• La légende de Friedrich Hielscher

    La fondation d’une “Église” panenthéiste au XXe siècle et ses fausses interprétations ultérieures

     

    Volontaire dans les Corps-francs du Baltikum, juriste partisan d'une Europe fédérale reposant sur la base de ses régions, publiciste politique dans diverses revues, proche d'Ernst Jünger, fondateur d’une Église panenthéiste, Friedrich Hielscher (1902-1990) reste une des figures les plus singulières des milieux nationaux-révolutionnaires de l'Allemagne weimarienne. Si ce tenant d'une “Allemagne secrète” participa ensuite à quelques travaux de l'Ahnenerbe, il n'en resta pas moins opposé au régime national-socialiste, qui le fera arrêter après le complot de 1944. Après guerre, plus réservé sur la question de la religiosité politique, il anima not. un cercle restreint de disciples religieux qui lui restera fidèle jusque dans les années 70. 

    hielsc10.jpgPendant des décennies, la vie et l’œuvre de l’auteur, philosophe religieux et érudit, le Dr. Friedrich Hielscher (1902-1990) a donné lieu à toutes sortes de fausses interprétations spéculatives. Cela est particulièrement vrai avec le genre de littérature “ésotérique” populaire, dans laquelle Hielscher a sans cesse été le sujet des plus folles spéculations et assertions. Au début des années 60, une “légende Hielscher” extrêmement négative était déjà née, à laquelle des embellissements encore plus hardis ont été régulièrement ajoutés jusqu’à aujourd’hui. Cette légende est, cependant, pratiquement à des années-lumière des véritables actions et intentions de Hielscher, et est dépourvue de toute référence à la réalité.

    Pour pouvoir aller au fond de ces spéculations, et pour déterminer leurs sources d’origine, il est d’abord nécessaire d’examiner le cours de la vie de Hielscher. Concernant les années jusqu’en 1954, cela peut être assuré avant tout au moyen de son autobiographie (1). Concernant la période de temps ultérieure, il existe — dans la littérature, du moins — seulement des morceaux fragmentaires et dispersés d’information dont l’accès est difficile (2). Par contre, les archives existantes relatives à Hielscher sont beaucoup plus riches, en particulier sa production littéraire (3) et sa correspondance avec Ernst Jünger, qui dura de 1926 à 1986 (4).

    Fils d’un marchand de textiles, Friedrich Hielscher était né le 31 mai 1902 à Plauen, dans le Vogtland, et grandit à Guben, en Niedersaulitz. À l’âge de 17 ans, il sortit diplômé du Lycée Humaniste de Plauen. Immédiatement après ses examens finaux, il rejoignit une unité des Corps Francs qui prit part aux combats de résistance contre les groupes polonais en Haute Silésie (5). Son unité fut plus tard incorporée dans l’armée allemande. En mars 1920, Hielscher refusa de participer au putsch de Kapp, et quitta l’armée (6). Il commença ensuite à étudier le droit à l’Université de Berlin et suivit aussi des cours à la Faculté des Sciences Politiques (7). Ces études de sciences politiques l’amenèrent en étroit contact avec Theodor Heuss, avec qui il se lia d’amitié pour la vie (8). À Berlin, Hielscher rejoignit le corps de duellistes étudiant “Normannia”, et jusqu’aux années 70 il fut une autorité active pour l’histoire du groupe, ainsi qu’un conférencier recherché concernant l’Assemblée de Kosen (9).

    Alors que la courte période dans les Corps Francs fut marquée beaucoup plus par des aspirations à l’indépendance et à l’aventure que par des visions politiques concrètes (10), pendant le cours de ses études à Berlin Hielscher devint graduellement plus politisé. Après une affiliation temporaire au Reichsclub du Parti du peuple allemand national-libéral (11), il gravita vers les cercles des “gauchistes de la droite” et des “nouveaux nationalistes”. Ces petits cercles, qui tournaient autour de certains journaux et de projets de publications, cherchaient à combler le fossé entre l’arrière-plan intellectuel du mouvement des travailleurs socialistes et celui du nationalisme traditionnel (12). En même temps, il croisa le chemin de personnalités comme le philosophe culturel Oswald Spengler (13) et la sœur de Nietzsche, Elizabeth Förster-Nietzsche, cette dernière rencontre étant due aux nombreuses visites de Hielscher aux archives de Nietzsche à Weimar du fait de son travail promotionnel (14). En 1926, Hielscher termina son cursus par une thèse intitulée Die Selbstherrlichkeit : Versuch einer Darstellung des deutschen Rechtsgrundbegriffes (La souveraineté : un essai de présentation de la base de la loi allemande), pour laquelle il se vit décerner un double doctorat, summa cum laude, en philosophie du droit et en histoire du droit (15). Mais il trouva que son travail ultérieur, bureaucratique et réglementé, en tant que clerc juridique, était un tel supplice qu’en novembre 1927 il fut déchargé de la fonction publique à sa propre requête (16). Pendant le reste de sa vie, il vécut comme un universitaire — tant bien que mal — avec les bénéfices de publications, de cours et de commissions de recherche occasionnelles.

    Hielscher, qui avait entre-temps développé un étroit contact personnel avec Ernst Jünger, fut à partir de 1926 un collaborateur actif aux divers journaux liés au « nouveau nationalisme » national-révolutionnaire. Son premier essai parut à la fin de 1926 dans le magazine Neue Standarte-Arminius : Kampfschrift für deutsche Nationalisten. Avec son titre, Innerlichkeit und Staatskunst (Intériorité et art étatique), il indiqua dès le début qu’il ne se préoccupait pas d’activité politique superficielle, car les choses n’en étaient pas « au commencement d’un nouveau départ, mais plutôt à la fin du vieil effondrement » (17). Cet effondrement ne pouvait être surmonté que par une nouvelle « foi (...) qui portera l’avenir allemand et sans laquelle le nouveau travail ne sera pas commencé » (18).

    Avec l’accent mis par ce premier texte sur l’importance fondamentale d’une nouvelle foi, un trait avait déjà émergé dans l’œuvre de Hielscher qui allait rapidement s’intensifier, et qui resterait prédominant jusqu’à la fin de sa vie. Hielscher ne pensait “politiquement” que d’une manière secondaire et transitoire ; il se préoccupait beaucoup plus de tirer un nouvel “art étatique” des concepts religieux. Cela était déjà clair à la fin des années 20 au vu de sa correspondance avec Ernst Jünger. En conséquence, en novembre 1929 il envoya à Jünger une “déclaration de foi” (Bekenntnis) idéologico-religieuse, et dans une autre lettre quelques semaines plus tard il parla de la nécessité de la naissance d’une « Église invisible » qui serait efficace en termes de foi tout comme de politique (19). Vivant à l’époque dans la solitude d’un presbytère de la région de Lausitz, où un ancien ami d’école servait comme pasteur protestant, Hielscher travaillait sur son livre Das Reich, qui fut publié en 1931 (20). Celui-ci fut précédé par les premiers numéros d’un périodique du même titre que Hielscher avait édité depuis septembre 1930. Un cercle d’adeptes, loyal à Hielscher en tant que spiritus rector, se forma progressivement autour du journal et à partir des lecteurs du livre, qui avait provoqué un débat considérable. Jusqu’en 1933 ce cercle fut essentiellement tiré des rangs du Mouvement de Jeunesse (Jugendbewegung) et des groupes de jeunesse nationaux-révolutionnaires (21).

    L’unité de foi et de politique postulée par Hielscher, d’« intériorité et art étatique », ne fut pas sans conséquence sur la structure et l’activité de son cercle. Dans les années entre 1932 et 1935, l’association grandit, selon les mots de Hielscher, à la foi « comme une résistance contre la populace, et comme une Église » (22). Hielscher considéra toujours le mouvement national-socialiste comme une « populace », contre qui il se trouvait en opposition diamétrale pour des raisons idéologico-religieuses. En fait, le cercle autour de Hielscher se voyait à la fois comme une « Église embryonnaire » avec les activités rituelles correspondantes, et comme un « État embryonnaire » avec la tâche de résister au national-socialisme (23), bien qu’il soit peu probable que tous les membres politiquement actifs du cercle aient participé avec la même intensité aux aspects religieux du groupe. En tout, le groupe était formé d’environ 50 personnes, dont les noms peuvent être déterminés à partir des archives relatives à Hielscher (24).

    Les activités du cercle, à la fois comme « Église » et comme groupe de résistance, étaient menées sur la base d’un système idéologico-religieux extraordinairement complexe. Ceci n’avait pas été emprunté par Hielscher à d’autres sources sous une forme finie, mais fut développé successivement à partir d’axiomes fondamentaux spécifiques. D’importance centrale était l’idée de la foi comme « base de l’action » incontestable, et donc de leitmotiv essentiel pour toute action humaine (25). À un niveau subordonné à cette signification de la foi en général (c’est-à-dire, d’une foi en tant que telle), Hielscher plaçait sa propre théologie concrète avec sa vision particulière sur Dieu, les dieux, et l’homme — une vision qu’il définissait comme « païenne ».

    Le point de départ était la perception panenthéiste de Dieu comme « l’Éternel, en qui tout est contenu » (26). Ainsi, Dieu n’était pas extérieur au monde, mais au contraire le monde était en Lui ; il n’était pas le Créateur, mais plutôt celui qui (à partir de lui-même) crée continuellement. Hielscher reliait cela à diverses notions. De la compréhension du monde par Nietzsche comme “volonté de puissance”, il extrapolait l’idée de devenir un « avec le monde éternellement en devenir » (27). De cela pouvait « être perçue … une conscience de Dieu » (28). En même temps, il revenait spécifiquement à la pensée de l’hérétique et érudit du début du IXe siècle, Jean Scot Erigène, d’après qui, « Dieu est tout ce qui est éternel et tout ce qui est advenu » (29). Erigène décrivait aussi Dieu comme une « unité multiple à l’intérieur de lui-même » (30). Cette idée domina exclusivement et complètement les convictions religieuses de Hielscher et de son cercle jusqu’à la fin des années 30, avant d’être élargie (avec des conceptions qui étaient systématiquement dérivées du penseur susmentionné) pour inclure des « dieux » ou des « messagers célestes », qui en tant que « particularités » (Besonderungen) personnelles du « tout-puissant et seul vrai Dieu » apparaissaient comme médiateurs entre ce dernier et les êtres humains. À cet égard, des éléments polythéistes trouvés dans la pensée classiciste allemande (en particulier dans les œuvres de Gœthe et de Hölderlin) — mais habillés par Hielscher en dieux de la mythologie germanique (« Wode », « Thor », « Loki », « Freya », « Sigyn », etc.) — furent repris et incorporés structurellement (31). En tant qu’« âme », l’être humain aussi n’était rien d’autre que l’une des « particularités » émanant de la plénitude du seul vrai Dieu. Pour Hielscher, cela conduisait en conséquence à un rejet des conceptions occidentales modernes de l’individu autonome : chaque « âme » (c’est-à-dire chaque être humain) reçoit « sa propre essence à tout moment de Dieu » (32).

    De ces conceptions de base, à partir du début des années 30 le cercle Hielscher développa un système de croyance qui se différenciait continuellement par de nouvelles manifestations, ainsi que par une pratique liturgique avec des cérémonies pour le cycle de l’année et le cours de la vie. Avec l’inauguration du nouvel appartement de Hielscher à Falkenhain près de Berlin le 27 août 1933 vint la première « observance » (Andacht) officielle de l’« Église ». Celle-ci fut dès lors considérée comme la véritable date de fondation de l’Église, que Hielscher nomma la Unabhängige Freikirche (UFK), l’Église Libre Indépendante (33). Cela fut suivi par des élaborations liturgiques, orientées exclusivement d’après les études folkloriques, mythologiques et historico-religieuses faites par les membres du groupe ; ces études étaient presque exclusivement à diffusion interne. En 1941, ils réussirent à terminer une série annuelle de rituels païens constituée de 24 cérémonies (34). Chaque cérémonie était consacrée à l’un des 12 dieux germaniques, et était combinée (comme E. Jünger le laissa entendre dans une entrée de son Journal parisien en octobre 1943, écrite après une rencontre avec Hielscher) avec diverses correspondances symboliques — signes, arbres, fleurs, animaux, aliments, boissons, « couleurs inhérentes » et « couleurs apparentes » (Wesensfarben und Erscheinungsfarben) (35). En même temps, en tant que chef de l’UFK, Hielscher accomplit aussi des cérémonies de baptême et de mariage pour des membres de son cercle, suivies plus tard par les premières funérailles du groupe (36).

