• Japon

    3034-110.jpgLe Japon, puissance atypique

    [Avertissement : Depuis la date de cet article, la crise mondiale a fait du Japon l’un des pays dont la conjoncture s’est le plus détériorée. La trajectoire japonaise depuis la fin des années 1980 est néanmoins porteuse d’enseignements : après l’éclatement de bulles financières et foncières au début des années 1990, le Japon a en effet connu une longue décennie de stagnation qui rend difficile une après-crise. Cette léthargie lentement mortelle du pays est comme pour l'Europe grevée par le déni d'une vocation impériale renouvelée]

    Lorsqu'en 1969 Robert Guillain qualifiait le Japon de “troisième grand”, les puissances industrielles n'avaient pas encore pris la mesure de son essor. Aujourd'hui, grand comme les 2/3 de la France et dépourvu de ressources spatiales, il est la deuxième puissance économique mondiale. Et l'irruption de ce “peuple non-blanc” à l'avant-scène de l'histoire, venant rompre l'ordonnancement occidental du monde, suscite de nombreux clichés voire des “japoniaiseries”.

    Nous discuterons de trois assertions communes : le Japon n'est qu'une puissance civile (et donc un nain politique) ; il est en passe d'exercer un véritable leadership asiatique et, à terme, deviendrait le nouveau centre du système mondial.

    Vaincu en 1945, occupé, le Japon est désarmé en vertu de l'article 9 de la nouvelle constitution — « Le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation » — élaborée sous l'égide du “proconsul”, le Général MacArthur. Bientôt, la guerre de Corée (1950/1953) transforme l'archipel en base avancée des États-Unis face aux États communistes riverains du Pacifique. Pièce essentielle de l'endiguement, le Japon fait alors de l'économique sa priorité, au prix d'un alignement inconditionnel sur Washington (doctrine Yoshida).

    Le développement économique, orchestré par le MITI (ministère de l'industrie et du commerce international), les Zaikai (conglomérats) et les Sogo Shoshas (maisons de commerce), s'opère en trois étapes : reconstruction et rationalisation de l'économie (1945/1960) ; internationalisation et restructuration de l'appareil productif (1960/1973) ; mondialisation/globalisation (1973/…) (1).

    Les résultats sont probants. De 1950 à 1973, le taux de croissance annuel du PNB est de 10% et le PNB, équivalent au tiers du PNB français ou britannique en 1950, équivaut à celui de ces deux États réunis au terme de cette période. En dépit des “chocs Nixon” du début des années 70 (fin du système monétaire de Bretton Woods, axe Pékin/Washington, défaite du Vietnam, embargo américain sur le soja), et des deux chocs pétroliers, le taux de croissance annuel est de 4% de 1973 à 1988 (moins de 2% en RFA, à peine plus en France et aux États-Unis). Au total, le Japon a multiplié par 5 sa part de la production mondiale quand celle des États-Unis diminuait de moitié (1945/1988). Cet expansion économique s'est traduite commercialement et monétairement : dix fois moindres que celles des États-Unis, les exportations nippones leur sont aujourd'hui supérieures et le Japon, banquier du monde, détient 40% des bons du Trésor américain et le tiers des actifs bancaires internationaux. Alors même que les États-Unis sont devenus les premiers débiteurs mondiaux (1.000 milliards de dollars de dettes en 1988, presque autant que l'ensemble du tiers monde) (2).

    Militairement incapable…

    Malgré ce transvasement de puissance entre le protecteur et le protégé, ce dernier demeure militairement “incapable”. Donc un nain politique selon l'expression consacrée. Encore que le poids économique du Japon lui assure la maîtrise d'un certain nombre de leviers d'action. Ce qui lui a permis, suite aux “chocs Nixon”, de se démarquer diplomatiquement des États-Unis (reconnaissance de la Chine, projets de développement sibériens, désolidarisation au Moyen-Orient) et de mener une “diplomatie tous azimuts”. Aussi les tenants du Japon “État-marchand”, bien représentés au sein du MITI et du patronat, se proposent d'accroître cette force techno-économique pour prendre les “Nations-samuraï” (les membres du Conseil de Sécurité) au piège de la dépendance commerciale, financière et technologique. Pour le courant pacifiste-idéaliste, le Japon devrait à terme devenir un nouveau type de puissance civile. Un État assurant sa sécurité sans moyens militaires, par l'économie et la technologie, mais aussi et surtout par l'influence idéologique, en se posant comme “vecteur d'une rupture avec l'ordre mondial classique”. Stratégie qui inspire l'actuel positionnement du Japon sur les nouveaux créneaux de légitimation de la puissance (écologie, culture, aide au développement) (3).

    Pour autant, le Japon n'est pas “un char d'assaut sans canon” (4). Les FAD (Forces d'Auto-Défense) sont mises sur pied dès 1954 et le traité de coopération mutuelle et de sécurité, signé en janvier 1960, est beaucoup plus équilibré que le traité de mars 1954 (5). Suite à la doctrine Nixon (1969), les pressions américaines s'accentuent poussant au renforcement militaire. Et lorsqu'au début des années 80 (nouvelle guerre froide) le Japon se recadre “à l'Ouest”, ce réalignement se traduit effectivement par un accroissement des capacités militaires (6). En 1981, le gouvernement se résigne à prendre à son compte la sécurité du trafic maritime jusqu'à une distance de 1.000 milles de ses côtes et le Japon dispose aujourd'hui de la troisième flotte mondiale. Depuis 1988, le budget militaire est supérieur à 1% du PNB, malgré l'engagement de 1976 à ne pas dépasser ce seuil, ce qui le place au troisième rang mondial (en valeur absolue et selon les règles comptables de l'OTAN). Si le programme d'équipement de 1991/1995 est mené à bien, “l'Île absolue” sera constituée en forteresse (7). Certes, les conditions politiques actuelles, dysfonctionnements du système politique et hostilité de la majeure partie de la population, excluent toute sortie gaulliste de l'orbite des États-Unis. Le désengagement partiel des États-Unis de la Mer de Chine Méridionale (fermeture des bases de Subic et de Clark aux Philippines), une accélération de ce désengagement, la réunification et/ou la nucléarisation de la Corée, un regain de tensions avec la Chine devraient aboutir à un réaménagement de l'ordre militaire. Discrètement, le Japon construit donc le canon de son “char sans tourelle”. Il s'achemine vers des politiques de sécurité plus nationales.

    Le retour de la “sphère de co-prospérité”

    in_reu10.jpgConfronté à un processus de continentalisation des économies (Espace économique européen, zone nord-américaine de libre-échange en cours de négociation), les milieux dirigeants japonais auraient pour but de générer une base géographique économiquement intégrée en Asie. On se souvient qu'avant 1945, le Japon avait légitimé ses buts de guerre par le panasiatisme. Dès 1970, Nakasone affirme qu'il faut repenser le slogan “Une seule Asie” et en 1991 le néo-nationaliste Ishihara déclare : « Le Japon est à présent en droit de ressusciter la stratégie globale de la Sphère de co-prospérité » (8).

    De fait, le Japon représente la moitié des investissements de la région Asie-Pacifique, y accorde 60% de son aide au développement et ses échanges commerciaux y sont depuis 1991 supèrieurs aux flux nippo-américains (États-Unis). Par ailleurs, le modèle japonais est la référence officielle à Singapour et en Malaisie (depuis 1978 et 1982) (9). Le Japon entraîne donc l'Extrème-Orient dans la spirale ascendante de l'expansion et devient le centre d'un système régional, le centre achetant les matières premières de ses voisins (Malaisie, Indonésie), délocalisant sa production (en Thaïlande notamment), et leur vendant des biens d'équipement et de consommation. C'est l'image du développement “en vol d'oies sauvages”.

    Pourtant, bien des obstacles sont susceptibles d'entraver cette marche vers le leadership asiatique.

    ◘ Obstacles géoéconomiques. Les NPI et l'ANASE/ASEAN sont extrèmement dépendants vis-à-vis du marché américain ; les NPI réalisent trois fois plus d'échanges avec les États-Unis qu'avec le Japon (10). En dépit du fossé technologique, soigneusement entretenu par Tokyo (protectionnisme scientifique), la concurrence intra-régionale s'accroît et certains pays (la Corée du Sud) sortent du rôle qui leur est imparti dans la division asiatique du travail. Les pôles secondaires se consolident, les réseaux autonomes prolifèrent (la complexification) et le bel ordonnancement du “vol d'oies sauvages” est donc dépassé. Quelques exemples : le triangle de croissance Singapour-Johore (Malaisie)-Riau (Indonésie) ; le triangle chinois Hong-Kong-Taiwan-ZES (Zones économiques spéciales/littorales de la Chine populaire) ; le triangle continental Thailande-Birmanie-Indochine (11).

    ◘ Obstacles politiques. Et ils ne sont pas moindres : hétérogénéité des systèmes politiques, contentieux territoriaux et maritimes, conflictualité plus ou moins latente et griefs contre le Japon (12).

    Enfin, le Japon n'entend pas confiner son action à une sphère close. Ses stratégies se déploient à l'échelle planétaire, il s'autonomise en se mondialisant. Certes, les investissement japonais en Asie ont doublé de 1986 à 1989 ; mais ils ne représentent que 12,5% du total (33% en 1975), l'Amérique du Nord étant le terrain privilégié de la finance japonaise. Aussi ne faut-il pas s'étonner de la réticence du Japon devant divers projets de bloc commercial asiatique (proposition malaise de 1990) : « Le Japon mesure clairement que c'est la vitalité de sa stratégie mondiale qui renforce son influence en Asie et non l'inverse » et l'option en faveur d'une version civile de la Sphère de coprospérité ne saurait être qu'une solution de dernier recours (13). Ses aspirations sont mondiales, ce qui se traduit diplomatiquement par la revendication d'un siège de membre permanent au Conseil de Sécurité des Nations-Unies. Premier pas en ce sens, l'adoption par la Diète du projet dit de PKO (Peace Keeping Operation) le 15 juin 1992, permettant l'envoi de militaires à l'étranger dans le cadre de missions de paix de l'ONU. Un changement de cap majeur dont les Asiatiques ont pris la juste mesure et qui contraste avec le désir de nombreux Allemands de s'abstraire des relations internationales (14).

    Les peurs successives de l'Occident

    Le “nain” prend donc de plus en plus de relief ; aspire-t-il pour autant à l'hégémonie mondiale ? Va-t-il prendre le relais des États-Unis, au terme de la trajectoire essor-apogée-déclin, pour devenir le nouveau centre du système mondial ?

    La grande peur géo-économique des années 1970 était la perspective d'une domination énergétique, économique et financière de l'OPEP ; celle des années 80, la montée en puissance économique du Japon et depuis 1985 la prolifération de ses investissements directs à l'étranger. Ces réalités, indéniables, ont généré le thème du “Japon parti à la conquête du monde” et corrélativement celui de “l'ère Pacifique” (15).

    De fait, le Japon est à l'avant-garde du mouvement de mondialisation (on parle désormais de globalisation), mondialisation définie comme établissement d'une relation généralisée entre les humanités et leurs lieux. On peut cependant douter qu'il se mue, sur la base de sa puissance matérielle, en hyperpuissance exerçant des responsabilités géopolitiques majeures, à l'instar des États-Unis et auparavant de la Grande-Bretagne. Certes, on l'a vu, le Japon sera de moins en moins une “puissance civile” et se hisse au rang de puissance militaire régionale. Mais à moyen terme, il ne saurait devenir un définisseur stratégique disposant de capacités de destruction massive et planétaire et couvrant la totalité du globe. Le nouveau système mondial se caractérise donc par un dédoublement de la hiérarchie internationale (disjonction de la puissance économique et de la puissance militaire) ; les États les plus importants sont des “puissances clivées”.

    Pas d'universalisme japonais

    Par ailleurs, le Japon ne fait montre d'aucune prétention universaliste et ne manifeste pas la volonté d'imposer ses idées et ses valeurs (violence symbolique) ; bref, il n'a aucune ambition hégémonique. Pour les Japonais, les peuples ne sont pas des fluides s'interpénétrant mais des boules de billard s'ignorant ou s'entrechoquant et la promotion des conceptions économiques les plus mondialistes s'accompagne d'une vive critique des multinationales “messianiques” qui cherchent à imposer uniformément leurs produits à l'ensemble de la planète. Au contraire, les milieux économiques nippons s'emploient à concilier les impératifs d'une production à l'échelle mondiale et le respect des particularismes nationaux. Un atout par ces temps de reconquista identitaire. Et un autre aspect du système international se profile, la disjonction entre “production de sens” et “production de puissance”.

    La superpuissance étant une étoile à 5 branches (économie et finance, technologie, défense, démographie, idéologie), il n'y a donc plus de vainqueur au pentathlon de la puissance. En conséquence, l'avenir n'est pas à la monopolarité ; pas plus que les États-Unis aujourd'hui, le Japon ne polarisera le monde demain. Les forces structurantes de l'ancien monde bipolaire, l'idéologie (dialectique du libéralisme et du marxisme-leninisme) et l'atome guerrier (dont les États-Unis et l'URSS prétendaient projeter la menace à l'extérieur de leurs sanctuaires), ne sont plus opératoires. En dépit des discours sur l'uniformisation idéologique (la “démocratie de marché”, nouvel horizon indépassable), le système des valeurs internationales est fluide et les enjeux internationaux se fragmentent. Quand à l'atome guerrier, la guerre du Golfe a démontré qu'il n'était pas un facteur de puissance extérieure ; il ne peut qu'interdire toute agression militaire de l'espace national sanctuarisé. Le système mondial est donc éclaté, pulvérisé par l'immensité des forces déchaînées, forces d'intégration (unification technologique et économique) et forces de fragmentation (explosion démogaphique, sous-développement, prolifération des armements au “Sud”, guerres commerciales au “Nord”, revendications identitaires, …). Et les forces de fragmentation pourraient bien l'emporter (16). La configuration qui en résulte, instable, transitoire et a-polaire, est qualifiée par Zaki Laïdi de “post-moderne” (17).

    En conclusion, si le Japon s'érige en puissance militaire régionale, “l'Asie des Soleils levants” ne peut être réduite au statut de zone nipponne (ni de zone américaine). Et l'autonomisation politique ne débouche pas sur la production d'hégémonie : le Japon ne fait pas sens. Le “milieu” dans lequel le Japon évolue est un monde complexe, interdépendant et volatil. Sa fluidité géopolitique invalide partiellement l'appareil conceptuel hérité des précédents conflits (Deuxième Guerre mondiale et guerre froide) ; l'actuelle morphogénèse se prêtant aux bifurcations, il faut raisonner moins en terme de “structures” (agencement ordonné et durable) qu'en terme de “processus” (réalite fluide et protéiforme).

    ► Louis Sorel, Vouloir n°101-104, 1993.

    ♦ Bibliographie complémentaire :

    • Jean-Robert Pitte, Le Japon, Sirey, 1991.
    • François Joyaux, Géopolitique de l'Extrème-Orient, Complexe, 1991 (t. I : Espaces et politiques ; t. II : Frontières et stratégies).


    ♦ Notes :

    (1) Cf. Guy Faure, « Où conduit l'expansion économique ? », in L'expansion de la puissance japonaise (ouvrage collectif), Complexe, 1992.
    (2) Ces données sont extraites de Pierre Lellouche, Le nouveau monde (ch. V : « Guerriers ou marchands ? La nouvelle donne de puissance au Nord »), Grasset, 1992.
    (3) Cf. Jean-Marie Buisson, « La politique extérieure du Japon », in Géopolitique n°37, 1992. Du même auteur, lire également, « Le Japon en quête de légitimité », in L'ordre mondial relâché (dir. Zaki Laïdi), Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1992.
    (4) Claude Imbert, Le Point, 29 avril 1991.
    (5) Cf. Daniel Coulmy, Le Japon et sa défense, FEDN, 1991.
    (6) Après l'erreur de l'engagement continental au Vietnam, la Doctrine Nixon marque le retour à l'endiguement insulaire et péninsulaire (sur les franges du continent asiatique et les archipels du Pacifique). Le contexte international des années 80 est utilisé par le néo-nationaliste Nakasone (Premier Ministre de 1982 à 1987) pour tenter de mettre un terme au décalage entre la puissance économique et la puissance militaire du Japon.
    (7) Depuis 1991, le budget militaire est repassé sous la barre des 1% et la progression des dépenses se ralentit. Cf. François Joyaux, « La politique de sécurité japonaise à la croisée des chemins », in Géopolitique n°37, 1992.
    (8) Romancier et député du PLD, Shintaro Ishihara est, avec Akio Morita, PDG de Sony, l'auteur d'un ouvrage symptômatique, Le Japon sans complexe, Dunod, 1991.
    (9) Ce qui n'empêche pas Singapour de maintenir ses distances en “jouant” les États-Unis contre le Japon si besoin est. Sur la cité-État, voir Marie-Françoise Durand, Le monde, espaces et systèmes, p. 278/87, FNSP-Dalloz, 1992.
    (10) Les NPI asiatiques sont la Corée du Sud, Taiwan, Singapour et Hong-Kong. L'Association des nations d'Asie du Sud-Est comprend 6 pays : Brunéi, Indonésie, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande [10 auj. avec : Viêt Nam, Laos, Birmanie, Cambodge].
    (11) Cf. Jean-Louis Margolin, « Extrême-Orient, le sens de la prospérité », in Z. Laïdi (dir.), L'ordre mondial relâché, op. cit.
    (12) La région comprend une théocratie autoritaire (Brunéi), des dictatures militaires (Indonésie...), les derniers régimes communistes (1,5 Mds d'hommes !) et des paradémocraties (Japon, Corée du Sud...). La persistance de ce polymorphisme, en dépit de l'essor économique, montre que la “démocratie de marché” n'est pas une composante irrésistible du temps mondial. Les contentieux maritimes (délimitation des zones économiques exclusives) sont particulièrement âpres en Mer de Chine Méridionale où transitent les flux pétroliers du Moyen-Orient en direction des nouvelles économies industrielles de l'Asie-Pacifique ; Sur l'expansionnisme maritime chinois, lire Y. Lacoste, Questions de géopolitique, Livre de Poche, 1988, pp. 132/136. La conflictualité régionale est également entretenue par la question des réunifications coréenne et chinoise, le “trou noir” indochinois et le litige territorial entre la Russie et le Japon (les Kouriles).
    (13) Zaki Laidi, « Une puissance sans fin ? », L'expansion..., op. cit.
    (14) Philippe Pons, « Un virage historique », Le Monde, 17 juin 1992.
    (15) Le mythe du Pacifique, vieille antienne, est lié à la spéculation philosophique plus qu'à l'observation minutieuse du réel. Cf. M.F. Durand, p. 233/45, op. cit.
    (16) Cf. Yves-Marie Laulan, « La mondialisation en panne ? », in La planète balkanisée (p. 149/157), Economica, 1991. Sur l'éclatement du système mondial, lire la première partie et la conclusion de l'ouvrage de P. Lellouche (op. cit.).
    (17) Cf. Z. Laïdi, « Sens et puissance dans le système international », in L'ordre mondial relâché, op. cit. L'auteur résume ses thèses dans Sciences Humaines n°19 (juil. 1992) : « Penser l'après-guerre froide ».

     

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    la_gra10.jpgLe Japon dans la guerre des continents

    Le japonologue russe Vassili Molodiakov a écrit de Tokyo à notre ami Douguine pour lui préciser certains faits géopolitiques relatifs au Japon. Cette lettre est parue dans le numéro 3 d'Elementy (sous-titrée Evraziskoïe obozrenie [L'Observateur eurasiste]), la revue théorique de la “Nouvelle Droite” russe.

    Cher Alexandre Douguine,


    J'ai lu récemment votre étude « La grande guerre des continents » [tr. fr. avatar, 2006] parue dans le journal Dyeïnn que je me fais envoyer au Japon par mes proches. Je voudrais vous exprimer mon admiration pour l'audace de vos constructions souvent fort complexes et qui au début, je l'avoue, m'ont plongé dans une certaine confusion et une certaine perplexité. Cependant, les ayant examinées tranquillement et en détail, je ne peux pas ne pas reconnaitre que ce modèle “conspirologique” explique effectivement bon nombre de faits de manière logique et n'est pas applicable seulement à l'histoire de la Russie et de l'Europe. J'aimerais exprimer ici quelques jugements personnels et apporter quelques compléments au sujet de “La guerre des continents” ; analyse dans laquelle, en particulier, le “front du Pacifique” n'est pas pris en considération alors que les événements qui s'y déroulaient n'étaient ni moins intéressants ni moins dramatiques que ceux auxquels on assistait en Europe. Je ne peux pour l'instant parler avec une assurance suffisante que du Japon (de formation, je suis japonologue et historien du Japon) et seulement de la période allant de 1936 à 1960. Au cours de cette période exceptionnellement importante du point de vue géopolitique, c'est précisément le Japon qui était au centre de tous les événements dans le Pacifique.

