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Héroïcité
L'EXEMPLE DU HÉROS
Dans la quatorzième livraison de la revue bimensuelle des Diipetes (Athènes, Grèce), un article de Thomas Mastakouri puise inspiration dans la figure du Héros de nos sociétés européennes antiques. Les idées développées par l'auteur, tout en étant discutables de par un certain romantisme de la révolte, ont cependant le mérite de nous interpeller et nous invitent à une réflexion critique sur ce que peut vouloir encore dire héroïcité. Ce que nous avons à réaliser est aussi d'une certaine façon ce que nous avons à transmettre, c'est bien là la seule source de grandeur et c'est pourquoi Boileau rappelait à juste titre qu'« on peut être héros sans ravager la terre ».♦♦♦
Nous vivons à une époque de grande aliénation morale et il va de soi que de puissants intérêts économiques nous dirigent. Pour que ceux-ci puissent continuer à croître, ils n'ont besoin que d'une chose : transformer la masse des individus en troupeau, le citoyen devenant une unité docile, ne réagissant qu'en fonction de la volonté et des avantages des bergers. L'avilissement, la destruction de la personnalité sont à l'ordre du jour et la passivité a gagné la plupart des hommes. Qu'en est-il des réactions éventuelles ? Qu'entend-t-on le plus souvent ? “Laisse tomber”, “c'est un mauvais moment à passer”, “c'est nous qui allons sauver le monde ?”, “il y a pire”, “on est bien comme ça”, etc. Et ceux qui tentent de réagir ? Des mots creux, quelques insultes devant l'image du politicien qui apparaît sur le petit écran en attendant le jeu télévisé habituel avec ses cadeaux et ses starlettes.
La voie suivie aujourd'hui par l'humanité est celle du martyr ; celui qui baisse la tête, parce qu'il a été ainsi éduqué par sa religion, ses gouvernants, son école, et ses parents. Mais est-ce que cela a toujours été ainsi et plus particulièrement dans nos contrées ? Celui qui a quelques connaissances historiques et un peu d'esprit critique connaît la réponse. La civilisation qui, à une époque, a régné sur cette terre hellène ne se fondait pas sur l'exemple du martyr et de l'esclave mais sur celle du Héros qui, comme une flamme, se cache dans chacun d'entre nous et ne se transforme que rarement de nos jours en feu pour réchauffer, éclairer, brûler et se consumer.
L'hellénisme et la civilisation européenne en général ne se sont pas fondés sur la notion de masse comme d'autres civilisations antiques pour bâtir le monde contemporain mais au contraire sur celle de la personne.
Le culte du héros dans la cité hellène
Nos ancêtres adoraient les Héros comme des Dieux. Pour eux, il n'y avait pas de gouffre entre l'Homme et le Dieu et chaque Cité hellène honorait certains de ses morts comme des Déités. Ainsi, Athènes honorait Thésée et Cécrops, Sparte Castor et Pollux, les frères jumeaux d'Hélène et Clytemnestre, Thèbes Kadmos, la Thessalie Jason, l'Étolie Méléagre, la Crète Minos, Corinthe Bellérophon. Les Héros, mythiques ou historiques représentaient des exemples moraux et chaque Cité-État avait les siens exactement comme les saints patrons par la suite. Les Héros se réveillaient de leur profond sommeil et apparaissaient dans des circonstances de crise pour sauver leur cité chérie d'un danger qui les menaçait. Ainsi, Thésée apparut aux Athéniens avant la bataille de Marathon et la légende dit que les Galates furent mis en déroute à Delphes par le fantôme de Néoptolème, le fils d'Achille. Cet article n'a pas pour but de dresser la liste de tous les Héros du passé mais de mettre en valeur les caractéristiques essentielles de leur comportement qui servait de modèle à nos aïeux et a profondément transformé et relevé la civilisation hellène. Vivant, comme nous l'avons dit, à une époque de relâchement et de dégénérescence des consciences, la mise en relief de ces particularités pourra sûrement nous fournir des armes qui nous permettraient de lutter contre l'aliénation qui menace de toutes parts.
Ainsi, le premier caractère du Héros est son individualité absolue. Il n'est jamais intégré dans la masse et ne suit ni ses réactions ni ses désirs. Sa volonté est exclusivement la sienne et, s'il devait être influencé par une quelconque obligation morale, il le fait sciemment, conscient des limites qu'il s'impose. L'héroïsme ne peut se développer au sein d'une société despotique que celle-ci soit théocratique ou absolutiste.
L'héroïsme s'oppose aux acquis
En second lieu, le Héros aime le changement. Sans évolution, quelque chose dort en nous et ne se réveille que rarement. Bien qu'il contribue à l'instauration de l'ordre au sein d'une société chaotique, lui-même préfère le désordre et l'incertitude. L’héroïsme tel un aiguillon s'oppose aux acquis, refuse le compromis, secoue les fondements pourris d'une collectivité. Tout est en perpétuel mouvement, disait le grand philosophe Héraclite, et toute société figée, sans Héros pour la sortir de son marasme est, à plus ou moins long terme, vouée à disparaître. C'est ce qui est arrivé aux anciens Égyptiens. Pendant des millénaires, ils ont bâti une civilisation dont les vestiges sont encore visibles aujourd'hui. Cependant, leur système despotique et théocratique étouffait toute individualité. Qui peut nous citer un grand Héros égyptien ? Quelqu'un — à l'exception des pharaons — qui, dans un éclat d'individualité ait fait évoluer l'Histoire ? … Qu'en est-il advenu de cette brillante civilisation ? Elle est enterrée sous les sables de l'Histoire, faute de Héros.
Les religions étrangères se sont abattues sur un empire romain décadent dont l'absolutisme démentiel s'était attelé à supprimer toute forme d'individualité et à niveler les membres de la société. Dès le début, le modèle du Héros fut remplacé par celui du martyr. Celui de l'individu qui se donne à une collectivité souveraine, un Dieu, un Gouvernement, un Empereur. L'exemple de celui qui vit et meurt sans se poser de questions, ne remet pas en cause les Dogmes qui lui sont imposés, croyant aveuglément et se remettant à d'autres pour son salut, sa protection et sa sécurité.
Certains confondent à tort Héros et martyr. Comme nous l'avons déjà dit, le Héros se bat jusqu'à son dernier souffle, ne rend jamais les armes, ne subit pas passivement son destin. Son principal souci consiste à valoriser l'immortalité de son âme, à la perfectionner au fil des luttes afin de gagner sa place parmi les Dieux et ce, sans l'aide de personne.
Il n'ignore pas que le combat est inhérent à la nature humaine, qu'il ne peut y avoir de progrès sans les contraires. Il ne s'avoue jamais vaincu même s'il sait que tout est perdu d'avance. Il place sa dignité et son honneur au-dessus des problèmes quotidiens. Ainsi, Achille était conscient de son destin funeste s'il devait venger la mort de Patrocle mais cela ne l'a pas empêché de le faire. Cucchulainn, le plus grand des Héros irlandais n'a pas hésité à prendre les armes alors même que son druide-instructeur lui avait prédit qu'il allait connaître la gloire et la grandeur mais qu'il allait en mourir avant que ne lui pousse un seul cheveu blanc sur la tête. Lorsque le dragon Fafnir, agonisant, menace Siegfried de sa malédiction, ce dernier lui répondit que bien que chacun voulut garder ses trésors pour toujours, l'heure de la mort arrivait pour tous. Ils sont tous Héros, c'est-à-dire des Hommes capables de défier leur destin et mêmes les Dieux s'ils pensent avoir raison où si une obligation morale le leur commande.
Chaque instant est unique
Il vient en aide aux faibles et aux vieillards mais ne supporte ni les fainéants, ni les profiteurs et les voleurs. Il les considère comme des “fardeaux de la terre”, un poids pour la Terre-Mère. Il sait être courageux face au danger et patient devant les difficultés de la vie quotidienne sans pour autant rechercher l'affliction et l'adversité. Il sait profiter des joies de la vie là où il les trouve, en écoutant une chanson, après un baiser, devant un endroit idyllique ou l'hilarité d'un enfant par ce qu'il sait que chaque instant est unique et qu'il ne se reproduira peut-être jamais. De plus, il n'est pas stupide. Il sait utiliser son intelligence chaque fois qu'il en a besoin. Il représente la supériorité de l'Homme face à l'animal. Il sait rire avec ses propres malheurs, car le rire est comme le vent qui chasse les nuages de la misère et du défaitisme. Il essaie de résoudre seul ses problèmes tout en respectant la Nature qu'il considère comme vivante et sacrée.
Les lectrices seront sans doute lasses d'entendre parler exclusivement de Héros masculins. En effet, les traditions européennes ne sont pas exemptes d'Héroïnes. Ainsi, la Béotienne Atalante tua les deux centaures qui avaient tenté de la violer, participa à l'expédition des Argonautes et fut la première à toucher le sanglier de Calydon au cours d'une chasse. La reine Kathe initia Cuchulainn à l'art de la guerre. La reine des Iceni de Grande-Bretagne, Boudicca (Bodicée), “la victorieuse” conduisit son armée contre l'envahisseur romain, mettant hors de combat de nombreuses légions. Tacite racontait que les femmes germaniques combattaient aux côtés de leurs hommes. Les Déesses étaient, dans l'antiquité, aussi nombreuses que les Dieux et étaient honorées et adorées avec la même ferveur. Cependant, le fait de tenir.une épée et de combattre comme un homme ne suffisait pas pour faire d'une femme une Héroïne. Antigone représente le modèle le plus significatif de l’héroïne qui ne renonça ni à son dévouement ni à sa grandeur d'âme pour lutter contre le pouvoir en place tout en sachant qu'elle allait connaître une fin atroce. Mais avec l'avènement d'un système patriarcal étranger à l'Europe, la femme allait bientôt être transformée en simple objet sexuel et de procréation.
Et aujourd'hui qui pourrait être considéré comme Héros ? Citons quelques exemples : l'employé qui refuse de contribuer à s'enrichir sur le dos des autres tout en sachant qu'il risque de perdre son emploi, la mère qui élève seule son enfant et affronte avec fierté les ragots du voisinage, celui qui éteint sa télévision pour lire un livre ou écouter de la musique, la femme qui décide d'entreprendre des études dans une école qui n'admettait auparavant que des hommes. L'héroïsme se reconnaît à des milliers de petites et grandes choses de la vie quotidienne.
Les modèles de références de nos ancêtres étaient leurs propres Dieux. Les Olympiens, les Dieux des Celtes et ceux des Scandinaves étaient eux-mêmes des Héros, c'est-à-dire des êtres qui luttaient contre leur propre destinée, se battant comme les Hommes, avec leurs défauts et leurs qualités, à la recherche de leur propre éveil.
De l'inégalité des dieux à l'égalité devant l'État
Les anciens Dieux n'étaient pas invincibles ni savants ni des modèles de bonté et cela les rapprochait des humains par rapport au Démiurge souverain, sans visage et inapprochable. Que cela n'en déplaise à certains, les anciens Dieux ne prodiguaient pas que des faveurs, ils ne considéraient pas tous les individus de la même façon. Ce n'est que grâce à son propre degré d'éveil que l'Homme pouvait atteindre l'Olympe, le Walhalla ou les Îles des Bienheureux. Les autres entamaient la descente dans le monde d'en bas dans l'attente de leur prochaine réincarnation et tenter à nouveau de se détacher de ce cycle infernal en accédant à la divination. Avec l'avènement de la nouvelle religion, le serviteur fut mis au même pied d'égalité que le maître et, pire encore, le Héros fut considéré comme un Homme ordinaire. Le régime totalitaire de l'ancienne et de la nouvelle Rome ne pouvait fonctionner autrement. Tous devaient être égaux sous la férule du Régime, de l'Empereur et de Dieu. Les conséquences ne se sont pas faites attendre. Chaque science ou philosophie contraires au dogmes ambiants étaient éradiquées. Toute recherche de la Beauté était considérée comme un tabou. Toute liberté de pensée et de choix fut condamnée. Ceux qui s'exprimaient différemment des normes établies étaient considérés comme hérétiques, jetés dans des geôles et brûlés vifs.
Les guerres des anciens fondées sur les mises en valeur individuelles et qui pouvaient être comparées à des scènes théâtrales ont cédé la place aux guerres d'intérêts ou de religions, inconnues jusqu'alors et qui ont tant fait couler de sang sur notre vieux continent. Le Héros guerrier a cédé la place au combattant sans volonté, simple pion au service d'un stratège qui, autrefois, dirigeait les combats sur le terrain, aujourd'hui, du fond d'une salle, entouré de spécialistes en guerres de tous genres, décide des batailles en se fondant sur des chiffres, des statistiques et des comparaisons. Le citoyen inconscient a, depuis fort longtemps, perdu son identité à l'exception d'un pseudo-droit ou obligation de voter de temps en temps pour ceux qui le dominent, sans pour autant qu'il puisse réellement s'exprimer sur la manière dont il est gouverné. L'agriculteur, l'artisan, le philosophe se sont mués en unités de consommation, qui doivent acheter de plus en plus en suivant les prescriptions de la publicité et du marché, indifférents à la catastrophe écologique qui se produit autour d'eux.
