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Identité
L’identité entre devenir individuel et devenir collectif
Les racines finissent toujours par surgir du passé, là et au moment où on les attend le moins, au détour d’une identité qui s’affermit et consolide ses linéaments culturels, philosophiques et esthétiques. Les racines constituent le socle “gaïen” dans lequel viennent s’ancrer les identités individuelles, plurales, locales, ethniques, régionales et nationales. Ces mêmes racines fondent le “nomos” de nos origines, sa limite spatiale et territoriale, et le cadre ontologique des devenirs collectifs. Les racines, lesquelles sont à la base de nos communautés charnelles de sang et de sol, ont un langage holiste, unilatéral et statique. Tout autre est le devenir individuel des identités qui prend corps dans les matrices du nomos de nos racines. Le devenir des identités individuelles s’inscrit dans un langage dynamique, transversal et constructiviste. En effet, si les racines s’emploient à enfanter bio-physiquement à l’état brut une identité, il importe à chaque être humain de façonner, mûrir et affirmer une identité propre. Là se situe la frontière entre le déterminisme de nos origines naturelles et la liberté personnelle qui n’est autre que volonté de puissance. Car nous n’affirmons une identité que dans la mesure ou nous sommes pleinement libres, c’est-à-dire capables de générer et d’affirmer dans le présent des valeurs propres, voir selon un schéma heideggerien d’actualiser des actes en puissance.
Tracer des lignes de fuite
L’identité individuelle serait en quelque sorte une puissance de flux intégrationniste, qui reçoit, conquiert et digère. C’est pourquoi, la logique des identités individuelles peut parfois être paradoxalement centrifuge à l’endroit même où leurs racines demeurent immuables. Les identités individuelles culminent dans le voyage intérieur, virtuel, et ont pour terrain d’élection l’inconnu multiforme. Elles disposent de capacités d’appréhension et d’attraction inépuisables, et cultivent le goût d’une curiosité insatiable et à bon escient. Dans le cadre d’une perspective deleuzienne, le devenir des identités individuelles progresse dans le temps présent en traçant des lignes de fuite, qui partent toujours du milieu où elles s’affirment instantanément. C’est au cœur de cette perpétuelle gestation de lignes de fuites d’un présent à un autre que peut se produire la rencontre d’une amitié ou d’un amour inestimable entre deux identités authentiques et intrinsèquement différentes. Ce devenir se caractérise par la conquête d’espaces idéologiques et la fermentation d’une pensée vive, d’un savoir libéré des inhibitions morales et sociales. Au carrefour du devenir individuel d’une identité en gestation, peut surgir le devenir collectif et centripète de ses racines.
Alors de la croisée de ses deux routes distinctes pourra naître une navigation existentielle commune, si le dialogue s’instaure organiquement, sans mutilations, blocages et préjugés. Le devenir individuel de l’identité se retrempera progressivement dans le fleuve nourricier du devenir collectif des racines si ce dernier se fait le réceptacle et la brèche ouverte à la maturation et l’épanouissement du premier. Le recentrage au présent de ces deux devenirs complémentaires se fera au prix d’un parallélisme tolérant des formes et du contenu, en évitant les dysfonctionnements toujours possibles. Le ré-ancrage de l’identité individuelle au cœur des racines communautaires fournira à la stabilité d’un socle “gaïen” les denrées d’une pensée éclectique que génère chaque devenir identitaire. Les dimensions architectoniques d’une identité peuvent être profondément urbaines et imbriquées dans les ramifications bétonnées d’une ville qui constitue son champ d’expérimentation et d’expression comme elle représente sa première ligne de front. Son essence originellement tellurique et élémentaire s’encrassera dans l’artificialité des constructions théoriques, comme dans une mélasse confuse d’apocryphes citadins, et participera à ce que Schauwecker écrivait, « le ruissellement des sources souterraines en regardant pourrir et grandir l’époque, dans le creuset d’âmes et d’excréments qui est au cœur de toute ville ».