    Structurellement, la liturgie des services religieux spécifiques de l’UFK — avec leurs invocations, prières, chants, et lectures — contenait aussi des éléments qui pouvaient clairement être trouvés, de cette manière ou d’une manière similaire, parmi les communautés de la foi chrétienne. Les différences sont essentiellement en termes de contenu, qui dans l’UFK se distinguait par le panthéon des dieux germaniques avec le « seul vrai Dieu » au-dessus de lui. Mais il y avait quelque chose d’autre. Dans son autobiographie, Hielscher se décrivit expressément — traçant une distinction explicite avec E. Jünger — comme un « mystique » (37). La signification imprégnant les cérémonies à l’intérieur de l’UFK se trouvait donc dans un contexte très spécifique. Hielscher soulignait en conséquence qu’avec ces cérémonies, « l’Église célébrerait la domination du céleste dans cet espace et dans ce temps » (38) et parlait de « revenir de la cérémonie pour [faire] nos devoirs quotidiens avec une énergie et un pouvoir nouveaux » (39). Cela faisait penser à une compréhension mystique de la religion, voyant l’expérience contemplative intérieure du numineux comme une source d’énergie, particulièrement pour le croyant individuel prenant part aux cérémonies.

    Pour Hielscher et son cercle, la résistance contre le national-socialisme se nourrissait à des sources religieuses. C’était beaucoup moins une critique des mesures politiques individuelles prises par le régime NS — bien qu’ici aussi, Hielscher développa diverses positions dissidentes, dont la discussion sort du cadre de cet essai — qu’un rejet de principe. À cause de son manque de connexion transcendantale, le règne NS était vu par le cercle Hielscher comme un niveau décadent d’État, une forme de règne de la populace qui — en particulier à cause de son idéologie raciale biologique — était devenue asservie à la « matière » et à ce qui est purement matériel. Pour Hielscher, l’infiltration et la subversion depuis l’intérieur semblait être un chemin praticable de résistance, bien qu’à la lumière de la faiblesse numérique de son cercle cette stratégie se heurta rapidement à des facteurs limitants. Si des membres du cercle Hielscher parvinrent à occuper des positions de niveau intermédiaire dans l’armée, dans le contre-espionnage, et dans les SA et les SS, très peu de choses — en plus de rassembler des informations et d’offrir occasionnellement une aide à des victimes individuelles de la persécution politique — purent être faites.

    [Ci-dessous : Wolfram Sievers à g. pendat la guerre, à d. en prison, peu avant son exécution]

    post-210.jpgUne exception fut l’influence exercée sur l’Ahnenerbe, l’organisation de recherche SS fondée le 31 juillet 1935, et dont Wolfram Sievers, un jeune ami de Hielscher et aussi un membre de l’UFK, parvint à devenir l’administrateur (40). Au-delà de son but originel de faire progresser l’étude de la « préhistoire spirituelle » (Geistesurgeschichte) (41), l’Ahnenerbe, un objet de prestige pour Heinrich Himmler, se subdivisa graduellement en de nouveaux départements de recherche consacrés à l’histoire de l’art, aux sciences naturelles, à la médecine, et même à la technologie (42). En résultat de l’implication ultérieure des départements médicaux dans les expériences humaines barbares conduites par les SS, Sievers, qui en dépit de sa désapprobation religieusement motivée de ces incidents s’était trouvé incapable d’agir ouvertement contre eux, fut condamné à mort au procès de Nuremberg et pendu (43). Hielscher — qui avait même reçu, sous la protection de son ami (44), des commissions de recherche temporaires de l’Ahnenerbe concernant des matières folkloriques et historico-culturelles — tenta sans succès jusqu’à la fin d’obtenir une grâce pour Sievers. Immédiatement avant l’exécution, il rendit visite à Sievers en prison et célébra une cérémonie d’adieu religieuse avec lui, en accord avec les observances de son Église païenne (45). C’est cet événement en particulier qui donna lieu plus tard à un grand nombre de spéculations extravagantes.

    Quand c’était faisable, Hielscher tira avantage de ses activités pour l’Ahnenerbe, qui étaient occasionnellement combinées avec des voyages de recherche, pour aider des gens qui étaient politiquement ou racialement persécutés (46), et pour cultiver des contacts avec divers groupes de la résistance antinazie (47). En septembre 1944, il fut arrêté par la Gestapo en liaison avec l’assassinat manqué de Hitler par le comte von Stauffenberg, emprisonné pendant quelques mois, et torturé. Ce fut l’intervention de Sievers à cette époque qui conduisit à sa libération sous « condition de servir au front », et qui lui sauva finalement la vie (48).

    Après 1945, le cercle Hielscher cessa toute activité politique et se concentra exclusivement sur des recherches religieuses cadrant avec les paramètres de l’UFK. Basant sa perspective sur une vision cyclique de l’histoire et employant une terminologie saisonnière, Hielscher pensait que l’humanité se trouvait dans un « hiver » historique (qui avait commencé vers 1800 avec la Révolution française et la montée de l’industrialisation) au milieu duquel on devait procéder d’une « impossibilité de l’État » fondamentale, nécessitant une construction conceptuellement nouvelle de l’État. En contraste, « l’Église dans l’hiver » était vue comme la « racine du printemps, et la première étape du Reich » (49), et le nouveau centre de ses recherches apparaissait comme la prochaine étape logique. Pendant des décennies, cela resta le travail de l’UFK. Et tout comme elle l’avait fait durant le Troisième Reich, sous la République Fédérale d’Allemagne l’UFK maintint une isolation presque complète vis-à-vis de l’extérieur. Des années 50 jusqu’aux années 80, l’activité de l’UFK fut caractérisée par des « journées de l’Église » annuelles, des célébrations internes, et l’accumulation d’une masse de compositions internes qui existent sous forme hectographique ; celles-ci traitent surtout de questions de théologie et de philosophie de l’histoire (50). L’âge avancé de ses membres (car des membres nouveaux et plus jeunes pouvaient difficilement être introduits) et 2 crises de l’« Église », en 1969-70 et 1983-84 (51), affaiblirent finalement un cercle qui n’avait jamais été particulièrement fort — à tel point que dans les années précédant la mort de Hielscher en mars 1990, l’UFK était principalement composée de lui-même et de son épouse Gertrud.

    En conclusion, on peut souligner que Hielscher, qui sortit du courant national-révolutionnaire politiquement motivé de la période de Weimar, s’était déjà tourné à la fin des années 20 vers des thèmes religieux d’une manière intensifiée, et qu’en résultat de cette tendance il avait créé sa propre Église « païenne ». À première vue, l’UFK semble comparable à de nombreuses autres initiatives religieuses völkisch contemporaines, mais elle différait de celles-ci par sa formulation d’un système théologique strictement axiomatique et par un rejet consécutif de toutes les conceptions raciales-biologiques, et donc matérialistes. Hielscher et son cercle désapprouvèrent le système NS depuis le début, mais tentèrent de faire usage de leurs positions par l’infiltration d’institutions spécifiques (l’Ahnenerbe en particulier), dans le cadre d’un effort de résistance. En faisant cela, Hielscher entra en conflit mortel avec la Gestapo. Après 1945, il se retira presque complètement de la vue du public, et à part ses activités avec la société de duellistes étudiants et la publication de son autobiographie, il s’employa seulement à cultiver les pratiques mystiques-contemplatives de son Église.

    [ci-dessous : il faudra attendre 2004 pour que l'étude d'Ina Schmidt (issue de sa thèse sous la direction de S. Breuer), ainsi que la biographie de P. Bahn, invalident bien des jugements préconçus auprès du grand public]

    herr10.jpg À la place de cette histoire exacte, qui peut être vérifiée complètement par les preuves et les archives littéraires, à partir de 1960 une toile de fausses interprétations, de spéculations et de formulations légendaires commença à se développer, qui n’avait plus aucun rapport avec la vie et l’œuvre réelles de Hielscher. Cependant, il est nécessaire d’aborder la question, car une grande partie de ce que le grand public, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Allemagne, connut sur Hielscher dans les dernières décennies a été influencée et embrouillée par ces formulations légendaires. Une analyse impartiale de Hielscher — et particulièrement de son système théologique, qui contient quelques éléments très remarquables — peut difficilement avoir lieu tant qu’un roncier de mythes négatifs obstrue l’accès nécessaire.

    À l’origine de la formulation légendaire se trouvait le livre Le matin des magiciens, par Louis Pauwels et Jacques Bergier, publié en France en 1960 et bientôt traduit dans diverses langues. L’intention de base des auteurs était de souligner certains aspects de la réalité terrestre qui restent en-dehors de l’actuel modèle d’explication rationaliste et positiviste. Sur cette toile de fond, ils soulignaient — et pas d’une manière détaillée, finalement — divers cotés “obscurs” et “bizarres” de l’histoire intellectuelle du XXe siècle et suggéraient des références historiques (réelles ou spéculatives). L’arrière-plan supposément ésotérique ou « occulte » du national-socialisme était d’un intérêt particulier. Il était inévitable que dans ce contexte, les prédilections de Heinrich Himmler pour la mythologie germanique et pour les rituels des Männerbünde traditionnels, l’histoire des Châteaux de l’Ordre du NS, et les activités de recherche appropriées de l’Ahnenerbe aient aussi été mentionnées (52).

    À cause de la cérémonie d’adieu maintenant bien connue avant l’exécution de Wolfram Sievers — absolument pas mentionnée par Hielscher dans son autobiographie —, Hielscher se trouva lui-même dans les vues de Pauwels et Bergier. Ils le présentèrent d’emblée comme le « maître spirituel » de Sievers (53), ce qui avait bien sûr une certaine plausibilité du fait de l’appartenance de Sievers au cercle de résistance à motivation religieuse de Hielscher. Mais devant l’histoire organisationnelle suffisamment documentée de l’Ahnenerbe (54), beaucoup plus aventurée était l’assertion factuelle dans le même paragraphe que la création de son organisation aurait pu en fait procéder d’une « initiative privée » de Hielscher (55), qui avait de plus noué une « amitié mystique » avec l’explorateur suédois Sven Hedin. Ce que nous devons faire de cette « amitié mystique » — qui n’est mentionnée ni dans l’autobiographie de Hielscher (où il parle souvent volontiers et abondamment de ses rencontres et amitiés avec diverses personnalités) ni dans sa production littéraire — est une question que Pauwels et Bergier laissent sans réponse. Néanmoins le détour imaginatif vers les premières explorations de Hedin en Asie Centrale cadrait opportunément avec l’élaboration d’une « doctrine secrète » nationale-socialiste, apparemment influencée par l’Extrême-Orient, dont la genèse et l’établissement étaient supposés avoir été substantiellement influencés par Sven Hedin – et par Hielscher (56).

