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Hellade
Le choc des conceptions du monde
La pensée métaphysique, issue du monothéisme et qui s’achève dans l’humanisme, a voulu définitivement nommer l’être, le “connaître”, et, par là fixer les valeurs. La métaphysique, rompant avec la philosophie grecque pré-socratique, a pensé l’être-du-monde comme un acquis, comme une valeur suprême. Elle a envisagé l’être comme Sein (Être-en soi) et non comme Wesen (Être-Devenir). Le mot français “être”, ne rend pas ce double sens. Rechercher — et prétendre trouver — l’être comme Sein (einai en grec), c’est le dévaluer, c’est commencer une “longue marche vers le nihilisme”. La philosophie de l’Esprit (Geist ; le noús platonicien) prend le pas sur la philosophie de la vie et de l’action, sur la “création”, la poïésis. Toute une anthropologie en découle : pour la conception-du-monde de la tradition métaphysique et humaniste, l’humain est un être achevé puisqu’il participe de valeurs suprêmes (Dieu, notamment, ou des “lois”, des “grands principes moraux”) elles-mêmes achevées, connaissables, stables, universelles. « Il n’y a plus de mystère dans l’être » dit alors Heidegger. Enfermé dans les essences et les principes, l’humain perd son mystère : c’est l’humanisme précisément. Toute possibilité de dépassement de l’humain par l’homme doit être abandonnée. Les “valeurs” humaines, prononcées une fois pour toutes, courent alors le risque de la sclérose ou du tabou.
D’où la séparation, qui s’est toujours remarquée dans l’histoire, entre les valeurs proclamées avec emphase par les philosophies monothéistes et humanistes, et les comportements auxquels elles donnaient lieu. Sur le plan religieux, l’enfermement de l’action humaine dans des “lois”, et le caractère infini mais fini à la fois du Dieu suprême, que l’on sait être définitivement omnipotent, tend à transformer le lien religieux en relation intellectuelle, en logos, compromettant à la longue la force des mythes. Spinoza, Leibniz, Pascal et Descartes offrent des exemples de cette transformation de la métaphysique religieuse en logique ; il faut se souvenir de l’amor intellectualis dei de Spinoza, de la déduction des attributs de Dieu chez Leibniz, de l’intelligibilité de Dieu pour toute raison, affirmée par Descartes, ou, allant encore un peu plus avant dans le nihilisme religieux, du paradigme marchand du pari sur le divin de Pascal. Bernard-Henri Lévy avait parfaitement raison, en proclamant conjointement son biblisme et son athéisme, dans Le Testament de Dieu, de se dire fidèle à la religion métaphysique hébraïque, creuset des autres monothéismes, la première à avoir formulé la préférence du logos sur le muthos.
Perpétuel interrogateur
Au rebours, la tradition grecque qui commence avec Anaximandre de Samos et Héraclite, et qui serpentera, en tant que conception-du-monde implicite dans toute l’histoire européenne jusqu’à Nietzsche, se refuse à nommer l’être. Celui-ci est pensé comme Wesen (être-en-devenir), comme gignesthai [naître] (devenir transformant), mais n’est jamais défini. Le mot grec pour “vérité”, nous explique Heidegger, est alèthéia, ce qui signifie “dévoilement inachevé”. La vérité n’y est point celle du Yahvé biblique, “Je suis l’Un, je suis la Vérité”. Est vérité ce qui est éclairé par la volonté humaine, cette volonté qui soulève le voile du monde sans jamais faire advenir au jour la même réalité.
Dans la philosophie grecque, comme chez Heidegger, des mots innombrables sont utilisés pour “penser l’être”. On ne pourra jamais répondre à la question de l’être, comme on ne pourra jamais connaître “l′essence du fleuve”, perpétuellement changeant, qui coule sous le pont. Le monde, dans son être-devenir, reste alors toujours “l’Obscur”, et l’homme, un perpétuel interrogateur, un animal en quête constante de “l’éclairement”. L’hominité, nous dit Heidegger, est caractérisée par le deinotaton, “l’inquiétance” : inquiéter le monde, c’est le questionner éternellement, le faire sortir et se faire sortir soi-même de la quiétude, cette illusion de savoir où l’on est et où l’on va.
Cette conception-du-monde se représente l’humain, perpétuel donneur de sens, en duel avec le monde, qui se dérobe à ses assauts, et qui demande, pour se laisser partiellement arraisonner, toujours de nouvelles formes d’action humaine, de nouveaux sens, de nouvelles valeurs, qui seront à leur tour transgressées.
Sacré et ouverture-au-monde
La mythologie grecque qui nous offre le spectacle de combats entre des dieux inconstants et des guerriers humains jamais découragés, toujours ardents dans leur passion de violer les lois divines pour préserver leur vie ou les lois de leur communauté, constitue l’aurore de cette conception européenne du monde. Une fin de l’histoire, par la réconciliation avec le divin métaphysique, enfin connu, lui est profondément étrangère. Cette conception-du-monde est la seule qui autorise à envisager la fondation d’un surhumanisme : l’humain, passant de cycles historiques de valeurs en cycles historiques de valeurs, transforme à chaque étape épochale la nature de sa Volonté-de-Puissance selon le processus de l’Éternel Retour de l’Identique. Le cosmos reste un mystère, il est “l′obscur en perpétuel devoilement”, comme, de manière singulièrement actuelle, l’envisage aussi la physique moderne. Le mythe reste présent au cœur du monde ; cette impossibilité voulue et acceptée de connaître et de nommer l’être du monde, confère à celui-ci un caractère aventureux et risqué, et à l’action humaine la dimension tragique et solitaire d’un combat éternellement inachevé. Le sacré, au sens le plus fort, peut alors surgir dans le monde : il réside dans cette distance entre la volonté humaine et la “dérobade” du monde, bien visible d’ailleurs dans les entreprises scientifiques et techniques modernes. Le sacré n’est pas réservé à un principe (moral ou divin) ou à un attribut substantiel de l’être (un dieu), mais il habite par le fait de l’homme, le monde. Le sacré s’apparente à un sens donné par l’humain à son entour : le monde, nous dit Hölderlin, est vécu alors comme « nuit sacrée ». Il n’y a plus lieu de se rassurer en recherchant “l′essence de l’être”, prélude à la fin de l’histoire, puisque l’homme de cette conception grecque du monde désire l’inquiétude. Il s’assume ainsi comme pleinement humain, c’est-à-dire toujours en marche vers le sur-humain, puisqu’il se conforme à son ouverture-au-monde (la Weltoffenheit dont parlait Arnold Gehlen) inscrite dans sa physiologie et éprouvée par la biologie moderne.
