complète du principe de subsidiarité. Il faut qu'en Europe surgissent partout des agences efficaces d'information sur les grands thèmes de la vraie politique : géopolitique, écologie, pensée économique, droit (subsidiaire), urbanisme, etc. Parallèlement à ces agences, les échanges entre jeunes Européens doivent s'intensifier. Car seules des communications à haut niveau, entre étudiants, enseignants, chercheurs, permettront de créer une culture européenne apte à affronter et à gérer sans mutilation l'extraordinaire diversité de notre continent. L'avenir de l'Europe est à ce prix.
Les idées de Grusa correspondent au projet que j'anime avec Gilbert Sincyr, le Prof. Fabio Martelli, Anatoli M. Ivanov, Mark Lüdders et bien d'autres, sous l’appellation de “Synergies Européennes”. Nous les défendrons. Sans nécessairement enfiler les gants du diplomate et en opposant à la “political correctness”, le “parler vrai”. C'est-à-dire un langage débarrassé d'une vieille tare européenne, qui a servi à camoufler cette hybris que dénonce à juste titre le diplomate tchèque Jiri Grusa : l'eudémonisme.
► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°24, 1996.
Source : Jiri GRUSA, « Wissen statt Überzeugung. Europäische Kulturpolitik in und mit den Staaten Mittel- und Osteuropas », in : Internationale Politik n°3/1996.