• Koestler

    koestl10.jpgSur Arthur Koestler :

    réflexions a posteriori sur un itinéraire politique hors du commun

    [Ci-contre : Arthur Koestler travaillant paisiblement dans sa maison fermière galloise, 1948, Life Magazine]

    Arthur Koestler : un auteur que j’ai découvert très tôt par son Testament espagnol, souvenir poignant de son incarcération en Espagne pendant la guerre civile de 1936-39.

    Koestler, étudiant inscrit dans une corporation viennoise, laisse tout tomber pour poursuivre le rêve sioniste en Palestine et en revenir ruiné. Il entame une belle carrière de journaliste dans la presse berlinoise, qu’il abandonnera pour suivre un autre rêve, celui de l’utopie soviétique-communiste. Agent du Komintern autour de Willy Münzenberg à Paris, il claudiquera d’une déception à l’autre. Son fragment d’itinéraire communiste nous permet d’entrevoir l’histoire secrète du Komintern et surtout de saisir de l’intérieur le heurt tragique entre trotskistes et staliniens. Les souvenirs pénibles du camp de concentration français du Vernet, où il sera incarcéré pendant quelques mois au moment de la “drôle de guerre” au titre de “ressortissant ennemi”, sanctionneront un certain divorce de notre auteur avec la France et son idéologie républicaine.

    Après 1945, Koestler militera contre le communisme international, incarné par la Russie stalinienne, se fâchera avec Sartre, fera campagne avec Camus pour l’abolition de la peine de mort et pour la généralisation de l’euthanasie dans les cas désespérés. Mais surtout, dégoûté de la politique et des idéologies, il retournera à sa passion première : les sciences biologiques. De cette passion naîtra une critique des idéologies “réductionnistes”. Celles-ci, en effet, réduisent l’homme à une seule dimension. Nous avons dès lors un homme “réduit” (dans ses actions et ses potentialités), mutilé, errant dans le monde contemporain comme un pauvre rat de laboratoire (le « ratomorphisme », dira Koestler dans Le cheval et la locomotive).

    La critique du réductionnisme et du ratomorphisme chez Koestler fera école : pour revendiquer une humanité pleine et entière, naturelle et affable (comme le réclamait son ami George Orwell), il faut liquider l’héritage des idéologies dominantes, idéologies froides dans leurs traductions soviétiques et communistes. Mais là, en prônant cette démarche, la leçon de Koestler n’est plus ancrée dans l’univers mental des gauches européennes classiques, où ses engagements de jeune homme l’avait confiné, un univers qu’il pose désormais comme une impasse, « a blind alley » : Koestler, dès le milieu des années 50, va bien au-delà du totalitarisme soviétique, adulé par la gauche française dans le sillage de Sartre et de Simone de Beauvoir, et du socialisme utopique du sionisme initial.

    Koestler est donc bien l’auteur qui nous aide à comprendre le communisme de l’intérieur, à vivre avec lui l’impasse du sionisme en Palestine (comme le démontre aussi l’idéologie post-sioniste en Israël aujourd’hui) et à jeter les bases d’une approche holiste et non réductionnisme de l’homme, qui ne sacrifie plus ni à l’idéologie ni aux fantasmes religieux.

    ► Robert Steuckers, 2011.

     

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    KoestlerPourquoi relire Koestler ?

    Entretien avec Robert Steuckers à l’occasion de ses dernières conférences sur la vie et l’œuvre d’Arthur Koestler

    [Ci-contre : Arthur Koestler photographié par Fred Stein, 1937]

    • DI : Monsieur Steuckers, vous voilà embarqué dans une tournée de conférences sur la vie et l’œuvre d’Arthur Koestler, un auteur quasi oublié aujourd’hui, peu (re)lu et dont les livres ne sont plus tous réédités. Pourquoi insistez-vous sur cet auteur, quand commence la seconde décennie du XXIe siècle ?

    RS : D’abord parce que j’arrive à l’âge des rétrospectives. Non pas pour me faire plaisir, même si cela ne me déplait pas. Mais parce que de nombreuses personnes, plus jeunes que moi, me posent des questions sur mon itinéraire pour le replacer dans l’histoire générale des mouvements non conformistes de la seconde moitié du XXe siècle et, à mon corps défendant, dans l’histoire, plus limitée dans le temps et l’espace, de la “nouvelle droite”. Commençons par l’aspect rétrospectif : j’ai toujours aimé me souvenir, un peu à la façon de Chateaubriand, de ce moment précis de ma tendre adolescence, quelques jours après que l’on m’ait exhorté à lire des livres “plus sérieux” que les ouvrages généralement destinés à la jeunesse, comme Ivanhoé de Walter Scott ou L’Île au trésor de Stevenson, Les Trois Mousquetaires de Dumas, Jules Vernes, ou à l’enfance, comme la Comtesse de Ségur (dont mon préféré était et reste Un bon petit diable) et la série du “Club des Cinq” d’Enid Blyton (que je dévorais à l’école primaire, fasciné que j’étais par les innombrables aventures passées derrière des portes dérobées ou des murs lambrisés à panneaux amovibles, dans de mystérieux souterrains ou autres passages secrets). Rien que cette liste de livres lus par un gamin, il y a 40, 45 ans, évoque une époque révolue… Mais revenons à ce “moment” précis qui est un petit délice de mes reminiscences : j’avais accepté l’exhortation des adultes et, de toutes les façons, la littérature enfantine et celle de la pré-adolescence ne me satisfaisaient plus.

    Koestler m’accompagne maintenant depuis plus de 40 ans

    Mais que faire ? Sur le chemin de l’école, tout à la fin de la Chaussée de Charleroi, à 30 mètres du grand carrefour animé de “Ma Campagne”, il y avait un marchand de journaux qui avait eu la bonne idée de joindre une belle annexe à son modeste commerce et de créer une “centrale du Livre de Poche”. Il y avait, en face et à droite de son comptoir, un mur, qui me paraissait alors incroyablement haut, où s’alignaient tous les volumes de la collection. Je ne savais pas quoi choisir. J’ai demandé un catalogue et, muni de celui-ci, je suis allé trouver le Frère Marcel (Aelbrechts), vieux professeur de français toujours engoncé dans son cache-poussière brunâtre mais cravaté de noir (car un professeur devait toujours porter la cravate à l’époque…), pour qu’il me pointe une dizaine de livres dans le catalogue. Il s’est exécuté avec complaisance, avec ses habituels claquements humides de langue et de maxillaires, par lesquels il ponctuait ses conseils toujours un peu désabusés : l’homme n’avait apparemment plus grande confiance en l’humanité… Dans la liste, il y avait Un testament espagnol d’Arthur Koestler. Je l’ai lu, un peu plus tard, vers l’âge de 15 ans. Et cet ouvrage m’a laissé une très forte impression. Koestler m’accompagne donc depuis plus de 40 ans maintenant.

    Le Testament espagnol de Koestler est un chef-d’œuvre : la déréliction de l’homme, qui attend une exécution promise, les joies de lire dans cette geôle, espace exigu entre deux mondes (celui de la vie, qu’on va quitter, et celui, de l’“après”, inconnu et appréhendé), la fatalité de la mort dans un environnement ibérique, acceptée par les autres détenus, dont “le Poitrinaire”… À 15 ans, une littérature aussi forte laisse des traces. Pendant deux bonnes années, Koestler, pour moi, n’a été que ce prisonnier anglo-judéo-hongrois, pris dans la tourmente de la Guerre Civile espagnole, cet homme d’une gauche apparemment militante, dont on ne discernait plus tellement les contours quand s’évanouissait les vanités face à une mort qu’il pouvait croire imminente.

    En 1973, nous nous retrouvâmes en voyage scolaire, sous le plomb du soleil d’août en Grèce. Marcel nous escortait ; il avait troqué son éternel cache-poussière contre un costume léger de coton clair ; il suivait la troupe de sa démarche molle et avec la mine toujours sceptique, cette fois avec un galurin, type bobo, rivé sur son crâne dégarni. Un jour, alors que nous marchions de l’auberge universitaire, située sur un large boulevard athénien, vers une station de métro pour nous amener à l’Acropole ou à Égine, les “non-conformistes” de la bande — Frédéric Beerens, le futur gynécologue Leyssens, Yves Debay, futur directeur des revues militaires Raids et L’Assaut et votre serviteur — tinrent un conciliabule en dévalant allègrement une rue en pente : outre les livres, où nous trouvions en abondance notre miel, quelle lecture régulière adopter pour consolider notre vision dissidente, qui, bien sûr, n’épousait pas les formes vulgaires et permissives de dissidence en cette ère qui suivait immédiatement Mai 68 ? Nous connaissions tous le mensuel Europe-Magazine, alors dirigé par Émile Lecerf. La littérature belge de langue française doit quelques belles œuvres à Lecerf : inconstestablement, son essai sur Montherlant, rédigé dans sa plus tendre jeunesse, mérite le détour et montre quelle a été la réception de l’auteur des Olympiques, surtout chez les jeunes gens, jusqu’aux années de guerre. Plus tard, quand le malheur l’a frappé et que son fils lui a été enlevé par la Camarde, il nous a laissé un témoignage poignant avec Pour un fils mort à vingt ans. Lié d’amitié à Louis Pauwels, Lecerf était devenu le premier correspondant belge de la revue Nouvelle école. Beerens avait repéré une publicité pour cette revue d’Alain de Benoist qui n’avait alors que 30 ans et cherchait à promouvoir sa création. En dépit de l’œuvre littéraire passée d’Émile Lecerf, que nous ne connaissions pas à l’époque, le style journalistique du directeur d’Europe-Magazine nous déplaisait profondément : nous lui trouvions des accents populaciers et lui reprochions trop d’allusions graveleuses. Nous avions soif d’autre chose et peut-être que cette revue Nouvelle école, aux thèmes plus alléchants, allait-elle nous satisfaire ?

    Koestler et la “nouvelle droite” : le lien ? La critique du réductionnisme !

    Le conciliabule ambulant d’Athènes a donc décidé de mon sort : depuis cette journée torride d’août 1973 à Athènes, je suis mu par un tropisme qui me tourne immanquablement vers Nouvelle école, même 20 ans après avoir rompu avec son fondateur. Dès notre retour à Bruxelles, nous nous sommes mis en chasse pour récupérer autant de numéros possible, nous abonner… Beerens et moi, après notre quête qui nous avait menés aux bureaux du magazine, rue Deckens à Etterbeek, nous nous sommes retrouvés un soir à une séance du NEM-Club de Lecerf, structure destinée à servir de point de ralliement pour les lecteurs du mensuel : nouvelle déception… Mais, dans Nouvelle école puis dans les premiers numéros d’Éléments, reçus en novembre 1973, un thème se profilait : celui d’une critique serrée du “réductionnisme”. C’est là que Koestler m’est réapparu. Il n’avait pas été que cet homme de gauche romantique, parti en Espagne pendant la guerre civile pour soutenir le camp anti-franquiste, il avait aussi été un précurseur de la critique des idéologies dominantes. Il leur reprochait de “réduire” les mille et un possibles de l’homme à l’économie (et à la politique) avec le marxisme ou au sexe (hyper-problématisé) avec le freudisme, après avoir été un militant communiste exemplaire et un vulgarisateur des thèses de Sigmund Freud.

    À mes débuts dans ce qui allait, cinq ans plus tard, devenir la mouvance “néo-droitiste”, le thème majeur était en quelque sorte la résistance aux diverses facettes du réductionnisme. Nouvelle école et Éléments évoquaient cette déviance de la pensée qui entraînait l’humanité occidentale vers l’assèchement et l’impuissance, comme d’ailleurs — mais nous ne le saurions que plus tard — les groupes Planète de Louis Pauwels l’avaient aussi évoquée, notamment avec l’appui d’un compatriote, toujours méconnu aujourd’hui ou seulement décrié sur le ton de l’hystérie comme “politiquement incorrect”, Raymond de Becker. En entrant directement en contact avec les représentants à Bruxelles de Nouvelle école et du “Groupement de Recherches et d’Études sur la Civilisation Européenne” (GRECE) — soit Claude Vanderperren à Auderghem en juin 1974, qui était le nouveau correspondant de Nouvelle école, Dulière à Forest en juillet 1974 qui distribuait les brochures du GRECE, puis Georges Hupin, qui en animait l’antenne à Uccle en septembre 1974 — nous nous sommes aperçus effectivement que la critique du réductionnisme était à l’ordre du jour : thème majeur de l’Université d’été du GRECE, dont revenait Georges Hupin ; thème tout aussi essentiel de deux “Congrès Internationaux pour la Défense de la Culture”, tenus, le premier, à Turin en janvier 1973, le deuxième à Nice (sous les auspices de Jacques Médecin), en septembre 1974. Ces Congrès avaient été conçus et initiés, puis abandonnés, par Arthur Koestler et Ignazio Silone, dès les débuts de la Guerre Froide, pour faire pièce aux associations dites de “défense des droits de l’homme”, que Koestler, Orwell et Silone percevaient comme noyautées par les communistes. Une seconde équipe les avaient réanimés pour faire face à l’offensive freudo-marxiste de l’ère 68. C’était essentiellement le professeur Pierre Debray-Ritzen qui, au cours de ces deux congrès de 1973 et 1974, dénoncera le réductionnisme freudien. Alain de Benoist, Louis Rougier, Jean Mabire et Dominique Venner y ont participé.

    Le colloque bruxellois sur le réductionnisme

    Dans la foulée de ce réveil d’une pensée plurielle, dégagée des modes du temps, Georges Hupin, après avoir convaincu les étudiants libéraux de l’ULB, monte en avril 1975 un colloque sur le réductionnisme dans les locaux mêmes de l’Université de Bruxelles. Le thème du réductionnisme séduisait tout particulièrement Jean-Omer Piron, biologiste et rédacteur-en-chef, à l’époque, de la revue des loges belges, La Pensée et les Hommes. Dans les colonnes de cette vénérable revue, habituée au plus plat des conformismes laïcards (auquel elle est retourné), Piron avait réussi à placer des articles rénovateurs dans l’esprit du “Congrès pour la Défense de la Culture” et du premier GRECE inspiré par les thèses anti-chrétiennes de Louis Rougier, par ailleurs adepte de l’empirisme logique, veine philosophique en vogue dans le monde anglo-saxon. Le colloque, cornaqué par Hupin, s’est tenu à l’ULB, avec la participation de Jean-Claude Valla (représentant le GRECE), de Piet Tommissen (qui avait participé au Congrès de Nice, avec ses amis Armin Mohler et Ernst Topitsch), de Jean-Omer Piron et du Sénateur libéral d’origine grecque Basile Risopoulos. Des étudiants et des militants communistes ou assimilés avaient saboté le système d’alarme, déclenchant un affreux hululement de sirène, couvrant la voix des conférenciers. Alors que j’étais tout malingre à 19 ans, on m’envoie, avec le regretté Alain Derriks (que je ne connaissais pas encore personnellement) et un certain de W., ancien de mon école, pour monter la garde au premier étage et empêcher toute infiltration des furieux. L’ami de W. met immédiatement en place la lance à incendie, bloquant le passage, tandis que je reçois un gros extincteur pour arroser de poudre d’éventuels contrevenants et que Derriks a la présence d’esprit de boucher les systèmes d’alarme à l’aide de papier hygiénique, réduisant le hululement de la sirène à un bourdonnement sourd, pareil à celui d’une paisible ruche au travail. Les rouges tentent alors un assaut directement à l’entrée de l’auditorium : ils sont tenus en échec par deux officiers de l’armée belge, le Commandant M., tankiste du 1er Lancier, et le Commandant M., des chasseurs ardennais, flanqués d’un grand double-mètre de Polonais, qui venait de quitter la Légion Étrangère et qui accompagnait Jean-Claude Valla. Hupin, de la réserve des commandos de l’air, vient vite à la rescousse. Le Commandant des chasseurs ardennais, rigolard et impavide, repoussait tantôt d’un coup d’épaule, tantôt d’un coup de bide, deux politrouks particulièrement excités et sanglés dans de vieilles vestes de cuir. Pire : allumant soudain un gros cigare hollandais, notre bon Ardennais en avalait la fumée et la recrachait aussitôt dans le visage du politrouk en cuir noir qui scandait “Écrasons dans l’œuf la peste brune qui s’est réveillée”. Ce slogan vociféré de belle voix se transformait aussitôt en une toux rauque, sous le souffle âcre et nicotiné de notre cher Chasseur. Mais ce ne sont pas ces vaillants militaires qui emportèrent la victoire ! Voilà que surgit, furieuse comme un taureau ibérique excité par la muletta, la concierge de l’université, dont le sabotage du système d’alarme avait réveillé le mari malade. Saisissant sa pantoufle rouge à pompon de nylon, la brave femme, pas impressionnée pour un sou, se jette sur le politrouk à moitié étouffé par les effets fumigènes du cigare du Commandant M., et le roue de coups de savate, en hurlant, “Fous le camp, saligaud, t’as réveillé mon mari, va faire le zot ailleurs, bon à rien, smeirlap, rotzak, etc.”. Les deux meneurs, penauds, ordonnent la retraite. L’entrée de l’auditorium est dégagée : les congressistes peuvent sortir sans devoir distribuer des horions ou risquer d’être maxaudés. Essoufflée, la concierge s’effondre sur une chaise, renfile son héroïque pantoufle et Hupin vient la féliciter en la gratifiant d’un magnifique baise-main dans le plus pur style viennois. Elle était rose de confusion.

    Jean-Omer Piron et “Le cheval dans la locomotive”

    Voilà comment j’ai participé à une initiative, inspirée des “Congrès pour la Défense de la Culture”, dont la paternité initiale revient à Arthur Koestler (et à Ignazio Silone). Elle avait aussi pour thème un souci cardinal de la pensée post-politique de Koestler : le réductionnisme. La prolixité du vivant étant l’objet d’étude des biologistes, Jean-Omer Piron se posait comme un “libre-penseur”, dans la tradition de l’ULB, c’est-à-dire comme un libre-penseur hostile à tous les dogmes qui freinent l’élan de la connaissance et empêchent justement d’aborder cette prolixité luxuriante du réel et de la vie. Et, de fait, les réductionnismes sont de tels freins : il convient de les combattre même s’ils ont fait illusion, s’ils ont aveuglé les esprits et se sont emparé de l’Université bruxelloise, où l’on est supposé les affronter et les chasser de l’horizon du savoir. Piron inscrivait son combat dans les traces de Koestler : le Koestler des “Congrès” et surtout le Koestler du Cheval dans la locomotive (The Ghost in the Machine), même si, aujourd’hui, les biologistes trouveront sans doute pas mal d’insuffisances scientifiques dans ce livre qui fit beaucoup de bruit à l’époque, en appelant les sciences biologiques à la rescousse contre les nouveaux obscurantismes, soit disant “progressistes”. Koestler fustigeait le réductionnisme et le “ratomorphisme” (l’art de percevoir l’homme comme un rat de laboratoire). Ce recours à la biologie, ou aux sciences médicales, était considéré comme un scandale à l’époque : le charnel risquait de souiller les belles images d’Épinal, véhiculées par les “nuisances idéologiques” (Raymond Ruyer). Les temps ont certes changé. La donne n’est plus la même aujourd’hui. Mais l’obscurantisme est toujours là, sous d’autres oripeaux. Pour la petite histoire, une ou deux semaines après le colloque chahuté mais dûment tenu sur le réductionnisme, les étudiants de l’ULB, dont Beerens et Derriks, ainsi que leurs homologues libéraux, ont vu débouler dans les salles de cours une brochette de “vigilants”, appelant à la vindicte publique contre Piron, campé comme “fasciste notoire”. Beerens, au fond de la salle, rigolait, surtout quand la plupart des étudiants lançaient de vibrants “vos gueules !” ou des “cassez-vous !” aux copains des politrouks dûment défaits par l’arme secrète (la pantoufle à pompon de nylon) de la concierge, mercenaire à son corps défendant d’une peste brune, dont elle ignorait tout mais qui avait été brusquement réveillée, parait-il, par le “fasciste notoire”, disciple de l’ex-communiste pur jus Koestler et rédacteur-en-chef de la bien laïcarde et bien para-maçonnique La Pensée et les Hommes. L’anti-fascisme professionnel sans profession bien définie montrait déjà qu’il ne relevait pas de la politique mais de la psychiatrie.

    zer-in10.jpgMa lecture du “Zéro et l’Infini”

    [Ci-contre : Couverture du Livre de Poche, 1953. Minuit dans le siècle... Littéralement le titre anglais pourrait se traduire par : Les ténèbres à midi. La confrontation de l'humain et de l'idéologique, par-delà le récit de purges staliniennes, est au cœur de cette œuvre. Le titre français choisi par le traducteur Jérôme Jenatton fait référence à un propos tenu par le commissaire politique à l'accusé, relatif à deux conceptions diamétralement opposées de la morale humaine. Celle pour laquelle la fin collective justifie les moyens : l’individu n’est rien face au sort de la multitude, un zéro face à la collectivité dont le Parti est l’unique émanation, autrement dit l’infini. Et celle déclarant l'individu sacré, et pour laquelle « les règles de l'arithmétique ne doivent pas s'appliquer aux unités humaines ».