La recherche de l’être comme Sein, quête de l’absolu métaphysique et moral, peut s’envisager alors comme une entreprise in-humaine, et l’humanisme qui en découle philosophiquement comme une idéologie proprement non-humaine, plus exactement maladive. C’est dans l’historicité (Geschichtlichkeit) et la mondanité (Weltlichkeit), ce que les grecs appelaient le to on (l’étant) et les latins l’existentia, que réside le chemin que nous pouvons choisir de suivre ou de ne pas suivre.
Le suivre, s’enfoncer dans le Holzweg, la sente de bûcheron qui ne mène “nulle part” sinon “au cœur de la forêt sacrée”, dont nous parle mystérieusement Heidegger, voilà ce qui est renouer avec l’aurore de la Grèce : reprendre le fil coupé par le christianisme et “la sortir de l’oubli”. La sente ne mène pas vers un bourg, celui où les marchands se reposent, mais, inquiétante, elle s’enfonce vers l’aventure. “L’aventure”, c’est-à-dire l’advenir, ce qui, au détour du chemin “surgit du futur” : l’histoire.
Voici donc le sens fondamental de l’entreprise de Nietzsche, puis de Heidegger, et après lui sans doute de bien d’autres : réinstaller, en Europe, à l’époque technique, cette conception-du-monde incomplètement formulée, inachevée par certains grecs, mais le faire sous une forme différente, auto-consciente en quelque sorte, en sachant que même ce travail sera à recommencer. Nous, hommes du soir, de l’Hespérie (Abend-land), (par rapport à cette Grèce des pré-socratiques qui a voulu être l’Aurore d’une conception du monde) un travail nous attend, qui n’a rien de philosophique, au sens intellectuel du terme : rendre auto-consciente, au sein de l’Europe de la civilisation technique, une forme transfigurée de cette conception-du-monde, ou de cette religion-du-monde de l’aube grecque, tirée de l’oubli par Nietzsche et Heidegger.
► Guillaume Faye, Vouloir n°97/100, 1993.
Ernst Jünger et le retour aux Grecs
L'œuvre jüngerienne est, selon l'auteur lui-même, divisée en deux parties, un “ancien testament” (1920-1932), dont le fleuron est Le Travailleur (1932) et un “nouveau testament”, commencé par Sur la douleur. Pour Jünger, comme pour tous les hommes de culture en Europe, le recours aux Grecs est une démarche essentielle, malgré l'irréversibilité de l'histoire. Aujourd'hui, époque nihiliste, la clef de voûte de la civilisation hellénique, c'est-à-dire la Cité, s'effondre. L'homme libre doit la quitter, retourner à la forêt, au ressourcement.
Dans l'œuvre jüngerienne, le symbolisme de la Cité est essentiel. Du temps des Grecs, la Cité s'opposait au chaos des périphéries incultes et sauvages. Mais cette Cité, symbole de l'empire que l'homme est parfois capable d'exercer sur lui-même, est périssable, comme nous le constatons, constat qui autorise à proclamer son imperfection. Jünger s'intéresse à la signification de cette mort des cités. Dans le monde grec, la Cité, justement, permettait d'élaborer, à l'abri du chaos, une pensée rationnelle, se substituant progressivement au mythe, fondateur de la culture initiale. L'esprit grec est celui qui a inscrit la pensée humaine dans la mémoire et la durée. C'est Hérodote qui fait passer l'hellénité du mythe à l'histoire. C'est aussi dans cette intersection que se situe Thucydide. Mais cette construction va s'éroder, s'effondrer. Nous sommes alors entrés dans l'âge des cités imparfaites.
Les cités imparfaites découlent de la dévaluation des valeurs supérieures : elles annoncent le nihilisme. La décadence est le concours de l'érosion de l'autorité spirituelle, de la dissolution des hiérarchies et du déclin de la langue. Le temps des virtualités religieuses est épuisé, l'unité mentale du peuple n'existe plus, les fidélités communautaires sont fissurées, on rompt avec le mos majorum. La Cité des Falaises de marbre est une de ces cités imparfaites, où il n'y a plus unité de culte, où les rites funéraires sont en déchéance, banalisés par la technique, où le sacré se retire, où la raison n'est plus qu'un outil de puissance. Mais Jünger sait surtout que l'on n'exhume pas les dieux morts. Dans Heliopolis, il se penche sur cette question du vide laissé par ces dieux et place cette autre cité imparfaite qu'imagine son génie poétique, à l'enseigne des néo-spiritualismes, palliatifs éphémères et maladroits à cette déchéance. Toute chute est précédée d'un affaiblissement intérieur, nous dit Jünger. Comment supporter ce déclin, qui est en même temps terreur ? Par la fuite. Les héros jüngeriens présentent dès lors des itinéraires individuels tout de solitude, de nostalgie du monde originel, d'inquiétude existentielle. Ils sont volontairement des étrangers à l'histoire.
Œuvre et des cités primordiales et des cités imparfaites, l'œuvre de Jünger est aussi celle qui tente de donner un sens à cette fuite. L'homme peut-il guérir d'un monde foncièrement vicié ? Oui, à condition de passer par l'athanor de la souffrance (de la douleur). Oui, à condition de recourir aux archétypes féminins, de retourner à la Grande Mère, retour qui est simultanément “réhabilitation du temps”.