L'amour, ce cadeau des Dieux, cette communion des corps et des esprits, tel un feu ardent, a été transformé en péché, dépravation alors qu'au même moment il est utilisé de la façon la plus vile qui soit pour placer toutes sortes de produits auprès de récepteurs décérébrés jusqu'à leur dicter des modes de comportements. L'Homme sain qui était en contact permanent avec ses Dieux a, aujourd'hui, besoin d'intermédiaires, de “représentants de Dieu” sur Terre auto-proclamés, sous la menace permanente d'une damnation éternelle s'il lui venait à l'idée de douter ou de contester les dogmes en place. L'acception même de la notion de Héros a été déformée de la façon la plus ignoble qui soit, lorsqu'elle est utilisée de nos jours pour décrire des individus qui ne savent pas placer correctement trois mots mais se contentent simplement de planter quelques ballons dans des filets ou des paniers, vêtus comme des publicités ambulantes aux couleurs des généreux sponsors qui les financent. Les anciens Olympiens concouraient pour la gloire et un rameau d'olivier, les “héros” d'aujourd'hui pour la belle voiture que leur offrira le Président ainsi que les nouveaux et juteux contrats qui les attendent.
Un Homme sensé ne peut qu'être affligé devant une telle situation. La voie du martyr, de l'individu aveuglé et passif qui confie son destin entre les mains de tierces personnes a conduit la société au bord du précipice. Que peut faire celui qui veut résister ? Qui a la volonté de réagir différemment du bétail ? La réponse est simple ; il doit avoir du courage et continuer à être lui-même. S'il rencontre des compagnons qui partagent des points de vue identiques, entrer en contact avec eux sans pour autant abandonner son individualité. Le Héros n'a point besoin de maître ou de gourou car personne ne pourra le sauver à part lui-même.
Aussi, si vous ne craignez pas de vous promener dans des endroits sombres et affirmer que vous êtes dans le vrai ; si vous croisez un enfant et que vous avez envie de jouer avec lui, de même que si vous rencontrez un vieillard et que vous voulez partager ses connaissances ; si pour vous l'amour est un cadeau irremplaçable et non quelque chose dont vous avez honte ; si chaque défi n'est pas pour vous ni trop difficile pour l'affronter ni trop facile pour l'ignorer ; si vous permettez à chacun d'exprimer son opinion sans pour autant vous faire influencer ; si vous voulez vider le verre de la vie jusqu'à la dernière goutte sans craindre les conséquences ; si vous vous sentez ainsi, alors vous êtes sûrement sur le chemin du Héros. Et ceux qui regardent des cieux la destinée des Hommes doivent sûrement êtres fiers de vous.
► Thomas Mastakouri, Nouvelles de Synergies Européennes n°30-31, 1997. (tr. fr. Nikiforos Periklis)
Les Héros ? De sympathiques canailles !
De Ulysse à Italo Balbo, de Parsifal à Lawrence, les héros n'ont pas été les représentants du bien mais plutôt ceux de l'excessif. Une équivoque qu'il convient d'élucider.
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Peut-être que l'abondance de “pensées faibles”, qui marque notre époque de démissions, a fini par affaiblir la gaieté et le goût pour la vie, pour ses risques et ses plaisirs. Peut-être même que l'univers “mencheviste” de ces 20 dernières années, avec ses objectifs ciblés et ses médiocres vertus, donne un sentiment d'asphyxie. Toujours est-il que le leitmotiv le plus réitéré dans le monde occidental est : “Cherchons héros passionnément”. Et cela depuis un bon moment déjà ! En fait, si, en Italie et en Amérique, on assiste aujourd'hui à un réveil d'admiration pour les John Wayne, la série Star Wars garde le palmarès du meilleur succès cinématographique des dix dernières années.
C'est presque toujours pour fuir l'ennui du quotidien qu'ils accomplissent leurs “exploits”
Voilà une description très précise du héros ; Luke Skywalker (littéralement : Luke qui se promène sur les nuages), oscille de la bêtise enfantine à la victoire inespérée (la mise en scène avait été supervisée par le mythique Joseph Campbell). Nous pouvons déjà comprendre ce que les gens demandent quand ils réclament des héros. On ne cherche pas — par ex. — des sauveurs, des prophètes annonciateurs de mondes parfaits, de grands savants : il y en a déjà eu trop et les blessures qu'ils ont infligées à l'humanité sont encore béantes. Le héros n'est pas de cette trempe, le héros n'a pas de certitudes. Au contraire : d'habitude, le héros ignore tout et s'il est jeune comme le Luke de Star Wars ou le Parsifal de la légende, il a besoin de maîtres pour l'initier. Le héros n'est ni un initié ni un parvenu. C'est un homme qui, au risque de sa vie (et en dépit de sa faiblesse), suit un parcours et qui, en cheminant sur cette voie ardue, “grandit” (parfois il s'égare, comme Œdipe). Et pendant ce parcours, il change, il influence (en bien, mais parfois aussi en mal) la vie des autres, il transforme le monde autour de lui. Le héros ne craint pas de traverser des zones troubles, au contraire : c'est sa destinée !
John Wayne est entré pour toujours dans l'histoire du cinéma et il a gagné un Oscar quand il était déjà El Grinta, le cow-boy bon et honnête, parfois ivrogne, rustre et violent, vaincu par l'alliance meurtrière des juges et des partons des chemins de fer. Mais dans la vie, ce héros de l'Amérique “saine” buvait chaque nuit jusqu'au petit matin en compagnie de John Ford ou d'autres personnages excessifs, il eut trois femmes, pas toutes des modèles de sainteté, et il se déclarait athée ou, tout au plus “presby-god-damned-terian”, expression qui même chez nous, qui ne sommes ni presbytériens ni pudibonds, sonne plutôt comme un blasphème. Telles sont les premières différences fondamentales. L'héroïque juge assassiné n'est pas un héros : c'est une personne courageuse et honnête, peut-être même un martyr. Le point de vue du héros sur le juge est celui de Garine, l'un des protagonistes des Conquérants d'André Malraux : « Juger signifie ne pas comprendre, car si on comprenait on ne pourrait plus juger ». Et, justement, la destinée du héros est de comprendre l'homme et de le représenter, non de le juger.
Le Père Maximilian Kolbe, qui se fait tuer pour sauver la vie de ses compagnons de captivité, est peut-être un saint, comme l'a proclamé d'ailleurs le Pape Jean-Paul II, mais ce n'est pas un héros. Le héros ne représente pas le bien, mais l'excessif : il possède une dose démesurée d'humanité, donc aussi de canaillerie ou de stupidité, quelque chose qui ne tourne pas rond, de toute façon. C'est en vivant ce “surplus” de bien et de mal que le héros guide, maîtrise et fait aussi grandir les autres. Il tue le dragon parce qu'il le connaît bien : il est en lui.
Un exemple de héros peut sans doute être Ulysse, qui s'habille en femme pour ne pas devoir partir pour la guerre de Troie. Il faudra toute la guerre, et toute l'odyssée du retour, pour qu'il devienne un véritable héros, entre une bassesse et l'autre. Une autre figure peut être considérée comme un héros : Parsifal qui, parce que son premier maître, Gournemanz, agacé par ses warum ? (Pourquoi ?), lui avait ordonné de ne plus poser de questions, quand il se trouvait devant le Roi du Graal, Amfortas, parmi les valets qui passent avec des lances ensanglantées au milieu d'une cour en pleurs. Fait comme si rien n'était arrivé et reste muet, conseillait Gournemanz. Il lui faudra une vie de désespoir et de combats pour pouvoir, la deuxième fois qu'il se trouvera devant le Roi Pêcheur, lui demander : « Dis-moi, qu'est-ce qui te préoccupe ? ».
Mais, surtout, le héros (au contraire du militant ou du saint) n'a pas de projet bien précis en tête. Pour lui, l'expression de Nietzsche : « Nous connaissons les motifs de l'action » est tout-à-fait valable. Le cœur du héros (comme dit Tolstoï en parlant du Roi), est entre les mains de Dieu : c'est ainsi que ce doit être à la fin, dans le bien et dans le mal. Parsifal fait mourir de chagrin sa mère pour se rendre au château du Roi Arthur, mais quand il y arrive, il ne veut pas y dormir une seule nuit, car le climat de la cour l'agace (mais, après, il sauvera le Graal).
Italo Balbo (1), la figure italienne qui est peut-être la plus représentative du héros en ce siècle, déclenche et organise en grande partie la révolution fasciste parce qu'elle exprime au mieux ses aptitudes, sa soif de renouveau, de défi, de risque et même de violence. Mais plus tard, quand sa “Marche”, qui, sans ses pelotons et sans son courage, n'aurait jamais abouti, arrive à Rome et devient un régime politique officiel, Balbo s'en va et devient un skywalker, un promeneur du ciel, un aviateur. Il se lance dans des entreprises héroïques, mais organise aussi de formidables parties de chasse au sanglier dans sa propriété sauvage de Punta Ala, tout en préparant des actions spectaculaires avec ses hommes, devant de gargantuesques dîners, des beuveries colossales et des plaisirs pharaoniques qui, au bout de quelques années, prennent un goût d'exotisme, quand il deviendra Gouverneur de Tripoli, parce que Mussolini veut l'éloigne. Cet éloignement a lieu, est accepté, parce que Balbo veut bien se laisser larguer puisque, comme tout héros qui se respecte, il préfère la vie à l'intrigue politique, avec ses aléas, ses difficultés et ses plaisirs.
Chez Balbo, on retrouve aussi un autre caractère du héros : la perception sans haine de l'ennemi. Le héros est universel, son histoire, justement parce qu'elle ne répond à aucune catéchèse, comme le disait von Salomon (l'un des protagonistes de la Révolution conservatrice), appartient au monde entier, même quand elle représente les spécificités d'une terre comme celle de Romagne. Et quand le Maréchal de l'Air meurt, abattu par les tirs de la force antiaérienne italienne, ses adversaires de l'aviation anglaise effectueront un raid d'hommage, très dangereux, pour jeter une couronne de fleurs sur son cercueil pendant ses funérailles. Cette solidarité entre héros est toujours une entente humaine entre des groupes spécifiques, entre des armées (ici il s'agit de 2 forces aériennes), entre des corps spéciaux, jamais entre des institutions, comme les États, auxquelles les héros sont toujours étrangers. Le héros n'est jamais le stratège, le chef de l'état-major. C'est plutôt l'organisateur, un peu nomade, de la “Marche sur Rome”, de la “machine de guerre” (comme l'appelle le philosophe Gilles Deleuze), que, dans sa générosité, il offre à l'État ; mais après la geste héroïque, il lui en laisse le bénéfice, car l'acquis se transforme en pouvoir, en bureaucratie, en trahison. Ici, le héros exprime une autre devise de Nietzsche : « Nous ne savons pas ce qui se passera » (comme nous le relate Roger Stéphane dans son Portrait de l'Aventurier, coll. 10/18 ; éd. Barbarossa en version italienne).
On ne peut pas ranger les héros parmi les saints parce que leurs motivations ne sont pas d'ordre moral
C'est presque par hasard que le jeune archéologue T. E. Lawrence (2) finit, à sa grande surprise, par offrir un empire arabe à la diplomatie anglaise. Mais Lawrence, comme tout héros authentique, est attiré par l'entreprise, par l'action, et non par la victoire. Comme l'explique le chercheur jungien James Hillman, la victoire appartient à l'État, à la Polis, à Pallas Athéna, tandis que le héros, qui est proche du guerrier, appartient à la sphère d'Arès-Mars, le dieu qui fait en sorte qu'il se passe des choses (et le Général Patton, en bon guerrier, confiait : « J'aime l'action, j'aime faire en sorte que des choses se passent. C'est mon lot de divinité »). D'ailleurs, Lawrence voulait que l'Angleterre offre aux Arabes les pays détachés de l'Empire ottoman défunt. Et quand il s'aperçoit que lui-même et les Arabes, qui l'ont suivi en conquérant les déserts, se sont fait posséder par l'Angleterre, Lawrence cherche, comme Œdipe, comme Parsifal, comme Gilgamesh, l'expiation. Ainsi, il refuse les postes de gouverneur pour rester simple pilote d'avion, le dernier dans la hiérarchie. « Il n'y a rien de plus élevé qu'une croix d'où contempler le monde », dit-il dans Les Sept Piliers de la Sagesse.
En fait, chaque héros, avant et après Jésus-Christ, passe par une croix : une position entre ciel et terre, une situation de profonde humiliation et de souffrance, qui finalement le transforme, l'assagit à travers la douleur. C'est aussi le cas pour Odin (ou Wotan) le dieu germanique (appelé, entre autres, Bibindi le buveur, Vafud l'errant, des noms qui en disent long sur les héros et nous interdisent de les confondre avec les saints), qui se fait pendre à l'arbre (comme Ulysse au mât du navire) à bras ouverts, pendant 7 jours et 7 nuits. Ce n'est qu'à l'aube du dernier jour qu'il verra s'inscrire au sol les Runes, les signes de la sagesse et du destin.
► Claudio Risé, Vouloir, fév. 1998. (article paru dans Il Giornale, 01/09/1996)
(1) BALBO Italo (Quartesana, Ferrare, 1896 - Tobruk, 1940) héros de la Seconde Guerre mondiale. Organisateur des brigades de choc fascistes en Emilie-Romagne, il fut quatruumvir de la Marche sur Rome (1922). Ministre de l'Aéronautique (1929-33), il mena de célèbres raids aériens sur l'Atlantique. Gouverneur de Libye, il fut abattu par erreur par la force anti-aérienne italienne.