    En fait, Pauwels et Bergier concédaient quelques phrases plus tard que Hielscher ne fut jamais un national-socialiste, mais affirmaient qu’un lien existait à travers sa communauté « avec les doctrines ‘magiques’ des grands maîtres du national-socialisme » (57). Mais c’est précisément par cette attribution d’idées « magiques » à Hielscher que Pauwels et Bergier révélaient en fait combien ils en connaissaient peu sur son système religieux-cosmologique, car Hielscher s’était toujours fermement opposé au concept et à la pratique de la « magie ». Il insistait particulièrement là-dessus dans son autobiographie, qui fut disponible dès 1954 (et qui était donc parfaitement accessible à Pauwels et Bergier). Dans celle-ci, dénotant une différence caractéristique entre sa vision du monde et celle d'Ernst Jünger, il qualifiait sa perspective personnelle de mystique, alors que celle de Jünger était magique (58). Et il y avait encore une autre source pour ce rejet de la magie qui était rigoureusement déduit du système religieux-cosmologique de Hielscher, d’après lequel il n’est pas possible pour l’être humain « d’approcher les dieux, de s’attribuer leur bénédiction, de s’élever jusqu’à eux » (59). Le 11 décembre 1956, Hielscher écrivit à Friedrich Georg Jünger, le frère d’Ernst Jünger, que la magie était la « tentative inadaptée, mais toujours coupable, d’utiliser des moyens terrestres, à savoir ceux de la sorcellerie, pour mettre le Céleste à son service ». La magie blanche était encore plus répréhensible que la magie noire, car le magicien « blanc » était coupable de « désirer soumettre un bon esprit », au lieu d’un mauvais esprit, « à sa propre volonté » (60).

    Mais Pauwels et Bergier ne s’intéressaient pas à tout cela. Bien éloignés de toute source concernant la vie et l’œuvre de Hielscher, ils lui attribuaient finalement « un rôle important dans l’élaboration de la doctrine secrète [nationale-socialiste] » (61), cette froide et cruelle doctrine supposément transmise par Sven Hedin à partir de l’Asie, qui se trouve derrière les événements politiques et qui selon les auteurs pourrait aussi expliquer les actions des protagonistes du national-socialisme et en particulier des SS. Une conjecture grandiose de ce genre, tirée du néant et diffusée internationalement à travers le livre de Pauwels et Bergier en grandes éditions, établit un sol fertile idéal dans les années suivantes pour des spéculations encore plus hardies et des affirmations de plus en plus téméraires concernant le rôle de Hielscher pendant l’ère NS.

    Un exemple typique à cet égard est le livre The Spear of Destiny (La lance du destin) de l’auteur britannique Trevor Ravenscroft, dans lequel Hielscher — bien sûr à nouveau sans l’ombre d’une preuve et en résultat de la « méthode » des racontars sans mesure — est une fois de plus décrit comme ayant été le chef spirituel de l’Ahnenerbe, et « la plus importante figure en Allemagne après Adolf Hitler lui-même » (62). « Le Führer », d’après Ravenscroft, demanda à Hielscher de le conseiller « dans toutes les matières occultes », et dans l’éventualité d’une victoire allemande dans la seconde guerre mondiale, Hielscher « aurait bien pu devenir le Grand Prêtre d’une nouvelle religion mondiale qui aurait remplacé la Croix par le Svastika » (63). Finalement, Ravenscrof imaginait aussi que Hielscher lui-même était celui qui avait développé un mystérieux « rituel de l’air suffoquant » par lequel des membres sélectionnés des SS « prêtaient serment d’allégeance irrévocable aux puissances sataniques » (64). Le fait que même dans la seconde édition révisée de son livre (65), Ravenscroft écrivait encore « Heilscher » au lieu de « Hielscher » est probablement indicatif de la connaissance des faits et des sources par cet auteur et quelques autres de ce genre.

    Un autre auteur de langue anglaise, Gerald Suster, approcha le sujet d’une manière similaire. Dans un livre portant le titre sensationnel : Hitler : Black Magician, il se sentit obligé d’écrire que Hielscher avait déjà fondé l’Ahnenerbe en 1933, après quoi elle reçut une reconnaissance « officielle » en 1935 (66). D’après Suster, Hielscher influença les SS en particulier, et à un degré beaucoup plus élevé que ce qu’on en savait généralement » (67). Suster aussi n’avait pas l’ombre d’une preuve pour ces affirmations, sans même parler de sources pouvant être vérifiées par une bibliographie ou par des archives. La bibliographie de son livre de 222 pages tient en moins de 2 pages. Bien que la bibliographie ne contenait ni l’autobiographie de Hielscher ni la littérature spécialisée sur l’Ahnenerbe, l’édition britannique du Matin des magiciens de Pauwels et Bergier, publiée en 1964, se trouve être une fois encore l’une des sources principales (68).

    Les mêmes associations spéculatives, faisant pour la plupart des références directes et explicites à Pauwels/Bergier et Ravenscroft, peuvent aussi être trouvées dans le volumineux livre Das Schwarze Reich, signé de l’auteur « E.R. Carmin », manifestement un pseudonyme, ce dernier affirmant révéler l’influence considérable de toutes sortes de sociétés secrètes sur la politique du XXe siècle. Le livre parut en 1994 chez un petit éditeur de Rhénanie, passa d’abord relativement inaperçu, mais connut une large diffusion 3 ans plus tard lorsqu’il fut publié en édition de poche par la célèbre Heyne Verlag de Munich. « Carmin » non seulement reprit les habituelles formulations légendaires de ses antécédents littéraires, comme l’« amitié mystique » entre Hielscher et Sven Hedin, mais prit soin de concocter — comme ingrédient original et additionnel à la florissante légende Hielscher — des liens entre l’Église clandestine de Hielscher (dont, cependant, il ne connaissait pas le nom) et le désir d’Alfred Rosenberg de créer une Église nationale du Reich (69). En passant, « Carmin » décrit aussi le principal ouvrage historico-philosophique de Hielscher, Das Reich, comme un « roman » (70), jetant une lumière révélatrice à tous égards sur ce genre de recherche « historique » contemporaine.

    Une contribution complètement unique à la « légende Hielscher » qui non seulement s’inspira de spéculations antérieures mais aussi contribua fortement à celles-ci fut faite par l’auteur chilien et ardent admirateur de Hitler, Miguel Serrano, avec son livre El cordon dorado : Hitlerismo esoterico. Ce dernier parut en espagnol en 1978 et fut publié dans une traduction allemande en 1987. Dans ce livre, Serrano expose en détail une ligne complète de tradition spirituelle, incluant les doctrines de l’hindouisme, de l’alchimie médiévale, des Templiers, des Cathares et des Rosicruciens, qui conduit directement à un national-socialisme interprété d’une manière « ésotérique » dans lequel un Adolf Hitler survivant continue à vivre au Pôle Sud. Au milieu de tout cela, Hielscher, parmi tous les gens respectueusement appelés « les initiés » par Serrano, était placé à la même hauteur que les « chefs supérieurs et inconnus de l’Hitlérisme » et même élevé au niveau d’un « chef spirituel des SS » (71).

    L’appendice bibliographique de Serrano manquait lui aussi de toute trace de l’autobiographie de Hielscher, des autres textes publiés par Hielscher, et du matériel approprié qui se trouve dans les archives. Mais le Matin des magiciens se trouve encore une fois parmi les sources données, cette fois-ci dans sa traduction espagnole de 1963 (72). Cela souligne à nouveau le rôle joué par Pauwels et Bergier pendant des décennies comme fournisseurs de slogans pour un genre complet de littérature. Les diverses tentatives de diaboliser la vie et l’œuvre de Hielscher en termes d’un bizarre ésotérisme « noir » (comme dans les ouvrages de Pauwels et Bergier, Ravenscroft, Suster et « Carmin ») recoupent ici la tentative de Serrano de l’utiliser dans le contexte d’un hitlérisme « ésotérique » et « tantrique ».

    Complètement négligé était par contre tout examen des positions réelles de Hielscher, et particulièrement des éléments fondamentaux de son système religieux-cosmologique. Au mieux, des fragments et des lambeaux conceptuels furent extraits, volontairement mal interprétés et insérés dans des contextes historiques contemporains auxquels ils étaient en fait diamétralement opposés. Cela est particulièrement vrai dans le cas du peu qui était connu (comme ce qui venait du Journal d'Ernst Jünger) concernant l’Église libre païenne de Hielscher, et qui fut plus tard interprété avec empressement comme une indication de « rites » satanistes et de « doctrines secrètes ». Le refus strict et permanent de Hielscher de permettre un plus large accès aux dogmes et à la liturgie de son Église était — de son point de vue — logique et bien-fondé. Il était basé sur la supposition que c’était précisément à la lumière des expériences négatives avec le Troisième Reich que le petit cercle de ses fidèles devait être protégé, et qu’en général seules quelques personnes étaient assez mûres en esprit et en caractère pour saisir le système de croyance axiomatiquement construit de l’UFK, intuitivement aussi bien que mentalement.

    Involontairement, cependant, cette position clandestine encouragea la croissance illimitée de légendes et se révéla finalement comme contre-productive. C’est seulement après un examen minutieux, basé sur les sources existantes, sur les motivations, les fondements spirituels et les pratiques réelles du cercle de Hielscher — qui existait encore dans les années 80 — que ces formulations légendaires seront écartées et permettront l’étude d’un aspect fertile et très intéressant de l’histoire intellectuelle du XXe siècle.

    ► Peter Bahn, 2001. 

    ◘ Cet essai est originellement paru sous le titre « Die Hielscher-Legende : Eine panentheistische ‘Kirchen’-Gründung des 20. Jahrhunderts und ihre Fehldeutungen » dans la revue allemande Gnostika n°19 (oct. 2001), pp. 63-76. Elle a été traduite en anglais, avec des références bibliographiques élargies, par Michael Moynihan et Gerhard pour la revue américaine Tyr (vol. 2, 2004) avec l’aimable autorisation de l’auteur.

    • Du même auteur : « “Intériorité et art de l'État” : l'itinéraire de F. Hielscher, 1902-1990 », in : Nouvelle école n°53, 2003 ; Friedrich Hielscher 1902 - 1990 : Einführung in Leben und Werk, Verlag Siegfried Bublies, Schnellbach, 2004.

    ♦ Notes :

