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Par EROE le 28 Mai 2023 à 07:00
• analyse : Roosevelts Weg zum Krieg : Amerikanische Politik 1914-1939, Dirk Bavendamm, Herbig, Munich, 1983.
En 1983, coup de théâtre : un ouvrage solidement charpenté de 639 pages paraît à Munich et il pulvérise un tabou, LE tabou chéri de l’Occident libéral. Ce tabou, c’est celui de la “bonne foi” de Roosevelt et de la diplomatie américaine. Dirk Bavendamm, historien et journaliste, né en 1938, nous offre un panorama de la politique américaine de 1914 à 1939 , en Europe, à l’égard de l’Empire Britannique et de l’Allemagne. Bavendamm a mis en exergue de sa préface une phrase de l’historien polonais contemporain Jan Jozef Lipski : “Pour une nation, les conceptions fausses vis-à-vis de sa propre histoire constituent une maladie de l’âme”. Pour Bavendamm, les idées répandues en Occident à propos des préliminaires de la Seconde Guerre mondiale sont soit erronées soit incomplètes et fragmentaires. Une analyse serrée nous montre qu’en 1938/39, ce n’était pas Hitler qui dominait la scène internationale mais Roosevelt. C’est donc dans l’entourage du Président des États-Unis qu’il faut rechercher les prémisses de la guerre et de la défaite de l’Allemagne et du Japon.
Pour Bavendamm, notre siècle est le “siècle américain”. Qu’on le veuille ou non. “L’internationalisme libéral-démocratique, élaboré par Roosevelt, s’est avérée la plus puissante des forces politiques, plus puissante que l’idée allemande du Reich, plus puissante que le British Empire, plus puissante que tout ce que les siècles précédents ont produit en fait de formes et de valeurs politiques” (p. 19). Et il ajoute : “Tout ce qui détermine notre vie politique internationale actuelle : Téhéran, Yalta, le Plan Morgenthau, la capitulation inconditionnelle, le communisme en Europe de l’Est est lié au nom de Roosevelt” (p.26).
Bavendamm considère l’idée favorite de Roosevelt, c’est-à-dire “le plan, aussi grandiose que douteux, d’une Paix Mondiale”, dévoilé en 1935, comme un système d’insécurité collective (p. 210). Roosevelt voulait rassembler autour des États-Unis une grande alliance comprenant l’Angleterre, la France, la Russie, l’Italie, la Belgique, la Hollande et la Pologne. Ces nations, selon Roosevelt, auraient dû s’accorder entre elles pour mettre sur pied un programme de désarmement pour dix ans. Ensuite, l’Allemagne nationale-socialiste aurait dû être placée devant l’alternative de se soumettre à cet accord ou de le refuser ; dans ce cas, elle aurait à affronter un “blocus”, c’est-à-dire une guerre économique qui l’obligerait à se montrer plus docile (p. 115). Grâce à son habileté politique, Roosevelt n’a pas eu à demander l’autorisation du Congrès récalcitrant qui lui aurait refusé son appui, puisque le risque de guerre, qu’impliquait ce plan, était manifeste.
C’est ici que s’aperçoit la différence flagrante entre le projet de Roosevelt et les conceptions pacifistes et européocentrées du Premier ministre anglais, Sir Neville Chamberlain, qui cherchait, lui, un apaisement général sur le théâtre diplomatique européen (p. 116), en essayant de conclure un modus vivendi avec l’Allemagne et/ou l’Italie. Le 5 octobre 1937, le président des États-Unis prononce un discours suggérant la mise en quarantaine de l’Axe Rome-Berlin-Tokyo. Chamberlain refuse de rentrer dans ce jeu qui risque de conduire l’Empire britannique à sa perte. Chamberlain percevait parfaitement, derrière le discours sur la paix, les intentions offensives des Américains : 1) se débarrasser du système clos, bien à l’abri de ses barrières douanières, qu’était l’Empire Britannique ; 2) se débarrasser du danger constitué par les sphères de co-prospérité européenne et pacifique en gestation, sous les hégémonies allemande et japonaise (p. 122).
En Extrême-Orient, les Américains ont pratiqué une politique qui allait à l’encontre des intérêts des Anglais qui, eux, auraient préféré traiter directement avec les Japonais (p. 150) pour répartir leurs intérêts réciproques en Chine. Finalement, en janvier 1935, lors de la “Conférence des Flottes” de Londres, le système issu des traités de Washington (1921/22) s’effondre (p. 151). Ces traités, contre lesquels s’était insurgé un Georges Valois, limitaient le nombre de bâtiments des flottes allemande, française et italienne au seul profit des puissances thalassocratiques anglo-saxonnes. Le Japon, en se constituant une respectable flotte de guerre, n’obéissait plus aux injonctions des thalassocraties. Il les défiait directement car, jugulé par la pression économique qu’il subissait, il n’avait d’autre choix que de renforcer ses intérêts et son influence en Asie. Ce défi japonais obligea les Anglais en 1937 à ouvrir les eaux territoriales de l’Empire aux navires de guerre américains. À l’été 1939, l’amiral américain William Leahy prend le contrôle du Pacifique à la place de la Grande-Bretagne. La désagrégation de l’Empire, premier objectif de Roosevelt, commençait.
La puissance américaine s’accroissait sans cesse. Roosevelt ne cherchait plus un équilibre des forces, objectif traditionnel des diplomaties européennes, mais bien plutôt une domination absolue des États-Unis sur toutes les nations de la planète. Pour réaliser ce projet, Roosevelt savait qu’une guerre mondiale était inévitable et que le premier obstacle à cette guerre était la “policy of appeasement” de Chamberlain. Celle-ci lui apparaissait, sans doute à juste titre, comme l’avant-projet d’une “Doctrine de Monroe pour l’Europe”, c’est-à-dire d’un système diplomatique qui aurait réduit quasi à néant les tentatives d’ immixtion américaine en Europe et en Afrique. Selon Chamberlain, le monde aurait dû se constituer en zones de co-prospérité économique, capables de vivre en semi-autarcie. À cette vision d’un monde multipolaire, Roosevelt opposait sa doctrine d’un seul monde. Roosevelt sentait le danger représenté par le projet multipolaire de Chamberlain et orchestra toute une propagande décrivant le Premier ministre anglais comme un homme “méprisable et indécis”.
Si Herbert Hoover, prédécesseur de Roosevelt à la Présidence des États-Unis, avait déclaré, dans ses mémoires, que le Traité de Versailles menaçait la paix en Europe parce qu’il avait été conçu quand les passions de la guerre n’étaient pas encore apaisées, Roosevelt, lui, parlait du caractère “sacré” des traités dès son premier message au Congrès, prononcé le 4 mars 1933. Il niait de ce fait tout droit aux Européens de régler entre eux leurs propres problèmes et, ainsi, tout en parlant abondamment de “paix”, il cherchait à maintenir les déséquilibres fauteurs de guerres, de façon à pouvoir en tirer profit. Le discours de Roosevelt dévoile dès lors une sémantique particulière : quand il parle de “paix”, ses intentions ne sont pas nécessairement pacifistes.
Dès 1919, il avait été l’un des rares politiciens américains à adopter les positions les plus dures à l’égard de l’Allemagne. Il éprouva de la sympathie pour les extrémistes qui voulaient vouer le Kaiser au gibet et déclara qui si l’Allemagne “déclenchait” encore une guerre, il fallait signer la paix à Berlin, en imposant aux vaincus une capitulation sans condition. Ce vœu, Truman le réalisera quelques mois après la mort de Roosevelt. Mais l’interventionnisme de Roosevelt, sa volonté de dicter sa volonté aux Européens, échoua de 1933 à 1938 : le Sénat et l’opposition républicaine entendaient rester fidèles à la neutralité décrétée officiellement en 1935 ; n’oublions pas qu’avant Pearl Harbour (7-XII-1941), 80% de l’opinion publique américaine était hostile à la guerre. Sur la scène internationale, à cette époque, ni l’Angleterre ni la France n’étaient prêtes à s’embarquer dans sa “croisade”.
Bavendamm décrit surtout la lutte Chamberlain / Roosevelt et celle qui opposait les Anglais partisans de l’appeasement (comme Lord Lothian) et les philo-américains regroupés autour d’Anthony Eden, Churchill et Clement Attlee et soutenus par une presse puissante (News Chronicle, Star, The Economist, Manchester Guardian, Daily News), elle-même téléguidée par le groupement “Focus”. Bavendamm brise un tabou supplémentaire en signalant l’appui apporté par une certaine droite conservatrice allemande anglophile (Carl Friedrich Goerdeler) aux projets de Roosevelt, y compris dans sa lutte contre l’appeasement policy de Chamberlain. Pour Bavendamm, l’action de Goerdeler n’est pas périphérique : elle a infléchi la politique des puissances occidentales dans le sens où le souhaitait Roosevelt. Goerdeler a bombardé le Foreign Office de notes signalant que la situation intérieure de l’Allemagne était désespérée : dettes énormes, perte de crédit auprès des banques, diminution de la productivité (y compris du matériel de guerre), arrêt des réalisations du régime (autoroutes, reconstruction de Berlin, construction en série des fameuses Volkswagen, etc.), folie clinique de Hitler, complots, chaos imminent, etc. Dès lors, l’Allemagne n’apparaissait plus comme un partenaire fiable aux yeux des Français et des Anglais. Le régime nazi, croyait-on ou feignait-on de croire à Paris et à Londres, était sur le point de s’écrouler. De plus, la droite allemande communiquait des informations soi-disant secrètes et totalement abracadabrantes aux journaux du groupe Focus : invasion imminente de la Hollande et de la Suisse par les armées de Hitler, bombardement de Londres, etc.
Hitler, face à cette coalition orchestrée par les États-Unis et leur président, perdait tous ses atouts à l’Ouest. Le seul partenaire potentiel qui lui restait, après que les Anglais aient accordé une garantie à la Pologne, garantie réduisant à néant les accords germano-polonais de 1934, et cet allié potentiel, c’était Staline. Contre son gré, écrit Bavendamm, et parce que son cœur penchait à l’Ouest au contraire de celui des signataires allemands de Rapallo, Hitler dut consentir à un quatrième partage de la Pologne et à abandonner aux Russes les Pays Baltes. Mais ses adversaires de l’intérieur veillaient : le diplomate Herwarth von Bittenfeld transmit immédiatement tous les détails du projet de rapprochement germano-soviétique à son collègue américain Charles Bohlen. Roosevelt sut ainsi, presque en même temps que Hitler, que le sort de la Pologne serait inexorablement réglé en cas de conflit. Roosevelt n’a pas transmis cette information à la presse. Bavendamm en tire une conclusion terrible : Roosevelt a laissé cyniquement se déclencher la guerre en Europe, sans se préoccuper de la philosophie pacifiste de ses discours. En effet, s’il avait averti les chancelleries européennes des projets de Hitler et de Staline, ceux-ci auraient perdu l’effet de surprise et Anglais et Français auraient sans doute inciter les Polonais, sûrs de leurs garanties, à plus de modération.
Le Vieux Continent a commis la guerre qui a scellé son destin, sans percevoir où était, qui était, son ennemi mortel.
► Luc Nannens, Orientations n°6, 1985.
Perspective européenne sur la politique de Roosevelt
• analyse : Churchill und Roosevelt aus Kontinentaleuropäischer Sicht, N.G. Elwert Verlag, Marburg, 1982.
[Ci-contre : de g. à d. William Lyon Mackenzie King, Premier ministre du Canada ; Winston Churchill, Premier ministre du Royaume-Uni ; Franklin D. Roosevelt, président américain ; et le major-général Sir Alexander Cambridge, gouverneur général du Canada, sur la terrasse du fort militaire la Citadelle de Québec, durant la première Conférence de Québec en août 1943]
Le Professeur Dr. Erich Schwinge est un spécialiste du droit militaire et du droit international de la guerre. En 1982, il a fait paraître une plaquette consacrée à la politique de Churchill et de Roosevelt et jugeait celle-ci dans une perspective “européenne-continentale”. Schwinge a fouillé toutes les archives laissées par les collaborateurs de Roosevelt pour pouvoir déterminer sa psychologie, sa personnalité et ses tendances à l’autoritarisme. Le professeur Schwinge partage l’opinion de l’historien britannique A.J.P. Taylor qui signalait que Roosevelt se passait allègrement de l’avis de ses conseillers, même pour prendre des décisions qui mettaient la nation américaine en danger. Schwinge ne conteste pas l’intelligence de Roosevelt mais constate, chez lui comme chez beaucoup d’Américains, une prédominance des sentiments et du tempérament sur l’intellect. Ce qui engendre, comme l’histoire nous l’apprend, très souvent l’hybris, la démesure. En outre, les connaissances historiques de Roosevelt étaient nulles. Roosevelt “se vendait” comme président grâce à une sorte de charisme accrocheur et publicitaire, grâce à une énergie et une vitalité assez extraordinaires qui transparaissaient notamment dans ses allocutions radiophoniques. Mais Schwinge critique essentiellement la politique extérieure de Roosevelt.
Le point le plus négatif de cette politique est, selon Schwinge, la volonté d’imposer une paix assortie d’une capitulation sans condition des forces de l’Axe. Cette volante, Roosevelt l’a dévoilée le 23 janvier 1943 à Casablanca, sans l’avoir soumise préalablement à l’approbation de l’amiral Leahy, son principal conseiller militaire, ni aux Britanniques. Cette décision solitaire de Roosevelt n’a jamais fait l’unanimité : Schwinge cite le Field-Marshall Jan Smuts, l’ambassadeur américain à Moscou Charles Bohlen, l’ancien Premier ministre français Georges Bonnet qui, tous, dans leurs mémoires, ont stigmatisé cette politique, l’accusant de faire durer la guerre inutilement. Les milieux conservateurs, après-guerre, ont tous constaté que le projet de capitulation inconditionnelle a provoqué la ruine de l’Allemagne, créé un vide au centre du continent, ce qui a permis aux Russes de s’y engouffrer et de dominer la situation, au détriment des vieilles puissances européennes (c’était le point de vue du Sénateur américain Taft et de Montgomery).