► Conférence d'Isabelle Fournier lors de l'Université d'été de la FACE, juillet 1995. Publié dans : Nouvelles de Synergies Européennes n°12, 1995.
(notes prises par Étienne Louwerijk & Catherine Niclaisse)
Au camp des Grecs sous Ilion, Nestor est l’unique survivant de la vieille génération des Héros. Il est le dernier témoin d’états de choses révolus sur lesquels l’épopée jette un regard en arrière, un grand ancêtre qui régna sur trois âges d’hommes. Il est l’arche et la gloire des Achéens, l’homme le plus avisé du conseil, et dont l’avis est le plus recherché. Il prend une part considérable aux événements ; nulle décision d’importance n’est prise qu’il ne soit écouté. On voit en lui le calme et la sérénité du grand âge. Mais ni mêlées ni beuveries ne lui font peur ; la coupe où il aime à boire est si lourde que des hommes plus jeunes peinent à la soulever. Il use de son influence pour concilier et adoucir, discourt sans passion, pèse le pour et le contre. Il aime à évoquer le passé, et s’entend à lui rendre gloire ; il mêle à ses paroles de miel le fil d’événements plus anciens, les combat d’Héraclès contre son père Nélée, les siens propres contre Arcadiens, Éléens, Épéens, Molionides, et la part qu’il prit tout jeune à la querelle des Centaures et des Lapithes. Les Héros d’antan, il en est convaincu, étaient plus forts que ceux d’aujourd’hui, si forts qu’aucun de leurs cadets n’en serait venu à bout. Au premier chant de l’Iliade, il exalte la force incomparable d’hommes tels que Pirithoos, Dryas, Caineus, Exadios, Polyphème et Thésée. Tous, si l’on excepte Thésée, sont des Lapithes. Il s’en était fait des amis, et courait avec eux les déserts des bois et des monts.
Si l’on veut donner à cet âge des Héros le nom propre à le résumer, on l’appellera âge d’Héraclès. Il est justifié par la situation que l’épopée nous suggère ; l’Iliade trace des limites, est elle-même le fort remblai qui sépare le passé du présent. Ce sont deux âges héroïques distincts, le poète épique en a clairement conscience, et Nestor, qui fait le lien entre les deux, se met en devoir de les comparer et confronter l’un à l’autre. Nous-mêmes sentons bien la différence. Et d’abord que nous ne sommes plus aux commencements des temps héroïques, mais que nous touchons à leur terme ultime.
L’épopée est une stèle à la mémoire de ce temps. Les poèmes homériques y jettent un jour dont nous comprenons mieux la lumière si nous songeons à tout ce qu’il a de réverbéré, de réfléchi, de luminosité d’un grand miroir ou d’un grand bouclier. Et puis nous distinguons entre épopée et tragédie, celle-ci contemporaine d’une conscience historique éveillée, et faite pour traiter du conflit entre cette conscience et les événements du mythe. La scène tend en soi, par son mécanisme propre, à exposer ce conflit, de même que les chœurs, monologues et dialogues des tragédies énoncent la solitude d’un Héros qui, à mesure que les Dieux se retirent, devient l’immanquable victime de la nécessité tragique.
Il se peut que l’ancien état des choses se pare aux yeux de Nestor des prestiges du souvenir, car le temps rehausse les contours du passé, et le penchant personnel joue son rôle. Cela se peut, mais nous ne pouvons nous empêcher de conclure qu’il a raison. Qu’est-ce donc qui nous amène à le faire ? À l’évidence, la simple description de ce paysage mythique, plus ancien et plus jeune à la fois, le charme d’un sol intact, vierge, qu’on n’a point encore foulé. La Terre est plus sauvage, son mutisme plus profond ; elle semble à l’affût, dans le silence des aguets, à la panique et centaurienne densité. La vie des Héros anciens par monts, bois et rivières ranime en nous une ferveur dormante. Leurs errances les mènent loin dans les libres terres de chasse. Leurs yeux s’ouvrent sur des fonds et des espaces inviolés, soumis à perte de vue au règne des bêtes mythiques. En revanche, navires et navigation restent à l’arrière-plan. On le voit à l’exemple de la nef Argo, encore auréolée de la gloire de l’invention, ouvrage prodigieux, habité, animé, qui suscite un étonnement durable bien après lui, et lui vaut d’être mise au rang des constellations. Dans le catalogue des vaisseaux de l’Iliade, aucun nom de nef n’est cité, pas plus qu’on ne s’étonne de voir des flottes entières courir l’Archipel et les côtes du continent. La construction navale est un artisanat des plus communs, même si l’on se rend compte, à la lecture de l’épopée, que le domaine de Poséidon n’est entamé qu’avec réticence, et que l’exploration se limite au cabotage côtier.
Les combats narrés par Nestor l’opposent aux piqueurs de taureaux, les Centaures à corps d’homme de Thessalie, aux monstres "velus, habitants des monts", hôtes des cavernes. Les Centaures, les Lapithes, et tout l’énorme combat qui se livre entre eux font partie intégrante des temps héracléens, tout comme la puissante figure du roi des Lapithes Pirithoos, au premier rang, avec Héraclès et Thésée, de la Centauromachie. Lui-même est apparenté à la branche des Hippocentaures. La lignée des Héros achilléens est la dernière éduquée par le Centaure Chiron. Le duel contre les bêtes mythiques appartient à l’âge héroïque d’Héraclès, tout comme l’existence d’une Atalante d’Arcadie, chasseresse à la manière d’Artémis, ou encore la chasse, dans les campagnes d’Étolie, du sanglier Calydon, la plus grande chasse que le mythe nous ait rapportée. On ne quitte pas la sphère d’Artémis ; c’est elle qui a lâché le sanglier, et Atalante elle-même est mêlée au récit.