Retrouver ses racines démétriennes supposera alors de briser les chaînes envoûtantes des rythmes cinétiques, de la fébrilité et de l’anonymat quantitatif, et de se libérer de l’asservissement du langage individualiste abstrait et autocentrée pour renouer avec le langage élémentaire et polymorphe de la nature, en sachant l’écouter puis communier dans la simplicité en apprenant lentement à comprendre l’arbre de la vie, lequel est vert et florissant alors que toute théorie est grise (pour citer Goethe). Se libérer des circuits de bitume qui convergent vers un centre épidermique et fictif, supposera de déplacer son individualité vers son propre centre spirituel dans les dédales de notre labyrinthe intérieur. Les devenirs collectifs appartiennent à l’ordre de l’immanence et sont versés dans l’historicité comme Dieu reste à l’intérieur du monde comme “cause immanente”, ainsi que Spinoza l’a si bien enseigné ; les devenirs individuels quant à eux s’expriment grâce à la transcendance et appartiennent à la sphère de « l’être possible et global » pour reprendre une catégorie de Jaspers. Elles ont les potentialités pour dépasser le domaine du naturel, de la pure expérience, pour parvenir aux frontières kantiennes du « méconnaissable ». Devenir collectifs et devenirs individuels, l’immanence et la transcendance sont sur le chemin rectiligne d’un ciseau qui "ne coupe pas”, pour reprendre une métaphore jüngerienne. Les ciseaux évoluent dans un monde ouvert et fermé ; l’effet réside dans la coupure.
Pour des ciseaux qui ne coupent pas, le chemin ne s’est pas encore ouvert, et la souffrance reste secondaire. Dans ce sens, le chemin ne se s’est pas confronté à la qualité (abgespalten), et c’est ainsi que le chemin est plus significatif que le but. Avec cette métaphore, Jünger nous enseigne que les mondes de l’immanence et de la transcendance ne se recouvrent pas, et gardent entre eux une distance comme une certaine tension. La même tension oppose les devenirs collectifs aux devenirs individuels. C’est pourquoi le retour inopiné d’un enfant arrivé à sa maturation identitaire au sein de sa communauté charnelle, peut ressembler au commencement d’une nouvelle ligne de fuite se situant à l’intercession de deux devenirs, entre immanence et transcendance, dont on peut penser que la rencontre est le fruit du destin.
► Maître Jure Vujic, Nouvelles de Synergies Européennes n°40, 1999.
pièces-jointes :
L’identité ou le retour du refoulé
Hier l’identité nationale se chantait à l’école. Aujourd’hui ce sont les historiens qui exhument nos “lieux de mémoire”.
[Ci-contre : Militants indépendantistes en Nouvelle-Calédonie, Bruno Escavit, 1986]
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Nous sommes français, vous comme moi. Une même langue “maternelle” nous offre ses mots pour dire les choses de la vie. Les mêmes us et coutumes nous sont venus de parents soucieux de bien nous élever. Les mêmes savoirs, un peu spécialisés sur le tard, nous ont été transmis par l’école. Les mêmes droits et devoirs marquent notre commune citoyenneté. À l’âge près, la même histoire vécue meuble nos remémorations. Même nos différences et nos « distinctions » nous sont familières (1).
Nous sommes français. Nous le sommes tellement que la science française s’en est aperçu. Hier, l’identité nationale se chantait à l’église et à l’école. On priait pour notre patrie, “fille aînée de l’Église”, ou on encensait la patrie de nos pères, selon les normes laïques de l’instruction civique. Aujourd’hui, notre commune identité se dissèque dans les amphithéâtres universitaires. De savantes cohortes explorent « les lieux de mémoire » (2) où notre nation, notre république et notre société sont “enracinées”. Et l’on publie l’œuvre posthume du plus éminent de nos historiens, Fernand Braudel qui, depuis 1979, analysait L’Identité de la France (3).
Quand l’instruction civique était à la mode, dans les années 1880-1940, les manuels de Lavisse faisaient chanter les écoliers : « En ce temps-là, notre pays s’appelait la Gaule et ses habitants se nommaient les Gaulois… ». Braudel plonge beaucoup plus loin, en s’acharnant à démontrer que cinq millions d’habitants peuplaient déjà “notre pays”, deux mille ans avant Jésus-Christ, si bien que de 2000 av. JC à 1986, le décuplement de “notre” population serait dû bien plus à la croissance démographique qu’aux “envahisseurs” romains, francs, arabes, normands et autres (4). “Du haut de ces pyramides démographiques… quarante siècles vous regardent…” comme aurait dit le jeune Bonaparte. Braudel aurait aimé cette pointe d’ironie, car sa science ne se dégonfle pas comme une baudruche : lisez son Identité inachevée et mal cousue, c’est une enquête passionnante sur la fabrication de la France et des Français, surtout au cours des tout derniers siècles.