Schwinge reproche ensuite à Roosevelt d’avoir trahi ses propres promesses, affirmées par la Charte de l’Atlantique (14 août 1941). Roosevelt voulait soumettre toute modification territoriale, une fois les hostilités terminées, à la volonté des populations concernées. À Téhéran (28-XI au 1-XII 1943), ces promesses de démocratie plébiscitaire s’étaient évanouies ! La Pologne se voyait d’office amputée de ses provinces orientales (à majorité biélorusses et ukrainiennes, à vrai dire) et dédommagée par la Silésie, la Poméranie et le Sud de la Prusse Orientale (à majorité allemande). Une aberration politique et historique. Roosevelt voulait même plus : créer un nouvel État à l’Ouest, formé des départements du Nord et du Pas-de-Calais, du Luxembourg, de l’Alsace-Lorraine et de la Wallonie ! En septembre 1944, le président américain s’enthousiasme pour le Plan Morgenthau, autre construction loufoque ne tenant aucun compte des subtilités de l’histoire européenne.
Pour ce qui concerne l’aspect moral, Schwinge constate l’indifférence affichée de Roosevelt à l’égard des souffrances infligées tant aux familles japonaises et allemandes qu’aux familles américaines qui voyaient partir leurs fils pour une guerre dont elles ne comprenaient guère l’utilité.
Quant aux conclusions de Schwinge, nous sommes amenés à les critiquer sur quelques points. Pour lui, la politique de Roosevelt a été un échec et le bénéficiaire en a été Staline. Cette interprétation conservatrice ne tient pas : le vainqueur incontesté de la Seconde Guerre mondiale, c’est Roosevelt. La domination américaine dans le monde est incontestable. Même si l’URSS a essayé de contester cette position dominante et recèle encore les capacités de s’y soustraire. Face à l’Amérique, la Russie ne peut offrir un modèle de société aussi séduisant pour l’homme de la rue. Elle sert les intérêts des États-Unis en agissant comme contre-modèle, comme contre-exemple pour ceux qui seraient tentés de rejeter l’American way of life. L’Europe, elle, aurait pu offrir un modèle de société acceptable pour tous les peuples de la planète. C’est ce qui justifie son assujettissement renforcé (missiles + pressions économiques + OTAN) d’aujourd’hui.
► Luc Nannens, Orientations n°6, 1985.
L’œuvre historique de David L. Hoggan
Le Professeur David L. Hoggan est sans doute le plus anti-conformiste des historiens californiens. Son premier ouvrage traitait de la diplomatie française de 1934 à 1939 et montrait que la France avait tenté par tous les moyens d’échapper au conflit mondial qui s’annonçait. Ensuite, Hoggan publia deux énormes ouvrages sur les origines de la Seconde Guerre mondiale. Son quatrième livre est plus ambitieux : dresser un tableau aussi complet que possible de la politique internationale depuis un siècle, où les États-Unis ont joué un rôle décisif. Les Européens ne se sont jamais rendu compte comment fonctionnait la politique internationale américaine. De la moitié du XIXe siècle jusqu’aux débuts du XXe, ils ne se sont jamais efforcés, malgré les avertissements d’un Alexis de Tocqueville, de comprendre les mécanismes de la machine politique américaine et la personnalité des dirigeants de l’Union. L’intérêt du livre de Hoggan réside donc essentiellement en ceci : c’est l’ouvrage d’un Américain qui s’adresse aux Européens et cherche à leur démontrer qu’ils sont sortis de l’histoire parce qu’aujourd’hui les médias américanocentrés n’en offrent plus qu’une vision américaine, malgré un vernis de contestation qu’on avait coutume, il y a huit ou dix ans, de qualifier de “gauchiste’’.
Le volume que Hoggan consacre à l’Amérique commence par une analyse du caractère dictatorial de la présidence de Roosevelt et de la raison première qui a poussé ce président américain à faire la guerre à l’Allemagne : le redressement économique allemand après la crise de 1929 grâce à la mise en pratique des idées de Keynes, traduites dans la réalité allemande par Hjalmar Schacht ; l’Amérique n’avait pas su opérer un redressement aussi spectaculaire. Et, après 1945, n’a toujours pas, dit Hoggan, réussi à créer une économie saine : la prospérité du consumérisme n’est qu’apparente et les dettes s’accumulent. Hoggan partage le pessimisme de Galbraith quant à l’avenir du complexe militaro-industriel américain et à l’immoralité fondamentale de ce système générateur de guerres. Pour Hoggan, les États-Unis n’ont résolu leurs contradictions économiques internes qu’en exportant la guerre. C’est vrai depuis la guerre hispano-américaine de 1898 et les deux conflits mondiaux ne constituent pas des exceptions à la règle.
Pour Hoggan, les États-Unis ne sont pas une démocratie mais une oligarchie ploutocratique ; il retrace la genèse de ce système politique et en souligne les tares tout au long du XIXe siècle. L’évolution de ce système aurait pu être contrecarrée, pense Hoggan, si les idées du tribun Robert Marion La Follette (1855-1925) avaient triomphé. La Follette combattit les entreprises de vol de territoires dont les États-Unis se rendirent coupables, lutta pour la neutralité des USA dans la Première Guerre mondiale et élabora une idéologie où le peuple se voyait confronté aux “intérêts égoïstes”. Cette idéologie populiste, baptisée “progressivism”, était propagée par une presse dirigée par La Follette lui-même.
Hoggan brosse ensuite un tableau de l’impérialisme américain avant Wilson et avant 1914 : interventions au Mexique et en Amérique Latine, querelles avec l’Espagne et l’Allemagne pour la possession du Pacifique, guerre du salpêtre avec le Chili en 1879, viol de la volonté japonaise de rester autarcique en 1853, Panama, etc. L’Amérique s’est toujours montrée agressive sans jamais avoir été provoquée. Ensuite Hoggan analyse le règne de Wilson où l’agressivité américaine allait se porter vers le Vieux Monde. Avec Roosevelt, cette politique se répétera. L’agression sera toutefois camouflée derrière un vocabulaire tout suintant de “bonnes intentions”. Dans un dernier chapitre, Hoggan oppose le génie du poète Ezra Pound à l’intellectualité médiocre de Roosevelt.
Dans son livre consacré à l’Europe, paru en 1984, Hoggan est nettement moins brillant et, apparemment, moins bien documenté (ce qui n’apparaissait pas dans ces deux livres sur les origines de la Seconde Guerre mondiale). Le livre commence par une réfutation des idées de Darwin, Marx et Freud ; puis Hoggan loue l’œuvre de Bismarck et termine par cinq chapitres où il fait d’Albion la coupable de toutes les guerres depuis Waterloo.
Une œuvre qu’on lira avec passion parce qu’elle constitue le bréviaire de tous ceux qui veulent libérer notre continent de l’emprise américaine.
► Jean Kaerelmans, Orientations n°6, 1985.
◊ Les ouvrages de David L. Hoggan disponibles chez l’éditeur allemand Grabert :
- 1) Frankreichs Widerstand gegen den Zweiten Weltkrieg : Die französische Aussenpolitik von 1934-1939, 1963
- 2) Der erzwungene Krieg : Die Ursachen und Urheber des 2. Weltkrieges, 1961, 1977 (2e éd.).
- 3) Der unnötige Krieg : 1939-1945, “Germany must perish”, Grabert, Tübingen, 1976, 1977 (2e éd.).
- 4) Das blinde Jahrhundert. Erster Teil : Amerika, 1979
- 5) Das blinde Jahrhundert. Zweiter Teil : Europa, 1984
◊ En français : La guerre forcée : L'échec de la révision pacifique (auto-édition, 2023) [extrait]Les Mémoires d’Hamilton Fish
[Ci-contre : Roosevelt conduisant un char Sherman, caricature de Peter Lutz, illustration de carte postale de guerre imprimée aux Pays-Bas]
• analyse : Der zerbrochene Mythos : F.D. Roosevelts Kriegspolitik 1933-1945, Hamilton Fish, Grabert, Tübingen, 1982. Traduction de : FDR, the other side of the coin : how we were tricked into World War II, Vantage Press, New York, 1976.
Le rôle de Roosevelt dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale a déjà souvent été évoqué. Mais, grâce aux éditions Grabert de Tübingen, nous obtenons un éclairage nouveau sur cette question. Jamais, en effet, une personnalité américaine aussi importante que Hamilton Stuyvesant Fish n’avait ouvertement dénoncé le bellicisme de Roosevelt. Hamilton Fish, membre du Congrès et du Parti Républicain, a été pendant vingt-cinq ans à la Commission des Affaires étrangères au Congrès de Washington. Né en 1888 à Garrison dans l’État de New York, il appartient à une famille engagée dans la politique depuis l’indépendance des États-Unis. Son arrière-grand-père était Colonel dans l’armée de Washington. À vingt ans, Fish obtient avec distinction un diplôme de sciences politiques à Harvard, où on lui propose immédiatement une chaire d’histoire. Il sera trois fois de suite élu représentant de l’État de New York. Au cours de la Première Guerre mondiale, il servira son pays comme officier en France. De 1920 à 1945, il siégera au Congrès dans les rangs du Parti Républicain. Dans les années décisives (1933-1943), il ne cessera de manifester son opposition aux projets bellicistes de Roosevelt. Fish voulait la neutralité des États-Unis.
Son livre est le fruit de ses expériences personnelles de politicien. Il démasque la stratégie de Roosevelt qui consistait à ne jamais offenser directement la Russie soviétique (Truman, en prenant le relais, changera de tactique), inciter les nations européennes à se faire la guerre de façon à ce qu’elles s’affaiblissent définitivement, utiliser, pour ce faire, les services de William C. Bullitt, son ambassadeur à Paris. Cette stratégie, dont l’objectif final était de provoquer un cataclysme guerrier, sera, petit à petit, injectée dans la presse et “l’opinion publique” américaines grâce à tout un jeu d’illusions sémantiques où, par exemple, “paix” signifie “pax americana” ou domination absolue de l’Amérique sur les autres peuples de la planète. Utilisant toutes les ressources et les artifices des media, Roosevelt sut travestir ses intentions en semi-vérités donc en semi-mensonges et utiliser à très bon escient de “pieuses omissions”. Jusqu’à l’automne 1940, Roosevelt promet à ses compatriotes de ne pas intervenir dans la guerre européenne alors qu’il a promis au parti belliciste au pouvoir en Angleterre, ainsi qu’à Edvard Benès, président en exil de feu la Tchécoslovaquie, de se ranger aux côtés des adversaires de l’Allemagne.
Selon Fish, sans Roosevelt et sans Churchill, la Seconde Guerre mondiale n’aurait pas pris les proportions qu’elle a connues. Fish, dans une perspective très conservatrice, croit qu’après avoir mis la France à genoux, Hitler aurait pactisé avec une Angleterre débarrassée de Churchill et réalignée sur les principes d’appeasement de Chamberlain, pour se retourner contre l’URSS et éliminer le “bolchevisme”. Mais une autre hypothèse aurait pourtant été possible : une alliance franco-germano-russo-japonaise (Laval-Hitler-Staline-Tojo) contre l’Angleterre et les États-Unis. Dans ce cas, Russes et Allemands auraient cherché l’alliance des Musulmans et des Indiens. L’Espagne de Franco se serait peut-être alignée alors sur Roosevelt. Cela reste toutefois du domaine de la spéculation.
Hamilton Fish dévoile également, pour la première fois, la teneur de son entretien avec Joachim von Ribbentrop (14 août 1939). Fish décrit également comment Roosevelt a systématiquement provoqué le Japon jusqu’au moment où celui-ci se soit vu réduit à commettre l’attaque contre Pearl Harbour. Seul ce geste palpable a pu changer l’opinion neutraliste de 80% d’Américains.
Très intéressante aussi est la position du conservateur républicain Fish à l’égard de la “Charte de l’Atlantique”. Citoyen américain de vieille souche anglo-saxonne, Fish a toujours ardemment espéré que se réalise une communauté de destin anglo-américaine. Dans ses discours adressés à la nation américaine, Roosevelt a fait passer cette charte pour une adhésion universelle aux principes de la démocratie libérale. En réalité, derrière les paroles lénifiantes, se cachait la volonté de dominer le monde en se servant du sang des soldats russes. Churchill mettait en jeu le sort de l’Empire britannique (ce qu’attendait Roosevelt). Staline comprenait qu’il deviendrait ultérieurement la seconde victime de ce pacte après Hitler, s’il consentait à ne réclamer aucune compensation territoriale pour sa participation à la coalition anti-hitlérienne. Malgré l’anti-communisme idéologique de Fish, on sent très bien que Staline a voulu un glacis européen pour préserver le sol russe d’une invasion nouvelle, téléguidée cette fois depuis Washington. En fait — et cela Fish ne le dit pas — Staline aurait préféré revenir au pacte germano-soviétique, quitte à demander moins de territoires européens (dans les Balkans et aux Pays Baltes) et à accroître l’Empire soviétique en Perse et en direction de l’Océan Indien.
La thèse conservatrice américaine d’après Yalta, dont Fish fut un précurseur, c’est de déplorer la livraison de l’Europe Centrale à un “autre” système dictatorial. Mais l’objectif des États-Unis n’a-t-il pas toujours été de couper les zones agricoles de l’Est européen des zones industrielles (Allemagne et “Lotharingie”) de façon à faire dépendre celle-ci du blé américain ?
Malgré les faiblesses de l’argumentaire conservateur de Fish, et malgré son américano-centrisme, son livre n’en demeure pas moins un outil pour démolir le mythe Roosevelt. Ce dernier n’est nullement le pieux croisé qui a généreusement offert les ressources de son pays et le sang de ces concitoyens (qui, à vrai dire, n’a pas coulé à flots comme celui des Allemands, des Yougoslaves, des Russes et des Japonais) pour rétablir le “droit”, mais nous apparaît comme le provocateur numéro un, comme celui qui a délibérément et cyniquement provoqué la guerre pour pouvoir en tirer profit.
Les Européens conscients doivent sincèrement remercier Hamilton Fish de contribuer à gommer des mémoires les mensonges et les travestissements historiques que nous impose, depuis l945, la propagande US.
► Jean Kaerelmans, Orientations n°6, 1985.
Les oppositions américaines à la guerre de Roosevelt
• analyse : Prophets on the Right : Profiles of Conservative Critics of American Globalism, Ronald Radosh, Free Life Editions, New York, 1975.
L’histoire des oppositions américaines à la Seconde Guerre mondiale est très intéressante. Elle nous initie aux idées des isolationnistes et neutralistes des États-Unis, seuls alliés objectifs et fidèles que nous pouvons avoir Outre-Atlantique, mis à part, bien entendu, les patriotes d’Amérique hispanique. Aborder ce sujet implique de formuler quelques remarques préliminaires.