Les événements ont un cours parallèle. De grandes expéditions de l’âge héracléen ressortent la première campagne contre Ilion, menée par Héraclès, l’expédition des Sept contre Thèbes et celle des Argonautes, que Jason mène jusqu’en Colchide. La deuxième guerre d’Ilion est conduite par Agamemnon, la seconde marche contre Thèbes par les Épigones commandés par Adraste. Les Argonautes ont pour pendant les voyages d’Ulysse, la grande errance odysséenne. Les pères reviennent dans les fils.
Si l’on compare Héraclès et Achille, des différences se font jour. Le fils de Zeus et d’Alcmène est créateur et fondateur ; il donne à l’âge des Héros ses assises et ses bornes. Une veine de force héracléenne se mêle à tous événements. Le mythe héracléen, non content d’être le plus riche et le plus puissant des mythes héroïques, offre le fidèle reflet des forces et des conflits dont le Héros forme le nœud. L’amour du père pour ce fils est amplement payé de retour. C’est le nomos de Zeus dont son fils balise ses voies, qu’il accomplit, selon lequel il aménage la Terre. Il mesure sa force à tout ce qui s’en écarte. Les combats qu’Héraclès a livrés appartiennent aux temps révolus, Achille n’a nul besoin de les reproduire. Il trouve tout bâti ce dont Héraclès a jeté les fondations. La Royauté héroïque est dûment jalonnée, arpentée, Thésée l’a encore élargie et consolidée.
Achille est élevé dans le sein de ces fermes institutions. Aux Centaures ne le lie plus que l’éducation donnée par Chiron ; une dernière fois, les Amazones se mesurent à lui, mais ce combat n’est plus qu’un épisode de la lutte pou Ilion. En lui, Homère a réuni tout ce qui distingue la nouvelle génération, dont il est le protagoniste et l’archétype héroïque. Ses traits caractéristiques ne relèvent plus de la force archaïque native, quasi divine, qui se mesure aux monstres et remodèle la Terre en sûr asile des humains ; si fort qu’il soit, il a grandi dans un climat moins rude, et sa nature est plus amène. Il est le préféré d’Homère, qui ne le montre pas toujours terrible, effréné, inflexible, mais parfois tendre, accueillant et ouvert. C’est un grand cœur épris de liberté, c’est pourquoi son commerce n’a rien d’oppressant, de dégradant ; sa vue réjouit et rassérène les plus humbles, qui respirent plus librement. Une noblesse innée émane de lui, dont la force l’emporte sur tout.
► Friedrich Georg Jünger, Antaïos n°13, 1998.
(texte tiré de Griechische Mythen : Die Titanen, Götter, Heroen, éd. Vittorio Klostermann, 1994, tr. fr. François Poncet)
[gravure d'Héraklès par Boris Artzybasheff]
[Ci-contre : Hercule et Antée, Lucas Cranach, vers 1530]
Si nous évoquons aujourd’hui la figure d’Antaïos, c’est dans un contexte qu’Ovide prévoyait déjà. Il apparaît en tant que fils nourri et élevé par la Terre-Mère. Les forces antéennes viennent d’en-bas, remontent du sol, s’épanouissent sur celui-ci et restent attachées à ce sol nourricier. Un tel Fils de la Terre ne quitte jamais l’emprise maternelle. Les quêtes, les aventures à l’étranger ne sont pas son affaire. Il est ce que les Romains appelaient un terrae filius. Toutefois, Antaïos n’est pas né de la terre (gè-genès) au sens strict. Il ne s’agit pas de l’autochtone, issu directement de la terre. L’autochtone grec est un geminus (jumeau), divisé, mi-homme mi-dragon. C’est sous cette forme que se présente Érechtée, dont Homère précise qu’il naquit d’un bout de terre. Dans l’antique ordre des autochtones, nous retrouvons le matriarcat tandis que les héros sont des fils de leur père et remontent à un père originel d’origine divine. Même s’il est fils de Poséidon, Antaïos n’est pas un héros. Gaïa, sa mère, n’a pas donné naissance à des héros. On ne retrouve ces derniers que dans la sphère des Dieux Olympiens. Tout comme il n’existe point de héros dionysiaque, il n’en existe pas un seul qui aurait Gaïa pour mère. Gaïa est marquée par un ressentiment envers les Dieux de l’Olympe, puisqu’elle est encore liée aux Titans et qu’elle pleure cette époque révolue. Elle n’honore ni Zeus ni ses fils. Il y a également chez elle un ressentiment à l’égard des héros. La gloire du héros va toujours de pair avec une offense pour Gaïa.
Par un coup direct, le héros
frappera le dragon. Mais comment y réussira-t-il ?
Quelle que soit son adresse à manier l’épée,
Il finira par enfoncer l’acier dans le ventre de sa mère.Antaïos n’est ni Dieu ni titan, ni Géant. Ceux-là sont tous immortels mais lui, quoique fils de Poséidon et de la Déesse de la Terre, est mortel. Sa force innée se retrouvera chez d’autres. Mais lui est appelé à retourner à la Terre. Une taille gigantesque fait partie de sa force. Ce qui fait dire à Pindare dans sa IVe Isthmique que, comparé à Antaïos, Héraclès n’était pas tellement grand. La figure d’Antaïos rappelle celle d’Atlas, dont Poséidon est cité comme l’un des pères possibles, Atlas, qui porte le ciel et qui semble se figer en pierre et se métamorphoser en montagne. Mais Atlas est un Titan et manifeste une force titanesque, immortelle. Parmi les fils de Poséidon, nous trouvons des êtres d’une force exceptionnelle, surhumaine. La force procréatrice de Poséidon est la plus puissante de tous les Dieux. Il est aussi le seul Olympien à s’unir directement avec Gaïa.