(2) LAWRENCE Thomas Edward (1888-1935), écrivain anglais. Archéologue et orientaliste, agent du Service Secret britannique, il entra dans la légende sous le nom de Lawrence d'Arabie pour avoir appuyé la cause de l'indépendance arabe contre les Turcs. Il raconta cette expérience dans son livre Les Sept Piliers de la Sagesse (1921).
« Je me rappelle un tableau que j’ai vu alors que je n’avais pratiquement pas appris à lire et qui s’intitulait L’Aventurier [Der Abenteurer, Arnold Böcklin, 1882] : un marin au long cours, un conquistador solitaire qui pose le pied sur la grève d’une île inconnue. Devant lui, une chaîne de montagnes terrifiantes ; son navire à l’arrière-plan. Il est seul. […] De cet Aventurier, quelques détails seuls se sont empreints plus nettement dans ma mémoire : le rivage était parsemé d’ossements, des crânes et des tibias de ceux qui avaient échoué en effectuant la même tentative. Alors je compris, et je tirai moi aussi la conclusion que voulait suggérer le peintre : que monter sur ces hauteurs était sans doute attirant, mais dangereux. Ce sont les os de nos prédécesseurs, de nos pères, et pour finir nos propres os. La plage du temps en est recouverte. Quand ses vagues nous portent vers elle, quand nous débarquons, nous foulons ces ossements aux pieds pour passer outre. L’aventure est un concentré de la vie : notre respirons plus vite, la mort se rapproche. »
― Ernst Jünger, Approches, drogues et ivresse, 1970pièces-jointes :
Achille, modèle de l'homme héroïque
Je dois vous parler ce soir de la mort héroïque en Grèce. Ce n'est pas facile. Je ne sais pas vraiment par quel bout commencer tant ils sont nombreux. Le plus simple est de débuter par le personnage qui incarne à nos yeux, et aux yeux des Grecs déjà, l'idéal de l'homme héroïque et de la mort héroïque : Achille. Dans les récits qui le concernent, non seulement dans l'Iliade mais dans des récits légendaires qui nous ont été transmis par d'autres sources, le dilemme est clairement posé à son propos d'un choix presque métaphysique entre deux formes de vie qui s'opposent. Achille est le fils d'un simple mortel, Pélée, et d'une déesse, Thétis — elle a essayé d'échapper à cette union avec un mortel que les dieux lui imposaient, en prenant toutes sortes de formes. Finalement, le vieux Pélée s'est uni à elle et ils ont eu beaucoup d'enfants au statut équivoque et que Thétis aurait voulu immortaliser. Dans le cas d'Achille, le tenant par le talon, elle le plonge, nouveau-né, dans les eaux du Styx. S'il arrive à se sortir de cette épreuve terrifiante — car le Styx c'est, d'une certaine façon, la mort —, toute la partie du corps qui aura été en contact avec l'eau deviendra immortelle. C'est ce qui arrive à Achille. Il est donc un être humain qui par sa personne, son passé, sa généalogie se situe au croisement du divin et de l'humain. Seul un petit bout de son corps est resté mortel : le talon — car il fallait bien que Thétis le tienne par un bout — et c'est de là qu'il périra.
Ainsi cet homme est l'image même du guerrier et de ses vertus : non seulement le courage mais aussi cette forme de morale aristocratique qui est en même temps l'arrière-plan de la mort héroïque, où un homme est kalos kagathos [contraction de kalos kaï agathos], "beau-bon", comme si sa qualité d'homme éminent, incomparable, se lisait sur son corps, sur sa prestance, sa gestuelle sa démarche, sa façon de se présenter. Qu'un de ces hommes comme Achille apparaisse dans un cercle et c'est comme si l'on voyait un dieu qui s'avance, et qui incarne cette espèce d'excellence qui se manifeste dans un éclat lumineux, comme la beauté chez une jeune fille semblable à une déesse. C'est un peu de cette façon que les Grecs voient Achille, il n'y a pas une morale du péché, de la faute, du devoir, il y a l'idée qu'il faut être un type bien, ne pas faire de choses basses, vilaines, envieuses, qu'il faut se tenir.
Achille a eu à faire un choix entre deux vies. Ou bien une vie paisible et douce, une vie longue avec une femme, ses enfants, son père et puis la mort au bout du chemin comme il arrive à toutes les vieilles gens, sur son lit; il disparaîtrait dans une sorte de monde obscur, de têtes vêtues de nuit où personne n'a de nom ni d'individualité, dans l'Hadès, il deviendrait une ombre inconsistante, puis plus rien, personne. Ou bien au contraire, ce que les Grecs appellent la vie brève et la belle mort, kalos thanatos. Il n'y a pas de belle mort s'il n'y a pas de vie brève. Cela signifie que, dans l'idéal héroïque, un homme peut choisir de vouloir être toujours et en tout le meilleur, et pour le prouver il va continuellement — c'est la morale guerrière —, dans le combat, se placer au premier rang et mettre en jeu chaque jour dans chaque affrontement sa psukhè, lui-même, sa propre vie, sans hésiter, tout. Pourquoi tout ? Cette conception d'un forme de vie qui adhère à un sens de l'honneur, la finie, fait aussi que tous les honneurs d'état, les honneurs établis, ne valent rien.
Au début de l'Iliade, les rois sont réunis chacun avec son armée, des basileis, et Agamemnon, le roi des rois, basileutatos, a l'honneur le plus grand sur le plan social. Il doit rendre au prêtre d'Apollon sa fille. En échange, il prend la jeune Briséis, qui avait été donnée à Achille comme sa part d'honneur — quand on distribue le butin, d'une part on donne à chacun une part égale à celle des autres, d'autre part, à l'élite, on donne une part d'honneur, un géras spécial. Briséis représentait pour Achille la reconnaissance que toute l'armée grecque lui octroyait pour lui signifier qu'il n'était pas comme les autres, mais un type à part et qu'avec lui, la guerre n'avait pas tout à fait le même visage car il lui donnait un sens particulier par son courage, par son élan. C'est ce géras qu'Agamemnon lui prend. Alors on réunit l'armée, elle fait cercle, dégage un espace au centre, une sorte d'agora où peuvent parler tous les rois. Achille vient et traite Agamemnon plus bas que terre : de quel droit m'as-tu pris cela ? C'est une grande offense que tu m'as faite ! Tu n'es qu'un pleutre. Toi, tu te réfugies dans les derniers rangs, tu ne sais pas ce que sais, dans le corps à corps, le face-à-face contre l'ennemi, d'engager sa psukhè. On voit bien dans cette scène s'opposer d'une part l'honneur lié au mérite et à la vertu particulière d'un combattant, d'autre part les honneurs ordinaires, sociaux. Agamemnon est le roi, mais en même temps l'honneur d'Agamemnon est incommensurablement plus bas que celui d'Achille. C'est une véritable inversion du statut social et Achille le lui fait comprendre. Et quand Agamemnon essaie de se réconcilier avec Achille qui s'est retiré du combat — sans lui l'armée achéenne ne tient pas devant les Troyens —, il lui envoie une délégation. Cette délégation explique qu'Agamemnon reconnaît ses torts : il lui rend Briséis qu'il n'a pas touchée, il lui offre toutes sortes de richesses, des trépieds, des animaux, une de ses terres, et même une de ses filles sans exiger de dot. Mais Achille refuse parce que dans ce contexte de l'honneur héroïque qui conduit à la mort héroïque, on se trouve toujours devant « tout ou rien ». Si dans la vie sociale, il y a des degrés, on contrebalance, on mène ses affaires, en revanche, l'offense qui a été faite, elle, ne peut pas être réparée. Achille explique que peu lui importe l'honneur ordinaire que les Grecs lui rendent, peu lui importent tous les cadeaux qu'on lui fait, parce qu'il y a 2 formes de biens différents : il y a les biens qu'on échange, gagne, perd et qu'on peut remplacer quand on les a perdus ; et les biens qui sont essentiels du point de vue des valeurs humaines — encore le "tout ou rien" — ce qui, quand on l'a perdu, ne se retrouvera jamais, c'est-à-dire la vie, soi-même. C'est cela qui, à chaque moment décisif, n'est pas monnayable, ni échangeable, ce qu'on perd définitivement. Voilà l'honneur héroïque qui est une autre catégorie que celle de l'honneur ordinaire.
Et quand on joue ainsi à "tout ou rien", on peut être sûr de périr un jour ou l'autre car aucun homme n'est immortel, pas même Achille. Celui qui vit son existence, sa propre personne, sur ce mode-là consistant à choisir de mettre tout en jeu, soi-même, afin de se montrer, de se démontrer, de se prouver que justement, on est vraiment un homme sans accommodement, sans lâcheté, alors celui-là est sûr de mourir jeune. Et cette mort n'est pas une mort comme les autres. De même qu'il y a un honneur héroïque qui n'est pas l'honneur ordinaire, il y a une mort héroïque au combat qui n'est pas une mort ordinaire. Pourquoi ? Parce que le jeune homme dans la fleur de son âge et de sa beauté, qui tombe au combat, ignorera sur son corps les flétrissures, le ramollissement que l'âge apporte à toutes créatures mortelles. Il en est ainsi de la loi du genre humain : on naît, on grandit, on devient un éphèbe, un jeune homme, un homme "fait", et puis peu à peu, contrairement à ce qui se passe chez les dieux, on s'affaiblit, se détériore, se dégrade, on devient un vieillard fatigué qui radote et qui va, par conséquent, s'en aller ; et c'est comme s'il n'avait pas vécu. Tandis que si vous mourez au moment où vous faites la démonstration de ce que vous êtes dans la beauté de votre jeunesse, votre existence va échapper à l'usure du temps, à la mortalité ordinaire. Dans l'Iliade, au moment où Hector poursuivi par Achille, va affronter le héros, Priam, qui se trouve sur les tours, demande à son fils de fuir, de passer la porte et de rentrer à l'abri des murailles. Il lui dit à peu près ceci : pour le jeune guerrier qui tombe sur le champ de bataille, tout est beau, tout est convenable, panta kala, pant'epeoiken, mais la mort pour un vieillard comme moi, Priam, si toi tu succombes, sera horrible. Priam ajoute qu'il sera couvert de sang et que les chiens auxquels il donnait autrefois à manger dans les cours du palais viendront lui dévorer les parties sexuelles. Tyrtée, à Sparte, reprendra la même image en disant que pour le jeune guerrier qui tombe au premier rang dans la fleur de sa jeunesse en ayant joué sa propre vie et sa personne, "tout est beau, tout convient", que les hommes l'admirent, les femmes le vénèrent et que les générations futures continueront à l'admirer. Il ne cessera pas à travers cette mort — qu'il a sinon choisie du moins accueillie, acceptée —, d'être ce qu'il était vivant, c'est-à-dire un homme jeune dans le rayonnement de sa force et de sa beauté. Ses funérailles diront cela également. Pourquoi ?
La Grèce au IXe siècle est encore une Grèce où il n'y a pas d'écriture véritablement développée. Or toute société doit avoir des racines, un passé pour maintenir son identité. Pour les Grecs de ce temps qui n'ont pas d'écrits, pas d'archives, lors d'un mariage ou d'une naissance, il n'y a aucune déclaration, la mémoire sociale est assurée par une personne, le mnémon, celui qui se souvient, qui doit emmagasiner dans sa tête tout le savoir permettant que chacun connaisse son identité, qui est son père, qui sont ses grands-parents et au-delà, les généalogies, mais aussi les limites de son terrain. En même temps, il faut que ce groupe ait en commun un certain nombre de choses que l'on sait, de valeurs, d'images du monde, de conceptions de soi, de traditions intellectuelles et spirituelles : ce sont les aèdes, les poètes-chanteurs qui en ont la charge. Ils sont inspirés par une divinité que les Grecs appellent Mnémosunè, Mémoire. La mémoire est divinisée dans la mesure où il n'y a pas d'écrits qui peuvent tenir le registre de ce que les anthropologues dénomment "le savoir partagé". Cette mémoire, c'est le chant des poètes, la tradition de l'Iliade et de l'Odyssée, des Chants Cypriens et de beaucoup d'autres encore. C'est ce qui constitue la mémoire, les racines du groupe et ce qu'au Ve, au IVe siècle et encore à l'époque hellénistique, les petits Grecs vont apprendre par cœur et sauront. En ce sens, le texte de l'Iliade, qui est pour nous un simple texte, a été à un moment donné ce chant traditionnel que de générations en générations les poètes racontaient, répétaient, modifiaient à la fois en reprenant ce qu'on leur avait enseigné et en improvisant par rapport à un nouveau public. Tout cela était le fonds commun intellectuel et spirituel de tous ces Grecs et il était d'une certaine façon plus vivant, plus actuel qu'eux-mêmes. Dans le cadre de cette civilisation grecque qui a beaucoup changé depuis l'époque homérique, Achille est un personnage toujours présent à chaque génération plus qu'aucun autre ; ainsi il n'est pas un Grec, que ce soit Platon, Xénophon ou Alcibiade, qui n'ait Achille à ses côtés.