◊ L’histoire contemporaine est évaluée sous l’angle d’une propagande. Laquelle ? Celle qui a été orchestrée par les bellicistes américains, regroupés autour du Président Roosevelt. La tâche de l’histoire est donc de retrouver la réalité au-delà du rideau de fumée propagandiste.
◊ L’histoire contemporaine est déterminée par la perspective rooseveltienne où :
• a) les États-Unis sont l’avant-garde, la terre d’élection de la liberté et de la démocratie ;
• b) les États-Unis doivent agir de façon à ce que le monde s’aligne sur eux.
• c) Via leur idéologie messianique, interventionniste et mondialiste, les États-Unis se posent comme le bras armé de Yahvé, sont appelés à unir le monde sous l’autorité de Dieu. Leur président est le vicaire de Yahvé sur la Terre (et non plus le Pape de Rome).
Mais, pour s’imposer, cette idéologie messianique, interventionniste et mondialiste a eu des ennemis intérieurs, des adversaires isolationnistes, neutralistes et différentialistes. En effet, dans les années 30, 40 et 50, deux camps s’affrontaient aux États-Unis. En langage actualisé, on pourrait dire que les partisans du “village universel” se heurtaient aux partisans de l’“auto-centrage”.
Quels ont été les adversaires du mondialisme de Roosevelt, outre le plus célèbre d’entre eux, le pilote Lindbergh, vainqueur de l’Atlantique. Nous en étudierons cinq :
- 1) Oswald Garrison Villard, éditeur du journal Nation, ancré à gauche, libéral et pacifiste.
- 2) John T. Flynn, économiste et éditorialiste de New Republic, également ancré à gauche.
- 3) Le Sénateur Robert A. Taft de l’Ohio, chef du Parti Républicain, surnommé “Mr. Republican”.
- 4) Charles A. Beard, historien progressiste.
- 5) Lawrence Dennis, intellectuel étiqueté “fasciste”, ancien diplomate en Amérique latine, notamment au Nicaragua et au Pérou.
Tous ces hommes avaient une biographie, un passé très différent. Dans les années 38-41, ils étaient tous isolationnistes. Dans les années 43-50, ils sont considérés comme “conservateurs” (c’est-à-dire adversaires de Roosevelt et de l’alliance avec l’URSS) ; de 1948 à 1953, ils refusent la logique de la Guerre Froide (défendue par la gauche sociale-démocrate après guerre). Pourquoi cette évolution, qu’on ne comprend plus guère aujourd’hui ?◊ D’abord parce que la gauche est favorable au “globalisme” ; à ses yeux les isolationnistes sont passéistes et les interventionnistes sont internationalistes et “progressistes”.
◊ Dans le sillage de la Guerre du Vietnam (autre guerre interventionniste), la gauche a changé de point de vue. En effet, l’interventionnisme est synonyme d’impérialisme (ce qui est moralement condamnable pour la gauche hostile à la Guerre du Vietnam). L’isolationnisme relève du non-impérialisme américain, de l’anti-colonialisme officiel des USA, ce qui, dans le contexte de la Guerre du Vietnam, est moralement acceptable. D’où la gauche militante doit renouer avec une pensée anti-impérialiste. La morale est du côté des isolationnistes, même si un Flynn, par ex., est devenu macchartyste et si Dennis a fait l’apologie du fascisme. Examinons les idées et les arguments de chacun de ces cinq isolationnistes.
Charles A. BEARD
Charles Austin Beard est un historien qui a écrit 33 livres et 14 essais importants. Sa thèse centrale est celle du “déterminisme économique” ; elle prouve qu’il est un homme de gauche dans la tradition britannique de Mill, Bentham et du marxisme modéré. La structure politique et juridique, pour Beard, dérive de la stratégie économique. La complexification de l’économie implique une complexification du jeu politique par multiplication des acteurs. La Constitution et l’appareil légal sont donc le reflet des desiderata des classes dirigeantes. La complexification postule ensuite l’introduction du suffrage universel, pour que la complexité réelle de la société puisse se refléter correctement dans les représentations. Beard sera dégoûté par la guerre de 1914-18.
• 1. Les résultats de cette guerre sont contraires à l’idéalisme wilsonien, qui avait poussé les États-Unis à intervenir. Après 1918, il y a davantage de totalitarisme et d’autoritarisme dans le monde qu’auparavant. La première guerre mondiale se solde par un recul de la démocratie.
• 2. Ce sont les investissements à l’étranger (principalement en France et en Grande-Bretagne) qui ont poussé les États-Unis à intervenir (pour sauver leurs clients de la défaite).
• 3. D’où le véritable remède est celui de l’autarcie continentale (continentalism).
• 4. Aux investissements à l’étranger, il faut opposer, dit Beard, des investissements intérieurs. Il faut une planification nationale. Il faut construire une bonne infrastructure routière aux États-Unis, il faut augmenter les budgets pour les écoles et les universités. Pour Beard, le planisme s’oppose au militarisme. Le militarisme est un messianisme, essentiellement porté par la Navy League, appuyée jadis par l’Amiral Mahan, théoricien de la thalassocratie. Pour Beard, l’US Army ne doit être qu’un instrument défensif.
Beard est donc un économiste et un théoricien politique qui annonce le New Deal de Roosevelt. Il est donc favorable au Président américain dans un premier temps, parce que celui-ci lance un gigantesque plan de travaux d’intérêt public. Le New Deal, aux yeux de Beard est une restructuration complète de l’économie domestique américaine. Beard raisonne comme les continentalistes et les autarcistes européens et japonais (notamment Tojo, qui parle très tôt de “sphère de co-prospérité est-asiatique”). En Allemagne, cette restructuration autarcisante préconisée par le premier Roosevelt suscite des enthousiasmes et apporte de l’eau au moulin des partisans d’un nouveau dialogue germano-américain après 1933.
Le programme “Big Navy”
Mais Roosevelt ne va pas pouvoir appliquer son programme, parce qu’il rencontrera l’opposition des milieux bancaires (qui tirent plus de dividendes des investissements à l’étranger), du complexe militaro-industriel (né pendant la Première Guerre mondiale) et de la Ligue Navale. Pour Beard, le programme “Big Navy” trahit l’autarcie promise par le New Deal.
Le programme “Big Navy” provoquera une répétition de l’histoire. Roosevelt prépare la guerre et la militarisation des États-Unis, déplore Beard. En 1934, éclate le scandale Nye. Une enquête menée par le Sénateur Gerald Nye prouve que le Président Wilson, le Secrétaire d’État Lansing et le Secrétaire d’État au Trésor Gibbs McAdoo, le Colonel House et les milieux bancaires (notamment la J.P. Morgan & Co) ont délibérément poussé à la guerre pour éviter une crise, une dépression. Résultat : cette dépression n’a été postposée que de dix ans (1929). Donc la politique raisonnable serait de décréter un embargo général à chaque guerre pour que les États-Unis ne soient pas entraînés aux côtés d’un des belligérants.
En 1937, Roosevelt prononce son fameux “Discours de Quarantaine”, où il annonce que Washington mettra les “agresseurs” en quarantaine. En appliquant préventivement cette mesure de rétorsion aux seuls agresseurs, Roosevelt opère un choix et quitte le terrain de la neutralité, constate Beard. En 1941, quand les Japonais attaquent Pearl Harbour, le matin du 7 décembre 1941, Beard révèle dans la presse que Roosevelt a délibérément obligé le Japon à commettre cet irréparable acte de guerre. De 1941 à 1945, Beard admettra la nature “expansionniste” de l’Allemagne, de l’Italie et du Japon, mais ne cessera d’exhorter les États-Unis à ne pas suivre cet exemple, parce que les États-Unis sont “self-suffisant” et que l’agressivité de ces États n’est pas directement dirigée contre eux. Ensuite, deuxième batterie d’arguments, la guerre désintègre les institutions démocratiques américaines. On passe d’une démocratie à un césarisme à façade démocratique.
Beard accuse le gouvernement américain de Roosevelt de chercher à entrer en guerre à tout prix contre le Japon et l’Allemagne. Son accusation porte notamment sur quatre faits importants :
- 1. Il dénonce l’échange de destroyers de fabrication américaine contre des bases militaires et navales anglaises dans les Caraïbes et à Terre-Neuve (New Foundland).
- 2. Il dénonce la “Conférence de l’Atlantique”, tenue entre le 9 et le 12 août 1941 entre Churchill et Roosevelt. Elles ont débouché sur un acte de guerre au détriment du Portugal neutre : l’occupation des Açores par les Américains et les Britanniques.
- 3. Il dénonce l’incident de septembre 1941, où des navires allemands ripostent aux tirs de l’USS Greer. Beard prétend que Roosevelt monte l’incident en épingle et il appuie son argumentation sur le rapport de l’Amiral Stark, prouvant l’intervention du navire aux côtés des Anglais.
- 4. En octobre 1941, un incident similaire oppose des bâtiments de la Kriegsmarine à l’USS Kearny. Roosevelt amplifie l’événement avec l’appui des médias. Beard rétorque en s’appuyant sur le rapport du Secrétaire de la Navy Knox, qui révèle que le navire américain a pris une part active aux combats opposants bâtiments anglais et allemands.
Une stratégie de provocationBeard conclut que la stratégie de Roosevelt cherche à provoquer délibérément un incident, un casus belli. Cette attitude montre que le Président ne respecte pas les institutions américaines et ne suit pas la voie hiérarchique normale, qui passe par le Congrès. La démocratie américaine n’est plus qu’une façade : l’État US est devenu césariste et ne respecte plus le Congrès, organe légitime de la nation.
Il est intéressant de noter que la gauche américaine récupérera Beard contre Johnson pendant la guerre du Vietnam. De Roosevelt à Johnson, la gauche américaine a en effet changé du tout au tout, modifié de fond en comble son argumentation ; elle était favorable à Roosevelt parce qu’il était l’initiateur du New Deal, avec toutes ses facettes sociales et dirigistes, et qu’il fut le leader de la grande guerre “anti-fasciste”. Elle cesse de soutenir l’option présidentialiste contre le démocrate Johnson, redevient favorable au Congrès, parce qu’elle s’oppose à la guerre du Vietnam et à l’emprise des lobbies militaro-industriels. En fait, la gauche américaine avouait dans les années 60 qu’elle avait été autoritaire, bouclier de l’autocratie rooseveltienne et anti-parlementaire (tout en reprochant aux fascistes de l’être !). Pire, la gauche avouait qu’elle avait été “fasciste” par “anti-fascisme” !
Dans une première phase donc, la gauche américaine avait été interventionniste. Dans une seconde, elle devient isolationniste. Cette contradiction s’est (très) partiellement exportée vers l’Europe. Cette mutation, typiquement américaine, fait la spécificité du paysage politique d’Outre-Atlantique.
Mettre le Japon au pied du mur…
Intéressantes à étudier sont également les positions de Beard sur la guerre américaine contre le Japon. Beard commence par constater que le Japon voulait une “sphère de co-prospérité est-asiatique”, incluant la Chine et étendant l’influence japonaise profondément dans le territoire de l’ex-Céleste Empire. Pour cette raison, croyant contrarier l’expansion nippone, Roosevelt organise l’embargo contre le Japon, visant ainsi son asphyxie. En pratiquant une telle politique, le Président américain a mis le Japon au pied du mur : ou périr lentement ou tenter le tout pour le tout. Le Japon, à Pearl Harbour, a choisi le deuxième terme de l’alternative. L’enjeu de la guerre américano-japonaise est donc le marché chinois, auquel les États-Unis ont toujours voulu avoir un accès direct. Les États-Unis veulent une politique de la “porte ouverte” dans toute l’Asie, comme ils avaient voulu une politique identique en Allemagne sous Weimar. Dans la polémique qui l’oppose à Roosevelt, Beard se range du côté de Hoover, dont la critique à du poids. Beard et Hoover pensent que l’action du Japon en Chine n’enfreint nullement la souveraineté nationale américaine, ni ne nuit aux intérêts des États-Unis. Ceux-ci n’ont pas à s’inquiéter : jamais les Japonais ne parviendront à japoniser la Chine.
Après la Deuxième Guerre mondiale, Beard ne cessera de s’opposer aux manifestations de bellicisme de son pays. Il critique la politique de Truman. Il refuse la bipolarisation, telle qu’elle s’incruste dans les machines propagandistes. Il critique l’intervention américaine et britannique en Grèce et en Turquie. Il critique la recherche d’incidents en Méditerranée. Il rejette l’esprit de “croisade”, y compris quand il vise le monde communiste.
En conclusion, Beard est resté pendant toute sa vie politique un partisan de l’autarcie continentale américaine et un adversaire résolu du messianisme idéologique. Beard n’était ni anti-fasciste ni anti-communiste : il était un autarciste américain. L’anti-fascisme et l’anti-communisme sont des idées internationalistes, donc désincarnées et irréalistes.
Oswald Garrison VILLARD
Né en 1872, Oswald Garrison Villard est un journaliste new-yorkais très célèbre, offrant sa prose précise et claire à deux journaux, Post et Nation, propriétés de son père. L’arrière-plan idéologique de Villard est le pacifisme. Il se fait membre de la Ligue anti-impérialiste dès 1897. En 1898, il s’oppose à la guerre contre l’Espagne (où celle-ci perd Cuba et les Philippines). Il estime que la guerre est incompatible avec l’idéal libéral de gauche. En 1914, il est l’un des principaux avocats de la neutralité. De 1915 à 1918, il exprime sa déception à l’égard de Wilson. En 1919, il s’insurge contre les clauses du Traité de Versailles : la paix est injuste donc fragile, car elle sanctionne le droit du plus fort, ne cesse-t-il de répéter dans ses colonnes. Il s’oppose à l’intervention américaine contre la Russie soviétique, au moment où Washington débarque des troupes à Arkhangelsk. De 1919 à 1920, il se félicite de l’éviction de Wilson, de la non-adhésion des Etats-Unis à la SdN. Il apporte son soutien au néo-isolationnisme.
De 1920 à 1930, Villard modifie sa philosophie économique. Il évolue vers le dirigisme. En 1924, il soutient les initiatives du populiste La Follette, qui voulait que soit inscrite dans la constitution américaine l’obligation de procéder à un référendum avant toute guerre voire avant toute opération militaire à l’étranger. Villard souhaite également la création d’un “Third Party”, sans l’étiquette socialiste, mais dont le but serait d’unir tous les progressistes.