En fait, notre actuelle identité nationale est le produit d’une histoire qui, au XIXe siècle, a unifié en nation les provinces hétéroclites où l’Ancien Régime avait laborieusement fondu les ethnies et les tribus que les siècles et millénaires antérieurs avaient déposées, comme des alluvions, à l’extrême-ouest de la péninsule européenne. Y compris, par exemple, ces tribus “bretonnes”, venues de Cornouailles en Bretagne au Ve siècle seulement. Etc.
Pour ceux que scandaliserait l’idée que notre belle France ait été formée à partir d’un ramassis de tribus, comme une quelconque peuplade africaine, il est un bon remède : qu’ils étudient, côte à côte, les récits ethnologiques sur l’Afrique et la littérature historique sur le Moyen-Âge ouest-européen (5). Menée à bon terme, cette enquête sociologique autant qu’historique — mais toujours comparative — leur permettra de reconnaître la longue série des identités collectives que les peuples ont parcourue, cahin-caha, au fil de leur histoire (6).
Il existe aujourd’hui quelques petites dizaines de nations. Chacune a son ineffable singularité et procure à tous ses nationaux une commune identité. Mais toutes partagent certains traits distinctifs, en quoi elles participent d’un même type d’identité collective. Ni la langue commune, ni le territoire partagé, ni l’expérience historique semblable, ni les ancêtres supposés communs, ni aucun des autres éléments retenus par les définitions “classiques” de la nation, de Renan à Staline (7) ne peuvent typifier celle-ci, car les mêmes ingrédients, diversement désignés, servent à définir toutes les identités collectives, depuis la plus “néolithique” des communautés amazoniennes ou iraniennes. Ce qui spécifie chaque type d’identité, c’est un ensemble de données objectives caractérisant le stade de développement des structures économiques, politiques et idéologiques dans lesquelles chaque peuple est logé. La nation, de ce point de vue, mûrit quand, et seulement quand, un même marché relie quotidiennement toute la population d’un État qui, lui-même, s’emploie à intégrer sa population, par un travail en profondeur où l’école et les médias modernes sont pleinement mis à contribution.
Bref, la nation s’établit par un travail étatique, où des peuples à l’identité “plus courte” se trouvent emportés et intégrés. Si bien qu’en matière nationale, il y a forcément plus d’appelés que d’élus, plus d’aspirations nationalitaires que de nations réussies. Quand les Italies et les Allemagnes s’unifient, on admire le triomphe des nationalités au XIXe siècle et on plaint les peuples captifs de l’Autriche, de la Russie ou de la Turquie. En 1919, la Conférence de la Paix, cette vaste “foire aux nations”, ne peut cependant donner un État à chaque aspirant. La Pologne renaît, mais les Slovaques ont à s’accommoder des Tchèques, et les Slaves du Sud sont invités à fonder un État coopératif. Les Turcs d’Anatolie et les Arabes d’Irak reçoivent un État, après le massacre des Arméniens et en privant les Kurdes de toute espérance étatique. Ces exemples seront multipliés à l’échelle du monde entier, après 1945 : le monde des nations épanouies est aussi le cimetière des nationalités avortées, sans autre juge que les rapports de force internationaux.
D’où l’immense réservoir d’aspirations refoulées que chacun des États “nationalisateurs” s’efforce d’envelopper et de résorber. Aspirations des peuples frustrés d’État et qui se manifestent comme “minorités nationales” concentrées ou éparses en “diasporas”, si ce n’est “irrédentistes”, c’est-à-dire attirées vers et par un État voisin (ou défunt). Aspirations, aussi, des peuples où survit le souvenir d’identités anciennes : nostalgies provinciales, particularismes ethniques, survivances tribales même ; tous passéismes qui mettent en péril l’État et sa nation, si le premier ne réussit pas à maîtriser et à moderniser les fractions nostalgiques de sa population. Aspirations, encore, de “régions” où un passé, souvent imaginaire comme une Occitanie, est valorisé par ceux qu’angoisse le monde des entreprises “multinationales”, des organisations “supranationales” et, parfois aussi, des syndicats et partis “internationalistes”. Aspirations, enfin, des étrangers brassés par le marché du travail et exposés à la xénophobie, voire au racisme des pays “d’accueil”, tant il est vrai que ces refus de l’autre sont, avant tout, des maladies de l’identification collective.
