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Loup
La symbolique politique du Loup
◘ Synergies européennes - Bruxelles/Berlin - Décembre 2007
Ces jours-ci, on conteste l’authenticité de la découverte récente, à Rome, d’une grotte où, prétend-on, l’on honorait les fondateurs de l’Urbs, Romulus et Remus. C’est un coup supplémentaire pour la Ville porteuse de tant de mythes, après que l’on ait nié l’authenticité de la Louve Capitoline, qui n’aurait pas d’origines dans l’Antiquité mais n’aurait été inventée qu’au cours de notre Moyen-Âge. Quoi qu’il en soit, les enfants légendaires de la Louve sont tels qu’on les a toujours imaginés : paisibles sous le ventre du fauve, s’abreuvant à ses tétons.
Le choix de la Louve, comme mère de substitution, n’est nullement dû au hasard et s’explique en référence au père des jumeaux : Mars, le Dieu de la Guerre, qui se manifestait accompagné du Loup, emblème de son être intime, relevant de la même nature que l’animal totémique. Les Romains ont su exploiter ce lien Mars/Loup et utiliser le symbole du Loup dans leurs armées et sous de multiples variantes. Aux temps auroraux de la Ville, le Loup était l’emblème des légions et, jusqu’à l’ère impériale, les légions alignaient une partie de leurs effectifs, les vélites, légèrement armés, vêtus de peaux de loup et arborant des crânes de l’animal. Bon nombre de porte-drapeaux portaient également des peaux de loup. On peut aisément supposer qu’aux temps de Rome demeurait une réminiscence des très anciennes « compagnies du Loup », depuis longtemps oubliées, même au moment où Rome est sortie des ténèbres de la proto-histoire pour émerger dans la lumière des temps connus. Leur simple présence dans l’héritage romain rappelle l’existence de compagnies ou communautés similaires chez d’autres peuples indo-européens.
L’historien Georg Scheibelreiter nous signale, dans son œuvre, qu’aucun autre nom d’animal n’est aussi fréquent dans les noms ou prénoms personnels que celui du loup : du védique vrka-deva, signifiant probablement « Dieu-Loup », en passant par le grec « Lykophron » (« Conseil de Loup ») ou le celtique « Cunobellinus » (« Chien ou Loup de Belenos »), jusqu’aux prénoms germaniques Wolf, Wulf, Wolfgang, Wolfram, Wolfhart. Lorsque l’on donnait un nom à un enfant, il n’y avait pas que la sympathie individuelle que l’on éprouvait à l’endroit de l’animal qui jouait, mais aussi le souhait de conférer à l’enfant ses qualités. Principalement, toutefois, jouaient des représentations religieuses, où l’on pensait obtenir une métamorphose rituelle en l’être vivant choisi pour le nom/prénom.
Jusqu’aux temps modernes, on a appelé Werwolf (loup-garou), les hommes qui avaient la capacité de se muer en loups ou étaient contraints de le faire. Ce mythème s’enracine vraisemblablement dans l’apparition d’individualités ou de communautés entrant en transe, vêtues de peaux, pour se transformer en bêtes échevelées. Les cultures préchrétiennes s’étaient déjà distanciées de tels phénomènes, même si les Romains avec Mars, ou les Grecs avec Zeus et Apollon honoraient des dieux accompagnés de loups. L’attitude dominante était un mélange de vénération et d’effroi, où ce dernier sentiment finissait toutefois par dominer : un loup, nommé Freki, suivait également le dieu germanique Wotan / Odin, mais les Germains croyaient aussi qu’au crépuscule des dieux, Odin lui-même allait être avalé par le loup Fenrir, aux dimensions monstrueuses. Dans l’Edda, l’Âge du Loup correspond à l’Âge sombre qui précède le Ragnarök.
Tous ces faits mythologiques expliquent pourquoi le loup, après la christianisation, ait perdu toute signification symbolique positive. Il était non seulement un indice de paganisme mais aussi et surtout la manifestation du mal en soi. Cette vision du loup s’est perpétuée dans nos contes. Le loup disparaît également des emblèmes guerriers de l’Europe ou n’y fait plus que de très rares apparitions.