La Libye, domaine d’Antaïos, se situe au confins de la mythique Hellade. Aux marches libyennes, Héraclès érige les deux colonnes qui délimitent le territoire de Zeus, celui de la lutte des Héros et donc aussi, celui de la Grèce antique. Ces deux colonnes sont situées à hauteur des rochers Abyla et Kalpe, au détroit de Gibraltar. Tout ce qui se trouve à l’Ouest de ces colonnes reste exclu et celui qui voulait s’y rendre faisait moins preuve de courage que de témérité. Pindare le confirme. Dans la IIIe Néméenne, il précise que le divin héros (Héraclès) a posé cette frontière à la navigation après avoir mesuré le diamètre terrestre. Ce cercle représente la limite finie de la terre, qui est identique au cercle où règne le Nomos de Zeus et dont l’Omphalos delphique constitue le centre. La Libye grecque est nettement plus grande que la région qui porte actuellement ce nom. Elle comprend toute la côte de l’Afrique du Nord, l’Égypte exceptée. Au Sud, la Libye s’arrête au désert, au-delà duquel vivent les Éthiopiens, ces enfants chéris de Poséidon, qu’Homère décrit comme étant les hommes les plus éloignés de la terre, doublement divisés puisque les uns vivent au Levant, les autres au Couchant. Ceci explique la différence entre les Éthiopiens bruns et les hommes à la peau noire, aux cheveux crépus - les Nègres évoqués par Hérodote. En tant que Libyen, Antaïos n’appartient pas aux Éthiopiens.
Grâce à Héraclès, la Libye se situe dans le territoire gagné au cours des luttes héroïques. Le héros est en premier lieu un donneur de nom, et par conséquent un traceur de frontières. Par frontière, il faut entendre non seulement la délimitation d’un espace mais aussi la proximité, l’appartenance de ceux qui y vivent par rapport à l’étranger. li est important de savoir que l’acte de donner un nom implique déjà une relève des forces anciennes. Pindare fait remarquer qu’Héraclès est parti en expédition pour mettre un terme au culte poséidonien des crânes pratiqué par Antaïos. Selon lui, le héros ne tolère plus les sacrifices humains voués dans ce cas à Poséidon. Une telle conception cadre bien dans la vision pindarienne de purification du mythe des origines de tout élément terrifiant, d’adoucissement des traits tantaliques et de maîtrise, par un Nomos éthique, du monstrueux se manifestant à proximité du chaos. Sur le plan du mythe, cela expliquerait le reproche fait par Zeus à Xenios, divinité de l’hospitalité et des réfugiés, de pratiquer des sacrifices humains en l’honneur de Poséidon. Mais, de cela, il n’en reste aucune trace. Nous pouvons en revanche reconnaître dans ce mythe que la confrontation violente entre Héraclès et Antaïos traduit la lutte entre forces chtoniennes et héroïques. La notion de frontière implique celle de gardien. Leurs figures changent comme les maîtres qu’ils servent. Les gardiens de Gaïa sont terribles, biformes : des êtres non point héraldiques, mais typhoniques, élémentaires,dépourvus de raison, ardents, destructeurs. Les marches sont aussi le domaine des Chimères.
Mais Antaïos n’appartient pas à cette catégorie d’origine cosmogonique. Il est gardien de frontières, mais en tant que maître et dominateur de la Libye, où il ne tolère aucun étranger. Tout contact de son pays avec un étranger lui apparaît comme une offense. Il tue les étrangers et utilise leur crâne pour construire une maison ainsi qu’un temple pour son père Poséidon. Héraclès semble avoir été au courant de tout cela. Rien n’arrive à Héraclès: il cherche son destin. C’est lui qui prend l’initiative et engage le combat. Le Libyen ne recule pas mais va à la rencontre de l’intrus. Le mot grec antaios utilisé par les poètes signifie “en face, adversaire”.
Dans le mythe, Gaïa apparaît comme la souffrante. Celle-ci commence par la domination d’Ouranos, devient reconnaissable dans la lutte entre les Titans et les Géants et ne se termine nullement dans l’ère des Héros. Elle n’est jamais attaquée directement mais toujours par ses enfants et sa souffrance est celle d’une mère que l’on frappe en son sein. Elle n’apparaît pas en tant qu’actrice mais en tant que spectatrice passive. En tant que telle, elle représente la tragédie et la sculpture. Dans le Prométhée d’Eschyle, le chœur des Océanides élève sa voix pour reproduire la plainte de Gaïa qui pleure les Titans, Prométhée et Atlas. On entend ses soupirs jusque dans les ténèbres de l’Hadès. Les mers, les montagnes et les fleuves sacrés entonnent ces plaintes. Le monde des Titans souffre avec Gaïa de l’avènement de Zeus.
Antaïos en revanche n’est pas un être qui souffre. Il est puissant, joyeux et victorieux. En sa mère, cet Africain qui défend son continent, puise une force toujours neuve. De son père, pour qui il bâtit une maison de crânes, il tire une toute autre force. Il est le maître des côtes, le roi des rivages. Souvent il a, du regard, fixé l’horizon, d’où est venu par la suite Héraclès. Il possède des traits marins auxquels il faut ajourer le pouvoir de fertiliser et de dispenser l’humidité poséidonnienne. Hérodote précise que les terres intérieures de la Libye sont sableuses, sèches et arides. Et lui, qui a tendance à faire remonter beaucoup d’éléments grecs à des origines égyptiennes et africaines, remarque également que les Libyens ont toujours pratiqué le culte de Poséidon, et, oui, que même son nom serait d’origine libyenne.
Le combat entre Antaïos et Héraclès doit être considéré dans ce contexte. Tous provient de Gaïa : Ouranos, Chronos, Zeus, Antaïos et Héraclès. Tous les éléments communs qui se manifestent au cours du combat proviennent également de Gaïa. La force de la Déesse de la Terre est répartie de manière tellement égale entre les deux protagonistes que le combat dure, sans qu’aucun des deux ne parvienne à remporter la victoire. Antaïos se trouve directement sur le sol maternel : il y est invincible. Sur ce sol libyen, Héraclès n’est pas plus fort mais, au contraire, plus faible. Le combat est sans fin et l’adversaire inépuisable tant qu’il parvient à se ressourcer au contact de la mère. Dans leur lutte, les deux adversaires ne peuvent perdre l’équilibre. Maintenant qu’Héraclès soulève Antaïos, il doit s’appuyer avec une force redoublée sur le sol commun. Le redoutable adversaire est cependant démuni de forces ouraniennes. Soulevé et maintenu en l’air, ses forces l’abandonnent rapidement et il finira par être vaincu, étranglé. Héraclès, sur le sol africain, possède lphinoé, l’épouse du vaincu. Plus que son butin, elle est réconciliation. Le fruit de cette union s’appellera Palémon.