    ◘ 1. Conformément à l'opinion de Mackinder, le Japon est un Empire de type continental et eurasien, ce que confirme l'absence de distinction entre la métropole et les colonies : même au cours de la Seconde Guerre mondiale, les Japonais se sont efforcés d'intégrer et de développer les territoires conquis et ne les ont pas considéré comme de simples “sources d'approvisionnement” (en matières premières ou en quoi que ce soit d'autre). L'impérialisme japonais est du même type que l'impérialisme russe ou germanique, ce que remarquait à juste titre Lénine (seul le mot-clef ne fut pas prononcé, et ne pouvait d'ailleurs pas être prononcé). Aux moments les plus forts de l'histoire japonaise, le “sol” l'emportait sur le “sang”. La prépondérance du “sang” n'aurait pu mener qu'à une catastrophe.

    ◘ 2. Jusqu'au début des années 30, les positions des atlantistes japonais étaient assez fortes ; néanmoins, ils ne jouaient pas de rôle-clef dans la politique. Leur leader, Sidehara, ministre des Affaires étrangères de 1925 à 1927 et de 1929 à 1931 était d'orientation nettement pro-britannique et pro-américaine. Il fut écarté du pouvoir par les cercles militaires dont l'agressivité irréfléchie faisait souvent le jeu des atlantistes (rappelons-nous le putsch inspiré par le ministre de la Guerre, le général Araki, en 1932 ; ainsi que le putsch des officiers du 26 février 1936).

    ◘ 3. Le leader des Eurasiens était le prince Konoe, l'un des politiciens les plus en vue du Japon d'avant-guerre ; Premier ministre de 1937 à 1939 et de 1940 à 1941 ; ministre d'État en 1939 ; membre, en 1945, du cabinet du prince Hikasikuni (cabinet qui signa la capitulation et fut, presque dans son intégralité, arrêté par les Américains). Konoe était partisan de la plus grande intégration possible avec la Chine, de l'union avec l'Allemagne et était un adversaire résolu de la guerre contre l'Union Soviétique (le pacte de non-agression fut signé quand il exerçait les fonctions de premier ministre). Konoe haïssait les Américains et se suicida en automne 1945 à la veille de son arrestation. Aujourd'hui encore, il jouit d'une grande notoriété au Japon et sa personnalité suscite toujours le respect.

    ◘ 4. Le plus proche ami personnel, homme de confiance et conseiller de Konoe fut, durant de nombreuses années, Ozaki, politologue, journaliste, spécialiste de la Chine, reconnu comme tel à l'époque par la communauté scientifique japonaise et internationale, spécialiste aussi des relations sino-japonaises et, en même temps, compagnon de lutte de Richard Sorge. Konoe prenait en considération les opinions et les conseils d'Ozaki et lui confiait beaucoup de choses. Il y a des raisons de penser que Konoe savait pour qui travaillait Ozaki et souhaitait que sa voix fusse entendue à Moscou. Au fond, ils étaient tous les deux des eurasiens convaincus et s'aidaient mutuellement, même si ce n'était pas toujours de manière très claire.

    ◘ 5. Dans son livre Avec la mission diplomatique à Berlin (Moscou, 1965), Valentin Berechkov, interprète de Staline, mentionne le trouble, presque la panique et le désespoir de Ribbentrop lorsqu'il transmit la déclaration de guerre à l'ambassadeur soviétique Dekanozov (Berechkov était l'interprète de l'ambassadeur). Il déclara qu'il était toujours opposé à cette guerre et demanda de le faire savoir sans faute à Moscou. L'ambassadeur du Reich à Moscou, Schulenburg, était plongé dans un désespoir semblable. Tout cela complète par ailleurs le témoignage d'Arno Breker.

    ◘ 6. En octobre 1941, les militaristes renversèrent Konoe (à la même époque, Sorge et ses compagnons d'arme étaient à leur tout arrêtés). Tojo, ancien ministre de la guerre et, par le passé, général du corps des gendarmes, devint premier ministre. Tojo était un eurasien honnête, mais borné, qui haïssait conjointement le Komintern, les USA et les atlantistes, mais qui n'eût jamais la force de venir à bout de sa mission historique. Il est possible que les atlantistes, même s'ils ne le manipulaient pas, profitaient largement de toutes ses erreurs.

    ◘ 7. Tojo fut “renversé” en juillet 1944 par le ministre du Commerce et de l'Industrie, adjoint du ministre de l'Armement de son cabinet, Kishi, chef du “département des munitions” japonais durant les années de guerre et l'un des leaders les plus importants des eurasiens. Mais il était déjà tard. À Yalta, Staline avait acheté l'Europe de l'Est aux Alliés anglo-saxons, leur laissant le soin de dépecer à leur profit le Japon.

    ◘ 8. Dès le début de l'occupation américaine, Sidehara, extrait de la naphtaline, devint le premier Premier ministre sous tutelle US (d'octobre 1945 à mai 1946). C'est durant la période de son gouvernement que furent arrêtés les “criminels de guerre”, que furent prises, sous la dictée des Américains, les premières lois “démocratiques”, et que débuta l'américanisation totale et une hâtive refonte d'inspiration atlantiste.

    ◘ 9. Lors du procès de Tokyo, Tojo fut considéré comme le principal responsable, condamné à mort et pendu. Konoe se suicida avant son arrestation. Kishi fut condamné à la prison à perpétuité. les Américains fire pendre les généraux mais non les hommes politiques.

    ◘ 10. Esida, dans le passé diplomate, et qui n'était pas lié aux cercles militaristes, devint premier ministre de 1946 à 1954 (avec quelques interruptions). Il servit les atlantistes tout en étant lui même plutôt eurasien. Les principales réformes “démocratiques” américaines furent réalisées sous son gouvernement, néanmoins Esida s'efforca de conserver la plus grande part possible du Japon ancien, d'avant-guerre et traditionnel. Il est l'un des politiciens les plus respectés actuellement au Japon (en tenant compte du dégoût persistant des Japonais pour la politique et les politiciens). En 1952, il fit sortir de prison les “criminels de guerre”.

    ◘ 11. Kishi, libéré en 1952, s'engagea activement dans la politique. En 1955, le Parti libéral et le Parti démocratique, tous deux au pouvoir, se fondent en un parti libéral-démocratique unique (qui gouverne aujourd'hui encore). Kishi en devint le premier secrétaire général. En 1956, le premier-ministre Kamoyama, politicien de petite envergure, convenant à toutes les factions et n'ayant pas de passé militaire, rétablit, sans aucun doute au l'assentiment et le consentement de l'influent Kishi, les relations diplomatiques avec l'URSS. En 1956, Kishi devint ministre des Affaires Étrangères et, quelques mois plus tard (en 1957), tout en conservant un certain temps ce ministère, Premier ministre. Il fit une tournée en Europe et intensifia les activités de la diplomatie japonaise à l'ONU qui venait d'admettre l'Empire du Soleil Levant. Par la suite, il faut mentionner une tournée en Afrique du Sud et le rétablissement des relations avec la majorité des pays conquis par le Japon durant la guerre.

    Kishi commença la restauration des temples shintolstes et c'est sous son gouvernement que furent posées toutes les bases de ce que l'on appelle communément le “miracle économique japonais”. En 1960, il signa, en dépit des protestations des “démocrates” qui menèrent le pays au seuil de la guerre civile, le “Pacte sur la sécurité”, pacte historique s'il en est, qui, juridiquement, rendait les deux nations, la japonaise et l'américaine, égales en droit (contrairement à l'Accord de San-Fransisco de 1951). Pour cette raison, Kishi fut contraint de prendre sa retraite et n'occupa plus de postes gouvernementaux importants, restant toutefois député au Parlement et chef de l'une des fractions du Parti Libéral-Démocratique.

    ◘ 12. Il subsiste une question territoriale entre le Japon et l'URSS (la Russie). Pour parvenir à un accord pacifique et à la possibilité d'une union eurasienne, Khrouchtchev aurait dû, en 1956, céder deux îles, ce qu'il ne fit pas en raison de son atlantisme. Qui l'empêcha de faire ainsi définitivement la paix avec le Japon ? Quoi qu'il en soit, céder ces deux îles aujourd'hui n'arrangerait rien, il est en effet fort tard.

    ◘ 13. Sorge, comme tous les membres de son groupe, était un eurasien privilégiant le “sol” par rapport au “sang”. Il était en outre analyste et collaborateur de la revue géopolitique de Haushofer, ce qui est ignoré par la majorité des sources occidentales et par l'ensemble des sources soviétiques. En dépit de toute son orientation globale pro-atlantiste, il existait, dans le Komintern, un lobby eurasien. Sorge était l'un de ses représentants.

    Bien sûr, je n'aligne ici que de courtes thèses, qui pourront servir ultérieurement de canevas pour une enquête plus vaste. Votre méthode est non seulement applicable au Japon mais, de surcroît, lui ouvre de nouvelles possibilités. Mais n'oublions pas que les tendances pro-eurasienne et pro-atlantiste étaient déjà parfaitement perceptibles dans bien des travaux anciens de nos chercheurs. Personnellement, j'adopte votre théorie comme “modèle”.

    Avec tous mes respects,
    Vassili MOLODIAKOV

    ► Vassili Molodiakov, Vouloir n°101-104, 1993. (tr. fr. : Sepp Staelmans)

     

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    Le Japon : le succès d'une “voie prussienne”

     

    guerre10.jpgNé en 1954, Josef Schüßlburner est diplômé en sciences juridiques des universités de Ratisbonne et Kiel. Il a été conseiller scientifique auprès de la chaire de droit des peuples et des États de l'Université de Saarbrücken. Depuis 1985, il est fonctionnaire de l'administration de la RFA. De 1987 à 1989, il a travaillé à New York auprès du département juridique de l'ONU à titre d'enseignant pour la codification du droit des gens. Il est un collaborateur assidu de la revue munichoise Criticón, dont ce texte magistral sur les rapports germano-nippons est extrait.

     

     

    Lorsque nous atteignons un point de vue supérieur, notre regard balaye l'horizon. La fumée monte très haut. Les foyers du peuple montrent et prouvent son bien-être. Nintoku Tenno (IVe/Ve s.) [1]

     

    Une guerre entre les États-Unis et le Japon est-elle imminente ? On peut l'admettre surtout si l'on lit l'analyse de Friedman et LeBard (The Coming War with Japan). Cet ouvrage est important car il n'est pas l'une de ces innombrables études qui entendent faire violence au passé japonais. C'est un livre qui cherche à comprendre les motivations de la politique japonaise qui ont conduit, il y a 52 ans, à Pearl Harbour. Le Japon, en déclenchant cette attaque, avait espéré monter la population américaine contre la politique de son Président, qui enfreignait les règles de la neutralité (2). Mais le Japon n'a pas réussi son coup : au contraire, il est tombé dans le piège que lui tendait Roosevelt. Nous, Allemands, ne devrions pas négliger les analyses sérieuses, qui prévoient un conflit entre Américains et Japonais, car les hommes politiques anglo-saxons considèrent les termes “Allemands” et “Japonais” comme interchangeables.

    J'en veux pour preuve la préface d'Edward Seidensticker au livre de J. Taylor, Shadows of the Rising Sun - A critical View of the “Japanese Miracle”. Dans cette préface, on peut lire : « Nos anciens ennemis, les Allemands et les Japonais, semblent être les peuples qui, pour nous, sont les plus difficilement insérables dans un système ». Réflexion curieuse, surtout pour ceux qui se sont contentés de lire l'ouvrage de Büscher et Homann, Japan und Deutschland, qui défendait la thèse que les deux pays étaient de bons élèves des États-Unis. S'il était exact que le succès économique japonais découlait en droit ligne des quelques années de régime militaire américain, alors les Philippines auraient dû devenir la grande puissance dominante du Pacifique, puisqu'elles ont bénéficié pendant plus d'un demi-siècle d'une administration américaine ! Soyons sérieux : ce qui inquiète les hommes politiques américains face aux succès économiques du Japon (et partiellement aussi de l'Allemagne), c'est le fait que ce succès contredit certaines prémisses idéologiques et que, par conséquent, le Japon ne peut entrer dans un système pensé à l'américaine.

    L'exemple prussien

    Japanese_Soldier_Facing_Rising_Sun_high_res1_resized188.jpgJusqu'à présent, le Japon est le seul pays non-européen qui a réussi à créer une société industrielle et productiviste (progressivement, les anciennes colonies japonaises y arrivent aussi, comme Taïwan et la Corée du Sud, ou son allié de la Seconde Guerre mondiale, la Thaïlande). C'est dû au modèle que les Japonais ont adopté, en l'occurrence le modèle prussien.

    En 1853, les Japonais avaient pris conscience de leur retard militaire et technologique, à l'arrivée des canonnières américaines. Un danger les menaçait, à l'instar de toutes les autres puissances asiatiques : être contraints d'accepter des traités inégaux, qui les auraient conduits à s'endetter vis-à-vis de l'extérieur, à faire gérer leur dette par l'étranger et à admettre que les clauses de ces traités soient réalisées à coups de canon. Il ne leur restait plus qu'une solution : accepter une politique de modernisation à l'européenne afin de renforcer leur propre puissance et avoir ainsi au moins une chance de se développer. Les intellectuels japonais se sont mis à étudier intensément les institutions des pays européens, jugés plus performants. Leur intention première était de les concilier, dans la mesure du possible, avec les traditions japonaises. Pour les institutions de base que sont la constitution et la chose militaire, ils ont étudié la Prusse, dont ils considéraient les institutions comme conciliables.

    Lorenz von SteinL'œuvre des juristes allemands Hermann Roesler (1834-1894) et Albert Mosse (1848-1925) a été déterminante dans l'élaboration de la Constitution de l'Ère Meiji (3), appliquée à partir de 1889. Sur le plan idéologique, cette constitution reposait sur les conceptions de l'État de Rudolf von Gneist et Lorenz von Stein [ci-contre], qui avaient reçu la visite, à Berlin et à Vienne en 1882 et 1883, des deux conseillers de l'Empereur, Hirobumi Ito et Kowaski Inoue, chargés d'élaborer la constitution. Gneist et Stein représentaient les conceptions de l'État-Providence du XVIIIe siècle, plus exactement les conceptions de la monarchie sociale, qui visaient à créer les conditions institutionnelles sur base desquelles le libre jeu des forces sociales, voulu par les libéraux, débouchaient ou devait déboucher sur un ordre social juste. Bismarck était un représentant de cette tendance, d'autant plus que Gneist (4) avait été le porte-paroles de l'opposition libérale lors du fameux “conflit du budget”, qui avait animé le parlement prussien, et avait ainsi représenté la droite ; par la suite, Gneist était devenu l'un des protagonistes les plus décidés de la politique bismarckienne (ce qui n'était nullement contradictoire).

    En important la constitution prussienne de 1850 (et non la constitution allemande de 1871, comme on l'affirme quelque fois pour diffamer cette dernière), les constitutionalistes japonais instituaient un Parlement composé de deux chambres, soit une chambre de l'aristocratie (pour laquelle l'ancienne caste dirigeante a été divisée en 5 catégories) et une chambre des représentants, élus selon un mode de suffrage censitaire, déterminé par le paiement d'un certain montant d'impôt (en 1925, les Japonais passent au suffrage universel limité aux hommes). Le pouvoir législatif était concentré dans les mains de l'Empereur, mais celui-ci ne pouvait l'exercer qu'en accord avec le parlement. Ce dernier fixait également le budget de l'État. Dans le cas où le budget n'était pas accordé, l'administration avait pour tâche de reconduire le budget de l'année précédente. C'est de cette façon que Roesler a tenté de résoudre au Japon le “conflit du budget”, qui avait tant agité la Prusse !

    Conformément à la structure présidentielle de la monarchie constitutionnelle, la nomination des ministres n'avait pas besoin de l'accord du Parlement, ce qui n'empêcha pas l'avènement de gouvernement de partis dans les années 20 de notre siècle. Le pouvoir suprême était aux mains de l'Empereur qui ne pouvait l'exercer que dans le cadre de la constitution. Les règles de fonctionnement du Conseil d'État, instance secrète, du Cabinet et du Parlement limitaient de façon drastique le pouvoir direct de gouverner dont disposait l'Empereur dans le Japon traditionnel, ce qui constituait — cela va sans dire — une innovation extraordinaire. Ces règlements ont été introduits en même temps qu'un droit prévoyant de gouverner dans une très large mesure par ordonnances et décrets, dépassant nettement, dans ce domaine, le modèle prussien. Ce droit fit du Japon un État administratif qui permit, en concordance avec l'éthique politique confucianiste, de construire et d'organiser dans de très brefs délais un État moderne. En introduisant le droit constitutionnel prussien, les Japonais adoptaient aussi le droit civil et le droit commercial allemands, auxquels l'Allemagne actuelle doit l'essentiel de sa santé économique.

    Le Japon a d'abord tenté d'organiser son armée sur le modèle français, car le mythe napoléonien était toujours vivace. Mais le général prussien Jacob Meckel (5), devenu célèbre par son livre intitulé Elemente der Taktik qui lui avait valu l'estime de Moltke, persuada les Japonais d'abandonner cette option. Sur la recommandation de Moltke, Meckel est devenu leur conseiller et les convainquit de parfaire leur réforme militaire selon le modèle prussien. La victoire militaire allemande en 1870/71 a terni l'image de la France dans le monde et aidé indirectement Meckel dans la réalisation de son projet.

    Quelles sont les raisons profondes qui ont motivé cette orientation prussienne ? Pour répondre à cette question, nous devons tout d'abord nous rappeler que le Japon a pu adopter avec succès des modèles européens parce que, comme l'étude de son histoire nous le montre, des institutions et des idées y ont émergé, qui correspondaient étonnamment à celles nées en Europe occidentale (6), dans un contexte religieux et spirituel toutefois radicalement différent. Pour citer quelques exemples (7) : le moine zen Takuan (1573-1645), une sorte de Calvin japonais, développe une doctrine bouddhiste de la prédestination, associée à une morale pratique des affaires ; quant au moine Shosan Suzuki (né en 1579), il fut une sorte d'Adam Smith japonais, qui démontra que la morale pratique des affaires était un principe bouddhique, valorisant du même coup la caste des marchands, dont la fonction principale serait de créer de la liberté en offrant des marchandises.

    Les Japonais qui, pendant des siècles ont observé au sein des autres cultures tous les phénomènes qui leur semblaient apparentés à leurs propres institutions pour les mobiliser au profit du Japon, ont été essentiellement motivés, à mes yeux, par le rapport tacite qui existait entre les vertus dites “prussiennes”, telles la gestion efficace et non partisane des fonctions étatiques et l'État fondé sur un ordre.

    Le Japon est par ailleurs le seul pays du monde bouddhiste où s'est opérée une transformation des valeurs monachistes en valeurs militaro-bureaucratiques, comme en Prusse, où c'est l'État de l'Ordre des Teutoniques qui est devenu l'État prussien. Ainsi, au Japon, le bouddhisme, non guerrier, est devenu la religion de la caste des chevaliers, les samouraïs, dont l'existence même présente une analogie frappante avec l'Europe occidentale. Cette transformation a eu lieu à la période Kamakura (1192-1333), soit à une époque où, en Europe, apparaissait la chevalerie croisée. À cette période, au Japon, se renforce la parenté spirituelle entre le chevalier et le moine, deux figures en quête du dépassement de soi, c'est-à-dire deux figures qui tentent de surmonter la peur de la mort, de freiner les tendances humaines, trop humaines, vers la décadence et l'oubli des devoirs.

    Quand le Japon commence à se doter d'une industrie, qui, dans un premier temps, est principalement une industrie militaire ou, au moins, une industrie liée au secteur militaire, cette discipline et ces vertus monachiques-guerrières se transforment en culte de la prestation industrielle (8). De cette façon, le Japon a pu se donner les hommes capables de lui construire des navires de guerre et des avions. Le progrès technique qui, de cette façon, prend aussitôt son envol, permet au Japon de refuser les traités inégaux qu'on lui avait imposés, ainsi que la juridiction spéciale des consulats qui impliquait l'extraterritorialité des Européens résidant au Japon et pouvait toujours donner prétexte à des interventions militaires des puissances étrangères, soucieuses de “protéger” leurs ressortissants. Le Japon pouvait dès lors réclamer l'égalité en droit face aux puissances européennes et son droit à disposer d'un empire colonial. Tous les autres États non européens, anciennes grandes puissances mondiales, comme la Chine, la Turquie, l'Égypte (9) ou l'Inde (10), qui n'ont pas réussi une réforme de leur armée, prélude à une industrialisation moderne, ont été maintenu dans un stade pré-industriel misérable.

    La constitution de MacArthur

    macarthurQuand l'on garde à l'esprit tous ces préludes historiques, on peut s'imaginer le choc ressenti par les Japonais en 1945 quand débarquent au Japon les soldats de la puissance qui, en 1853 déjà, avait menacé le Japon d'une invasion. Les Japonais avaient mobilisé tous leurs efforts pour échapper au statut colonial (11) et ils risquaient de le subir, après avoir succombé face à la coalition de l'URSS, de l'Empire britannique et des États-Unis, qui, un moment agités par un racisme aussi fou que missionnaire, avaient décidé de démocratiser le Japon et de le maintenir au niveau des pays sous-développés d'Asie. Selon toute vraisemblance, les Américains jugeaient que de tels procédés et de tels objectifs étaient acceptables et réalisables, ce qui nous permet de nous demander aujourd'hui comment on a pu les qualifier de “démocratiques”.