En dehors de l’aire chrétienne, le loup n’a pas subi cet ostracisme. Il m’apparaît important de relever ici la vénération traditionnelle du loup chez les peuples de la steppe. Après l’effondrement de l’Union Soviétique, Tchétchènes et Gagaouzes se sont donné des drapeaux où figure le loup. Les Gagaouzes appartiennent à la grande famille des peuples turcs, qui ont, depuis des temps immémoriaux, considéré le loup comme leur totem. En Turquie, les Loups Gris, formation nationaliste, ont évidemment le loup comme symbole et saluent en imitant une tête de loup avec les cinq doigts de la main. Les Loups Gris professent l’idéologie pantouranienne qui entend rassembler tous les peuples turcs au sein d’un Empire uni.
Officiellement, l’organisation des Loups Gris a été interdite et dissoute en 1980, ce qui n’a diminué en rien la charge affective et l’attractivité du symbole du loup. Cette fascination pour le loup concerne également les Turcs émigrés en Europe, où personne n’est capable d’interpréter correctement cette symbolique. En Allemagne, personne ne comprend le sens réel de la chanson Wolfszug (Cortège du Loup) du rappeur Siki Pa, frère de Muhabbet, qui a attiré récemment toutes les attentions sur lui :
Fürchtet um euer Hab’ und Gut
Werdet brennen im Feuer…
Pakt der Wölfe zieht mit dem Wolfszug
Blutiger Horizont, der Tod friedlich ruht.“(Craignez pour vos avoirs, pour vos biens,
Vous brûlerez dans le feu…
La meute de loups s’engage dans le cortège du Loup,
L’horizon est de sang et la mort repose en paix).► Karlheinz Weissmann, Junge Freiheit n°51/2007, (tr. fr. : RS).
◘ Soutenez :
- Association de défense des loups (Klan du loup)
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◘ Vient de paraître : Le loup et son mystère : histoire d'une fascination, Christophe Levalois, Courrier du livre, 2020.
[Ci-contre : Hati & Sköll, Kate Redesiuk, 2009]
La rencontre du loup avec les hommes, qui se produisit dès la plus haute préhistoire, n’est en fait qu’une chronique plurimillénaire, dont la trame est composée de sang, de traques et de massacres en tous genres. Traqué, piégé et tué de mille manières, rarement animal fut pourchassé, exterminé avec autant de haine, et victime de rumeurs, d’affabulations, reflets de la peur qu’il inspirait à l’espèce humaine. Cette peur immémoriale, renforcée lors du triomphe du Christianisme, eut toutefois sa contrepartie : la fascination, voire l’admiration, que l’espèce Homo a toujours éprouvée, plus ou moins inconsciemment pour le genre Canis lupus, au point d’en faire, sinon un Dieu, du moins une bête tabouisée et frappée de maints interdits autant cultuels que culturels.
Symbole ambivalent, le loup fut, selon les aires culturelles, le médiateur psychopompe en relation avec l’au-delà ; l’incarnation bénéfique de la lumière — d’où ses liens avec des Dieux solaires et lumineux comme Zeus/Jupiter, Belen ou Apollon —, mais aussi le destructeur/régénérateur des fins de cycles, détruisant la création épuisée afin qu’elle se renouvelle et retrouve, pour un temps, un nouvel équilibre. Symbole guerrier chez les Amérindiens et les Indo-Européens, le loup se présente souvent comme l’ancêtre mythique et/ou “physique” de nombreuses dynasties, notamment chez les peuples de l’Europe centrale, ou, plus simplement, comme le guide de tribus nomades et conquérantes parties à la recherche de nouvelles terres, ou encore de héros fondateurs d’empires et de villes.