Minorités, nostalgies, angoisses, racismes toutes ces turbulences de “l’âme collective” resteraient inintelligibles si, par-delà le jeu contradictoire des identifications communes, on n’apercevait point deux autres réalités sociales toujours liées à ces drames : celle des identités différentielles par quoi les groupes sociaux différents et opposés, d’une même nation (ou ethnie, etc.) se reconnaissent en tant que castes, ordres, états, classes, etc., selon le stade de développement social ; et celle des appareils idéologiques (écoles et journaux, partis et églises, etc.) sans lesquels les identités, communes ou différentielles, ne seraient que des traditions populaires, vite rabotées par les médias, les prêches et les enseignements. Classe et nation, caste et ethnie — et toutes les autres formes : l’identité naît d’un combat qui refoule d’anciennes identités. Y compris la nation qui, à son tour, devient vieillotte dans un monde où les grands espaces prédominent et où de plus vastes identités s’élaborent. L’européenne, peut-être ? Ou l’occidentale ?
► Robert Fossaert, Magazine littéraire n°240, 1987.
Repères :
- 1) La distinction, Pierre Bourdieu, Minuit, 1979.
- 2) Les lieux de mémoire, édité par Pierre Nora, assisté de nombreux collaborateurs. Gallimard, 4 volumes parus depuis 1983.
- 3) L’identité de la France, Fernand Braudel, Arthaud-Flammarion, 3 volumes, 1986.
- 4) Une leçon d’histoire, Fernand Braudel, Arthaud-Flammarion 1986 (Compte-rendu du colloque de Chateauvallon, octobre 1985).
- 5) Histoire coloniale du Dictionnaire des Sciences historiques, Catherine Coquery-Vidrovitch, PUF, 1986.
- 6) La Société, tome VI : Les structures idéologiques, Robert Fossaert. Seuil, 1983.
- 7) « La nation est une communauté humaine, stable, historiquement constituée, née sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture… seule la présence de tous les indices pris ensemble nous donne une nation », Le marxisme et la question nationale, Staline [1913], Éd. Sociales, 1950.
Réflexions sur un concept-clef
Les débats actuels visent surtout à définir qui est Français. Mais il faudrait aussi se demander “ce qui est français”. Où est donc la “France éternelle” dont on nous rebat les oreilles (versions Charles Martel ou Grands Principes de 1789) dans l’environnement technico-commercial qui constitue désormais notre cadre de vie ? L’identité ne renvoie pas à une nature ou à une essence immuable dont la finalité serait de se perpétuer inchangée dans l’histoire. Elle est un monde vécu qui se reproduit en se complexifiant et en s’enrichissant. L’identitaire n’est pas l’identique.
[Ci-contre : carte postale de propagande, 1915, mettant en scène un groupe d’enfants portant l’uniforme, dominé par la figure tutélaire d’une Marianne qui semble les protéger, arborant les symboles de la République : bonnet phrygien, écharpe tricolore et drapeau]
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La question de l’identité (nationale, culturelle, etc.) joue un rôle central dans le débat sur l’immigration. D’entrée de jeu, deux remarques à ce sujet s’imposent. La première consiste à observer que, si l’on parle beaucoup de l’identité de la population d’accueil, on parle en général beaucoup moins de celle des immigrés eux-mêmes, qui semble pourtant la plus menacée, et de loin, par le fait même de l’immigration. En tant que minorité, les immigrés subissent en effet directement la pression des modes de comportement de la majorité. Vouée à l’effacement, ou au contraire exacerbée de façon provocatrice, leur identité ne survit le plus souvent que de manière négative (ou réactive) en raison de l’hostilité du milieu d’accueil, voire de la surexploitation capitaliste qui s’exerce sur des travailleurs coupés de leurs structures de défense et de protections naturelles.
Les vraies menaces de l’identité
On est d’autre part frappé de voir comment la problématique de l’identité est placée, dans certains milieux, dans la seule dépendance de l’immigration. La principale “menace”, sinon la seule, qui pèserait sur l’identité nationale française serait représentée par les immigrés. C’est faire bon marché des facteurs qui, partout dans le monde, dans les pays qui comptent une forte main-d’œuvre étrangère comme dans ceux qui n’en comportent aucune, induisent une désagrégation des identités collectives : primat de la consommation, occidentalisation des mœurs, homogénéisation médiatique, généralisation de l’axiomatique de l’intérêt, etc.