En 1932, Franklin Delano Roosevelt arrive au pouvoir. Villard salue cette accession à la présidence, tout comme Beard. Et comme Beard, il rompra plus tard avec Roosevelt car il refusera sa politique extérieure. Pour Villard, la neutralité est un principe cardinal. Elle doit être une obligation (compulsory neutrality). Pendant la Guerre d’Espagne, la gauche (dont son journal Nation, où il devient une exception) soutient les Républicains espagnols (comme Vandervelde au POB). Lui, imperturbable, plaide pour une neutralité absolue (comme Spaak et De Man au POB). La gauche et Roosevelt veulent décréter un embargo contre les “agresseurs”. Villard, à l’instar de Beard, rejette cette position qui interdit toute neutralité absolue.
Plus de pouvoir au Congrès
Les positions de Villard permettent d’étudier les divergences au sein de la gauche américaine. En effet, dans les années 30, le New Deal s’avère un échec. Pourquoi ? Parce que Roosevelt doit subir l’opposition de la “Cour Suprême” (CS), qui est conservatrice. Villard, lui, veut donner plus de pouvoir au Congrès. Comment réagit Roosevelt ? Il augmente le nombre de juges dans la CS et y introduit ainsi ses créatures. La gauche applaudit, croyant ainsi pouvoir réaliser les promesses du New Deal. Villard refuse cet expédient car il conduit au césarisme. La gauche reproche à Villard de s’allier aux conservateurs de la CS, ce qui est faux puisque Villard avait suggéré d’augmenter les prérogatives du Congrès.
Dans cette polémique, la gauche se révèle “césariste” et hostile au Congrès. Villard reste fidèle à une gauche démocratique et parlementaire, pacifiste et autarciste. Villard ne “trahit” pas. Ce clivage conduit à une rupture entre Villard et la rédaction de Nation, désormais dirigée par Freda Kirchwey. En 1940, Villard quitte Nation après 46 ans et demi de bons et loyaux services, accusant Kirchwey de “prostituer” le journal. Cette “prostitution” consiste à rejeter le principe autarcique et à adhérer à l’universalisme (messianique). Villard va alors contre-attaquer :
- 1. Il va rappeler qu’il est un avocat du Congrès, donc qu’il est démocrate et non philo-fasciste.
- 2. Il va également rappeler qu’il s’est opposé aux conservateurs de la CS.
- 3. Il va affirmer que c’est l’amateurisme de Roosevelt qui a conduit le New Deal à l’échec.
- 4. Il démontre qu’en soutenant Roosevelt, la gauche devient “fasciste” parce qu’elle contribue à museler le Congrès.
Ni le Japon ni l’Allemagne n’en veulent aux États-Unis, écrit-il, donc nul besoin de leur faire la guerre. L’objectif raisonnable à poursuivre, répète-t-il, est de juxtaposer sur la planète trois blocs modernes autarciques et hermétiques : l’Asie sous la direction du Japon, l’Europe et l’Amérique. Il rejoint l’America-First-Committee qui affirme que si les États-Unis interviennent en Asie et en Europe, le chaos s’étendra sur la Terre et les problèmes non résolus s’accumuleront.Villard n’épargnera pas la politique de Truman et la criblera de ses critiques. Dans ses éditoriaux, Truman est décrit comme un “politicien de petite ville incompétent”, monté en épingle par Roosevelt et sa “clique”. Villard critiquera le bombardement atomique de Hiroshima et de Nagasaki. Il s’opposera au Tribunal de Nuremberg, aux Américains cherchant à favoriser la mainmise de la France sur la Sarre, à tous ceux qui veulent morceler l’Allemagne. Villard sera ensuite un adversaire de la Guerre Froide, s’insurgera contre la partition de la Corée et contre la création de l’OTAN.
Robert A. TAFT
Le père de Robert Alphonso Taft fut pendant un moment de sa vie Président de la CS. Le milieu familial était celui des Républicains de vieille tradition. Robert A. Taft exerce ses premières activités politiques dans le sillage de Herbert Hoover et collabore à son “Food Programm”. En 1918, il est élu en Ohio. En 1938, il devient Sénateur de cet État. Dès cette année, il s’engage à fond dans le combat pour la “non-intervention”. Toute politique, selon lui, doit être défensive. Il fustige les positions “idéalistes” (c’est-à-dire irréalistes), des messianistes démocrates. “Il faut défendre du concret et non des abstractions”, tel est son leitmotiv. La guerre, dit-il, conduirait à museler le Congrès, à faire reculer les gouvernements locaux, à renforcer le gouvernement central. Même si l’Allemagne gagne, argumente-t-il, elle n’attaquera pas les États-Unis et la victoire éventuelle du Reich n’arrêterait pas les flux commerciaux. D’où, affirme Taft, il faut à tout prix renforcer le “Neutrality Act”, empêcher les navires américains d’entrer dans les zones de combat, éviter les incidents et décréter un embargo général, mais qui permet toutefois le système de vente “cash-and-carry” (payer et emporter), à appliquer à tous les belligérants sans restriction. Taft est réaliste : il faut vendre tous les produits sans exception. Nye, Sénateur du North Dakota, et Wheeler, Sénateur du Montana, veulent un embargo sur les munitions, les armes et le coton.
“Lend-Lease” et “cash-and-carry”
Taft ne sera pas candidat républicain aux élections présidentielles car l’Est vote contre lui ; il ne bénéficie que de l’appui de l’Ouest, hostile à la guerre en Europe. Il s’opposera à la pratique commerciale du “Lend-Lease”, car cela implique d’envoyer des convois dans l’Atlantique et provoque immanquablement des incidents. En juillet 1941, la nécessité de protéger les convois aboutit à l’occupation de l’Islande. Taft formule une contre-proposition : au “Lend-Lease”, il faut substituer le “cash-and-carry”, ce qui n’empêche nullement de produire des avions pour la Grande-Bretagne. En juin 1941, la gauche adhère à une sorte de front international anti-fasciste, à l’instigation des communistes (visibles et camouflés). Taft maintient sa volonté de neutralité et constate que la majorité est hostile à la guerre. Seule une minorité de financiers est favorable au conflit. Taft martèle alors son idée-force : le peuple travailleur de l’Ouest est manipulé par l’oligarchie financière de l’Est.
Dans le cadre du parti Républicain, Taft lutte également contre la fraction interventionniste. Son adversaire principal est Schlesinger qui prétend que les isolationnistes provoquent un schisme à l’intérieur du parti, qui risque de disparaître ou d’être exclu du pouvoir pendant longtemps. Dans cette lutte, que s’est-il passé ? Les interventionnistes républicains, rangés derrière Wendell Willkie, chercheront l’alliance avec la droite démocratique de Roosevelt, pour empêcher les Républicains de revenir au pouvoir. De 1932 à 1948, les Républicains seront marginalisés. Une telle configuration avait déjà marqué l’histoire américaine : le schisme des Whigs en 1858 sur la question de l’esclavage (qui a débouché ensuite sur la Guerre de Sécession).
Pour Schlesinger, les capitalistes, les conservateurs et la CS sont hostiles à Roosevelt et au New Deal, qu’ils estiment être une forme de socialisme. Taft rétorque que les ploutocrates et les financiers se sont alliés aux révolutionnaires, hostiles à la CS, car celle-ci est un principe étatique éternel, servant la cause du peuple, celui de la majorité généralement silencieuse. Les ploutocrates sont favorables au bellicisme de Roosevelt, parce qu’ils espèrent conquérir des marchés en Europe, en Asie et en Amérique latine. Telle est la raison de leur bellicisme.
Tant Schlesinger que Taft rejettent la responsabilité sur les capitalistes ou les financiers (les “ploutocrates” comme on disait à l’époque). La différence, c’est que Schlesinger dénonce comme capitalisme le capital producteur enraciné (investissements), alors que Taft dénonce le capital financier et vagabond (non-investissement).
Contre l’idée de “Croisade”
Quand les Japonais bombardent Pearl Harbour le 7 décembre 1941 et y détruisent les bâtiments de guerre qui s’y trouvent, la presse, unanime, se moque de Taft et de ses principes neutralistes. La stratégie japonaise a été de frapper le port hawaïen, où ne stationnaient que de vieux navires pour empêcher la flotte de porter secours aux Philippines, que les Japonais s’apprêtaient à envahir, avant de foncer vers les pétroles et le caoutchouc indonésiens. Taft rétorque qu’il aurait fallu négocier et accuse Roosevelt de négligence tant aux Iles Hawaï qu’aux Philippines. Il ne cesse de critiquer l’idée de croisade. Pourquoi les États-Unis seraient-ils les seuls à pouvoir déclencher des croisades ? Pourquoi pas Staline ? Ou Hitler ? L’idée et la pratique de la “croisade” conduit à la guerre perpétuelle, donc au chaos. Taft dénonce ensuite comme aberration l’alliance entre les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’URSS (chère à Walter Lippmann). À cette alliance, il faut substituer des plans régionaux, regrouper autour de puissances hégémoniques les petits États trop faibles pour survivre harmonieusement dans un monde en pleine mutation d’échelle.
Taft s’opposera à Bretton Woods (1944), aux investissements massifs à l’étranger et à la création du FMI. Il manifestera son scepticisme à l’endroit de l’ONU (Dumbarton Oaks, 1944). Il y est favorable à condition que cette instance devienne une cour d’arbitrage, mais refuse tout renforcement de l’idéologie utopiste. Après la guerre Taft s’opposera à la Doctrine Truman, à la création de l’OTAN, au Plan Marshall et à la Guerre de Corée. En 1946, Churchill prononce sa phrase célèbre (“Nous avons tué le mauvais cochon”, celui-ci étant Hitler, le “bon cochon” sous-entendu et à tuer étant Staline) et déplore qu’un “rideau de fer” soit tombé de Stettin à l’Adriatique, plongeant l’Ostmitteleuropa dans des “régimes policiers”. Taft, conservateur “vieux-républicain”, admet les arguments anti-communistes, mais cette hostilité légitime sur le plan des principes ne doit pas conduire à la guerre dans les faits.
Taft s’oppose à l’OTAN parce qu’elle est une structure interventionniste, contraire aux intérêts du peuple américain et aux principes d’arbitrage qui devraient être ceux de l’ONU. En outre, elle sera un gouffre d’argent. Vis-à-vis de l’URSS, il modifie quelque peu son jugement dès que Moscou se dote de la Bombe A. Il appuie toutefois Joe Kennedy (père de John, Robert/Bob et Ted) quand celui-ci réclame le retrait des troupes américaines hors de Corée, de Berlin et d’Europe. Taft est immédiatement accusé de “faire le jeu de Moscou”, mais il reste anti-communiste. En réalité, il demeure fidèle à ses positions de départ : il est un isolationniste américain, il constate que le Nouveau Monde est séparé de l’Ancien et que cette séparation est une donnée naturelle, dont il faut tenir compte.
John T. FLYNN
John Thomas Flynn peut être décrit comme un “New Dealer” déçu. Beard et Villard avaient également exprimé leurs déceptions face à l’échec de la restructuration par Roosevelt de l’économie nord-américaine. Flynn dénonce très tôt la démarche du Président consistant à se donner des “ennemis mythiques” pour dévier l’attention des échecs du New Deal. Il critique la mutation des communistes américains, qui deviennent bellicistes à partir de 1941. Les communistes, dit-il, trahissent leurs idéaux et utilisent les États-Unis pour faire avancer la politique soviétique.
Flynn était proche malgré lui des milieux fascisants (et folkloriques) américains (Christian Front, German-American Bund, l’American Destiny Party de Joseph McWilliams, un antisémite). Mais le succès de Lindbergh et de son America-First-Committee l’intéresse. Après la guerre, il critiquera les positions de la Fabian Society (qu’il qualifie de “socialisme fascisant”) et plaidera pour un gouvernement populaire, ce qui l’amène dans le sillage de McCarthy. Dans cette optique, il fait souvent l’équation “communisme = administration”, arguant que l’organisation de l’administration aux États-Unis a été introduite par Roosevelt et parachevée par Truman. Mais, malgré cette proximité avec l’anti-communisme le plus radical, Flynn reste hostile à la guerre de Corée et à toute intervention en Indochine, contre les communistes locaux.
Lawrence DENNIS
Né en 1893 à Atlanta en Géorgie, Lawrence Dennis étudie à la Philips Exeter Academy et à Harvard. Il sert son pays en France en 1918, où il accède au grade de lieutenant. Après la guerre, il entame une carrière de diplomate qui l’emmène en Roumanie, au Honduras, au Nicaragua (où il observe la rébellion de Sandino) et au Pérou (au moment où émerge l’indigénisme péruvien). Entre 1930 et 1940, il joue un rôle intellectuel majeur. En 1932, paraît son livre Is Capitalism Doomed ? C’est un plaidoyer planiste, contre l’extension démesurée des crédits, contre l’exportation de capitaux, contre le non-investissement qui préfère louer l’argent que l’investir sur place et génère ainsi le chômage. Le programme de Dennis est de forger une fiscalité cohérente, de poursuivre une politique d'investissements créateurs d’emploi et de développer une autarcie américaine. En 1936, un autre ouvrage suscite le débat : The Coming American Fascism. Ce livre constate l’échec du New Deal, à cause d’une planification déficiente. Il constate également le succès des fascismes italien et allemand qui, dit Dennis, tirent les bonnes conclusions des théories de Keynes. Le fascisme s’oppose au communisme car il n’est pas égalitaire et le non-égalitarisme favorise les bons techniciens et les bons gestionnaires (les “directeurs”, dira Burnham).
Il y a une différence entre le “fascisme” (planiste) tel que le définit Dennis et le “fascisme” rooseveltien que dénoncent Beard, Villard, Flynn, etc. Ce césarisme / fascisme rooseveltien se déploie au nom de l’anti-fascisme et agresse les fascismes européens.