La mort héroïque procure non seulement un honneur incomparable mais réalise le paradoxe d'une créature humaine mortelle, éphémère, vouée au cycle — le passage par des stades jusqu'à la mort lamentable — qui caractérise l'homme et qui l'oppose aux dieux. Achille y échappe. Dans ce monde grec, il n'y a pas cette idée, propre à notre civilisation judéo-chrétienne, qu'en chacun de nous il y a une partie qui est nous-mêmes, l'âme, l'esprit immortel, individualisé et même plus qu'individualisé car finalement il y aura même la résurrection de la chair, nos corps reviendront, et donc nous sommes voués à une immortalité bienheureuse. Pour les Grecs, cela n'existe pas. Pour eux, nous sommes un corps, l'âme se compose de souffles inconsistants et quand on meurt, on passe dans l'Hadès, on n'est plus rien.
► Jean-Pierre Vernant, retranscription d'une de ses conférences de vulgarisation.
[ci-contre : ill. pour Theocritus, Bion and Moschus, Sir W. Russell Flint, 1922]
James Redfield, spécialiste d'Homère, écrit : « Pour moi, l'Iliade est un texte presque aussi exotique que le Mahabharata ». Cet exotisme, cette étrangeté ne tiennent-ils pas au fait que l'épopée homérique comme la grande épopée sanscrite sont une poésie des origines, une littérature de l'enfance du monde pour reprendre la formule de Hegel ? Dans la mesure où l'épopée est le genre dans lequel l'homme a exprimé son désir d'héroïsme et son rêve de dépassement de soi, il nous paraît judicieux de faire ce détour par une des plus anciennes formes poétiques qui soient. Le terme épopée renvoie au grec epos, la parole primordiale proférée par les aèdes, distincte de la parole chantée du lyrisme. Cette parole inspirée des dieux est dotée d'une puissance magico-religieuse, celle de dire « le présent, le futur, le passé » (Iliade, I, 70). L'épopée désigne par la suite « le récit poétique d'une action héroïque et merveilleuse ». L'héroïsme grec qui porte à l'extrême l'exaltation égoïste de la gloire du guerrier aristocratique est fort éloigné de l'idéal moralisateur du héros chrétien confondu quasiment avec le saint. Nous voudrions analyser comment une telle conception s'intègre dans la représentation du monde propre à l'épopée.
Une poésie de fondation
Selon Hegel qui s'attache dans l'Esthétique à une interprétation du développement historique des arts, l'épopée « avait atteint son plus riche épanouissement à une phase de la vie nationale qu'on peut qualifier de primitive et qui n'avait pas encore été touchée par la prose de la vie » (p. 101 à 153). L'Iliade est, selon lui, une forme de littérature des origines. L'analyse de Hegel doit être réajustée : certaines épopées son apparues tardivement et l'épopée exige souvent une élaboration poussée que le “primitivisme” de Hegel ne prend pas en compte. Nous préférons parler de « poésie de fondation » comme le fait G. Lambin. Le langage de l'Iliade est celui de l'immédiateté : tout ce qui concerne les êtres et les sentiments est extériorisé, mis en lumière. Ces héros ne connaissent pas encore la séparation entre le sentiment et l'action, entre les fins poursuivies et les accidents extérieurs. C'est dire qu'une lecture psychologique ou sentimentale de l'Iliade est impossible. Ces héros ignorent aussi le Décalogue, la culpabilité, l'abîme entre le moi et le monde, la subjectivité qui suppute et calcule. Prenons la scène du deuil d'Achille au chant XVIII (315-342) : le langage est d'une totale transparence, la douleur est présente, rendue visible dans la plainte et le geste si simple des mains posées sur le corps de Patrocle et dans les larmes abondantes d'Achille. Rien ne demeure caché, inexprimé. Aux vers 98-127, il a confié à Thétis sa douleur d'avoir perdu son ami, la préoccupation de ses armes, son honneur, car un guerrier est indissociable de ses armes, et a rappelé l'arrêt divin qui le voue à mourir devant Troie. Ce qu'il n'a pas dit alors à sa mère, il le dit maintenant à son propre cœur devant le cadavre de son ami : il se rappelle la promesse faite au père de Patrocle que son fils reviendrait vivant, sa conviction que son ami lui survivrait. Le destin en a décidé autrement, il est accepté comme tel : « Le destin veut que, tous les deux, nous rougissions le même sol, ici, à Troie » (330).
Le « meilleur des Achéens » souffre et pleure : voilà l'effet de ce regard simple posé sur le monde, si caractéristique d'Homère. Ce qui apparaît, c'est qu'Achille, le héros, le « divin », connaît le malheur ordinaire comme chacun. C'est ce qu'Erich Auerbach appelle « le premier plan, le présent également éclairé, également objectif » qui consiste à « présentifier les phénomènes sous une forme complètement extériorisée, [à] les rendre visibles et tangibles dans toutes leurs parties […] Il n'en va pas autrement des événements intérieurs […] Quand des passions les agitent, les personnages d'Homère expriment intégralement leur être intérieur dans les paroles qu'ils prononcent ».
Dans l'Iliade s'enracinent la mémoire collective et l'identité grecques. C'est le chant d'une collectivité qui prend conscience d'elle-même. L'épopée homérique déborde le cadre de la littérature, elle est le Livre de référence du peuple grec, même si son monde est fort différent de la Grèce classique. Les figures du passé mythique, le vaillant Achille ou Hector, archétype du plus humain des héros, fils, père et mari, incarnent ces êtres, andres agathoï, capables de prouesses au combat (aristeia) et qui sont une part essentielle de la culture grecque. C'est parce que l'héroïsation mythique demeure un idéal vivant en Grèce que l'épopée d'Homère, interprète éminent de cet idéal, a été retenue comme le texte de base, une sorte d'encyclopédie du savoir collectif. C'est si vrai que pour les Grecs, Homère est le Poète, le créateur par excellence, l'éducateur de la Grèce selon Platon.
La plénitude du monde
Ce qui caractérise l'épopée homérique pour Hegel, c'est la « totalité primitive », la parfaite adéquation entre l'intérieur et l'extérieur. Le monde de l'Iliade est un : il n'y a pas de différence essentielle entre le moi et le monde mais, au contraire, une parfaite convenance des actes aux exigences intérieures de l'âme, exigences de grandeur, d'accomplissement. Hegel écrit dans Esthétique : « L'epos réalise une unité qui, dans sa primitive indivision, n'est compatible qu'avec les époques les plus reculées de la vie nationale et les phases les plus primitives de la poésie » (p. 103). Les héros des deux camps, Grecs et Troyens, se parlent et se comprennent, leur langue est la même, celle, de la collectivité épique, leurs propos frappent par leur similitude. Hector et Achille se parlent longuement avant et après le combat. De plus, ces héros partagent les mêmes valeurs car le monde de l'Iliade est clos et cohérent, ignorant la division et la hiérarchie du monde entre barbares et civilisés de la Grèce classique, ou entre forces du Bien et forces du Mal de l'épopée chrétienne. M. Bakhtine, critique russe dans la lignée des formalistes, et proche de la phénoménologie, écrit dans une conférence de 1941, « Épopée et roman » : « Le monde épique ne connaît qu'une seule et unique conception du monde aussi obligatoire qu'indiscutable pour les personnages, l'auteur, les auditeurs » (p. 468). Il y a coïncidence entre l'homme tel qu'il apparaît et l'homme intérieur, il n'y a pas séparation radicale entre les dieux et les hommes qui parlent le même langage, ni entre une réalité supérieure et le monde humain.
Les héros des deux camps partagent une même vision du monde, ils ont la même attitude devant le sort, moïra. Au chant XVI (849), Patrocle mourant évoque « le sort funeste » largement favorisé par Apollon, mais c'est pour l'accepter et l'assumer. Hector, près de mourir lui aussi, s'exprime en des termes très proches : « Et voici maintenant le Destin qui me tient. Eh bien ! non, je n'entends pas mourir sans lutte ni sans gloire, ni sans quelque haut fait, dont le récit parvienne aux hommes à venir » (XXII, l, 303-305).
Selon la vision du monde épique, chaque être a une part qui lui est impartie, moïra, dans l'ordre cosmique. C'est donc pour assumer pleinement son destin que l'homme doit employer son énergie et son courage car, ainsi, son existence sera conforme à la justice, Dikè. Marcel Conche analyse en ces termes cette cohérence du monde d'Homère : « Si je vois chaque être en lui-même, je vois, disions-nous, qu'il n'y a rien à y ajouter. On est loin de l'individu “pauvre pécheur” du christianisme ! Il n'y a rien à ajouter à Ulysse, à Achille, au cheval Lampos, […] chacun de ces êtres est parfaitement ce qu'il est […] Cela signifie que le monde existe en plénitude et sans manque ». Que l'on ne se méprenne pas. L'Iliade ne représente pas des êtres ni un monde parfaits. Les héros ont leurs défauts, Achille par ex. est violent, emporté par l'hybris. Et les horreurs de la guerre sont montrées dans ces pages emplies de carnage, de morts violentes rapportées avec un réalisme chirurgical. Lorsqu'Idoménée frappe Alcathoos de sa pique en pleine poitrine, le cœur encore palpitant fait vibrer le talon de l'arme (XIII, 442). Mais ces scènes sont rapportées sans complaisance ni pathos, la guerre existe dans l'ordre des choses. Et la violence guerrière est l'objet d'une mise en forme par le jeu des comparaisons homériques : ainsi Hector est-il comparé au sanglier encerclé « qui n'a pas de peine à mettre en fuite les chiens » (XVII, 282).
La distance épique
Pour M. Bakhtine, le trait constitutif de l'épopée est « la distance épique ». « Le monde du récit épique c'est le passé national, le monde des « commencements » et des « sommets », de l'histoire nationale, celui des pères et des ancêtres, des « premiers », des « meilleurs ». Ce passé mythique renvoie au matériau de chants épiques du cycle troyen transmis par la tradition orale. Le siège d'une cité d'Asie Mineure peut-être appelée Troie, est grandi et transfiguré pour donner la geste mythique d'une guerre qui semble sans fin. L'épopée puise dans le mythe. Le muthos, parole qui raconte, opposée au logos, parole et raison, est antérieur à l'âge de l'histoire : c'est « ce mode de vérité qui n'est pas établi en raison » selon G. Gusdorf. Il ne se soucie pas de vérité historique : de ce point de vue, peu importe qu'il ait existé une ou deux Troie, qu'Achille, Agamemnon aient véritablement existé. Nous n'approfondirons pas les rapports entre mythe et épopée. Nous en verrons les conséquences sur le mode d'héroïsation épique, elles sont doubles : histoire mythifiée et grandissement des héros. Entre le sujet qui se réduit peut-être à une simple expédition de tribus éoliennes et le récit d'Homère, reconstruit, concentré en quatre journées de batailles, grandi et transfiguré, l'imagination mythique est à l’œuvre.
Comment s'opère la représentation épique du passé absolu ? Du fait de ce lien étroit entre muthos et epos en Grèce, la “matière de Troie” était connue de tous, de bout en bout. La question de la fin ou du début de l'épopée est donc secondaire : la fin — les funérailles d'Hector — ne conviendrait pas à un roman où tout se centre sur la suite que le lecteur anticipe en permanence. Entre l'épopée et le roman, la perspective temporelle est radicalement différente. Pour M. Bakhtine, la distance épique est à la fois temporelle et surtout axiologique. Ce passé lointain, mis à distance, fermé et coupé de l'actualité vivante, c'est le passé épique, et tout ce qui participe de celui-ci acquiert perfection et excellence. Le monde des héros se situe à un autre niveau de temps et de valeurs que notre présent immédiat, ce qui exige révérence et solennité. Le poète ne chante pas seulement « la colère d'Achille » mais aussi la « race des hommes demi-dieux » (XII, 23). C'est le temps des « hommes d'autrefois », des héros « divins », « semblables aux dieux », des aristoï, les meilleurs. Proches des dieux même s'ils sont mortels, ces êtres sont supérieurs à l'humanité moyenne, le laos, la communauté anonyme des guerriers. L'épopée sacralise : il s'ensuit qu'elle ne laisse laisse pas de place au jugement, à la transformation, présents dans le roman et que la liberté d'invention poétique, loin de dépendre de la libre inspiration du créateur, est toujours circonscrite à la tradition.
L'héroïsme épique
« Ils sont des hommes agrandis, doublés, exaltés. Ils ne sont nullement des dieux diminués, dédoublés » écrit Péguy (Clio, La Pléiade III, p. 1162). Péguy pointe ici du doigt les frontières anthropologiques qui existent dans l'univers d'Homère entre les dieux, les hommes ordinaires et les héros. L'héroïsme épique suppose un dépassement qui élève les héros au-dessus de la condition des mortels : ils choisissent la “belle mort” plutôt que de subir la lente dégradation du vieillissement du commun des mortels. Ils acceptent de mourir pour continuer à vivre dans la mémoire des hommes grâce au chant épique. Ce qui motive l'héroïsme, ce ne sont ni les avantages matériels, ni le calcul utilitaire, c'est une transgression volontaire de la condition humaine qui transforme un destin subi en un destin accepté. C'est le sens des propos de Sarpédon au chant XII (322) : « Si échapper à cette guerre nous permettait de vivre ensuite éternellement, sans que nous touchent ni l'âge ni la mort, ce n'est certes pas moi qui combattrais au premier rang ni qui t'expédierais vers la bataille où l'homme acquiert la gloire. Mais puisqu'en fait et quoi qu'on fasse, les déesses du trépas sont là embusquées, innombrables, et qu'aucun mortel ne peut les fuir ni leur échapper, allons voir si nous donnerons la mort à un autre, ou bien si c'est un autre qui nous la donnera, à nous ».