    • [1] Cf. F. Hielscher, Fünfzig Jahre unter Deutschen [Cinquante ans parmi les Allemands], Hambourg, Rowolt 1954.
    • [2] Ici les articles suivants doivent être mentionnés en particulier : Marcus Beckmann, « Dem anderen Gesetz gehorschen : Zum Tode F. Hielschers », in Fragmente 6 (1990), pp. 4-13 ; Werner Barthold, « Die geistige Leistung F. Hielschers für das Kösener Corpsstudentum », in Einst und Jetzt : Jahrbuch des Vereins für corpsstudentische Geschichtsforschung, vol. 36 (1991), pp. 279-82 ; Karlheinz Weissmann, « F. Hielscher : Eine Art Nachruf », in Criticon n°123 (janv./fév. 1991), pp. 25-28 ; Peter Bahn, « Glaube–Reich–Widerstand : Zum 10. Todestag F. Hielschers », in Wir selbst : Zeitschrift für nationale Identität n°1-2 (2000), pp. 21-33 ; Peter Bahn, « E. Jünger und F. Hielscher : Eine Freudschaft auf Distanz », in Les Carnets Ernst Jünger n°6 (2001), pp. 127-45.
    • [3] C’est le Dépôt Friedrich Hielscher dans les Archives du District de Schwarzwald-Baar (Willingen-Schwenningen) ; un index électronique des archives est actuellement en préparation. Abrégé SBDA à partir de maintenant.
    • [4] Celle-ci se trouve parmi les documents Ernst Jünger aux Archives de Littérature Allemande à Marbach ; il y a aussi d’autres lettres de Hielscher dans d’autres collections de papiers non-publiés, comme ceux concernant Friedrich Georg Jünger.
    • [5] Cf. Hielscher, Fünfzig Jahre, pp. 21-29.
    • [6] Cf. Hielscher, Fünfzig Jahre, p. 31.
    • [7] Cf. Hielscher, Fünfzig Jahre, pp. 33-35.
    • [8] Cf. Hielscher, Fünfzig Jahre, pp. 45-47.
    • [9] F. Hielscher, Fünfzig Jahre, pp. 35-38, et Barthold, 1991. Concernant les activités de Hielscher dans la société de duellistes, voir aussi Hermann Rink, « Friedrich Hielscher » in Thomas Raveaux et Marcus Beckmann, eds., Veritati : Festschrift für F. Hielscher zum 85. Geburtstag (Würzburg : auto-édition, 1987), pp. 19-22. 
    • [10] Cf. Hielscher, Fünfzig Jahre, pp. 21-22.
    • [11] Cf. Hielscher, Fünfzig Jahre, pp. 41-44.
    • [12] Concernant ce courant en général, et le rôle – partiel et marginal – de Hielscher, Cf. entre autres : Karl O. Paetel, Versuchung oder Chance ? Zur Geschichte des deutschen Nationalbolchewismus (Göttingen, Musterschmidt, 1965 ; new ed., Koblenz, Bublies, 2000) ; Otto-Ernst Schüddekopf, Nationalbolchewismus in Deutschland 1918-1933 (Frankfurt/Berlin/ Vienna : Ullstein, 1972) ; Louis Dupeux, Nationalbolchewismus in Deutschland 1918-1933 : Kommunistische Strategie und konservative Dynamik (Munich, Büchergilde Gutenberg, 1985) ; Suzanne Meinl, Nationalsozialisten gegen Hitler : Die nationalrevolutionäre Opposition um Friedrich Wilhelm Heinz (Berlin, Siedler, 2000). Le texte standard biographique / bibliographique sur ce sujet est Armin Mohler, Die Konservative Revolution 1918-1932 : Ein Handbuch, 3e éd., élargie avec un volume supplémentaire contenant aussi des corrections (Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1989). Hielscher, que Möhler décrit correctement comme « bâtisseur de système » typique parmi les nationaux-révolutionnaires, est détaillé à la p. 450.
    • [13] Cf. Hielscher, Fünfzig Jahre, pp. 82-83.
    • [14] Cf. Hielscher, Fünfzig Jahre, p. 84.
    • [15] Cf. Hielscher, Fünfzig Jahre, p. 105. Sa thèse, qui contenait beaucoup de références à la pensée de Nietzsche et de Spengler, parut sous forme de livre en 1930, publiée par Frundsberg-Verlag, Berlin.
    • [16] Cf. Hielscher, Fünfzig Jahre, p. 111.
    • [17] Cf. F. Hielscher, « Innerlichkeit und Staatskunst », in Neue Standarte-Arminius : Kampfschrift für deutsche Nationalisten, numéro du 26 décembre 1926, pp. 6-8. Cité ici et plus bas d’après la réimpression aux pp. 335-38 de Jahrbuch zur Konservative Revolution 1994 (Cologne : Anneliese Thomas, 1994), p. 335.
    • [18] Cf. Hielscher, 1926 (1994), p. 337.
    • [19] Cf. les lettres de Hielscher datées du 28 novembre 1929 et du 12 janvier 1930, dans les documents Ernst Jünger aux Archives de Littérature Allemande.
    • [20] Cf. F. Hielscher, Das Reich (Berlin, Das Reich, 1931).
    • [21] Sur la formation du cercle Hielscher et ses efforts pendant la dictature NS, Cf. Rolf Kluth, « Die Widerstandgruppe Hielscher » in Pusl : Dokumentationschrift zur Jugendbewegung n° 7 (déc. 1980), pp. 22-27.
    • [22] Cf. Hielscher, Fünfzig Jahre, p. 237.
    • [23] Cf. F. Hielscher, « Die Entwicklung unserer Kirche » [Le développement de notre Église], texte aux SBDA, documents Hielscher, n°73, p. 1-2.
    • [24] Cf. F. Hielscher, « Bericht über die unterirdische Arbeit gegen den Nationalismus » [Rapport sur le travail souterrain contre le national-socialisme], texte aux SBDA, documents Hielscher, n°140 (avec index des personnes appartenant au cercle).
    • [25] Cf. F. Hielscher, Die Selbstherrlichkeit : Versuch einer Darstellung des deutschen Rechtsgrundbegriffes (Berlin, Frundsberg, 1930), pp. 63-64.
    • [26] Cf. lettre de Hielscher datée du 28 novembre 1929, dans les documents Ernst Jünger aux Archives de Littérature Allemande.
    • [27] Cf. Hielscher, Die Selbstherrlichkeit, 1930, p. 83.
    • [28] Cf. Hielscher, Die Selbstherrlichkeit, p. 81.
    • [29] Cf. Johannes Scotus Eriugena, Über die Einteilung der Natur, trad. Par Ludwig Noak (Hambourg, Felix Meiner 1994), p. 325.
    • [30] Cf. Eriugena, Über die Einteilung der Natur, p. 324.
    • [31] Cf. « Die 1. Klasse des heidnischen Glaubensunterrichts während der Schule » [La première classe de l’enseignement religieux païen à l’école], texte aux SBDA, documents Hielscher, n°15 (probablement écrit par Hielscher).
    • [32] Cf. la lettre de Hielscher à Alfred Schäffer datée du 23 janvier 1931, dans la collection Walter Ehlers aux Archives de Littérature Allemande.
    • [33] Cf. SBDA, documents Hielscher, n°81, et le document public du notaire de Triberg daté du 6 juillet 1966 concernant une déclaration sous serment de Hielscher sur la fondation de la Unabhängige Freikirche en 1933 (copie en possession de l’auteur).
    • [34] Cf. F. Hielscher, « Die Entwicklung unserer Kirche », p. 2.
    • [35] Cf. E. Jünger, Strahlungen II : Das zweite Pariser Tagebuch, „Kirchhorster Blätter : Die Hütte im Weinberg“, édition de poche (Munich, Deutscher Taschenbuchverlag 1988), pp. 172-73 (entrée du 16 oct. 1943). E. Jünger lui-même ne fut jamais membre de l’Église de Hielscher, mais fut l’une des quelques personnes extérieures informées de son existence et de son développement par son vieil ami Hielscher. Les diverses lettres et pièces jointes de Hielscher à Jünger jusqu’aux années 1980 doivent être notées à cet égard (Cf. la correspondance E. Jünger / F. Hielscher dans les documents Ernst Jünger aux Archives de Littérature Allemande [parue depuis dans : E. Jünger / F. Hielscher : Briefe 1927-1985, Klett-Cotta Verlag, Stuttgart, 2005]).
    • [36] Cf. Hielscher, « Die Entwicklung », p. 2.
    • [37] Cf. Hielscher, Fünfzig Jahre, p. 117.
    • [38] Cf. F. Hielscher, « Der Aufbau der Kirche » [La construction de l’Église], texte n°16 dans les documents Hielscher aux SBDA, p. 18.
    • [39] Cf. Hielscher, « Der Aufbau », p. 18.
    • [40] Cf. Michael H. Kater, Das Ahnenerbe der SS 1935-1945 (Stuttgart : Deutsche Verlagsanstalt, 1974), p. 38.
    • [41] Cf. Kater, 1974, p. 27. Sur les connotations originelles du nom de l’institution, voir l’article de Joscelyn Godwin sur Hermann Wirth dans ce numéro de TYR.
    • [42] Cf. Kater, Das Ahnenerbe, p. 215.
    • [43] Pour une évaluation critique du rôle de Sievers, Cf. Kater, Das Ahnenerbe, pp. 317-19, et la description antérieure plus positive de Sievers dans Alfred Kantorowicz, Deutsches Tagebuch, Pt. 1 (Munich, Kindler, 1959), pp. 496-507.
    • [44] Cf. Kater, Das Ahnenerbe, p. 323.
    • [45] Cf. Hielscher, Fünfzig Jahre, p. 453-54.
    • [46] Cf. Hielscher, Fünfzig Jahre, p. 444-47.
    • [47] Cf. F. Hielscher, « Die Hielscher-Gruppe 1933-1945: Bericht über die unterirdische Arbeit gegen den Nationalsozialismus », dans Jahrbuch zur Konservative Revolution 1994 (Cologne : Anneliese Thomas, 1994), p. 329-34, ainsi que la description par Kluth (1980).
    • [48] Cf. Hielscher, Fünfzig Jahre, p. 402-26.
    • [49] Cf. Hielscher, « Die Entwicklung », p. 3.
    • [50] Les textes se trouvent dans les documents Hielscher aux SBDA.
    • [51] Le matériel sur la cause et le cours des « crises de l’Église » qui furent liées à la scission peut être trouvé en grande quantité sous les mots-clés « 1. Kirchenkrise » et « 2. Kirchenkrise » dans les documents Hielscher aux SBDA. L’« Église Libre », qui fut dissoute dans les années 90, émergea de la « première crise » sous la direction du Dr. Rolf Kluth, directeur temporaire des Bibliothèques d’État et Universitaire de Brême et membre du cercle Hielscher depuis les années 30 ; en comparaison, la « seconde crise » ne conduisit pas à la formation d’un nouveau groupe, mais plutôt à l’implosion de l’UFK.
    • [52] Louis Pauwels et Jacques Bergier, Aufbruch ins dritte Jahrtausend : Von der Zukunft der phantastischen Vernunft, édition de poche (Munich, Heyne 1982), pp. 379-90. Ce matériel apparaît aux pp. 200-210 de l’édition américaine, publiée sous le titre de The Morning of the Magicians (New York, Stein & Day, 1963).
    • [53] Cf. Pauwels et Bergier, Aufbruch..., p. 389. Apparaît à la p. 206 de l’édition américaine.
    • [54] Ici le travail classique de Kater (1974) doit être cité en particulier. Cette histoire bien documentée de l’Ahnenerbe, cependant, est limitée par la large omission d’une analyse des projets de recherche spécifiques menés par l’Ahnenerbe, que ce soit dans le domaine de l’histoire intellectuelle ou dans celui des développements technologiques spécifiques.
    • [55] Cf. Pauwels et Bergier, Aufbruch , p. 389. Apparaît à la p. 206 de l’édition américaine. 
    • [56] Ibid.
    • [57] Ibid.
    • [58] Cf. Hielscher, Fünfzig Jahre, pp. 115-17.
    • [59] Cf. Hielscher, Fünfzig Jahre, p. 115.
    • [60] Lettre dans les documents Friedrich Georg Jünger aux Archives de Littérature Allemande.
    • [61] Cf. Pauwels et Bergier, Aufbruch..., p. 390. Apparaît à la p. 207 de l’édition américaine.
    • [62] Cf. Trevor Ravenscroft, Die heilige Lanze : Der Speer von Golgotha, 2e éd. (Munich, Universitas 1996), p. 265. Apparaît à la p. 259 de l’édition américaine de The Spear of Destiny (New York, GP Putnam’s Sons, 1973).
    • [63] Ibid.
    • [64] Ibid.
    • [65] The Spear of Destiny parut originellement en Grande-Bretagne en 1972 et ne fut pas traduit en allemand avant 1988 !
    • [66] Cf. Gerald Suster, Hitler : Black Magician, 2e éd. (Londres, Skoob, 1996), p. 182.
    • [67] Cf. Suster, Hitler, p. 184.
    • [68] Cf. Suster, Hitler, pp. 211-12.
    • [69] Cf. E.R. Carmin, Das Schwarze Reich : Geheimgesellschaften und Politik im 20. Jahrhundert, édition de poche (Munich, Heyne 1997), pp. 143, 701.
    • [70] Cf. Carmin, Das Schwarze Reich, p. 700.
    • [71] Cf. Miguel Serrano, Das Goldene Band : Esoterischer Hitlerismus, Wetter, Teut-Verlag 1987, p. 245.
    • [72] Cf. Serrano, Das Goldene Band, p.  373-98.

     

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    WIR RUFEN DEINE WÖLFENOUS APPELONS TES LOUPS

    Wir rufen Deine Wölfe
    und rufen Deinen Speer,
    wir rufen alle Zwölfe
    vom Himmel zu uns her.

    Wir rufen Dich vor Allen.
    Nun kommt die wilde Jagd,
    nun laßt das Horn erschallen,
    um keinen Toten klagt.

    Der Feind ist schon verfallen,
    eh daß der Morgen tagt.

    Das Wild hat keinen Namen,
    der Feind hat kein Gesicht,
    das Aas hat keinen Samen,
    gerecht ist das Gericht.

    Die Ernte ist vergangen,
    die Spreu ist täglich feil,
    die Raben jetzt verlangen
    ihr angemessnes Teil,

    die Jagd hat angefangen :
    nun hält uns, Herr, Dein Heil.