Destructeur et régénérateur
Parmi ces types lupins que connaissent les nombreux mythes païens, le Fenrir nordique est l’archétype le plus achevé de ces loups dont le but essentiel et nécessaire est de détruire périodiquement la création devenue caduque afin qu’elle puisse, sur ses ruines, retrouver une nouvelles virginité et poursuivre sa course. Fils du Dieu malveillant Loki et de la sorcière Angerboda, frère du serpent géant Jörmungandr, Fenrir appartient comme les autres loups, à la race originelle des Géants ou Thurses de givre [hrìmthursar : géants des frimas], lesquels incarnent, comme dans les mythes grecs par exemple, la matière qui, avec l’usure du Temps, involue et s’effondre, mourante d’elle-même et par elle-même. Ce processus est comparable à ce que les Hindous nomment māyā : à la fois forme, matière, force, illusion et monde que personnalise Shiva, le symbole de la vie “consommatrice” et par là-même de la mort, le Temps qui annihile tout et fait œuvre de régénération. Des Géants sont issues les Puissances lumineuses, les Dieux Ases de la mythologie germano-scandinave, dont le premier est Ódhinn, incarnation de la Sagesse de ces Puissances qui, à partir du démembrement du Géant primordial Ymir, façonnent le monde, mais un monde édifié à leurs dépens. En effet, ce dernier se fonde sur le parjure des Dieux — acte qui induit la “faute”, et donc le germe de l’involution, d’où son inéluctable destruction. D’où la haine des Géants à l’égard du monde des Dieux et des hommes, et leur volonté de le détruire. Pour ce faire, ils suscitent un ensemble de monstres au premier rang desquels figurent les loups. Ceux-ci incarnent les forces obscures et élémentaires, destinées à corrompre et finalement à détruire le monde. Outre Fenrir, la tradition indique l’existence d’une multitude de loups malfaisants comme Garmr, chien-loup, gardien de Gnijahelli, “Roc-Géant’’ [aussi appelé Gnipahellir, la “caverne en surplomb”], [à l'entrée de Niflheim] le monde des morts ; Skoll, Hati, poursuivant respectivement le Soleil et la Lune ; et les innombrables loups anonymes dont le Gylfaginnig nous indique qu’ils possèdent une source commune : « Il y a une Géante qui habite à l’est de Midhgardhr dans une forêt appelée Jarnvid (“Bois-de-Fer”) (…). Cette vieille Géante engendre beaucoup de fils de Géant, tous sous forme de loups, et de là proviennent les loups en question ». Mais Fenrir, qu’une prophétie de la Völuspá annonce qu’il causera la perte des Dieux et des hommes, reste le plus dangereux. Aussi, les Dieux l’élèvent avec l’espoir de le contrôler. Mais voyant qu’il grandit chaque jour davantage, au rythme de l’involution de la matière et de l’approche de la fin du cycle, ils se résolvent à l’attacher à l’aide d’une chaîne magique, Gleipnir, et ce, au prix du sacrifice de la main du Dieu des serments Týr. Pour un temps, un équilibre “métaphysique” s’établit entre le monde des Géants, celui des Dieux et des hommes. L’univers possède une Loi et un sens, l’Esprit dominant la Matière. Ce que le mythe symbolise par la domination qu’Ódhinn exerce sur les deux “bons loups” Geri (“Glouton”) et Freki (“Vorace”), lesquels participent au maintien de l’ordre divin du cycle.
Toutefois, la montée des périls ne peut être contenue. S’accroissant sans cesse, Fenrir devient gigantesque, “touchant le Ciel et la Terre”, menaçant toujours plus la Création. Par analogie, cet accroissement s’inscrit en parallèle avec celui de la multiplication des désordres régnant parmi hommes et Dieux. En fait, le loup grandit en eux : c’est pourquoi ceux-ci ne peuvent le tuer. La fin de l’Âge d’or, celui où les hommes contemplent directement le Principe primordial et vivent auprès des Dieux, est proche comme ne cesse de le répéter la völva [prophétesse], dans la Völuspá qui précise : « La bête va bondir (…). Le loup Fenrir se détachera ». Aussitôt libre, Fenrir engloutit la Création, déclenchant le Ragnarök [accomplissement du destin des puissances], l’obscurcissement du divin : « Le loup Fenrir va, gueule béante, la mâchoire inférieure contre la Terre, la supérieure contre le Ciel. Il béerait plus encore s’il en avait la place. Le feu jaillit de ses yeux et de ses naseaux ». Cette fin d’un univers/cycle voit se combattre et s’annihiler les Géants, les Dieux et les hommes : Heimdallr et Loki, Thórr et Jörmungandr s’entretuent. Ódhinn est avalé par Fenrir, tandis que Sol, le Soleil est englouti par Skoll et la Lune par Hati. La Création semble anéantie.