En 1940, un troisième ouvrage de Dennis fait la une : The Dynamics of War and Revolution. Dans cet ouvrage, Dennis prévoit la guerre, qui sera une “guerre réactionnaire”. Dennis reprend la distinction des Corradini, Sombart, Haushofer et Niekisch, entre “nations prolétariennes” et “nations capitalistes” (haves/have-nots). La guerre, écrit Dennis, est la réaction des nations capitalistes. Les États-Unis et la Grande-Bretagne, nations capitalistes, s’opposeront à l’Allemagne, l’Italie et l’URSS, nations prolétariennes (le Pacte germano-soviétique est encore en vigueur et Dennis ignore encore qu’il sera dissous en juin 1941). Mais The Dynamics of War and Revolution constitue surtout une autopsie du monde capitaliste américain et occidental. La logique capitaliste, explique Dennis, est expansive, elle cherche à s’étendre et, si elle n’a pas ou plus la possibilité de s’étendre, elle s’étiole et meurt. D’où le capitalisme cherche constamment des marchés, mais cette recherche ne peut pas être éternelle, la Terre n’étant pas extensible à l’infini. Le capitalisme n’est possible que lorsqu’il y a expansion territoriale. De là, naît la logique de la “frontière”. Le territoire s’agrandit et la population augmente. Les courbes de profit peuvent s’accroître, vu la nécessité d’investir pour occuper ou coloniser ces territoires, de les équiper, de leur donner une infrastructure, et la nécessité de nourrir une population en phase d’explosion démographique. Historiquement parlant, cette expansion a eu lieu entre 1600 et 1900 : les peuples blancs d’Europe et d’Amérique avaient une frontière, un but à atteindre, des territoires à défricher et à organiser. En 1600, l’Europe investit le Nouveau Monde ; de 1800 à 1900, les États-Unis ont leur Ouest ; l’Europe s’étend en Afrique.
L’ère capitaliste est terminée
Conclusion de Dennis : l’ère capitaliste est terminée. Il n’y aura plus de guerres faciles possibles, plus d’injection de conjoncture par des expéditions coloniales dotées de faibles moyens, peu coûteuses en matières d’investissements, mais rapportant énormément de dividendes. Cette impossibilité de nouvelles expansions territoriales explique la stagnation et la dépression. Dès lors, quatre possibilités s’offrent aux gouvernants :
- 1. Accepter passivement la stagnation ;
- 2. Opter pour le mode communiste, c’est-à-dire pour la dictature des intellectuels bourgeois qui n’ont plus pu accéder au capitalisme ;
- 3. Créer un régime directorial, corporatiste et collectiviste, sans supprimer l’initiative privée et où la fonction de contrôle politique-étatique consiste à donner des directives efficaces ;
- 4. Faire la guerre à grande échelle, à titre de palliatif.
Dennis est favorable à la troisième solution et craint la quatrième (pour laquelle opte Roosevelt). Dennis s’oppose à la Seconde Guerre mondiale, tant dans le Pacifique que sur le théâtre européen. Plus tard, il s’opposera aux guerres de Corée et du Vietnam, injections de conjoncture semblables, visant à détruire des matériels pour pouvoir en reconstruire ou pour amasser des dividendes, sur lesquels on spéculera et que l’on n’investira pas. Pour avoir pris de telles positions, Dennis sera injurié bassement par la presse du système de 1945 à 1955, mais il continue imperturbablement à affiner ses thèses. Il commence par réfuter l’idée de “péché” dans la pratique politique internationale : pour Dennis, il n’y a pas de “péché fasciste” ou de “péché communiste”. L’obsession américaine de pratiquer des politiques de “portes ouvertes” (open doors policy) est un euphémisme pour désigner le plus implacable des impérialismes. La guerre froide implique des risques énormes pour le monde entier. La guerre du Vietnam, son enlisement et son échec, montrent l’inutilité de la quatrième solution. Par cette analyse, Dennis a un impact incontestable sur la pensée contestatrice de gauche et sur la gauche populiste, en dépit de son étiquette de “fasciste”.En 1969, dans Operational Thinking for Survival, Dennis offre à ses lecteurs sa somme finale. Elle consiste en une critique radicale de l’American way of life.
Conclusion
Nous avons évoqué cinq figures d’opposants américains à Roosevelt. Leurs arguments sont similaires, en dépit de leurs diverses provenances idéologiques et politiques. Nous aurions pu comparer leurs positions à celles de dissidents américains plus connus en Europe comme Lindbergh ou Ezra Pound, ou moins connus comme Hamilton Fish. Nous aurions pu également analyser les travaux de Hoggan, historien contemporain non conformiste, soulignant les responsabilités britanniques et américaines dans le deuxième conflit mondial et exposant minutieux des positions de Robert La Follette. Enfin, nous aurions pu analyser plus en profondeur l’aventure politique de cet homme politique populiste des années 20, leader des “progressistes”. Leur point commun à tous : la volonté de maintenir une ligne isolationniste, de ne pas intervenir hors du Nouveau Monde, de maximiser le développement du territoire des États-Unis. 80% de la population les a suivis. Les intellectuels étaient partagés.
L’aventure de ces hommes nous montre la puissance de la manipulation médiatique, capable de retourner rapidement l’opinion de 80% de la population américaine et de les entraîner dans une guerre qui ne les concernait nullement. Elle démontre aussi l’impact des principes autarciques, devant conduire à une juxtaposition dans la paix de grands espaces autonomisés et auto-suffisants. En Europe, ce type de débat est délibérément ignoré en dépit de son ampleur et de sa profondeur, l’aventure intellectuelle et politique de ces Américains non conformistes est désormais inconnue et reste inexplorée.
Une étude de cette problématique interdit toute approche manichéenne. On constate que dans la gauche américaine (comme dans une certaine droite, celle de Taft, p. ex.), l’hostilité à la guerre contre Hitler et le Japon implique, par une logique implacable et constante, l’hostilité ultérieure à la guerre contre Staline, l’URSS, la Corée du Nord ou le Vietnam d’Ho Chi Minh. Dans l’espace linguistique francophone, il semble que les non-conformismes (de droite comme de gauche) n’aient jamais tenu compte de l’opposition intérieure à Roosevelt, dont la logique est d’une clarté et d’une limpidité admirables. Navrante myopie politique…
► Robert Steuckers, conférence prononcée à Ixelles à la Tribune de l’EROE en 1986, sous le patronage de Jean E. van der Taelen.
La politique mondiale des États-Unis depuis 1945
• analyse : Weltpolitik der USA nach 1945 : Einführung und Dokumente, Ernst-Otto Czempiel & Carl-Christoph Schweitzer, Leske Verlag + Budrich GmbH, Leverkusen, 1984.
Un manuel que les patriotes européens, soucieux de connaître la stratégie de l’ennemi principal, les États-Unis d’Amérique, doivent connaître : tel est, à nos yeux, l’ouvrage de C.-Ch. Schweitzer et d’E.-O. Czempiel. Ces deux grands spécialistes des questions américains (titulaires de chaires aux universités de Francfort et de Bonn), comblent une lacune : brosser un panorama complet de la politique étrangère américaine de 1945 à aujourd’hui.
Le grand mérite de leur travail, c’est de nous aider à bien discerner les différentes étapes de cette politique, dans chacune des grandes régions du monde : Europe, Proche-Orient, Amérique Latine, Asie, etc. Chaque étape expliquée dans le livre se voit complétée d’une annexe constituée de documents officiels américains illustrant clairement volontés et praxis de la diplomatie US. Voici ces étapes :
- 1) 1945-1950 : La genèse de la guerre froide, époque où l’Europe constitue la priorité.
- 2) 1950-1955 : Vers la troisième guerre mondiale ?
- 3) 1955-1960 : Vers l’équilibre nucléaire.
- 4) 1961-1970 : De la confrontation à la coexistence.
- 5) 1970-1980 : De la coexistence à la coopération.
- 6) Les années 1980 : retour à la confrontation.
À chacune de ces étapes, l’Europe occupe une position d’“objet”. Entre 1945 et 1950, il s’agit d’asseoir une hégémonie sur la région stratégique la plus importante du globe : notre sous-continent européen. Dès les dernières années de la Seconde Guerre mondiale, la politique américaine donnait la priorité à l’Europe. Czempiel et Schweitzer en veulent pour preuve le refus américain d’ouvrir prioritairement un second front en Asie contre le Japon, comme le voulaient les Britanniques pour protéger Je joyau de l’Empire, les Indes. Ce second front devait, selon le haut commandement américain, être ouvert en Europe contre l’Axe germano-italien. Même après la victoire de Mao en Chine (1949) et pendant la guerre de Corée, il se trouvait des voix en Amérique, comme celle du Général Bradley pour critiquer d’avance toute éventuelle extension de la guerre sur le territoire chinois, parce que cela risquait d’affaiblir les positions occidentales en Europe.En Amérique Latine, la position américaine demeure constante : exercer un contrôle serré et prévenir toute intervention d’une puissance non américaine dans les affaires du Nouveau Monde. Pour l’Asie, les États-Unis se sont contentés de contenir les forces communistes (c’est-à-dire, en fait, les forces nationales d’Asie hostiles à l’intégration au système économique libéral) jusqu’au moment des accords sino-américains de 1972, où ils ont su habilement exploiter le conflit sine-soviétique, en ouvrant un second front contre l’URSS ; ce qui a permis à Reagan de pratiquer une nouvelle guerre froide. Mais on ne peut prétendre que Reagan soit resté constant dans sa fermeté à l’égard de l’URSS. Certes, sa position de force est simple ; elle est davantage une attitude qu’une stratégie consciemment menée, disent Czempiel et Schweitzer (p. 388). Car le reaganisme n’innove rien, au contraire des administrations Kennedy, Nixon et Carter. Vis-à-vis de la Chine, il n’a pas immédiatement poursuivi le travail de rapprochement entrepris par Nixon et Carter. Reagan a d’abord misé sur Taïwan (en fournissant des armes), provoquant par là, au moins jusqu’au 18 août 1982, un timide rapprochement entre Pékin et Moscou. Malgré le retour à l’axe Pékin-Washington, une sorte de méfiance subsiste. En fait, l’Administration Reagan est confrontée à deux nécessités : l) respecter les desiderata de certains secteurs économiques intérieurs, donc d’un électorat, intéressés à la détente pour des raisons commerciales, et 2) maintenir les États-Unis loin en tête du peloton des grandes puissances. Il ne s’agit pourtant, pour nous Européens, de conclure en une opposition entre sphères marchandes et sphères politiques. Dans les sphères marchandes comme dans les sphères politiques, il y a des forces hostiles à l’Europe et d’autres, nettement moins nombreuses, favorables à une émancipation européenne (relative et circonscrite dans un cadre bien délimité). Les sphères marchandes qui voudraient une détente pour commercer librement avec l’Est peuvent parfaitement s’avérer hostiles à l’Europe parce que celle-ci génère des firmes concurrentes risquant de confisquer une partie des débouchés à leur profit.
En bref, l’ouvrage des professeurs Czempiel et Schweitzer demeure un outil précieux, un guide et un réservoir de documents utile. Pas moins de 65 documents officiels américains sont traduits et reproduits à la suite des explications historiques des deux auteurs.
► Guy Claes, Orientations n°6, 1985.
“Le continent de la démesure”
La critique nationale-socialiste du capitalisme et de l’impérialisme américains
Sculpture Art Déco par Lawrence Tenney Stevens, 1936 (esplanade de Fair Park, Dallas)
À l’automne 1918, les troupes fraîches et bien équipées (voire suréquipées) du général Pershing, commandant en chef du corps expéditionnaire américain, décidaient de l’issue de la Première Guerre mondiale. Malgré cela, et bien que, contrairement à Foch, Pétain et Haig, Pershing fût le seul chef allié à vouloir porter la guerre jusqu'à Berlin et occuper l’intégralité du territoire allemand, peu d'Allemands nourrirent à l’époque des sentiments anti-américains. La haine des vaincus se dirigea plutôt contre l’Angleterre et, plus encore, contre la France : n'était-ce pas les Anglais qui, dès la fin des combats, maintinrent jusqu'en 1919 un blocus économique qui réduisit à la famine un million d’Allemands ? N'était-ce pas les Français qui imposèrent le diktat de Versailles avant d'occuper la Ruhr ? À l’inverse, l’éphémère prospérité que connut la République de Weimar entre 1925 et 1929 n'était-elle pas due aux crédits américains ? Même si la crise économique mondiale frappait l’Amérique plus durement encore que l’Allemagne, l’image positive d'une Amérique, pays vaste, libre, aux potentialités infinies, demeurait, parmi les Allemands, pratiquement intacte.
La sympathie allemande pour l’Amérique de Roosevelt
L’année 1933 n'altéra pas ce beau tableau, bien au contraire : la propagande nationale-socialiste et les auteurs politiques sérieux étaient plutôt pro-américains pendant les premières années du régime. La politique de Franklin Delano Roosevelt, au pouvoir depuis mai 1933, fut même accueillie avec faveur, voire avec enthousiasme, et l’on s'enhardit, en Allemagne, à mettre en parallèle New Deal et national-socialisme.
De fait, les deux systèmes furent perçus comme deux variantes d'une “Troisième Voie”, la seule prometteuse, entre le capitalisme libéral et le bolchévisme. Comme le national-socialisme, faisait-on observer, le New Deal essaie de résorber le chômage de masse par l’intervention de l’État dans le domaine économique ; d'un côté comme de l’autre, une politique sociale garantissait la sécurité matérielle de l’existence. En Allemagne comme aux États-Unis, la libre entreprise, échec évident, était désormais contrôlée et bridée par l’État planificateur ; ici comme là-bas, une nation en proie au désespoir et à la résignation était enfin mobilisée et vitalisée par un chef charismatique. La France et l’Angleterre, restées fidèles au libéralisme bourgeois, étaient condamnées au déclin. Quant à l’Union Soviétique, elle ne pouvait, au mieux, que se maintenir par la terreur. Seuls, les Allemands, les Italiens et, dans une moindre mesure, les Américains, avaient compris que les temps avaient changé.
Parfois, les sympathies nationales-socialistes pour Roosevelt frisaient l’idolâtrie. Colin Ross (1), le journaliste le plus brillant du Troisième Reich, évoque, en 1935, l’impression que lui laissa une conférence de presse à la Maison Blanche :
« Bien sûr, le sourire rooseveltien est, si l’on veut, le fameux keep smiling américain. Mais le rire et le sourire du président sont bien plus que cela. C'est un rire fondé sur la souffrance. C'est l’expression d'une âme, d'une expérience du monde, qui, parce qu'elle connaît, pour les avoir éprouvées, toute la misère et toute la détresse de l’univers, sait sourire et soulager par la tendresse. La charge immense de travail et de responsabilité qui pèse sur Roosevelt a gravé dans son visage les mêmes sillons que dans celui d'Adolf Hitler ».