    En 1947, soucieux de montrer les limites d'une interprétation manichéenne des événements, Merleau-Ponty rétorquera que la qualification morale des actes ne peut jamais opter clairement pour le zéro ou l'infini : il ne saurait y avoir « d'innocence absolue, et pour la même raison, pas de culpabilité absolue. Toute action répond à une situation de fait que nous n'avons pas entièrement choisie et dont, en ce sens, nous ne sommes pas entièrement responsables ». Il rejoint par là la morale de l'ambiguïté des existentialistes, not. Sartre exposant ainsi le paradoxe de la liberté (morale) : « il n'y a de liberté qu'en situation et il n'y a de situation que par la liberté »]

    Ce n’est pas seulement par l’effet tonifiant du blanc-seing de Piron, dans le microcosme néo-droitiste bruxellois en gestation à l’époque, que Koestler revenait au premier plan de mes préoccupations. En première année de philologie germanique aux Facultés Universitaires Saint-Louis, il me fallait lire, dès le second trimestre, des romans anglais. Mon programme : Orwell, Huxley, Koestler et D. H. Lawrence. L’un des romans sélectionnés devait être présenté oralement : le sort a voulu que, pour moi, ce fut Darkness at Noon (Le zéro et l’infini), récit d’un procès politique dans le style des grandes purges staliniennes des années 30. Le roman, mettant en scène le “dissident” Roubachov face à ses inquisiteurs, est bien davantage qu’une simple dénonciation du stalinisme par un adepte de la dissidence boukharinienne, zinovievienne ou trotskiste. Toute personne qui entre en politique, entre obligatoirement au service d’un appareil, perclus de rigidités, même si ce n’est guère apparent au départ, pour le croyant, pour le militant, comme l’avoue d’ailleurs Koestler après avoir viré sa cuti. À partir d’un certain moment, le croyant se trouvera en porte-à-faux, tout à la fois face à la politique officielle du parti, face aux promesses faites aux militants de base mais non tenables, face à une réalité, sur laquelle le parti a projeté ses dogmes ou ses idées, mais qui n’en a cure. Le croyant connaîtra alors un profond malaise, il reculera et hésitera, devant les nouveaux ordres donnés, ou voudra mettre la charrue avant les bœufs en basculant dans le zèle révolutionnaire. Il sera soit exclu ou marginalisé, comme aujourd’hui dans les partis dits “démocratiques” ainsi que chez leurs challengeurs (car c’est kif-kif-bourricot !).

    Dans un parti révolutionnaire comme le parti bolchevique en Russie, la lenteur d’adaptation aux nouvelles directives de la centrale, la fidélité à de vieilles amitiés ou de vieilles traditions de l’époque héroïque de la révolution d’Octobre 1917 ou de la clandestinité pré-révolutionnaire, condamne le “lent” ou le nostalgique à être broyé par une machine en marche qui ne peut ni ralentir ni cesser d’aller de l’avant. La logique des procès communistes voulait que les accusés reconnaissent que leur lenteur et leur nostalgie entravaient le déploiement de la révolution dans le monde, mettait le socialisme construit dans un seul pays (l’URSS) en danger donc, ipso facto, que ces “vertus” de vieux révolutionnaires étaient forcément des “crimes” risquant de ruiner les acquis réellement existants des œuvres du parti. En conséquence, ces “vertus” relevaient de la complicité avec les ennemis extérieurs de l’Union Soviétique (ou, lors des procès de Prague, de la nouvelle Tchécoslovaquie rouge). Lenteur et nostalgie étaient donc objectivement parlant des vices contre-révolutionnaires.

    MunzenbergKoestler a vécu de près, au sein des cellules du Komintern, ce type de situation. Pour lui, le pire a été l’entrée en dissidence, à son corps défendant, de Willi Münzenberg [ci-contre], communiste allemand chargé par le Komintern d’organiser depuis son exil parisien une résistance planétaire contre le fascisme et le nazisme. Pour y parvenir, Münzenberg avait reçu d’abord l’ordre de créer des “fronts populaires”, avec les socialistes et les sociaux-démocrates, comme en Espagne et en France. Mais la centrale moscovite change d’avis et pose trotskistes et socialistes comme des ennemis sournois de la révolution : Münzenberg entre en disgrâce, parce qu’il ne veut pas briser l’appareil qu’il a patiemment construit à Paris et tout recommencer à zéro ; il refuse d’aller s’expliquer à Moscou, de crainte de subir le sort de son compatriote communiste allemand Neumann, épuré en Union Soviétique (sa veuve, Margarete Buber-Neumann, rejoindra Koestler dans son combat anti-communiste d’après guerre). Münzenberg a refusé d’obéir, de s’aligner sans pour autant passer au service de ses ennemis nationaux-socialistes. Dans le roman Darkness at Noon / Le zéro et l’infini, Roubachov n’est ni un désobéissant ni un traître : il proteste de sa fidélité à l’idéal révolutionnaire. Mais suite au travail de sape des inquisiteurs, il finit par admettre que ses positions, qu’il croit être de fidélité, sont une entorse à la bonne marche de la révolution mondiale en cours, qu’il est un complice objectif des ennemis de l’intérieur et de l’extérieur et que son élimination sauvera peut-être de l’échec final la révolution, à laquelle il a consacré toute sa vie et tous ses efforts. (Sur l’itinéraire de Willi Münzenberg, on se rapportera utilement aux pages que lui consacre François Furet dans Le passé d’une illusion – Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Laffont/Calmann-Lévy, 1995).

    L’anthropologie communiste : une image incomplète de l’homme

    Koestler s’insurge contre ce mécanisme qui livre la liberté de l’homme, celle de s’engager politiquement et celle de se rebeller contre des conditions d’existence inacceptables, à l’arbitraire des opportunités passagères (ou qu’il croit passagères). L’homme réel, complet et non réduit, n’est pas le pantin mutilé et muet que devient le révolutionnaire établi, qui exécute benoîtement les directives changeantes de la centrale ou qui confesse humblement ses fautes s’il est, d’une façon ou d’une autre, de manière parfaitement anodine ou bien consciente, en porte-à-faux face à de nouveaux ukases, qui, eux, sont en contradiction avec le plan premier ou le style initial de la révolution en place et en marche. Koestler finira par sortir de toutes les cangues idéologiques ou politiques. Il mettra les errements du communisme sur le compte de son anthropologie implicite, reposant sur une image incomplète de l’homme, réduit à un pion économique. Dans la première phase de son histoire, la “nouvelle droite” en gestation avait voulu, avec Louis Pauwels, porte-voix de l’anthropologie alternative des groupes Planète, restaurer une vision non réductionniste de l’homme.

    Ma présentation avait déplu à ce professeur de littérature anglaise des Facultés Saint-Louis, un certain Engelborghs aujourd’hui décédé, tué au volant d’un cabriolet sans doute trop fougueux et mal protégé en ses superstructures. Je n’ai jamais su avec précision ce qui lui déplaisait chez Koestler (et chez Orwell), sauf peut-être qu’il n’aimait pas ce que l’on a nommé par la suite les “political novels” ou la veine dite “dystopique” : toutefois, il ne me semblait pas être l’un de ces hallucinés qui tiennent à leurs visions utopiques comme à toutes leurs autres illusions. Pourtant, je persiste et je signe, jusqu’à mon grand âge : Koestler doit être lu et relu, surtout son Testament espagnol et son Zéro et l’Infini. Après les remarques dénigrantes et infondées d’Engelborghs, je vais abandonner un peu Koestler, sauf peut-être pour son livre sur la peine de mort, écrit avec Albert Camus dans les années 50 en réaction à la pendaison, en Angleterre, de deux condamnés ne disposant apparemment pas de toutes leurs facultés mentales, et pour des crimes auxquels on aurait pu facilement trouver des circonstances atténuantes. Force est toutefois de constater que, dans ce livre-culte des opposants à la peine de mort, on lira que les régimes plus ou moins autocratiques, ceux de l’Obrigkeitsstaat centre-européen, ont bien moins eu recours à la potence ou à la guillotine que les “vertuistes démocraties” occidentales, la France et l’Angleterre. Le paternalisme conservateur induit moins de citoyens au crime, ou se montre plus clément en cas de faute, que le libéralisme, où chacun doit se débrouiller pour ne pas tomber dans la misère noire et se voit condamné sans pitié en cas de faux pas et d’arrestation. Le livre de Koestler et Camus sur la peine de mort [Réflexions sur la peine capitale, 1957] réfute, en filigrane, la prétention à la vertu qu’affichent si haut et si fort les “démocraties” occidentales. Ce sont elles, comme dirait Foucault, qui surveillent et punissent le plus.

    Dans les rangs du cercle de la première “nouvelle droite” bruxelloise, la critique du réductionnisme et la volonté de rétablir une anthropologie plus réaliste et dégagée des lubies idéologiques du XIXe siècle quittera l’orbite de Koestler et de son Cheval dans la locomotive, pour se plonger dans l’œuvre du Prix Nobel Konrad Lorenz, notamment son ouvrage de vulgarisation, intitulé Les huit péchés capitaux de notre civilisation (Die acht Todsünde der zivilisierten Menschheit), où le biologiste annonce, pour l’humanité moderne, un risque réel de “mort tiède”, si les régimes politiques en place ne tiennent pas compte des véritables ressorts naturels de l’être humain. Nouvelle école ira d’ailleurs interviewer longuement Lorenz dans son magnifique repère autrichien. Plus tard, en dehors des cercles “néo-droitistes” en voie de constitution, Alexandre Soljénitsyne éclipsera Koestler, dès la seconde moitié des années 70. Avec le dissident russe, l’anti-communisme cesse d’être un tabou dans les débats politiques. Je retrouverai Koestler, en même temps qu’Orwell et Soljénitsyne, à la fin de la première décennie du XXIe siècle pour servir, à titre de conférencier, les bonnes oeuvres de mon ami genevois, Maître Pascal Junod, féru de littérature et grand lecteur devant l’éternel.

    • Justement, je reviens à ma question, quel regard doit-on jeter sur la trajectoire d’Arthur Koestler aujourd’hui ?

    Koestler[Ci-contre : portrait d'Arthur Koestler par Floc'h pour l'hebdomadaire The New Yorker dans l'édition du 21 décembre 2009]

    Arthur Koestler est effectivement une “trajectoire”, une flèche qui traverse les périodes les plus effervescentes du XXe siècle : il le dit lui-même car le titre du premier volume de son autobiographie s’intitule, en anglais, Arrow in the Blue [1952] (en français : La corde raide [rééd. Belles Lettres, 2012, recension]). Enfant intéressé aux sciences physiques, le très jeune Koestler s’imaginait suivre la trajectoire d’une flèche traversant l’azur pour le mener vers un monde idéal. Mais dans la trajectoire qu’il a effectivement suivie, si on l’examine avec toute l’attention voulue, rien n’est simple. Koestler nait à Budapest sous la double monarchie austro-hongroise, dans une ambiance impériale et bon enfant, dans un monde gai, tourbillonnant allègrement au son des valses de Strauss. Il suivra, à 9 ans, avec son père, le défilé des troupes magyars partant vers le front de Serbie en 1914, acclamant les soldats du contingent, sûrs de revenir vite après une guerre courte, fraîche et joyeuse. Mais ce monde va s’effondrer en 1918 : le très jeune Koestler penche du côté de la dictature rouge de Bela Kun, parce que le gouvernement libéral lui a donné le pouvoir pour qu’il éveille le sentiment national des prolétaires bolchévisants et appelle ainsi les Hongrois du menu peuple à chasser les troupes roumaines envoyées par la France pour fragmenter définitivement la masse territoriale de l’Empire des Habsbourgs. Mais ses parents décident de déménager à Vienne, de quitter la Hongrie détachée de l’Empire. À Vienne, il adhère aux Burschenschaften (les Corporations étudiantes) sionistes car les autres n’acceptent pas les étudiants d’origine juive. Il s’y frotte à un sionisme de droite, inspiré par l’idéologue Max Nordau, théoricien d’une vision très nietzschéenne de la décadence. Koestler va vouloir jouer le jeu sioniste jusqu’au bout : il abandonne tout, brûle son livret d’étudiant et part en Palestine. Il y découvrira l’un des premiers kibboutzim, un véritable nid de misère au fin fond d’une vallée aride. Pour les colons juifs qui s’y accrochaient, c’était une sorte de nouveau phalanstérisme de gauche, regroupant des croyants d’une mouture nouvelle, attendant une parousie laïque et agrarienne sur une terre censée avoir appartenu à leurs ancêtres judéens.

    Ensuite, nous avons le Koestler grand journaliste de la presse berlinoise qui appuie la République de Weimar et l’idéologie d’un Thomas Mann. Mais cette presse, aux mains de la famille Ullstein, famille israélite convertie au protestantisme prussien, basculera vers la droite et finira par soutenir les nationaux-socialistes. Entretemps, Koestler vire au communisme — parce qu’il n’y a rien d’autre à faire — et devient un militant exemplaire du Komintern, à Berlin d’abord puis à Paris en exil. Il fait le voyage en URSS et devient un bon petit soldat du Komintern, même si ce qu’il a vu entre l’Ukraine affamée par l’Holodomor et la misère pouilleuse du lointain Turkménistan soviétique induit une certaine dose de scepticisme dans son cœur.

    Sionisme et communisme : de terribles simplifications

    Ce scepticisme ne cessera de croître : finalement, pour Koestler, la faiblesse humaine, le besoin de certitudes claires, l’horreur de la complexité font accepter les langages totalitaires, la tutelle d’un parti tout-puissant, remplaçant la transcendance divine tuée ou évacuée depuis la “mort de Dieu”. Les colons sionistes reniaient les facultés juives — du moins de la judaïté urbanisée, germanisée ou slavisée, d’idéologie libérale ou sociale-démocrate — d’adaptation plastique et constante à des mondes différents, ressuscitaient l’hébreu sous une forme moderne et simplifiée, nouvelle langue sans littérature et donc sans ancrage temporel, et abandonnaient l’allemand et le russe, autrefois véhicules d’émancipation du ghetto. Le sionisme menait à une terrible simplification, à l’expurgation de bonnes qualités humaines. Le communisme également.

    Contrairement à l’époque héroïque de ma découverte de Koestler, où nous ne bénéficions pas de bonnes biographies, nous disposons aujourd’hui d’excellents ouvrages de référence : celui du professeur américain Michael Scammell, également auteur d’un monumental ouvrage sur Soljénitsyne, et celui de l’avocat français Michel Laval (Michael Scammell, Koestler – The Indispensable Intellectual, Faber & Faber, 2009 ; Michel Laval, L’homme sans concessions : Arthur Koestler et son siècle, Calmann-Lévy, 2005). Tous deux resituent bien Koestler dans le contexte politique de son époque mais, où ils me laissent sur ma faim, c’est quand ils n’abordent pas les raisons intellectuelles et quand ils ne dressent pas la liste des lectures ou des influences qui poussent le quadragénaire Koestler à changer de cap et à abandonner complètement toutes ses spéculations politiques dans les années 50, immédiatement après la parenthèse maccarthiste aux États-Unis, pays où il a longuement séjourné, sans vraiment s’y sentir aussi à l’aise que dans son futur cottage gallois ou dans son chalet autrichien. Certes, Koestler lui-même n’a jamais donné une œuvre ou un essai bien balancé sur son itinéraire scientifique, post-politique. Les deux volumes de son autobiographie, Arrow in the Blue (La corde raide) et Invisible Writing (Hiéroglyphes) s’arrêtent justement vers le milieu des années 50. Ces deux volumes constituent un bilan et un adieu. J’en conseille vivement la lecture pour comprendre certaines facettes du XXe siècle, notamment relative à la guerre secrète menée par le Komintern en Europe occidentale.

    Agent soviétique puis agent britannique ?

    Koestler se lit avec intérêt justement pour le recul qu’il prend vis-à-vis des idéologies auxquelles il a adhéré avec un enthousiasme naïf, comme des millions d’autres Européens. Mais on ne saurait évidemment adhérer à ces idéologies, sioniste ou communiste, ni partager les sentiments, parfois malsains, qui l’ont conduit à s’y conformer et à s’y complaire. Koestler a été un agent du Komintern mais, à part le long épisode dans le sillage de Münzenberg, d’autres facettes sont traitées trop brièvement : je pense notamment à son travail au sein de l’agence de presse géopolitique, Pressgeo, dirigée à Zürich par le Hongrois Rados et pendant soviétique/communiste des travaux de l’école allemande d’Haushofer. Koestler lui-même et ses biographes sont très discrets sur cette initiative, dont tous louent la qualité intrinsèque, en dépit de son indéniable marquage communiste. Koestler a donc été un agent soviétique. Il sera aussi, on s’en doute, un agent britannique, surtout en Palestine, où il se rendra deux ou trois fois pour faire accepter les plans britanniques de partition du pays aux sionistes de gauche et de droite (avec qui il était lié via l’idéologue et activiste de droite Vladimir Jabotinski, père spirituel des futures droites israéliennes). Ses souvenirs sont donc intéressants pour comprendre les sentiments et les réflexes à l’œuvre dans la question judéo-israélienne et dans les gauches d’Europe centrale. On ne peut affirmer que Koestler soit devenu un agent américain, pour la bonne raison qu’à New York il fut nettement moins “employé”’ que d’autres au début de la Guerre Froide, qu’on le laissait moisir dans sa maison américaine quasi vide et que sa carrière aux États-Unis n’a guère donné de fruits. Le maccarthisme se méfiait de cet ancien agent du Komintern. Et Koestler, lui, estimait que le maccarthisme était dénué de nuances et agissait exactement avec la même hystérie que les propagandistes soviétiques, quand ils tentaient de fabriquer des collusions ou d’imaginer des complots.