La destruction du monde par les Géants, Fenrir et les autres loups n’est pas définitive. Elle n’est que le franchissement d’une porte, le passage, par la mort d’un cycle épuisé à un cycle de récapitulation et purifié à l’extrême, la mort préludant à une autre vie. Ce passage renvoie à cette alternance fondamentale vie/mort/résurrection qu’on rencontre dans toutes les cultures païennes à travers mythes, rites à mystères et initiations chamaniques et/ou guerrières.
Comme le vieux cycle, le vieil homme doit “mourir” pour que surgisse l’homme à nouveau à la lumière de la Vérité et d’une nouvelle Connaissance. Ce mythe est également en rapport avec un autre type d’alternance : celui du jour et de la nuit, de mort et de résurgence cycliques du Temps et des saisons. L’hiver qui dévore comme un loup la nature corrompue de l’automne, symbolisé par l’ouest, pour la ressusciter au printemps, symbolisé par l’est.
La Terre des Aurores, qui abrite la Connaissance est la période durant laquelle la Création “meurt’’, mais qui contient les germes d’une vie future, dont le point culminant est le solstice d’hiver (21 décembre), nuit la plus longue de l’année. Le soleil, un moment “vaincu” réapparaît plus fort chaque jour, pour finalement triompher de la nuit. À l’équinoxe de printemps (21 mars), le soleil a définitivement vaincu les ténèbres et le monde connaît une nouvelle efflorescence. L’action cathartique du loup symbolise de ce fait la Création parvenue à son point de rupture et qui n’a d’autre solution que de s’auto-dévorer. Ce processus peut être illustré, entre autre, par le mythe grec de Lycaon, lequel, pour avoir servi à Zeus la chair de son petit-fils Arcas, est transformé en loup par le Dieu. Lycaon représente donc celui qui détruit sa propre chair, tout comme la Création involutive est condamnée à s’autodétruire. Il s’ensuit le déluge de Deucalion, donc la fin d’un cycle.
De-là, l’idée que le loup est l’arme des Dieux pour punir les hommes mauvais, thème qui sera pris par le Christianisme comme l’expose Jérémie : Dieu envoie des loups — et d’autres bêtes sauvages — contre les hommes pécheurs et rebelles à sa volonté et oublieux de leur foi. Dans sa fonction destructrice/régénératrice, le loup est lié non seulement à l’hiver, mais au Nord et à la couleur noire, ce qui revient au même : le Nord et le noir figurant l’indistinction originelle, la materia prima, porteuse des potentialités d’un monde neuf d’où émane la lumière primordiale, par extension tout principe transcendant de nature divine et royale. Il en est ainsi chez les Indo-Européens, les Ouralo-altaïqnes, les Chinois, les Amérindiens et les Précolombiens.
Dans la Grèce pré-chrétienne, le loup est associé au Capricorne, partie du zodiaque correspondant au premier tiers de l’hiver. Mircea Eliade précise : « L’expérience fondamentale est provoquée par la rencontre des affiliés avec les morts qui, surtout aux environs du solstice d’hiver, reviennent sur la terre. L’hiver est aussi la saison où les initiés se transforment en loups ». (…)
Lumineux et psychopompe
Animal ténébreux, le loup est aussi, de par son ambivalence, un symbole lumineux. Mythes et cultes divers l’ont associé à des divinités lumineuses comme Belen, Balder, Amaterasu, Zeus dit Lykaios ou Lukios (à forme de loup) et surtout Apollon, souvent nommé “né du loup”. Dieu porteur de lumière, Apollon est celui qui donne forme et ordre au monde, par la victoire sur la matière chaotique et c’est tout naturellement que son action s’inscrit en parallèle à celle du loup: si celui-ci met fin à la corruption du monde, Apollon, émanation du Principe lumineux et solaire, soumet et canalise positivement les ardeurs destructrices du loup afin qu’elles puissent devenir bénéfiques dès le début de leur manifestation. Ces Dieux-Loups eurent de nombreux lieux de cultes sur la terre grecque, ainsi que le rapportent Pline, Pausanias ou Plutarque. Voir