L’attitude positive du national-socialisme à l’égard de Roosevelt et du New Deal s'infléchira en 1935-1936, mais pour faire place à un scepticisme prudent plutôt qu'à une hostilité déclarée. Plusieurs facteurs joueront, que les observateurs allemands ne purent tous identifier. Ainsi, les Américains finirent par remarquer les mesures antisémites prises peu après l’arrivée d'Hitler au pouvoir. Ils s'en alarmèrent, eux qui pensaient pouvoir tourner le dos aux querelles européennes et retrouver leur ancien isolationnisme pour mieux s'attaquer à leurs problèmes intérieurs : montée du chômage, misère de masse, érosion des sols, endettement de l’État, etc… De plus, Roosevelt passait, y compris en Allemagne, pour un ardent défenseur de l’isolationnisme. Cependant, l’immigration juive aux États-Unis, de plus en plus influente, entra en relation avec le brain trust de Roosevelt, comme en témoigne l’exemple du publiciste et sociologue Walter Lippman. À partir de 1935, médias et “instituts scientifiques” se mettront à “éduquer” les Américains, jusque là plutôt rétifs en la matière, sur les dangers du “nazisme”. Du coup, les organisations allemandes et germanophones d’Amérique devinrent suspectes, surveillées par toutes sortes de mouchards. Les groupements nationaux-socialistes déclarés n'étaient pas les seuls visés : les associations culturelles, musicales ou folkloriques furent surveillées, en butte aux chicanes et aux tracasseries.
L’échec du New Deal
Cependant, le national-socialisme assista (et sur ce point, son analyse et sa critique furent très souvent pertinentes) à la déconfiture progressive et à l’échec final de la politique de New Deal.
En 1933, Roosevelt s'était lancé dans la bataille avec un élan incroyable et dès le premier trimestre, la fameuse “Révolution des 100 jours”, avait mené à bien plusieurs réformes. La nouvelle aggravation de la crise économique mondiale et quelques faillites bancaires retentissantes pendant les derniers mois du gouvernement d’Herbert Hoover, adepte à 100% du libéralisme de marché, paralysèrent pour un temps toute opposition à Roosevelt. Le printemps 1933 marqua l’apogée de la crise : tout le crédit aux USA était pratiquement gelé et peut-être Roosevelt aurait-il alors pu nationaliser en un tour de main le secteur bancaire pour financer sa révolution. Une occasion pareille ne se représenterait plus…
Mais la résistance s'organisait. Les milieux d'affaires, la haute finance, bref le Big Business, protestèrent contre les interventions dirigistes et planificatrices du New Deal, jugées “contraires à l’esprit américain” et propagèrent le mythe de l’effort individuel et de l’initiative privée. Quant aux États de l’Union, ils virent, dans la tentative de Roosevelt de créer un puissant pouvoir central, une violation de leurs droits traditionnels et fondamentaux. Enfin, la Cour Suprême fit barrage à l’extension du pouvoir exécutif du président et torpilla ses projets de loi les uns après les autres.
La critique nationale-socialiste dressa un bilan difficilement contestable : Roosevelt avait échoué parce qu'il n'avait pas su — et aussi peut-être parce qu'il ne pouvait pas — devenir dictateur. En fait, le président américain, naguère encore comparé à Hitler, n'était pas un Führer et les États-Unis, selon Colin Ross qui voyait ainsi confirmée sa thèse de “l’échec du melting pot”, n'étaient, au mieux, que “les peuples unis de l’Amérique” : ils ne formaient ni un État au sens européen du terme ni une nation politiquement unie. La démocratie qui s'y manifestait à travers la lutte des pouvoirs particuliers et des lobbies avait eu raison de la dictature souhaitée. C'est pour cela que Roosevelt ne pouvait atteindre aucun des objectifs du New Deal. Les réformes en profondeur firent dès lors place à la propagande ; mais la propagande ne pouvait réussir que si elle se cherchait (et se trouvait) un adversaire, une cible.
L’analyse critique de Giselher Wirsing à l’encontre du New Deal de Roosevelt
Sous le Troisième Reich, Giselher Wirsing fut l’un de ces journalistes qui, tout en sacrifiant aux rites obligatoires de la propagande officielle, furent également capables d'analyses de qualité. En 1938, dans une série d'articles rédigés pour les Münchner Neueste Nachrichten, et, l’année suivante, dans des textes plus importants écrits pour la revue qu'il dirigeait, Das Zwanzigste Jahrhundert, Wirsing décrit les causes de l’échec du New Deal : ces travaux, de haut niveau intellectuel, sont la quintessence des innombrables reportages, articles, brochures et études scientifiques parus en Allemagne entre 1935 et 1939 sur le thème des États-Unis. En 1942, Wising regroupa ses essais dans un ouvrage intitulé Der maßlose Kontinent : Roosevelts Kampf um die Weltherrschaft (Le continent de la démesure ; le combat de Roosevelt pour la domination du monde) (2). Bien que, dans cet ouvrage, Wirsing réaffirme que le New Deal, même s'il avait réussi, n'aurait finalement eu que de maigres résultats, sa plume de journaliste y est plus acérée : entretemps, les États-Unis sont entrés en guerre contre l’Allemagne.
« C'est précisément dans le domaine de la politique agricole — écrit Wirsing — que le New Deal devait essuyer le revers moral le plus cuisant, bien qu'Henri Wallace, ministre de l’agriculture de Roosevelt, … eût révélé les carences du système agraire aux USA. La politique agricole du New Deal devint une juxtaposition d'expédients qui permirent certes d'alléger le poids de la crise mais n'en vinrent jamais réellement à bout. Pour Wallace, le problème-clé de l’agriculture mécanisée américaine était la surproduction alors que le marché mondial s'était rétréci par suite des mesures d'autarcie prises dans le monde entier. De sorte que le New Deal, au lieu d'engager la bataille pour la production, fit l’inverse : il fit tout pour limiter la production. C'est cette idée fondamentale qui inspira l’Agricultural Adjustment Act (AAA) de 1933. Une politique agricole véritablement constructive n'aurait jamais dû s'appuyer sur une analyse aussi négative tant que les excédents enregistrés dans les campagnes contrastaient avec les carences les plus effroyables en milieu urbain ».
La stabilisation des prix agricoles, couramment pratiquée aujourd'hui, fut alors anticipée par des méthodes extrêmement brutales : enfouissement de la viande porcine, déversement en mer de tonnes de fruits mûrs, incendie des champs de coton : toutes ces mesures étaient le contraire exact des Ernteschlachten (batailles pour les récoltes) nationales-socialistes. Elles furent considérées par les capitalistes comme typiques du “dirigisme d’État” et par les communistes comme … typiques du “capitalisme”…
Quand l’abondance devient un fléau
Anticapitaliste d'inspiration nationaliste et romantique, Wirsing a bien cerné la réalité en mettant en lumière une contradiction inhérente à plusieurs volets du New Deal : le hiatus entre l’intervention de l’État, propre au New Deal, et les axiomes d'un libéralisme presque dogmatique :
« Wallace adopta une démarche mécanique fondée sur la théorie du pouvoir d'achat. Il constata que l’agriculteur américain produisait trop dans tous les domaines, que la chute des prix devenait irrépressible et que l’endettement menaçait d'étouffer l’ensemble du système agraire. Il en concluait qu'il fallait limiter la production jusqu'au point où l’offre, ainsi réduite, s'harmoniserait à la demande. Théorie parfaitement conforme, du reste, au libéralisme classique… Or, les initiateurs de cette politique agricole, qui persuadèrent — par toute une série de mesures coercitives — l’agriculteur de ne plus cultiver ses champs et de détruire ses récoltes, se prirent pour des révolutionnaires. Ils parvinrent effectivement à faire passer le revenu agricole net de 4,4 milliards de dollars en 1933 à 7 milliards en 1935, mais cette augmentation rapide des prix était due en bonne partie à la sécheresse catastrophique de 1935, aux tornades de poussière et aux inondations de l’année 1936-1937. Paradoxalement, Roosevelt vit dans la sécheresse son meilleur allié : avec l’AAA, c'est elle qui avait miraculeusement augmenté le pouvoir d'achat dans l’agriculture. L’industrie des biens de consommation, qui soutenait Roosevelt, pouvait être satisfaite des résultats ».
Naturellement, ni Wirsing ni Colin Ross (qui publia, également en 1942, Die "westliche Hemisphäre" als Programm und Phantom des amerikanischen Imperialismus [“L’hémisphère occidental”, programme et spectre de l’impérialisme américain]) (3) ni d'ailleurs l’explorateur suédois Sven Hedin, le sympathisant d'Hitler sans doute le plus célèbre, n'ont manqué de signaler qu'en Allemagne, l’intervention de l’État s'inspirait de conceptions doctrinales macro-économiques éprouvées alors qu'aux États-Unis, elle restait confuse et contradictoire. Le fait est qu'en Allemagne, et pas seulement à cause du réarmement, les chômeurs disparurent (sur ce point, le régime a sans doute exagéré ses mérites : le plein emploi ne fut jamais réellement atteint, pas même au début de la guerre) alors qu'aux USA, les résultats demeurèrent médiocres malgré l’organisation de travaux de nécessité publique et le Service du Travail. En Allemagne, la dictature, mais aussi la grande tradition allemande du socialisme d'État produisaient leurs effets. Ces 2 éléments n'existaient pas aux États-Unis. Écoutons Wirsing résumer la question agraire aux États-Unis, en sachant que ses observations valent pour l’ensemble du New Deal :
« Les tendances régionalistes et particularistes ne se manifestèrent nulle part de façon plus marquée que dans la question agraire. Quand des régions entières furent subitement menacées d'un nouveau fléau, comme le Middle West par les tornades de poussière de 1934-35, ou les États du Mississippi par les crues dévastatrices de l’année 1937, le Congrès consentit à débloquer des fonds parfois importants. Mais le système démocratique empêcha une imbrication adroite des diverses mesures ponctuelles dans le cadre d'une planification globale qui eût brisé toute résistance. À cause de l’impéritie du Congrès, de la sottise des Governors des États, des groupements d'intérêts, etc., le gouvernement de Roosevelt ne put jamais franchir l’obstacle… ».
Les excellents projets de Roosevelt sont torpillés par les intérêts corporatistes privés
La liste des projets gouvernementaux torpillés par la Cour Suprême, que ce soit la loi sur les pensions des cheminots ou la déclaration d'illégalité de l’Agricultural Adjustment Act, en 1936, est, elle aussi, infinie. Roosevelt essaya bien de désamorcer l’opposition en y introduisant des juges favorables à sa politique et en adjoignant à ses opposants des “suppléants” avec droit de décision (les Américains disent : “to pack the Court”) ; la manœuvre avorta. Son projet favori, notamment la création d'une Tennessee Valley Authority, resta lettre morte. Roosevelt voulait aménager la vallée du Tennessee en y construisant de grands barrages et d'imposantes centrales électriques afin d'empêcher les inondations, permettre l’irrigation et fournir aux agriculteurs l’électricité à bon marché dont ils avaient le plus grand besoin pour leur élevage de bétail laitier et de boucherie, sans compter les programmes de reboisement et de terrassement. Sur le terrain, tout cela réussit. Jusqu'au jour où les compagnies privées d'électricité sabotèrent cette politique énergétique et ces plans grandioses de mise en valeur du sol américain.
Si la comparaison entre l’interventionnisme américain et l’interventionnisme germanique montra à quel point il avait été hasardeux, de parler, en tant qu'observateurs allemands, d'affinités, même économiques, entre le national-socialisme et le New Deal, il devint peu à peu patent que Roosevelt et Hitler avaient, en matière de commerce extérieur, des conceptions diamétralement opposées.
La guerre commerciale : autarcie contre libre-échangisme
Cette opposition, qui fut un facteur décisif de l’entrée en guerre des USA, donna au national-socialisme l’occasion d'étudier de près l’impérialisme américain (en fermant bien sûr les yeux sur son impérialisme à lui). Dès 1933, les relations économiques germano-américaines se détériorèrent. L’économie dirigée allemande, qui tendait au réarmement et à l’autarcie, jugula et planifia les importations, adapta les exportations aux importations grâce à des accords de compensation et à l’institution de taux de change multiples. Le principe allemand “marchandise contre marchandise” et le monopole d’État en matière de commerce extérieur débouchèrent, par le biais des accords bilatéraux de clearing et de la technique de la “répartition des devises”, sur une bilatéralisation des échanges.
On conçoit, dès lors, que la politique américaine de libre-échange, la “open door policy”, ait rencontré une résistance de plus en plus vive : en développant leurs relations économiques avec l’Amérique latine, les Allemands réussirent même à évincer les Américains et les Anglais de marchés aussi importants que ceux de l’Argentine ou du Brésil. Avec le pacte germano-soviétique, et les victoires successives des forces de l’Axe, les Américains entrevirent le spectre d'une partition du marché mondial (4) : ils redoutèrent de plus en plus d'être handicapés économiquement et commercialement dans des zones de plus en plus vastes ; qui plus est, la main d'œuvre bon marché des pays de l’Axe risquait même de saper leurs positions concurrentielles partout ailleurs.
En 1941, année de l’attaque allemande contre l’Union Soviétique, le géopoliticien allemand Karl Haushofer publia son étude intitulée “Le bloc continental” (5). Ce bloc continental devint le cauchemar des États-Unis. Dans cette optique, l’Allemagne, la Russie, le Japon et les territoires qu'ils contrôlaient, donc également l’Afrique du Nord, la Chine et la Corée, ainsi que l’ensemble balkanique, devaient former un bloc militaro-économique sur lequel se briseraient les ambitions anglo-américaines d'hégémonie mondiale. Finalement, la terre l’emporterait sur la mer, l’économie d'État sur le libre-échange, l’autoritarisme sur la démocratie car le grand-espace suivrait sa propre loi alors que le libéralisme, impliquant partout des normes apparemment objectives, était contraint d'intervenir tous azimuts et de postuler dans le monde entier des conditions d'action uniformes.
Aux États-Unis, la réaction à l’encontre de cette perspective d'un bloc continental tourna rapidement à l’hystérie, surtout par calcul de propagande : depuis 1937, Roosevelt voulait la guerre avec le Japon. À partir de 1939-1940, il voudra la guerre avec l’Allemagne. Et décrira comme un “îlot impuissant” (!) une nation comme les États-Unis dont le volume du commerce extérieur, grâce à un marché intérieur gigantesque, n'atteignait à l’époque que 5 ou 6 %. Dans son discours du 10 juin 1940, prononcé en Virginie, Roosevelt proclamait : « Pour moi-même comme pour l’écrasante majorité des Américains, l’existence d'un tel îlot est un cauchemar affreux, celui d'un peuple sans liberté, le cauchemar d'un peuple affamé, incarcéré, ligoté, d'un peuple nourri jour après jour par les gardiens impitoyables qui régentent les autres continents et n'ont pour nous que mépris ». Et Walter Lippman ajoutait le 22 juillet 1940 dans la revue Life : « Si les cartels étatisés des puissances de l’Axe cimentaient un bloc continental eurasien de l’Irlande au Japon, les conséquences pour les États-Unis en seraient la baisse du niveau de vie, la montée du chômage et une économie réglementée. La disparition des libertés de notre libéralisme nous obligerait du même coup à nous adapter aux puissances de l’Axe ». Et Lippmann concluait : « Le fait est qu'une économie libre telle que nous la connaissons, nous, citoyens Américains, ne peut survivre dans un monde soumis à un régime de socialisme militaire ».