Il n’est que trop facile, dans cette aperception des choses, de retomber dans la logique du bouc émissaire. Or, ce n’est certainement pas la faute des immigrés si les Français ne sont apparemment plus capables de produire un mode de vie qui leur soit propre ni de donner au monde le spectacle d’une façon originale de penser et d’exister. Ce n’est pas non plus la faute des immigrés si le lien social se défait partout où l’individualisme libéral se répand, si la dictature du privé éteint les espaces publics qui pourraient constituer le creuset d’un renouveau d’une citoyenneté active, ni si les individus, vivant désormais dans l’idéologie de la marchandise, deviennent de plus en plus étrangers à leur propre nature. Ce n’est pas la faute des immigrés si les Français forment de moins en moins un peuple, si la nation devient un fantôme, si l’économie se mondialise et si les individus ne veulent plus se conduire en acteurs de leur propre existence, mais acceptent de plus en plus qu’on décide à leur place à partir de valeurs et de normes qu’ils ne contribuent plus à former. Ce ne sont pas les immigrés, enfin, qui colonisent l’imaginaire collectif et imposent à la radio ou à la télévision des sons, des images, des préoccupations et des modèles “venus d’ailleurs”. Si “mondialisme” il y a, disons même avec netteté que, jusqu’à preuve du contraire, c’est de l’autre côté de l’Atlantique qu’il provient, et non de l’autre côté de la Méditerranée. Et ajoutons que le petit épicier arabe contribue certainement plus à maintenir, de façon conviviale, l’identité française que le parc de loisirs américanomorphe ou le “centre commercial” à capitaux bien français.
Les véritables causes de l’effritement de l’identité française sont en fait les mêmes que celles qui expliquent l’érosion de toutes les autres identités : épuisement du modèle de l’État-nation, malaise de toutes les institutions traditionnelles, rupture du contrat de citoyenneté, crise de la représentation, adoption mimétique du modèle américain, etc. L’obsession de la consommation, le culte de la “réussite” matérielle et financière, la disparition des idées de bien commun et de solidarité, la dissociation de l’avenir individuel et du destin collectif, le développement des techniques, l’essor des exportations de capitaux, l’aliénation de l’indépendance économique, industrielle et médiatique, ont à eux seuls infiniment plus détruit “l’homogénéité” de la population française que ne l’ont fait jusqu’ici des immigrés qui ne sont eux-mêmes pas les derniers à en subir les conséquences. « Notre “identité”, souligne Claude Imbert, est beaucoup plus atteinte par l’effondrement du civisme, plus altérée par le brassage culturel international des médias, plus élimée par l’appauvrissement de la langue et des concepts, plus dérangée surtout par la dégradation d’un État jadis centralisé, puissant et prescripteur qui fondait chez nous cette fameuse “identité” » (1). Bref, si l’identité française (et européenne) se défait, c’est avant tout en raison d’un vaste mouvement d’homogénéisation techno-économique du monde, dont l’impérialisme transnational ou américanocentré constitue le vecteur principal, et qui généralise partout le non-sens, c’est-à-dire un sentiment d’absurdité de la vie qui détruit les liens organiques, dissout la socialité naturelle et rend chaque jour les hommes plus étrangers les uns aux autres.
L’immigration joue plutôt, de ce point de vue, un rôle de révélateur. Elle est le miroir qui devrait permettre aux Français de prendre la pleine mesure de l’état de crise larvée dans lequel ils se trouvent, état de crise dont l’immigration représente moins la cause qu’une conséquence parmi d’autres. Une identité se sent d’autant plus menacée qu’elle se sait déjà vulnérable, incertaine, et pour tout dire défaite. C’est la raison pour laquelle elle n’est plus capable de faire fond sur un apport étranger pour l’inclure dans son propre. En ce sens, ce n’est pas tant parce qu’il y a des immigrés en France que l’identité française est menacée, c’est bien plutôt parce que cette identité est déjà largement défaite que la France n’est plus capable de faire face au problème de l’immigration, sinon en s’adonnant à l’angélisme ou en prônant l’exclusion.
Xénophobes et “cosmopolites” se retrouvent d’ailleurs finalement d’accord pour croire qu’il existe une relation inversement proportionnelle entre l’affirmation de l’identité nationale et l’intégration des immigrés. Les premiers croient qu’une France rendue plus soucieuse ou plus consciente de son identité se débarrassera spontanément des immigrés. Les seconds pensent que le meilleur moyen de faciliter l’insertion des immigrés consiste à favoriser la dissolution de l’identité nationale. Les conclusions sont opposées, mais la prémisse est identique. Les uns et les autres se trompent. Ce n’est pas l’affirmation de l’identité française qui fait obstacle à l’intégration des immigrés, mais au contraire son effacement. L’immigration fait problème parce que l’identité française est incertaine. Et c’est au contraire grâce à une identité nationale retrouvée qu’on résoudra les difficultés liées à l’accueil et à l’insertion des nouveaux venus.