    Heureusement pour le Japon, la guerre froide éclata très vite et l'archipel nippon devait servir au moins de point d'appui industriel. Ensuite, le Japon a eu, en la personne de MacArthur, un administrateur militaire conservateur qui a mis directement un frein aux velléités des “rééducateurs” américains qui cherchaient à expérimenter une “révolution sociale” (12). MacArthur a tout de suite compris qu'une administration militaire correcte, capable d'éviter tout désordre, ne serait possible que si la puissance occupante ne touchait pas à la personne du Tenno et ne mettait pas en pratique les fantaisies exterministes qu'avait véhiculées la propagande de guerre. MacArthur refusa ainsi d'appliquer toutes les mesures que l'Amérique en guerre avait envisagé de prendre contre l'Empereur et se contenta de faire pendre les généraux qui lui avaient infligé des défaites aux Philippines, ainsi que le Premier Ministre, ce qui avait indigné Churchill (13), partant très logiquement du principe que, dans ce cas, on pouvait également lui faire un procès et l'envoyer au gibet.

    Conformément aux principes du droit des gens, le gouvernement japonais est demeuré en exercice et la nouvelle constitution japonaise a pu voir le jour en conservant une filiation immédiate avec les principes de la constitution Meiji, si bien que l'on peut dire que la constitution Meiji est encore formellement en vigueur. Les libéraux japonais (14), c'est-à-dire ceux qui sont libéraux au sens américain du terme et se distinguent des libéraux-démocrates nippons, doutent du caractère démocratique de cette constitution. En effet, disent-ils, à cause des conditions imposées par la capitulation, l'acceptation par la chambre des aristocrates (qui se supprima elle-même en acceptant) de la nouvelle constitution et la sanction du Tenno n'ont eu qu'un caractère formel. Cette critique de la gauche libérale conduit à un curieux jugement de valeur, que l'on rencontre aussi en Allemagne, qui veut que les réformes introduites par la caste dirigeante du pays (comme par ex. le droit de vote démocratique pour le Reichstag) sont soupçonnées de fascisme, tandis que les régimes militaires étrangers sont considérés comme des garanties de démocratie !

    La constitution de MacArthur, comme l'appellent ses critiques, a été jugée de façons très diverses. D'une part, elle semblait si libérale, qu'on pouvait se dire que même les Américains ne l'auraient pas acceptée (15), ce qui est juste, dans la même mesure où la Grundgesetz ouest-allemande ne pourrait faire consensus aux États-Unis (16) pour divers motifs, parfaitement compréhensibles d'un point de vue conservateur. Par ailleurs, cette constitution a été contestée parce qu'elle constituait une nouvelle mouture de la constitution Meiji — et MacArthur l'avait perçue ainsi. Des juristes japonais, qui veulent être lus en Occident, tentent évidemment d'en donner une interprétation “occidentaliste”, décrivant toutes les décisions de la majorité parlementaire et des tribunaux japonais comme autant de renforcements du “militarisme” ou du “nationalisme”. Cela leur assure un public de lecteurs étrangers (17).

    Quoi qu'il en soit, le Japon a réussi à pratiquer sa nouvelle constitution dans le sens de la constitution dont elle est la continuité en termes formels. Preuve que le constitutionnalisme peut être un mode de gouvernement efficace, comme l'atteste la façon dont le Japon a réglé le problème de la privatisation des chemins de fer, alors qu'en Allemagne les milliards de dettes s'accumulent. En outre, signalons que la sanction impériale confère aux lois une signification religieuse, dans l'optique de la majorité des citoyens nippons, du moins inconsciemment. Ce qui explique le taux de criminalité extrêmement bas que connaît l'Empire du Soleil Levant.

    En dépit des exagérations proférées par ces commentateurs ou idéologues libéraux, il me faut tout de même signaler que la constitution actuelle a tout de même transposé dans les faits certains projets ou idées défendus pendant l'entre-deux-guerres par le plus connu des représentants de la “nouvelle droite” d'alors, Kita Ikki (18), comme la suppression de la caste aristocratique, afin d'éliminer les obstacles existants entre l'Empereur et le peuple, et de la remplacer par une assemblée consultative élue, destinée à orienter les décisions de la chambre des représentants. Les revendications d'Ikki se référaient aux réformes du Régent Shotoku Taishi (574-622) (19), que l'on peut considérer comme le Solon japonais. Dans un recueil de 17 articles, ce dernier a forgé la structure de la vieille constitution japonaise, en s'appuyant sur un confucianisme adapté au pays, c'est-à-dire un confucianisme respectant la religion bouddhiste et acceptant le mythe shintoïste de l'Empereur.

    Afin de préserver le Japon de tous troubles révolutionnaires, pareils à ceux secouant en permanence la Chine, parce qu'on y avait affirmé que l'Empereur, ou plutôt la dynastie, avait perdu le mandat du Ciel, Taishi octroya au Grand-Roi du Japon (O-kimi) le titre de Tenno, qui, de ce fait, fut décrété “divinité révélée” (arahito gami). Cette doctrine, souvent mésinterprétée, correspond ni plus ni moins à la conception ouest-européenne des deux corps du monarque (20). L'existence du deuxième corps du monarque, invisible et divin, implique la conception de corporéité personnelle et territoriale de “l'État” (qui, lui non plus, n'est pas “visible”), et que le monarque symbolise en tant qu'être visible (21). Conséquence de cette doctrine : il était désormais impossible que Dieu et l'Empereur puissent être en contradiction, ce qui, ipso facto, excluait toute révolution à la mode chinoise. La succession du trône était légitimée par filiation directe et droit d'aînesse (ce qui est une autre analogie frappante avec l'Europe occidentale). Devant l'Empereur, qui règne sur tous, tous sont toutefois égaux. Les fonctions ne sont pas héréditaires ; les fonctionnaires ne sont recrutés que sur base de leurs compétences. Le peuple doit obéir à l'Empereur, mais celui-ci n'a pas le droit d'exercer une dictature, car il doit tenir compte du principe du consensus (art. 10 et 17) (22).

    Autre moyen pour préserver le système du Tenno de tout danger révolutionnaire : l'obligation, pour l'autorité suprême de conserver une stricte neutralité. Grâce à ce principe, le système du Tenno a pu se maintenir en dépit des guerres civiles, du Shogunat et du système féodal, érigé à l'encontre des intentions de Taishi (23). Ce système présente donc une continuité, semblable à celle de la papauté romaine (24). Au vu de cette évolution, on comprend pourquoi le Japon a emprunté la voie de la modernisation en réactivant tout simplement l'exercice direct du pouvoir par l'Empereur, et permet aussi de comprendre pourquoi la revalorisation du rôle du Tenno et la démocratisation, achevée en 1925, ont été concomitantes. Il faut tenir compte de cet arrière-plan historique pour bien saisir la démarche de ceux qui se font les avocats des “obstacles” entre l'Empereur et le peuple nippon, obstacles qui sont notamment le “Shogunat” américain ou les intellectuels de gauche japonais qui réclament l’avènement d'un fondamentalisme libéral par le biais d'un culte pacifiste (25) quasi religieux, appelé à devenir une nouvelle religion d'État, ou encore l'opposition de gauche qui, dans un passé récent, s'engouait pour les rituels politiques de l'orwellienne Corée du Nord (26).

    La gauche allemande et le Japon

    bomb10.jpgOn pourrait penser que le Japon offre beaucoup à la gauche allemande dans sa recherche permanente de patries de remplacement. Car, enfin, l'inlassable quête de la gauche intellectuelle, la recherche fébrile de modèles étrangers, trouverait dans l'Empire du Soleil Levant un pays extra-européen qui a tenu tête aux impérialismes occidentaux, a conservé son identité culturelle dans une très large mesure, tout en demeurant un pays industriel compétitif et offensif ; nous dirions même mieux : le Japon est devenu tel précisément parce qu'il a su conserver son identité (27). Mais, pour la gauche allemande, le Japon reflète trop la vieille Prusse pour que son égophobie puisse l'admirer. Un fait est certain : le Japon a réussi à maîtriser la modernité dans un sens positif ; il a construit une société industrielle, imperméable à tout mythe révolutionnaire, a souligné l'importance d'une réforme militaire pour le développement de l'industrie (assortie d'une politique systématique et fanatique visant l'interdiction de toute exportation d'armements, pratique considérée comme freinant l'autarcie du développement industriel), a inauguré une voie conservatrice vers le développement qui a démontré son efficacité. Tout cela contrarie l'euphorie de la gauche allemande en faveur des sociétés multiculturelles.

    Ensuite, le Japon prouve, par ses succès, que les religions asiatiques, dans le concret, n'offrent pas de la consolation à bon marché, contrairement à ce que croient les adeptes du New Age, mais indiquent plutôt une voie de salut personnel reposant sur l'ascèse et le travail assidu (depuis le XVIe siècle, les moines japonais ne mendient plus mais convertissent la population à un “ascétisme immanentiste”, un peu au sens où l'entendait Max Weber). Quand on examine comment a été traitée l'information venue d'Extrême-Orient dans un hebdomadaire comme le Spiegel, on constate que le régime abstrus d'un Mao Tse-Toung (28) y a été mieux traité que la politique japonaise, émanation de procédures démocratiques. Un homme de gauche chinois qui s'embrouille et se trompe, mais prétend travailler pour le salut de l'humanité, sera mieux jugé par nos journalistes qu'un homme de droite japonais qui commet quelques gaffes en finançant sa campagne électorale.

    Cette vision des choses est due à la manipulation de l'histoire, que nous avons vécue dans le sillage de la rééducation, optique pour laquelle le Japon est même tenu responsable de l'atomisation de Hiroshima [ci-dessus le 6 août 1945] et de Nagasaki (29). Dans ce cadre, la gauche parlait beaucoup de la “responsabilité” du Tenno, récemment décédé (30), ce qui prouve que cette gauche, face au fait Japon, instrumentalise une fois de plus la vision rééduquée de l'histoire à son profit.

    Tout cela est d'autant plus absurde que le “militarisme” japonais présentait des aspects qualifiables d'“extrême-gauche”. En 1925, au Japon, l'introduction du suffrage universel était lié à un compromis : en même temps que son adoption était promulguée une loi visant à garantir la paix civile, impliquant l'interdiction de toutes les organisations visant à changer la structure de l'État et à éliminer la propriété privée. Ce compromis obligea la gauche à s'adapter au “socialisme impérial” (31), surtout au moment de la crise économique, quand l'armée, radicalisée, contraignit les gouvernements bourgeois successifs, notamment pendant la guerre de Mandchourie, à passer à l'action. Dans un mémorandum adressé au Tenno, le futur Premier Ministre Konoé évoque les hommes de la droite musclée et dit d'eux qu'ils ne sont rien d'autre que des communistes masqués, qui ont revêtu les oripeaux de la kokutai (l'idéal de la communauté nationale), tout en planifiant une véritable révolution communiste destinée à préparer le Japon à une guerre de libération panasiatique (32).

    Lorsque les députés japonais ont voté la loi de 1938 décrétant la mobilisation générale, le représentant du peuple Nishio Suehiro du Parti des masses populaires (après la guerre, il fondera le Parti Démocratique Socialiste, dissidence de l'aile syndicaliste traditionnelle des Socialistes, amis de la Corée du Nord), déclare que le Premier Ministre japonais doit être un chef aussi crédible que le sont Mussolini, Hitler et Staline (33). La gauche avait appliqué son schéma de la lutte des classes à la politique internationale et admis que le Japon (tout comme l'Allemagne) était une “nation prolétaire”, opposée aux États possédants, qui instrumentalisaient une “morale supérieure pacifiste” pour pouvoir défendre leurs possessions coloniales plus aisément (34). Ce constat, posé par une personnalité de gauche comme Suehiro, a été accepté par bon nombre d'hommes de droite, si bien que la guerre, au Japon, a fait l'objet d'un consensus global entre gauche et droite (35).

    Or, comme la gauche ne se distingue de la droite que dans la question de la position du Tenno, les protagonistes de la gauche manipulent l'histoire en rendant le système du Tenno responsable de la guerre et tente de faire passer la droite pour un ramassis de canailles. Pourtant, jamais un régime véritablement totalitaire ou national-socialiste n'a accédé au pouvoir au Japon (36), parce qu'avec la monarchie, les élites traditionnelles du pouvoir pouvaient affirmer leurs positions, même si les partis avaient été réunis dans un mouvement, pour des raisons dépendant davantage des circonstances de guerre que d'une idéologie bien profilée. Et si l'on veut absolument affirmer la culpabilité japonaise, il faut rendre le peuple responsable, vu le large consensus qui a régné tout au long de la guerre. Mais une inculpation globale du peuple japonais ne cadre pas avec le dogme démocratique de l'innocence a priori du peuple, surtout si ce sont des Européens qui inculpent, jugeant de la sorte un peuple non-européen auquel on accole une culpabilité collective : c'est à juste titre alors qu'on soupçonnera les “juges” de racisme. De ce fait, manipuler le passé ne peut plus se faire que sur base d'“analyses structurelles post-racistes” à la Habermas, où la canaille est toujours celui qui “représente” le passé.

    Mais on s'aperçoit bien vite dans quelle continuité se situent ces analyses : la littérature de la gauche allemande sympathise très souvent avec les projets les plus étonnants des autorités d'occupation américaine au Japon, comme par ex., l'idée fumeuse de remplacer le Japonais par l'Anglais (37), parce que ç'aurait été, paraît-il, la meilleure façon d'éliminer les “structures linguistiques non démocratiques” (mais, dans les mêmes ouvrages, on accuse les Japonais d'avoir voulu imposer leur langue aux Coréens, ce qui est normal, puisque leur grammaire est “non-démocratique”…). C'est ainsi que l'on s'aperçoit, au fond, que les gauches ne tolèrent aucunement la multiculturalité, car elles s'y attaquent par tous les moyens, précisément là où cette multiculturalité revêt un sens, c'est-à-dire à l'échelon international.

    La gauche — c'est un fait acquis — croit au “bon sauvage”, mythe qui avait déjà conduit les révolutionnaires français à commettre l'irréparable, dans leur propre pays, en Vendée et à Lyon. Et lorsque les ressortissants d'un pays exotique ne se comportent pas, dans leur vie quotidienne ou leur vie politique, comme on a imaginé qu'ils devraient se comporter, et quand ils deviennent des concurrents sérieux, que ce soit sur le plan militaire ou sur le plan économique (38) et confisquent de la sorte à la gauche son beau rôle favori, qui est de materner, d'“aider au développement”, alors les masques tombent : les mêmes moralisateurs exigent que la communauté récalcitrante soit mise au pas, au diapason des valeurs qui ont été posées une fois pour toutes comme seules valables, ou exigent pire encore, l'atomisation, les tapis de bombes, l'éradication (39)

    La politique allemande et le Japon

    image_11.jpgFace à cette volonté des gauches de tout vouloir uniformiser et mettre au pas, nous sommes bien obligés de considérer la voie particulière, suggérée par le Japon, comme un enrichissement de l'horizon des expériences humaines. Et de la défendre comme telle. Si le Japon est en passe de devenir la nation-guide en matière de technologie (40) — après que l'on ait reproché, et pendant longtemps, aux Japonais de n'être que des “imitateurs” plus ou moins talentueux — on a intérêt à s'interroger très sérieusement sur la signification des “voies particulières” pour le développement futur de l'humanité, et donc des potentiels de créativité qu'elles incarnent. Les “voies particulières” ont ceci pour elles qu'elles s'avèrent toujours être les meilleures voies ; dans le cas du Japon, son exemple a séduit les autres pays de l'Asie orientale, dans le sens où il constitue une remarquable synthèse, réussie, entre le confucianisme traditionnel et les modèles européens (ajoutons que cette synthèse a pu s'accomplir parce que le modèle prussien a été importé, imité et japonisé).

    À juste titre, plusieurs voix ont demandé aux Américains de ne pas imiter les Japonais pour tenir bon face à la concurrence extérieure, mais de revenir à leurs propres traditions, notamment celle, puritaine, du travail acharné (41), créateur de richesses, et, partant, signe d'élection divine. Les Allemands feraient d'ailleurs bien d'imiter pour leur propre compte ce conseil donné aux hommes d'affaire américains et, mieux, de le mettre en pratique de façon plus systématique encore : en étudiant l'histoire du Japon, ils verraient que leurs propres traditions politiques germaniques permettent parfaitement à un pays faible de sortir très vite de sa misère pré-industrielle.

    Les auteurs allemands qui savent comment s'agencent réellement les choses et, partant, ne partagent pas l'opinion, courante de nos jours, qui veut que le Japon soit “l'élève modèle des États-Unis” et, a fortiori, n'ont pas succombé à l'esprit du temps, qui se veut anti-prussien, ne critiquent pas les Japonais d'avoir adopté des modèles prussiens et non pas des modèles britanniques “libéraux et éclairés”. Certes, le Japon n'est pas un État idéal de facture libérale-démocratique (42), ce qui ne doit pas nous empêcher de constater que les pays non-européens qui, plutôt de mauvais gré que de bon gré, ont adopté le modèle britannique, n'ont jamais pu dépasser le stade de la pauvreté pré-industrielle ou celui de cette pauvreté perpétuée par le socialisme, en dépit des aides au développement. C'est le cas de l'Inde ou des pays des Caraïbes. Ou bien, ils ont basculé dans les dictatures socialistes dites “de développement” (Afrique). Mais lorsque des régions de l'ex-Commonwealth britannique connaissent le succès économique en conservant des institutions de type britannique, comme Singapour ou Hong Kong, elles se placent en dessous du Japon sur le plan de la démocratie pure et théorique. Qui plus est, ces régions doivent leur succès pour l'essentiel à l'afflux de capitaux privés japonais et à l'imitation des modes japonais de gestion d'entreprise.

    Dans le passé, les échanges germano-japonais se sont effectués sur une voie à sens unique, raison pour laquelle le monde politique allemand n'a jamais pris correctement connaissance des affaires japonaises. Cela vaut même pour la Seconde Guerre mondiale, quand pourtant les services secrets britanniques gaspillaient beaucoup d'heures précieuses en tentant de déchiffrer les arcanes d'une stratégie germano-japonaise secrète qui n'existait pas… (43). En dépit des nombreux intérêts communs qui pourraient unir Allemands et Japonais, les hommes politiques allemands font tout pour que cette réelle communauté d'intérêts ne se transforment pas en une politique commune. Quand un chancelier allemand se plaint devant les Américains que l'Allemagne porte le fardeau le plus lourd dans le financement de la perestroïka et que ce chancelier en appelle à d'“autres” pour participer à cette opération hasardeuse, il ne peut que susciter le mépris des Japonais.

    Car, en fin de compte, ceux-ci ne sont nullement responsables du fait que les Allemands, niais, se montrent incapables de reconnaître leurs propres intérêts. Or comme cette plainte est adressée aux Américains, les Japonais pourraient parfaitement interpréter cette démarche comme une menace, en d'autres termes, comme un appel aux Américains — qui ne veulent pas payer eux-mêmes la perestroïka — à pressurer les Japonais. Ceux-ci perçoivent dans ces exercices de mauvais goût une sorte de pression morale constante, qui les obligerait, en bout de course, à participer à ces exhibitions de culpabilité dont les hommes politiques allemands sont passés maîtres et où ils étalent sans vergogne le mépris qu'ils cultivent à l'égard de leur propre peuple. Les Japonais essuient de plus en plus souvent des allusions désobligeantes comme celles d'un Helmut Schmidt, qui se venge parce que les Japonais n'avaient pas suivi jadis sa folie des grandeurs, en refusant le rôle de locomotive de l'économie mondiale qu'il suggérait à un tandem germano-nippon. D'où son argument : les Japonais doivent chercher la “réhabilitation” (44).

    Cette dénonciation infantile des Japonais n'est d'aucune utilité pour les Allemands. Ceux-ci devraient bien plutôt tirer les leçons qui s'imposent du conflit qui se profile nettement à l'horizon, entre le Japon et les États-Unis. Ils apprendraient ainsi qu'il ne suffit pas de connaître le succès économique sur la scène internationale (45). D'autres États ont des idées très claires sur la “responsabilité pour le monde” qui découle de la puissance économique.

    Sur base de l'équation désormais conventionnelle entre les intérêts de l'Occident anglo-saxon et ceux de la “démocratie” (mais du pouvoir de quel peuple s'agit-il en l'occurrence ?), n'est-ce pas une honte que ce ne soit pas le gouvernement légitime du Japon, démocratiquement élu, qui puisse définir cette “responsabilité”, mais, à sa place, l'Administration américaine ? Le succès économique japonais s'est effectué malgré les quantités réduites de matières premières dont dispose la métropole. Une telle situation est précaire, relève même d'une précarité croissante, car le Japon tombe de plus en plus sous la dépendance de l'étranger, fragilisant du même coup sa position stratégique. Le Japon pourrait de la sorte être contraint de payer comme au lendemain d'une guerre perdue.