    KoestlerKoestler et la France

    [Ci-contre : Arthur Koestler en jeune homme à Paris, 1940 par Gisèle Freund]

    Reste à évoquer le rapport entre Koestler et la France. Ce pays est, dans l’entre-deux-guerres, le refuge idéal des antifascistes et antinazis de toutes obédiences. Koestler y pérègrine entre Paris et la Côte d’Azur. La France est la patrie de la révolution et Koestler se perçoit comme un révolutionnaire, qui poursuit l’idéal 150 ans après la prise de la Bastille, devant des ennemis tenaces, apparemment plus coriaces que les armées en dentelles de la Prusse et de l’Autriche à Valmy ou que les émigrés de Coblence. Cet engouement pour la France s’effondre en octobre 1939 : considéré comme sujet hongrois et comme journaliste allemand, Koestler est arrêté et interné dans un camp de concentration en lisière des Pyrénées. Il y restera quatre mois. Cette mésaventure, ainsi que sa seconde arrestation en mai 1940, son évasion et son périple dans la France en débâcle, généreront un deuxième chef-d’œuvre de littérature carcérale et autobiographique, Scum of the Earth (La Lie de la Terre). Cet ouvrage est une dénonciation de l’inhumanité du système concentrationnaire de la Troisième République, de son absence totale d’hygiène et un témoignage poignant sur la mort et la déréliction de quelques antifascistes allemands, italiens et espagnols dans ces camps sordides.

    Avant 1945, la littérature carcérale / concentrationnaire dénonce, non pas le Troisième Reich, mais la Troisième République. Il y a Koestler, qui édite son livre en Angleterre et donne à l’allié français vaincu une très mauvaise presse, mais il y a, en Belgique, les souvenirs des internés du Vernet, arrêtés par la Sûreté belge en mai 1940 et livrés aux soudards français qui les accompagneront en les battant et en les humiliant jusqu’à la frontière espagnole. Eux aussi iront crever de faim, rongés par une abondante vermine, en bordure des Pyrénées. Ce scandale a été largement exploité en Belgique pendant les premiers mois de la deuxième occupation allemande, avec les témoignages de Léon Degrelle (Ma guerre en prison), du rexiste Serge Doring (L’école de la douleur : Souvenirs d’un déporté politique), des militants flamands René Lagrou (Wij Verdachten) et Ward Hermans. La description des lieux par Doring correspond bien à celle que nous livre Koestler. L’un de leurs compagnons d’infortune des trains fantômes partis de Bruxelles, le communiste saint-gillois Lucien Monami n’aura pas l’occasion de rédiger le récit de ses malheurs : il sera assassiné par des soldats français ivres à Abbeville, aux côtés des solidaristes Van Severen et Rijckoort.

    La Lie de la terre rend Koestler impopulaire en France dans l’immédiat après-guerre. En effet, cet ouvrage prouve que le dérapage concentrationnaire n’est pas une exclusivité du Troisième Reich ou de l’URSS stalinienne, que les antifascistes et les rescapés des Brigades Internationales ou des milices anarchistes ibériques anti-franquistes ont d’abord été victimes du système concentrationnaire français avant de l’être du système national-socialiste ou, éventuellement, stalinien, que la revendication d’humanisme de la “République” est donc un leurre, que la “saleté” et le manque total d’hygiène reprochés aux services policiers et pénitentiaires français sont attestés par un témoignage bien charpenté et largement lu chez les alliés d’Outre-Manche à l’époque.

    Les choses s’envenimeront dans les années chaudes et quasi insurrectionnelles de 1947-48, où Koestler évoque la possibilité d’une prise de pouvoir communiste en France et appelle à soutenir De Gaulle. Dans ses mémoires, il décrit Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, avec leur entourage, en des propos peu amènes, se gaussant grassement de leurs dogmatismes, de leurs manies, de leur laideur et de leur ivrognerie. La rupture a lieu définitivement en 1949, quand Koestler participe à un recueil collectif, Le Dieu des Ténèbres, publié dans une collection dirigée par Raymond Aron. La gauche française, communistes en tête, mène campagne contre le “rénégat” Koestler et surtout contre la publication en traduction française de Darkness at Noon (Le Zéro et l’Infini). Pire : l’impression du recueil d’articles de Koestler, intitulé Le Yogi et le commissaire, est suspendue sur ordre du gouvernement français pour “inopportunisme politique” ! Une vengeance pour La Lie de la Terre ?

    En Belgique en revanche, où l’emprise communiste sur les esprits est nettement moindre (malgré la participation communiste à un gouvernement d’après-guerre, la “communisation” d’une frange de la démocatie chrétienne et les habituelles influences délétères de Paris), Koestler et Orwell, explique le chroniqueur Pierre Stéphany, sont les auteurs anglophones les plus lus (en 1946, le livre le plus vendu en Belgique est Darkness at Noon). Ils confortent les options anticommunistes d’avant-guerre du public belge et indiquent, une fois de plus, que les esprits réagissent toujours différemment à Bruxelles et à Paris. En effet, la lecture des 2 volumes autobiographiques de Koestler permettent de reconstituer le contexte d’avant-guerre : Münzenberg (et son employé Koestler) avaient été en faveur de l’Axe Paris-Prague-Moscou, évoqué en 1935 ; cette option de la diplomatie française contraint le Roi à dénoncer les accords militaires franco-belges et à reprendre le statut de neutralité, tandis que, dans l’opinion publique, bon nombre de gens se disent : “Plutôt Berlin que Moscou !” (fin des années 70, les émissions du journaliste de la télévision flamande, Maurits De Wilde, expliquaient parfaitement ce glissement).

    Attitude qui reste encore et toujours incomprise en France aujourd’hui, notamment quand on lit les ouvrages d’une professeur toulousaine, Annie Lacroix-Riz (in : Le Vatican, l’Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre Froide, Armand Colin, 1996 et réédité depuis). L’idéologie de cette dame, fort acariâtre dans ses propos, semble se résumer à un mixte indigeste de républicanisme laïcard complètement abscons, de sympathies communisto-résistantialistes et de germanophobie maurrasienne. Bon appétit pour ingurgiter une telle soupe ! Les chapitres consacrés à la Belgique sont d’une rare confusion et ne mentionnent même pas les travaux du Prof. Jean Vanwelkenhuizen qui a démontré que l’éventualité d’un Axe Paris-Prague-Moscou a certes contribué à réinstaurer le statut de neutralité de la Belgique mais que d’autres raisons avaient poussé le Roi et son entourage à changer leur fusil d’épaule : les militaires belges estimaient que la tactique purement défensive du système Maginot, foncièrement irréaliste à l’heure du binôme char/avion et ne tenant aucun compte des visions exprimées par le stratégiste britannique Liddell-Hart (que de Gaulle avait manifestement lu) ; le ministère de l’intérieur jugeait problématique l’attitude de la presse francophile qui ne tenait aucun compte des intérêts spécifiques du pays ; et, enfin, last but not least, la volonté royale de sauver la civilisation européenne des idéologies et des pratiques délétères véhiculées certes par les idéologies totalitaires mais aussi par le libéralisme manchestérien anglais et par le républicanisme et “révolutionnisme institutionalisé” de la France. Aucune de ces recettes ne semblait bonne pour restaurer une Europe conviviale, respectueuse des plus belles réalisations de son passé.

    Dans La Lie de la terre, les Belges de l’immédiat après-guerre ont dû lire avec jubilation un portrait de Paul Reynaud, décrit comme un “tatar en miniature” ; “il semblait, poursuit Koestler (p. 144), que quelque part à l’intérieur de lui-même se dissimulait une dynamo de poche qui le faisait sautiller (jerk) et vibrer énergiquement” ; bref, un sinistre bouffon, un gnome grimaçant, animé par des “gestes d’automate”. Braillard vulgaire et glapissant, Paul Reynaud, après ses tirades crapuleuses contre Léopold III, a été le personnage le plus honni de Belgique en 1940 : son discours, fustigeant le Roi, a eu des retombées fâcheuses sur un grand nombre de réfugiés civils innocents, maltraités en tous les points de l’Hexagone par une plèbe gauloise rendue indiciblement méchante par les fulminations de Reynaud. Le ressentiment contre la France a été immense dans les premières années de guerre (et fut le motif secret de beaucoup de nouveaux germanophiles) et est resté durablement ancré chez ceux qui avaient vécu l’exode de 1940. Après les hostilités et la capitulation de l’Allemagne, la situation insurrectionnelle en France en 1947-48 inquiète une Belgique officielle, secouée par la répression des collaborations et par la question royale. Une France rouge verra-t-elle le jour et envahira-t-elle le territoire comme lors de la dernière invasion avortée de Risquons-Tout en 1848, où les grenadiers de Léopold Ier ont su tenir en échec les bandes révolutionnaires excitées par Lamartine ? Idéologiquement, les deux pays vont diverger : en France, un pôle politique communiste se durcit, dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et va se perpétuer quasiment jusqu’à la chute de l’Union Soviétique, tandis qu’en Belgique, le mouvement va s’étioler pour vivoter jusqu’en 1985, année où il n’aura plus aucune représentation parlementaire. Julien Lahaut, figure de proue du parti communiste belge, qui avait été chercher tous les prisonniers politiques croupissant dans les camps de concentration français des Pyrénées (communistes, rexistes, anarchistes et nationalistes flamands sans aucune distinction), sera assassiné par un mystérieux commando, après avoir été accusé (à tort ou à raison ?) d’avoir crié “Vive la république !” au moment où le jeune Roi Baudouin prêtait son serment constitutionnel en 1951. Le communisme n’a jamais fait recette en Belgique : à croire que la leçon de Koestler avait été retenue.

    De Koestler au post-sionisme

    Aujourd’hui, il faut aussi relire Koestler quand on aborde la question judéo-israélienne. Les séjours de Koestler en Palestine, à l’époque du sionisme balbutiant, ont conduit, en gros, à une déception. Ce sionisme, idéologiquement séduisant dans les Burschenschaften juives de Vienne, où le niveau intellectuel était très élevé, s’avérait décevant et caricatural dans les kibboutzim des campagnes galiléennes ou judéennes et dans les nouvelles villes émergentes du Protectorat britannique de Palestine en voie de judaïsation. Même si Koestler fut le premier inventeur de mots croisés en hébreu pour une feuille juive locale, l’option en faveur de cette langue reconstituée lui déplaisait profondément : il estimait qu’ainsi, le futur citoyen palestinien de confession ou d’origine juive se détachait des vieilles cultures européennes, essentiellement celles de langues germaniques ou slaves, qui disposaient d’une riche littérature et d’une grande profondeur temporelle, tout en n’adoptant pas davantage l’arabe. Ce futur citoyen judéo-palestinien néo-hébraïsant adoptait une sorte d’esperanto largement incompris dans le reste du monde : selon le raisonnement de Koestler, le juif, en s’immergeant jusqu’à l’absurde dans l’idéologie sioniste, devenue caricaturale, cessait d’être un être passe-partout, un cosmopolite bon teint, à l’aise dans tous les milieux cultivés de la planète. L’hébraïsation transformait l’immigré juif, cherchant à échapper aux ghettos, aux pogroms ou aux persécutions, en un plouc baraguinant et marginalisé sur une planète dont il n’allait plus comprendre les ressorts. Plus tard, dans les années 70, Koestler rédigera La Treizième Tribu (1976) un ouvrage ruinant le mythe sioniste du “retour”, en affirmant que la masse des juifs russes et roumains n’avaient aucune racine en Palestine mais descendaient d’une tribu turco-tatar, les Khazars, convertie au judaïsme au Haut Moyen Âge. Poser le mythe du “retour” comme fallacieux est l’axiome majeur de la nouvelle tradition “post-sioniste” en Israël aujourd’hui, sévèrement combattue par les droites israéliennes, dont elle ruine le mythe mobilisateur.

    Beaucoup de pain sur la planche pour connaître les tenants et aboutissants des propagandes “américanosphériques”

    Reste à analyser un chapitre important dans la biographie de Koestler : son attitude pendant la Guerre Froide. Il sera accusé d’être un “agent des trusts” par les communistes français, il adoptera une attitude incontestablement belliciste à la fin des années 40 au moment où les communistes tchèques, avec l’appui soviétique, commettent le fameux “coup de Prague” en 1948, presque au même moment où s’amorcent le blocus de Berlin, métropole isolée au milieu de la zone d’occupation soviétique en Allemagne. Koestler ne sera cependant pas un jusqu’au-boutiste du bellicisme : il s’alignera assez vite sur la notion de “coexistence”, dégoûté par le schématisme abrupt des démarches maccarthistes. Cependant, sa présence, incontournable, dans la mobilisation d’intellectuels “pour la liberté” révèle un continent de l’histoire des idées qui n’a été que fort peu étudié et mis en cartes jusqu’ici. Ce continent est celui, justement, d’un espace intellectuel sollicité en permanence par certains services occidentaux, surtout américains, pour mobiliser l’opinion et les médias contre les initiatives soviétiques d’abord, autres ensuite. Ces services, dont l’OSS puis la CIA, vont surtout tabler sur une gauche non communiste voire anticommuniste, avec des appuis au sein des partis sociaux démocrates, plutôt que sur une droite légitimiste ou radicale. C’est dans cet espace intellectuel-là, auquel Koestler s’identifie, qu’il faut voir les racines de la “nouvelle philosophie” en France et de la “political correctness” partout dans la sphère occidentale, ainsi que des gauches “ex-extrêmes”, dont les postures anti-impérialistes et les velléités auto-gestionnaires ont été dûment expurgées au fil du temps, pour qu’elles deviennent docilement des porte-voix bellicistes en faveur des buts de guerre des États-Unis. Un chercheur allemand a inauguré l’exploration inédite de cet espace : Tim B. Müller dans son ouvrage Krieger und Gelehrte – Herbert Marcuse und die Denksysteme im Kalten Kriege (Humboldt-Universität, Berlin) ; ce travail est certes centré sur la personnalité et l’œuvre du principal gourou philosophique de l’idéologie soixante-huitarde en Allemagne et en France (et aussi, partiellement, des groupes Planète de Louis Pauwels !) ; il relie ensuite cette œuvre philosophique d’envergure et la vulgate qui en a découlé lors des événements de 67-68 en Europe aux machinations des services secrets américains. La personnalité de Koestler est maintes fois évoquée dans ce livre copieux de 736 pages. Par ailleurs, le Dr. Stefan Meining, de la radio bavaroise ARD, et, en même temps que lui, l’Américain Ian Johnson, Prix Pulitzer et professeur à la TU de Berlin, ont chacun publié un ouvrage documenté sur la prise de contrôle de la grande mosquée de Munich par Said Ramadan à la fin des années 50.

    En s’emparant des leviers de commande de cette importante mosquée d’Europe centrale, Ramadan, affirment nos deux auteurs, éliminait de la course les premiers imams allemands, issus des bataillons turkmènes ou caucasiens de l’ancienne Wehrmacht, fidèles à une certaine amitié euro-islamique, pour la remplacer par un islamisme au service des États-Unis, via la personnalité d’agents de l’AMCOMLIB, comme Robert H. Dreher et Robert F. Kelley. Ceux-ci parviendront même à retourner le Grand Mufti de Jérusalem, initialement favorable à une alliance euro-islamique. Les Américains de l’AMCOMLIB, largement financés, éclipseront totalement les Allemands, dirigés par le turcologue Gerhard von Mende, actif depuis l’ère nationale-socialiste et ayant repris du service sous la Bundesrepublik. La mise hors jeu de von Mende, impliquait également le retournement d’Ibrahim Gacaoglu, de l’Ouzbek Rusi Nasar et du Nord-Caucasien Said Shamil. Seuls l’historien ouzbek Baymirza Hayit, le chef daghestanais Ali Kantemir et l’imam ouzbek Nurredin Namangani resteront fidèles aux services de von Mende mais sans pouvoir imposer leur ligne à la mosquée de Munich. L’étude simultanée des services, qui ont orchestré les agitations gauchistes et créé un islamisme pro-américain, permettrait de voir clair aujourd’hui dans les rouages de la nouvelle propagande médiatique, notamment quand elle vante un islam posé comme “modéré” ou les mérites d’une armée rebelle syrienne, encadrée par des talibans (non modérés !) revenus de Libye et financés par l’Émirat du Qatar, pour le plus grand bénéfice d’Obama, désormais surnommé “Bushbama”. Il est temps effectivement que nos contemporains voient clair dans ces jeux médiatiques où apparaissent des hommes de gauche obscurantistes et néo-staliniens (poutinistes !), auxquels on oppose une bonne gauche néo-philosophique à la Bernard-Henri Lévy ou à la Finkelkraut ou même à la Cohn-Bendit ; des mauvais islamistes afghans, talibanistes et al-qaïdistes, mais de bons extrémistes musulmans libyens (néo-talibanistes) ou qataris face à de méchants dictateurs laïques, de bons islamistes modérés et de méchants baathistes, une bonne extrême-droite russe qui manifeste contre le méchant Poutine et une très méchante extrême-droite partout ailleurs dans le monde occidental, etc. Les médias, “chiens de garde du système”, comme le dit Serge Halimi, jettent en permanence la confusion dans les esprits. On le voit : nos cercles non-conformistes ont encore beaucoup de pain sur la planche pour éclairer nos contemporains, manipulés et hallucinés par la propagande de l’américanosphère, du soft power made in USA.

    Il ne s’agit donc pas de lire Koestler comme un bigot lirait la vie d’un saint (ou d’un mécréant qui arrive au repentir) mais de saisir le passé qu’il évoque en long et en large pour comprendre le présent, tout en sachant que la donne est quelque peu différente.

    ► Propos recueillis par Denis Ilmas à Bruxelles, déc. 2011/janv. 2012.

    • Signalons : Œuvres autobiographiques, Arthur Koestler, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1994. Préface Phil Casoar. Réunit : La corde raide, Hiéroglyphes, Dialogue avec la mort (Un testament espagnol), La Lie de la terre et L'étranger du square. On pourra aussi se reporter à : Le temps des Bohèmes, Dan Franck, Grasset, 2015.

     

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    KoestlerRéflexions sur “Le Zéro et l’Infini” d’Arthur Koestler

    [Couverture par Tracy Sugarman pour l'édition américaine, Time Inc., NY, 1962]

    La vie d’Arthur Koestler fut loin d’être paisible et monotone. Après avoir abandonné ses études d’ingénieur à la “Haute École Technique” de Vienne, il a émigré vers la Palestine où il a vécu de petits boulots occasionnels. Après ses mésaventures palestiniennes, les éditions Ullstein de Berlin lui offrent un poste de correspondant au Proche Orient, à Paris, puis un poste de journaliste scientifique à Berlin même. Cela durera de 1926 à 1931. Cette période est caractérisée par l’engagement passionné de Koestler pour la cause sioniste. En 1931, il change d’option : il s’engage dans le parti communiste allemand. Pendant la guerre civile espagnole, il écope d’une condamnation à mort et échappe de peu à l’exécution. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il sert brièvement dans les armées française et britannique. Il finit par s’établir à Londres, où il écrira des ouvrages de vulgarisation scientifique. Le 3 mars 1983, il se suicide.