On voit par là combien il est insensé de croire qu’il suffirait d’inverser les flux migratoires pour “sortir de la décadence”. La décadence a bien d’autres causes, et s’il n’y avait pas un seul immigré en France, les Français ne s’en retrouveraient pas moins confrontés aux mêmes difficultés, mais cette fois sans bouc émissaire. En s’obnubilant sur le problème de l’immigration, en rendant les immigrés responsables de tout ce qui ne va pas, on oblitère du même coup quantité d’autres causes et d’autres responsabilités. On opère, autrement dit, un prodigieux détournement d’attention. li serait intéressant de savoir au profit de qui.
Qu’est-ce qui est encore français ?
Mais il faut s’interroger plus avant sur la notion d’identité. Poser la question de l’identité française ne consiste pas fondamentalement à se demander qui est Français (la réponse est relativement simple), mais plutôt à se demander ce qui est français. À cette question beaucoup plus essentielle, les chantres de “l’identité nationale” se bornent en général à répondre par des souvenirs commémoratifs ou des évocations de “grands personnages” réputés plus ou moins fondateurs (Clovis, Hugues Capet, les croisades, Charles Martel ou Jeanne d’Arc), inculqués dans l’imaginaire national par une historiographie conventionnelle et dévote (2). Or, ce petit catéchisme d’une sorte de religion de la France (où la “France éternelle”, toujours identique à elle-même, se tient de tout temps prête à se dresser contre les “barbares”, le Français ne se définissant plus, à la limite, que comme celui qui n’est pas étranger, sans plus aucune caractéristique positive que sa non-inclusion dans l’univers des autres) n’a que des rapports assez lointains avec l’histoire d’un peuple qui n’a au fond de spécifique que la façon dont il a toujours su faire face à ses contradictions. En fait, il n’est instrumentalisé que pour restituer une continuité nationale débarrassée de toute contradiction dans une optique manichéenne où la mondialisation (“l’anti-France”) est purement et simplement interprétée comme “complot”. Les références historiques sont alors situées d’emblée dans une perspective anhistorique, perspective quasiment essentialiste qui vise moins à dire l’histoire qu’à décrire un “être” qui serait toujours le Même, qui ne se définirait que par la résistance à l’altérité ou le refus de l’Autre. L’identitaire est ainsi invinciblement ramené à l’identique, à la simple réplique d’un “éternel hier”, d’un passé glorifié par l’idéalisation, entité toute faite qu’il n’y aurait qu’à conserver et à transmettre comme une substance sacrée. Parallèlement, le sentiment national est lui-même détaché du contexte historique (l’émergence de la modernité) qui a déterminé son apparition. L’histoire devient donc non-rupture, alors qu’il n’y a pas d’histoire possible sans rupture. Elle devient simple durée permettant d’exorciser l’écart, alors que la durée est par définition dissemblance, écart entre soi et soi-même, perpétuelle inclusion de nouveaux écarts. Bref, on se sert de l’histoire pour en proclamer la clôture, au lieu d’y trouver un encouragement à la laisser se poursuivre.
L’identité n’est pourtant jamais unidimensionnelle. Non seulement elle associe toujours des cercles d’appartenance multiple, mais elle combine des facteurs de permanence et des facteurs de changement, des mutations endogènes et des apports extérieurs. L’identité d’un peuple ou d’une nation n’est pas non plus seulement la somme de son histoire, de ses mœurs et de ses caractères dominants. Comme l’écrit Philippe Forget, « un pays peut apparaître, de prime abord, comme un ensemble de caractères déterminés par mœurs et coutumes, facteurs ethniques, géographiques, linguistiques, démographiques, etc. Pourtant, si ces facteurs peuvent apparemment décrire l’image ou la réalité sociale d’un peuple, ils ne rendent pas compte de ce qu’est l’identité d’un peuple comme présence originaire et pérenne. C’est donc en termes d’ouverture du sens qu’il faut penser les fondations de l’identité, le sens n’étant autre que le lien constitutif d’un homme ou d’une population et de leur monde » (3).