« Chacun de ces êtres est parfaitement ce qu'il est » dit M. Conche. La qualité héroïque n'est pas à prouver, elle est attachée à l'être même. Ce n'est pas parce qu'il est un héros qu'il a accompli l'exploit héroïque mais c'est l'inverse. S'il est un héros, c'est que « par une grâce surnaturelle — écrit JP Vernant —, il a réussi l'impossible ». Le héros épique ne devient pas ce qu'il est, il est ce qu'il est invariablement. Il porte a son plus haut degré des qualités comme la force, le courage, unis à l'astuce dans le cas d'Ulysse. La prouesse prend tout son sens dans la guerre, sujet par excellence de l'épopée selon Hegel.
Dans une société qui valorise l'héroïsme guerrier, la gloire, le kleos, attachée à l'exploit est valeur suprême. Elle est la gloire telle qu'elle se développe de génération en génération transmise dans la parole épique de l'aède. C'est ce qui explique le lien structurel qui relie l'excellence accomplie, l'exploit, la « belle mort », l'épopée et les hommes d'autrefois comme nous l'avons vu au moment où Hector sait son jour venu au chant XXII (304).
Dans le monde grec où l'oubli est synonyme de mort, l'exploit héroïque est immortalisé par l'épopée et ce chant louangeur fixe de façon immuable les valeurs de beauté et de vie que l'individu a incarnées de son vivant. Cette sorte de pacte — la mort en échange de l'immortalité — n'a rien d'un sacrifice car l'héroïsme grec n'exclut pas un 'amour passionné de la vie et est motivé par le souci intéressé et égoïste de sa propre gloire. Il ne faut pas, en effet, concevoir cet héroïsme à travers le prisme du héros chrétien pur, désintéressé et quelque peu proche du saint. L'héroïsme grec implique l'exaltation de la grandeur, megalopsuchia, le désir passionné de la gloire : « être le meilleur partout […] surpasser tous les autres », tel est le conseil de Pelée à Achille (VI, 208). Cela ne veut pas dire pour les Grecs suivre un idéal de perfection morale. Lorsqu'Achille revient au combat au chant XIX, c'est pour mener sa propre guerre, non pour se dévouer à son peuple ; il s'agit pour lui de venger Patrocle et de retrouver son honneur. Hector, si soucieux de son honneur individuel et de sa propre gloire, va jusqu'à ruiner les chances de survie de Troie à cause de cela. Au chant XVIII (251), il refuse d'entendre les consignes de prudence avisée de Polydamas et se lance dans une attaque offensive qui flatte surtout son orgueil (290 à 314).
C'est pourquoi l'héroïsme grec ne connaît pas de devoir ou d'obligation sociale envers la patrie, « notion fondamentalement non héroïque » et opposée au « pur égoïsme de l'honneur héroïque » selon M. Finley (1). Agamemnon, le chef, n'est que primus inter pares. Hegel parle d'une « société d'hommes libres » qui exige « la libre participation comme l'abstention également volontaire par laquelle se conserve inviolable l'indépendance de l'individualité ». Ce sont des hommes libres, jalousement indépendants. Quand ces héros cessent d'apparaître en modèles des valeurs et deviennent problématiques, la tragédie est née.
► Marie-Hélène Prouteau, in : Analyses & réflexions sur L’Iliade, ellipses, 2000.
◘ Bibliographie :
- Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1978
- Conche, Essais sur Homère, PUF, 1999
- Depretto C., L'Héritage de M. Bakhtine, PUB, 1997. - « Sommes-nous héroïques ? », Cahiers de la Torpille, Kimé, 1999
- Detienne M., Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, La Découverte, 1990
- Hegel, Esthétique, Flammarion, 1979
- Homère, Iliade, tr. P. Mazon, Folio classique
- Lambin G. L'Épopée : Genèse d'un genre littéraire en Grèce, PUR, 1999
- Nagy G., Le Meilleur des Achéens : La fabrique du héros dans la Grèce archaïque, Seuil, 1994
- Vernant, L'individu, la mort, l'amour, Gallimard, 1989
- Vernant & Vidal-Naquet, Mythe et tragédie II, La Découverte, 1986
Ἡρακλῆς καὶ πίθηκος
Contribution à une généalogie de l'héroïsme
« Une vie heureuse est impossible. Ce qu'il est possible de réaliser de plus élevé, c'est une vie héroïque. » Schopenhauer[ci-contre : Hercule et l'Hydre, Rudolph Tegner, 1918-1919]
L'héroïsme ne saurait pour nous, hommes modernes, être dissocié d'une certaine conception de la noblesse, pour laquelle l'honneur est préférable à la vie. Nous le définissons ainsi volontiers comme un esprit de sacrifice, un don complet de soi, une grandeur d'âme qui ne saurait tolérer aucune sorte de bassesse. Cette définition tardive de l'idéal héroïque, qui exclut comme infamante ou dégradante toute forme de ruse ou de tromperie (la fin ne saurait ici justifier les moyens ; ce sont bien plutôt les moyens utilisés qui sanctifient la fin), restreint l'héroïsme aux seules actions pouvant servir d'exemple, susceptibles d'édifier ou d'entraîner l'admiration, aux dépens par ex. des actions manifestant de la grandeur mais moralement condamnables. Il ne suffit donc pas d'être courageux pour mériter le titre de héros, dans la mesure où le courage peut être mis au service de fins immorales. À nos yeux, un "vrai" héros se doit d'être avant tout moralement irréprochable. C'est même là la condition de son "exemplarité" : il doit être "désintéressé", animé par une foi inébranlable en un idéal de justice et se consacrer entièrement à une "noble" cause, au point de la faire passer avant sa personne.
Toutefois, si l'on s'en tient à cette définition, mâtinée de christianisme, de l'héroïsme, il faudrait réviser le statut de bon nombre des héros de l'antiquité — sinon de tous ! Ils sont loin en effet de présenter une moralité aussi irréprochable que celle que nous attendons encore aujourd'hui, consciemment ou inconsciemment, d'un héros. Un Ulysse, un Héraclès ou un Hannibal ne sont rien moins que des parangons de vertu, et si leur vaillance et leur grandeur sont au-dessus de tout soupçon, il n'en va pas de même pour leur moralité…
Ni la "fourberie" (sans connotation péjorative) ni la ruse, ni même ce qui, pour nous, relèverait de l'humiliation ne sont, pour les Anciens, incompatibles avec l'héroïsme ou synonymes de lâcheté, bien au contraire ! Le "désintéressement" du héros moderne leur eût sans doute paru incompréhensible, ou même suspect. Car ils mettaient précisément à l'actif du héros sa capacité à tromper, à ruser ; ils le trouvaient admirable en cela. Pour eux, la noblesse n'excluait pas la fourberie ; celle-ci n'est pas indigne du noble.
C'est en ce sens que « nous sommes plus nobles » que les Grecs, comme l'affirme Nietzsche dans un beau passage d'Aurore :
« Fidélité, grandeur d'âme, pudeur de la bonne renommée : ces trois termes réunis en une seule attitude d'esprit — voilà ce que nous appelons aristocratique, distingué, noble, et par là nous dépassons les Grecs. (…) — Pour comprendre que la mentalité des plus nobles Grecs serait nécessairement considérée comme basse et à peine convenable dans le cadre de notre noblesse encore chevaleresque et féodale, il suffit de se souvenir de cette formule consolatrice qui vient aux lèvres d'Ulysse dans les situations ignominieuses : "Endure cela, cher cœur ! Tu as déjà enduré pire, comme un chien !" Ajoutons-y, comme exemple d'application du modèle mythique, l'histoire de cet officier athénien qui, menacé avec un bâton par un autre officier devant l'état-major au complet, repousse cet affront en disant : "Frappe si tu veux ! Mais écoute-moi !" (C'est ce que fit Thémistocle, cet Ulysse retors de l'âge classique, qui était bien l'homme à adresser à son "cher cœur" dans cet instant ignominieux ces paroles de consolation dans la détresse). » (1)
Rien n'est en effet plus étranger aux Grecs que l'idéal chevaleresque. Achille ou Agamemnon sont plus des pirates (2) que des chevaliers. Cet "ennoblissement" est sans aucun doute dû au christianisme, qui a opéré une moralisation de l'héroïsme, dans le but de l'épurer de tout caractère "bas", "mesquin", "sordide", de tout aspect en somme incompatible avec le modèle christique du don total et sans contrepartie de soi et du refus absolu de toute forme de tromperie. La figure du héros a même fini par se confondre avec l'idéal, pourtant concurrent au départ, du saint (3) — le héros étant lui aussi, au terme de cette réévaluation de l'héroïsme, curieusement offert à l'admiration pieuse et présenté comme modèle à imiter.
Cependant, en moralisant de la sorte l'héroïsme et en brouillant aussi inconsidérément la nette frontière qui sépare le héros du saint, on lui fait perdre toute spécificité et on le cantonne dans une sphère éthérée, idéale, loin, très loin de la réalité humaine. En se sanctifiant, en devenant exemplaire, le héros dégénère.
Il est nécessaire dès lors de procéder à une généalogie de l'héroïsme dans le but de montrer que c'est la condamnation morale de la fourberie et du mensonge qui a donné à l'idéal héroïque cette signification étroite et réductrice qu'il revêt encore pour nous — car, bien que l'honneur n'ait plus cours aujourd'hui, nous avons encore la nostalgie de l'honneur…
***
Nous sommes en effet encore profondément dépendants — prisonniers même —, d'une conception morale de l'héroïsme héritée du christianisme. Dignité et honneur sont pour nous les attributs majeurs du héros ; il ne peut manquer à l'une ou à l'autre sans perdre aussitôt son aura. Un héros qui recourt à des moyens immoraux, même "pour la bonne cause", se discrédite à jamais à nos yeux ; ne pouvant plus prétendre donner le bon exemple, il est irrémédiablement déchu de son rang. Dès lors, les rôles sont (trop) clairement définis : la grandeur et la perfection morale sont l'apanage du héros, alors que la bassesse et l'immoralité sont le fait du lâche.
Il suffit toutefois de remonter à un stade anté-chrétien de l'héroïsme pour faire voir l'insuffisance de cette répartition manichéenne des rôles. Si l'on s'attache par ex. à la représentation que s'en faisaient les Grecs, on constate que le héros n'a pas à fournir de gages de sa moralité. C'est même tout le contraire : leurs héros ne dédaignent pas de recourir à la ruse, à la tromperie quand elles sont requises, c'est-à-dire le plus clair du temps ! C'est leur absence totale de scrupules qui leur permet de s'élever au rang de héros, alors que ce qui est avant tout requis du héros moderne, c'est l'obéissance aux normes morales en vigueur.
Ce n'est pas un hasard à cet égard si le héros grec par excellence est Ulysse polytropos, si c'est lui qui incarne le mieux "l'idéal grec" :
« Qu'est-ce que les Grecs admiraient chez Ulysse ? Avant tout l'aptitude au mensonge et aux représailles terribles et rusées ; une façon d'être à la hauteur des circonstances ; de se montrer s'il le faut, plus noble que le plus noble ; le pouvoir d'être ce que l'on veut ; la ténacité héroïque ; l'art de mettre en œuvre tous les moyens ; avoir de l'esprit — son esprit fait l'admiration des dieux, ils sourient quand ils y pensent — : tout cela constitue l'idéal grec (…) » (4)
Sachant ainsi que « sans les archers, jamais Troie ne serait prise », Ulysse n'hésite pas un instant à utiliser le naïf Néoptolème pour dérober à Philoctète, le pitoyable ermite de Lemnos, son arc et ses flèches. La fin ici justifie les moyens même les plus scélérats. On ne peut lui reprocher son immoralité, puisqu'il ne relève pas du code courtois de l'honneur. En effet, si le critère dernier qu'on adopte est l'efficacité et non l'observance de normes morales, comme chez les Grecs, il n'y a pas lieu de trouver choquante ou même répugnante une telle façon de procéder, bien qu'elle manque assurément de panache. Un Grec ne comprendrait pas ainsi qu'on réprouvât les méthodes d'Ulysse, dans la mesure où elles lui permettent d'atteindre le but recherché. Il ne craint pas d'applaudir des actions qui entraîneraient aujourd'hui l'opprobre ou l'infamie pour leurs auteurs, même en cas de succès.
Et s'il l'emporte (de manière parfaitement déloyale !) sur Ajax, pourtant plus fort et plus vaillant que lui, dans l'épisode de l'attribution des armes d'Achille mort, c'est que l'héroïsme ne se réduit pas pour les Grecs à la seule force physique mais qu'il a besoin, pour s'élever à l'idéal, du concours de la ruse et de la dissimulation. N'y a-t-il pas en ce sens quelque chose de profondément admirable dans la patience héroïque (il a attendu dix ans ce moment !) que le rusé Ulysse impose à son cœur, de retour dans son palais d’Ithaque, pour ne pas se découvrir trop tôt et compromettre ainsi ses chances de reprendre sa place de roi ? Ce n'est pas qu'il manque de courage (il se battra contre les prétendants quand il estimera le kaïros [moment décisif] venu), mais il est conscient du fait que se laisser emporter par une colère pourtant parfaitement légitime l'exposerait à échouer contre les prétendants unis à sa perte. Y a-t-il pire humiliation cependant pour un roi que d'être traité en mendiant dans son propre palais ? Imagine-t-on un Roland ou un Cyrano ravaler ainsi son orgueil et attendre patiemment son heure ?