Tingis, capitale de la Mauritanie occidentale (la province tingitane) depuis l’empereur Claude, s’appelle aujourd’hui Tanger. C’est à cet endroit que se trouvait la tombe d’Antaïos. Une de ses épouses se serait appelée Tingé. Cette tombe semble avoir été conservée et montrée pendant longtemps. Une légende raconte que si l’on en creusait une partie, il pleuvrait aussi longtemps qu’il le faudrait pour remplir la fosse. Un Daimonion ou, comme disaient les Romains un Numen, veillait sur la tombe. Elle était habitée par un Démon. Les tombes des héros disparus tels qu’Eponymos, Enchorios et Epichorios sont surveillées par un Daimonion et il en est de même pour la tombe d’Antaïos, même s’il n’est pas un héros hellénique. Il faut rappeler que son père Poséidon est le maître du principe humide et qu’il peut, à l’instar de Zeus, rassembler les nuages et déclencher les tempêtes. Il peut faire jaillir les sources et faire tomber la pluie. Antaïos est adoré en tant que protecteur de la désertique Libye et de la côte africaine. Sa combe semble avoir été un très ancien lieu d’invocation de la pluie, où l’on s’adressait à Antaïos en période de sécheresse. Le temple qu’il avait construit pour Poséidon avec des crânes, semble indiquer que des sacrifices humains avaient été pratiqués en l’honneur de ce dieu de la pluie. Antaïos a survécu dans la mémoire des Africains en tant que dieu de la pluie et de la fertilité pour leur pays.
Aujourd’hui, à une époque de planification technique, où les immortelles forces du Devenir aspirent à un règne nouveau, il y a encore d’autres choses à dire d’Antaïos. La Terre (en all. Erde), Héra, Terra sont autant de mots suprêmement archaïques, dont l’origine est à ce point immémoriale qu’ils ne semblent dérivés d’aucun autre mot et qu’ils sont de véritables autochtones linguistiques. Cette Terre qui est à la fois le berceau et la tombe des hommes, n’apparaît plus comme une déesse et une mère mais comme une planète parmi d’autres planètes, une sphère parmi d’autres sphères. La Terre n’est plus comprise que comme substrat de la planification à l’échelle planétaire. Où se situe donc la différence entre le devenir titanesque et le devenir technique ? Elle consiste en premier lieu en l’absence de mère pour le monde technique qui a perdu toute attache avec la Terre. Celle-ci ne lui sert plus que de base de lancement pour des fusées et des vaisseaux spatiaux. Les plans qui produisent des fusées correspondent au plan intérieur que les astronautes emportent dans leur voyage. Cette Lune, qui est dorénavant incluse dans la planification, est devenue un base de lancement pour amorcer le voyage du retour. Elle n’est plus qu’un projet, mis au service du Plan, et dont l’objectif est double : la domination de la Terre à partir d’un point qui lui est extérieur, la domination et l’exploitation de la Lune en tant que telle. Que peut-on ajouter à cela, sinon que maintenant, dans les succès et les échecs, nous ne retrouvons plus rien du vol d’Icare vers le soleil, mais tout simplement une mise à l’épreuve de mécanismes à la fiabilité reconnue. Ces mécanismes sont néanmoins le fruit d’une préparation remontant à plusieurs siècles. Il est clair que le Plan implique une certaine foi en son succès. Ce qui est détruit par cette réussite ne préoccupe nullement les Hommes du Plan. Quant au résultat, au But atteint, c’est une toute autre affaire…
La lutte entre Antaïos et Héraclès a lieu sur notre terre. Le héros et demi-dieu en sort vainqueur mais nous devons fixer notre attention sur le combat en lui-même et non sur les protagonistes. Ceux-ci ont en commun la Terre-Mère dont ils sont les rejetons, sa constance tranquille permettant l’issue. Elle est l’appui, le support commun tout au long du combat. Il a débuté et prendra fin sur elle. Ce qui nous fait le plus défaut aujourd’hui, c’est l’amour de la Terre. Elle ne figure pas dans nos Plans. Il ne nous revient pas de nous détacher d’elle par de moyens mécaniques, de quitter son champ de gravité qui n’est autre que la puissante force de la maternité elle-même et de nous projeter dans l’espace, enfermés dans des fusées et des missiles. Ces mouvements peuvent nous conduire loin au-delà de la frontière marquée par les deux colonnes évoquées par Pindare. Mais il est certain qu’au-delà de ces deux colonnes rien ne pousse. Antaïos féconde et multiplie au-delà de sa mort. Il est la force de l’être procréé. Là où Poséidon et Gaïa procréent, la force féconde sera toujours visible. Mais qui alors, nous fait affronter cet Antaïos mythique ? Personne d’autre que l’Antaïos qui est en nous et qui se tourne vers la Terre-Mère.
► Friedrich Georg Jünger, Antaïos n°8/9, 1995.
(Traduction française Wilhelm Köhler, Texte paru dans Antaios n°1, 1959)
L'Été grec : une invitation au voyage
Au cours de ses pérégrinations, Jacques Lacarrière a su recueillir, dans la Grèce quotidienne, le sel de la culture antique, qui survit moins dans les pierres que dans un art de vivre immémorial. Dans L'été grec, il relate une expérience personnelle, inspiratrice de vocations vagabondes. Ce livre de voyage traduit également une réflexion vivante sur la civilisation européenne affrontée aux séductions de l'Orient, et sur la vitalité de la sensibilité païenne dans la religion byzantine. Un guide paradoxal et souvent capricieux, mais riche de découvertes et de suggestions originales.