    Le roman Le Zéro et l’Infini de Koestler paraît d’abord à Londres en 1940. La figure centrale et fictive de ce roman est un bolchevique de la vieille garde, ancien commissaire du peuple : Roubachov. Il est accusé de « menées contre-révolutionnaires », après que les services secrets soviétiques, les sbires du NKVD, l’aient arrêté et placé en détention. D’après Koestler lui-même, cette figure de fiction est inspirée par les dirigeants bolcheviques réels, et de premier plan, que furent Karl Radek, Nicolas Boukharine et Léon Trotski, qui, tous, en ultime instance, devinrent des victimes des purges staliniennes de la seconde moitié des années 30. En créant le personnage de Roubachov, Koestler a essayé de montrer, de manière exemplative, ce qui se passait dans les prisons du NKVD et d’expliquer comment ce noyau dur des anciens révolutionnaires d’octobre 1917 a pu être liquidé. Roubachov est confronté à deux autres personnages, ses adversaires tout au long de l’intrigue : Ivanov et Gletkine. Ils représentent deux générations de bolcheviques. Ivanov, le plus âgé, reçoit l’ordre de convaincre Roubachov de la nécessité de faire des aveux. Bien sûr, Ivanov sait que les crimes imputés à Roubachov sont purement fictifs. Et, malgré cela, il tente de convaincre celui-ci qu’il serait insensé de jouer les martyrs. On ne doit pas transformer le monde en un « bordel sentimental et métaphysique ». La pitié, la conscience, le remords et le doute doivent demeurer des « dérapages répréhensibles ». On ne doit pas abjurer la violence tant qu’il y a du chaos dans le monde. Tout compromis avec sa propre conscience, explique Ivanov au prisonnier, équivaut à de la désertion. Comme l’histoire est a priori immorale, toute attitude qui reposerait sur des décisions morales dictées par la conscience d’un individu, équivaudrait à faire de la politique en s’inspirant des bonnes paroles d’un prêche dominical. Pour cette raison, explique Ivanov, les blessures que ressent Roubachov dans sa propre conscience, au vu des hommes sacrifiés au nom de la « raison de parti », ne sont jamais que des « fictions grammaticales ».

    Pour Koestler, cette notion de « fiction grammaticale » doit nous expliquer cette part du moi que l’on ne définit pas comme « logique » mais comme « personnelle ». Or comme ce moi est inexistant pour le parti, mais que la grammaire réclame un substantif pour cette chose, Ivanov nomme cet aspect du « moi » celui de la « fiction grammaticale ». Roubachov, dans cette phase-là de sa détention, est tourmenté par des scrupules moraux, à cause de ses propres manières d’agir d’antan : celles-ci étaient déterminées exclusivement par un schéma de pensée rationnelle et acceptaient en toute conscience les pertes humaines qu’imposait cette rationalité. Ivanov réussit finalement à convaincre Roubachov que les idées, que celui-ci cultive et rumine, relèvent d’une « sentimentalité bourgeoise ». « On n’entendra aucun coq chanter — dit Ivanov — si, objectivement parlant, des individus nuisibles sont liquidés ».

    Ivanov conjure alors Roubachov de tirer les « conséquences logiques » de leurs conversations, et obtient du prisonnier que celui-ci se déclare prêt à signer un aveu qui va dans le sens de l’accusation. À partir de ce moment-là du récit, le roman prend une tournure dramatique. Ivanov, qui, lui aussi, est une figure controversée, est accusé d’avoir mené l’enquête sur Roubachov de manière trop négligente : il est alors remplacé par un représentant de la jeune génération de bolcheviques, qui ne connaît pas les compromis. Ivanov est ensuite liquidé.

    Gletkine, qui prend la place d’Ivanov, représente, dans Le Zéro et l’Infini, une génération qui agit toujours sans réticence aucune selon la ligne fixée par le parti et qui ne connaît plus personnellement les circonstances vécues par les premiers bolcheviques dans la Russie des Tsars. La liste des crimes supposés que Gletkine présente à Roubachov, est en fait un ramassis d’accusations fantaisistes, dont, en tête, celle d’avoir fomenté un attentat contre le « numéro un », Staline. La volonté de résister, chez Roubachov, est ensuite annihilée par l’application d’une procédure d’audition véritablement éreintante. Au cours de cette longue audition, on apprend pour quels motifs Roubachov doit être sacrifié. « L’expérience nous apprend — explique Gletkine — que l’on doit donner aux masses des explications simples et compréhensibles pour les processus difficiles et compliqués ». Si l’on disait aux paysans que malgré « les acquis de la révolution », ils sont restés fainéants et arriérés, on n’obtiendra rien. Mais si on leur explique qu’ils sont des « héros du travail » et que l’on attribue les maux qui les frappent encore à des saboteurs, alors on obtiendra quelque chose. Gletkine explique alors de manière fort plausible que le parti est régi par le principe que « la fin justifie les moyens ». Le parti attend donc des « vieux bolcheviques » qu’ils se sacrifient. La raison de cette exigence réside dans le fait que la guerre menace l’Union Soviétique. En cas de guerre, s’il y a des mouvements d’opposition, cela peut conduire à la catastrophe. Gletkine déclare alors à Roubachov qu’on lui reproche d’avoir, en liaison avec d’autres opposants, tenté de provoquer une scission au sein du parti. Si son repentir est « vrai », alors Roubachov doit aider le parti à éliminer cette scission. Il s’agit de montrer aux masses que tout opposant est un « criminel ». Après la victoire finale du socialisme, explique Gletkine, la vérité reviendra sans doute à la surface. À ce moment-là, Roubachov et les autres recevront la gratitude qui leur revient. Complètement brisé, Roubachov accepte pour finir de signer des aveux de culpabilité. Deux balles dans la nuque mettent fin à son existence.

    Si l’on cherche à évaluer les conséquences des “grandes purges” pour l’Union Soviétique, l’attention se focalise immanquablement sur les successeurs des “vieux bolcheviques”. La nouvelle génération fut celle qui se soumit de manière inconditionnelle au parti. À la fin de la tchistka (de la “purge”), se dresse la pâle figure de l’apparatchik, caractérisée par une « non-identité ». Staline a créé les conditions préalables d’un système de parasites et de pleutres qui n’ânonnaient rien d’autre que les slogans doctrinaires du parti. Sous Staline, le matérialisme cru du marxisme-léninisme est entré dans un processus de perversion, dont l’apogée la plus emblématique fut l’émergence d’une pensée purement immanentiste, érigée au rang de dogme. C’est ainsi, in fine, que Staline a introduit les conditions initiales de l’effondrement final des systèmes sociaux du “socialisme réel” ou, plutôt, de l’égalitarisme radical. L’idée d’un ordre socialiste juste est resté une chimère en Europe orientale, pour laquelle des millions d’hommes ont dû sacrifier leur vie.

    L’histoire ne se répète pas. Une tyrannie à la Hitler ou à la Staline ne se présentera plus. Mais il est certainement une chose que le livre de Koestler nous enseigne, et qui reste valable aujourd’hui : il nous montre où nous mène un monde régi par la pleutrerie et la pensée conformiste. Une république qui se vante d’incarner la liberté et la démocratie n’est pas pour autant immunisée contre les tumeurs totalitaires. Il faut donc toujours, dans tous les cas de figure, apprendre à se défendre contre la pleutrerie et le conformisme dès qu’ils se pointent à l’horizon.

    ► Michael Wiesberg (article paru dans Junge Freiheit n°11/1996, dans la série “Mein Lieblingsbuch”– Folge 6 : “Sonnenfinsternis” von A. Koestler – Chronik der stalinistischen Säuberung / Mon livre favori – 6°partie : “Le Zéro et l’Infini” d’A. Koestler – Chronique des purges staliniennes).

    ***

    KoestlerCodicille

    Spartacus constitue le premier volet d’une trilogie (les deux autres étant Le Zéro et l’Infini et Croisade sans croix), qui a pour leitmotiv le problème essentiel de l’éthique révolutionnaire et de l’éthique politique en général, autrement dit de savoir si, et dans quelle mesure, la fin justifie les moyens. Problème aussi vieux que le monde, mais qui m’a obsédé pendant une phase décisive de ma vie. Je parle des sept années au cours desquelles j’ai appartenu au Parti communiste et de celles qui leur ont immédiatement succédé.

    J’ai adhéré au Parti en 1931, à l’âge de vingt-six ans, alors que je faisais partie du comité de rédaction d’un journal libéral à Berlin. Les communistes m’attiraient d’abord parce qu’ils constituaient une réponse à la menace nazie, ensuite parce que, comme Auden, Brecht, Malraux, Dos Passos et autres écrivains de ma génération, j’étais séduit par l’utopie soviétique. […] Mes désillusions successives en ce qui touchait le Parti atteignirent un stade aigu en 1935, année qui vit l’assassinat de Kirov, les premières purges et les premières vagues de la Terreur qui devait éliminer la plupart de mes camarades. Ce fut pendant cette crise que je commençai d’écrire Spartacus, l’histoire d’une autre révolution dénaturée. Il me fallut quatre ans pour venir à bout de la rédaction de ce livre, qu’une série d’interruptions transforma en véritable course d’obstacles. La guerre civile espagnole éclata dans l’année qui suivit le début de ce travail ; prisonnier des troupes franquistes, je passai quatre mois en prison et je ne pus faire autrement que d’écrire un livre d’actualité sur l’Espagne. Entretemps, je me retrouvai à court d’argent et dus me contenter d’un travail purement alimentaire. J’achevai ce livre à l’été 1938, quelques mois après avoir quitté le Parti.

    Après chacune de ces interruptions, le retour au premier siècle avant JC m’apportait la paix et la détente. Il s’agissait moins d’une évasion dans le temps que d’une forme de thérapie active qui m’aidait à clarifier mes idées en raison des parallèles évidents existant entre le Ier siècle de l’ère chrétienne et l’époque que je vivais. Ce fut, en effet, un siècle d’effervescence sociale, de révolutions et de soulèvements de masse. Leurs causes elles-mêmes rendaient un son familier ; on retrouvait l’effondrement des valeurs traditionnelles, la brusque transformation du système économique, le chômage, la corruption, et une classe dominante ayant amorcé son déclin. Seul ce contexte spécifique explique qu’une bande de soixante-dix gladiateurs ait pu en quelques mois prendre les proportions d’une armée et tenir deux années durant l’Italie sous sa domination.

    Comment expliquer, dans ce cas, l’échec de la révolution ? Les causes en étaient évidemment très complexes, mais un facteur ressortait clairement : Spartacus fut la victime de la “loi de déviation” qui contraint nécessairement le leader en quête de son utopie à être « impitoyable au nom de la pitié ». Spartacus hésite néanmoins devant l’ultime étape : la crucifixion des Celtes dissidents et l’instauration d’une tyrannie implacable ; parce qu’il hésite, il condamne sa révolution. Dans Le Zéro et l’Infini, le commissaire bolchevique Roubachof adopte l’attitude inverse et s’en tient jusqu’au dernier moment à cette “loi de déviation”, mais pour découvrir en fin de compte que « la raison livrée à elle-même était une boussole faussée, conduisant par de tortueux méandres, si bien que le but finissait par disparaître dans la brume ». Ces deux romans se répondent donc, les deux démarches aboutissant à un tragique cul-de-sac. 

    ► Arthur Koestler, postface à Spartacus, 1965.

     

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    pièces-jointes :

     

    KoestlerArthur Koestler : Une orgueilleuse et lucide solitude

    Ils ne sont pas tellement nombreux les écrivains qui auront marqué notre siècle, à la fois acteurs et témoins. Puis, le moment venu, observateurs et philosophes. Dans leur grande recherche de l’absolu, leur hantise fut, selon la formule de Drieu La Rochelle, d’unir le rêve et l’action.

    [Ci-contre : Koestler photographié par Jerry Bauer, 1973]

    ***

    Arthur Koestler sut rester lui-même, tout en scindant sa vie en deux attitudes complémentaires : l’activisme d’abord et la réflexion ensuite. Agitateur politique dans sa jeunesse, il devait tenter par la suite une approche scientifique des secrets de la condition humaine. Il fut étroitement mêlé à quelques-unes des grandes querelles de notre temps, engagé comme peu le furent dans le sionisme, le communisme, la guerre d’Espagne et la brutale rupture avec le stalinisme dès 1940. Grâce à lui, personne ne pouvait ignorer, dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’intrinsèque perversité du régime bolchevique. Et il aura fallu un demi-siècle pour que les bonnes consciences soviétophiles osent dire : « On ne pouvait pas savoir ce qui se passait en URSS ! ». Le plus célèbre de ses romans, Le zéro et l’infini, avait pourtant été vendu en France à plus d’un million d’exemplaires et traduit en une trentaine de langues étrangères. Un esprit d’une si totale, liberté et d’une si grande exigence dérangeait tous les conformismes politiques et religieux. Cet ancien agitateur marxiste devait même rejoindre le comité de patronage de la revue Nouvelle École. Quel itinéraire ! Quand on évoque Arthur Koestler, il est révélateur de se reporter au fort haineux portrait qu’en trace Simone de Beauvoir dans Les Mandarins [1954] : « Ce visage triangulaire aux pommettes saillantes, aux yeux vifs et durs, à la bouche mince et presque féminine, ce n’était pas un visage français ; l’URSS était pour lui un pays ennemi, il n’aimait pas l’Amérique : pas un endroit sur terre où il se sentit chez lui ».

    Enfant unique, il naît à Budapest le 5 septembre 1905, fils de deux émigrés juifs, l’un russe et l’autre tchèque : Henri Köstler et Adela Jeiteles, qui se fait appeler Hitzig. Plus tard devenu écrivain, Arthur transformera son nom patronymique de Köstler en Koestler, car sa machine à écrire ne possède pas de tréma. La famille multiplie les allers et retours entre la Hongrie et l’Autriche pendant la Grande Guerre, avant de s’installer définitivement à Vienne. À 17 ans, Arthur entame des études d’ingénieur à l’école polytechnique. Mais il est aussi — et d’abord — préoccupé de politique. Encore étudiant, il rejoint les activistes sionistes de Jabotinski, que certains considèrent comme des « fascistes juifs » et qui donneront naissance à des formations de combat : Betar, Irgoun ou groupe Stern. Abandonnant ses études, Arthur part pour la Palestine à 21 ans, en 1926. Il ne restera guère dans le kibboutz qui l’accueille. Secrétaire général du mouvement international révisionniste (sionistes d’extrême droite), il devient aussi chroniqueur scientifique, ce qui le conduira à survoler le Pôle en dirigeable. Il adhère au parti communiste allemand et part en URSS en 1932 comme recrue de la section “Agit-Prop” du Komintern, devenant sous le nom d’Ivan Steinberg, un des hommes de l’appareil international clandestin. Il se partage ensuite entre Paris et Berlin, tour à tour dandy et clochard, espion et journaliste et aussi romancier qui se lance dans une grande fresque historique sur la révolte des esclaves de l’Antiquité romaine : Spartacus.

    La guerre d’Espagne le verra correspondant de presse dans les deux camps, puis jeté en prison par les franquistes après la prise de Malaga, tout en devenant suspect aux staliniens pour ses sympathies envers les anarchistes et les trotskystes.
    Finalement libéré après avoir vu la mort de très près, il tire de son expérience tragique un récit impressionnant : Testament espagnol. Il choisit désormais de s’exprimer en anglais plutôt qu’en allemand. Les procès de Moscou achèvent de le détourner du stalinisme et il commence à écrire, dès la fin de l’année 1938, ce qui va devenir son grand livre de rupture avec le communisme. Koestler n’est pas au bout des péripéties de sa vie aventureuse : un séjour dans le camp de concentration du Vernet où se retrouvent en 1939 les suspects de toutes les nationalités (La Lie de la terre), un bref engagement dans la Légion étrangère en 1940, la fuite en Angleterre par Lisbonne, le volontariat dans les unités de pionniers chargés de la Défense passive pendant le “blitz” et enfin un poste officiel de propagandiste au ministère britannique de l’Information.

    Paru outre-Manche au début de l’année 1941 (avant que l’URSS ne devienne la grande alliée de la « croisade des démocraties »), Le zéro et l’infini est publié en France, chez Calmann-Lévy, en 1945. C’est l’histoire d’un vieux et célèbre militant bolchevique de la vieille garde de Lénine, Roubachof, qui est jeté en prison parce qu’il n’est plus “dans la ligne” [du Parti] et finit, après trois terribles interrogatoires, par avouer publiquement sa trahison et les crimes divers qu’il n’a pas commis. Le scandale est à la hauteur du succès : considérable. Ce n’était certes alors pas la mode de s’en prendre à la glorieuse Union soviétique, grande puissance victorieuse et co-dominatrice de l’Europe depuis les accords de Yalta. Arthur Koestler va être traité de tous les noms par les communistes et par leurs compagnons de route : “mouchard”, “agent des trusts”, “Judas” et bien entendu “vipère lubrique”…

    Après le communisme, il lui reste à régler ses comptes avec le sionisme. Certes, La tour d’Ezra est une apologie du nouvel État d’Israël. Mais, devenu citoyen britannique en 1948, Koestler estime désormais qu’il n’y a pour les Juifs du monde entier que deux attitudes possibles : ou le départ pour la Terre Promise ou l’assimilation totale. Il renie toute double fidélité. Ce qui conduira la presse communautaire à lui reprocher d’incarner désormais : « la conscience juive au degré zéro ». Le Koestler militant est mort ; le Koestler romancier engagé aussi. Il surgit désormais un autre Koestler qui, pendant une trentaine d’années, va multiplier les écrits philosophiques et scientifiques. Il déplore dans Les somnambules en 1959, le divorce entre la science et la spiritualité. Il se passionne pour la microphysique ou la neuropsychologie, s’engage contre « le réductionnisme », récuse, en termes définitifs, ses plus célèbres coreligionnaires, à qui il reproche leur « dialectique talmudique » : « Marx, Lorelei à grande barbe, posté sur les récifs d’Utopie pour attirer le voyageur ; Freud, qui réduit les aspirations spirituelles à ses sécrétions sexuelles ; et Einstein, vénéré dans l’ardent espoir que la Science va répondre à toutes les questions, expliquer les fins dernières et le sens de la vie ». Et il conclut : « Après leur crépuscule, [ces divinités] ont laissé un vide immense ».

    Homme de contradictions et par conséquent de dialogue, il devient un vieux sage, une sorte d’oracle qui aime avoir, selon l’expression de sa troisième femme, qui se suicidera avec lui le 1er mars 1983, « la tête dans les nuages avec les pieds solidement placés sur terre ». Alain de Benoist, dont il patronna la revue Nouvelle École et qui venait souvent le visiter à Londres, le qualifie d’un mot : « Un homme supérieur ».

    ► Jean Mabire, National Hebdo n°753, 24-30 décembre 1998.

     

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    KoestlerUn homme supérieur

    [Ci-contre : Koestler jouant aux échecs avec son épouse Mamaine, 1947. Dans son recueil d’essais et d’articles, Face Au Néant (1976), il se penchera sur le comportement du joueur d’échecs]

    Maurice Cranston, professeur de sciences politiques à la London School of Economics, écrivait au mois de mars dernier dans l’American Spectator : « S’il y a un auteur aujourd’hui vivant dont l’on peut être sûr qu’il sera encore lu d’ici un siècle, c’est bien Arthur Koestler ». Or, au moment même où paraissaient ces lignes, Arthur Koestler se donnait la mort, dans son appartement de Montpelier Square, à Londres. Sa femme, Cynthia, choisissait volontairement de partager son sort. C’était dans la nuit du 2 au 3 mars 1983. En 1919, on avait posé à Koestler cette question : « Si l’on vous demandait de rédiger votre épitaphe, qu’écririez-vous ? » Il avait répondu : « Il a essayé de faire de son mieux. Il l’a trouvé insuffisant ».