Pour Ulysse, cette ultime humiliation, qu'il n'est pas sans éprouver au plus profond de sa chair — l'adresse émouvante à son cœur semble indiquer que celui-ci, siège du courage et de l'impétuosité, se rebelle ici contre son légendaire esprit —, pèse toutefois de peu de poids au regard de sa froide détermination à atteindre son but.
Si ce type premier d'héroïsme n'exclut donc pas la vaillance ou même la bravoure, il n'en fait pas pour autant la valeur suprême (la force physique est admirable en tant que telle, mais elle n'épuise pas l'idéal ; Ulysse est à cet égard supérieur à Achille), mais la subordonne à l'habileté, au sens du réel, c'est-à-dire en dernière instance à l'efficacité.
Toutefois, comme il n'est pas question ici de grandeur morale mais de réalisme, qu'est-ce qui permet véritablement d'élever Ulysse, un simple aventurier en apparence — juste plus doué que les autres —, au rang de héros ? C'est le fait que la noblesse n'est pas ici tributaire de l'excellence morale ni la ruse et la rouerie l'apanage du seul lâche. On s'explique de ce fait que le noble Ulysse châtie durement le plébéien Thersite pour son appel ouvert à l'insurrection contre les chefs de l'expédition achéenne. Bien qu'il soit évidemment mal placé pour donner des leçons de morale, la bassesse de ce dernier lui répugne. On ne saurait donc sous-estimer, en rappelant le caractère amoral de l'héroïsme grec, le courage qu'il requiert et l'aspiration aristocratique à la gloire qui le sous-tend. Ulysse est en effet également conscient de la noblesse des fins qu'il se propose et de la lâcheté de ceux qui ne cherchent qu'à préserver leur vie, sans aspirer, comme tout être noble, à la gloire. S'il transige volontiers sur les moyens, il se montre en revanche intraitable sur les fins… Ulysse est à la fois rusé et noble : il n'y a là qu'une apparente contradiction. Il faut donc se garder de conclure de la mesquinerie des moyens parfois requis pour atteindre une fin noble à la bassesse du personnage qui les met en œuvre.
Aucun héros grec n'hésite d'ailleurs à payer de sa personne quand cela s'avère nécessaire — car la gloire ne réside pas dans l'action elle-même (comme chez le héros romantique, pour qui l'héroïsme sert de prétexte à des postures sublimes et spectaculaires), mais dans la fin recherchée. Le Φαίνεσθαί [phainestai, mettre à jour] est en effet lié chez les Grecs à la "belle mort" [kalòs thánatos], à la mort glorieuse (c'est-à-dire au terme naturel de l'entreprise héroïque) et non à l'action en tant que telle, qui peut parfaitement manquer d'éclat sans que cela ne nuise à la réputation du héros. C'est ainsi qu'Héraclès, un des plus grands héros de la Grèce, ne recule pas devant l'action en apparence la moins glorieuse et la plus triviale qui soit : le nettoyage des écuries d’Augias. Que le grand Héraclès se soit mué pour l'occasion en palefrenier est considéré par les Grecs comme tout aussi héroïque que ses plus hauts faits d'armes, comme le rappelle Nietzsche :
« Accomplir les actions les plus décriées, dont on ose à peine parler, mais qui sont utiles et nécessaires, — c'est également héroïque. Les Grecs n'ont pas eu honte de mettre au nombre des grands travaux d'Hercule le nettoyage d'une écurie ». (5)
Voir de tels travaux de l'ombre être qualifiés d'héroïques ne peut étonner que qui souscrit à une conception plus "noble" de l'héroïsme, qui ne tient ; pour mémorables que les actions qui ne relèvent pas du quotidien, qui sont de l'ordre de la prouesse. Cela revient à cantonner l'héroïsme dans une sphère pure, idéale, débarrassée de toute contingence sensible. Les héros répondant à cette définition seraient sans nul doute peu à l'aise dans l'univers homérique — ou scandinave —, où même les dieux font ripaille et rivalisent en complots !
On pourrait toutefois objecter que les héros homériques sont eux-mêmes des créatures de l'imagination, peut-être aussi éloignées de la réalité que le héros pur et désintéressé du christianisme. Mais si Héraclès ou Ulysse sont bien des figures idéales, des représentations imaginaires, on peut malgré tout penser que celles-ci reflètent fidèlement l'éthique ou les valeurs, sinon de la société grecque dans son ensemble, du moins de sa fraction aristocratique (6).
En effet, la souplesse morale de l'ancienne aristocratie n'est pas une invention poétique. Elle s'incarne par ex. en Thémistocle ou, pour élargir le propos à des civilisations autres que la grecque, en Hannibal, le grand stratège carthaginois (7), qui sut garder unie une grande armée de mercenaires pendant de nombreuses années en plein territoire ennemi. Or ce n'est pas en raison de son excellence morale que son autorité ne fut jamais remise en cause ; cela n'a pu « procéder d'autre chose, comme le montre Machiavel, que de son inhumaine cruauté ; c'est elle qui, en même temps que son immense virtù, l'a toujours fait paraître aux soldats vénérable et terrible, et sans elle, ses autres vertus n'eussent pas été suffisantes à produire ces effets. Et ceux qui écrivent sans y bien regarder de près, s'émerveillent de ce qu'il a fait, d'un côté ; et de l'autre, condamnent ce qui en a été la principale cause » (8).
Cette application du modèle mythique a l'avantage de mettre en relief un autre élément essentiel à l'héroïsme, tout aussi immoral que la ruse ou la fourberie et qu'on trouverait sans mal chez Achille ou Ulysse : la cruauté.
Contrairement en effet à l'imagerie complaisante véhiculée par les auteurs courtois, le véritable héros n'a rien d'un protecteur "désintéressé" des faibles : il sert ses propres intérêts plutôt que ceux de la collectivité. L'héroïsme authentique est éminemment individuel ; toute définition collective qu'on en donne peut être légitimement soupçonnée d'obéir à des arrière-pensées de manipulation politique du courage individuel, au service de causes abstraites et "sacrées" comme le salut de la patrie, la religion, la paix dans le monde, etc. (9)
Cela explique la place centrale qu'occupe la notion de destin (individuel) chez les Grecs, les Vikings ou les Arabes. En recherchant la gloire, le héros païen cherche à s'égaler aux dieux dans leur jeunesse triomphante — ce qui explique que le destin d'Héraclès s'achève en apothéose et par un mariage avec Hébè. La consécration suprême pour le héros grec ou scandinave consiste ainsi à se faire célébrer, à acquérir l'immortalité de la bonne renommée ; il peut s'estimer comblé si son destin fait l'objet d'une Épinicie de Pindare ou d'une Saga. Les récompenses sont ici individuelles et non anonymes. Si l'idéal du héros viking, de l'einheri, en effet, est d'accéder à la Valhöll, la récompense du héros grec est d'accéder aux Îles des Bienheureux, c'est-à-dire de s'assurer l'admiration de la postérité.
Le héros étant à l'origine un guerrier (10), il n'est pas étonnant qu'ait été ainsi magnifiée la mort au combat, cette "belle mort" qui intervient dans la force de l'âge et au faîte de la gloire (11). L'exemple d'Achille est à cet égard révélateur. Son destin, condition de sa renommée posthume, est de mourir jeune ; mais son héroïsme n'a rien de gratuit : entre les 2 types de vie opposés qui lui sont proposés — une vie longue mais sans gloire et une vie glorieuse mais brève —, il choisit en effet cette dernière : il y a là une sorte de pesée ; si Achille opte en définitive pour une vie héroïque, ce n'est pas par enthousiasme juvénile ni par naïveté, mais bien plutôt par intérêt bien compris.
Il semble d'ailleurs regretter ce choix dans l'Odyssée, dans le "royaume des ombres" dont il est pourtant le roi, ce qui montre assez la vive répugnance du véritable héros d'avoir à quitter l'existence (12). La "belle mort" n'a donc rien d'un sacrifice. Aussi faut-il se garder de reprocher à Achille ce regret tardif et y voir plutôt un hymne à la vie. « Il n'est pas indigne du plus grand des héros, comme l'écrit Nietzsche, d'aspirer à survivre, fût-ce comme journalier » (13).
C'est qu'à l'inverse du héros moderne, empreint de christianisme, le héros grec n'a aucun dédain pour la vie et n'y renonce pas de gaieté de cœur. Son héroïsme a de ce fait une valeur supérieure, étant donné qu'il a tout à perdre, alors que le héros chrétien n'a, pour sa part, rien à perdre :
« Les Grecs étaient bien éloignés de prendre la vie et la mort à la légère pour un outrage, comme nous le faisons sous l'effet d'un esprit d'aventure et de sacrifice hérité de la chevalerie ; ou encore de rechercher les occasions qui permettent de risquer l'une ou l'autre dans un jeu glorieux, comme dans les duels ; ou d'estimer la conservation de la bonne renommée (honneur) plus haut que l'acquisition d'une mauvaise renommée, si cette dernière est compatible avec la gloire et le sentiment de puissance ; ou de rester fidèles aux préjugés et aux articles de foi de leur classe s'ils les empêchaient de devenir tyrans. Car tel est le secret sans noblesse de tout bon aristocrate grec : par jalousie très profonde il traite chacun de ses compagnons de classe sur un pied d'égalité, mais il est à chaque instant prêt à bondir sur le pouvoir despotique comme un tigre sur sa proie : que lui importent alors les mensonges, les meurtres, les trahisons, la patrie livrée pour de l'argent ! » (14)
Le héros païen, loin d'être exemplaire, est donc une figure de l'excès, de l'hybris. C'est une sorte de criminel triomphant, indépendant et cruel, qui ne recule pas devant aucune atrocité ou félonie si elle lui permet de vaincre et d'acquérir cette renommée si chère à une civilisation où la représentation est reine. La cruauté, la "méchanceté" sont chez eux une conséquence de l'excès de vitalité (15) plutôt que la marque de leur perversion morale. Inutile d'ajouter qu'aux yeux d'un moderne, les héros d'Homère manquent outrageusement de "dignité" : on les voit sans cesse en train de pleurer ou se quereller, au sujet, par ex., du partage du butin de leurs razzias, comme de vulgaires voleurs…
Le culte des héros ne prend d'ailleurs que tardivement le caractère d'œuvre pie qui sera le sien par la suite. La forme aberrante du héros comme modèle, parangon de vertu, est évidemment absente chez les Grecs. Un Héraclès, un Ulysse ou un Achille n'ont pas pu avoir cette fonction d'édification pour la simple raison qu'étant des figures de l'excès, ils ne pouvaient décemment servir d'exemple à des citoyens, desquels on exigeait avant tout autre chose la mesure. À l'origine, le "culte" des héros est donc simplement une manière privilégiée d'honorer les ancêtres glorieux, un témoignage de reconnaissance (16) en quelque sorte.
On assiste de ce fait, avec le déclin de cette admiration respectueuse des ancêtres et des grandeurs passées, à une moralisation progressive de l'héroïsme, qui trouve son expression la plus achevée dans l'idéologie chevaleresque. On trouve les premiers germes de cette moralisation dans la République de Platon, qui subordonne les récits héroïques à une visée éducative, fondée sur le critère du τὸ πρέπον [to prepon, convenance], qui préfigure déjà l'exemplarité plus tard dévolue au héros :
« Il nous faut donc (…) superviser les créateurs d'histoires : approuver l'histoire qu'ils créeront, si elle est convenable, et sinon, la désapprouver. Et celles qui auront été approuvées, nous persuaderons les nourrices et les mères de les raconter aux enfants, et de modeler leurs âmes par ces histoires (…). Quant à celles qu'elles racontent à présent, pour la plupart, il faut les rejeter » (17).
Mais c'est surtout du fait de l'action combinée de l'anathème jeté par le christianisme contre toute forme de cruauté et de mensonge et de son insistance sur la nécessité pour le héros d'être moralement irréprochable que le héros païen est définitivement récusé et ses conditions d'existence abolies. La vengeance cédant progressivement le pas au pardon, le centre de gravité de l'héroïsme se déplace du héros au saint. Il s'opère dès lors une réévaluation de la noblesse, dans le sens de l'exclusion de la fourberie et de la "félonie" de sa définition. Le héros doit désormais être exemplaire, remplir la fonction ce modèle : sa vie doit pouvoir servir à l'édification des enfants.
On mesure l'aberration que constitue, du point de vue du véritable héroïsme, c'est-à-dire de l'héroïsme païen, le "héros chrétien". Ce qui n'a pas empêché Renan, dans sa Vie de Jésus, ou Carlyle de faire de Jésus et des saints des héros et même, en ce qui concerne le Christ, le plus grand des héros ! (18) Ces auteurs adoptent ce faisant, sans s'en rendre compte, la conception chrétienne de l'héroïsme, qui voit dans le sacrifice une preuve de grandeur. Ce qu'on admire en effet chez ces "héros", ce ne sont évidemment pas leurs exploits guerriers ou leurs actes de bravoure mais leur dédain sublime de la vie, leur don total d'eux-mêmes, leur sacrifice. Leur héroïsme réside précisément dans la négation de la vie proprement héroïque et de tout ce qu'elle implique : l'agôn, le goût de l'aventure et de la dissimulation, l'aspiration à la grandeur et à la gloire, etc. Le saint est au contraire animé par le mépris du monde, le rejet de tout ce qui est immoral.