le Lycée d’Athènes ! De ce fait, un grand nombre de cultures ont vu dans le loup le protecteur du soleil dont il guide la marche dans le ciel, celui de l’Étoile polaire, de la Grande et de la Petite Ourse. Grâce à sa faculté de voir la nuit (nyctalopie), de posséder un regard qui perce les ténèbres matérielles et spirituelles, le loup fut toujours perçu comme le gardien du seuil entre le monde des vivants et celui des morts, dont il assume la guidance de l’âme-esprit sur les voies périlleuses de l’outre-tombe. Tous les cultes païens, des plaines amérindiennes à la Sibérie, en passant par l’Europe et le Bassin méditerranéen, ont connu cette spécificité. (…)
Fécondant et nourricier
À ces aspects, le loup ajoute la fécondité, laquelle n’est d’ailleurs pas sans rapport avec l’aspect lumineux de l’animal, celle-ci s’opérant souvent par un rayon de lumière émané du Ciel Cet aspect fécondant concerne d’ailleurs davantage la louve que le loup, lequel, incarnation du principe masculin et actif, est néanmoins toujours présent aux côtés de la louve, représentant elle le principe féminin et passif sous la forme d’un oiseau : l’aigle chez les Amérindiens le pivert martien qui aide la louve allaitant les jumeaux romains, le corbeau — animal apollinien — associé à la Déesse-louve irlandaise Bodb ou Morrigan, etc. Le processus de fécondation est presque toujours le même : une Déesse (Léto enfantant Apollon et Artémis, Rhéa Silvia, Cybèle, Bobd/Morrigan, Hécate) se change en louve avant de se manifester aux humains et d’enfanter des héros ou de futurs fondateurs de peuples ou d’empires. Dans le cas du Merlin celtique, celui-ci fut enfanté par un oiseau, mais aussitôt “baptisé”, donc “reconnu” virilement par l’ermite Bleiz, “loup”, qui pouvait muer en loup et dont le compagnon était un grand loup gris. Comme je l’ai déjà noté, l’aspect fécondant du loup est parfois lié à la lumière ou à la foudre qui ensemence et établit une communication entre le Ciel et la Terre. C’est le cas pour de nombreux conducteurs de peuple, dont l’exemple le plus achevé est Gengis Khan, descendant d’un loup bleu, Börte Tchino, qui se serait accouplé avec une biche. (…)
Rome a connu un important rite fécondant : les Lupercales, dont l'étymologie renvoie à “loup”, et ircus, “bélier” ou “bouc”. Le 15 février — mois des purifications, qui deviendra celui du Carême et de la Purification de la Vierge dans le Catholicisme —, la confréries des Luperques sacrifiait, dans la grotte du Lupercal, au nord-ouest du Palatin, un bouc ou une chèvre, et un chien. Puis, munis de lanières taillées dans la peau des caprins, ils se répandaient dans Rome en flagellant les femmes, leur assurant ainsi la fécondité. Animaux génésiques par excellence, le bouc, le bélier et la chèvre symbolisent la fécondité, l’énergie et la nature prodigue. Si la chèvre a un aspect plus féminin, par son association avec la foudre fécondante et sa nature nourricière à l’exemple de la chèvre Amalthée nourrice de Zeus enfant sur le Mont Ida, le bélier et le bouc possèdent un aspect masculin et sexuel plus marqué, souvent lié au feu donneur de vie. Le bélier zodiacal marque le début de l’équinoxe de printemps (21 mars), succédant au loup, animal hivernal. C’est la période qui voit la mutation du loup en bélier, autrement dit la nature, sortant de sa “stérilité hivernale”, se réveille et redevient prodigue de ses fruits. Le chien, quant à lui, est un substitut du loup et fait référence au démembrement du Géant cosmique ; alors que la grotte symbolise la matière, obscure et fertile, d’où naîtra le nouveau soleil. (…) L’aspect nourricier de la louve se retrouve chez plus d’un peuple païen : on pense immédiatement à la Louve du Palatin, Mater Romanorum, la Mère des Romains, fils de Mars et de la Louve. Elle allaite les jumeaux Romulus et Remus, leur apportant puissance et vertus spécifiques qui firent la grandeur de Rome.