    Pierre Debray-Ritzen, l’un des plus proches amis de Koestler, le décrit en ces termes : « Il était à la fois souriant et vigoureux, séduisant et dur. Il avait l’œil bleu saphir, tiré vers la tempe, légèrement asiatique et léonin. Ses pommettes étaient hautes, son nez aquilin sans être sémite ; son ovale était doux, mais buriné. Toutefois, ses rides nombreuses ne donnaient pas l’impression de l’âge, car ses cheveux poivre et sel étaient abondants et bien lissés des deux côtés d’une raie latérale. (…) Dans son sourire, qu’il exagérait parfois jusqu’à la grimace rieuse, en bridant ses yeux et ses tempes, il y avait de la malice, beaucoup de gentillesse, mais aussi une mystérieuse réserve. Il parlait d’abondance en cherchant le mot juste, s’arrêtait pour le trouver en baissant la tête, en mordillant ses lunettes ou en regardant haut et loin, la main levée près de son oreille, la cigarette suspendue. Sa voix était grave, dans un mélange prosodique de chaleur hongroise et de distillation britannique. Il aimait répéter le mot de Camus : “Arthur ne parle pas le français, il le massacre”. Ce qui était faux. Les deux interviews télévisés qu’il m’accorda en témoignent : sa phonétique était ajustée, sa construction linguistique était correcte, son vocabulaire était riche. De temps en temps, une erreur de genre ou de conjugaison, l’usage d’un faux ami (“scientiste” au lieu de “savant”) ou une transposition latine (“malévolant” pour “malveillant”) venaient rappeler que Koestler avait appris le français après le hongrois, l’allemand et l’anglais, en même temps qu’un peu d’hébreu et de russe » (Arthur Koestler, L’Herne, 1975, p. 20).

    Il était né dans une famille juive de Budapest, le 5 septembre 1905. Son grand-père venait de Russie, la lignée maternelle de Prague. Le nom d’origine était Köstler, qu’il devait transformer en Koestler parce que le tréma n’existait pas sur sa machine à écrire ! Au lendemain de la guerre de 1914-1918, la famille Köstler quitte la Hongrie, où le père, Henrik Köstler, représentait plusieurs sociétés de textile britanniques et allemandes, pour s’installer en Autriche. Arthur est fils unique. C’est un garçon impulsif, enthousiaste, exalté. C’est aussi un élève surdoué. En 1922, âgé de dix-sept ans, il entre à l’école Polytechnique de Vienne. Mais il n’ira pas au bout de ses études. En octobre 1925, au cours d’une nuit dostoïevskienne, afin de convaincre un étudiant russe que l’homme est maître de son sort, il brûle son livret universitaire !

    Entré dans les milieux sionistes « un peu par hasard », il adhère bientôt sans réserves aux thèses du leader de la droite (sinon de l’extrême droite) du mouvement, Zeev Jabotinsky. Mais déjà, il n’y a pour lui d’engagement que vécu. Courant 1926, Koestler part pour la Palestine. Expérience enrichissante, qui lui inspirera deux romans, Croisade sans croix [Arrival and Departure, 1943] et La tour d’Ezra [Thieves in the Night, 1946], mais aussi expérience décevante. Parti travailler dans un kibboutz, Koestler s’aperçoit que pour devenir paysan, il faudrait une vocation qui lui manque (« il faut du talent pour faire pousser des tomates et je n’en avais pas »). Son enthousiasme retombe très vite : « J’avais essayé d’embrasser l’absolu et c’était une faillite ». Il vend des limonades dans les rues d’Haïfa, dort la nuit sur les plages, vagabonde dans des oasis « ternes et misérables ». Il dira plus tard : « Être juif, c’est se trouver comme tout le monde, mais un peu plus… »

    Dès 1927, Koestler est de retour en Europe. Que faire quand on est doué pour tout, et qualifié pour rien ? Du journalisme, bien sûr. Dans l’Allemagne de Weimar, Koestler entre dans le groupe de presse Ullstein. Il est d’abord correspondant en Palestine, puis à Paris. Un brillant article sur les travaux de Louis de Broglie lui vaut la réputation d’un vulgarisateur de haut niveau, en même temps qu’un poste de directeur du département scientifique chez Ullstein. On est alors en 1930. L’année suivante, Koestler participe à l’expédition polaire en zeppelin. Sa renommée est déjà faite. On le compare tantôt à Albert Londres, tantôt à H.G. Wells. Il n’a que vingt-six ans.

    À cette époque, l’Europe s’agite. Koestler est à nouveau saisi par la « névrose politique ». Sensible à « l’aspect actif, brave et chevaleresque du communisme », il croit que le bonheur est affaire d’« organisation sociale ». Le 31 décembre 1931, il adhère en secret au PC allemand. Il s’agit pour lui, avant tout, de trouver un apaisement à son mal de vivre. Comme d’habitude, il ne fait pas les choses à demi. Il s’affirme dogmatique, arrogant, stalinien au dernier degré. Mais au moins, il règle certains de ses problèmes. « Je me jetais, écrira-t-il, dans les activités de la cellule avec ardeur. Je vivais dans la cellule, avec la cellule, pour la cellule. Je n’étais plus seul ; j’avais trouvé la chaude camaraderie dont j’avais soif ; mon désir de m’intégrer à un corps élémentaire actif était satisfait ». D’un messianisme l’autre : après le kibboutz, le kolkhoze. Koestler, qui ambitionne de devenir “tractoriste” au pays des Soviets, émigre en Union soviétique en juillet 1932. Là encore, son enthousiasme est mis à rude épreuve. Les autorités le regardent rapidement comme un “franc-tireur”. Il conserve néanmoins la foi. Il dira : « Je suis resté, jusqu’à près de trente ans, un adolescent. Mais ce retard est dû en partie, à son tour, à mes sept ans de parti communiste ».

    Dès 1933, il quitte précipitamment la Russie et s’installe à Paris, où il fonde un comité de soutien aux victimes du nazisme — qui est en fait une “antenne” de renseignements du Komintern, placée sous les ordres de Willy Münzenberg, chef de la propagande communiste internationale pour l’Europe de l’Ouest. L’année suivante, il entame la rédaction d’un roman historique, Spartactus [The Gladiators], qu’il n’achèvera que quatre ans plus tard. C’est l’histoire d’une fascination ! Le passé se relie au présent : Spartacus, revu par Koestler, devient un « Staline endormi » en même temps qu’un chrétien avant la lettre ; la guerre des esclaves annonce la lutte finale et le “grand soir” (1).

    Septembre 1936. L’Espagne est en flammes. Koestler, chargé d’une mission de renseignements par Münzenberg, se fait nommer correspondant de guerre par le News Chronicle de Londres et le Pester Lloyd de Budapest, et part en reportage chez Franco. Manque de chance : reconnu par des journalistes allemands, il est obligé de prendre la fuite. Quelques mois plus tard, en février 1937, il est de retour en Espagne. Côté républicain cette fois. Présent à Malaga lors de la chute de la ville, une imprudence provoque son arrestation. Il est incarcéré à la prison de Séville, dans le quartier des condamnés à mort. Il y restera trois mois avant d’être libéré, grâce à la ténacité de sa première femme, Dorothy (dont il est alors déjà séparé), et à la suite d’une campagne de presse internationale (Anthony Eden, notamment, intervient en sa faveur). Au cours de sa détention, il écrit l’un des plus extraordinaires récits politiques de ce siècle : Un testament espagnol. Lorsque l’ouvrage paraîtra, c’est George Orwell — dont l’itinéraire a bien des points communs avec le sien — qui en fera la recension, dans Time and Tide de février 1938 (2). Mais l’aventure espagnole marque aussi, pour Koestler, un tournant d’une autre nature. Les querelles entre le POUM et les communistes ont brisé l’image qu’il se faisait de l’URSS. Les procès de Moscou vont achever de lui faire perdre ses illusions.

    À son retour d’Espagne, en 1937-1938, Koestler apprend que Münzenberg est tombé en disgrâce, que son beau-frère et ses deux meilleurs amis d’Union soviétique, Eva et Alex Weissberg, ont été “purgés”. Il quitte alors le Parti, et il écrit un livre dont le retentissement va être phénoménal : Le zéro et l’infini. Au travers du personnage de Roubatchov, Koestler, dans Le zéro et l’infini, démonte tout le système stalinien de la « théorie des aveux ». Il montre comment ce système, par une logique psychologique de l’enfermement (le double bind), permet d’extorquer aux “traîtres” des aveux volontaires concernant des crimes qu’ils n’ont pas commis, en les persuadant que, par ces aveux mêmes, ils servent encore la cause du Parti (cette description sera confirmée par tout ce qu’on apprendra par la suite, et notamment par les mémoires du général Krivitzky, ancien chef des services de renseignements de l’Armée rouge).

    Koestler[Ci-contre : Arthur Koestler en Israël en 1948]

    Arrêté en octobre 1939 par la police française comme “étranger suspect”, Koestler est interné jusqu’en janvier 1940 au camp de concentration de Vernet. Il évoquera l’horreur de cette nouvelle expérience dans La Lie de la terre [Scum of the earth, 1941]. Libéré, puis à nouveau arrêté, évadé, il finit, après des aventures rocambolesques, par gagner l’Angleterre. À la fin de la guerre, en 1945, le Times l’envoie en Palestine. Cette fois encore, le journalisme n’est qu’un prétexte. Koestler prend part en fait aux activités de l’Irgoun, qui, sous la direction de Menahem Begin, multiplie les attentats terroristes anti-anglais. On en retrouvera l’écho dans La tour d’Ezra, dont Arnold Mandel dira qu’il reste encore aujourd’hui le « meilleur produit littéraire inspiré par la lutte sioniste ». Koestler n’est pourtant pas un sioniste très orthodoxe. Il milite pour la création de l’État d’Israël (dont il “couvre” les cérémonies d’indépendance, en 1948, pour le compte du Figaro, du Manchester Guardian et du New York Herald Tribune), mais parce qu’à ses yeux, c’est là le meilleur moyen d’en “finir” avec la question juive. Telle est la thèse qu’il expose dans Analyse d’un miracle [Promise and Fulfilment Palestine 1917-1949, 1949, rééd. Circé, 1998]. La naissance de l’État d’Israël, affirme Koestler, doit signifier la fin du peuple juif en Diaspora : soit la judaïcité s’identifie avec le fait national israélien, soit elle perd toute signification. L’aventure du peuple juif, en d’autres termes, est terminée. Les Juifs qui veulent continuer à vivre en tant que Juifs doivent faire leur alyah vers Israël ; les autres doivent renoncer à leur condition juive. Dans la préface d’Analyse d’un miracle, Koestler écrit : « Aujourd’hui que l’État d’Israël est solidement établi, on est enfin libre de faire ce qu’on ne pouvait pas faire auparavant : lui souhaiter bonne chance et suivre sa propre route — sans restrictions mentales et sans être déchiré entre deux fidélités ». Pour sa part, Koestler a choisi. Il n’ira pas en Israël.

    En 1948, il devient citoyen britannique et déclare ne plus se reconnaître comme Juif. Son opinion sur ce point ne devait plus changer. Cette position “assimilationniste” devait évidemment susciter des controverses passionnées. Celles-ci ont encore rebondi en 1976, après la publication de La treizième tribu, ouvrage dans lequel Koestler étudie l’histoire du royaume khazar, installé entre la Caspienne et la mer Noire, qui, en 740, se convertit massivement au judaïsme, et développe la thèse selon laquelle « la contribution khazare à la composition génétique des Juifs est substantielle et peut-être bien dominante ». Information juive (août-septembre 1981) parlera, à propos de Koestler, de « conscience juive au degré zéro ». Entre 1947 et 1952, Koestler séjourne entre les États-Unis et Fontainebleau. Il est alors au centre des polémiques sur le stalinisme. Le zéro et l’infini a connu un succès étonnant : il s’en est vendu, en France, plus de 400.000 exemplaires en 1946 (le livre sera traduit en trente-trois langues et finira par circuler clandestinement en Union soviétique).

    Le yogi et le commissaire, ouvrage qui lui fait suite, fait lui aussi grande impression. Mais ces deux livres sont pour le moins inactuels ! Le PCF est le plus puissant parti de France, la Russie stalinienne reste « l’alliée des démocraties dans la lutte contre la dictature hitlérienne ». Le réquisitoire prononcé par Koestler suscite contre lui des oppositions terribles. Comme Kravchenko, qu’un procès retentissant oppose aux Lettres françaises, Koestler est traité de “vipère lubrique” et d’“hitléro-trotskyste” ! Dans un essai intitulé Le traître et le prolétaire [1950], le communiste Jean Kanapa affirme que Koestler a été recruté dans les prisons franquistes par l’Intelligence Service. L’Humanité l’accuse de prodiguer des cours de formation paramilitaire à des commandos fascistes dans sa maison de Fontainebleau. Dans Humanisme et terreur, le philosophe Merleau-Ponty déclare que Koestler est un « mauvais marxiste », et que, dans Le zéro et l’infini, c’est le procureur qui a raison. L’atmosphère est telle que le traducteur du Zéro et l’infini a jugé bon de dissimuler son identité derrière un pseudonyme… Rupture également avec Jean-Paul Sartre, qui déclare, de façon abrupte, qu’une dictature stalinienne en France menacerait moins les libertés qu’une « dictature gaulliste » ! « On ne va tout de même pas se brouiller pour des raisons politiques ! », ironise Koestler, plutôt abasourdi. Réponse de Sartre : « Quand on a des opinions si différentes, on ne peut même pas voir un film ensemble » (rapporté par Simone de Beauvoir, La force des choses, Gallimard-Fol. , 1977, t. 1, p. 199). En 1958, Jean-Paul Sartre accusera encore Koestler de trahison dans sa préface au livre d’André Gorz, Le traître (Seuil, 1958).

    Face au déferlement du fanatisme et de haine, Koestler tient bon. Mais il réalise aussi qu’une fois encore, il lui faut donner à sa vie une autre orientation. Établi à Londres à partir de 1950, il rédige son autobiographie, qui paraîtra en deux volumes (La corde raide en 1953, Hiéroglyphes en 1955). Après quoi, il décide de rompre avec la politique sur laquelle il a le sentiment d’avoir tout dit : « Il y a des raisons pour chaque chose. (…) Un écrivain ne doit pas se répéter ». Dès lors, l’ancien polytechnicien procède à l’inverse de Marx : après avoir voulu changer le monde, il va chercher à le comprendre. Au cours de la première partie de sa vie, Koestler a fini par réaliser que « l’homme est une réalité », alors que « l’humanité n’est qu’une abstraction ». Mais qu’est-ce que l’homme ? Pour répondre à cette question, Koestler se tourne vers la psychologie, qui, à son tour, l’entraîne vers la neurobiologie, la génétique, l’histoire des idées, la théorie de l’évolution (« cette psychologie, écrit-il, n’est pas tombée du ciel, elle est le produit de l’évolution. Impossible, donc, de comprendre comment l’homme est devenu ce qu’il est, sans étudier le processus de l’évolution et la neurophysiologie du cerveau »).

    De proche en proche, et d’une façon qui n’est pas sans évoquer, en France, la démarche d’un Edgar Morin, Koestler est ainsi conduit à tenter de jeter les bases d’un nouveau Discours de la Méthode. Il étudie les sciences, l’épistémologie, la philosophie, se passionne pour la théorie de la forme et pour la systémique. Il lit Spinoza et Withehead. Et puis, pour se recycler, il retourne à l’Université, faisant notamment en 1964-1965, un stage de six mois à l’université Stanford, en Californie. Les premiers résultats de son enquête paraissent en 1959, dans Les somnambules [The Sleepwalkers]. Puis, rapidement, les volumes se succèdent : Le cri d’Archimède [The Act of Creation] en 1964, Le cheval et la locomotive [The Ghost in the Machine] en 1967 (ces trois derniers livres ont été édités chez Calmann-Lévy, en 1980, sous le titre collectif : Génie et folie de l’homme [rééd. Belles Lettres, 2010]), Le démon de Socrate [Drinkers of infinity] en 1968. D’emblée, Koestler s’attaque aux idoles : « Marx, Lorelei à grande barbe, posté sur les récifs d’Utopie pour attirer le voyageur ; Freud, qui réduit les aspirations spirituelles à des sécrétions sexuelles ; et Einstein, vénéré dans l’ardent espoir que la Science va rendre à toutes les questions, expliquer les fins dernières et le sens de la vie ». Chacune de ces « divinités », en effet, s’est changée en « dieu des ténèbres et toutes trois, après leur crépuscule, ont laissé un vide immense ». Il s’agit, en d’autres termes, d’engager le fer contre « cette dialectique talmudique qui est le propre d’un système clos ». Pour ce faire, Koestler fait appel à toutes les disciplines, de la microphysique à la neurobiologie. Critiquant aussi bien le recours facile aux mystiques orientales que le scientisme envahissant, il s’interroge sur la création artistique, sur le ressort secret des idéologies et des passions, sur le paradoxe humain et sur la façon dont les hommes, au cours des âges, se sont représentés l’univers. Récusant le rationalisme sans âme et les métaphysiques usées, il prend position pour une nouvelle spiritualité accordée à notre temps.

    Koestler[ci-contre : Arthur Koestler par David Levine, 1968]

    À l’adversaire multiforme, il donne un nom : le réductionnisme. De quoi s’agit-il ? Au sens le plus général, de toutes les doctrines qui ramènent l’homme à l’un de ses constituants seulement, et qui affirment qu’un ensemble n’est jamais rien de plus que la somme de ses parties. C’est l’apologue du chat qui a volé cinq livres de beurre. On pèse le chat : cinq livres. Très bien, on a retrouvé le beurre et prouvé le forfait. Mais où est donc passé le chat ? En ramenant, de manière analytique, un ensemble à la somme de ses parties, le réductionnisme gomme les propriétés émergentes, synthétiques au sens propre, qui sont celles d’où provient le plus fortement le sens des choses. Un exemple tout à fait typique de réductionnisme est donné, en psychologie, par la théorie béhaviouriste de Watson, développée par Hull et Skinner. Cette théorie nie l’existence de tout phénomène de conscience intérieur. L’analyse donne le primat à l’extériorité. L’accent est mis sur le conditionnement par le milieu et le processus S-R (stimulus-réponse). Le comportement humain se retrouve calqué sur celui des rats de laboratoire. Pour Koestler, le béhaviourisme n’est qu’un « ratomorphisme ». Skinner, comme Staline, est un totalitaire : l’homme ne se « réduit pas à des équations mathématiques ».

    Koestler jette également un regard critique sur la notion de hasard, que ce soit dans le domaine de la parapsychologie (Les racines du hasard [The Roots of Coincidence], 1972) ou du point de vue de la théorie classique de l’évolution. Les homologies, dont la transformation des espèces donne le spectacle, ne peuvent, selon lui, être uniquement le fait du hasard. « L’évolution, écrit-il, est comparable à une composition musicale de type classique, dont les possibilités sont limitées par les règles de l’harmonie et par la structure des choses » (Janus). Elle « dépend des expériences accumulées et non d’un jeu de colin-maillard ». Il y aurait, en quelque sorte, des archétypes dans la nature.

    En 1968, Koestler organise, à Alpbach (Autriche), un véritable « concile anti-réductionniste ». Parmi les participants se trouvent Ludwig von Bertalanffy, le père de la théorie générale des systèmes, le neurophysiologiste Paul D. Maclean, le psychologue Jean Piaget, le généticien C.H. Waddington, l’éthologiste W.H. Thorpe, le psychiatre Seymour S. Kety, l’économiste F.A. Hayek, etc. Les actes de ce colloque paraîtront dès l’année suivante en Angleterre [Beyond Reductionism, Hutchinson, Londres, 1969] — mais ne trouveront pas d’éditeur français… Mais Koestler ne s’en tient pas à la critique. Il propose un anti-réductionnisme positif, consistant, d’entrée de jeu, à reconnaître que le tout est plus que la somme de ses parties (un corps plus que la somme de ses organes, un peuple plus que la somme de ses individus). Dans cette démarche, il voit « le chemin le plus prometteur de la philosophie ». Il ajoute : « C’est revenir à l’esprit de la Renaissance et, bien entendu, revenir aux sources : la philosophie grecque ».