Il faut sans doute mettre cette erreur d'appréciation sur le compte de la séduction qu'exerce le modèle christique — se sacrifier pour l'humanité, sans contrepartie en apparence. La dégénérescence de l'héroïsme se mesure au fait que le héros est désormais identifié au martyr, le martyre devenant curieusement une preuve du caractère héroïque (ou de la "sainteté", ce qui revient au même ici). Ce qu'on exige du héros christianisé, c'est avant tout le désintéressement, l'altruisme — alors que l'égoïsme était le nerf même de l'héroïsme ancien.
Le "véritable" héros est dès lors celui qui a le courage de renoncer, comme Saint François d'Assise, à la vie sensible et à ses intérêts personnels ou, comme Saint Thomas More, de donner noblement sa vie pour la "vérité" et pour la "paix" (pour l'unité de l'Église chrétienne !). L'égoïsme, le caractère "bassement" intéressé, apparaissent par contraste comme synonymes de lâcheté et de félonie.
Il n'est pas interdit de s'interroger sur les motivations réelles, au fond peut-être égoïstes (19), de cette disposition contre nature du saint chrétien au sacrifice et au martyre et de trouver suspecte cette attitude sublime et éminemment spectaculaire, malgré son humilité affichée. En tout cas, cette survalorisation du martyre a été rendue possible par l'inversion des valeurs héroïques anciennes. L'héroïsme n'est plus désormais la consécration triomphale de la vie, mais sa négation : à la différence du héros homérique, le saint chrétien est indifférent aussi bien à la vie qu'à la mort, qui ne représente pas pour lui le terme définitif de l'existence, mais un simple passage vers la "véritable" vie, une vie débarrassée des contingences matérielles.
On pourrait à bon droit objecter que le saint n'est pas un héros à proprement parler — il ne veut d'ailleurs pas l'être —, qu'il est un cas certes extrême, mais à part. Néanmoins, même si on écarte cette figure ambiguë du saint, qui parasite la compréhension du véritable héroïsme, on est contraint de composer avec la définition morale imposée par le christianisme.
L'opposition que Dante fait entre Ulysse, le héros sans foi ni loi, et Énée, le héros païen christianisé — en faveur de ce dernier bien entendu —, en est par ex. profondément empreinte. Ainsi, si Ulysse se trouve en Enfer (20), c'est précisément en raison de ses ruses et de ses tromperies (sans parler de son manque de piété pour les dieux et de l'irrespect qu'il montre pour sa propre famille), alors qu'Énée, héros modèle par son honnêteté, sa piété filiale et son respect des dieux, a, lui, logiquement mérité sa place au Paradis (21) ; les épreuves qu'il rencontre au cours de sa vie, à l'image des tentations qui jalonnent la vie d'un saint (22), font office d'autant d'étapes d'une ascension purificatrice, quasi plotinienne, qui le conduit à la divinité.
Ce qui faisait aux yeux des Grecs la grandeur d'Ulysse, son ambition démesurée et sa ténacité héroïque, est donc interprété à rebours par l’auteur de la Divine comédie comme source de péché (23)… La survalorisation du héros chrétien a ainsi nécessairement pour pendant la dévalorisation du héros païen.
On ne peut toutefois s'étonner de ce changement radical de perspective, dans la mesure où la rupture avec la définition ancienne de l'héroïsme est depuis longtemps consommée à l'époque de Dante, la conception chrétienne, ascétique, l'ayant emporté sur l'ancien idéal héroïque. Au point que même les hommes de la Renaissance, qui se rapprochent le plus, par leur virtù, du type héroïque païen, sont contraints, du fait de la prévalence du modèle chrétien, de dissimuler leur véritable identité et de feindre la moralité (l'essentiel étant pour eux, comme le montré Machiavel dans Le Prince, de paraître vertueux, tout en se gardant soigneusement de l'être) (24), comme une sorte d'hommage que le vice est désormais obligé de rendre à la vertu…
Le plus étonnant néanmoins est que cette conception morale de l'héroïsme ait réussi à s'insinuer au cœur même de la noblesse et de l'aristocratie. L'historien de la chevalerie, Jean Flori, a montré ainsi comment les valeurs chrétiennes se sont progressivement superposées aux valeurs guerrières de la noblesse pour produire cette idéologie hybride qu'est l'idéologie chevaleresque — qui se propose certes « la défense du pays, mais surtout l'assistance aux faibles, la protection des églises, des veuves et des orphelins » (25).
Cela n'implique évidemment pas que tous ces nobles chevaliers chrétiens étaient des saints, loin de là ! Leur comportement oscille entre félonie — peut-être faut-il voir en cela une sorte d'atavisme ? — et attachement plus ou moins sincère à l'idéal altruiste chrétien. Le clerc, par ex., qui écrit au XIVe siècle les Chroniques de France, d'Engleterre et des païs voisins, dans une visée d'édification (26), Jehan Froissart, trahit, bien malgré lui, les contradictions d'une vision qui tente, coûte que coûte, d'associer égoïsme et altruisme : un "beau chevalier" comme Bertrand du Guesclin recourt ainsi volontiers à la ruse et est loin d'être désintéressé…
Ce serait cependant une erreur de croire que la morale n'est qu'un simple vernis pour ces chevaliers : c'est au Moyen Âge que la guerre se voit prescrire des règles d'inspiration morale et qu'apparaissent pour la première fois, sous forme de devoir (plus ou moins contraignant), des considérations "humanitaires", comme la nécessité de protéger les faibles. C'est à cette même époque que s'élabore le code d'honneur de la chevalerie ; la force brutale ne suffit plus comme justice et doit désormais rendre des comptes. Si on invoque encore volontiers Dieu et les saints comme prétexte pour commettre un massacre ou un pillage, on l'invoque aussi quand on donne sa vie. Plutôt que d'hypocrisie, il faut donc parler ici de mensonge inconscient : on ne fait pas semblant d'être vertueux mais on croit l'être ; c'est même cette croyance (lui permet d'accomplir avec bonne conscience des actes souvent moralement répréhensibles.
De ce fait, même si elle fut lente et progressive et dut se heurter, au moins au départ, à de fortes résistances (surtout inconscientes) de la part des nobles, la christianisation de la chevalerie fut profonde et eut des effets durables. On ne saurait d'ailleurs que s'émerveiller de la subtilité de la stratégie de l'Église médiévale, puisqu'elle a su très habilement tolérer, dans un premier temps, la difficile cohabitation des pulsions guerrières et égoïstes (le goût du combat et l'appât du gain expliquent, par ex., en grande partie les Croisades) et des pulsions pacifiques et altruistes, comme le sacrifice de soi (l'attitude de Roland à Roncevaux, au-delà de tout "panache", ressemble ainsi à s'y méprendre à un suicide spectaculaire…) ou le fait ce mettre sa vie au service d'une abstraction comme l'honneur, pour, par la suite — une fois la moralisation de l'héroïsme achevée —, rejeter les premières.
L'évolution remarquable de la perception chrétienne du duel — qui représente le comble du désintéressement et de la gratuité (on est prêt à risquer inconsidérément sa vie pour un oui ou pour un non) — est à cet égard exemplaire : alors qu'il est au départ pour les théologiens la forme ordinaire que prend le "jugement de Dieu", il finit par être interdit par l'Église — qui va même au XIXe siècle jusqu'à menacer d'excommunication les duellistes. Cet expédient ayant atteint son but — amener les nobles aux valeurs chrétiennes de l'abnégation et du sacrifice de soi par la séduction d'un face-à-face glorieux, d'un combat inter pares, assurant au vainqueur la distinction —, il n'avait plus de raison d'être…
Le célèbre point d'honneur, et l'exacerbation de la susceptibilité qu'il entraîne (dont le duel est l'expression la plus radicale), résulte indéniablement de cette "humanisation" de l'héroïsme. L'honneur implique en effet que l'on n'accorde aucune importance à la vie, que l'on soit prêt à la mettre en jeu pour la moindre broutille. La moindre offense, une insulte dérisoire — ou même l'impression d'être insulté (27) — prennent curieusement ici l'allure d'un drame aux proportions démesurées. Pour un chevalier, un simple soufflet représente ainsi la fin du monde. Schopenhauer a très justement insisté sur le caractère artificiel et disproportionné de la réaction de l'homme d'honneur à ce qui n'est après tout qu'un "petit préjudice physique" :
« tout ce principe de l'honneur chevaleresque était inconnu aux Anciens précisément parce qu'ils envisageaient, de tout point, les choses sous leur aspect naturel, sans préventions et sans se laisser berner par de sinistres et déplorables sornettes de ce genre. Aussi, dans un coup au visage, ne voyaient-ils rien d'autre que ce qu'il est en réalité, un petit préjudice physique, tandis que pour les modernes il est une catastrophe et un thème à tragédies, comme, par ex., dans le Cid de Corneille (…) le principe de l'honneur chevaleresque n'est pas un principe primitif, fondé sur la nature propre de l'homme ; il est artificiel, et son origine est facile à découvrir. C'est l'enfant de ces siècles où les poings étaient plus exercés que les têtes, et où les prêtres tenaient la raison enchaînée, de ce Moyen Âge enfin tant vanté, et de sa chevalerie » (28).
Le caractère moral de cette conception sourcilleuse de l'honneur apparaît de ce fait clairement. N'est-il pas en effet puéril, s'agissant d'un simple soufflet, de parler de "déshonneur" ? Faut-il relever le gant à tout bout de champ ? Le ridicule côtoie ici le sublime et même le tue. On mesure par là la distance qui sépare le héros cornélien d'un Thémistocle, pour ce qui est de la juste évaluation d'une injure ou d'un coup.
Si l'évolution vers une conception intransigeante, fanatique, de l'honneur, qu'on trouve par ex. représentée sur le mode parodique par Cervantès avec le personnage de Don Quichotte, fut ainsi lente et non linéaire (29), elle atteignit toutefois le résultat recherché : la suppression de l'héroïsme. Don Quichotte est en effet symptomatique de cette impossibilité de l'héroïsme pleinement moral : il épouse certes les valeurs de la noblesse à une époque où celle-ci n'existe plus, mais il incarne aussi et en même temps l'ascétisme chrétien poussé à ses dernières conséquences. La contradiction de l'héroïsme moral (altruiste et égoïste à la fois) se fait en lui chair et os.
Sa tentative d'imiter les romans de chevalerie ne pouvait en effet le conduire qu'à des gesticulations ridicules, dénuées de tout héroïsme. L'hypertrophie du paraître trahit chez ce comédien de l'idéal héroïque la vacuité de l'être. Ce qui confirme, si besoin en était, que l'héroïsme véritable est inconciliable avec la morale — cette alliance contre nature, ce "mariage" douteux, le condamnant à terme à disparaître. Les quolibets et les moqueries remplacent dès lors logiquement les applaudissements et la bonne renommée. Il faut donc être attentif, comme y invite Nietzsche, à la tragédie qui se joue sous cette comédie apparente du chevalier en retard sur son temps :
« (…) il (Cervantès) partit en guerre contre les romans de chevalerie. À son insu, cette attaque tourna entre ses mains à une ironie très généralement appliquée à toutes les aspirations un peu élevées ; il fit rire toute l'Espagne, y compris tous les benêts, et en parut lui-même d'autant plus sage : le fait est qu'on n'a jamais ri d'aucun livre autant que de Don Quichotte. C'est par ce succès qu'il a sa part dans la décadence de la culture espagnole ; Cervantès est une calamité nationale. J'entends qu'il méprisait les hommes, sans s'excepter lui-même » (30).
La tentative tardive, désespérée, de don Quichotte d'insuffler vie à l'héroïsme était condamnée par avance à l'échec par cette moralisation, qui finit par l'interdire. L'héroïsme n'étant plus possible en ce monde, il se reporte sur un monde plus pur, plus parfait : le monde céleste. Corneille prend ainsi conscience, dans Polyeucte, de l'échec sans rémission de l'idéal héroïque aristocratique — mélange détonant de noblesse et de haute moralité — de ses premières pièces. L'ambition aristocratique (la recherche de la puissance et de la maîtrise) cède alors le pas à « l'ambition plus noble et plus belle » dont se flatte Polyeucte (31), qui veut mourir, renoncer au monde et à ses artifices.
Le dédain de la vie que manifeste Polyeucte offre un contraste saisissant avec la plainte émouvante de l'ombre d'Achille et consacre la dégénérescence du héros, devenu un saint martyr… En excluant ainsi peu à peu de sa définition toute utilité et tout intérêt égoïste, l'idéal chevaleresque, de surhumain qu'il était devient, pour finir, un idéal inhumain.
***
Il n'est guère étonnant de ce fait que cet idéal — qui est toujours au fond le nôtre —, étant trop lourd à porter, ait engendré le scepticisme le plus aigu quant aux motivations déclarées de toute action en apparence héroïque — on ne peut s'empêcher de penser que son auteur n'est pas aussi désintéressé qu'il veut le paraître. L'échec de cet absolu de l'héroïsme a ainsi eu pour effet pervers de nous amener à soupçonner a priori l'existence d'arrière-pensées sordides chez tous ceux qui recherchent la gloire, la valeur d'une action étant fonction du respect qu'elle montre à cet idéal régulateur de l'honneur, auquel nous n'avons pas renoncé, malgré son inhumanité.