    Nous appelons Tes loups
    Et appelons Ta lance
    Nous appelons les Douze (Dieux)
    À descendre du ciel jusqu’à nous.

    Avant tout nous t’appelons Toi.
    Maintenant vient la chasse sauvage,
    Maintenant que la corne retentisse,
    Pour que les morts ne se lamentent pas.

    L’ennemi est tombé
    Avant le lever du jour.

    La proie n’a pas de nom,
    L’ennemi n’a pas de visage,
    La carcasse pas de descendance,
    Juste est le tribunal.

    La moisson est passée,
    La paille est vendue chaque jour,
    Les corbeaux maintenant réclament
    La part qui leur est due.

    La chasse a commencé :
    Maintenant, Seigneur, Ton salut
    Nous soutient !

    ► Friedrich Hielscher, 1979. (article paru dans Tyr, vol. 2, 2004)

     

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    pièces-jointes :

     

    LE RETOUR DES DIEUX

    Friedrich Hielscher, essayiste politique (1926-1933)

     

    hielsc12.jpgIl n'est pas facile de classer sans équivoque Frie­drich Hielscher dans l'une des 5 principales mouvances de la Révolution conservatrice : les Völkischen, les jeunes-conservateurs, les nationaux­-révolutionnaires, la jeunesse bündisch et le Mouve­ment populaire paysan (Landvolkbewegung). En effet, il est impossible de cerner chronologiquement, et sans rien omettre, le travail de publiciste de F. Hielscher dans le Berlin des années 20 et du début des années 30 : l'époque était aux soubre­sauts et à la confusion politique. Les revues chan­geaient fréquemment de titre, voire d'éditeur, ces­saient quelquefois de paraître faute d'argent ou sous l'effet d'une interdiction, et bien des numéros sont perdus à jamais. Le présent article et les documents qui l'accom­pagnent se proposent de décrire F. Hielscher en tant que penseur politique, en insistant plus parti­culièrement sur la période charnière 1926-1933.

    Les origines

    Friedrich Hielscher est né le 31 mai 1902 à Guben, en Basse-Lusace. La région, située à l'est de la Neiße, appartient au Brandebourg depuis 1815. En 1908, Hielscher entre en classe préparatoire au lycée d'humanités classiques de Guben, « encore âgé de cinq ans puisque, né en mai, je commençai à Pâques » (1). C'est dans cet établissement qu'il pas­sera son baccalauréat, le 4 juin 1919, à l'âge de 17 ans. Le 10 juin, Hielscher s'engage à Schlich­tingsheim dans un corps-franc, « espérant une geste guerrière qui n'existait plus » (2). Ses mobiles étaient plus romantiques et religieux que propre­ment politiques : « pour les forêts de bisons, pour Faust et Méphisto, pour la main de Dieu dans nos œuvres et son souffle dans nos esprits », Hielscher voulait « parcourir les forêts et tirer le Polonais »... (3)

    Au lendemain du putsch de Kapp (mars 1920), il quitte le corps-franc et part à Berlin entamer des études de droit. Cet élan qui le poussait à participer aux bouleversements de son époque était tout à fait politique. Mais pourquoi des études de droit ?

    « Le trône et l'Empire s'étaient effondrés, me semblait-il. Cela devait-il être ? Chacun de nous n'était-il pas res­ponsable ? Qu'avions-nous reçu en héritage, si ce n'était cela ? Il m'apparut donc que la vie ne valait pas d'être vécue si elle ne commençait pas, ici, à reconstruire. L'État, le vrai, me brûlait les doigts. Je voulais servir... Et il était évident à mes yeux que, de toutes les disciplines, c'était l'étude du droit qui constituait la voie normale vers l'État » (4).

    En 1924, F. Hielscher est nommé auditeur de justice cum lande au tribunal supérieur de Berlin. Il obtient le 15 décembre 1924 le titre de Doctor juris utriusque summa cum laude à Iéna, puis, le 3 novembre 1927, après une brève reprise de fonc­tions, il quitte définitivement la fonction publique (5).

    C'est peu après avoir écrit l'article « Innerlichkeit und Staatskunst » (Sincérité envers soi-même et art de gouverner) qu'il fait la connaissance d'Ernst Jünger, en 1927, à Leipzig. À cette époque, Jünger est co-éditeur de la revue Arminius, « autour de laquelle se chamaillaient les jeunes forces de droite » (6). En fait, Jünger venait de la revue Die Standarte [L'étendard], issue elle-même du Stahlhelm, le « Casque d'acier ». Hielscher considérait le Stahlhelm comme « une troupe débonnaire qui se trompait de nom en s'appe­lant "ligue" » (7). Son idéal était « la sécurité bour­geoise d'avant 1914 ; son projet, restaurer cette sécu­rité bourgeoise ; et son objectif, instaurer une monarchie héréditaire constitutionnelle, qui servi­rait, sous un souverain bourgeois, les intérêts bien compris de la bourgeoisie » (8). Au contraire, F. Hielscher, Ernst Jünger et Franz Schauwecker voulaient bâtir un monde nouveau. Lorsque Hiel­scher rencontra Jünger, ce dernier venait de quitter Standarte avec Helmut Franke et s'était associé à Wilhelm Weiß (le futur rédacteur en chef du Völkischer Beobachter) pour fonder Arminius, revue qui se voulait ouverte et indépendante.

    Ouverte et indépendante : c'était, pour Hiel­scher, les maîtres-mots de l'idéal bündisch, par oppo­sition aux visions politiciennes des partis bourgeois, qui voulaient rétablir l'ordre ancien. C'est pourtant à cela que servira bientôt la revue Arminius, après sa reprise par le capitaine Ehrhardt. Ce dernier enten­dait, avec Arminius, à la fois « tenir son monde » et défendre, au sein du camp bündisch, la politique de Stresemann. Jünger et Hielscher, quant à eux, ten­taient d'y susciter un esprit « d'où pourrait un jour surgir un humanisme nouveau, un nouvel État et une nouvelle communauté » (9). Jünger décida fina­lement de suspendre la parution d'Arminius.

    À cette époque, F. Hielscher était passé du rang de simple collaborateur au poste de rédac­teur en chef. Il travaille quelque temps au Morgen, la publication d'August Winnig, puis, celle-ci ayant cessé de paraître, prend la direction du Vormarsch, dont il devient l'éditeur. C'est de cette époque que date son ouvrage principal, Das Reich, qui fut à l'ori­gine de tous les contresens concernant ses idées politiques.

    « Das Reich »

    En 380 pages, Hielscher s'efforce, en se fondant sur la foi des anciens dieux et sur l'histoire, de proposer à l'Allemagne en déclin une voie vers une nouvelle conception de l'État. Il distingue la politique politicienne — celle des partis — de l'art de gouverner :

    « L'État suppose un peuple ethnique (Volkheit) sain, à la foi affirmée. Mais cette ethnicité ne peut être que le fruit de siècles à la foi féconde. Et la foi ne peut créer à nouveau que lorsque l'État est déchu, lorsque les hommes sont devenus apatrides et, en proie aux despotes qui ont confisqué l'État, aspirent à une communauté nouvelle. L'État en décomposition, avancée ou achevée, est caractérisé non par l'art de gouverner, mais par la "politique" (...) Celui qui, dans une telle période, veut pratiquer l'art de gouverner, c'est-à-dire gagner à sa cause, par des paroles sincères, des gens sincères pour des buts sincères, celui-là ne peut qu'échouer, car une telle entreprise n'est possible qu'au sein d'une ligue, et non dans la collectivité » (10).

    C'est pour ces raisons que, plus tard, Hielscher considérera comme un échec la tentative politique ébauchée dans ce livre. Alfred Kantorowicz, Juif communiste et ami de F. Hielscher, aperçut cependant dans Das Reich « la vision d'un espace de l'histoire des idées » (11). Quant au célèbre critique Ernst Robert Curtius, il considérait cet ouvrage comme l'expression d'un « romantisme authen­tique » (12). Et de fait, dans les 350 premières pages, Hielscher décrit l'origine, l'histoire et l'esprit de ce qui, dans sa vision romantique, s'appelait certes encore l'Allemagne, mais était tombé en déchéance. Les 30 dernières pages marquent le passage de cette foi et de cette histoire à la politique, c'est-à-dire à une nouvelle conception de l'État fon­dée sur le dépassement de l'ordre ancien et sur la lutte. Cela explique qu'après 1945, Hielscher ait été assimilé au IIIe Reich des nationaux-socialistes. C'était ignorer superbement ses véritables intentions (qui, reconnaissons-le, n'étaient pas toujours très transparentes), ainsi que ses activités de résistance entre 1933 et 1945.

    On ne peut, quand on traite de la Révolution conservatrice, rendre compte correctement de la pensée de Hielscher si l'on omet de mentionner la distance qu'il eut soin de prendre, plus tard, avec plusieurs sources de malentendus : « J'affirme bien des inepties dans Das Reich et je sais bien que ce livre me rend coupable d'avoir voulu l'État dans une période pareille ; mais je sais aussi que je ne suis pas coupable d'avoir eu à l'esprit ce troupeau-là ni cette population quand je parlais d' "Allemagne" » (13). Hielscher, qui voulait le retour des dieux et de l'esprit — et obtint l'avènement d'un État qui n'était pas le sien —, s'est surtout distancé de passages de Das Reich comme ceux-ci, extraits de la dernière partie de l'ouvrage :

    « Des années passeront avant que la guerre mon­diale n'ait transformé le tréfonds des consciences. Alors, ses effets resurgiront de ce tréfonds et deviendront des actes ; ces actes devront s'assem­bler pour devenir œuvre et c'est d'un millier d'œuvres que naîtra la victoire qui couronnera et achèvera le temps des prophéties et sera grosse de l'aube d'événements nouveaux » (14).

    « Le "oui" à la guerre (...) renferme la croyance dans la plénitude du réel et, partant, un nouveau sens du mol "allemand" qui ne peut cacher à un regard pénétrant qu'il est l'ancêtre de ces siècles anciens où l'humanité du Reich a déclaré la guerre au monde et, pour marquer son altérité, sa fierté et sa prétention, a opposé à l'étranger un "nous autres Allemands". Ce sens est lié à un héroïsme prodigue qui ne ménage personne (...) un héroïsme convaincu de la magnificence sublime du monde et de son essence divine et guerrière » (15).

    « L'Aufbruch der Nation [La nation en marche] complète le "oui à la guerre" par la grati­tude consciente qui reconnaît en l'affliction et en la destruction, les puissances génératrices de la terre ; le "cœur aventureux" va à la rencontre des puis­sances du réel qui s'expriment au travers des faits ; et le "Deutsche allein" [Les Allemands seuls] dompte les courants incandescents de l'après-guerre, les discipline au service du Reich qui veut se mani­fester » (16).

    Réduire aujourd'hui l'histoire de la République de Weimar à la lutte des nationaux-socialistes et des communistes contre les partis bourgeois, c'est, au vu de telles citations, commettre inéluctablement des contresens sur un homme comme Hielscher. Il ressort en effet de la lecture de Das Reich que le retour des dieux, la foi dans le Volkstum et dans l'esprit de l'Allemagne, n'a pas plus à voir avec le Reich des nationaux-socialistes qu'avec la restaura­tion des partis bourgeois :

    « Des nationaux-socialistes à la sociale-démocra­tie, nos dirigeants pensent dans des catégories occi­dentales et veulent conserver les valeurs du présent. Or, c'est sur ces valeurs-là que repose l'autorité de l'État de la Constitution de Weimar, son système économique, l'asservissement des Allemands. Quant aux communistes, malgré leur russophilie, ils ne peuvent conquérir la liberté puisque, pour eux aussi, l'enjeu est la propriété — dont ils critiquent l'usage pratiqué en Occident, mais dont ils ne veulent en fait que modifier la répartition : derrière leurs concepts occidentaux, il n'y a pas, comme chez les Russes, de foi en leur peuple » (17).