Cette présence, qui signifie l’ouverture d’un espace et d’un temps, poursuit Philippe Forget, « ne doit pas renvoyer à une conception substantialiste de l’identité, mais à une compréhension de l’être comme jeu de différenciation. Il ne s’agit pas d’appréhender l’identité comme un contenu immuable et fixe, susceptible d’être codifié et de faire l’objet de canons. […] À l’encontre d’une conception conservatrice de la tradition, qui la conçoit comme une somme de facteurs immuables et transhistoriques, la tradition, ou plutôt la traditionalité, doit être ici entendue comme une trame de différences qui se renouvellent et se régénèrent dans le terreau d’un patrimoine constitué d’un agrégat d’expériences passées, mis en jeu dans son propre dépassement. En ce sens, la défense ne peut et ne doit pas être attachée à la protection de formes d’exister postulées comme intangibles ; elle doit bien plutôt s’attacher à protéger les forces de métamorphose d’une société à partir d’elle-même. La répétition à l’identique d’un site ou l’action d’“habiter” selon la pratique d’un autre mènent tout autant au dépérissement et à l’extinction de l’identité collective » (4).
Stabilité et dynamisme
Pas plus que la culture, l’identité n’est une essence que le discours pourrait figer ou réifier. Elle n’est déterminante que d’une façon dynamique, et l’on ne peut l’appréhender qu’en faisant la part des interactions (ou rétro-déterminations), des choix comme des refus personnels d’identification, et des stratégies d’identification qui les sous-tendent. Même donnée au départ, elle est indissociable de l’usage qu’on en fait, ou qu’on se refuse à en faire, dans un contexte culturel et social particulier, c’est-à-dire dans le contexte d’une relation aux autres. L’identité est par là toujours réflexive. Elle implique, dans une perspective phénoménologique, de ne jamais disjoindre constitution de soi et constitution d’autrui. Le sujet de l’identité collective n’est pas un “moi” ou un “nous”, entité naturelle, constituée une fois pour toutes, miroir opaque où rien de neuf ne pourrait plus venir se refléter, mais un “soi” qui appelle sans cesse de nouveaux reflets.
La distinction qui s’impose est celle faite par Paul Ricœur entre identité idem et identité ipse. La permanence de l’être collectif au travers de changements incessants (identité ipse) ne saurait se ramener à ce qui est de l’ordre de l’événement ou de la répétition (identité idem). Elle est au contraire liée à toute une herméneutique de soi, à tout un travail de narratologie destiné à faire apparaître un “lieu”, un espace-temps qui configure un sens et forme la condition même de la propriation de soi. Dans une perspective phénoménologique, où rien n’est donné naturellement, l’objet procède toujours en effet d’une élaboration constituante, d’un récit herméneutique caractérisé par l’affirmation d’un point de vue organisant rétrospectivement les événements pour leur donner un sens. « Le récit construit l’identité narrative en construisant celle de l’histoire racontée, dit Ricœur. C’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du personnage » (5). Défendre son identité, ce n’est donc pas se contenter d’énumérer rituellement des points de repère historiques supposés fondateurs ni chanter le passé pour mieux éviter de faire face au présent. C’est comprendre l’identité comme ce qui se maintient dans le jeu des différenciations — non comme le même, mais comme la façon toujours singulière de changer ou de ne pas changer.
Il ne s’agit pas alors de choisir l’identité idem contre l’identité ipse, ou l’inverse, mais de les saisir l’une et l’autre dans leurs rapports réciproques par le moyen d’une narration organisatrice prenant en compte saisie de soi en même temps que saisie d’autrui. Recréer les conditions dans lesquelles il redevient possible de produire un lei récit constitue la propriation de soi. Mais une propriation qui n’est jamais figée, car la subjectivation collective procède toujours d’un choix plus que d’un acte, et d’un acte plus que d’un “fait”. Un peuple se maintient grâce à sa narrativité, en s’appropriant son être dans de successives interprétations, devenant sujet en se narrant lui-même et évitant ainsi de perdre son identité, c’est-à-dire de devenir l’objet de la narration d’un autre. « Une identité — écrit encore Philippe Forget — est toujours un rapport de soi à soi, une interprétation de soi et des autres, de soi par les autres. En définitive, c’est le récit de soi, élaboré dans le rapport dialectique à l’autre, qui parachève l’histoire humaine et livre une collectivité à l’histoire. […] C’est par l’acte du récit que l’identité personnelle perdure et qu’elle concilie stabilité et transformation. Être comme sujet dépend d’un acte narratif. L’identité personnelle d’un individu, d’un peuple, se construit et se maintient par le mouvement du récit, par le dynamisme de l’intrigue qui fonde l’opération narrative comme le dit Ricœur » (6).