    Le progrès sur les plans économique et technique devient un élément cardinal de la grande politique planétaire, surtout au moment où les États-Unis ne peuvent plus faire la guerre sans la technique japonaise et sans l'accord de Tokyo pour financer le déficit de l'État américain (n'oublions pas que les contributions japonaises et allemandes ont permis aux États-Unis de tirer de substantiels profits financiers de l'opération koweïtienne) (46). Dans de telles circonstances, la présence des troupes américaines revêt une finalité économique et technologico-politique (47), si bien que l'on risque l'Europe au profit de l'OTAN. Le public japonais, lui, sent toujours la corde que l'on veut lui passer autour du cou (48). Ainsi, on pousse chaque jour davantage le Japon à risquer une confrontation avec la Chine (49) ; ensuite, la Corée du Nord donne bonne conscience aux Anglo-Saxons : ils peuvent y trouver un Saddam Hussein qui y règne depuis 40 ans.

    Quelles conséquences cela pourrait-il avoir (50) ? Les avertissements que lancent les militaires ne sauraient être négligés sous prétexte qu'ils sont des exagérations, même si notre époque considère, en théorie, que les guerres ne sont plus “rentables” (c'est également ce que l'on croyait à la veille de la Première Guerre mondiale). En effet, dès 1925, l'année où le suffrage universel est introduit au Japon (51), un spécialiste britannique de la marine (52) décrit dans un roman le déroulement de la guerre du Pacifique de 1941-45, avec une relative exactitude.

    Si l'on suit attentivement le fil conducteur, mentionné au début du livre, il apparaît tout de suite clairement qu'une bonne partie du public américain s'imagine parfaitement qu'une guerre contre le Japon est possible, de même d'ailleurs qu'une guerre contre l'Allemagne (53), ce qui ne doit pas nous étonner, vu qu'il y a très souvent équation entre les deux puissances. Celles-ci peuvent éviter la guerre en payant, bien entendu pour soutenir de “nobles causes”. Et si ces puissances se rebiffent, elles pourront aisément être manœuvrées et succomber à ces stratégies fatales dont les Américains se sont fait une spécialité, tablant sur la fragilité de leurs adversaires et les forçant, comme l'avouait le ministre de la guerre de Roosevelt juste avant Pearl Harbour, à frapper le premier coup et à passer aux yeux de l'opinion publique internationale comme des “agresseurs” méritant une juste punition.

    Aujourd'hui, Allemands et Japonais paient tout de suite, volontairement, même sans y être formellement obligés comme dans l'art. 231 du Traité de Versailles ou selon le droit dit à Nuremberg ou à Tokyo. De plus, on a extirpé du mental allemand, mais aussi du mental japonais, “l'esprit prussien” qui s'oppose radicalement au sentiment des Anglo-Saxons d'être un peuple élu. Il y aurait aujourd'hui des Japonais qui souhaiteraient avoir comme nous Allemands un Président, qui déclarerait que le 8 mai est une “journée de libération” (53) (pour le Japon ce serait sans doute le 6 août, jour où Hiroshima fut atomisée, à la suite, c'est bien connu, d'une “provocation” japonaise). En effet, ces deux journées de l'an 1945 ont inauguré l'ère de paix et de liberté que nous avait annoncée et promise Roosevelt.

    ► Josef Schüsslburner, Vouloir n°101-104, 1993.

    (texte issu de Criticón, mars-avril 1992)

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    ◘ Notes :

    (1) Shinkokinwakashu – Japanische Gedichte, Reclam, p. 91.

    (2) Ce n'est qu'en juillet 1991 que le gouvernement américain a reconnu que les anciens Flying Tigers, engagés aux côtés des Chinois avant Pearl Harbour, étaient des vétérans comme les autres. Cf. A. Schickel, « Verdeckte Kampfhandlungen durch Fliegende Tiger », in Geschichte n°6/1991, p. 64. Le fait qu'E. Wickert (dans son article de la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 28 nov. 1991), qui s'efforce pourtant de nous présenter les faits de manière équilibrée, ne mentionne pas cet aspect des choses et parle plutôt d'« une attaque en pleine paix », ce qui est vrai mais seulement du point de vue de l'opinion publique américaine et ne correspondait nullement à l'expérience des Japonais. On voit que l'on est toujours loins d'une présentation objective.

    (3) Cf. C.H. Ule, « 100 Jahre Meiji-Verfassung in Japan », DVBl., 1989, pp. 173 et ss. ; les textes de la constitution Meiji et de la constitution de MacArthur figurent en annexe du livre de Miyazawa Toshiyoshi, Verfassungsrecht (Kempo), vol. 21, de la Schriftenreihe Japanisches Recht, 1986.

    (4) Cf. Klaus Luig, « Rudolf von Gneist (1816-1895) und die japanische Verfassung von 1889 », in Kulturvermittler zwischen Japan und Deutschland, édité par le Japanisches Kulturinstitut de Cologne, 1990, p. 50 et ss.

    (5) Cf. Andreas Meckel, « Jacob Meckel (1842-1906), Instrukteur der japanischen Armee – Ein Leben im preußischen Zeitgeist », in [voir note (4)], pp. 78 et ss.

    (6) Cf. John Whitney Hall, Das Japanische Kaiserreich, vol. 20 de la Fischer Weltgeschichte, 1968, p. 10.

    (7) Cf. Hajime Nakamura, « Der religionsgeschichtliche Hintergrund der Entwicklung Japans in der Neuzeit », in Japan und der Westen, édité par v. Barloewen/Werhahn-Mees, vol. 1, pp. 56 & ss. De même, Shichihei Yamamoto, Ursprünge der japanischen Arbeitsethik, ibid., pp. 95 & ss.

    (8) Cf. Michio Morishima, Warum Japan so erfolgreich ist, 1985, surtout pp. 95 & ss.

    (9) Voir à ce propos, David B. Ralston, Importing the European Army : The Introduction of European Military Techniques and Institutions into the Extra-European World, 1600-1914, 1990.

    (10) Cf. Ingeborg Y. Wendt, Japanische Dynamik und indische Stagnation ?, 1978, voir surtout les p. 67 & ss. ; quand on songe au fait que le Japon n'a imposé son autonomie douanière qu'en 1911, on comprend que le Japon a longtemps risqué d'être houspillé sur une « voie indienne ».

    (11) On oublie trop souvent aujourd'hui qu'en 1945 le colonialisme n'était interdit qu'aux Japonais et aux Allemands. Les Hollandais ont aussitôt repris leurs guerres coloniales en Insulinde mais l'occupation japonaise avait déstabilisé et affaibli trop considérablement l'administration néerlandaise, ce que les Hollandais ne pardonneront pas de si tôt aux Japonais (voir note 39).

    (12) La grève générale planifiée par les socialistes et les communistes en février 1947 a été interdite à temps par le quartier général allié, inquiet des succès communistes en Chine, voir note 8), p. 171 ; à cause d'une intrigue machinée par la CIA, le seul cabinet socialiste japonais est tombé en 1948, voir à ce propos Crome, note 30), pp. 246 & ss. De cette façon, les forces de gauche, que le libéralisme américain avait pourtant hissé aux positions dirigeantes, ont été éloignées du pouvoir. L'introduction d'une système électoral qui fait que les campagnes électorales sont chères, a rendu difficiles les victoires de la gauche, surtout qu'il n'existait pas de système de financement des partis et des campagnes électorales. À propos du financement des partis au Japon, cf. Frankfurter Allgemeine Zeitung, 25 nov. 1991 (supplément “économie”).

    (13) Cf. Walter Millis (éd.), The Forresal Diaries, 1951, p. 524.

    (14) C'est ce que dit Toshiyoshi, voir note 3), pp. 43 & ss.

    (15) Voir note 6), p. 347.

    (16) voir à ce propos notre article, « Wie soll eine gesamtdeutsche Verfassung aussehen », in Criticón n°120, pp. 171 & ss.

    (17) Ce que l'ont peut observer en lisant le Japan Quarterly, not. le numéro d'oct.-déc. 1988, pp. 350 & ss., « When Society is Itself the Tyrant », où l'on entend par “tyran” la société japonaise elle-même, qu'il s'agit de “rééduquer” selon les principe du “libéralisme de gauche”, idéologie dominante aux États-Unis.

    (18) En dépit de ses positions socialistes, il n'en était pas moins un monarchiste tiède (cf. son ouvrage de 1906, Die Theorie des Nationalen Gemeinwesens und des wahren Sozialismus) ; cette orientation est opposée à la droite traditionnelle, dont le “noyau dur” comprend environ 1/5 de la fraction du PLD (Parti Libéral-Démocrate) et dont les intellectuels les plus représentatifs sont les journalistes Hideaki Kase et le compositeurs japonais le plus connu, Toshiro Mayuzumi. En partant du principe que si le Japon n'avait pas été la première victime d'une attaque atomique, il n'y aurait pas eu dans le monde de “zones dénucléarisées”, ce groupe se réserve l'option d'un armement atomique pour le Japon.

    (19) Voir note 8), pp. 29 & ss. Ces articles sont explicités de façon fort complète par Hermann Bohner et Shotoku Taishi de la Deutsche Gesellschaft für Natur- und Völkerkunde Ostasiens, Tokyo (s.d.).

    (20) Ouvrage fondamental à ce sujet : Ernst H. Kantorowicz, Die zwei Körper des Königs, 1957 (première édition all. : dtv/Wissenschaft, 1990).

    (21) Comme l'art. 1 de la constitution japonaise actuelle ne dit pas autre chose, Hirohito, à juste titre, n'a pas accordé d'importance particulière à son renoncement au statut de “divinité”. Lorsque l'on songe qu'une entité aussi décisive que “l'État” n'existe qu'en tant que chose pensée (ou crue, c'est-à-dire en un certain sens en tant que mythe), cela devrait en fait réfuter toute forme de matérialisme.

    (22) L'art. 17 doit être cité à ce niveau-ci de notre exposé, tant il reflète la sagesse politique asiatique : « Les décisions ne doivent pas être prises par une seule et unique personne... Dans un cas de moindre importance, c'est facile ; on ne doit pas être nombreux pour délibérer ; seulement dans les cas où il s'agit d'affaires importantes, et où vous vous inquiétez du fait de pouvoir éventuellement vous tromper, alors il faut que vous vous concertiez à plusieurs pour obtenir une vision claire de l'affaire. Alors il en sortira quelque chose de rationnel ». La première des 5 promesses inscrites dans le serment de la Restauration Meiji, qui promettait d'instaurer un conseil de type parlementaire aussi large que possible, de façon à ce que les « dix mille affaires de l'Empire » puissent être réglées au départ de discussions publiques, remonte à l'art. 17 du Codex Taishi (voir note 19)).

    (23) L'art. 12 ôtait aux administrateurs provinciaux le droit de lever l'impôt de manière autonome, de façon à garantir l'unité de l'appareil administratif de l'État.

    (24) Comme le Tenno, aux époques les plus grandioses de l'histoire japonaise, voyait ses fonctions réduites à celle de pontife supérieur, l'histoire du Japon présente, quoique dans une forme édulcorée, quelque chose ressemblant à la bipolarité (Empereur/Pape ; spirituel/temporel ; religieux/scientifique) propre à la voie particulière empruntée par l'Europe occidentale, ce qui explique sans doute les analogies entre le Japon et la portion occidentale de notre continent.

    (25) C'est clair dans le texte mentionné en note 17), qui signale qu'à la place de la théocratie d'avant-guerre s'est substituée une serious soul-searching (une recherche de l'âme sérieuse), débouchant sur une obligation de pacifisme (v. p. 352), qui s'enlise rapidement dans un dogme postulant que seul l'État nippon est en tort quand surviennent des tensions. Dans ce sens, on prétend (p. 351) que le refus japonais du service militaire a fait que les tensions en Asie n'ont pas conduit à l'escalade (mais on ne prévoit rien dans le cas où le Japon serait dans son droit).

    (26) Ce n'est que depuis peu de temps que les socialistes japonais, qui se nomment désormais “sociaux-démocrates”, s'efforcent d'adopter une attitude plus positive à l'égard de la Corée du Sud. Le fait que l'idéologie pacifiste juge positivement le régime nord-coréen, montre qu'en Asie les ersätze de religion peuvent prendre des formes plus perverses que les mauvais usages de religions traditionnelles originales.

    [notes 27 à 53] ...

     

     

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    La lutte du Japon contre les impérialismes occidentaux

     

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    ♦ Intervention de Robert Steuckers, Ve université d'été de la F.A.C.E. et de Synergies Européennes, Varese, Lombardie, 1er août 1997.

    LE JAPON AVANT SON OUVERTURE

    Les principales caractéristiques politiques du Japon avant son ouverture forcée en 1853 étaient :

    • 1. Un isolement complet
    • 2. Un gouvernement assuré par le Shôgun, c'est-à-dire un pouvoir militaire.
    • 3. La fonction impériale du Tennô est purement religieuse.
    • 4. La société est divisée en 3 castes : les Daimyos (seigneurs féodaux), les Samouraïs (fonctionnaires et vassaux), les Hinin (le peuple).


    Sous le Shôgun YOSHIMUNE (1716-1745), le pouvoir impose :

    • des taxes sur les biens de luxe afin d'“ascétiser” les daimyos et les samouraïs qui s'amollissaient dans l'hédonisme.
    • une élévation des classes populaires.
    • la diffusion de livres européens, à partir de 1720 (afin de connaître les techniques des Occidentaux).


    Sous le Shôgun IEHARU (1760-1786), le Japon connaît une phase de déclin :

    • la misère se généralise, les castes dirigeantes entrent en décadence (les tentatives de Yoshimune ont donc échoué).
    • la misère générale entraîne le déclin du Shôgunat.
    • on assiste alors à une réaction nationale, portée par le peuple, qui revalorise le shintoïsme et la figure du Tennô au détriment du Shôgun.


    Avant l'ouverture, le Japon présente :

    ◘ 1. Une homogénéité territoriale :

    • Trois îles + une quatrième en voie de colonisation (soit Kiou-Shou, Shikoku, Honshu + Hokkaïdo).
    • Sakhaline et les Kouriles sont simplement perçues comme des atouts stratégiques, mais ne font pas partie du “sol sacré” japonais.


    ◘ 2. Une homogénéité linguistique.

    ◘ 3. Une certaine hétérogénéité religieuse :

    • le Shinto est l'élément proprement japonais.
    • le bouddhisme d'origine indienne a été ajouté à l'héritage national.
    • le confucianisme d'origine chinoise est un corpus plus philosophique que religieux et il a été ajouté au syncrétisme bouddhisme/shintoïsme.
    • la pratique du prosélytisme n'existe pas au Japon.
    • la vie religieuse est caractérisée par une co-existence et un amalgame des cultes : il n'existe pas au Japon de clivages religieux antagonistes comme en Europe et en Inde.
    • aucune religion au Japon n'aligne de zélotes.


    ◘ 4. Une homogénéité ethnique : la majeure partie de la population est japonaise, à l'exception des Aïnous minoritaires à Hokkaïdo, des Coréens ostracisés et d'une caste d'intouchables nommé “Eta”.

    ***

    Cette esquisse du Japon d'avant l'ouverture et ces 4 facteurs d'homogénéité ou d'hétérogénéité nous permettent de dégager trois leitmotive essentiels :

    • 1. Contrairement à l'Occident chrétien ou même à l'Islam, le Japonais n'est pas religieux sur le mode de la disjonction (ou bien… ou bien…). Il ne dit pas : “je suis protestant ou catholique et non les deux à la fois”. Il est religieux sur le mode CUMULATIF (et… et…). Il dit : “Je suis ET bouddhiste ET shintoïste ET confucianiste ET parfois chrétien…)”. Le mode religieux du Japonais est le syncrétisme.

    • 2. Le Japonais ne se perçoit pas comme un individu isolé mais comme une personne en relation avec autrui, avec ses ancêtres décédés et ses descendants à venir.

    • 3. Pour le Japonais, la Nature est toute compénétrée d'esprits, sa conception est animiste à l'extrême, au point que les poissonniers, par ex., érigent des stèles en l'honneur des poissons dont ils font commerce, afin de tranquiliser leur esprit errant. Les poissonniers japonais viennent régulièrement apporter des offrandes au pied de ces stèles érigées en l'honneur des poissons morts pour la consommation. A l'extrême, on a vu des Japonais ériger des stèles pour les lunettes qu'ils avaient cassées et dont ils avaient eu un bon usage. Ces Japonais apportent des offrandes en souvenir des bons services que leur avaient procurés leurs lunettes.

    LE JAPON ET L'EUROPE

    Premiers contacts : Avec les Portugais (chargé d'explorer, de coloniser et d'évangéliser toutes les terres situées à l'Est d'un méridien fixé par le Traité de Tordesillas). Avec eux s'installent les premières missions chrétiennes, composées de Franciscains, de Dominicains et de Jésuites.

    Le Shôgun IYEYASU est bouddhiste, membre de la secte Jodo, et s'oppose au christianisme parce que cette religion occidentale : a) exclut les autres cultes et refuse leur juxtaposition pacifique ; b) génère des querelles incompréhensibles entre Franciscains et Dominicains espagnols d'une part et Jésuites portugais d'autre part ; c) parce que les Anglais et les Hollandais, qui harcèlent les deux puissances catholiques ibériques, promettent de ne pas s'ingérer dans les affaires religieuses du Japon, de ne pas installer de missions et donc de ne pas transposer les querelles de l'Occident au Japon.

    Après l'éviction des Portugais et des Espagnols catholiques, l'influence européenne la plus durable sera la hollandaise. Elle s'exercera surtout sur le plan intellectuel et scientifique, notamment en agriculture et en anatomie.

    LE JAPON FACE AUX PUISSANCES LIBÉRALES (USA/GRANDE-BRETAGNE)

    Les Japonais se désintéressent des marchandises que leur proposent les Anglais. Pour gagner quand même de l'argent, les Anglais vendent de la drogue (opium). Ils obligent ensuite les Japonais à accepter des “traités inégaux”, équivalent à un régime de “capitulations”. Ils obligent les Japonais à accepter un statut d'EXTRA-TERRITORIALITÉ pour les résidents étrangers qui sont ainsi soustraits à toute juridiction japonaise (cette mesure a été prise à la suite de la décapitation de plénipotentiaires portugais de Macao, exécutés sans jugement et arbitrairement). Ils obligent les Japonais à renoncer à ériger tous droits de douane et à respecter de la façon la plus ab­solue le principe du “libre marché”.

    Sans appareil politico-administratif issu d'un mercantilisme ou d'un protectionnisme bien étayés, les Japonais sont à la merci du capital étranger. Face à cette politique anglaise, qui sera appliquée également par les États-Unis à partir de 1853, les Japonais comprennent qu'ils doivent à tout prix éviter le sort de l'Inde, de la Chine et de l'Égypte (cette dernière était un État solidement établi au début du XIXe siècle, selon les principes de “l'État commer­cial fermé” de Fichte).

    Pour ne pas être démuni face aux puissances européennes et aux États-Unis, le Japon se rend compte qu'il doit adopter : a) la technologie occidentale (armes à feu, artillerie, navires de guerre) ; b) les méthodes d'organisation occidentales (il adoptera les méthodes prussiennes) ; c) les techniques navales occidentales.

    Cette volonté de s'adapter aux technologies occidentales ouvrira l'Ère Meiji à partir de 1868. Géopolitiquement, à partir de 1868, le Japon était coincé entre la Russie et les États-Unis. La Russie avançait ses pions en Sibérie orientale. Les États-Unis transformaient le Pacifique en lac américain.

    LE JAPON FACE AUX ÉTATS-UNIS

    Date clef : 1842. Cette année-là voit la fin de la première guerre de l'opium entre la Grande-Bretagne et la Chine. Londres impose aux Chinois le Traité de Nankin, où le Céleste Empire doit accepter la clause de la nation la plus favorisée à toutes les puissances occidentales. Sur le continent américain, les derniers soldats russes quittent leur colonie de Californie (Fort Ross).

    En 1844 est signé le Traité de Wanghia entre la Chine et les États-Unis. Ce Traité amorce la politique commerciale américaine en direction de l'immense marché potentiel qu'est la Chine. Jamais les Américains ne renonceront à conquérir ce marché. Dès le Traité de Wanghia, la volonté d'expansion des États-Unis dans le Pacifique prend forme.

    En 1845, cette longue marche en direction de l'hypothétique marché chinois commence sur le territoire américain lui-même, par la querelle de l'Oregon. Sur ce territoire sans souveraineté claire (ni britannique ni américaine), les États-Unis veulent imposer exclusivement leur souveraineté, car ils considèrent que cette région est un tremplin vers les immensités océaniques du Pacifique.

    Dans la presse de l'époque, les intentions géopolitiques des États-Unis s'expriment en toute clarté : « L'Oregon est la clef du Pacifique ». Au Congrès, un Sénateur explique sans circonlocutions : « Avec l'Oregon, nous dominerons bientôt tout le commerce avec les îles du Pacifique-Sud et avec l'Asie orien­tale ». Finalement, les États-Unis imposent leur volonté aux Britanniques (qui conservent néanmoins Vancouver, surnommé depuis une dizaine d'années, “Han-couver”).