    La Prusse, « essence du Reich »

    Chez F. Hielscher, la volonté d'État ne pou­vait se réaliser dans l'État wilhelminien, ni dans celui de Weimar ni dans celui des nationaux-socialistes. Pas plus, d'ailleurs, qu'après la guerre, il ne pourra se satisfaire de la République fédérale d'Allemagne. Et le rétablissement de l'unité étatique entre la RFA et la RDA, que F. Hielscher n'a pu voir, n'y aurait strictement rien changé. Dans Das Reich, seul le chapitre consacré à Frédéric le Grand gardait encore à ses yeux, jusqu'à sa mort survenue en mars 1988, toute sa valeur. Lui-même vivait du reste dans cette réalité-là :

    « La menace que l'Occident redoutait s'enfle, et elle s'appelle la Prusse. La Prusse n'est pas une eth­nie, c'est une volonté jaillie de toutes les ethnies. Car il n'y a que des Prussiens d'adoption (...) On le voit chez l'individu comme dans la collectivité. Cela découle de l'essence même du Reich » (18).

    « S'il est vrai que la prussianité est la forme par laquelle la volonté allemande de puissance devient œuvre, alors la prussianité doit, par une nécessité absolue, créer, d'abord et avant toute chose, ce moyen (...) En conséquence, la volonté de puissance du Reich tend, lorsqu'elle crée l'attitude prussienne, à protéger l'unification progressive des ethnies par un développement continu de la chose militaire. À 150 ans de distance, la Première Guerre mondiale, par laquelle s'amorce le déclin de l'Occi­dent, justifie l'œuvre de Frédéric et prépare le fer des nouvelles armes grâce auxquelles la prussianité, sui­vant son devoir, rassemblera pour le Reich les eth­nies allemandes en une puissance nouvelle » (19).

    C'est en 1931 que parut Das Reich, grâce à l'intervention de Schauwecker auprès des éditions Frundsberg. Cette maison créa alors, à l'initiative de Schauwecker, une filiale appelée Das Reich, ainsi qu'une revue du même nom, qui fut la dernière diri­gée par F. Hielscher, « celle dont tu as besoin pour trouver à ton livre la réponse que nous attendons » (20).

    Les 4 premiers numéros paraîtront grâce à l'argent que Hielscher gagnera lui-même auprès de clients recrutés par annonces. Les directeurs du Frundsberg Verlag refusèrent de financer Das Reich avec l'argent de leurs propres clients, jugeant qu'une revue nouvelle sans lectorat fidélisé était condamnée à l'échec.

    À partir du cinquième numéro de la première année, la revue Das Reich paraît, sans publicité, en caractères dactylographiés, sur des feuillets ronéoty­pés, et se développe lentement pour finalement voler de ses propres ailes. Mais après le quatrième numéro de la troisième année, Hielscher en suspend la parution, devançant une interdiction désormais imminente. Dans ce dernier numéro — nous sommes en janvier 1933 — Hielscher écrivait :

    « Nous n'avons plus de temps à perdre. Les années — disons, la décennie — qui nous restent avant l'effondrement vont passer très vite. La tâche est immense » (21). Cette décennie qui le séparait de l'effondrement attendu aura duré 12 ans — guère plus qu'il ne l'avait prédit.

    ► Marcus Beckmann, Nouvelle école n°48, 1996. 

    (tr. fr. par Jean-Louis Pesteil de : « Die Wiederkunft der Götter : Friedrich Hielscher als politischer Publizist 1926 – 1933 », in : Jahrbuch zur Konservativen Revolution 1994, Köln, 1994, pp. 265–272)

    ♦ Notes :

    • (1) F. Hielscher, Zuflucht der Sünder, série Gubener Humanisten, fasc. 2, Berlin 1959, p. 3.
    • (2) F. Hielscher, Fünfzig Jahre unter Deutschen, Rowohlt, Hamburg 1954, p. 21.
    • (3) Ibid., p. 22.
    • (4) Ibid., p. 32 ff.
    • (5) Ibid., pp. 73, 105 et 111.
    • (6) Ibid., p. 117.
    • (7) Ibid., p. 122.
    • (8) Ibid., p. 112.
    • (9) Ibid., u. 123.
    • (10) Ibid., p. 185.
    • (11) Alfred Kantorowicz, Vossische Zeitung, 11 sept. 1931.
    • (12 Ernst Robert Curtius, Deutscher Geist in Gefahr, Berlin 1932, pp. 45 et 85.
    • (13) F. Hielscher, Fünfzig Jahre unter Deutschen, op. cit., pp. 187 ff.
    • (14) F. Hielscher, Das Reich, Berlin 1931, p. 349.
    • (15) Ibid., p. 351.
    • (16) Ibid., p. 353.
    • (17) Ibid., p. 368.
    • (18) Ibid., p. 152.
    • (19) Ibid., pp. 171 ff.
    • (20) Fünfzig Jahre unter Deutschen, op. cit., p. 191.
    • (21) Ibid., p. 195.

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    LE GROUPE HIELSCHER, 1933-1945

    Un travail de sape contre le national-socialisme

     

    [Friedrich Hielscher témoignant en faveur de Wolfram Sievers au procès des médecins de Nuremberg en 1946]

    fh4510.jpgDe 1931 à janvier 1933, Friedrich Hielscher réunit autour de la dernière revue qu'il édita, Das Reich, tous ceux avec lesquels il constituera, après la prise de pouvoir par les nationaux­socialistes, son propre groupe de résistance. Son objectif est alors de recruter, dans les milieux sociologiquement importants — l'armée, la SS, l'administration, l'économie ou l'agriculture —, des hommes et des femmes prêts à résister en recueillant, grâce à leur position, les informations nécessaires pour aider les personnes menacées ou poursuivies, leur faire passer la frontière, les protéger contre l'emprisonnement avant de passer à la phase de renversement du régime.

    F. Hielscher travaille lui-même au service de l'Ahnenerbe où, sans avoir jamais été membre du parti, il s'occupe d'ethnologie et d'histoire des religions.

    Au sujet de ses faits de résistance, F. Hielscher nous a laissé, les 25 et 26 juillet 1945, un rapport écrit dont nous extrairons ci-après plusieurs citations, car il s'agit d'un document exceptionnel, en raison notamment de sa date, puisqu'il a été rédigé immédiatement après l'effondrement de mai 1945. Ce document est intitulé « Rapport sur le travail souterrain entrepris contre le national-socialisme ». Il figure dans le dossier n°598 de la Wiener Library de Tel-Aviv (Israël) : Secret Help to Persecuted Jews (Hielscher Croup).

    « Il existait, avant 1933, entre les nationaux-socialistes et les communistes, un certain nombre de mouvements et de groupes plus modestes, qui bouclaient, pour ainsi dire à l'arrière, le demi-cercle que décrivaient, à l'avant-scène et de la droite à la gauche, les nationaux-allemands, le Parti populaire allemand, le centre, les démocrates et la sociale-démocratie La plupart du temps, ces petits groupes n'avaient pas de nom particulier. Leur dénominateur commun était le rejet du grand capital et de la grande propriété foncière. Il faut ici mentionner les groupes du capitaine Ehrhardt, d'Ernst Jünger, d'Ernst Niekisch, de Beppo Römer, du capitaine Stennes, d'Otto Strasser, d'August Winnig, de Hans Zébrer. Notre groupe faisait lui aussi partie de cette nébuleuse. En politique intérieure, il était partisan de l'État fédéral et, sur le plan économique, d'un dirigisme d'État où existerait, sous l'autorité publique, une sous-propriété de type féodal. En politique étrangère, il considérait la République de Weimar, tout comme la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis, comme un État capitaliste à combattre, face auquel une Allemagne libre et révolutionnaire devrait un jour ou l'autre s'allier à la Russie et aux peuples opprimés d'Asie.

    « D'emblée, il apparut à notre groupe que la création d'un nouveau parti n'était pas la voie à suivre. Nous préférions disposer d'un nombre suffisant de gens capables d'ordonner et d'imposer, dans n'importe quel domaine de compétence ou d'activité, la solution qu'imposait la situation. Dès cette époque, il y eut des contacts très étroits avec les différents groupes et partis (la maison Salinger). Nous tenions en effet à ce que chacun de nos membres cristallise sur sa personne le maximum de contacts, de liaisons et de relations.

    « En 1933, quand Hitler arriva au pouvoir, tous ces groupes — ayant survécu à la disparition des partis — ne tardèrent pas à se différencier les uns des autres par la manière dont ils poursuivaient la lutte contre le nouveau régime. Otto Strasser, par ex., s'enfuit à l'étranger, d'où il dirigea les activités de ses fidèles en Allemagne. Ernst Niekisch tint des réunions secrètes, et c'est au cours de l'une d'entre elles qu'il fut un jour appréhendé. Nous avons, quant à nous, choisi de travailler de manière totalement souterraine, donc de ne plus nous afficher comme groupe, apparemment éparpillés aux quatre vents devant le succès du parti vainqueur. Selon un plan concerté, mais discuté préalablement au cas par cas, nos hommes s'infiltraient dans le Parti, où ils accédaient, selon les besoins et les possibilités, aux postes et aux fonctions d'où il nous était possible soit de recruter, soit de tisser des contacts, soit d'investir des domaines de compétence, soit de venir en aide à des personnes traquées (...)

    « Après mon déménagement à Meiningen (1937), et avec l'intensification de nos activités dans l'Ouest et le Sud de l'Allemagne, notre point de vue sur l'État prussien et aussi, du fait de l'administration nationale-socialiste, sur toute forme d'économie dirigée, se modifia. Nous nous aperçûmes que l'ancienne tradition de liberté collective, que nous voulions faire revivre par un renouveau de l'État et de l'économie, était conforme à l'idéal démocratique de la Suisse ou de la Suède, par ex., et que le mode de gouvernement d'un Hitler et d'un Staline étaient tout aussi "grand-slaves" ou "petit-slaves" que ceux de Ziska et de Benesch ou, en tout cas, que ceux des Hohenzollern ou des Habsbourg. Nous prîmes conscience que, face à ces systèmes, tous les peuples d'Occident avaient depuis toujours postulé la liberté et la dignité de l'homme — et par conséquent, le libre-arbitre dans la décision et l'action collectives. C'est pourquoi ces peuples devaient être réunis dans une confédération à droits égaux, où chacun conserverait ou acquerrait sa liberté. Or, ces peuples étaient de fait menacés dans leur essence et dans leur existence par les konzerns, les trusts, les propriétés latifundiaires, comme par tout système économique dictatorial, étatique ou collectiviste.

    « Ce cheminement intellectuel était déjà parvenu à son terme quand la guerre éclata.

    « Nous savions dés le début que cette guerre entraînerait, et devait nécessairement entraîner, l'effondrement du national-socialisme. Que faire ? Aucun des groupes qui avaient pu continuer à travailler en secret ne pouvait, à lui seul, renverser la dictature de masse. Ensemble, ils ne le pouvaient d'ailleurs pas davantage sans l'aide de l'armée. D'où la première question que nous nous posâmes : dans quelle mesure et jusqu'où étions-nous d'accord avec les autres groupes ? Et la seconde : pouvions-nous, en joignant nos efforts aux leurs, amener la Wehrmacht (en clair : un nombre suffisant de généraux supérieurs) à entreprendre cette lutte ? (...)