Un monde trop petit pour deux systèmes
Le 9 juin 1941, Henry L. Stimson, Ministre de la Guerre, déclarait à l’Académie militaire de West-Point (6) : « Le monde est trop petit pour deux systèmes opposés ». Il est frappant de constater que la campagne de Roosevelt contre l’Allemagne avait commencé dès 1937, c'est-à-dire avant l’Anschluß et l’annexion de la Tchécoslovaquie, voire avant les crimes collectifs perpétrés par les nationaux-socialistes. Par contre, elle coïncida avec le moment précis, où l’échec du New Deal éclata au grand jour. Commentaire de Giselher Wirsing :
« L’été 1937 fut le grand tournant. Pas seulement politiquement, mais économiquement. Au moment où le président essuyait une défaite face à la Cour Suprême, un nouveau déclin économique brutal s'amorça… Dans l’industrie et l’agriculture, s'annonça une chute générale des prix. L’industrie et le commerce avaient constitué d'importantes réserves en prévision de nouvelles hausses. En même temps, sous la pression du Big Business et du Congrès, le président avait réduit sensiblement les dépenses fédérales et fait des coupes sombres dans les budgets de relance et d'aide sociale… Ce fut la “dépression Roosevelt”. Au printemps 1938, on comptait à nouveau 11 millions de chômeurs. L’arsenal de lois du New Deal, déjà incohérent en lui-même, s'avérait impuissant face aux faiblesses structurelles… On élabora pour l’agriculture un Agricultural Adjustment Act, nouvelle version, mais inspiré des vieux principes : une limitation draconienne des cultures… La loi sur les salaires et le travail fut vidée de sa substance. Dans tous les domaines, aucun progrès par rapport à 1933… ».
L’exutoire de Roosevelt : la politique étrangère
Sven Hedin (7) a fait remarquer que les salaires payés par la Works Progress Administration (WPA) pour les travaux de secours aux chômeurs ne dépassaient pas 54,87 dollars mensuels. Même la sécurité sociale ne fut pas transformée radicalement par le New Deal. Voici le bilan qu'en dresse Sven Hedin :
« En juillet 1939, le Social Security Bulletin révéla que les pensions de retraite versées aux USA atteignaient, par personne et par mois, 19,47 dollars. Mais en Alabama, le montant ne dépassait pas 9,43 $, en Caroline du Sud, 8,18$ mensuels, en Géorgie 8,12$, dans le Mississippi 7,37 $ et en Arkansas 6 $ seulement ! Quiconque découvre l’amère réalité américaine derrière les slogans officiels ne peut que mesurer l’échec de Roosevelt en politique intérieure. Beaucoup remarquèrent que ce fut là un facteur déterminant du recours à l’aventure extérieure ».
Ce point de vue, des millions d'Américains l’ont partagé et aujourd'hui encore, les historiens critiques envers Roosevelt y adhèrent. Le “discours de quarantaine” du 5 octobre 1937 marqua le début d'une véritable guerre froide contre l’Allemagne et le Japon. Même si l’on tient compte du conflit sino-japonais, les propos de Roosevelt sont assez énigmatiques :
« Des peuples et des États innocents sont cruellement sacrifiés à un appétit de puissance et de domination ignorant le sens de la justice… Si de telles choses devaient se produire dans d'autres parties du monde, personne ne doit s'imaginer que l’Amérique serait épargnée, que l’Amérique obtiendrait grâce et que notre hémisphère occidental ne pût être attaqué… La paix, la liberté et la sécurité de 90% de l’humanité sont compromises par 10% qui nous menacent de l’effondrement de tout ordre international et de tout droit… Lorsqu'un mal se répand comme une épidémie, la communauté doit mettre le malade en quarantaine afin de protéger la collectivité ».
“Hémisphère occidental” contre bloc continental
Les nationaux-socialistes virent bien que l’idée rooseveltienne d’“hémisphère occidental” (dont les limites d'intervention ne furent jamais précisées!) était grosse d'une volonté d'hégémonie mondiale directement opposée à leurs ambitions propres, plutôt continentales. Le déclin de l’Angleterre (à l’époque, le phénomène suscita en Allemagne une multitude de commentaires dans les milieux journalistiques et scientifiques) (8) positionna les États-Unis dans le rôle de l’héritier, mais un héritier qui apparaissait plus agressif encore que le de cujus. Alors que s'annonçait (ou avait déjà commencé) le choc avec les États-Unis, en 1942-1943, plusieurs auteurs allemands se mirent à étudier ce nouvel impérialisme et leurs conclusions ressemblent à s'y méprendre aux analyses marxistes qui furent ultérieurement publiées sur les États-Unis. Dans son ouvrage Imperium Americanum (9), paru en 1943, Otto Schäfer relate “l’extension de la sphère de puissance des États-Unis” depuis le refoulement de l’Angleterre, la guerre contre l’Espagne, l’acquisition du Canal de Panama, le contrôle des Caraïbes jusqu'à la pénétration du Canada et de l’Amérique latine. Et Schäfer illustrait son propos par un bilan statistique de la politique américaine d'investissements à l’étranger.
Helmut Rumpf, spécialiste de droit public, décrivait en 1942, dans son livre Die zweite Eroberung Ibero-Amerikas (La deuxième conquête de l’Amérique ibérique) (10), la mise au pas et le pillage économique du Mexique et de l’Amérique centrale par les USA.
Albert Kolb (11), enfin, se pencha sur les relations avec les Philippines, Hans Römer (12) sur les ingérences américaines dans les guerres civiles d'Amérique centrale, et Wulf Siewert (13), dans Seemacht USA (La puissance maritime des États-Unis) sur le développement de la marine américaine sous Roosevelt, qui suscita outre-Atlantique un enthousiasme proche de la ferveur qu'avait jadis inspirée en Allemagne la flotte de Guillaume II (toutes proportions gardées, car la US Navy devait connaître des lendemains plus heureux que la flotte impériale allemande). L’idée maîtresse de cette abondante littérature, présentant, très souvent un niveau scientifique fort honorable, c'est que la doctrine de Monroe, défensive au moment de sa conception et de sa proclamation (1823), puisqu'elle devait défendre le continent américain contre toute intervention européenne, était depuis longtemps devenue une doctrine offensive autorisant des interventions illimitées dans “l’hémisphère occidental”. Il était dès lors dans la logique des choses que le publiciste américain Clarence K. Streit (14) finisse par réclamer (en 1939) une fusion entre les États-Unis et la Grande-Bretagne et que Walter Lippmann envisage la création d'un super-État regroupant — sous direction américaine — tous les pays “atlantiques” régis par le capitalisme libéral.
Les Allemands ont sous-estimé les Américains
Un économiste aussi sérieux que Friedrich Lenz (15) affirmait encore en 1942, dans son livre Politik und Rüstung der Vereinigten Staaten (Politique et armement des États-Unis), que la production de guerre aux USA était beaucoup trop lente pour représenter à bref délai une menace pour l’Allemagne. Le capitalisme libéral, que le New Deal n'avait fait qu'égratigner, était incapable, assurait Lenz, d'assumer la directivité qu'implique une politique d'armement. Lenz allait jusqu'à soutenir qu'en 1941, « les USA ne pouvaient aligner que 425 chars lourds ». Or, même si les objectifs de production annoncés par Roosevelt le 6 janvier 1942 (60.000 avions, 35.000 chars et 20.000 tubes de DCA pour 1942, 125.000 avions, 75.000 chars et 35.000 tubes de DCA pour 1943) ne furent jamais atteints, et si le développement rapide de l’armée entraîna outre-Atlantique de graves difficultés, les États-Unis, en approvisionnant massivement l’Armée Rouge, n'en apportèrent pas moins aux Allemands la preuve irréfutable de l’efficacité de leur production guerrière.
Sven Hedin lui-même affirmait : « Aux manœuvres de l’automne 1941, l’armée américaine était équipée de fusils mitrailleurs et de blindés en bois et en carton pâte, exactement comme la Reichswehr d'après 1919 ». Après les manœuvres, le général McNair déclarait que « deux divisions seulement sont en état de se battre ». Et Sven Hedin ajoutait : « En 1940, les forces armées ne comptaient que 250.000 hommes. Or, le Victory Program américain prévoit pour l’assaut contre l’Allemagne un effectif de 6,7 millions d'hommes répartis en 215 divisions. Comment Roosevelt va-t-il les former, les entraîner, les armer pour qu'ils viennent à bout des divisions aguerries de l’Allemagne et de ses alliés ? ».
Bien sûr, à l’époque, la conquête des richesses russes paraissait acquise pour l’Allemagne et les Japonais allaient de succès en succès. Mais le paradoxe, c'est que cette sous-estimation des États-Unis était due à une analyse pertinente de l’échec du New Deal ! L’échec économique et social des États-Unis trouva tout simplement un exutoire dans le domaine de l’économie de guerre… Pourtant, on débattit, sous le Troisième Reich, des conséquences d'une défaite éventuelle de l’Axe face aux États-Unis : Friedrich Lenz affirma qu'après l’échec du capitalisme libéral et les succès des États totalitaires (parmi lesquels il comptait généreusement l’Union Soviétique bien que celle-ci fût entre-temps passée dans le camp adverse), l’effondrement de ces mêmes États entraînerait une régression sans précédent dans l’histoire mondiale : « Promettre le rétablissement de la civilisation libérale du XIXe siècle sur les ruines des systèmes totalitaires d'Allemagne, d'Italie et du Japon, et peut-être même de Russie soviétique est une position réactionnaire », et Lenz d'ajouter avec une ironie féroce : « Peut-être Thomas Mann sera-t-il alors le nouveau praeceptor Germaniae de cette civilisation libérale ? ».
L’idéal social de “Park Avenue”. L’idée américaine accélère-t-elle ou retarde-t-elle l’histoire ?
Giselher Wirsing, lui, polémique contre l’entrée en guerre des USA en avançant des arguments sociaux :
« Park Avenue va-t-elle diriger le monde ? Dans quel but ? On a a calculé qu'en 1927, les 4.000 familles qui y résidaient, dépensaient un budget annuel global de 280 millions de dollars. Sur ce total, 85 millions ont été dépensés pour entretenir la garde-robe de ces dames et de leurs filles… Pour se nourrir, ces 4000 familles ont dépensé 32 millions de dollars et pour leurs bijoux, 20 millions par an !… Voilà la civilisation pour laquelle il faudrait se battre ! Et pour laquelle devront mourir les soldats chinois, indiens, australiens, anglais, sud-africains, canadiens et égyptiens !… Pour quelle liberté ? Pour celle de Park Avenue, celle de drainer les milliards du monde entier. Pour la liberté de profiter de la guerre ».
Mais quel ordre une Amérique victorieuse offrirait-elle au monde ? Le pronostic le plus séduisant est ce-lui que propose Carl Schmitt dans un article (16) publié dans la revue Das Reich du 19 avril 1942 et intitulé « Beschleuniger wider Willen oder Problematik der westlichen Hemisphäre » (Accélérateur de l’histoire malgré lui, ou le problème de l’hémisphère occidental) ; Schmitt y justifie son pronostic en soulignant la propension obligée des États-Unis à violer les autres grands-espaces et leur incapacité à créer pour eux-mêmes un grand-espace (Grossraum) cohérent et circonscrit :
« En essayant de prolonger la puissance maritime et la domination mondiale britanniques, le président des États-Unis n'a pas seulement recueilli de cet héritage les parts les plus avantageuses ; il s'est ipso facto placé sous la loi qui gouvernait au siècle dernier l’existence politique de l’Empire britannique. L’Angleterre était devenue la gardienne de tous les “hommes malades”, à commencer par celui du Bosphore, jusqu'aux maharadjas indiens et aux sultans de toutes sortes. L’Angleterre était un frein au développement de l’histoire mondiale… Quand Roosevelt quitta le terrain de l’isolationnisme et de la neutralité, il entra, qu'il le voulût ou non, dans la logique retardatrice et rigidifiante qui fut celle de l'empire mondial britannique ».
Carl Schmitt poursuit :
« Dans la foulée, le président proclama l’avènement du “siècle américain” afin de coïncider avec la ligne idéologique américaine traditionnelle, tournée théoriquement vers l’avenir et toutes formes d'innovation comme l’avait démontré l’essor spectaculaire des États-Unis au XIXe siècle. Ici encore, comme à toutes les étapes importantes de l’histoire politique américaine récente, on s'enlise dans les contradictions inhérentes à cet hémisphère qui a perdu toute cohésion intérieure. Si Roosevelt, en entrant en guerre, était devenu l’un des grands ralentisseurs de l’histoire mondiale, passe encore ; ce serait déjà beaucoup. Mais la vacuité de la décision annihile tout effet authentique. C'est ainsi que s'accomplit le destin de tous ceux qui lancent leur barque dans le maëlström de l’histoire sans que leur intériorité ne soit assurée (ohne Bestimmtheit des inneren Sinnes). Ce ne sont ni des hommes impulseurs de mouvement, ni de grands retardateurs : ils ne peuvent que finir… accélérateurs malgré eux… ».
Les idées de “grand-espace” (17), dont les nationaux-socialistes n'ont pas la paternité mais qu'ils ont récupérées pour camoufler et justifier leurs propres ambitions, succombèrent, sur le champ de bataille, à la “pensée globale” des Américains, et des millions d'Allemands, aujourd'hui encore, s'en disent soulagés. Mais ce constat n'infirme en rien la critique qui fut faite jadis, sous Hitler, du capitalisme américain ni l’idée grandiose de servir la paix en créant de grands-espaces fermés aux interventions de puissances géopolitiquement étrangères. On peut même prévoir que les Américains vont devenir les gardiens de l’ordre ancien, les conservateurs des formes politiques révolues. Dans la perspective d'une émancipation européenne qui ne pourra compter, bien évidemment, que sur ses propres forces, il faudrait distinguer, dans les idées de cette époque, entre ce qui relevait des besoins et de la propagande et ce qui mériterait plus ample approfondissement.