    En 1847, les États-Unis amorcent les premières négociations avec les Russes en vue d'acheter l'Alaska et les Aléoutiennes ; ils envisagent ainsi de projeter leur puissance en direction de la Mer d'Okhotsk et du Japon (en 1867, 20 ans après le début des pourparlers, l'Alaska deviendra effectivement américain). En 1848, après une guerre avec le Mexique [cf. page sur la Doctrine Monroe], les États-Unis annexent le Texas, le Nouveau-Mexique et la Californie. Ils possèdent désormais une façade pacifique. L'objectif est clairement esquissé : c'est la création d'un “nouvel empire” américain dans le Pacifique.

    Le théoricien de cette expansion pacifique est William H. Seward. Ses théories se résument en 8 points :

    • 1. Cet empire sera commercial et non militaire.
    • 2. Il devra compenser l'insuffisance du marché intérieur américain.
    • 3. Il devra lancer et consolider l'industrie américaine.
    • 4. Il devra être épaulé par un flotte de guerre importante.
    • 5. Il devra être structuré par une chaîne de comptoirs, de points d'appui et de stations de charbon (pour les navires de commerce et de guerre).
    • 6. Il ne devra pas être colonial au sens romain et européen du terme, mais se contenter d'une collection de “Hong-Kongs” américains.
    • 7. Il devra viser le marché chinois et éviter toute partition de la Chine.
    • 8. Il devra faire sauter les verrous japonais.


    En 1853, avec l'expédition des canonnières du Commandant Perry, la marine américaine ouvre de force le Japon au commerce international. À partir de 1853, les États-Unis cherchent à contrôler îles et archipels du Pacifique. Ce seront, tour à tour, Hawaï, Samoa (où ils s'opposeront aux Allemands et perdront la première manche) et les Philippines (qu'ils arracheront à l'Espagne à la suite de la guerre de 1898). Avec l'acquisition des Philippines, les États-Unis entendent s'approprier le marché chinois, en chasser les puissances européennes et le Japon et y imposer à leur profit une économie des “portes ouvertes”.

    LE JAPON FACE À LA RUSSIE

    Au XIXe siècle, la Russie s'étend en Eurasie septentrionale et en Asie Centrale. Elle vise à faire du fleuve Amour sa frontière avec la Chine, afin d'avoir pour elle le port de Vladivostok (gelé toutefois pen­dant 4 mois par an), puis d'étendre son protectorat à la Mandchourie et d'avancer ses pions en di­rection de la Mer Jaune, mer chaude, et d'utiliser Port Arthur pour avoir sa propre façade pacifique. La Russie encercle ainsi la Corée, convoitée par le Japon et coincée entre Vladivostok et Port Arthur.

    La Grande-Bretagne et les États-Unis veulent maintenir la Russie le plus loin possible de la Chine et du littoral pacifique. Pour contenir la Russie, la Grande-Bretagne conclut une alliance avec le Japon. L'appui de la haute finance new-yorkaise permet au Japon de bénéficier de crédits pour mettre sur pied une armée de terre et une marine de guerre. Au même moment, s'enclenche dans la presse libérale du monde entier une propagande contre le Tsar, “ennemi de l'humanité”. Simultanément, émerge un terrorisme en Russie, qui agit comme cinquième co­lonne au profit des Britanniques, des financiers américains et des Japonais (qui servent de chair à ca­non).

    Le Japon frappe les Russes à Port Arthur par surprise, sans déclaration de guerre. La Russie doit envoyer sa flotte de la Baltique à la rescousse. Mais les Anglais ferment Suez et refusent de livrer eau potable et charbon aux navires russes. La Russie est battue et doit composer. Les États-Unis, qui avaient cependant soutenu le Japon, font volte-face, craignant la nouvelle puis­sance nippone en Mandchourie, en Corée et en Chine. Sous la pression américaine, les Japonais sont contraints de renoncer à toutes réparations russes, alors qu'ils comptaient sur celles-ci pour rembourser leurs emprunts new-yorkais. Les intrigues américaines font du Japon un pays endetté, donc affaibli, et, croit-on, plus malléable.

    Dès 1907, on assiste à un rapprochement entre Russes et Japonais. En 1910, les Japonais s'emparent définitivement de la Corée, sans pour autant inquiéter les Russes. De 1914 à 1918, les Japonais s'emparent des établissements et colonies du Reich dans le Pacifique et en Chine. Les Japonais interviennent dans la guerre civile russe en Sibérie : a) ils appuient les troupes de l'Amiral Koltchak qui se battent le long du Transsibérien et dans la région du Lac Baïkal au nord de la Mongolie, b) ils appuient la cavalerie asiatique du Baron Ungern-Sternberg en Mongolie, c) ils tentent de pénétrer en Asie centrale, via le Transsibérien, la Mandchourie et la Mongolie.

    LE RETOURNEMENT AMÉRICAIN ET LA « CONFÉRENCE DE WASHINGTON »

    Les États-Unis s'opposent à cette pénétration japonaise et appuient en sous-main les Soviétiques en : a) décrétant l'embargo sur les exportations de coton vers les Japon, b) interdisant l'importation de soies japonaises aux États-Unis, c) provoquant ainsi un chomâge de masse au Japon, lequel est dès lors incapable de financer ses projets géopolitiques et géoéconomiques en Asie septentrionale (Mandchourie et Mongolie).

    En 1922, se tient la CONFÉRENCE DE WASHINGTON. Les Américains y imposent au monde entier leur point de vue :

    • 1. L'Angleterre est priée de retirer définitivement tout appui au Japon.
    • 2. Les Japonais doivent se retirer de Sibérie (et abandonner Koltchak et Ungern-Sternberg).
    • 3. Les Japonais doivent rendre à la Chine le port ex-allemand de Kiao-Tchau.
    • 4. La Chine doit pratiquer une politique des “portes ouvertes” (en théorie, le Japon et les États-Unis sont à égalité dans la course).
    • 5. Les États-Unis imposent un équilibrage ou une limitation des marines de guerre : Les États-Unis et la Grande-Bretagne peuvent aligner chacun 525.000 tonnes, le Japon doit se contenter de 315.000 tonnes, l'Italie et la France se voient réduites à 175.000 tonnes chacune (Georges Valois, Charles Maurras et l'état-major de la marine française s'en insugeront, ce qui explique la germanophilie des marins français pendant la Seconde Guerre mondiale, de même que leur européisme actuel), la marine allemande est quasiment réduite à néant depuis Versailles et n'entre donc pas en ligne de compte à Washington en 1922.


    Le Japon est dès lors réduit au rôle d'une puissance régionale sans grand avenir et est condamné au “petit cabotage industriel”. Les militaires japonais s'opposeront à cette politique et, dès 1931, une armée “putschiste”, mais non sanctionnée pour avoir perpétré ce putsch, pénètre en Mandchourie, nomme Empereur du “Mandchoukuo”, Pu-Yi, dernier héritier de la dynastie mandchoue et pénètre progressivement en Mongolie intérieure, ce qui lui assure un contrôle indirect de la Chine. Washington refuse le fait accompli imposé par les militaires japonais. C'est le début de la guerre diplomatique qui se muera en guerre effective dès 1941 (Pearl Harbour).

    LE JAPON ET L'ALLEMAGNE

    C'est le facteur russe qui déterminera les rapports nippo-germaniques. L'Allemagne s'intéresse au Japon pour : a) créer un front oriental contre la Russie qui se rapproche de la France ; b) créer une triplice Berlin-Pétersbourg-Tokyo.

    En 1898, au moment de la guerre hispano-américaine, le ministre japonais ITO HIROBUMI suggère une alliance eurasiatique entre l'Allemagne, la Russie et le Japon. C'est au Japon, en lisant les écrits du Prince Ito, que Haushofer a acquis cette idée de “bloc continental” et l'a introduite dans la pensée poli­tique alle­mande.

    Mais en Allemagne on s'intéresse très peu au Japon et bien davantage à la Chine. Guillaume II est hanté par l'idée du “péril jaune” et veut une politique dure en Asie, à l'égard des peuples jaunes. Sa politique est de laisser faire les Russes. Par ailleurs, les diplomates allemands craignent que des relations trop étroites avec le Japon ne bra­quent la Russie et ne la range définitivement dans le camp français. L'Allemagne refuse de se joindre au Pacte nippo-britannique de 1902 contre la Russie et braque ainsi l'Angleterre (qui s'alliera avec la France et la Russie contre l'Allemagne en 1904 : ce sera l'Entente).

    En 1905, la Russie, après sa défaite, quitte le théâtre extrême-oriental et jette son dévolu en Europe aux côtés de la France. L'Allemagne est présente en Micronésie mais sans autre atout : elle en sera chassée après la Première Guerre mondiale. Les déboires et les maladresses de l'Allemagne sur le théâtre pacifique lui coûteront cher. Ce sera l'obsession du géopolitologue Haushofer.

    LE DISCOURS DE LA POLITIQUE JAPONAISE

    Face à l'Europe et surtout aux États-Unis, à partir de la Conférence de Washington de 1922, quel discours alternatif le Japon va-t-il développer ?

    • A. Les idéologies au Japon en général

    Pierre Lavelle, spécialiste français de la pensée japonaise distingue 3 formes idéologiques : 1) traditionnelles, 2) néo-traditionnelles, 3) modernes.

    ◘ 1. Les formes traditionnelles

    Parmi les formes traditionnelles, le Shinto cherche à s'imposer comme idéologie officielle de la japoni­tude. Mais cette tentative se heurte au scepticisme des dirigeants japonais, car le Shinto éprouve des difficul­tés à penser le droit et la technique. Au cours des premières décennies de l'Ère Meiji, le bouddhisme perd du terrain mais revient ensuite sous des formes innovantes. Le confucianisme est revalorisé dans les milieux ultra-nationalistes et dans les milieux patronaux.

    ◘ 2. Les formes néo-traditionnelles

    Leur objectif : a) garder une identité nationale ; b) cultiver une fierté nationale ; c) faire face efficacement au monde extérieur avec les meilleures armes de l'Occident.

    ◘ 3. Les formes modernes

    C'est d'abord la philosophie utilitariste anglo-saxonne qui s'impose au milieu du XIXe siècle. Après 1870, les orientations philosophiques japonaises s'inspirent de modèles allemands (ce qui perdu­rera). Vers 1895 disparaissent les dernières traces du complexe d'infériorité japonais. De 1900 à nos jours, la philosophie japonaise aborde les mêmes thématiques qu'en Europe et aux États-Unis. La dominante allemande est nette jusqu'en 1945. De 1955 à 1975 environ, le Japon connaît une période française. Michel Foucault est fort apprécié. Aujourd'hui, l'Allemagne reste très présente, ainsi que les philosophes anglo-saxons. Heidegger semble être le penseur le plus apprécié.

    • B. LE PANASIATISME (1)

    L'idéal panasiatique repose sur deux idées-maîtresses définissant le Japon : 1) comme puissance dominante qui a su rester elle-même et a assimilé les techniques de l'Occident ; 2) comme puissance appelée à organiser l'Asie. Dans cette optique, deux sociétés patriotiques émergent : 1) La Société du Détroit de Corée (Gen'yôsha). 2) La Société du Fleuve Amour (Kokuryûkai).

    • C. La “DOCTRINE D'ÉTAT” : POSITIONS ET FIGURES

    ◘ Positions

    • 1. Centralité du Tennô/de la Maison Impériale.
    • 2. Le Shintô d'État qui laisse la liberté des cultes mais impose un civisme à l'égard de l'Empereur et de la nation japonaise.
    • 3. L'âme des sujets n'est pas distincte de l'Auguste Volonté du Tennô.
    • 4. La vision sociale de Shibuwasa Eiichi (1841-1931) : a) subordonner le profit à la grandeur nationale ; b) subordonner la compétition à l'harmonie ; c) subordonner l'esprit marchand à l'idéalisme du samouraï. Ce qui implique : a) des rapports non froidement contractuels ; b) des relations de type familial dans l'entreprise.
    • 5. L'idéal bismarckien d'un État social fort et protectionniste, s'inscrivant dans le sillage de l'École histo­rique allemande.
    • 6. Le développement d'un nationalisme étatique reposant, chez Inoue Testujiro (1856-1944) : a) sur une modernisation du confucianisme, b) sur le panasiatisme, c) sur le rejet du christianisme. Et chez Takayama Chogyu (1871-1902) sur l'idée que le Japon est le champion des “Non-Aryens” dans la grande lutte finale entre les races qui adviendra.
    • 7. Le développement concommittant d'un nationalisme populaire, dont les idées-forces sont : a) le refus de l'étiquette occidentale dans les rituels d'État japonais, b) la défense de l'essence nationale (kokusui), c) la remise en cause de l'idée occidentale du progrès unilinéaire, d) la nation est la médiation incontournable des contributions de l'individu à l'humanité.


    ◘ Figures

    ♦ 1. Miyake Setsurei (1868-1945)

    L'objectif du Japon doit être le suivant : il doit faire la synthèse de l'émotion chinoise, de la volonté in­dienne et de l'intelligence occidentale (la démarche, comme toujours au Japon, est une fois de plus CUMULATIVE). Il doit ainsi être capable de bien faire la guerre, éviter le piège du bureaucratisme, adopter le suffrage universel, y compris celui des femmes.

    ♦ 2. Shiga Shigetaka (1863-1927)

    L'identité culturelle japonaise passe par une valorisation des paysages nationaux (Shiga Shigetaka est écologiste et géophilosophe avant la lettre). L'expansion dans le Pacifique doit se faire par le commerce plutôt que par les armes.

    ♦ 3. Okahura Tenshin (1862-1913)

    Le Japon doit prendre conscience de son asiatisme. Il doit opérer un retour aux valeurs asiatiques. Il doit s'inspirer de la démarche de l'Indien Rabindranath Tagore (1861-1941), champion de l'émancipation indienne et asiatique. Les valeurs asiatiques sont : le monisme, la paix, la maîtrise de soi, l'oubli de soi, une notion de la famille centrée sur la relation entre générations et non sur le couple.

    ♦ 4. Les nationalistes chrétiens

    Attention : les chrétiens japonais sont souvent ultra-nationalistes et anti-américains. Pour les nationalistes chrétiens, les valeurs communes du christianisme et du Japon sont : la fidélité, l'ascèse, le sacrifice de soi, le dévouement au bien public, l'idée d'une origine divine de toute autorité.

    Les chrétiens protestants :

    • a. Ebina Danjô (1856-1937) : L'Ancien Testament doit être remplacé par la tradition japonaise. Le Tennô doit être adjoint à la Sainte-Trinité.

    • b. Uchimura Kanzô (1861-1930) : L'Occident n'applique pas les principes chrétiens, c'est au Japon de les appliquer en les japonisant.

    • c. Les Catholiques : En 1936, le Vatican s'en tire avec une pirouette : le Shintô n'est pas une religion, donc il est compatible avec le christianisme. Les Catholiques peuvent donc pratiquer les rites shintoïstes.

    En conclusion, le christianisme japonais se présente comme un “christianisme de la Voie Impériale”. Seuls les Quakers et les Témoins de Jéhovah ne s'y rallient pas.

    • D. L'ULTRA-NATIONALISME à partir des années 20

    Comme l'Alldeutscher Verband allemand ou la Navy League américaine, l'ultra-nationalisme japo­nais débute par la fondation d'une société : la SOCIÉTÉ DE LA PÉRENNITÉ (Yûzonsha). Ses fondateurs sont : ÔKAWA SHÛMEI et KITA IKKI (1883-1937).

    ♦ a. Kita Ikki

    Kita Ikki plaide pour le socialisme et le culte de l'État. Il adhère à la Société du Fleuve Amour. Il prône une solidarité avec la Chine, victime de l'Occident, dans une optique panasiatique. Il développe une vision “planiste” de la Grande Asie japonocentrée. Par “planisme”, j'entends une vision tournée vers l'avenir, non passéiste, où la mission du Japon passe avant le culte du Tennô.

    ♦ b. Ôkawa Shûmei (1886-1957)

    La pensée d'Ôkawa Shûmei est à dominante confucéenne. Il plaide pour une solidarité avec l'Islam.

    ♦ c. Nakano Seigô (1886-1943)

    Il est le fondateur de la SOCIÉTÉ DE L'ORIENT (la Tôhôkai), qui sera active de 1933 à 1943. Il est le seul au Japon à se réclamer ouvertement du fascisme et du national-socialisme. Il plaide pour l'avènement d'un “socialisme national anti-bureaucratique”. Dans sa défense et son illustrations des modèles totalitaires allemand et italien, il est seul car le Japon n'a jamais été, même pendant la guerre, institutionnellement totalitaire.

    ♦ d. Le Général Araki Sadao (1877-1966)

    Il inscrit l'ultra-nationalisme japonais dans une perspective spirituelle et fonde la FACTION DE LA VOIE IMPÉRIALE (Kôdôha). L'ultra-nationalisme japonais culminera pendant les années de guerre dans 4 stratégies : 1) La valorisation de l'esprit (tiré des mânes des ancêtres et des dieux présents partout dans le monde) contre les machines, 2) L'éradication de la culture occidentale moderne en Asie, 3) La valorisation de “l'Autre Occident”, c'est-à-dire l'Allemagne et l'Italie, où il mettre surtout l'accent sur l'héroïsme (récits militaires de la Première Guerre mondiale, pour servir d'exemple aux soldats), plutôt que sur le racisme de Mein Kampf, peu élogieux à l'égard des peuples jaunes, 4) L'antisémitisme alors que le Japon n'a pas de population juive.

    • E. GÉOPOLITIQUE ET PANASIATISME (2)

    ◘ Les sources de la géopolitique japonaise

    Les Japonais, bons observateurs des pratiques des chancelleries européennes et américaines, lisent dans les rapports de l'Américain Brooks Adams des commentaires très négatifs sur la présence alle­mande dans la forteresse côtière chinoise de Kiau-Tchéou, alors que les Russes se trouvent à Port Arthur. Brooks Adams exprime sa crainte de voir se développer à grande échelle une politique de chemin de fer transcontinentale portée par les efforts de la Russie, de l'Allemagne et d'une puissance d'Extrême-Orient. Devant une masse continentale unie par un bon réseau de chemin de fer, la stratégie du blocus, chère aux Britanniques et aux Américains, ne peut plus fonctionner.

    ◘ Conclusion

    Les Japonais ont été les premiers à retenir cette leçon, mais ont voulu prendre la place de la Chine, ne pas laisser à la Chine le bénéfice d'être la puissance extrême-orientale de cette future “troïka” ferroviaire. D'où : les flottes allemande et japonaise doivent coopérer et encadrer la masse continentale russe et mettre ainsi un terme à la pratique des “traités inégaux” et inaugurer l'ère de la coopération entre partenaires égaux.

    Après l'alliance anglaise de 1902 et après la victoire de 1905 sur la Russie, qui ne rapporte pas grand'chose au Japon, le Prince Ito, le Comte Goto et le Premier Ministre Katsura voulaient une alliance germano-russo-japonaise. Mais elle n'intéresse pas l'Allemagne. Peu après, le Prince Ito est assassiné en Corée par un terroriste coréen. L'IDÉE D'UN “BLOC CONTINENTAL EURASIEN” est donc d'origine japonaise, bien qu'on le retrouve chez l'homme d'État russe Sergueï Witte.

    • F. Le PANASIATISME (3)

    Quant au panasiatisme, il provient de 3 sources :

    • 1. Une lettre du révolutionnaire chinois Sun-Yat-Sen au ministre japonais Inoukaï : le leader chinois demandait l'alliance de la Chine et du Japon avec la Turquie, l'Autriche-Hongrie et l'Allemagne, pour “libérer l'Asie”.
    • 2. L'historien indien Benoy Kumar Sakkar développe l'idée d'une “Jeune Asie” futuriste.
    • 3. Le discours de l'écrivain indien Rabindranath Tagore, exhortant le Japon à ne pas perdre ses racines asiatiques et à coopérer avec tous ceux qui voulaient promouvoir dans le monde l'émergence de blocs continentaux.


    APRÈS 1945 :

    • La souveraineté japonaise est limitée.
    • McArthur laisse le Tennô en place.
    • Le Japon est autorisé à se renforcer économiquement.