    « Il s'avéra quasiment impossible (contrairement à un espoir largement répandu dans la population) de gagner à notre cause les généraux. Seeckt était devenu le fossoyeur de la Wehrmacht. Lorsque l'armée de Hindenburg fut réduite à trois cents, puis à deux cents, puis à cent mille hommes, Seeckt avait choisi les têtes qui, premièrement étaient suffisamment intelligentes pour maîtriser une tâche difficile, deuxièmement étaient dévouées corps et âme à leurs supérieurs (et donc paresseuses), et troisièmement (conséquence logique du deuxième point) évinçaient impitoyablement tout concurrent à la mangeoire commune. C'est ce type de carriéristes, de petits chefs qui ont accédé au maréchalat, pour le clinquant de la gloire. De ceux-là, il n'y avait rien à espérer. Quant aux rares qui étaient restés purs, il leur était impossible de s'extraire de leur monde étroit et confiné. Ils dépendaient finalement du jugement de ceux que le contexte social leur faisait côtoyer. Et ceux-là n'étaient autres que les représentants de la grande propriété foncière et de la grande industrie. Leur chef de file était le docteur Goerdeler, aux qualités humaines irréprochables, mais politiquement désespérant et manquant de prudence. Les quelques généraux qui avaient désormais pour nous une importance décisive n'écoutaient que lui ! Nous fûmes donc obligés de le fréquenter, ce qui en clair signifiait : le laisser faire jusqu'au moment où le renversement du régime aurait réussi. Mais nous nous méfions tellement de son imprudence et de son entourage que nous refusions de le rencontrer personnellement, et mettions même en garde les hommes de liaison d'autres groupes contre toute rencontre avec lui.

    « Comme nous n'étions nullement sûrs que Goerdeler et ses généraux mettraient vraiment à exécution l'attentat dont nous avions longuement discuté, nous préparâmes notre propre attentat, prévu pour l'automne 1944. Mais la vague d'arrestations qui suivit l'essai manqué du 20 juillet 1944 nous empêcha de mettre notre projet à exécution (...)

    « D'une manière générale, notre travail s'effectuait grâce à la complicité d'un trio de notre groupe, qui contrôlait un réseau de renseignements, de laissez-passer et d'entraide : Wolfram Sievers, Schuddekopf et Schade nous transmettaient en permanence les renseignements de la direction centrale de la SS, du SD et de l'Abwehr auxquels ils pouvaient accéder du fait de leur position. Délivrant passeports et laissez-passer, truquant les missions de recherche et les voyages officiels, finançant ce travail sur le budget de leurs services, ils prenaient tous les risques, sachant pertinemment que s'ils venaient à être découverts, la sanction serait plus sévère encore en raison de leur grade élevé dans la hiérarchie — et que, dans l'autre camp, ils n'échapperaient pas aux poursuites des Alliés qui les prendraient pour des nazis. Sievers parvint à me faire délivrer un laissez-passer de chef de service de l'état-major personnel du Reichsführer SS, alors que je n'avais jamais été chef de service (ni d'ailleurs membre du parti, et encore moins de la SS). Il alla même, le jour de mon mariage, jusqu'à mettre à ma disposition les locaux de l'Ahnenerbe, d'où il fit retirer, pour la circonstance, tous les portraits de Hitler, etc. (...)

     « Il osa même organiser mon voyage dans le ghetto [de Lizimannstadt] (...) afin de pouvoir y sauver des personnes qui y avaient été transférées. Après mon arrestation (pour participation à l'attentat du 20 juillet), non seulement il demeura inébranlable lors de son interrogatoire ("Avouez que Hielscher a traité en votre nom avec le comte Stauffenberg !" — la question eût désarçonné un plus faible que lui), mais il me fit encore sortir de prison et c'est lui, pour finir, qui prit en main le second attentat. Celui-ci visait Hitler et Himmler aux environs de l'Obersalzberg — Himmler surtout, car c'est lui qui contrôlait l'appareil sans lequel Hitler n'eût jamais pu rétablir la situation avec toute la rapidité nécessaire (...)

    « Mon arrestation marqua la paralysie du dernier groupe qui luttait encore contre le parti. Quand je fus libéré, un champ de ruines s'offrit à ma vue. À ce jour, il m'est encore impossible de déterminer avec certitude qui fut pendu et qui ne le fut pas ».

    F. Hielscher fut arrêté par la Gestapo le 2 septembre 1944 à Marburg, son nom figurant sur des documents trouvés lors de perquisitions consécutives au 20 juillet 1944. Wolfram Sievers réussit, depuis la direction centrale de la SS, à faire croire à la Gestapo que F. Hielscher, membre de l'Ahnenerbe, détenteur d'un laissez-passer de chef de service du Reichsführer lui-même, n'avait strictement rien à voir avec l'attentat et que son internement dans un camp de concentration ne ferait que le jeter dans les bras des ennemis du national-socialisme. Le 2 janvier 1945, Hielscher fut expédié à titre disciplinaire et probatoire, avec le grade de caporal de la Wehrmacht, dans une unité de renseignements à Nedlitz. Au bout de 3 mois passés à l'état-major de cette unité, il la quitta et, début avril, se rendit à Göttingen où les Américains tirent leur entrée le 8 avril. Du 6 au 9 mai, il gagne en bicyclette Marburg, où sa femme Gertrude se trouve à l'hôpital. C'est pendant ce trajet que se produisit, le 8 mai 1945, l'effondrement qu'il avait attendu et appelé de ses vœux.

    ► Marcus Beckmann, Nouvelle école n°48, 1996.

     

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    Friedrich HIELSCHER

    ERNST JÜNGER (1954)

     

    50jahr10.jpgJ’ai connu Ernst Jünger au début de 1927. August Winnig m'avait dirigé vers lui comme il avait dirigé Elisabeth Förster-Nietzsche vers Curt Hotzel, et presque pour les mêmes raisons : « Je suis trop vieux pour vous », avait-il dit aussi. J'aimais assez, en pareil cas, être bousculé. Cela me donnait au moins la certitude d'être sur la bonne voie pour réaliser mes désirs. Sinon, le Ciel m'aurait-il envoyé cette impulsion ? « Les signes sont le langage des dieux ».

    J'avais lu Orages d'acier en 1924. À l'époque déjà, ce livre m'avait donné envie de me mettre en quête de son auteur. Mais si nous nous étions connus alors, il n'en serait pas résulté ce qui devait advenir plus tard.

    Jünger m'a invité, dans un premier temps, à lui rendre visite à Leipzig. Je suis passé le chercher chez lui et il m'a emmené dans la Goldhahngässchen où, dans une cave enfumée, nous avons fait la seule chose à faire en pareil endroit : rester assis face à face à boire et à observer les ivrognes et les amoureux.

    C'était étrange de débattre ici du Reich et de la chrétienté ; mais notre relation elle-même fait partie des événements bizarres, avec ses rituels, ses céré­monies, ses distances, les souvenirs (*) choisis aux­quels Jünger ajoute sa désinvolture (*) et moi ma sou­veraineté (*), ses discussions aussi amorales que froides imposées par l'esprit et par son rapport direct à la mort. Néanmoins, l'étrangeté de cette relation n'est qu'un aspect des choses ; l'autre se situe, si j'ose dire, en l’an 2100, c'est-à-dire en lieu et place du prochain printemps, et il regarde en arrière les chemins qui ont mené jusqu'ici, et, par devant, ceux qu'il faut suivre maintenant. Ces derniers ne peuvent être empruntés qu'en se remémorant la route déjà par­courue. Quant aux premiers, on s'en contente quand le présent n'offre rien de réconfortant..

    Bien entendu, chacun chemine à sa manière. L'un dans la magie, l'autre dans la mystique, le pre­mier en puisant dans le fin fond de son moi, le second recevant d'un Dieu donateur. Et de même que pour l'un la pensée, les sentiments, les sensa­tions vont du moi vers Dieu et pour l'autre de Dieu vers le moi, de même l'un, retranché dans sa forte­resse intérieure, observe les êtres et les choses depuis le cœur de son existence terrestre, tandis que l'autre est conçu par ces êtres et ces choses. Ainsi, Jünger veut garder les mains libres. Ce qui ne l'empêche pas de prendre plaisir à jouer au jeu de balle de l'esprit. J'espérais bien que la vie nous don­nerait d'autres occasions d'échanger des idées et je n'ai pas été déçu.

    Par idées, nous entendions tous deux des idées bien vivantes, concrètes, engageantes, des idées pro­ductives, susceptibles d'engendrer un ordre nou­veau, une nouvelle essence. Et nous nous sommes imaginé au début, en toute innocence, qu'il nous fal­lait fonder et construire nous-mêmes un nouvel État à la place du non-État et du désordre bourgeois — charmante erreur de la jeunesse qui veut toujours croire, parce qu'elle porte en elle le printemps, que tout à l'extérieur doit également renaître. En fait, l'extérieur n'y pense pas. Nous avions donc devant nous un champ à labou­rer. Mais le travail en commun avait des limites. L'ordre impérial d'Auguste n'est pas la même chose que le Reich de Dietrich. Et dans la différence des modèles choisis se reflète la différence de ceux qui les ont choisis.

    En outre, le porche derrière lequel se trouve Jün­ger n'est pas ouvert. Il ne fait pas de confidences, il veut qu'on le devine, qu'on le cherche. C'est pour­quoi il est, contrairement à moi, un homme de l'écrit et non de la parole. Si je ne faisais qu'écrire, ce serait pour moi comme une fuite ou un succédané : succé­dané du duel, du corps à corps de deux esprits, et fuite devant la rencontre saisissante dans laquelle on doit, bien sûr, être prêt non seulement à donner, mais aussi à recevoir et à accepter — non seulement à prendre, mais aussi à être pris.

    Derrière la grille des lignes, j'aurais le sentiment d'être à la fois retranché et prisonnier, et protégé aussi de mon propre ennemi ; car je ne supporterais pas, étant moi-même inaccessible, de pouvoir quand même m'adresser à autrui et attraper à travers les barreaux ce qu'il me laisse atteindre sans avoir la liberté de mes mouvements. Mais, rétorquerait Jünger, à quoi sert de l'avoir dehors quand on l'a à l'intérieur de soi ? Loin de nous l'idée, pourtant, de supposer que l'un est cantonné dans sa forteresse, tandis que l'autre est libre de ses mouvements. Nous savons tous deux que chacun circule aussi dans le domaine de l'autre. Mais ce qui nous différencie, c'est l'endroit où s'exerce notre force.

    Ainsi Jünger va-t-il faire l'éloge écrit de ce que je considère comme provenant des dieux (et l'imperfec­tion dans ce domaine ne me désole pas) : la pru­dence et la pondération, la circonspection de la démarche, la dignité de la distance, la maîtrise des sentiments, la protection de ses fruits qui demandent des soins attentifs. Jünger aura toujours sa citerne pleine, tandis que je fais partie des gaspilleurs, de ceux qui se laissent porter ou déborder par le flux et le reflux, des violents et des agités, et qui plus est, contents de l'être. Ajoutez à cela que le Schlesinger parle quand il est d'accord et se tait quand il n'est pas d'accord, alors que le Bas-Saxon fait le contraire. Et à cet égard, Jünger, malgré des ancêtres souabes qui ont dû lui enseigner bien d'autres choses, ressemble sans nul doute aux Bas-Saxons.

    Un an après mon mariage, je m'aperçus qu'il nous arrivait souvent, à ma femme et à moi-même, d'être en proie à des malentendus. Un après-midi, la confusion était telle que nous déclarâmes : « Nous n'irons pas nous coucher avant d'avoir trouvé pour­quoi les propos de l'un n'atteignent jamais l'oreille de l'autre ! » À 5 heures du matin, nous avions trouvé. Quand elle est d'accord, ma femme, qui est une Allemande du Nord, ne dit rien — elle est de toute façon plus encline à faire des gestes et des signes qu'à parler (on trouve la même différence entre les Anglais et les Français) : il va de soi que celui qui est d'accord agit et ne parle pas, puisque l'autre aurait déjà dit ce qu'il y avait à dire. Et quand elle n'est pas d'accord, elle proteste par franchise envers celui qu'elle estime.

    Étant un Allemand du Sud, je parle lorsque je suis d'accord, pour jouir de cette entente, pour l'offrir à l'admiration de l'autre, pour me réjouir de son plai­sir et lui faire part de ma joie. En revanche, si je suis d'avis contraire, je commence par me taire : pour ne pas blesser l'autre, pour éviter les querelles inutiles, pour réfléchir avant toute chose, pour ne pas sortir tout de suite mes armes et mes arguments contraires, pour ne pas briser la paix, pour épier l'autre dans sa réaction ou pour attendre un moment plus propice pour le convaincre. 