Ce qui menace aujourd’hui le plus l’identité nationale possède enfin une forte dimension endogène, représentée par la tendance à l’implosion du social, c’est-à-dire à la déstructuration interne de toutes les formes de socialité organique. Roland Castro a pu à juste titre parler à ce propos de société où « personne ne supporte plus personne », où tout le monde exclut tout le monde, où tout individu devient potentiellement étranger à tout autre. L’individualisme libéral porte à cet égard la responsabilité la plus grande. Comment parler de “fraternité” (à gauche) ou de “bien commun” (à droite) dans une société où chacun s’engage dans la recherche d’une maximisation de ses seuls intérêts, dans une rivalité mimétique sans fin prenant la forme d’une fuite en avant, d’une concurrence permanente dépourvue de toute finalité ?
Comme l’a remarqué Christian Thorel, c’est « le recentrage sur l’individu au détriment du collectif [qui] conduit à la disparition du regard sur l’autre » (7). Le problème de l’immigration risque précisément d’oblitérer cette évidence. D’une part, l’exclusion dont sont victimes les immigrés risque de faire oublier que nous vivons de plus en plus dans une société où l’exclusion est tout aussi bien la règle parmi les “autochtones” eux-mêmes. Pourquoi les Français supporteraient-ils les étrangers puisqu’entre eux ils se supportent déjà de moins en moins ? Certains reproches, d’autre part, tombent d’eux-mêmes. On dit souvent aux jeunes immigrés qui “ont la haine” qu’ils devraient avoir le respect du “pays qui les accueille”. Mais pourquoi les jeunes Beurs devraient-ils être plus patriotes que les jeunes Français “de souche” qui ne le sont plus ? Le risque le plus grand, enfin, serait de donner à croire que la critique de l’immigration, qui est en soi légitime, sera facilitée par la montée des égoïsmes, alors que c’est cette montée qui défait le plus profondément le tissu social. Tout le problème de la xénophobie est d’ailleurs là. On croit fortifier le sentiment national en le fondant sur le rejet de l’Autre. Après quoi, l’habitude étant prise, ce sont ses propres compatriotes qu’on finit par trouver normal de rejeter.
Une société consciente de son identité ne peut être forte que lorsqu’elle fait passer le bien commun avant l’intérêt individuel, la solidarité, la convivialité et la générosité envers autrui avant l’obsession de la concurrence et le triomphe du moi. Elle ne peul durer que lorsqu’elle s’impose des règles de désintéressement et de gratuité, seul moyen d’échapper à la réification des rapports sociaux, c’est-à-dire à l’avènement d’un monde où l’homme se produit lui-même comme objet après avoir transformé tout ce qui l’entoure en artefact. Or, il est bien évident que ce n’est pas en prônant l’égoïsme, force au nom de la “lutte pour la vie” (simple retransposition du principe individualiste de la “guerre de tous contre tous”), qu’on peut recréer la socialité conviviale et organique sans laquelle il n’y a pas de peuple digne de ce nom. On ne retrouvera pas la fraternité dans une société où chacun a pour seul but de mieux “réussir” que ses voisins. On ne restituera le vouloir vivre ensemble en faisant appel à la xénophobie, c’est-à-dire à une détestation de principe de l’Autre qui, de proche en proche, finit par s’étendre à chacun.
► Alain de Benoist, éléments n°77, 1993. [version pdf]
• Du même auteur sur cette problématique : « Indéracinables identités », « Identité, égalité, différence » (texte issu de Critiques, théoriques, 2003), « Identité - Le grand enjeu du XXIe siècle » (dossier éléments n°113, 2004), Nous et les autres (2006) [recension], « Identité, Nation et Régions » (entretien, 2008), « L'identité : espoir ou menace ? » (conférence janv. 2016).
Notes :
- 1. « Historique ? », in : Le Point, 14 décembre 1991, p. 35.
- 2. Cf à ce sujet les ouvrages fortement démystificateurs de Suzanne Citron, Le Mythe national : L’Histoire de France en question (éd. Ouvrières-Études et documentation internationales, 2e éd., 1991) et L’Histoire de France autrement (éd. Ouvrières, 1992), qui tombent toutefois fréquemment dans l’excès inverse de celui qu’ils dénoncent. Cf aussi, pour une lecture différente de l’histoire de France, Olier Mordrel, Le Mythe de l’hexagone, Jean Picollec, 1981.
- 3. « Phénoménologie de la menace : Sujet, narration, stratégie », in : Krisis n°10-11, avril 1992, p. 3.
- 4. Ibid., p. 5.
- 5. Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p. 175.
- 6. Art. cit., pp. 6-7.
- 7. Le Monde, 17 août 1990.