• recension : L'été grec, Jacques Lacarrière, Plon (coll. Terre humaine), 416 p. [Rééd. Presses Pocket, 2001]
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Dans un petit livre paru chez Hachette en 1927, dans la collection Notes et Maximes, sous une délicieuse couverture rose ornée d'un panier d'osier débordant de fleurs, Paul Morand encourageait le lecteur, voyageur éventuel, à voir rapidement mais à comprendre bien. « L'impression, écrivait-il, que vous cause une ville, le choc d'un pays nouveau, c'est en somme l'affaire des premières quarante-huit heures ».
Comme en amour ou en littérature, la séduction géographique est rapide et oppressante. Stendhal arrivant à Milan le 10 juin 1800 s'exclamait : « Mon cœur ne sent que Milan ! » tandis que Guillaume Francœur, le double d'André Fraigneau, égaré sur la route d'Arcadie près d'Olympie, ressent « un plaisir d'une qualité indicible, complexe, lumineux, raffiné et maladif lui occuper l'esprit et le corps. Stupidement (pense-t-il), j'en vins à me répéter à voix basse : je vais parler grec, je suis chez moi ».
Qui n'a éprouvé de tels instants ne peut aimer le dernier livre de Jacques Lacarrière : l'Été grec. Depuis le Rendez-vous de Patmos de Michel Déon, auquel Lacarrière rend hommage, rien d'aussi beau et d'aussi vrai n'avait été écrit sur la Grèce. Parce qu'il est « le livre d'une amitié, d'une liaison au sens amoureux du terme, avec un pays, un peuple », parce qu'il est injuste, colérique et partial mais aussi attentif au foisonnement et aux frémissements de la vie sous tous ses aspects, l'Été grec est le récit de voyage que j'aurais aimé écrire au retour de mes séjours en Grèce.
De l'Arcadie, « ce pays clos tout en montagnes qui ont pour toit jour et nuit le ciel bas » dont parle Séféris, à la mer Égée « si riche en îles que jamais l'horizon n'y est nu », Lacarrière s'est promené en Grèce pendant 20 années, l'humeur vagabonde, piétonnière et solitaire. Ses connaissances historiques, littéraires, artistiques, assimilées en dehors de la poussière de la Sorbonne et des universitaires frigides ou impuissants, lui sont très vite apparues comme des moyens d'épouser plus intimement la Grèce quotidienne, surprise aussi bien à Mycènes que sur un caïque ou dans une taverne. C'est à Delphes en effet, pendant la guerre civile de 1947 que Lacarrière est « délivré à jamais du mirage des pierres ». Devant des statues, mal enfermées dans des caisses de bois pour les protéger de la destruction, Lacarrière sent qu'une Grèce meurt en lui et qu'une autre naît. « Je me souviens, note-t-il, du Sphinx de Naxos émergeant de son lit de paille comme un dieu absorbé par des sables mouvants. Naissait-il ? mourait-il ? »
La vie quotidienne de la Grèce apporte la réponse : « La culture n'est pas un mot mais une façon de vivre ». Et en Grèce, remarque Lacarrière, cette culture se traduit par une mythologie, une réalité, une langue toujours vivantes après quatre mille ans d'histoire. Un exemple ? Deux gosses de pêcheurs jouent avec un crabe au bout d'un moment l'un demande : qu'est-ce qu'il fait ? L'autre répond : charopalevi. Littéralement : il lutte contre Charon. « Ces deux enfants grecs, écrit Lacarrière, apportaient sans le savoir le défi du temps, la force interne d'une culture qui, comme le fleuve d'Héraclite, est la même dans le changement ».
Cette liaison consubstantielle entre le passé et le présent, « cette alliance invisible, ce pacte continué entre le plus lointain passé et le verbe contemporain de la Grèce », Lacarrière les met en valeur avec une perfection rarement atteinte. Animer le passé à partir du présent et éterniser ce quotidien en vertu du passé est toujours un exercice périlleux. Attentif aux sons, aux couleurs, aux odeurs, aux atmosphères les plus subtiles, aux gestes les plus secrets, aux harmonies les plus délicates, Lacarrière engage un dialogue avec Icare et Antigone sans que nous soyons étonnés, et Eschyle et Eisenstein conversent avec la même liberté que les animaux et les fillettes de Marcel Aymé dans ses Contes du chat perché.
D'itinéraires, Lacarrière a la sagesse de n'en point proposer. À chacun selon sa fantaisie. Mais il rappelle les lieux où l'on reste « à écouter le miaulement des chats, le bruit sec d'une branche qui casse, le murmure des conversations (…) perdant toute conscience du temps comme si ce paysage, ces cris et ces couleurs étaient devenus fragments d'éternité ».
De mon premier voyage hellénique, sac au dos, étudiant fauché, j’ai conservé des souvenirs d'une extrême précision de deux lieux décrits par Lacarrière : : l’Athos et Delphes. Je dois avouer que depuis la lecture de l'Été grec, une idée me taraude : y retourner.
Le quart du livre est en effet consacré au mont Athos, peut-être les pages les plus belles et les plus profondes de l'ouvrage. Cette fascination pour l'Athos avec sa pauvreté et sa puissance, avec ses liturgies où se mêlent odeurs, musique, et gestes, Lacarrière la comprend comme la continuation d'une sensibilité pré-chrétienne, païenne et comme l'attrait qu'ont eu les grecs, en particulier depuis Alexandre le Grand, pour les mirages impérieux et les somptuosités charnelles de l'Orient. « On est bien loin ici, Lacarrière, de la mythologie sirupeuse et édulcorée des catholiques avec leurs saints bêlants, leurs bergères en mal de visions. À l'intérieur de l'univers indo-européen qui est le nôtre, Byzance est la seule culture qui se soit construite, cimentée autour de ces deux contraires : la violence absolue et la non-violence absolue ».