Les peuples-loups
L’ascendance lupine, collective ou individuelle, est fréquente dans l’aire indo-européenne, ainsi que chez les peuples ouralo-altaïques et auprès de certaines tribus indiennes nord-américaines. Si les Mongols, les Turcs et les Romains se disaient “fils du loup” ainsi que nous l’avons noté, d’autres peuples ne le furent pas moins. En Italie, nous trouvons les Lucaniens, dont le principal héros-loup fut, selon Pline, Lucius assimilé à Apollon Lycien. Pour ces peuples, le loup fut un totem et le centre de leurs pratiques cultuelles et initiatiques, basées sur des rites sanglants et héroïco-virils. Sur la terre grecque, les peuples-loups des Louvites, des Lycaoniens et des Lyciens furent parmi les plus célèbres. Les auteurs anciens nous apprennent qu’ils se nommaient eux-mêmes “loups”, qu’ils vénéraient le loup et vivaient “à la manière des loups”. Il est probable qu’il s’agit-là d’un legs des Doriens, ultime peuple indo-européen à avoir envahi la Grèce à la fin du IIème millénaire AC. Peuple rude et guerrier, les Doriens sont présentés par certains auteurs antiques comme des “loups”, dans toutes les acceptions du terme. Vers le nord-est et l’est, on trouve les Daces (les Roumains actuels), les Gètes ou les Thraces dont le nom, daoi, signifie, selon Strabon, “loups” ou “ceux qui vivent comme des loups”. Hérodote [VII, 64] nous cite les Haumavarkā [ou Sakāhaumavargā. En grec : Amyrgioi Sákai : Saces Amyrgiens, c'est-à-dire les Saces du roi Amorgès], les “loups du haoma”, proches de la Caspienne et appartenant à la famille indo-européenne (Scythes). Le haoma [soma en sanskrit ; en certaines zones désigne le houblon] est précisément une boisson sacrée procurant force et extase. Elle était utilisée dans le cadre de rites chamaniques ou guerriers.
Tous les peuples issus d’un ancêtre loup ou vivant à la manière des loups, étaient indo-européens ou du moins en contact étroit avec les Indo-Européens, dont la société était fortement hiérarchisée, et dont le culte était centré sur des pratiques de nature masculine et héroïco-virile axées sur une initiation “lupine” et le nomadisme, du moins un nomadisme originel, qu’ils pratiquèrent durant des millénaires, peut-être à la suite d’un cataclysme ayant rendu inhabitable leur terre d’origine : le Nord. Dans ces conditions, le loup, jadis apprécié pour ses qualités, devint une bête maudite et honni, ennemi des peuples sédentaires. Incarnation des forces du Mal surgissant dans le monde. Le Christianisme, à défaut d’éradiquer l’Esprit du loup toujours renaissant, car représentant la force vitale, tenta de le circonscrire dans certaines limites par la pratiques des exorcismes et en rejetant l’image du loup dans le monde — interdit aux hommes de la vraie foi — de l’infra-humain des forces maléfiques (sorcières et loups-garous, possédés) vouées à une persécution sans pitié.