    Mais dès les années 80, ce statu quo provoque des réactions. La plus significative est celle de Shintaro Ishihara, avec son livre The Japan That Can Say No (1989 au Japon, avant la guerre du Golfe ; 1991 dans sa traduction américaine, après la guerre du Golfe). Dans cet ouvrage, Shintaro Ishihara :

    • réclame un partenariat égal avec les États-Unis en Asie et dans le Pacifique.
    • souligne les inégalités et les vexations que subit le Japon.
    • explique que la politique des “portes ouvertes” ne réglerait nullement le problème de la balance commer­ciale déficitaire des États-Unis vis-à-vis du Japon.
    • observe que si les États-Unis présentent une balance commerciale déficitaire face au Japon, c'est parce qu'ils n'ont jamais adapté correctement leur politique et leur économie aux circonstances variables dans le monde.
    • observe que les pratiques japonaise et américaine du capitalisme sont différentes, doivent le rester et dérivent de matrices culturelles et historiques différentes.
    • observe que l'imitation d'un modèle étranger efficace n'est pas un déshonneur. Le Japon a appris de l'Occident. Les États-Unis pourraient tout aussi bien apprendre du Japon.
    • se réfère à Spengler pour dire : a) il n'y a pas de “fin de l'histoire”, b) la quête de l'humanité se poursuivra, c) comme Spengler l'avait prévu, la civilisation de demain ne sera possible que si se juxtaposent des cul­tures différentes sur la planète, d) les différences ne conduisent pas à l'incompatibilité et à la confrontation.
    • annonce que le Japon investira en Europe, notamment en Hongrie et en Tchéquie.
    • suggère aux Américains un vaste programme de redressement, basé sur l'expérience japonaise.


    La réponse américaine, rédigée par Meredith et Lebard (cf.) est : une réponse agressive ; une réponse prévoyant une future guerre en Asie, mettant aux prises un Japon regroupant autour de lui une alliance avec l'Indonésie, Singapour, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, les Philippines, la Malaisie, la Thaïlande, la Myanmar, l'Inde et la Chine. Cette alliance visera à contrôler à la place des Américains la route du pétrole du Golfe à Singapour et de Singapour au Japon, par un binôme marin Inde/Japon.

    Face à ce bloc est-asiatique et indien, les États-Unis doivent, disent Meredith et Lebard, mobiliser un contre-alliance regroupant la Corée, la Chine, Taïwan, l'Indonésie, l'Australie, les Philippines et Singapour : l'Indonésie et la Chine constituant les enjeux majeurs de cette confrontation.

    ► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°32, 1998. 

    ◘ BIBLIOGRAPHIE :

    ♦ Références principales :

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    • LAVELLE, Pierre, La pensée japonaise, PUF, 1997.
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    ♦ Références secondaires :

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    La géopolitique japonaise hier et aujourd'hui


     

    okusai10.jpgL'arrière-plan

    Lorsque la Zeitschrift für Geopolitik de Karl Haushofer sort son premier numéro en 1924 à Munich en Allemagne, rapidement des exemplaires de cette revue se retrouvent entre les mains de géographes et de politologues japonais. Le Prof. Nobuyuki Iimoto publie dès 1928 un article sur la nouvelle science géopolitique allemande dans Chirigaku Hyoroon (Revue de Géographie). Il y faisait la distinction entre la géopolitique proprement dite et la géographie politique, introduite au Japon quelques années auparavant. Parmi les thèmes abordés dans cet article : la théorie organique de l'État, forgée au départ par le professeur suédois Rudolf Kjellén. En 1936, le livre fondamental de Kjellén, Staten som lifsform (L'État en tant que forme de vie) fut traduit en japonais par le Prof. Abe Shigoro (1).

    La crise mandchoue des années 30 renforça l'intérêt des milieux universitaires japonais pour la géopolitique. La géopolitique allemande devint ainsi l'étoile polaire des géopolitologues asiatiques. Ces derniers ne concevaient pas la géopolitique comme un simple instrument politique à l'usage des nations “have not”, des nations démunies de ressources et d'espace. Ils la considéraient comme l'assise philosophique destinée à déterminer les objectifs politique et à les atteindre. Pendant ce temps, le Prof. Karl Haushofer, doyen de la géopolitique allemande, focalisait toute son attention, dans les colonnes de la Zeitschrift für Geopolitik, sur les problèmes de l'Asie et de l'Océan Pacifique, son thème privilégié.

    L'influence de Haushofer

    Entre 1908 et 1910, Haushofer, qui accéda au grade de général pendant la Première Guerre mondiale, fut instructeur auprès de l'artillerie japonaise. Il avait été très impressionné par la société japonaise. Raison pour laquelle la thèse de doctorat de Haushofer, présentée en 1911, traitait des bases géographiques de la puissance militaire nippone. Entre 1913 et 1941, il écrivit pas moins de 8 livres sur le Japon.

    Le Général Haushofer entretenait un profond respect pour ce qu'il appelait “l'instinct géopolitique” du Japon, qu'il décrivait comme tel :

    • 1. Il y a au Japon une très forte conscience des dangers qui menacent l'existence de la nation. Cette conscience a impressionné Haushofer.
    • 2. Le gouvernement japonais est particulièrement habile à décrire le pays comme dépourvu d'espace suffisant pour nourrir sa population en pleine croissance et comme menacé par les puissances environnantes.
    • 3. Le Japon fait usage des règles du jiu-jitsu, c'est-à-dire qu'il est capable de faire machine arrière, afin de prendre distance pour observer l'ennemi et attendre qu'il fasse un faux mouvement. Ce mouvement peut alors être utilisé pour le mettre hors de combat.


    Le Professeur Haushofer cultivait également un grand respect pour le shintoïsme : « Parmi les phénomènes qu'il convient d'observer parallèlement à la géopolitique, dont notamment la puissance imaginative, les impulsions artistiques et la géographie culturelle, le shintoïsme, force spirituelle qui émerge dans l'espace pacifique, est là-bas le fait de vie le plus solide. Le shintoïsme a absorbé et assimilé le bouddhisme, la philosophie nationale des Chinois et la culture occidentale, tout cela sans perdre les caractéristiques propres qui en font une culture de l'espace pacifique » (2).

    L'une des idées principales de Haushofer était de forger une ligue des plus grandes nations d'Asie (Japon, Chine, Inde), dont l'Empire du Soleil Levant serait la puissance-guide « depuis l'Indus jusqu'au fleuve Amour » en incluant les petites nations de la région. Mais contre la volonté de la Chine ou de l'Inde, Tokyo ne pourrait jamais réaliser ce leadership. Hélas, l'invasion de la Mandchourie par les forces nippones en 1931 transforma la Chine en un ennemi juré du Japon et alarma les Indiens.

    Cependant, Haushofer caressait d'autres plans. Il envisageait aussi une « alliance transcontinentale entre l'Allemagne, la Russie et le Japon », espérant ainsi damer le pion des puissances thalassocratiques et impérialistes. Ce bloc, rassemblé autour de ces trois États, donnerait au Japon l'assurance de ne pas être attaqué depuis le continent et lui permettrait de se tailler un empire en Asie. Les Japonais, peuple marin, pouvaient de la sorte s'élancer vers l'horizon, plus précisément vers l'Australie, continent quasi vide qui aurait pu résoudre leurs problèmes démographiques.

    Les Japonais remarquaient à l'époque que Haushofer, « pendant son séjour au Japon, avait étudié à Kyoto, ancienne capitale impériale et cœur de la tradition nipponne, plutôt que dans les villes européanisées que sont Yokozuka, Kobe, etc. Il rapporte dans ses mémoires qu'il s'est trouvé dans le temple de Kyoto, près du mausolée des Empereurs et qu'il est entré là en contact direct avec l'esprit japonais. Raison pour laquelle, dans la pensée haushoférienne, on percevra plus clairement et plus profondément l'influence du japonisme que chez n'importe quel autre Euro-Américain » (3).

    Le Dr. Saneshige Komaki, professeur de géographie à l'Université Impériale de Kyoto, était un admirateur de la pensée “japonisée” de Haushofer et l'un des principaux instigateurs d'une géopolitique japonaise spécifique. Son point de départ : jeter les bases historiques et géographiques du futur empire japonais. La pensée géopolitique, selon le Prof. Komaki, avait émergé au Japon dès le XVIIIe siècle, bien avant le géographe allemand Friedrich Ratzel, le Prof. Haushofer ou le Suédois Kjellén.

    La Société Géopolitique de Kyoto (SGK)

    Le Prof. Saneshige Komaki était le président de la Kyoto Chiseigaku-kai (Société Géopolitique de Kyoto ; SGK). Comme nous venons de la dire, il était le promoteur d'une géopolitique spécifiquement japonaise, axée sur les prédispositions et les intérêts nationaux du Japon. Entre 1940-1945, il écrivit 9 ouvrages de géopolitique (4).

    L'Association Géopolitique Japonaise (AGJ)

    La Nihon Chiseigaku-kai (Association Géopolitique Japonaise ; AGJ) a été mise sur pied à Tokyo en novembre 1941. Elle se référait plus directement à la géopolitique allemande que la SGK. Les recherches entreprises par l'AGJ mettaient l'accent sur « l'espace terrestre et maritime entourant le Japon et formant son Lebensraum ». L'objectif était de créer un État défensif japonais (un Wehrstaat). L'AGJ publiait un mensuel, Chiseigaku (Géopolitique) et organisait régulièrement des conférences. La SGK et l'AGJ ont eu nettement moins d'influence au Japon que l'Institut et la revue de Haushofer n'en ont eue en Allemagne.

    L'Association de Recherches sur la Politique Nationale (ARPN)

    La Kusaku Kenkyu-kai (Association de Recherches sur la Politique Nationale ; ARPN) fut créée en 1937 par le Baron Kiumochi Okura et par Kazuo Yatsugi. Parmi les 2.000 membres de l'association, on comptait de hauts fonctionnaires appartenant à divers ministères. Le rôle de Yatsugi a été particulièrement important : il ébaucha la fameux « Plan de Dix Ans pour parfaire une Politique Nationale Intégrée ». Ce texte a servi de base à la célèbre « Grande Sphère de Co-prospérité Est-Asiatique » (GSCPEA), un Grossraumordnung, un “ordre grand-spatial” japonais, qui englobait les territoires conquis par les armées nipponnes pendant la Seconde Guerre mondiale.

    Selon ce plan, le Japon devait créer une sphère économique comprenant l'archipel nippon et le Manchukuo, la Chine servant de base et le Japon de cœur et de moteur. Dans cette sphère, il fallait également inclure la Sibérie orientale, la Mongolie intérieure et extérieure, les États du Sud-Est asiatique, l'Inde et l'Océanie. En avril 1943, l'ARPN, sous la direction de Yatsugi, publia Le Plan des mesures à prendre pour construire la GSCPEA, document important, révélant clairement la politique japonaise, et influencé directement par le livre de Haushofer sur la géopolitique de l'Océan Pacifique.

    L'Association de Recherches Showa (ARS)

    La Showa Kyenkyu-kai (ARS) a été constituée en novembre 1936 par Ryunosake Goto, un ami intime du Premier Ministre japonais Konoe. Comptant 300 membres, l'ARS entretenait des liens étroits avec le Bureau du Plan du Cabinet, qui avait élaboré le plan final de la GSCPEA. L'ARS a publié un certain nombre de livres et d'essais qui ont eu une influence très profonde sur la politique impériale japonaise.

    La Ligue pour l'Asie Orientale (LAO)

    La Toa Renmei Kyokai (Ligue pour l'Asie Orientale ; LAO) a été fondée par le Lieutenant-Général Kanjii Ishiwara en septembre 1939. Cet officier avait étudié en Allemagne dans les années 20. L'objectif de la LAO était de créer une “ligue des nations” orientales, basée sur l'Odo (La Voie Royale ou la Droite Voie). Le premier objectif était de libérer l'Asie orientale de toutes les influences extérieures. Cette Ligue publiait la revue Toa Renmei (Ligue Est-Asiatique). Des sociétés affiliées ont été formées par la suite dans le Manchukuo et en Chine. Le plan conçu par la LAO, prévoyant une alliance entre le Japon, le Manchukuo et la Chine, avait l'appui du Premier Ministre Konoe et de Wang Ching-wei, qui présidait le gouvernement chinois de Nanking pour le compte des Japonais. Ishiwara et ses amis ont été déçus de la politique menée par le Japon en Chine au cours de la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci isolait le Japon de son principal allié potentiel. L'influence de la LAO a rapidement décliné à partir de la moitié de l'année 1941.

    Commentaires et conclusion

    L'objet de notre article a été de présenter de la manière la plus neutre possible la pensée géopolitique japonaise entre 1920 et 1940. Après sa défaite de 1945, le Japon a abandonné la géopolitique d'inspiration haushoférienne. Par une sorte d'ironie de l'histoire, le Japon de notre après-guerre, a acquis une influence bien plus prépondérante par des moyens pacifiques en Asie orientale et dans l'espace pacifique. La situation dans notre après-guerre diffère certes considérablement de celle qui régnait pendant l'entre-deux-guerres. Les pays asiatiques ne sont plus soumis au colonialisme et le Japon, devenu démocratique, est demeuré un fidèle allié des États-Unis.

    Il n'empêche qu'un Japon fort sur les plans économique, politique et militaire pourrait bien jouer dans l'avenir un rôle plus important dans les affaires du monde. Surtout, s'il se crée une alliance transcontinentale entre la CEE, la Russie et le Japon. Cette alliance constituerait le bloc de loin le plus puissant et le plus fort de l'ère post-communiste. L'opposition d'hier entre, d'une part, le heartland de Mackinder, c'est-à-dire la principale puissance terrestre, et, d'autre part, la puissance thalassocratique, fera place à une opposition d'un type nouveau entre la puissance thalassocratique dominante et un bloc qui contrôlerait non seulement le heartland dans son ensemble mais pourrait aussi déployer des capacités maritimes à ses extrémités orientale et occidentale.

    Pour la première fois dans l'histoire, le heartland se développerait sous le contrôle d'une économie de marché libre et démocratique, renforcé par deux puissances servant de porte-avions et de ports avancés, la Grande-Bretagne et le Japon. Mais comme l'antagonisme commercial entre le Japon, d'une part, la CEE et les États-Unis, d'autre part, l'alliance transcontinentale euro-russo-japonaise ne deviendrait sans doute pas une réalité à court terme mais constituera inéluctablement un projet à long terme, pour après l'an 2000.

    ► Bertil Haggma, Vouloir n°101-104, 1993.

    ◘ Notes :

    (1) Dans ce livre, le Prof. Kjellén explique qu'un « État est comme un être humain vivant qui parle, négocie et coopère, ou bien lutte, ou bien hait ou sympathise ».
    (2) Karl Haushofer, Geopolitik des Pazifischen Ozeans, 1938, p. 445.
    (3) Prof. Saneshigi Komaki, Nihon Chiseigaku Gakusho (Mémorandum pour une géopolitique japonaise), 1944, pp. 42 et 51.
    (4) Nihon Chiseigaku Sengen (Déclaration en faveur d'une géopolitique japonaise), 1940 ; Toa no Chiseigaku (Géopolitique de l'Asie orientale), 1942 ; Dai Toa no Chiseigaku (Géopolitique de la Grande Asie Orientale), 1942 ; Nihon Chiseigaku (Géopolitique japonaise), 1942 ; Zoku Nihon Chiseigaku Sangen (Nouvelle déclaration en faveur d'une géopolitique japonaise), 1942 ; Sekai Shinchitsujo Kensetsu to Chiseigaku (Construction du Nouvel Ordre Mondial et Géopolitique), 1944 ; Nihon Chiseigaku Gakusho (Mémorandum pour une géopolitique japonaise), 1944. D'autres textes importants de l'auteur sont parus dans des ouvrages collectifs.

     

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    L'anatomie de la dépendance

    L'interprétation du comportement social des Japonais par Takeo Doi

    Édité au Japon en 1971 [Structure de l’amae (Amae no kôzô), traduit en anglais en 1973 sous le titre The Anatomy of Dependence], ce recueil d'articles écrits par un éminent psychiatre japonais se veut avant toute chose une contribution à la théorie psychanalytique, portée par une réflexion nouvelle sur le terme japonais amae [indulgence] — que l'on pourrait traduire, grosso modo, par “pulsion de dépendance” [ou par « fait de chercher à être gâté, choyé ou protégé (surtout par son entourage) »]. L'amae semble imprégner tous les aspects de la mentalité et de la pensée nipponnes. Le livre de Takeo Doi [1920-2009] donne en bout de course une interprétation globale des comportements sociaux du peuple de l'Empire du Soleil Levant, comme le suggère d'ailleurs son sous-titre.

    Prémisse de l'auteur : la psychologie spécifique d'un peuple, quel qu'il soit, ne peut s'étudier qu'en se familiarisant avec sa langue, car celle-ci englobe déjà tous les éléments intrinsèques de l'âme d'une nation. À toute langue correspondent des besoins et une vision du monde particulière. La langue japonaise étant radicalement différente des langues occidentales, les différences culturelles entre les mondes occidental et nippon sont très profondes. Par ailleurs, argumente Doi, il faut savoir que des pulsions et des émotions préexistent à l'émergence d'une langue ; et le fait que la langue japonaise, à la différence de toutes les autres langues, possède le terme d'amae — lequel se réfère pourtant à une pulsion qui est en soi universelle — constitue un point de départ pour la réflexion, permettant de formuler des hypothèses suggestives, non seulement sur la mentalité japonaise mais aussi sur les différences de fond qui existent entre les cultures d'Occident et d'Orient.

    Un désir de subordination

    La pulsion de dépendance surgit dès que le bébé perçoit, dans la douleur, la séparation entre son soi et le reste, c'est-à-dire sa mère. L'amae est la tentative de nier cette séparation douloureuse, de la même façon que le bébé, en s'attachant au sein de sa mère, satisfait (momentanément) son désir de subordination. Cette tentative d'échapper à ce détachement par rapport à un “tout originaire” façonne et conditionne la mentalité et la pensée japonaises. Les oppositions typiques qui structurent les langues occidentales — interne / externe, individuel / collectif, privé / public, etc. — sont toutes inadéquates pour cerner cette psychologie “infantile”, qui idéalise la capacité de compter sur l'indulgence maximale d'autrui (amaeru), ce qui, en de nombreux cas, peut mal tourner.

    Le modèle idéal de rapports, pour un Japonais, est celui qui unit géniteurs (en particulier la mère) et enfants, où la propension à la dépendance s'exprime de manière maximale. À l'opposé, face aux tanin (1), c'est-à-dire aux étrangers, l'amae n'est plus présente. Entre ces deux extrêmes, nous trouvons plusieurs groupes d'appartenance. Outre l'entourage immédiat d'un individu (uchi), les rapports se définissent par le ninjo (obligation sociale, lien social), dans lequel sont présents et l'amae et l'enryo (réserve, distance tenue volontairement). Exemples : face à un collègue ou à un supérieur dans l'entreprise (qui est la “communauté” centrale dans la vie japonaise), le Japonais attend une certaine dose d'indulgence et de compréhension ; par ailleurs, il se sent contraint de faire usage de sa réserve pour ne pas donner l'impression d'abuser de la condescendance d'autrui, sinon un conflit contraire aux intérêts de l'amae pourrait survenir. Le Japonais veut maintenir “l'harmonie”.

    L'idéal nippon dans le champ des rapports sociaux est toujours de pouvoir exprimer un maximum d'amaeru ; en ce sens, l'enryo est perçu comme une douloureuse nécessité. Dans ce contexte mental et culturel, l'individualité vue comme séparation n'est pas considérée comme une valeur (la langue japonaise a dû introduire des termes spécifiques pour traduire plus ou moins les mots “individu” et “personnalité”, vocables qui ne sont apparus qu'à l'ère de la modernisation au siècle passé). Ensuite, le “genre humain universel” n'est pas envisagé : seul le groupe et ses intérêts prévalent. Déjà, le Japon médiéval pouvait être considéré comme un ensemble de grands groupes (de clans) qui formaient un clan plus grand, la tribu Japon, dont l'Empereur est le symbole sacré de l'unité.

    Dans la psychologie japonaise, il n'est pas possible d'envisager un conflit intérieur entre l'instance individuelle et le devoir public (chose fréquente, en revanche, dans la mentalité occidentale). Le conflit surgit bien plutôt entre les devoirs de l'individu à l'égard de différents niveaux d'appartenance, par ex. entre son entourage le plus intime et la nation. Selon Takeo Doi, c'est parce que la mentalité définie par l'amae est enracinée dans une histoire japonaise qui n'a jamais connu, même sous forme diffuse, une culture fondée sur les valeurs de l'individu. Tandis qu'en Occident l'individu a pris son envol par le christianisme, en Orient, et en particulier au Japon, s'est affirmée une culture de la communauté, ancrée dans une éthique de la fidélité au groupe, dont l'intérêt est toujours considéré comme supérieur.

    La faculté d'assimiler

    Takeo Doi nous confirme en outre, dans les grandes lignes, l'idée qui se répand de plus en plus en Occident, selon laquelle le Japon, après avoir assimilé sans interruption des cultures ou des religions étrangères, aurait maintenu tout de même une identité de fond que la modernisation capitaliste n'a pas réussi à entamer de façon significative. Sur ce plan, justement, l'amae et son impact jouent un rôle fondamental. Le fait que le peuple japonais a été et, surtout, est encore enclin à assimiler des éléments de culture d'origine étrangère est du à cette pulsion de dépendance à l'égard d'autrui, dans la mesure où la fonction d'assimilation en est un mode opératoire caractéristique. Tout ce qui est assimilé est mis au service du groupe d'appartenance et de ses intérêts.