    Holarchy[Ci-contre : diagramme d'une holarchie (hiérarchie de holons, ou hiérarchie auto-régulatrice) in : Janus, 1979. Par le terme holon (contraction du mot grec holos et du suffixe –on, pouvant être traduit par élément d'un tout et en même temps totalité en soi), Koestler désigne une unité d’organisation basique dans un système biologique, cognitif ou social. Chaque holon est traversé par une polarité de deux tendances à l'image du Janus double-face, une tendance à l'intégration pour fonctionner en tant que partie d'une totalité, et une tendance à l'assertion pour préserver son autonomie. Dans des conditions favorables, les deux tendances fondamentales – assertion et intégration – permettent une sorte d'équilibre dynamique au sein de l'ensemble, les deux faces de Janus se complètent. Dans des conditions défavorables, l'équilibre est rompu. Les holons sont autonomes et s'autorégulent dans le respect de la finalité et des contraintes du système auquel ils appartiennent. Ce sont les points de jonction sur le schéma. Ils offrent stabilité par leur réactivité et coopération à leur niveau. Chaque niveau d'une holarchie transcende et inclut le précédent, c'est-à-dire qu'il l'englobe sans le remplacer et apporte des fonctions supplémentaires. Les holons forment une holarchie ou hiérarchie d'éléments auto-régulés. Koestler considère même la holarchie comme hiérarchie naturelle car pratiquement tous les processus de croissance, de la matière à la vie et au mental, s'inscrivent dans des holarchies ou des ordres croissants de holisme – des touts qui deviennent des parties de nouveaux touts]

    Pour désigner sa propre doctrine, Koestler emploie le mot de « holisme » (du grec holos, “tout”). Ce terme fut forgé avant la guerre par l’homme d’État sud-africain Jan Smuts (Holism and Evolution, 1926). Koestler l’utilise dans un contexte assez proche de la philosophie de la nature de l’Allemand Nicolai Hartmann (qu’il ne cite cependant pas). Le concept fondamental qui, d’après Koestler, définit le vivant est celui de hiérarchie : de la cellule à la société, les systèmes vivants doivent être envisagés comme des ensembles à la fois ouverts et hiérarchisés. Le « holon » désigne alors un sous-ensemble de n’importe quelle hiérarchie : « Chacune des entités qui s’intègrent (dans un système vivant), déclare Koestler, est à la fois un tout et la partie d’un tout. C’est ce que j’appelle holon. Les holons sont comme la tête de Janus : ils ont deux faces. L’une tournée vers le niveau immédiatement supérieur de la hiérarchie, un holon plus vaste, auquel ils s’intègrent et auquel ils sont subordonnés. L’autre tournée vers le niveau inférieur, vers des holons subordonnés qu’ils intègrent pour former un tout » (entretien avec L’Express, 3 février 1979 ; repris dans Olivier Todd, Portraits, Alain Moreau, 1979).

    Le nombre des niveaux que comporte une hiérarchie en mesure la profondeur ; le nombre des holons à un niveau donné de cette hiérarchie en exprime l’envergure. Les règles ou « canons » déterminent les propriétés invariables des systèmes, leur schéma fonctionnel, leur configuration structurale. Pour chaque système, les canons fixent les « règles du jeu », tandis que la sélection stratégique, dépendant dans une large mesure des contingences extérieures, décide du mouvement de chaque partie. L’organisme n’est donc pas une addition de parties élémentaires, pas plus qu’il n’est un enchaînement d’unités élémentaires de comportement. Il est une hiérarchie à plusieurs niveaux de sous-ensembles semi-autonomes, se ramifiant en sous-ensembles d’ordre inférieur. L’être humain, par exemple, chez qui « la conscience est comme une pyramide hiérarchique au sommet de laquelle se trouve le moi, comme totalité intégrée », constitue à la fois le sommet de la hiérarchie organique et l’unité la plus basse de la hiérarchie sociale : « Un homme n’est pas une île, c’est un holon ».

    Enfin, du fait même de sa nature, chaque holon manifeste une double tendance à conserver et à affirmer son individualité spécifique en tant que totalité quasi autonome (tendance assertive ou autonomisante) et à fonctionner comme partie intégrée d’une totalité plus vaste (tendance intégrative ou participative). C’est le « principe de Janus » : un holon est une entité autorégulatrice ouverte qui manifeste « à la fois les propriétés indépendantes des totalités et les propriétés de dépendance des parties ». La conscience, ainsi, peut se définir comme la plus haute manifestation de la tendance intégrative à extraire de l’ordre à partir du désordre, du sens à partir du non-sens, de l’information à partir du bruit. La situation « idéale » est alors celle d’un équilibre entre les deux tendances, équilibre qui exprime aussi la parenté et l’équivalence des contraires (notre époque pourrait se définir comme étant celle d’un déséquilibre pathologique en faveur de la tendance assertive individuelle). Ainsi tombent quantité de fausses antinomies. Le dualisme radical est abandonné.

    Au plan collectif, il découle du même principe que les règles de conduite d’une collectivité ne sont pas réductibles aux règles de conduite de ses membres pris isolément. L’égotisme du holon social se nourrit de l’altruisme des individus qui le composent. Du point de vue sociopolitique, la « holarchie » correspondrait à un modèle organique de société, où l’on retrouverait l’équilibre des tendances individuelles et collectives. « Une société sans structuration hiérarchique, souligne Arthur Koestler, serait aussi chaotique que les mouvements fortuits des molécules d’un gaz » (Janus).

    Ses travaux sur le réductionnisme et le holisme (3) ont, bien entendu, valu à Koestler de solides inimitiés (4), notamment de la part de certain establishment scientifique, sur lequel il a ironisé avec bonheur dans Les call-girls (1972). Mais ils lui ont valu aussi l’estime de nombreux chercheurs et la sympathie d’un nouveau public. Plusieurs livres, qui lui ont été consacrés ces dernières années, en témoignent (5). Lui-même attachait la plus grande importance aux travaux réalisés dans la seconde partie de sa vie (regrettant que les médias se bornent à voir en lui “Arthur-Zéro-et-l’infini-Koestler”) — et ne manquait pas de se tenir informé de toute nouveauté dans le domaine des idées (6).

    Et pourtant, Koestler était un pessimiste (et même un nihiliste, assurait Orwell, qui le lui reprochait déjà à l’époque de Spartacus). Réfléchissant sur la coexistence dans notre esprit, révélée par le neurophysiologiste MacLean, d’un “néocortex” et d’un “cerveau reptilien”, il affichait, devant la “paranoïa” ou la “schizophysiologie” humaine, une attitude voisine du désespoir. Le même homme qui a marché sur la lune, observait-il avec amertume, ne peut même pas passer librement de Berlin-Ouest à Berlin-Est (et vice-versa). C’est la faute, ajoutait-il, « du cheval et du crocodile que nous hébergeons dans nos crânes » ! De façon très excessive, il voyait là une « erreur de construction du cerveau », retombant ainsi quelque peu dans ce rationalisme réducteur qu’il dénonçait par ailleurs, et avait le plus grand mal à admettre que ce revers des choses, cette fragilité humaine, fût l’inéluctable prix à payer pour accéder aussi à la grandeur — car il n’y a pas de possibilité, pour l’homme, de se surpasser s’il n’y a pas en même temps possibilité de déchoir. Il se déclarait, par contre, passionnément européen : « Numériquement et économiquement, l’Europe pourrait être aussi puissante que les États-Unis et l’URSS. Pourquoi faudrait-il que nous restions à la remorque des États-Unis ? Pourquoi rester leur parent pauvre ? Unis, nous restons debout. Divisés, nous nous effondrons » (entr. cit.).

    Koestler gardait en réalité une inguérissable nostalgie de « l’harmonie des sphères ». Dans l’instant même qu’il affirmait n’y voir qu’une illusion, il n’abandonnait pas vraiment l’idée d’une finalité. « Croire que nous connaîtrons un jour toutes les réponses, qu’il ne s’agit que d’une question de temps, est une illusion rationaliste », déclarait-il (entr. cit.). Mais il disait aussi : « L’idée que l’infini demeurera une énigme sans réponse m’est intolérable ». Il est facile de ne pas croire, mais il est difficile de ne pas croire à son incroyance, dit un personnage des Call-girls. De même qu’Einstein ne pouvait se résoudre à admettre que (son) Dieu « jouait aux dés », Koestler gardait toujours l’espoir secret de mettre au jour la clé ultime qui permettrait — véritable « sortie d’Égypte » — d’en finir avec le temps des hiéroglyphes. C’est à cet espoir que l’impossible puisse, malgré tout, se réaliser qu’il faut probablement rattacher ses «flirts» avec le lamarckisme (L’étreinte du crapaud, 1971) et la parapsychologie. Société sans classes, hérédité des caractères acquis, perception extra-sensorielle : Koestler n’a jamais tout à fait perdu de vue la Terre promise. Il l’a seulement changée de place dans sa géographie personnelle. Pour tenter d’en finir avec cette équation impossible où l’infini restait une « énigme sans réponse », Koestler ne cessait de s’exorciser lui-même au prix de ruptures incessantes. Il gardait présent à l’esprit le mot de Dylan Thomas : « Quand on brûle ses vaisseaux, quel beau feu cela fait ! » Il aurait aussi bien pu citer Montherlant : ædificabo et destruam (*). L’un comme l’autre restèrent d’ailleurs fidèles à ce mot d’ordre — jusqu’à la fin.

    En 1961, dans Le lotus et le robot, Koestler réagit contre certaine tentation du « mysticisme hindou dégénéré ». Contestant « cette habitude, qui nous est si chère, de mettre en contraste l’Orient contemplatif et spirituel avec le matérialisme grossier de l’Occident », il dresse un panorama négatif de « l’illumination mystique », où il ne voit — de même que dans la drogue, qu’il a essayée après tant d’autres — qu’une forme supplémentaire de « somnambulisme ». Le remède à la décadence de l’Occident, affirme-t-il, ne réside pas dans un recours à des sagesses étrangères ; il est en nous. À la même époque, et contrairement à George Orwell (à qui l’on doit un livre laudateur sur le Mahâtma), il n’hésite pas à stigmatiser les aspects « excentriques et maniaques » de Gandhi. « Tout bien considéré, écrit-il, le Mahâtma a été le plus grand anachronisme vivant au XXe siècle ; et l’on ne peut s’empêcher de penser, aussi blasphématoire que cela puisse paraître, que l’Inde serait aujourd’hui en meilleure voie, et aurait une mentalité plus saine, sans l’héritage de Gandhi ». Ces propos font scandale. En 1962, le gouvernement indien interdit la diffusion du Lotus et le robot sur son territoire.

    Mais à nouveau vient l’heure des bilans. En 1978, Koestler publie Janus, dont l’édition française est dédiée à Pierre Debray-Ritzen. Il y résume les conclusions auxquelles il a abouti dans Les somnambules, Le cheval dans la locomotive et Le cri d’Archimède. Deux ans plus tard, à la veille de ses soixante-quinze ans, il fait paraître un “omnibus”, c’est-à-dire une anthologie commentée par lui-même des textes les plus significatifs publiés au cours de sa vie. L’ouvrage, intitulé La quête de l’absolu, se divise en deux parties symétriques : la recherche d’Utopie (période politique), la recherche de Synthèse (période scientifique). C’est une visite guidée : le “holon” Arthur Koestler raconte lui-même comment il a d’abord laissé libre cours à sa « tendance participative » avant de choisir, peu à peu, la voie royale, olympienne, de l’autonomie. Admirablement agencée, la juxtaposition des textes fait apparaître des qualités nouvelles : plus que jamais, l’ensemble excède la somme des parties ! Le titre anglais, Bricks to Babel, s’explicite dans cette image que Koestler utilise dans sa conclusion : « Faire des briques pour la tour de Babel n’est ni un devoir ni un privilège ; apparemment, c’est une nécessité inscrite dans les chromosomes de notre espèce… »

    Koestler[Ci-contre : Arthur & Cynthia Koestler avec leur chien David en 1982 sur la terrasse de leur propriété à Suffolk où ils passaient les weekends de printemps et les mois d'été]

    À cette date, Koestler est déjà très malade, et il le sait. Il est atteint par la leucémie et la maladie de Parkinson. À Pierre Debray-Ritzen, il confie : « J’ai pris toutes mes dispositions pour abréger mes souffrances. Avec Cynthia, nous avons fait un pacte pour ça ». Cynthia, c’est Cynthia Jeffries. Née en Afrique du Sud, d’origine juive par sa mère, irlandaise par son père, elle a fait ses études en Angleterre avant de venir travailler à Paris. Elle fut la collaboratrice de Koestler avant de devenir — après Dorothy Ascher et Mamaine Paget —, en 1965, sa troisième femme. En 1983, âgée de cinquante-six ans, elle va choisir de rester avec Arthur. Jusque dans la mort. Depuis 1969, Koestler et sa femme étaient membres de la Voluntary Euthanasia Society, association pour le droit à l’euthanasie volontaire, rebaptisée récemment EXIT - The Society for the Right to Die with Dignity. Koestler en fut même le vice-président en 1981. Il avait par ailleurs écrit la préface du Guide to Self-Deliverance, publié par la même association. Il y abordait longuement la question de l’euthanasie (à laquelle il avait également eu l’intention de consacrer un ouvrage, en contrepoint de ses travaux sur la peine de mort), écrivant notamment : « Il n’est rien de pire que la perspective d’être rivé à une existence intolérable, sinon le cauchemar de bousiller la tentative d’en finir. (…) Le concept de mort en tant que condition serait dans l’ensemble plus acceptable si le mourir était moins horrible et moins sordide. L’euthanasie est donc davantage que l’administration d’un analgésique létal. Comme l’obstétrique, c’est un correctif naturel à un handicap biologique. C’est un moyen de réconcilier l’homme avec sa destinée ».

    Comme aux Romains, le suicide était une idée familière à Koestler. Il s’en était déjà approché de près, à deux reprises. Il avait intitulé Suicide d’une nation son livre sur le déclin de la Grande-Bretagne, et, dans La quête de l’absolu, l’un des chapitres principaux porte sur « La pulsion du suicide » (pp. 479-508). Le père de Cynthia, enfin, s’était lui aussi donné la mort. Début 1983, Koestler ne parvenait plus à écrire (7). La maladie gagnait du terrain. Lui qui, au travers d’une carrière mouvementée, n’avait jamais cessé d’être lui-même, se sentait tomber au-dessous de lui-même. Son œuvre était faite ; il était temps d’en finir. L’homme qui, depuis trente ans, n’avait cessé de s’inquiéter des « pulsions suicidaires » de l’humanité, se donna la mort au début du mois de mars, mois consacré au dieu des combats. Montrant ainsi, comme au début de son existence, en octobre 1925, que l’homme, s’il le veut, peut être maître de son sort.

    À propos de son mari, Cynthia avait écrit ceci : « Il aime avoir la tête dans les nuages, mais avec les pieds solidement placés sur terre. Le mysticisme en lui-même est insuffisant pour lui ; et même il lui répugne. (…) L’idée de réincarnation ne le séduit pas. Il préfère imaginer qu’après la mort l’être devient une part infime de l’univers — un grain de sel dans l’océan sur lequel, de temps à autre, un rayon de soleil vient se poser » (« Twenty-Five Writing Years », in : Harold Harris, ed., Astride Two Cultures, op. cit.).

    Le yogi et le commissaire, Le cheval dans la locomotive, Le zéro et l’infini : la structure antithétique de ces titres n’est certes pas hasardeuse. Elle montre, à elle seule, combien Koestler fut en permanence sur la corde raide, comme un pont jeté entre lui-même et lui-même. De fait, chacune des ruptures qu’il assuma — jusqu’à l’ultime rupture — lui permit toujours de se renouveler, de toujours ajouter une facette à son œuvre. Il fut riche surtout de ses contradictions, grâce auxquelles une part de lui-même pouvait toujours répondre à une autre part. Et son œuvre, perpétuellement, a jailli de cette possibilité de dialogue tendu qui résidait en lui. J’aimais beaucoup Arthur Koestler. Lui rendre visite dans son appartement de Montpelier Square était une fête. C’était un homme courageux. Il était fort, emporté, attachant, séduisant, plein d’humour. Insaisissable. C’était surtout un esprit exigeant. Un homme supérieur.

    ► Alain de Benoist, éléments n°45, 1983.

    [article repris dans : Ce que penser veut dire, A. de Benoist, Rocher, 2017, recension]

    [note en sus] * : Nous avons rectifié la devise latine mal retranscrite (aedificabo ad destruam). Elle emblématise chez Montherlant une théorie éthique, le principe de l’alternance, qui parcourt son œuvre. Elle est explicitement citée dans l’Avant-propos de Service inutile (1935) et dans la Postface du Cardinal d’Espagne (1960) : « La tentation de détruire tout ce qu'on a construit est une des obsessions de mon œuvre. Ædificabo et destruam — “j'édifierai et je détruirai ensuite ce que j'ai édifié” — a été pendant longtemps une des devises de cette œuvre ». L'inversion de la devise tirée de la Vulgate est probablement empruntée à Proudhon : « J'avais donc le droit, en 1845, de prendre pour épigraphe des Contradictions économiques ces deux mots du Deutéronome : Destruam et ædificabo. Il s'agissait de mettre le comble à la négation, par une critique approfondie de l'économie sociale. Je pourrais aujourd'hui, sans plus d'orgueil, reprendre cette devise en transposant les termes, Ædificabo et destruam. L'exposition de l'idée révolutionnaire sera en effet le dernier coup porté à l'ancien régime » (De la justice dans la Révolution et dans l’Église, 1858).

    • Notes :

    1. Parallèlement, pour gagner sa vie, Koestler écrit des ouvrages d’éducation sexuelle, qu’il signe “Dr. Costler”. Son Encyclopédie des connaissances sexuelles deviendra un best seller !

    2. Une longue amitié devait lier Koestler à George Orwell, qui se rencontrèrent la première fois au printemps 1941. C’est également Koestler qui écrivit la nécrologie d’Orwell, en 1950, dans l’Observer.

    3. Pour une analyse plus détaillée, cf. A. de Benoist, « Koestler dans la pensée contemporaine », in : Pierre Debray-Ritzen (éd.), Arthur Koestler, op. cit., pp. 454-463 ; « Arthur Koestler », in : Vu de droite, Copernic, 1977, pp. 447-456 ; et « Contre l’autodestruction de l’humanité », in : Le Figaro-Magazine, 13 janvier 1979, pp. 54-56.

    4. Cf. notamment, comme exemples typiques : Stuart Sutherland, « Authenticated Confusion », in : New Scientist, 9 mars 1978 ; et Albert Jacquard, « Faut-il prendre Koestler au sérieux ? », in : Le Monde, 3 mars 1979.

    5. Cf. P. Debray-Ritzen (éd.), Arthur Koestler, op. cit. ; Harold Harris (ed.), Astride Two Cultures : Arthur Koestler at 70, Hutchinson, London, 1975 ; et Iain Hamilton, Koestler, A Biography, Mac-millan, London, et Random House, New York, 1982.

    6. Arthur Koestler avait, entre autres, adhéré au comité de patronage de Nouvelle école. « Il n’y a pas de numéro de cette revue, m’avait-il écrit, où je ne trouve quelque chose à apprendre ».