► Günter Maschke, Orientations n°10, 1988.
[texte tiré de la revue autrichienne Aula, tr. fr. Jean-Louis Pesteil] [photo : © Patricia Marroquin]
Notes :
2. Traduction française (partielle) : Roosevelt et l'Europe (Grasset, 1942)
pièces-jointes :
Roosevelt, la destruction de l’Europe et le désastre de la première mondialisation
Quand on se plaint du présent, il faut toujours se rappeler le bon vieux temps des guerres. Ceux qui s’étonnent du niveau abyssal de notre endettement ou du bilan désastreux – ce ne sont pas nos lecteurs – du printemps arabe et du bilan de la guerre en Irak ont ainsi besoin qu’on leur rafraichisse la mémoire. J’ai toujours été étonné par l’incroyable dimension du désastre européen au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Les pertes humaines sont bien sûr énormes, bien sûr imputables aux nazis et la à la guerre à l’Est, mais aussi bien sûr les pertes matérielles. Toute l’Europe occidentale a été bombardée, y compris les lieux saints du mont Cassin (les puissances protestantes voulaient intimider le pape). Staline contrôle tout l’orient de l’Europe et l’on laisse les guerres civiles et la disette s’installer un peu partout comme au bon vieux temps du moyen âge finissant. Même l’Angleterre a été ruinée, rincée même par son coopérant américain, et Churchill, auteur malheureux du conflit est chassé des Communes avec les huées. C’est l’époque d’Orwell, et ce n’est pas un hasard. Mais l’être humain aime être motivé par le désastre, on le sait depuis la Bible et Milton.
Il y a bien un responsable à tout cela, responsable qui a voulu et permis la destruction de l’Europe (nous avons été sauvés de la misère par son successeur Truman), l’anéantissement et non la défaire de l’Allemagne, la liquidation des empires coloniaux français et britanniques ; qui a voulu aussi la montée de la Chine communiste et le triomphe de l’union soviétique présentée avec son NKVD, son goulag et le Holodomorukrainien comme un « paradis social mutualiste », y compris dans les films hollywoodiens de l’époque. Ce responsable c’est Roosevelt auquel l’historien amateur (dans amateur il y a aimer, disait Orson Welles) Bernard Plouvier a consacré un passionnant ouvrage à la fois synthétique et documenté (1). Il résume parfaitement le bellicisme insensé de Roosevelt qui a tout fait pour lancer le Japon dans la guerre, détruire l’Europe (plus de Français morts dans les bombardements libérateurs que de soldats US tués pendant la guerre !), diviser le monde et créer le réseau de bases et le fameux complexe militaro-industriel d’Eisenhower.
Roosevelt se laisse aussi hypnotiser, conifier disait Céline, par les mots comme nos idiots d’aujourd’hui. Il se lance dans une « croisade », exige une « capitulation sans condition » (en suivant le modèle affreux de l’incroyable guerre de sécession, premier scandale des temps modernes industriels), hurle et lance une « guerre totale » qui ne laisse d’autre choix à l’adversaire que de se mal comporter jusqu’au bout. Il laisse aussi les Juifs d’Europe à leur sort, et dès avant la guerre, alors que de tous côtés on le prévient et que même les nazis veulent faire des échanges hommes-matériel. Mais pour Roosevelt la solution la pire est toujours la meilleure : il fallait en passer par la shoah et par soixante millions de morts pour que le nouvel ordre mondial auquel Roosevelt pense puisse s’établir ; et casser mille œufs pour une petite omelette ; repensez au cas irakien.
Mille oeufs pour la mauvaise omelette. C’est d’une certaine manière l’héritage de cet impayable New Deal dont nous a rebattus les oreilles : le triplement de la dette n’a pas attendu Bush le guerrier et Obama le généreux ! Avec la guerre la dette aura sextuplé ! On a triplé en huit ans le nombre de fonctionnaires et on n’a pas créé d’emplois, la crise de 38 remettant sur la pavé des millions d’américains. Mais Roosevelt tient les médias et il est hélas réélu cherchant à sauver son économie par une guerre mondiale destinée à contrôler le pétrole, à mettre fin à la concurrence allemande et à ouvrir les marchés coloniaux de la Old Europe si chère à Rumsfeld… En même temps il a socialisé l’économie américaine, fait exploser les impôts, avec des tranches à 100 %. Comme dit Bernard Plouvier : « L’État US, sous FDR, apprend à vivre à crédit ; c’est une leçon que les gouvernants des USA n’ont pas oubliée ». L’autre qu’ils n’ont pas oublié, c’est que la guerre fait vivre, et que le complexe militaro-industriel s’étend toujours plus, jusqu’aux enfants maintenant (j’en reparlerai).
Plouvier voit aussi un autre projet, et je pense à Bernanos et à son texte magique « La France contre les robots« . Roosevelt rêve d’un Etat mondial où tout est sous contrôle (cf. Orwell dont l’Etat se nomme Oceania en référence au damné Cromwell), et où l’homme, une fois qu’il sera transformé, va se comporter comme un robot discipliné et interchangeable. « FDR compte transformer les peuples qui fourniront ses marchés à l’économie des USA en autant d’étudiants en l’art de vivre à l’américaine ». Franklin Roosevelt, créature de la matrice américaine au détriment du peuple américain et du monde, mais surtout créateur à court terme des empires communistes et du champ de ruines européen et nippon, et du tiers-monde postcolonial… Il est clair à la lecture de ce livre qu’il vaut mieux pour l’Europe et le monde un mauvais républicain qu’un bon démocrate à la Maison Blanche ; et que le grand Reagan fut celui qui nous libéra sur tous les plans de l’effroyable bilan politique et humain du sinistre grand homme.
► Nicolas Bonnal, Le Libre Journal de la France Courtoise, 2012.
(1) Bernard Plouvier, « l’Énigme Roosevelt, faux naïf et vrai Machiavel », Dualpha, coll. “Vérités sur l’Histoire”, 2011.
Sur le guerrier Whig et sa métaphysique
Lorsqu’un président démocrate vient de se retirer du pays autrefois envahi par l’un de ses prédécesseurs républicains, il peut sembler à première vue que tout se passe comme d’habitude. Le fait que les républicains soient des faucons et les démocrates des colombes n’est pas seulement une notion de longue date, mais aussi une notion si répandue qu’elle est largement considérée comme allant de soi. Historiquement, c’est également tout à fait correct, puisque les Républicains sont le parti américain qui remplit aujourd’hui le rôle des Tories, tandis que les Démocrates remplissent le rôle des Whigs.
Dans le contexte de l’hégémonie libérale, deux des principales fonctions des partis tories ont traditionnellement été de sauver leurs rivaux whigs d’eux-mêmes lorsqu’ils deviennent (comme ils le font souvent) trop radicaux même pour leur propre bien, et de sauver la nation des menaces extérieures en période de troubles, d’agitation et d’instabilité. Par conséquent, la mère de tous les partis whigs a eu plus ou moins le monopole du pouvoir en Grande-Bretagne pendant une grande partie du 18e siècle, classiquement libéral, jusqu’à ce que la Révolution française éclate.
Exaspéré par l’attrait que le chant des sirènes jacobines venu du continent s’est soudainement avéré exercer sur les principaux représentants whigs, le peuple britannique a nommé un cabinet tory, chargé non seulement de sauvegarder l’héritage de la révolution whig de 1688, mais aussi de diriger les décennies de guerre contre les armées de conscrits révolutionnaires puis napoléoniennes qui ont suivi, et il faudra attendre près d’un demi-siècle¹ avant que les whigs ne regagnent la confiance des Britanniques pour former à nouveau un gouvernement. Le schéma se poursuit ; pendant les guerres de Crimée et des Boers, la Grande-Bretagne est à nouveau dirigée par des ministres conservateurs.
La Première Guerre mondiale éclate sous la surveillance d’un gouvernement whig, mais celui-ci se révèle rapidement inapte à la tâche et est contraint de compter de plus en plus sur le soutien des tories. À l’approche de la Seconde Guerre mondiale, non seulement les Britanniques laissent les Tories aux commandes, mais Neville Chamberlain, qu’ils jugent beaucoup trop sage, est rapidement remplacé par l’archétype aristocratique Winston Churchill. De même, lorsque l’Argentine a occupé les Malouines plusieurs années plus tard, c’est un dirigeant conservateur qui, à la consternation de la gauche, a choisi d’entrer en guerre pour les récupérer, ce qui a grandement contribué à ce qu’un gouvernement impopulaire et irresponsable gagne le cœur des gens d’une manière très inattendue et mette ainsi en œuvre son programme visant à restaurer la confiance dans une Grande-Bretagne durement éprouvée par la domination radicale des Whigs².
Le fait que les rôles de Tories et de Whigs en Amérique soient occupés respectivement par les Républicains et les Démocrates permet de supposer que ce sont les Républicains qui sont les plus belliqueux des deux partis. Comme nous venons de le voir, l’image conventionnelle de ces derniers semble être confirmée par l’histoire également, mais le problème de cette image est que les preuves statistiques sous-jacentes se limitent à Ronald Reagan et George Bush le jeune. Depuis la révolution de Franklin Delano Roosevelt dans les années 30, ce sont en fait les démocrates qui ont assumé le rôle du parti qui défend, promeut et étend les intérêts de l’empire américain par la force des armes.
Si le modèle s’était maintenu, le peuple américain n’aurait pas confié à Roosevelt les cordons de la bourse en 1936 ou 1940, afin de laisser les conservateurs mener l’épreuve de force que tout le monde voyait venir. Au lieu de cela, non seulement FDR a regagné la confiance à plusieurs reprises, mais il a également été l’un des principaux moteurs de l’engagement américain dans la guerre. En outre, le projet Manhattan, qui s’est terminé par la destruction de deux villes japonaises sous des champignons atomiques, vus à travers des lunettes d’historien, était un exemple classique d’une opération tory. Sauf, bien sûr, pour le petit détail que la bombe atomique a été, du début à la fin, un projet whig.
Cette entorse à l’ordre naturel des choses ne s’est pas terminée avec la fin de la guerre ; au contraire, tant la pax americana que la guerre du Vietnam étaient des projets whigs. Lorsque Kennedy est arrivé au pouvoir et que son soutien tiède à l’invasion de Cuba prévue par l’administration Eisenhower a conduit à l’échec de la baie des Cochons, beaucoup ont pu penser que l’ordre ancien était désormais rétabli, mais lorsque le nouveau régime whig a poussé le monde au bord de la guerre nucléaire un an et demi plus tard lors de la crise des missiles de Cuba, il est apparu clairement que ce n’était pas le cas.
Alors que le Viêt Nam devenait un traumatisme américain, c’est le républicain Richard Nixon, téméraire et impitoyable, selon l’histoire des Whigs, qui a finalement dû mettre fin à l’impopulaire conscription et à la guerre, et c’est ironiquement pendant la période où Reagan était au pouvoir que les tentatives du président whig Jimmy Carter de rétablir une infrastructure qui permettrait de reprendre la conscription si nécessaire se sont transformées en un tigre de papier édenté. Dit autrement, l’élection présidentielle de 2016 s’est déroulée entre une candidate whig belliqueuse et son rival tory isolationniste, ce qui n’est pas l’expression de quelque chose de nouveau mais, au contraire, le reflet d’un schéma qui perdure depuis les désormais célèbres années 1930.
Comment expliquer alors que ni les Tories ni les Whigs ne remplissent plus leurs rôles historiques, et que rien n’est donc ce qu’il paraît ? La réponse se trouve dans l’élection présidentielle de 1932 et dans le fait que, pour des raisons qui avaient beaucoup plus à voir avec les cordons de la bourse qu’avec des questions géopolitiques, les Américains ont voté pour un dirigeant qui a rompu avec toutes les conventions et a donc mis le monde sur une voie complètement nouvelle. Le parti démocrate que Franklin Delano Roosevelt a pris en charge était fortement marginalisé depuis la guerre civile et constituait une plate-forme qu’aucun acteur de pouvoir opportuniste n’avait choisi de faire sienne, mais tout cela était sur le point de changer au cours de sa période record au pouvoir.
Comme Lincoln avant lui, Roosevelt est venu redéfinir fondamentalement le type d’État américain. Les démocrates sont devenus le nouveau parti de l’establishment, le pays a assumé le rôle de la Grande-Bretagne en tant qu’hégémon mondial, et sans que cela ne change quoi que ce soit, la Constitution a pris un sens très différent pendant son mandat qu’à l’époque de son prédécesseur, Herbert Hoover. À la mort de FDR, les États-Unis étaient un empire whig pour lequel rien de moins que la domination mondiale n’était bon, et les démocrates étaient désormais le parti chargé de protéger cet ordre. Ces dernières années, même les vieux bastions tories de l’État profond, tels que la police de sécurité et les services de renseignement, sont tombés aux mains des partis whigs, de sorte que l’on peut dire que la révolution rooseveltienne a atteint sa fin logique.
Les années 30 sont entourées d’un grand nombre de bruits hystériques destinés à confondre, effrayer et distraire, mais quiconque écoute attentivement sera parfois capable, lorsque les conditions de l’ionosphère sont favorables, de discerner un signal clair et authentique enfoui sous tout ce bruit. La véritable leçon des années 30 est que c’est à ce moment-là que le progressisme a relevé le gant et s’est exclamé dans un large dialecte new-yorkais: "Plus de M. Nice Guy !". L’impitoyabilité avec laquelle elle combattrait ses ennemis dans la guerre qui s’annonçait serait également l’impitoyabilité avec laquelle elle combattrait tous ses ennemis, adversaires et rivaux perçus à l’avenir, peu importe ce qu’ils avaient en commun avec les puissances de l’Axe de la Seconde Guerre mondiale. Mais lorsque les Tories et les Whigs ne s’en tiennent plus à leurs rôles historiques et que ce sont les Whigs qui sont chargés de diriger en temps de crise, il n’y a plus personne pour sauver les Whigs d’eux-mêmes. C’est pourquoi le chaos croissant qui se cache derrière la métaphysique historique occulte des Whigs depuis la révolution Roosevelt se répand plus rapidement que jamais.
[source]
Notes :
1) Sauf pour une seule année de règne raté des Whigs.
2) Personne ne doit se laisser abuser par le fait que le parti whig britannique de l’époque s’appelait officiellement "Labour".
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