    Nakamura Hajime, en prenant l'exemple de la religion, a cherché à expliquer cette attitude dans les termes suivants :

    « En règle générale, quand ils ont adopté des éléments issus de religions étrangères, les Japonais possédaient déjà un cadre éthique et pratique qu'ils considéraient comme absolu ; ils n'ont donc recueilli ces éléments et ne les ont adaptés que dans la mesure où ces nouveautés ne menaçaient pas le cadre existant ; au contraire, ils ne les adoptaient que s'ils encourageaient, renforçaient et développaient ce qui existait déjà chez eux […]. Sans aucun doute, ceux qui embrassaient avec certitude les nouvelles religions le faisaient avec une piété sincère, mais il n'en demeurait pas moins vrai que la société japonaise se bornait en gros à adapter ces éléments pour atteindre plus facilement ces propres objectifs ».

    Takeo Doi, lui, donne une explication légèrement différente :

    « Pour m'exprimer en des termes légèrement différents de ceux qu'emploie Nakamura, je pourrais affirmer que, si les Japonais, au premier abord, semblaient accepter sans critique une culture étrangère, en fait, sur un mode tout à fait paradoxal, cette attitude les aidait à préserver la psychologie de l'amae, dans le sens où ce mode d'action, consistant à adopter et à accepter, est, en soi, une conséquence de cette mentalité ».

    L'individualisme triomphera-t-il ?

    Ensuite, par le fait de l'amae, la société et la mentalité japonaises se montrent extrêmement conservatrices, en dépit des convulsions profondes qui ont bouleversé, au cours de notre après-guerre, les institutions et les valeurs traditionnelles. Malgré ces mutations, il est possible de percevoir à quels moments de son histoire la mentalité japonaise a été entièrement compénétrée de cette pulsion de dépendance. Ainsi, tout fait penser, selon Doi, que même dans l'Empire du Soleil Levant, tôt ou tard, la tradition cèdera le pas à l'individualisme et à ses excès désagrégateurs : c'est une perspective qui rassure ceux qui craignent la résurgence du nationalisme et de l'expansionnisme nippons (aux États-Unis, la psychose va croissante !).

    Que derrière le développement industriel et financier du Japon puisse se cacher et se réactiver un esprit belliciste et expansionniste indompté est admis partiellement, voire implicitement, par plus d'un observateur du monde nippon. Tant Antonio Marazzi que Guglielmo Zucconi, par ex., perçoivent dans les attitudes des Japonais d'aujourd'hui, surtout dans leur univers du travail, une transfiguration moderne de l'esprit samouraï (2), qui prouve ainsi sa persistance. Selon cette interprétation, le facteur décisif, dans l'incroyable développement économique du pays, ne doit pas être recherché dans une quelconque qualité spéciale inhérente aux managers japonais ou dans l'utilisation massive et sophistiquée des technologies les plus modernes, mais bien plutôt dans le matériel humain japonais, caractérisé par un sens absolu du devoir du travailleur, vis-à-vis de son activité particulière, de son entreprise et de la “plus grande entreprise Japon”.

    Tout cela, selon Doi, ne correspond que superficiellement à la vérité ; l'assiduité japonaise n'est rien d'autre que le résultat de la ki ga soumanaï, une tendance obsessionnelle qui dérive de la frustration d'amae :

    « Pour citer un seul exemple, la fameuse assiduité japonaise au travail pourrait très bien être liée à ce trait de caractère de nature obsessionnelle : si paysans, ouvriers et employés se jettent à corps perdu dans le travail, ce n'est pas tant par nécessité économique, mais plutôt parce que s'ils agissaient autrement, ils provoqueraient la ki ga soumanaï. Bien peu de salariés japonais se préoccupent de la signification de leur travail ou du bénéfice que la société, dans son ensemble, eux-mêmes et leur famille pourraient en tirer. Et pourtant, ils n'hésitent pas à se sacrifier. Cette attitude avantage évidemment le travail, même s'il est difficile de bien faire quelque chose sans une certaine dose d'enthousiasme ».

    Face à des observations de ce genre, on doit au moins remarquer qu'en dépit de ses origines, l'auteur se laisse contaminer par le vice européen, trop européen, de la psychanalyse, vice qui consiste à étendre démesurément les méthodes psychanalytiques, pour expliquer globalement tous les phénomènes d'ordre individuel ou social. Rappelons, au risque d'être répétitifs, que, en matière de conception du travail, la conception japonaise revêt au moins un aspect “sacré” qui transcende en tous points les visions actuelles et conventionnelles de l'Occident. Josei Toda, second président de la Soka Gakkaï (3), en pleine période de reconstruction, après la guerre en 1955, s'est adressé en ces termes à ses disciples : « Dès que l'on a compris le sentiment du Vrai Bouddha, comme est-il possible de négliger son travail ? Pensez-y ! » (4). Il ne s'agit pas d'une apologie camouflée du capitalisme. Toda voulait mettre en exergue cet aspect bouddhique du don de soi absolu, idée qui, dans la mentalité occidentale est associée à la sphère religieuse ou à la rhétorique militaire. Il nous est difficile de croire qu'un tel esprit, qui s'est révélé essentiel pour arracher ce pays asiatique des décombres de la défaite et le projeter vers les sommets des statistiques de la production et du développement, ne hante plus aujourd'hui les coulisses de la “planète Japon”, si complexe et si riche en contrastes.

    ► Stefano Boninsegni, Vouloir n°101-104, 1993.

    ◘ Notes :

    (1) L'indifférence à l'égard des tanin a des conséquences particulièrement désagréables pour les Coréens installés depuis des générations sur le territoire nippon et pour les eta, c'est-à-dire tous les Japonais qui exercent des professions considérées comme “impures” (bouchers et ouvriers des abattoirs, tanneurs, poissonniers, etc.).

    (2) Cfr. Guglielmo ZUCCONI, Il Giappone tra noi, Garzanti, Milano, 1986 ; Antonio MARAZZI, Mi Rai : Il futuro in Giappone ha un cuore antico, Sansoni, Firenze, 1990.

    (3) À la différence de ce que l'on dit et que l'on écrit, la Soka Gakkaï n'est pas, en fait, une nouvelle secte religieuse, mais une grande organisation laïque qui se réfère au clergé séculier bouddhiste de la Nichiren Shoshu. Récemment, ce clergé a destitué la Soka Gakkaï de ses prérogatives, en lui enlevant, entre autres choses, le droit de le représenter officiellement dans les milieux laïques et de diffuser le bouddhisme Nichiren. Au-delà des motivations exclusivement religieuses de cette dissension, il faut mentionner le fait que la Soka Gakkaï, sous la présidence de Daisaku Ikeda, a ajouté à sa mission traditionnelle de diffuser le bouddhisme un militantisme réformiste sur le plan social et des prises de position inspirées par un pacifisme absolu, qui déplaisaient forcément au clergé. Cette situation est révélatrice quant à l'atmosphère qui règne dans le Japon d'aujourd'hui.

    (4) Cf. Il Nuovo Rinascimento, août 1991, p. 15.

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    46570410.jpg♦ De Takeo doi en français :

    Le Jeu de l'indulgence - étude de psychologie fondée sur le concept japonais d'amae (Sycomore-Asiathèque, 1982) : Cet ouvrage projette une lumière originale sur le sentiment de dépendance affective, phénomène à la fois universel et vécu de façon particulière au Japon. Du mot amae, indulgence, dérive le verbe amaeru, faire amae, se prévaloir de l’amour ou de l’amitié de quelqu’un : dans le prélangage enfantin, le mot amae renvoie à la notion de sucré. Une multitude de verbes japonais présentent des variations à partir d’amae, ce qui conduit à penser que ce sentiment est au cœur de la vie affective des Japonais.

    L'endroit et l'envers (Picquier, 1993).

     

    ♦ document annexe :

    Culture et spécificité de la structure psychologique japonaise

    Chaque culture se propose, au moyen de mécanismes variés, d’organiser le mode de pensée, le mode relationnel et la manière d’être. Il y a là des rapports dynamiques entre psychisme et culture. Les 2 concepts sont inséparables l’un de l’autre : ils se construisent, se génèrent en interactions, s’étayant de manière réciproque. Ainsi l’individu organise son psychisme en s’enracinant dans la manière dont les rapports sociaux sont structurés. De ce point de vue, la culture nipponne ne fait pas exception : elle influence largement le mode relationnel qui prend la coloration particulière, notamment le besoin de conformité au groupe, la référence constante à autrui et l’attention portée à l’autre.

    1. Notion d’amae, type de relation fondée sur la dépendance

    Concept d’amae

    Le mot amae est un substantif dérivé du verbe amaeru, dont le sens est « dépendre, attendre un traitement favorable d’autrui » et leur racine « amai » signifie sucré, ce qui renvoie au langage infantile universel pour nommer la mère, la mamelle et le produit de la mamelle.

    Japonais, le Dr Doi, clinicien et médecin thérapeute, entraîné au maniement des sciences humaines de l’Occident a été sensibilisé par la différence entre ces deux cultures : écart de façon de pensée, de sensibilité, qu’il observait dès qu’il abordait les problèmes interpersonnels ou l’analyse de la subjectivité de ses patients. Dans son ouvrage, intitulé, Le jeu de l’indulgence (amae no kozo), il a tenté une approche psychologique des modes de comportement japonais à partir d’une étude philologique de certaines expressions singulières nippones telle que amae.

    Ce que Doi met en valeur, c’est l’importance du type de relation fondée sur la dépendance affective et sur l’expectation d’indulgence, qui est la conséquence directe de cette dépendance. C’est ce concept double de dépendance et d’attente de l’indulgence qui donne le sens au mot amae. En fait, le modèle de amae est la relation mère-enfant. C’est un modèle dont on pourrait dire qu’il est transfusionnel affectif. Ce modèle de base, structure la relation mari-épouse, maître-disciple, médecin-malade et même la relation entre les grandes entreprises et leurs salariés. Les attentes qui découlent de ce sentiment mêlé d’affection et de dépendance demeurant tout au long de l’existence d’un Japonais.

    Pour un occidental, il est difficile de comprendre qu’on puisse chercher à dépendre d’un tiers. Dans les cultures européennes, on tend au contraire à une recherche d’indépendance. Dans le mot « dépendance » en français donc, il y a une connotation négative, ce dont est totalement dépourvu le mot japonais « amae ».

    Ce modèle relationnel n’implique jamais une question d’égalité. Cette relation est asymétrique. Pourtant, contrairement aux pays occidentaux où le respect implique égalité, le respect est au Japon, possible dans ce rapport asymétrique. Ainsi ce modèle de base produit à la fois le respect réciproque mais aussi la définition d’un statut sécurisant. Amae est le lien qui unit et assure la cohésion de la société japonaise.

    Dans cet univers, qu’on pourrait dire d’intimité, ce que l’auteur appelle, « le royaume d’Amaé », il y a sans doute la passivité et la docilité marquantes mais aussi il y a des éléments de défense et d’activité. L’auteur décrit comme un schéma le partage de l’espace affectif avec au centre là où l’individu est exposé dans l’affect, et autour de lui, un premier cercle d’intériorité qui est celui justement d’amae. (…)

    ► Michiko Takamura, extrait de : « Étude comparative de la communication sonore groupale », Revue française de musicothérapie, vol. XXVIII/2 n°2, 2008.

     

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    Les composantes ethniques du peuple japonais

    À côté de la Chine, le monde asiatique moderne possède un second colosse : le Japon. Or, comme la Chine sa voisine, ce dernier est lui aussi bien décevant au point de vue archéologique. L'ensemble des fouilles entreprises à ce jour démontrent que, pour ce pays également, le passé ne remonte pas bien loin et que tous les progrès culturels et techniques lui ont été apportés de l'extérieur, principalement des steppes de Sibérie et des centres baïkaliens d'Isakovo et de Serovo.

    Au Japon, les premiers vestiges d'occupation permanente et de semi-sédentarisation remontent au paléolithique supérieur de cette région, c'est-à-dire de -3000 à -2500 av. notre ère. Cette période est dénommée “pré-jomon” et tout ce qui la constitue provient en droite ligne des centre baïkaliens, par l'intermédiaire des Caucasoïdes des steppes. Rappelons ici que vers cette même époque, à l'autre bout de la steppe, d'autres de ces Caucasoïdes en sont déjà à l'âge du bronze et s'organisent depuis longtemps en États structurés.

    Le “semi-néolithique” japonais

    Vers -2500 apparaît au Japon un “semi-néolithique”. J'insiste sur la dénomination “semi”, car comme tout vient de l'extérieur, il y aura à chaque stade du passé japonais un mélange de techniques et d'éléments culturels anciens et nouveaux. Cette nouvelle période archéologique, appelée “Jomon”, est néolithique car elle possède un outillage de pierres polies, de la poterie, ainsi que les témoignages d'une société organisée et pratiquement sédentarisée, avec groupements d'habitations, sépultures aux environs, représentations humaines artistiques, et des innovations techniques, comme des pointes de flèches en os et en pierre, impliquant un nouveau mode de vie. La pêche et la cueillette littorales sont prépondérantes par rapport à la chasse, mais l'agriculture n'existe pas encore réellement ; au maximum, voit-on de-ci de-là une légère pratique de jardinage. L'agriculture mettra encore des siècles pour s'instaurer définitivement; elle ne le fera pas avant le “Jomon moyen”.

    Comme nous devions nous y attendre pour un art et une technique importés, la céramique Jomon, qui se perfectionnera au cours des siècles, est cependant d'emblée complexe et ornementée. Elle est du type dit “cordé”, c'est-à-dire essentiellement d'origine indo-européenne. Et nous retrouvons cette poterie cordée, peignée et tamponnée, tant au Japon qu'en Chine du Nord et dans toute la Sibérie et l'Eurasie septentrionale, toutes ces régions étant dominées par ces mêmes Indo-Européens. D'ailleurs, à cette époque, le peuple japonais est constitué exclusivement de Caucasoïdes pré-indo-européens, appelés Aïnous. Ces Blancs dont la population en voie d'extinction se limite de nos jours à environ 15.000 âmes ont été refoulés progressivement dans les montagnes du centre de l'archipel, ou même souvent exterminés par les immigrants indonésiens et mongols qui envahissent le Japon après eux.

    Les Aïnous

    Cette guerre entre Mongoloïdes et Caucasoïdes aïnous fut interminable et ne cessa que vers 1100 de notre ère lorsque les Aïnous sont définitivement refoulés dans les montagnes sauvages du Nord de l'Île de Honshu et de celle d'Hokkaïdo. Ces Aïnous possèdent une langue non asiatique et toutes les caractéristiques morphologique des Blancs, telles une haute stature, une abondante pilosité, un teint clair, des sécrétions aux aisselles (absentes chez les Japonais mongoloïdes), une absence de bride et de tache mongolique, etc. Tout en ayant subi aux cours des siècles un métissage mongoloïde de plus en plus prononcé, leurs conceptions religieuses fort anciennes, restent basées sur le chamanisme et le culte de l'ours, comme chez nos ancêtres cromagnonides.

    Les établissements primitifs de cette culture caucasoïde de “Jomon” se situent presque exclusivement aux abords des plaines côtières et ne se transportent que progressivement sur les hauteurs, au fur et à mesure de la montée des eaux post-glacières. Là, ils sont toujours placés aux environs d'une source, car la technique de forage des puits est encore inconnue à l'époque. Les constructions sont toujours simples, rondes ou carrées, en bois et en terre battue, et réunies en assez petites agglomérations. Grâce aux décharges alimentaires et aux détritus accumulés autour des lieux habités, nous pouvons déduire que cette culture reste essentiellement basée sur la chasse et la pêche, et que le seul animal domestique qu'elle possède est le chien. Aucun témoin d'activité textile n'ayant été découvert jusqu'ici, on suppose que les vêtements étaient en peau ou en écorce. En revanche, on a découvert dans les tombes de nombreux bijoux d'un style identique à ceux du Lac Baïkal. Et du point de vue religieux, nous constatons des inhumations mais sans ordre ni position caractéristiques et, en général, les cimetières se confondent avec les terrains de décharge. On trouve aussi quelques figurines en terre cuite et de nombreuses pierres phalliques qui servent d'idoles magiques et de gardiens protecteurs des foyers. En gros, cette culture “Jomon” est vraiment typique d'une culture totalement importée car elle mélange des éléments très développés et d'autres très primitifs.

    Il est naturellement très difficile pour l'homme moderne du XXe siècle, au mental perpétuellement déformé par la télévision et par l'enseignement égalitaire de facture démocratique et judéo-chrétienne, de se représenter le Japon originel, comme une terre presque exclusivement occupée par de tout petits groupes très clairsemés de chasseurs paléolithiques cromagnoïdes, vraisemblablement d'origine sibérienne, et dont la culture est très primitive, que recouvrent pratiquement totalement des vagues successives d'immigrants caucasoïdes appelés Aïnous. Ces derniers sont venus des steppes sibériennes en passant pas la Corée, où ils laissèrent aussi de nombreuses traces culturelles et anthropologiques. Ils s'implantèrent au Japon de façon assez dense, surtout dans les îles de Hokkaïdo, Honshu et Shikoku, au Nord du pays, de façon nettement moins dense au Sud, dans l'Ile de Kyushu. Leur influence est grande dans le métissage qui donnera ultérieurement le peuple japonais moderne, mais elle est surtout prépondérante dans son héritage comportemental. Les chroniques japonaises relatent d'ailleurs que les luttes incessantes contre ces tribus aïnous se prolongèrent jusqu'en 1100 de notre ère, époque à laquelle les Mongoloïdes les refoulèrent définitivement dans les montagnes du Nord de Honshu et de Hokkaïdo. Mais entre 1000 et 1100, c'est aussi le début des royaumes féodaux japonais et des Samouraïs, qui puisent leurs coutumes d'honneur, de fidélité et de courage chez leurs ennemis aïnous qu'ils admirent certainement en secret, puisqu'ils poussent même la coquetterie jusqu'à se farder le visage en blanc (pour bien ressembler aux Caucasoïdes), lorsqu'ils s'estiment bien nés et de bon lignage.

    La culture Yayoi

    Vers 100 de notre ère apparaît au Japon une nouvelle culture porteuse de bronze et de fer mélangés, appelée Yayoi. Cette culture qui apparaît ainsi sans transition, et déjà mélangée à son départ, ne peut naturellement, elle aussi, qu'être importée totalement. Elle est apportée par des peuplades qui fuient la Mandchourie sous la pression de l'Empire chinois des Han. Ces nouveaux arrivants, que les Japonais nommeront Wajin ont eux-mêmes bâti leur culture avec les apports qu'ils reçurent des Caucasoïdes de la steppe et des Chinois. Pêle-mêle, ils utilisent des outils et des armes en pierres polies, en bois, en bronze et en fer. Mais ils amènent aussi avec eux une culture élaborée, avec des champs de riz, de millet et de froment bien irrigués ; ils pratiquent le tissage d'une toile grossière et conservent le culte de la nature et du soleil des Indo-Européens qui forment chez eux la caste dirigeante. Car ces gens de Wa ou Wajin sont des Caucasoïdes ou des Indo-Européens mongolisés et nous pouvons ainsi les considérer comme la deuxième vague d'invasion indo-européenne qui va recouvrir l'île. Mais vers 250 de notre ère, ils seront suivis d'une troisième et dernière vague indo-européenne, mongolisée elle aussi, et qui amènera cette fois sur l'archipel les chevaux et les armes de fer perfectionnées. Ces derniers arrivants sont cette fois d'origine hunnique ou iranienne, sans nul doute partiellement mongolisés sur les confins mandchous de leurs territoires. Ces cavaliers belliqueux, mais relativement peu nombreux, formeront l'aristocratie naissante du Japon, en s'alliant à des prêtres et des chefs aristocratiques indigènes, en grande partie d'origine aïnou.

    Les “duméziliens” japonais

    Tout récemment, un professeur de l'Université Seikei de Tokyo, Atsuhiko Yoshida publiait une longue étude intitulée « Mythe japonais et idéologie tripartite indo-européenne ». Ce nouvel adepte des théories de Georges Dumézil relève que l'idéologie trifonctionnelle indo-européenne s'applique à l'ancienne religion japonaise ainsi qu'à la structure des trois royautés primitives de la Corée et du Japon. Il note dans les mythes japonais de nombreuses correspondances avec les mythes de la Grèce antique ; et il juge ces concordances trop précises pour n'être qu'accidentelles, et il émet l'hypothèse que ces mythes importés le furent par les cavaliers “scythes” venus des steppes d'Asie centrale vers le IIIe siècle, les confondant ainsi avec ce que j'ai appelé la dernière vague hunnique. Un autre dumézilien japonais, le Prof. Taryo Obayashi, ethnologue de la même université de Tokyo, émet une hypothèse quasi identique dans son étude sur « La structure du panthéon nippon et le concept de péché dans le Japon ancien » (les 2 textes furent analysés dans la revue Diogène éditée sous les auspices du Conseil International de la Philosophie et des Sciences Humaines de Paris).