    7. Au témoignage de son agent littéraire, Pat Kavanaugh, il avait entamé néanmoins un nouveau volume de mémoires, en collaboration avec sa femme [L'étranger du square, Calmann-Lévy, 1984]. Cynthia avait rédigé le premier chapitre, qu’elle avait intitulé avec humour : « How Unpleasant to Meet Mr Koestler ».

    ***

    KoestlerMarx et Freud : deux systèmes empoisonnés

    [Ci-contre : Debray-Ritzen et Koestler sur le perron à Kensington, 1979]

    On peut être anti-marxiste et reconnaître le génie de Marx ; on peut être anti-freudien et reconnaître de même le génie de Freud. Les deux systèmes ont mal tourné en se gonflant d’exagérations, de pétitions de principe, de préjugés camouflés et — à y regarder de près — d’erreurs dans force détails. Et pourtant, saisis dans leur ensemble, ces systèmes ont l’effet irrésistible des changements de climat. Quand je jette un coup d’œil aux dix-huit volumes des œuvres complètes de Freud, sur les rayons de ma bibliothèque, je me rappelle parfois la mise en garde de Rembrandt aux visiteurs de son atelier les invitant à regarder ses toiles de loin. « Ne fourrez pas votre nez dans mes tableaux, l’odeur de la peinture vous empoisonnerait ».

    On se demande à quel moment cette odeur de peinture fraîche se muait en poison — à quel moment Marx devint “marxiste” et Freud “freudien”. Il serait satisfaisant de disculper le maître et de rejeter toute la faute sur les disciples. Marx n’aurait certainement pas approuvé les méthodes de Staline et Freud aurait difficilement endossé les cauchemars illuminés d’une Mélanie Klein. Mais les graines de tout cela étaient déjà présentes chez le maître lui-même, dans sa tendance fatale à sauter du pressentiment et de l’hypothèse à l’assertion dogmatique, à jouer tel un jongleur avec les symboles, à propager une mythologie personnelle dans laquelle il mêle le musée Grévin et le Panthéon grec.

    ► Arthur Koestler, extrait de la préface à La scolastique freudienne (Pierre Debray-Ritzen, Fayard, 1972).

    • De Pierre Debray-Ritzen, signalons sa biographie : Arthur Koestler : un croisé sans croix : essai psycho-biographique sur un contemporain capital (L'Herne, 1987) et cet entretien radiophonique (France-Culture, 2 juillet 1975).

     

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    KoestlerLe yogi et le commissaire

    [Ci-contre : édition américaine, Collier Books, New York, 1961]

    Futur auteur de Le zéro et l’infini, Arthur Koestler avait joué un rôle important dans la guerre d’Espagne comme agent du Komintern. Par ses écrits, il avait donné le ton d’une propagande antifranquiste qui a perduré. Plus tard, ses déceptions firent de lui un critique acéré du stalinisme. À l’été 1942, il publia un texte qui marquait sa rupture : Le yogi et le commissaire. Deux théories, écrivait-il, prétendent libérer le monde des maux qui l’accablent. La première, celle du commissaire (communiste) prône la transformation par l’extérieur. Elle professe que tous les maux de l’humanité, y compris la constipation, peuvent et doivent être guéris par la révolution, c’est-à-dire par la réorganisation du système de production. À l’opposé, la théorie du yogi pense qu’il n’y a de salut qu’intérieur et que seul l’effort spirituel de l’individu, les yeux sur les étoiles, peut sauver le monde. Mais l’histoire, concluait Koestler, avait consacré la faillite des deux théories. La première avait débouché sur les pires massacres de masse et la seconde conduisait à tout supporter passivement. C’était assez bien vu et totalement désespérant.

    C’était bien vu à une réserve près. Pourquoi fallait-il donc “sauver” le monde ? Et le sauver de quoi au juste ? La réponse était dans la vieille idée de la Chute et dans celle, plus récente, du Progrès. L’une et l’autre impliquaient l’idée de salvation. Si les théories opposées du yogi et du commissaire avaient fait tant d’adeptes au XXe siècle en Occident, c’est qu’on avait pris l’habitude depuis longtemps de penser la vie en termes de rédemption ou d’émancipation. Il n’en avait pas toujours été ainsi. La Grèce antique, par ex., avait une approche toute différente, assez voisine de celle du Japon traditionnel. Nulle intention de changer le monde, mais la volonté de construire et de conduire sa vie en visant l’excellence. C’était une forme de spiritualité vécue dans l’immanence, mais on ne le savait pas. Elle avait sa source dans l’œuvre d’Homère que Platon appelait « l’éducateur de la Grèce ». Homère avait exprimé un idéal éthique, celui du kalos kagathos, l’homme beau et noble. Idéal aristocratique qui devint celui de tous les Grecs à l’époque classique. Seulement, cet idéal n’a jamais été regardé comme une spiritualité. Au contraire, les philosophes l’ont souvent dénigré en laissant entendre que seules leurs spéculations conduisaient à la sagesse.

    En dépit de tout, pourtant, cet idéal n’a pas cessé d’irriguer une part essentielle du comportement européen le plus noble, mais jamais de façon explicite. Lacune due notamment à un parfait contresens sur l’idée de spiritualité. Il faut comprendre que la spiritualité ne se confond pas avec les mystiques du vide. Elle est indépendante du surnaturel. Elle est ce qui élève au-dessus de la matérialité brute et de l’utilitaire, donnant un sens supérieur à ce qu’elle touche. Les pulsions sexuelles appartiennent à la matérialité, tandis que l’amour est spiritualité. Le travail, au-delà du désir légitime de rémunération, s’il a le gain pour seule finalité, patauge dans le matérialisme, alors que, vécu comme accomplissement, il relève de la spiritualité. Autrement dit, ce qui importe n’est pas ce que l’on fait, mais comment on le fait. Viser l’excellence de façon gratuite, pour la beauté qu’elle apporte et qu’elle fonde, est la forme européenne de la spiritualité, qu’il s’agisse de l’embellissement de la demeure par la maîtresse de maison, de l’abnégation du soldat ou du dressage équestre.

    Ces réflexions peuvent sembler futiles face aux grands enjeux historiques de notre temps. En réalité, la spiritualité et son contraire commandent largement ces derniers. À la différence des animaux, les hommes ne sont pas programmés par l’instinct. Leur comportement dépend de leurs représentations morales, religieuses ou idéologiques, donc spirituelles. Faute d’avoir été formulée, reconnue et revendiquée, l’authentique spiritualité européenne est ignorée. Et plus on avance dans l’ère de la technique triomphante, plus elle est masquée par un matérialisme étouffant. D’où l’attrait illusoire pour les spiritualités orientales, le « yogi » comme disait Koestler. Pour renaître, ce n’est pourtant ni sur les bord du Gange ni au Tibet que les Européens se laveront des souillures de l’époque, mais à leurs propres sources.

    ► Dominique Venner, éditorial NRH n°25, été 2006.

     

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    George Orwell

    Arthur Koestler (1944)

     

    [Ci-dessous : G. Orwell dans son appartement londonien en 1946 photographié en par M. Lasky]

    orw-co10.jpgCe qui est frappant dans l'histoire de la littérature anglaise de ce siècle, c'est la part prépondérante qu'y ont prise les étrangers — je ne citerai que Conrad, Henry James, Shaw, Joyce, Yeats, Pound et Eliot. Toutefois, si l'on en fait une affaire de prestige national et si l'on se penche sur ce que nous avons apporté aux différents genres littéraires, on s'aperçoit que l'Angleterre ne fait pas trop mauvaise figure tant qu'on laisse de côté tout ce qu'on petit grossièrement étiqueter comme “littérature de combat”. Je pense notamment à ce type d'écrits qu'a suscités la lutte politique européenne depuis l'émergence du fascisme. On peut regrouper sous cette rubrique des romans, des mémoires, des livres de “reportage”, des études sociologiques et de purs et simples pamphlets, tous ayant une origine commune et participant pour l'essentiel du même climat psychologique.

    Parmi les figures les plus marquantes de ce genre littéraire, on peut citer Silone, Malraux, Salvemini, Borkenau, Victor Serge et Koestler lui-même. Certains écrivent des œuvres de fiction, d'autres non, mais tous ont ceci en commun qu'ils essaient de relater l'histoire contemporaine — plus précisément, l'histoire non officielle, celle qu'on chercherait en vain dans les manuels scolaires et que les journaux déforment à loisir. Tous ont aussi en commun d'être originaires d'Europe continentale. Il serait peut-être exagéré — mais à peine — de dire que chaque fois que paraît dans ce pays un livre traitant du totalitarisme (j'entends un livre qui soit encore lisible 6 mois après sa parution), il s'agit d'un livre traduit d'une langue étrangère. Au cours des 12 dernières années, les auteurs anglais nous ont gratifiés d'une avalanche de textes politiques, mais à peu près rien dans tout cela qui ait un intérêt esthétique, et vraiment fort peu de choses de quelque valeur du point de vue historique. Le Left Book Club, par ex., existe depuis 1936. Parmi tous les livres qu’il a diffusés, combien y en a-t-il dont vous vous rappeliez ne serait-ce que le titre ? L'Allemagne nazie, la Russie Soviétique, l'Espagne, l'Éthiopie, l'Autriche, la Tchécoslovaquie, etc. — autant de sujets qui n'ont inspiré aux auteurs anglais que de l'habile journalisme, des pamphlets malhonnêtes où la propagande, avalée tout rond, est aussitôt régurgitée à moitié digérée, et de très rares guides et manuels à peu près dignes de foi. Rien qui puisse se comparer à, disons, Fontamara ou Darkness at Noon, parce qu’il n'est pratiquement pas un écrivain anglais qui ait eu l'occasion de connaître le totalitarisme de l'intérieur. En Europe, au cours de la dernière décennie et même avant, les individus originaires de la classe moyenne ont traversé des épreuves auxquelles en Angleterre les ouvriers eux-mêmes n'ont jamais été confrontés. La plupart des écrivains européens que j'ai cités, et des dizaines d'autres qui leur ressemblent, se sont vus contraints d'enfreindre la loi pour avoir la moindre activité politique : certains d’entre eux ont lancé des bombes ou participé à des combats de rues, beaucoup ont connu la prison ou les camps de concentration, ou ont dû passer des frontières sous de faux noms, avec de faux passeports. On ne saurait imaginer le professeur Laski, par ex., s'adonnant à des activités de ce genre. C'est pourquoi il n'existe pas en Angleterre ce qu'on pourrait appeler une “littérature des camps de concentration”. Cet univers particulier créé par les polices secrètes, la censure de l'opinion, la torture, les procès truqués, tout cela est, bien sûr, connu et plus ou moins réprouvé, mais sans qu'on s'en émeuve outre mesure. Si bien qu'en Angleterre il n'existe pratiquement pas d’ouvrages traitant de façon désabusée de l'Union soviétique. Il y a d'un côté ceux qui réprouvent a priori et de l'autre ceux qui admirent béatement, mais aucune attitude intermédiaire. Lors des procès de Moscou, par ex., l'opinion était divisée, mais uniquement sur le fait de savoir si les accusés étaient coupables ou non. Très rares furent ceux qui comprirent que, justifiés ou non, ces procès étaient une horreur sans nom. De même, la réprobation des crimes nazis par l'Angleterre a également été quelque chose de tout à fait abstrait : un robinet qu'on ouvre ou qu'on ferme selon les nécessités politiques du moment. Pour comprendre ces choses-là, il faut pouvoir se mettre dans la peau de la victime, et qu'un Anglais puisse écrire Darkness at Noon est aussi peu vraisemblable qu'un trafiquant d'esclaves écrivant La Case de l'oncle Tom.

    Les écrits publiés de Koestler tournent en fait tous autour des procès de Moscou. Leur thème principal est celui de la décadence des révolutions due aux effets corrupteurs du pouvoir ; mais la nature particulière de la dictature exercée par Staline a conduit Koestler à adopter une position finalement assez peu éloignée du conservatisme pessimiste. Je ne sais pas exactement combien il a écrit de livres en tout. De nationalité hongroise, il a écrit ses premiers livres en allemand ; 5 titres sont parus en Angleterre : Spanish Testament, The Gladiators, Darkness at Noon, Scum of the Earth et Arrival and Departure. Tous ces ouvrages traitent du même sujet et il n'en est aucun où l'on échappe pendant plus de quelques pages à une atmosphère de cauchemar. Sur les cinq livres cités, trois se déroulent entièrement ou presque entièrement en prison.

    Dans les premiers mois de la guerre civile espagnole, Koestler était le correspondant en Espagne du News Chronicle. Fait prisonnier au début de 1937, quand les fascistes se sont emparés de Malaga, il faillit être fusillé sans autre forme de procès, puis passa plusieurs mois emprisonné dans une forteresse, entendant chaque nuit le bruit des salves lorsqu'une nouvelle fournée de détenus républicains était exécutée et se trouvant â tout moment en grand danger d'y passer lui-même. Ce n'était pas une aventure fortuite qui “aurait pu arriver à n'importe qui”, mais la conséquence obligée d'un mode de vie. Un individu indifférent à la politique ne se serait jamais trouvé en Espagne à ce moment-là, un observateur plus prudent aurait quitté Malaga avant l'arrivée des fascistes et un journaliste anglais ou américain aurait été traité avec plus d'égards. Le livre que Koestler a consacré à cet épisode, Spanish Testament, contient des passages remarquables mais, indépendamment du caractère décousu inhérent à tout reportage, il est par endroits résolument mensonger. Évoquant la prison, Koestler dépeint fort bien son atmosphère de cauchemar — ce genre de description étant devenu, en quelque sorte, sa marque de fabrique — mais le reste du livre est trop empreint de l'orthodoxie Front populaire de l'époque. Un ou deux passages semblent même avoir été fabriqués pour les besoins du Left Book Club (1). À l'époque, Koestler était membre du parti communiste, ou l'avait quitté depuis peu, et les problèmes politiques posés par la guerre civile étaient si complexes qu'il était impossible à un communiste d'écrire honnêtement sur la lutte qui se déroulait au sein du camp gouvernemental. La grande faute de la quasi-totalité des auteurs de gauche depuis 1933 est d'avoir voulu être antifascistes sans être en même temps antitotalitaires. En 1937, Koestler l'avait compris mais il ne se sentait pas libre de le dire. Il fut à deux doigts de le dire — il le dit, en fait, bien qu'ayant mis un masque pour cela — dans son livre suivant, The Gladiators, qui fut publié un an avant la guerre et qui, bizarrement, n'attira guère l'attention.

    The Gladiators est un ouvrage qui, d'une manière, laisse le lecteur insatisfait. C'est l'histoire de Spartacus, le gladiateur thrace qui, vers 65 avant JC, prit la tête d'une révolte d'esclaves en Italie. Tout livre écrit sur un tel sujet est immédiatement desservi par la comparaison, écrasante, avec Salammbô. De nos jours, il serait pratiquement impossible d'écrire un livre comme Salammbô, à supposer même qu'on ait le talent nécessaire. Car ce qu'il y a d'admirable dans Salammbô, plus encore que la minutie des descriptions, c'est son caractère impitoyable. Flaubert pouvait se transporter par la pensée dans le climat de cruauté, implacable de l'Antiquité parce que, vers le milieu du XIXe siècle, on avait encore la sérénité d'esprit nécessaire. On avait le temps de voyager dans le passé. Aujourd'hui, le présent et l'avenir sont trop terrifiants pour qu'on puisse s'en abstraire, et quand on s'intéresse à l'histoire, pour en tirer des enseignements sur notre époque. Koestler fait de Spartacus une figure allégorique, une version primitive du dictateur prolétarien. Alors que Flaubert avait su, par un patient effort d'imagination, rendre ses mercenaires authentiquement préchrétiens, sous son travestissement, son Spartacus n'est qu'un homme d'aujourd'hui. Mais cela n'aurait aucune importance si Koestler était pleinement conscient de tout ce qu'implique son allégorie. Les révolutions finissent toujours par mal tourner — voilà la thèse centrale du livre. C'est lorsqu'il s'agit d'expliquer le pourquoi de ce phénomène que l'auteur hésite, et cette incertitude s'insinue dans le récit, rendant les principaux personnages énigmatiques et irréels. Pendant plusieurs années, les esclaves révoltés ne remportent que des victoires. Leur nombre atteint 100.000, ils ravagent de vastes territoires dans le sud de l'Italie, certains mettent en déroute les unes après les autres les troupes envoyées contre eux, ils font alliance avec les pirates, qui raient alors les maîtres de la Méditerranée, et pour finir entreprennent d'édifier une ville à eux, la Cité du Soleil. Dans cette ville, les êtres humains seront libres et égaux, et surtout heureux : plus d'esclavage, ni d'injustice, de famine, de châtiments corporels, d'exécutions. On retrouve là le rêve d'une société juste qui semble hanter depuis la nuit des temps l'imagination humaine : tantôt il s'agit du royaume des cieux ou d'une société sans classes, tantôt d'un âge d'or qui a jadis existé et que nous avons laissé se perdre. Naturellement, ce grand projet échoue. À peine ont-ils formé une communauté que leur vie se révèle tout aussi injuste, laborieuse et marquée par la peur que toute autre. Jusqu'à la croix, symbole de l'esclavage, qui doit être remise en usage pour châtier les malfaiteurs. Le tournant décisif est pris quand Spartacus se voit contraint de crucifier 20 de ses plus vieux et fidèles partisans. Après quoi, la Cité du Soleil est condamnée, les esclaves se divisent en petits groupes vaincus l'un après l'autre, les 15.000 derniers révoltés étant faits prisonniers et tous crucifiés en même temps.

    La principale faiblesse de ce livre réside dans le fait que les mobiles de Spartacus ne sont jamais clairement exposés. Le juriste romain Fulvius, qui se joint à la révolte et s'en fait le chroniqueur, évoque le dilemme bien connu de la fin et des moyens. On n'arrive à rien si l'on n'est pas résolu à faire usage de la force et de la ruse, mais on dénature ainsi les buts qu'on s'était fixés. Spartacus, toutefois, n'est pas décrit comme un homme avide de pouvoir, ni d'ailleurs non plus comme un visionnaire. Il est mû par une force obscure qui reste pour lui mystérieuse, et il lui arrive souvent de se demander s'il ne ferait pas mieux d’abandonner toute cette aventure pour aller se réfugier à Alexandrie pendant qu'il en est encore temps. Quoi qu'il en soit, la république des esclaves est davantage minée par l'hédonisme que par la lutte pour le pouvoir. Les esclaves ne sont pas satisfaits de leur liberté parce qu'ils doivent encore travailler, et la rupture finale est provoquée par les esclaves les plus turbulents et les moins civilisés, pour la plupart des Gaulois et des Germains, qui continuent à se conduire en bandits après que la république a été établie. Il se peut que les choses se soient réellement passées ainsi — nous en savons évidemment très peu sur les révoltes d'esclaves de l'Antiquité — mais en attribuant la destruction de la Cité du Soleil à l'impossibilité d'empêcher Crixus le Gaulois de piller et de violer, Koestler a hésité entre l'allégorie et le récit historique. Si Spartacus avait été le prototype du révolutionnaire moderne — et c'est manifestement ce qu'il est censé être —, il aurait dû se heurter à l'impossibilité de concilier le pouvoir et la justice. Or, tel qu'on nous le présente, il apparaît plutôt comme un personnage passif, qui subit plus qu'il n'agit, et par moments peu convaincant. Si le récit est en partie raté, c'est parce que la question centrale de la révolution a été éludée, ou du moins laissée sans solution.