    Donc, quand je parlais bien que je fusse d'accord, ma femme prenait le temps de se demander ce qui me contrariait. Et quand je ne disais rien, elle s'imaginait à tort que j'étais d'accord. Dans un cas comme dans l'autre, je sen­tais que mon attitude n'était pas comprise. À l'inverse, lorsqu'elle se taisait, je la harcelais de questions pour savoir ce qui la dérangeait, ce qui se passait dans sa chère tête, et lorsqu'elle me contredi­sait vivement, je me contentais d'un acquiescement amical, certain qu'elle le faisait uniquement pour mieux ressentir et goûter la vraie concorde. Dans les deux cas, elle avait le sentiment que je me moquais de son opinion.

    Sachant qu'il m'avait fallu, après 12 mois d'un heureux mariage, arriver à l'âge de 38 ans pour comprendre cela — et ce fut une telle joie qu'à 5 heures du matin, nous allâmes chercher à la cave une bouteille de « Randersackerer Pfülben » —, on comprend d'autant mieux que l'homme de 25 ou 30 ans que j'étais et Jünger, qui n'avait guère que sept ans de plus que moi, ayons pu si sou­vent nous classer l'un l'autre dans les mauvais tiroirs. Les tiroirs faisaient et font encore notre ravisse­ment. Car il faut que l'ordre règne, n'est-ce pas ? Comme Jünger a une passion pour les insectes, les créatures à deux ou six pattes qu'il attrape avec soin, qu'il observe, pique et enferme dans des boîtes lin­néennes, j'ai pour ma part une passion pour les concepts logiques de l'esprit et du corps, en d'autres termes le passe-temps qui consiste à mettre la main sur quelque chose que l'on aime pour le prendre et finalement le comprendre.

    Il faut opérer du haut vers le bas, prise après prise, une main après l'autre, un pied après l'autre, descendre en profondeur, partir du ciel et descendre, en traversant le monde, jusqu'en enfer : de Dieu en passant par les dieux et les créatures d'ici-bas, jusqu'au royaume de l'enfer et de la mort, au sein duquel je Le retrouverai. Bien entendu, les concepts sont différents en haut et en bas. En haut, nous sommes saisis avec eux tandis qu'en bas nous saisissons avec eux, jusqu'à ce que la mort inverse à nouveau le jeu et que le cercle se ferme. Mais, éternellement, elle tournera de haut en bas et tout être tournera avec elle dans le cercle.

    Jünger, lui, construit de bas en haut, pierre par pierre, et il fait étalage de sa science quand je l'agace avec mon savoir. Comme il a décidé de construire à partir du bas, rien d'étonnant à ce qu'il ait commencé par les insectes. un jour qu'à Leipzig je me prome­nais avec son frère et lui le long d'un ruisseau, parmi des aulnes et des buissons, dans les prés maréca­geux d'une petite vallée qui sentait bon la fleur d'ail, je m'étonnais de les voir de temps en temps sauter en l'air, regarder dans leur main et prononcer des mots latins. Je crus d'abord à un canular (nous avions passé la nuit à boire). Mais non, ils étaient sérieux. Certaines des bestioles que je voyais pour la pre­mière fois, ne les ayant jamais remarquées jusqu'alors — car les Jünger sont tous deux des hommes de l'œil alors que je suis un homme de l'oreille —, étaient relâchées, d'autres finissaient dans la bouteille d'éther.

    Jünger avait davantage de mal à se débarrasser des insectes bipèdes une fois qu'il les avait attrapés. Il a fallu plusieurs années à Arnolt Bronnen pour comprendre qu'il n'avait été invité par le zoologiste avide d'apprendre qu'à des fins d'observation ; et s'il n'y avait pas eu l'avènement du IIIe Reich, cela aurait pu durer encore longtemps. Mais en 1933, Bronnen qui était devenu le garçon de course du ministre de la Propagande, voulut se taire pardonner ses origines juives : il invita d'abord Jünger, puis moi-même à rendre visite à son seigneur et maître, qui tenait beaucoup à nous connaître.

    — Que lui avez-vous répondu ?, me demanda Jünger.

    — Que pour ma part je ne tenais pas à connaître Monsieur Goebbels. Sur ce, je suis descendu dans le métro à la station proche de la Maison de la Patrie et j'ai planté là Monsieur Bronnen. Et vous ?

    — Je lui ai dit qu'actuellement mes études portaient sur d'autres sujets.

    Nous fûmes ainsi débarrassés de Bronnen. Mais les choses ne se passaient pas toujours aussi bien. Lorsqu'enfant je collectionnais les calen­driers édités par la Société protectrice des animaux, adolescent les caries paléontologiques et étudiant les ronds de bière et les concepts, il m'était plus facile de m'en débarrasser.

    Dans ces deux domaines — celui de Jünger, les sciences, et le mien, la scolastique —, nous sommes à nouveau confrontés à notre différence, à ce premier et dernier des antagonismes qui nous lient, à savoir la différence entre la magie et la mystique. Il ne s'agit pas de la différence entre la sorcellerie et la foi, qui n'est pas un antagonisme nécessaire puisque l'effet magique se ressent au milieu des créa­tures terrestres, tandis que la foi nous relie aux puis­sances supraterrestres. Il s'agit du vieux débat : nous est-il donné d'aller à la rencontre des dieux, d'exiger leur bénédiction, de nous élever jusqu'à eux ? Sont-ils tenus de venir quand nous les invoquons avec le geste ou le mot adéquat ? L'adjuration et l'anathème agis­sent-ils uniquement entre nous, ou bien aussi de nous vers « ceux d'en haut » ? Qu'il s'agisse de Brahma ou du Saint Esprit, de Zeus ou d'Allah, il n'existe pas de foi qui ne soit constamment soumise à cette question : y a-t-il une force péremptoire inhérente à la prière ? Maître Eckart lui-même répond parfois oui.

    Ou bien encore, ceux d'en haut — et surtout Celui qui est au-dessus d'eux, en eux et en nous tous — sont-ils les seuls à décider ? De sorte que ce que nous sommes et ce que nous faisons seraient unique­ment le fait de Sa grâce, de leur grâce ? Sommes-­nous maîtres de la réussite et du bonheur ? Il n'est pas question ici du libre-arbitre, mais des limites de notre pouvoir. Pouvons-nous ajouter ne serait-ce qu'une aune à notre dimension ou bien restons-nous toujours ceux que nous sommes ? Si tel est le cas, nous ne pouvons nous élever par notre propre force. Mais alors, nous élever est inutile. Alors il n'y a plus que la confiance. Lorsque Jakob Wilhelm Hauer ignorait encore, en février 1933, qu'il était un ancien combattant — il ne l'apprit qu'en avril 1933, lors du rassemblement à Berlin de la Deutsche Glaubensbewegung ! —, il m'avait invité, ainsi que Martin Buber, à une conférence philoso­phico-religieuse à Cassel. Dans son intervention, il recommandait la pratique du yoga comme une voie vers le divin, un chemin à suivre par tout croyant de quelque confession que ce soit, ce qui lui valut une critique acerbe de ma part et de celle de Buber. À la fin de la conférence, il vint nous demander pourquoi nous l'avions si mal traité.

    « Vous savez, — dit Martin Buber en se penchant vers moi —, vous savez Monsieur Hielscher, il n'y a que deux possibilités : ou bien Dieu est le Créateur qui a tout créé à partir du néant, le Tout Autre, Celui qui se tient en face du monde, comme les Écritures et nous autres juifs l'enseignons, ou bien il est le Tout et l'Un, et le monde se trouve en lui, comme le disait Gœthe et comme vous le dites vous-mêmes aujourd'hui. Dans le premier cas, je ne puis m'élever jusqu'à Lui, car la créature que je suis ne saurait franchir la distance, dans le deuxième cas je n'ai pas besoin de m'élever jusqu'à Lui, puisque que je suis de toute façon en Lui. Alors pourquoi toutes ces polémiques ? »

    Sur ce point, les croyants du monde entier, quelle que soit leur religion, seront toujours d'accord. Mais c'est le point sur lequel Jünger et moi divergeons. Là où je prie, il adjure ; et même quand il fait l'éloge de la prière, c'est sa force de pénétration qu'il loue. Mais cette force attribuée à la prière n'est rien. Celui qui l'enseigne croit pouvoir diriger la magie vers les puis­sances célestes, alors qu'elle ne se justifie qu'ici-bas. Mais nous n'avons pas de pouvoir sur ceux d'en haut ; tout le pouvoir que nous possédons nous a été attribué par eux. Par les dieux et par le Seigneur Dieu veut dire : par lui à travers leurs mains. Comment pourrions-nous utiliser contre eux ce qu'ils nous donnent, ce qui leur est propre et qui vient de Sa plénitude ? Nous ne possédons pas cela, ce sont eux qui le possèdent. L'éloge que Jünger fait de la prière — le puissant dôme des mains jointes — est en fait l'éloge de l'adjuration qui est censée agir vers le haut au lieu d'agir entre nous. Or, elle ne le fait pas. C'est Dieu, ce sont les puissances célestes, qui nous donnent ce que Lui veut nous donner par leur truchement.

    La promesse est autre chose : quand les dieux l'expriment par le verbe, c'est-à-dire par la prière qu'ils recommandent, en disant qu'ils répondront à tout moment du salut de celui qui prie, ils le font vrai­ment, mais encore une fois : non parce que la prière a le pouvoir intrinsèque de concrétiser cette action, mais parce qu'ils l'ont exprimé par le verbe. L'homme n'a pas la liberté de descendre sous terre, ni de monter dans les éthers, ni même de des­cendre au tréfonds de lui-même pour atteindre l'étin­celle divine qui s'y trouve et dans laquelle Dieu, de toute éternité, nous ranime et nous recrée à chaque instant. Les dieux montent du monde d'en-bas et des­cendent du monde céleste, ouvrent la porte à l'inté­rieur de nous-mêmes et entrent quand ils le veulent, non quand nous le voulons. C'est une grâce quand il viennent, et aussi quand ils se taisent. Notre force à nous n'est rien.

    Cependant, Jünger estime que l'homme a le pou­voir d'emprunter les voies divines et il mesure son rang à l'aune (le la profondeur qu'il atteint. C'est à celte différence que j'attribue aujourd'hui le malaise qui, dans notre relation, s'est peu à peu mêlé au plai­sir. L'un cherchait dans l'autre ce que ce dernier ne pouvait pas être : Jünger cherchait en moi un com­plice de sa résonance magique, moi je cherchais en lui un complice de ma pensée mystique. Mais Jünger ne pense pas, il voit ; et moi je ne vois pas, je com­prends. En attendant, il faut se contenter de la réponse que l'on reçoit, et qui est rare aujourd'hui, et s'accommoder de ce que le temps nous accorde.

    Et il en est de même pour tous les individus : on peul s'énerver longtemps après quelqu'un dont on attend une chose qu'il ne peut ni ne veut donner. Dans le cas de Jünger, par exemple, une prière au lieu d'une adjuration, un violon au lieu d'un couteau, un tableau au lieu d'une mosaïque. Je suscite la même colère quand je ne réponds pas à des attentes aussi déplacées et injustifiables, quand les gens attendent de moi un projet gouvernemental au lieu d'un cours de religion, ou une vie intérieure riche à la place de la logique, ou une loi à laquelle ils puis­sent obéir au lieu de l'amour.

    Les gens en veulent aussi à Jünger de ne pas être là où ils aimeraient le trouver et de leur donner des choses dont ils n'ont pas besoin, parce qu'ils n'aiment personne d'autre qu'eux-mêmes. Mais sommes-nous là pour livrer des ambulances à ceux qui manquent d'amour ou des béquilles à ceux qui manquent de forces ? Pas plus qu'il ne nous appar­tient de hisser les drapeaux des autres.

    ► Friedrich Hielscher, extrait de : Fünfzig Jahre unter Deutschen, Rowohlt, Hambourg, 1954. (tr. fr. Dominique Kugler, Nouvelle école n°48, 1996)

    (*) En français dans le texte.

     


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