    Après l'arrivée de ces cavaliers hunniques/scythes/iraniens, et jusqu'au XXe siècle, le Japon ne reçoit plus que des immigrants d'origine mongoloïde, indonésiens ou chinois. Ces derniers n'apportent pas grand'chose de neuf avec eux, si ce n'est quelques pratiques magico-religieuses, comme celles servant à conjurer les démons ou celles que l'on récite avant de construire des maisons ou d'autres édifices, en interrogeant préalablement les dieux à la boussole. Les historiens ont prouvé que jusque vers l'an 1000 de notre ère, rien ne se stabilise au Japon, toutes les cultures et toutes les ethnies s'y côtoient et s'y interpénètrent. Ce n'est que petit à petit que les clans des nouveaux venus s'organisent en “états”. Selon la légende, le premier empire japonais digne de ce nom aurait été fondé en 660 av. notre ère par l'Empereur mythique Jimmnu Tennô, mais, pratiquement, ce n'est qu'au début de notre ère, avec la période Yayoi que naissent les premiers États organisés. Et l'évolution organisatrice du Sud est plus rapide, car ces régions restent en contact suivi avec la Chine. Les premiers empereurs japonais copient d'ailleurs presque intégralement l'organisation administrative chinoise confucéenne, tout en se convertissant au bouddhisme. Nara est la première capitale, construite en 710 de notre ère ; la capitale sera ensuite transférée à Kyoto en 794.

    L'ère des Fujiwara

    À partir de ce transfert à Kyoto, le Japon connaît une période relativement paisible de plus ou moins 200 ans. La grande famille des Fujiwara était arrivée à unifier plus ou moins le pays et à s'allier par mariage à celle de l'Empereur. Ce fut l'âge d'or de Heian, mais la cour impériale s'amollit rapidement dans les plaisirs faciles et, petit à petit, la violence s'empare de tout le pays avec la naissance des féodalités militaires, dont les 2 grandes familles sont les Minamoto et les Taïra. Ils tissent sur tout le pays une toile d'araignée de vassalités diverses que la faiblesse progressive des ministres du clan Fujiwara laisse s'implanter. Ces liens d'allégeance successifs et disposés en cascade offrent une ressemblance frappante avec les alliances féodales qui voient le jour en Europe durant le Haut Moyen-Âge, et tendent à prouver que cet esprit de loyauté personnelle et familiale est bien la conséquence de l'hérédité comportementale indo-européenne, inscrite dans les gènes du peuple japonais.

    L'année 1156 marque le début de la féodalité militaire, avec les premiers affrontements entre les 2 grands clans armés et belliqeux qui dirigeaient effectivement le pays. Et en 1185, Yoritômo, chef des Minamoto vainqueurs, instaure la dictature militaire et le Shogunat, cette espèce de régence militaire qui maintient l'Empereur déifié en tutelle pendant plusieurs centaines d'années. Cette dictature est toute entière basée sur le code de loyauté et d'honneur du samouraï.

    Le clan des Minamoto est ensuite remplacé par celui des Hôjô, qui maintient le pays fermement unifié devant les menaces mongoles et chinoises. Car de 1268, jusqu'à sa mort en 1294, Kubilaï Khan, petit-fils de Gengis-Khan, tente par 3 fois de débarquer au Japon et de conquérir le pays. Et de sa dernière tentative date le fameux kamikazé ou “vent divin” ; ce fut une tornade qui anéantit complètement la flotte chinoise d'invasion et, avec elle, les derniers espoirs de Kubilaï Khan d'ajouter le Japon à ses conquêtes. C'est à ce cyclone salvateur que s'identifiaient les pilotes japonais au cours de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu'à nouveau leur pays sera menacé par un débarquement de troupes étrangères.

    L'arrivée des Européens

    En 1392, une révolte de palais amène une autre famille au pouvoir, celle des Ashikaga. Mais celle-ci n'eut jamais assez de puissance pour imposer un gouvernment central efficace; et, à nouveau, le pays sombre dans l'anarchie pour 300 ans, durant lesquels il se morcelle en plus de 60 États indépendants. Mais en 1513, les Portugais atteignent pour la première fois le Japon, où ils finissent pas débarquer dans l'île de Kyûshû en 1542. Ils réussissent cet exploit grâce à leurs canons qui les font craindre et respecter assez longtemps. Grâce aussi à leurs arquebuses, que des Japonais ambitieux copient rapidement et avec laquelle ils réunifient le pays. Malheureusement, avec les Portugais, débarquent les Jésuites ; un peu plus tard, les Espagnols amènent les Franciscains et les Hollandais, leurs pasteurs protestants. Les guerres de religion européennes se transplantent ainsi sur le sol japonais, exhibant du même coup les divisions entre colonisateurs européens et les rendant ridicules. Les Européens ne parviennent pas à dominer le pays et sont finalement chassés, les efforts d'évangélisation n'ayant pas abouti.

    En 1559, de nouveaux seigneurs de la guerre commencent à réunifier le pays grâce aux armes à feu. Ils s'appellent Oda Nabunoga, Hideyoshi et Tokugawa Ieyasu. Ce dernier, au début du XVIIe siècle, met tous les étrangers à la porte et referme le pays sur lui-même jusqu'en 1853, année où les navires noirs du commandant américain Perry rouvrent de force le Japon au commerce international, en pénétrant dans la baie d'Edo, c'est-à-dire de Tokyo, permettant ainsi aux marchands et aux bourgeois d'affaire japonais de prendre le pas sur les militaires et leur code du Bûshido.

    Notons, pour terminer cette trop brève histoire du Japon, que si ce pays s'est très longtemps fermé aux influences continentales, ses marins n'en parcouraient pas moins l'Océan Pacifique, visitant les îles de la Polynésie et fréquentant même assidûment les côtes de la Californie, où ils prennent le relais de l'influence chinoise et annamite/khmer.

    Le maintien très long de l'archipel nippon en dehors de toute influence étrangère fera que la population japonaise s'uniformisera en un type particulier de métis, résultant du mélange des 2 grandes races blanche et jaune. La morphologie des Japonais présente finalement un maximum de caractéristiques mongoloïdes alors que leurs tendances comportementales, elles aussi héréditaires (comme l'ont amplement démontré les études récentes d'éthologie) sont extrêmement mélangées. L'hérédité comportementale et psychique, étant encore plus difficile à hybrider que l'hérédité morphologique, le Japonais moderne présente des tendances comportementales parfois apparemment contraires. Mais, chose curieuse, ce comportement parfois heurté, car provenant de 2 grandes races différentes, doit toujours satisfaire une éthique sociale, où les emprunts à la race caucasoïde (voire au filon indo-européen) sont les plus importants. Ainsi, le Japonais exalte les sentiments d'honneur, de fidélité et de courage selon un mode typiquement indo-européen, en les mélangeant à des réactions de type kamikazé et de mépris de la vie humaine, typiques des caractères mongoloïdes. L'instabilité caractérielle des Japonais, reconnu par leur plus éminents sociologues, où la mentalité contemplative est brusquement entrecoupée d'activités héroïques et où des actes de grande clémence accompagnent bien souvent des violences et des massacres difficilement concevables pour notre mental d'Européen ou d'Occidental, est essentiellement due à cette dualité japonaise, fruit d'un métissage non encore stabilisé.

    À côté des jardins savamment entretenus et du culte des fleurs et de la nature viennent s'ajouter chez lui des formes étonnantes de cruauté, de torture, d'injustice, de viols monstrueux et, comme le soulignent bon nombre d'observateurs contemporains (notamment les journalistes du Spiegel, dans une édition récente de leur hebdomadaire), des engouements pornographiques très sommaires et très crus. Ce manque d'équilibre mental, qui va du plus grand courage et de l'extrême raffinement à la bestialité ou à la grossièreté la plus fruste, résulte de ce mixage d'hérédités comportementales par trop différentes et non encore stabilisé par le temps.

    ► Dr. Claude Nancy, Vouloir n°101-104, 1993.

     

    Japon

     

    Les clefs du succès japonais : polythéisme et homogénéité

    Kuwabara Takeo nous propose, dans ce recueil d’essais et de conférences, une hypothèse très intéressante : selon lui, les facteurs fondamentaux du succès industriel japonais, issu de la restauration Meiji de 1867, sont l’homogénéité culturelle du peuple nippon et le polythéisme ambiant, profondément ancré dans le mental japonais. Cette dernière hypothèse contraste fortement avec celle de Max Weber, pour qui l’éthique protestante est le fondement même du capitalisme moderne. Kuwabara Takeo prend position sur cette problématique :

    « Jeunes, nous pensions que seule l’élimination du bouddhisme assurerait l’amélioration du Japon. Mais à l’heure actuelle, il me semble que les religions monothéistes, qu’il s’agisse du christianisme ou de l’Islam, dans leur recherche d’une division claire et nette entre noir et blanc, ennemi et ami, sont sur le point de nous entraîner vers une guerre nucléaire. À la lumière d’une telle menace, nous avons besoin d’admettre l’existence d’autres dieux, de dieux de l’ouverture, de la co-existence pacifique » (p. 151).

    Non seulement le monothéisme se trouve être intolérant d’un point de vue idéologique mais il s’est souvent opposé à la science moderne. Au Japon, par contre, une longue tradition unanime de respect envers la science a toujours existé. Cette attitude a, bien évidemment, facilité l’adoption de la technologie européenne.

    L’Ère Togukawa

    Une des qualités du peuple japonais, selon Kuwabara Takeo, est sa sélectivité. Le Japonais n’est pas un imitateur inconditionnel. Ainsi, malgré tous les efforts des missionnaires chrétiens (1), à partir du XVIe siècle, seule une infime minorité de Japonais se convertirent. En 1614, début de l’ère Togukawa, le Japon se ferme. Seul le comptoir de Nagasaki reste ouvert aux Européens. Les dernières innovations en matière d’armements, de mathématiques et de médecine continuent à pénétrer au Japon. On trouve également à Nagasaki une école des Études Hollandaises qui traduit la majorité des ouvrages de référence techniques publiés en Europe. Il est intéressant de noter que ces aspects sont limités à la sphère scientifique ou technologique, le Japon ne s’intéresse pas à la pensée politique ou philosophique occidentale. Pendant ce temps, le confucianisme, code moral de toute la nation, permet à l’autorité centrale de maintenir l’ordre féodal et de préserver la paix grâce à une politique d’autocentrage longue de deux siècles et demi. Au fur et à mesure que la connaissance des classiques chinois et japonais se répand à travers tout le pays se forge une culture raffinée partagée par tous.

    « Durant le règne des Togukawa, le Japon s’est reposé — je ne dirais pas qu’il a dormi. Le pays profita de cet intermède pour ce préparer jusqu’à ce que la nécessité l’oblige à mobiliser son ingéniosité et sa force pour s’adapter à la civilisation occidentale moderne. Nos aïeux ont souffert (2), ils ont travaillé dur et très vite, car ils savaient que leur survie et celle du Japon dépendait du succès de leur entreprise. C’est une révolution culturelle née de l’effort du peuple japonais tout entier » (p. 77).

    La Révolution Meiji

    Notre auteur insiste sur le fait qu’il s’agit bien d’une révolution, la révolution Meiji, et non d’une restauration comme on l’appelle souvent. « Une révolution ne veut pas dire amélioration de ce qui existe déjà, mais le renversement d’un coup brutal de tout ce qui existait. En 1871, l’empereur Meiji proclame une loi encourageant la consommation de viande et l’adoption de la coiffure et de l’habillement occidental » (p.162). D’autres décrets suivirent : abolition (impopulaire) de la vente de jeunes filles, interdiction de se promener nu en public, de porter les sabres distinctifs des samouraïs, etc… Un code civil de type européen fut introduit, une armée de paysans levée, une nouvelle constitution adoptée. Tous ces changements cataclysmiques modifièrent de fond en comble la vie du pays.

    On a souvent vu des pays sous-développés, soumis par une invasion ou une colonisation, forcés d’accepter une culture et un mode de vie différents des leurs. Ceci ne s’est jamais produit au Japon. D’un point de vue économique, l’Empire du Soleil Levant était sous-développé, au début de l’ère Meiji, mais une culture sophistiquée avait profondément pénétré le peuple. Par la suite, les Japonais se sont mis à absorber délibérément des éléments d’autres cultures, tout en maintenant leur indépendance culturelle et politique, et réussirent de la sorte à moderniser leur nation à une vitesse étonnante.

    Homogénéité et citoyenneté

    « L’homogénéité qui domina les îles japonaises pendant des millénaires, combinée à une société organique, rendait toute intervention officielle dans la vie privée des individus plutôt non problématique. Cette tradition autoritaire se prolongea au cours de l’ère Meiji et propulsa le Japon dans son effort de modernisation » (p 138).

    « En fait, c’est l’holisme — et non le totalitarisme — qui caractérisa et continue à caractériser la société japonaise; on ne demande pas aux gens d’en faire à leur gré. Dans cette tradition, il n’est pas souhaitable de voir des individus sortir de la norme; c’est, bien sûr, un principe extrêmement utile quand il devient nécessaire d’entreprendre une tâche collective. Parmi les facteurs expliquant sans doute le mieux la réussite rapide du Japon, il faut citer l’élément holiste et volontariste » (p. 151).

    Les paroles d’un ami de Kuwabara Takeo permettent de mieux comprendre l’état d’esprit des Japonais au début de l’époque révolutionnaire : « Yanagito Kunio (1875-1962) m’a dit que, dans sa jeunesse, le mot Jiyû (liberté) était utilisé dans le sens de Jiyû Katte ou “fait ce qui te plaît”, ce qui était équivalent à Wagamama (égoïsme) » (p. 149). De même, au Japon, le plus insigne des honneurs qu’un homme puisse porter est celui de citoyen :

    « Ainsi nommer quelqu’un Shominteki (citoyen, citadin) est une marque de respect, c’est lui signifier qu’il est un ami du peuple et en partage ses préoccupations. Feu le Dr Tomanaga, Prix Nobel de physique, était aimé du public japonais et, à ce titre, était appelé Shominteki, parce qu’il avait la qualité de partager les goûts populaires. Au Japon, il existe des différences de niveau social lié à la profession ou à la richesse, mais la culture japonaise pénètre toutes les couches sociales » (p. 183).

    Toutes les révolutions réussissent-elles ?

    « Toutes les révolutions ne réussissent pas. Ainsi, en Afghanistan, le roi Amanullah Khan (règne de 1919-1929) tenta de moderniser par le haut son pays. Mais il se heurta à une telle opposition qu’il dut abdiquer et fuir » (p.61). On peut également s’étonner du fait que le Japon connut une révolution industrielle et culturelle au XIXe siècle et non son voisin la Chine, elle aussi en contact avec l’Europe. Kuwabara Takeo déclare plus loin, à ce sujet, que « l’existence au Japon d’un Institut des Études Hollandaises illustre parfaitement la différence entre les attitudes de la Chine et du Japon envers les civilisations européennes. La Chine, une des plus anciennes civilisations du globe, a été envahie à maintes reprises par des nomades, mais sa culture n’a jamais été réellement menacée. C’est sans doute leur conviction inébranlable dans la supériorité de leur civilisation qui fit en sorte que les Chinois ne ressentirent pas le besoin de s’intéresser aux innovations occidentales » (p. 129).

    Rappelons la phrase de Confucius : “Les barbares de l’Est et du Nord, malgré leurs chefs avisés, sont encore inférieurs aux Chinois privés de tout chef”. Sans conteste cette morgue intellectuelle, encouragée par la dynastie réactionnaire Mandchoue, est en grande partie responsable du retard chinois. Rappelons également la taille du pays, le centralisme politique de l’administration et l’intérêt vorace des puissances occidentales (et ironie du sort, par la suite, du Japon lui-même). Chacun de ces facteurs joua en défaveur de la Chine. Mais, « des nombreux facteurs qui expliquent la rapidité de la modernisation japonaise, je pense que l’élément holiste est un des plus importants. Mis à part Nobunaga, il y eut très peu de dictateurs dans l’histoire du Japon et il n’y en avait pas vraiment besoin car le pays était relativement facile à unir sous un leadership sans devoir recourir à une utilisation excessive de la force » (p. 151). Pour résumer, quels semblent donc, selon Kuwabara Takeo, les principaux ingrédients du succès nippon ? Le polythéisme (la réceptivité), le nationalisme, source de la volonté de progrès (le Japon doit assurer son indépendance nationale) et de la force qui soutient son effort de redressement et enfin, l’homogénéité ethnoculturelle: le Japon, libre de tout conflit social, culturel ou ethnique, put se consacrer à sa tâche de rénovation.

    Le Japon et sa spécificité actuelle

    Il ne faut pas conclure de ce qui précède que Kuwabara Takeo n’est qu’un nostalgique invétéré. « Il y a longtemps, la culture japonaise était symbolisée par le Wabi et le Shioki, qui signifient tous deux quelque chose comme “un goût de la simplicité et de la quiétude”. Cet état d’esprit a disparu depuis belle lurette » (p. 93). Tout en respectant le théâtre Nô (4) et un peu moins l’art de l’Haïku (5), il se présente surtout comme un partisan d’une tradition vivante. D’après lui, il est plus important aujourd’hui pour comprendre la spécificité japonaise de se pencher sur sa culture actuel-le : celle de la télémanie, de l’excursion de masse, du bistrot japonais, du journal à énorme diffusion, de la culture de masse ; il est plus important de se pencher sur ces aspects que d’étudier les classiques. Dans son troisième essai, “Tradition contre Modernisation”, Kuwabara Takeo nous énonce ses raisons pour ne pas prendre en modèle l’Occident contemporain. Pour lui, chaque culture a ses propres défauts et qualités. Modernisation ne rime pas (ou plus) nécessairement avec occidentalisation. Depuis la fin des années septante, Kuwabara Takeo a insisté sur l’importance de la puissance globale, commerciale, industrielle et financière qui, selon lui, sera comparable, dans le futur, à celle des secteurs militaire ou économique.

    Homogénéité et apport culturel

    Kuwabara Takeo, par ses thèses holistes et organicistes, se rapproche de l’école de Kinji Imanishi, le célèbre anthropologue (6), de Tadao Limesao (7) et de Takeshi Umehara (8). L’ancien premier ministre Nakasone s’inscrit également dans le même mouvement : lors d’une allocution prononcée en septembre 86 (9), celui-ci a, en effet, déclaré que le niveau d’éducation au Japon était plus élevé que celui des États-Unis, parce que les Japonais forment une race homogène, alors qu’aux États-Unis toute une série de minorités se côtoient, avec tous les troubles sociaux et raciaux que cela entraîne. Kuwabara Takeo démontre amplement dans son livre que métissage ou apport culturel n’implique pas métissage ou apport racial. Certains (10), pendant la révolution Meiji, avaient préconisé le métissage racial, y voyant une panacée apte à résoudre les problèmes du Japon de l’époque. D’aucuns, aujourd’hui encore, dans des pays civilisés, tiennent un discours d’une niaiserie aussi navrante, en refusant de prendre acte des réalisations spectaculaires d’un Japon qui manifeste depuis 120 ans une volonté bien arrêtée de conserver son homogénéité.

    ♦ KUWABARA Takeo, Japan and Western Civilisation, University of Tokyo Press, 1986, 205 p.

    ► Eric Bautmans, Vouloir n°50/51, 1988.

    Notes :

    (1) Les Portugais atteignirent le Japon en 1542. C’est alors que fut tentée l'évangélisation du pays avec le voyage de St. François-Xavier (1549). En 1614, le Japon se ferma aux étrangers et les chrétiens furent persécutés. Le nombre total de chrétiens était d’environ 600.000 (chiffres des Jésuites). À partir de 1858, de nouveaux missionnaires furent accueillis. Il y eut même lors de l’occidentalomanie de l’ère Meiji naissante des propositions émanant de personnes et de journaux importants (par ex. Jiji Shimpo), recommandant la conversion du pays au christianisme.
    (2) De très grands maîtres de la peinture classique, Kano Ho-gai et Hoshimoto Gaho, par ex., mourraient de faim dix ans après la révolution.
    (3) En 1957, date de la conférence de Kuwabara.
    (4) « Le drame Nô, pour utiliser un exemple classique, n’est pas mort mais il n’est ni contemporain ni classique » (p. 180).
    (5) Voir plus particulièrement son onzième essai : “L’art mineur du Haïku moderne”.
    (6) Âgé de 85 ans, presque complètement aveugle, il ne revendique plus le titre d’anthropologue. Il s’est rendu célèbre par ses études sur les primates. C’est un féroce anti-darwinien. D’après Imanishi, l’unité d’évolution ne serait pas l’individu mais l’espèce. Sa thèse sur la ségrégation de l’habitat est très originale.
    (7) Directeur du musée d’ethnologie à Osaka.
    (8) Anthropologue, responsable de l’établissement d’un centre d’études japonaises à Kyoto.
    (9) « M. Nakasone et les Omajiri (métis) », in : Le Soir, 26/ XII/86.
    (10) Tokahashi Yoshio, publia en 1884 un livre intitulé L’amélioration de la race japonaise. Il y recommandait le métissage entre Occidentaux et Japonais afin d’améliorer la race nippone – le sang européen constituant une “richesse” pour le Japon.

     

     


     

     

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