    Cette question est à nouveau éludée, de manière plus subtile, dans le livre suivant de Koestler, son chef-d'œuvre, Darkness at Noon. Ici, toutefois, l'intérêt du récit n'en pâtit pas, parce que l'on a affaire à des individus de chair et de sang, et que les ressorts sont avant tout psychologiques. L'épisode relaté se réfère à des faits connus et avérés. Darkness at Noon nous raconte l'incarcération et la mort d'un vieux bolchevik, Roubachof, qui commence par nier puis finit par avouer des crimes qu'il sait pertinemment ne pas avoir commis. La maturité, l'absence de coup de théâtre et de vaine dénonciation, la pitié et l'ironie qui caractérisent ce récit montrent bien l'avantage qu'il y a, lorsqu'on s'attaque à un sujet de ce genre, à être né sur le continent. L'ouvrage se hausse au niveau de la tragédie, alors qu'un auteur anglais ou américain en aurait fait tout au plus un libelle polémique. Koestler a totalement assimilé son sujet, il peut donc faire œuvre esthétique. Mais en même temps, ce traitement esthétique n'est pas sans avoir une portée politique, ici peu gênante, mais susceptible de le devenir dans des ouvrages ultérieurs.

    Naturellement, le livre est tout entier construit autour d'une seule et unique question : pourquoi Roubachof avoue-t-il ? Il n'est pas coupable — il n'a commis aucun crime, sauf celui, capital, d'abhorrer le régime instauré par Staline. Les actes concrets de trahison qu'on lui impute sont tous parfaitement fictifs. Roubachof n'a même pas été torturé, en tout cas pas très durement. Il est simplement usé, vidé de sa substance par la solitude, le mal aux dents, la privation de tabac, les lumières aveuglantes braquées sur lui et les interrogatoires incessants, mais tout cela ne serait pas, en soi, suffisant pour venir à bout d'un révolutionnaire aguerri. Les nazis lui ont fait auparavant des choses bien pires sans parvenir à le briser. Les aveux faits lors des procès de Moscou peuvent s'expliquer de 3 manières :

    • 1. Les accusés étaient coupables.
    • 2. Ces aveux ont été extorqués sous la torture, ou par un chantage visant les amis et les proches de l'accusé.
    • 3. Les accusés ont avoué sous l'effet du désespoir, d'un effondrement mental, et pour ne pas trahir leur vieil attachement au Parti.


    Dans son livre, Koestler écarte d'emblée la première explication et, bien que ce ne soit pas ici mon propos de parler en détail des purges russes, j'ajouterai que les rares éléments vérifiables dont nous disposons tendent à montrer que les procès de la vieille garde bolchevique étaient bien des mascarades. Si l'on considère que les accusés n'étaient pas coupables — ou, du moins, pas coupables des crimes qu'ils ont avoués — l'explication numéro 2 parait la plus sensée : Koestler, quant à lui, choisit sans hésiter l'explication numéro 3, choix qui est également celui que fait, dans sa brochure intitulée Cauchemar en URSS, le trotskiste Boris Souvarine. Roubachof avoue, en fin de compte, parce qu'il ne trouve plus en lui aucun motif de ne pas le faire. Il y a longtemps que les notions de justice et de vérité objective ont perdu tout sens pour lui. Des années durant, il a été l'instrument aveugle du Parti, et le Parti exige à présent qu'il avoue des crimes qui n'ont jamais existé. Finalement, quoiqu'il ait fallu tout d'abord le malmener et l'affaiblir, il est d'une certaine façon fier de la décision qu'il a prise de passer aux aveux. Il se sent supérieur au pauvre officier tsariste qui occupe la cellule voisine de la sienne et qui communique avec lui en frappant contre le mur. L'officier tsariste est choqué quand il apprend que Roubachof a l'intention de capituler. Du point de vue “bourgeois” qui est le sien, il est impensable, même pour un bolchevik, de ne pas se défendre jusqu'à la dernière cartouche. L'honneur, dit-il, consiste à faire ce que l'on pense être juste. « L'honneur, c'est se rendre utile sans vanité », lui répond Roubachof ; et il éprouve une certaine satisfaction à se dire qu'il tape sur le mur avec son lorgnon, alors que l'autre, vestige du passé, se sert pour cela d'un monocle. Comme Boukharine, Roubachof « fixe la noire obscurité ». Où trouverait-il un code moral, un attachement à quoi que ce soit, une idée du bien et du mal au nom de laquelle il pourrait défier le Parti et endurer de nouvelles souffrances ? Il n'est pas seulement seul, il est aussi vide, creux. Il a de son côté commis des crimes pires que celui dont il est maintenant victime. Ainsi, émissaire secret du Parti en Allemagne nazie, il s'est débarrassé de militants peu disciplinés en les livrant à la Gestapo. Bizarrement, la seule force intérieure qu'il puisse mobiliser, c'est dans son enfance de fils de grand propriétaire terrien qu'il va la puiser. La dernière image qui lui vient à l'esprit au moment où on lui tire une balle dans la nuque, c'est celle des feuilles des peupliers qui bordaient l'avenue du domaine paternel. Roubachof appartient à cette vieille garde bolchevique décimée par les purges. Il apprécie l'art et la littérature, il connaît d'autres pays que la Russie. Il est d'une tout autre trempe que Gletkine, l'homme de la Guépéou qui conduit son interrogatoire et qui est, lui, l'incarnation du “bon militant”, aussi dénué de scrupules que de curiosité d'esprit — un phonographe pensant. À la différence de Gletkine, Roubachof a connu le monde d'avant la révolution. Son cerveau n'était pas une page blanche quand le Parti s'en est emparé. S'il est supérieur à Gletkine, c'est en dernier ressort à son origine bourgeoise qu'il le doit.

    Il n'est pas possible, à mon avis, de soutenir que Darkness at Noon n'est qu'un roman relatant les tribulations d'un personnage de fiction. C'est, de toute évidence, un livre politique, inspiré par l'histoire contemporaine et proposant une certaine interprétation d'événements controversés. Roubachof pourrait être Trotski, Boukharine, Rakovski ou tout autre vieux bolchevik un tant soit peu civilisé. Dès lors qu'on écrit sur les procès de Moscou, on se doit de répondre à la question « Pourquoi les accusés ont-ils avoué ? », et la réponse qu'on donne a une portée politique. Koestler répond « parce que ces hommes ont été corrompus par la révolution qu'ils servaient » et, ce faisant, il n'est pas loin d'affirmer que toute révolution est, par nature, mauvaise. Si l'on considère que les aveux des accusés des procès de Moscou leur ont été arrachés par quelque procédé terroriste, cela revient à incriminer l'abandon de leurs idéaux par un nombre restreint de chefs révolutionnaires. Ce sont les individus qui sont en cause, et non la situation générale. Koestler donne toutefois à entendre que Roubachof au pouvoir ne vaudrait pas mieux que Gletkine ; ou, plus exactement, vaudrait un peu mieux dans la mesure où sa mentalité est demeurée en partie prérévolutionnaire. La révolution, semble dire Koestler, est par essence corruptrice. Vouez-vous à elle, et vous finirez soit comme Roubachof, soit comme Gletkine. Il ne s'agit pas seulement du “pouvoir qui corrompt” : les moyens mis en œuvre pour arriver au pouvoir sont eux aussi corrupteurs. De sorte que toutes les tentatives de régénération de la société par la violence conduisent droit aux geôles de la Guépéou. Lénine conduit à Staline, et il aurait fini par ressembler à Staline s'il avait vécu plus longtemps.

    Naturellement, tout cela Koestler ne le dit pas explicitement, peut-être n'en a-t-il même pas clairement conscience. Il parle des ténèbres, mais des ténèbres alors qu'il devrait être plein midi [NDT : Darkness at Noon signifie littéralement “Ténèbres en plein midi”]. Il lui arrive de se dire que les choses auraient pu tourner autrement. L'idée que tel ou tel a “trahi”, que si tout a mal tourné c'est à cause de la méchanceté de certains, est omniprésente dans la pensée de gauche. Par la suite, dans Arrival and Departure, Koestler prend des positions encore plus antirévolutionnaires, mais, entre Darkness at Noon et Arrival and Departure, il y a un autre livre, Scum of the Earth, qui, lui, est purement autobiographique et n'aborde que de manière indirecte les problèmes soulevés par Darkness at Noon. Fidèle à son style de vie, Koestler n'avait pas quitté la France quand la guerre éclata ; sa qualité d'étranger et sa réputation d'antifasciste lui valurent d'être très vite arrêté et interné par le gouvernement Daladier. Il passa la majeure partie des 9 premiers mois de la guerre dans un camp de prisonniers, puis, alors que la France s'effondrait, il s'évada et, par des chemins détournés, réussit à rejoindre l'Angleterre où on s'empressa de l'incarcérer à nouveau en tant que ressortissant d'une nation ennemie. Cette fois, cependant, il fut rapidement libéré. Scum of the Earth est un précieux témoignage qui, avec d'autres textes honnêtes écrits au moment de la débâcle, a le mérite de nous rappeler jusqu'où peut s'abaisser la démocratie bourgeoise. En ce moment, alors que la France vient tout juste d'être libérée et que la chasse aux collaborateurs bat son plein, nous avons tendance à oublier qu'en 1940, d'après divers observateurs qui se trouvaient sur place, 40% des Français environ étaient soit activement pro-allemands, soit totalement apathiques. Les livres qui disent la vérité sur une guerre ne sont jamais très bien accueillis par les non-combattants, et l'ouvrage de Koestler n'a pas fait exception à cette règle. Tout le monde en prend pour son grade — les politiciens bourgeois, pour qui faire la guerre au fascisme signifiait jeter en prison tous les hommes de gauche sur lesquels ils pouvaient mettre la main, les communistes français, qui étaient en fait pro-nazis et faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour saboter l'effort de guerre français, et aussi l'homme de la rue, tout disposé à faire confiance à des charlatans tels que Doriot. Koestler rapporte des conversations ahurissantes qu'il a eues avec d'autres prisonniers internés dans le même camp que lui, et note que jusqu'alors, comme la plupart des socialistes et des communistes issus de la classe moyenne, il n'avait jamais eu de contact avec de véritables prolétaires mais seulement avec la minorité instruite. Et il en arrive à cette conclusion pessimiste : « Sans éducation des masses, pas de progrès social ; sans progrès social, pas d'éducation des masses ». Dans Scum of the Earth, Koestler ne se fait plus une image idéalisée des gens ordinaires. S'il a répudié le stalinisme, il n'est pas pour autant trotskiste. C'est ici que se situe le véritable lien avec Arrival and Departure, livre dans lequel Koestler abandonne — peut-être à jamais — ce qu'il est convenu d'appeler le point de vue révolutionnaire.

    Arrival and Departure est une œuvre décevante qui ne peut guère prétendre à l'appellation de roman. Il s'agit plutôt d'un pamphlet visant à démontrer que les credos révolutionnaires ne sont en fait que la rationalisation de pulsions névrotiques. Avec une symétrie un peu trop parfaite, l'ouvrage commence et s'achève sur une même action : une arrivée en terre étrangère. Un jeune ex-communiste qui a fui la Hongrie débarque au Portugal, où il espère se mettre au service de la Grande-Bretagne, seule puissance à lutter alors contre l'Allemagne. Son enthousiasme est toutefois quelque peu refroidi par le fait que le consulat britannique ne s'intéresse absolument pas à lui et le laisse moisir dans un coin plusieurs mois pendant lesquels son pécule s'épuise, tandis que d'autres réfugiés, plus avisés que lui, en profitent pour gagner l'Amérique. Notre héros connaît tour à tour la tentation du Monde, incarnée par un propagandiste nazi, de la Chair, en la personne d'une jeune Française, et c'est finalement — après une dépression nerveuse — le Diable qui lui apparaît sous la forme d'une psychanalyste. Cette psychanalyste parvient à lui arracher l'aveu que son enthousiasme révolutionnaire n'est pas fondé sur une véritable croyance en la nécessité historique mais sur un complexe de culpabilité lié au fait qu'il a tenté, dans sa petite enfance, de crever les yeux de son jeune frère. Au moment où il peut enfin se mettre au service de la cause alliée, il a perdu tout motif pour le faire et il est sur le point de s'embarquer pour l'Amérique quand ses pulsions irrationnelles reprennent le dessus. En fait, il ne peut pas abandonner la lutte. À la fin du livre, il descend en parachute vers le sol noyé dans les ténèbres de son pays natal où il est envoyé comme agent secret par la Grande-Bretagne.

    En tant qu'exposé politique (et le livre n'est pas grand chose d'autre), c'est très insuffisant. Il est, bien sûr, vrai dans de nombreux cas — peut-être même dans tous les cas — que l'activité révolutionnaire est le fait d'individus inadaptés à ce monde. Ceux qui se battent contre la société sont, pour la plupart, des gens qui ont des raisons personnelles de ne pas aimer cette société, et les individus normaux et sains d'esprit ne sont pas plus attirés par la violence et la clandestinité que par la guerre. Le jeune nazi d'Arrival and Departure note fort à propos qu'on comprend ce qui ne va pas dans le mouvement révolutionnaire en voyant la laideur des femmes qui y participent. Mais cela ne suffit pas, après tout, à disqualifier définitivement le socialisme. Les actions ont certains résultats, quels que soient les motifs qui les ont inspirées. Il se peut que Marx ait été principalement mû par l'envie et la jalousie, mais cela ne prouve nullement la fausseté de ses théories. En faisant reposer la décision finale du héros d'Arrival and Departure sur un instinct irraisonné qui le pousse vers le danger, Koestler refuse soudain à son personnage toute espèce d'intelligence. Avec un passé tel que le sien, il devrait être en mesure de comprendre que certaines choses doivent être faites, que nos raisons de les faire soient “bonnes” ou “mauvaises”. L'histoire doit aller dans une certaine direction, faudrait-il des névrosés pour l'y aider. Dans Arrival and Departure, les idoles de Peter sont renversées les unes après les autres. La révolution russe a dégénéré, la Grande-Bretagne, symbolisée par le vieux consul aux doigts déformés par la goutte, ne vaut guère mieux, le prolétariat international armé de sa conscience de classe n'est qu'un mythe. Mais la conclusion finale (puisque après tout Koestler et son héros sont “pour” la guerre) devrait être que se débarrasser de Hitler reste un objectif valable, une entreprise de salubrité publique dans laquelle les mobiles personnels n'entrent pratiquement pas en ligne de compte.

    Pour prendre une décision politique rationnelle, il faut avoir déjà une certaine conception de l'avenir. Koestler semble aujourd'hui ne pas en avoir, ou plutôt en avoir deux qui se neutralisent l'une l'autre. Comme objectif ultime, il aspire à la réalisation du paradis terrestre, à la Cité du Soleil que les gladiateurs tentent d'organiser et qui, pendant des centaines d'années, a hanté les rêves des socialistes, des anarchistes et des hérétiques. Mais son intelligence lui dit que ce paradis terrestre s'éloigne tous les jours un peu plus et que ce qui nous attend dans l'immédiat, c'est le carnage, la tyrannie et les privations. Koestler s'est récemment défini comme un « pessimiste à court terme ». Toutes sortes d'horreurs s'accumulent à l'horizon, mais, d'une manière ou d'une autre, tout finira par s'arranger. Cette conception des choses est sans doute en train de gagner du terrain parmi les gens qui réfléchissent : elle découle d'une part de la très grande difficulté qu'il y a, une fois qu'on a répudié toute croyance religieuse orthodoxe, à accepter une vie terrestre essentiellement misérable, et d'autre part de la prise de conscience que rendre la vie vivable est une tâche autrement ardue qu'il n'y paraissait récemment. Depuis 1930 environ, le monde ne nous a guère fourni d'occasions d'être optimistes. On ne voit rien venir, si ce n'est un amas chaotique de mensonges, de haine, de barbarie et d'ignorance, et derrière nos misères actuelles se profilent d'autres misères, encore plus terribles, qui commencent seulement à être perçues par la conscience européenne. Il est fort possible que les problèmes majeurs de l'humanité ne soient jamais résolus. Mais cela est en même temps inconcevable ! Qui pourrait regarder le monde d'aujourd'hui et se dire : « Il en sera toujours ainsi, et même d'ici un million d'années cela n'ira guère mieux » ? On aboutit donc à ce sentiment quasi mystique qu'il n'existe pour le moment aucun remède, que toute action politique est vaine, mais qu'en un point donné de l'espace et du temps la vie humaine cessera d'être bestiale et misérable, comme elle l'est aujourd'hui.

    Le seul moyen simple d'échapper à ce dilemme est d'adopter l'attitude du croyant religieux, pour qui cette vie n'est que l'antichambre d'une autre vie. Mais rares sont les gens qui réfléchissent pour croire encore en une vie dans l'au-delà, et leur nombre est très probablement en constante diminution. Les diverses Églises chrétiennes ne survivraient sans doute pas par elles-mêmes si leurs fondements économiques venaient à être détruits. Le véritable problème, c'est de savoir comment restaurer l'attitude religieuse tout en acceptant la mort pour terme absolu. Les hommes ne seront heureux que le jour où ils ne considéreront plus que le bonheur est le but de la vie. Il est toutefois très improbable que Koestler partage ce point de vue. Il y a dans ses écrits une tendance hédoniste très prononcée, qui explique son incapacité à adopter une position. politique après avoir rompu avec le stalinisme.

    La révolution russe, événement central de la vie de Koestler, était à son début porteuse d'immenses espérances. Nous l'avons aujourd'hui quelque peu oublié, mais il y a un quart de siècle, on attendait avec confiance que cette révolution débouche sur l'Utopie. De toute évidence, il n'en a pas été ainsi : Koestler est trop perspicace pour ne pas s'en rendre compte, et trop sensible pour avoir oublié quel était l'objectif de départ. De plus, son point de vue d'Européen lui permet de ne pas être dupe sur le sens des purges et des déportations massives : il lui est impossible de les considérer à la manière d'un Shaw ou d'un Laski, par le gros bout de la lorgnette. Et c'est pour cela qu'il en arrive â dire : « Voilà où conduisent fatalement les révolutions. » Il n'y a rien d'autre à faire que d'être un « pessimiste à court terme », c'est-à-dire se tenir à l'écart de la politique, créer une sorte d'oasis où l'on puisse, avec ses amis, garder la tête claire et espérer que dans une centaine d'années les choses s'arrangeront de quelque façon. À la base de cette position se trouve l'hédonisme de Koestler, qui le conduit à considérer le paradis terrestre comme une chose souhaitable. Mais il se peut que, souhaitable ou non, ce paradis ne soit pas possible. Il se peut qu'une certaine quantité de souffrance soit inhérente à la condition humaine, il se peut que l'homme n'ait jamais, entre deux maux, qu'à choisir le moindre, il se peut même que le socialisme ne vise pas à rendre le monde parfait mais seulement meilleur. Toutes les révolutions sont des échecs, mais il y a différentes sortes d'échecs. C'est parce qu'il refuse de reconnaître cela que Koestler s'est provisoirement engagé dans une impasse, et c'est pour cette même raison qu'Arrival and Departure semble superficiel comparé à ses précédents ouvrages.

    ► George Orwell, in : Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais (1944-1949), Ivréa / Encyclopédie des Nuisances, 2005.

    • Note :

    1 : Les chapitres de pure propagande, qui occupaient une première partie de l'édition anglaise dont parle ici Orwell, furent ensuite supprimés par Koestler, et ne figurent déjà plus dans la première traduction française, parue en 1939 sous le titre Un testament espagnol. (NdT)


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