À Delphes, au contraire, le silence le plus grand. « Silence qui, observe Lacarrière, n'est pas seulement celui de pierres et de temples déchus, comme dans toutes les ruines. Le silence de Delphes, c'est avant tout celui de cet oracle éteint, de cette bouche morte, de cette source tarie d'où sourdait le verbe mantique ». Il me plaît que le dernier oracle fût rendu à l'empereur Julien l'Apostat en ces termes : « Dites au roi : la belle demeure a croulé, Phoibos a perdu son foyer, son laurier prophétique et sa source chantante. Elle s'est tue, l'eau qui parlait ».
Violence et silence, alliance des contraires, comme cette phrase d'Héraclite que les paysages des Cyclades ne cessent d'épeler en leur lumière : « L'harmonie suprême est coïncidence des contraires. Tout se fait. Tout se défait par la discorde ». Cela est la Grèce, notre pays, notre monde, où « sont nés les mots, les emprunts et les catégories mentales qui sont encore les nôtres ».
► Joël Lecrozet, éléments n°16, 1976.
La prière sur l'Acropole
Voici tout juste un siècle, en 1876, la Revue des deux-mondes publiait un texte destiné à rester célèbre : la Prière sur l'Acropole d'Ernest Renan. La première ébauche en remontait à 11 ans plus tôt (1). C'était en 1865. Le 13 février, venant d'Antioche et de Damas, Renan débarque à Athènes. Dès le premier jour, son illumination est sans bornes. A peine a-t-il foulé la terre de la vieille Grèce, perçu le murmure des dieux et des héros, qu'il perd jusqu'au souvenir de l'Orient. Il est saisi par les génies du lieu. À Berthelot, il écrit : "Je suis à la lettre ébloui".
Son esprit, qui rejette la foi chrétienne mais ressent puissamment le besoin d'une religion, découvre le moyen de concilier les contraires. Il s'imprègne d'une nouvelle forme de sacré. Monté sur l'Acropole, Renan a la révélation du divin. Mais d'un divin fait de beauté et d'harmonie - et qui convient aux hommes : "Pas une ombre de charlatanisme, rien pour le décor". Renan est hors de lui-même. Il pleure de joie. L'Acropole devient le centre moral et spirituel de son univers. Une lumière intérieure se conjugue au soleil couchant pour illuminer son être.
Par comparaison avec la divinité tutélaire, l'Athéna éponyme, déesse aux 3 fonctions, tout lui paraît barbare et presque dénué de sens. « Minerve est sans rivale. Elle règne seule, triomphe, incontestée, dans le ciel où les hommes ont tour à tour essayé de fixer leur idéal. Jésus n'est plus qu'un Juif de génie. Minerve est grecque et l'idéal grec est en tout supérieur à l'idéal juif, d'où est sorti l'idéal chrétien » (Edmond Renard, Renan, Les étapes de sa pensée, Bloud & Gay, 1928, p. 160). C'est là, au pied du Parthénon, que Renan, encore sous le coup de l'émotion, trace les premières lignes de ce qui deviendra sa Prière sur l'Acropole.
Le texte définitif, rédigé en août 1876, s'ouvre sur ces mots : « Ô noblesse ! ô beauté simple et vraie ! déesse dont le culte signifie raison et sagesse, toi dont le temple est une leçon éternelle de conscience et de sincérité, j'arrive tard au seuil de tes mystères ; j'apporte à ton autel beaucoup de remords. Pour te trouver, il m'a fallu des recherches infinies ! »
Renan se présente en ces termes : « Je suis né, déesse aux yeux bleus, de parents barbares, chez les Cimmériens vertueux qui habitent au bord d'une mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages (...) Des prêtres d'un culte étranger, venu des Syriens de Palestine, prirent soin de m'élever. Ces prêtres étaient sages et saints. Ils m'apprirent les longues histoires de Cronos, qui a créé le monde, et de son fils, qui a, dit-on, accompli un voyage sur la terre. Leurs temples sont trois fois hauts comme le tien, ô Eurythmie, et semblables à des forêts ; seulement, ils ne sont pas solides ; ils tombent en ruines au bout de cinq ou six cents ans ; ce sont des fantaisies de barbares, qui s'imaginent qu'on peut faire quelque chose de bien en dehors des règles que tu as tracées à tes inspirés, ô Raison... »
Plus loin, Renan fait allusion à saint Paul : « Te rappelles-tu ce jour, sous l'archontat de Dionysodore, où un laid petit Juif, parlant le grec des Syriens, vint ici, parcourut tes parvis sans te comprendre, lut tes inscriptions tout de travers et crut trouver dans ton enceinte un autel dédié à un dieu qui serait le "Dieu inconnu". Eh bien, ce petit Juif l'a emporté ; pendant mille ans, on t'a traité d'idole, ô Vérité ; pendant mille ans, le monde a été un désert où ne germait aucune fleur. Durant ce temps, tu te taisais, ô Salpynx, clairon de la pensée. Déesse de l'ordre, image de la stabilité céleste, on était coupable pour t'aimer, et, aujourd'hui qu'à force de consciencieux travail nous avons réussi à nous rapprocher de toi, on nous accuse d'avoir commis un crime contre l'esprit humain en rompant des chaînes dont se passait Platon ! »
Empreinte du même lyrisme, la conclusion de Renan reste plus actuelle que jamais : « Le monde ne sera sauvé qu'en revenant à toi, en répudiant ses attaches barbares. Courons, venons en troupe ! »
1. Le texte sera rédigé sous sa forme définitive en août 1876, à Fontainebleau. Il paraîtra dans la Revue des deux mondes au mois de décembre suivant. Renan le reprendra ensuite dans ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse, qui paraîtront en avril 1883 (et n'ont cessé d'être réédités depuis). Sa composition a été minutieusement étudiée par Henriette Psichari (La prière sur l'Acropole et ses mystères, éd. du CNRS, 1956).
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