On comprend dès lors que l'époque moderne ait complètement renoncé à un tel idéal et ne croie plus véritablement aux héros. Même si la béate admiration pour les accomplissements qui transcendent la condition humaine demeure forte — elle trahit la persistance de la vénération pour les saints —, c'est la dérision qui l'emporte désormais vis-à-vis d'un idéal dont la grandeur s'est abîmée dans le ridicule.
La meilleure expression peut-être de cette habitude si répandue aujourd'hui de rire de tout ce qui aspire à la grandeur (et même du courage en général) est le "héros" du Voyage au bout de la nuit de Céline, Bardamu. L'apologie appuyée de la lâcheté de ce nouveau Thersite résume parfaitement l'âme moderne, qui a rejeté, en même temps que l'idéal chevaleresque — qui n'a pas tenu ses promesses —, tout héroïsme. La lâcheté n'est plus la chose la plus honteuse qui soit, puisqu'elle permet de rester en vie…
La moralisation de l'héroïsme aboutit ainsi aux grimaces du singe. Ἡρακλῆς καὶ πίθηκος [Hêraklès kaï pithēkos : Héraclès et son singe], comme dirait Schopenhauer [cette formule, empruntée au Fondement de la morale où Fichte est ainsi moqué en regard de Kant, fait ici référence à son usage dans les débats récents entre habermasiens et Sloterdijk]. L'évolution du héros, inversant le cours ordinaire de la sélection naturelle, commence avec Hercule et se termine avec le singe (l'homme moderne). Rien d'étonnant dès lors à ce que l'idéal suprême aujourd'hui corresponde au choix rejeté par Achille, à savoir une vie longue et tranquille. La vie sans relief, sans aucun risque, est considérée comme le souverain bien, la panacée. Elle est sacralisée, même s'il s'agit de la vie diminuée, décrépite de la vieillesse ; le but est alors de la prolonger autant que possible, sans considération pour sa valeur intrinsèque. Le paradigme de l'héroïsme n'est plus Achille mais Jeanne Calment…
L'adoucissement général des mœurs et le sentimentalisme qui en résulte trouvent ainsi leur consécration dans le culte de la sécurité et de la prudence et dans l'aversion pour le danger, dans tout ce qui constitue en somme l'idéal mou du "bonheur".
Voilà pourquoi il est urgent de rappeler, avec Schopenhauer, que toute vie heureuse est impossible. Mais qui a le courage aujourd'hui d'une vie héroïque ?
► Yannis Constantinidès, Cahiers de La Torpille n°2, Kimé, 1999.
◘ Notes :
- 01. Aurore, § 199.
- 02. Cf. Thucydide, I, 5 : « (…) les Grecs d'autrefois (…) se livraient à la piraterie ; (…) ils s'attaquaient aux villes démunies de fortifications et aux peuplades répandues dans des bourgades, les pillaient et tiraient de ces expéditions la plupart de leurs ressources ; car la piraterie ne comportait aucun déshonneur ; bien au contraire, elle n'allait pas sans rapporter quelque gloire ». Mais s'ils font pâle figure au regard de cette exigence morale élevée du héros courtois, gageons que ces nobles Grecs n'eussent pas manqué, pour leur part, s'ils l'avaient connu, de sourire du don quichottisme du chevalier chrétien… C'est très beau, auraient-ils peut-être pensé, mais ce n'est pas la terre !
- 03. Dans son célèbre ouvrage sur Le culte dés héros, Carlyle, curieusement, considère que l'évolution qui conduit du héros païen au saint chrétien est naturelle, sans tenir compte de la contamination de l'idéal héroïque par l'exigence chrétienne de vertu.
- 04. Nietzsche, Aurore, § 306.
- 05. Aurore, § 430. On ne saurait, comme le moraliste Prodicos, affirmer de manière catégorique qu'Héraclès a suivi la voie de la vertu plutôt que celle du vice, mais ce ne fut pas en tout cas la voie la plus facile. En effet, les actions peu reluisantes exigent en un sens une plus grande force de caractère de la part du héros que les traditionnels actes de bravoure. On trouve un composé semblable de hauts faits d'armes et d'actions de peu d'éclat, voire sordides, dans la mythologie scandinave. Ódinn, "le Masqué", le fourbe, rappelle ainsi Ulysse par son penchant pour la ruse, la tromperie et la dissimulation. Et dans la Hymiskvida, on voit le grand Thórr se battre avec le serpent cosmique Midgardsormr alors qu'il était allé chez le géant Hymir chercher de la bière pour les dieux !
- 6. Ces figures sont certes idéales, « mais qui serait capable de créer de tels idéaux à partir du monde actuel ? » (Nietzsche, Fragment posthume de 1870, 7 [122]). « Tels sont tes désirs, tels sont tes dieux (et tes héros) », pourrait-on dire pour compléter une phrase célèbre de Feuerbach dans L'Essence de la religion (§ XLVIII).
- 7. On pourrait aussi penser à l'Ulysse arabe, Mu'awiya, qui sut, par ex., se tirer habilement d'une bien mauvaise posture lors de la bataille de Siffin contre `Ali, en mai 657, en invoquant le Prophète : « Face à la défaite imminente, les troupes de Mu'awiya eurent recours à un expédient : elles placèrent des corans à la pointe de leurs lances et s'écrièrent : "Que Dieu décide !" (…) `Ali vit bien la ruse, mais fut contraint par les pieux de son camp à accepter une trêve. » (B. Lewis, Les Arabes dans l'histoire, Champs-Flammarion, 1996, p. 79).
- 8. Le Prince, chap. XVII.
- 9. C'est le cas par ex. de l'héroïsme japonais (du moins récent), héroïsme de groupe et non de l'individu isolé. La dimension de manipulation politique est évidente dans la pression que le groupe fait subir sur l'individu peut-être peu enclin au suicide mais contraint, sous peine de déshonneur, de montrer qu'il peut se hisser à la hauteur des autres…
- 10. C'est là en effet le sens initial du mot hérôs d'après l'helléniste Morris West.
- 11. Jean-Pierre Vernant a très justement souligné ce lien essentiel entre jeunesse et héroïsme dans son article sur La belle mort et le cadavre outragé : « La mort héroïque saisit le combattant quand il est à son faîte, son akmê, homme accompli déjà (anêr), parfaitement intact, dans l'intégrité d'une puissance vitale pure de toute décrépitude. Aux yeux des hommes à venir dont il hantera la mémoire, il se trouve, par le trépas, fixé dans l'éclat d'une jeunesse définitive. En ce sens, le kléos áphthiton que conquiert le héros par la vie brève lui ouvre aussi l'accès à une inaltérable jeunesse. Comme Héraclès doit passer par le bûcher de l'Œta pour épouser Hébè et se qualifier ainsi comme agêraos (Hésiode, Théogonie, 955), c'est la "belle mort" qui fait le guerrier tout ensemble athânatos et agêraos. Dans la gloire impérissable où l'introduit le chant de ses exploits, il ignore le vieil âge, comme il échappe, autant que peut un homme, à l'annihilation de la mort » (dans L'individu, la mort, l'amour, Folio-Histoire, 1996, p. 57).
- 12. Si le héros grec recherche la "belle mort", c'est uniquement dans le but de s'assurer l'immortalité de la renommée ; s'il y avait un autre moyen, moins coûteux, pour y parvenir, il y recourrait sans hésiter un instant, tant est grand son amour pour la vie. C'est du moins ce qu'affirme Sarpédon dans l'Iliade (XII, 322-328). Il s'agit là en somme d'une sorte de pacte, de marché (la mort en échange de l'immortalité), semblable à celui que les guerriers d'élite vikings passent avec Ódinn : le paradis guerrier de la Valhöll en contrepartie de l'engagement à combattre à ses côtés lors du Ragnarök.
- 13. Naissance de la tragédie, § 3.
- 14. Aurore, § 199.
- 15. Voir Nietzsche, Crépuscule des Idoles, "Divagations d'un Inactuel", § 47. L'ancien "code d'honneur" reposait en effet essentiellement sur la cruauté et la vengeance, que ce soit chez les Vikings, tels qu'ils apparaissent dans les Sagas, ou dans l'Angleterre du haut Moyen Âge, si on en croit le Beowulf.
- 16. Cf. par ex. Iliade, XIII, 447-453 et XXI, 84-86. Il diffère donc aussi de la vénération du héros, qu'on trouve chez les Romantiques (chez Carlyle en particulier), de ce que Nietzsche appelle la "prostration romantique" devant le héros (Aurore, § 298, "Le culte des héros et ses fanatiques").
- 17. République, 377 bc. Platon rejette ainsi pêle-mêle les récits d'Homère, d'Hésiode et de tous les autres poètes, sous prétexte qu'« ils représentent mal, par la parole, ce que sont les dieux et les héros » (377 e). La visée du législateur Platon, qui accorde une grande importance à l'éducation, est au contraire directement morale : « il faut accorder une grande importance à ce que les premières choses qu'ils (les enfants) entendent soient des histoires racontées de la façon la plus convenable possible pour amener à l'excellence » (378 e).
- 18. Cf. Le culte des héros, A. Colin, 1928, p. 19 : « Le plus grand de tous les Héros, c'en est Un - que nous ne nommons pas ici ! Qu'un silence sacré médite cette matière sacrée… » On peut penser au contraire, comme le souligne Nietzsche, que Jésus « représente l'exact opposé d'un sentiment héroïque » (Fragments posthumes, XIV, 1888, 15 [9]) : « Jésus, dans ses instincts les plus profonds, est un anti-héros : il ne lutte jamais » (ibid., 14 [38]).
- 19. Il peut en effet y avoir dans le sacrifice de soi une véritable jubilation, une jouissance supérieurement égoïste.
- 20. Cf. L'Enfer, chant XXVI, 58-63 (je souligne) : « Ils pleurent tous les deux (Ulysse et Diomède) dans cette double flamme l'astuce du cheval qui fraya le chemin par où vint des Romains le généreux ancêtre (Énée est en ce sens le bien qui procède du mal, dans la pure tradition théologique du felix culpa !). Ils pleurent l'artifice auquel Déidamie doit de verser toujours des larmes pour Achille, et le Palladium qu'ils avaient dérobé ».
- 21. Cf. Le Paradis, VI, 45-48.
- 22. Dante va en effet jusqu'à rapprocher Énée de Saint Paul…
- 23. Cf. L'Enfer, chant XXVI, 94-96 : « (…) ni le très grand amour que j'avais pour mon fils, ni l'amour filial, ni la foi conjugale qui devait rendre heureux le cœur de Pénélope n'ont été suffisants pour vaincre en moi la soif que j'avais de savoir tous les secrets du monde, tous les vices de l'homme, ainsi que ses vertus ». Cette ambition diabolique le fait ainsi reprendre la mer après son retour à Ithaque !
- 24. Voir aussi Histoires florentines, III, 13 : « Quant à la conscience, nous n'avons pas à nous en soucier, car chez des gens comme nous, tous plein de peur, peur de la faim, peur de la prison, il ne peut pas, et ne doit pas y avoir de place pour la peur de l'enfer… Seuls échappent à la servitude les hommes sans peur et sans foi ni loi ; seuls échappent à la misère les rapaces et les fraudeurs. Dieu, la nature ont placé ces biens à la portée de ces gens-là, plus accessibles à la rapine et aux fourbes manœuvres qu'à une honnête industrie. Voilà pourquoi les hommes s'entre-mangent, et pourquoi c'est toujours le plus faible qui est mangé. »
- 25. Jean Flori, L'idéologie du glaive : Préhistoire de la chevalerie, Droz, 1983, p. 3 (je souligne).
- 26. Chroniques, Prologue (je souligne) : « Afin que les grandes merveilles et les beaux faits d'armes qui sont advenus pendant les grandes guerres de France et d'Angleterre et les royaumes voisins (…), soient bien enregistrés et vus et connus dans les temps présents et à venir… », et afin d'« éclaircir par beau langage pour donner exemple aux gens qui désirent avancer par grands faits d'armes ».
- 27. Pour Boileau par ex., « la seule pensée d'un affront suffit à rendre malade un homme de cœur ».
- 28. Aphorismes sur la sagesse dans la vie, PUF/Quadrige, 1985, pp. 62-63.
- 29. La Renaissance italienne représente à cet égard un arrêt dans ce processus d' « humanisation » du chevalier noble. On peut penser aussi au revirement de Macbeth qui, confronté à son destin, est un instant tenté par le suicide (sourdement conçu comme une sorte d'expiation de ses péchés), pour aussitôt se reprendre magnifiquement :
« Why should I play the Roman fool, and die
On mine own sword ? whiles I see lives, the gashes
Do better upon them. » (Macbeth, V, VII, 30-32). - 30. Fragments posthumes d'Humain, trop humain, 1876-1877, 23 [140].
- 31. Tout le discours de Polyeucte converti tourne en effet autour de cette idée dé la supériorité de l'idéal chrétien sur la grandeur illusoire de Rome. Cf. par ex. IV, 3, 1191-1193 :
« J'ai de l'ambition, mais plus noble et plus belle :
Dans l'Examen de 1660, Corneille oppose d'ailleurs sa "sainteté" à la "médiocre bonté" humaine, qui se voit reprocher sa "faiblesse".
Cette grandeur périt, j'en veux une immortelle
Un bonheur assuré, sans mesure et sans fin ».
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