Les confréries de guerriers-loups
Grand fauve de l’hémisphère nord doté de grandes qualités (endurance, ruse, courage, rapidité et abnégation), le loup est le chasseur par excellence. Aussi, et par glissement symbolique, il devint tout naturellement le symbole de la caste guerrière de nombreux peuples dont les qualités étaient proches de celles du chasseur. De ce fait, le loup fut adopté comme figure emblématique par maintes troupes guerrières ou militaires. On le trouve, aux côtés de l’aigle, du taureau, du sanglier, à la tête des légions romaines (la louve de la Legio II Italica), des unités celtes, daces (le loup-dragon), sur les vexilles mongols, turcs (le Loup d’or), perses, grecs, etc. Mais c’est surtout avec les confréries de guerriers ou “sociétés d’hommes” que l’identification guerrier/loup fut la plus patente. Les traces de telles sociétés, héritières des confréries de l’âge du bronze, voire du néolithique, se rencontrent dans beaucoup de récits de peuples indo-européens ou indo-européanisés, mais aussi chez les Amérindiens et certains peuples asiatiques (Chine et Japon). Ces confréries constituaient l’élite des castes guerrières des peuples dominants ayant conquis des populations autochtones sédentaires, agricultrices et pacifiques. Les plus célèbres de ses unions furent les Berserkir, “guerriers à enveloppe d’ours”, ou Ulfhednar, “hommes à peau de loup”, que mentionnent la Saga des Ynglingar ou le Hrafnsmál. Le skalde Thorbjörn Hornklofi nous les décrit ainsi au combat : « Là hurlaient les Berserkir — la bataille éclatait — peaux de loups hurlant sauvagement, les javelots tournoyaient » ; tandis que la Saga des Ynglingar nous dit qu’ils étaient « enragés comme des chiens ou des loups, mordant leurs boucliers (…). Ils tuaient les gens mais eux, ni fer ni feu ne les navraient ». Des confréries de ce type se rencontrent aussi en Germanie (les guerriers-loups mentionnés dans le Mabinogi de Math), en Italie (les lucaniens, Hirpini et Hirpi Sorani [loups du Soracte ; Hirpi = nom du loup en Samnite]), en Crête, etc. Au-delà des noms, variables selon les peuples, les comportement et caractéristiques des membres de ces confréries sont identiques et doivent se soumettre, afin d’y accéder, à une rude initiation magico-guerrière. Le premier des rites, peut-être le plus important, est de revêtir la peau d’un loup, ce qui vaut à un changement d’état de personnalité. Dans les textes védiques, le changement de la “vieille peau” marque le commencement d’un nouveau cycle ou d’un nouvel homme. Dans la Völsunga Saga scandinave, les héros Sigmund et Sinljoetli se parent d’une peau de loup, leur permettant alors de comprendre le langage des loups et d’accomplir des exploits surhumains. Le guerrier transcende de ce fait son individualité pour accéder à une réalité supra-humaine mettant en action des forces supra-individuelles propres à sa fonction. À cela s’ajoute l’absorption de boissons sacrées comme le haoma, le soma et l’amrita qui confèrent immortalité et permettent la transformation physique en loup. À ces rites magiques et quasiment chamaniques, nous ajouterons des rites plus directement guerriers, impliquant un comportement typiquement lupin.
C’est le cas pour les meurtres rituels qu’on rencontre dans toutes les initiations de ce type, accompagnés d’anthropophagie et/ou d’omophagie, à l’exemple du mythe de Lycaon, destinés à récapituler le sacrifice originel de la divinité créatrice du monde (démembrement du Géant Ymir scandinave, de l’Ouranos grec, du Purusha védique, de l’Osiris égyptien, etc.), et la rapine, qui terrorise les non initiés, mais qui permet l’assimilation des futurs guerriers aux loups. Enfin, le membre de ces sociétés devait subir des épreuves physiques redoutables ayant pour but de tester la maîtrise, le courage et la volonté du guerrier. Généralement il s’agit de vaincre un fauve (ours, taureau, sanglier, etc.), avec ou sans armes. Selon Tacite, ces pratiques avaient lieu chez les Germains. Les Courètes grecs devaient vaincre et enchaîner un taureau dans une grotte. L’ensemble des pratiques, rites et mise en condition débouchait sur la fureur héroïque. Celle-ci se présente comme une augmentation, à l’aide d’une transe ou d’un emportement, de qualités (courage, ardeur, habileté, endurance, etc.) possédées par le guerrier-loup. Cette fureur permet à celui-ci d’acquérir une énergie transcendant ses capacités humaines. Voir le héros celtique Cúchulainn, dont précise le Táin Bó Cúailnge, la fureur guerrière faisait fondre la neige à trente mètres de lui. Les Scandinaves appelaient cet état la fureur des Berserkir. Le développement de cette fureur sacrée, et donc la diffusion d’une chaleur ou d’une énergie de grande intensité, est lié à la création d’un nouveau cycle ou d’un homme neuf, ce qui rejoint les aspects destructeurs, régénérateur et fécondants liés au symbolisme général du loup.
Pour terminer, précisons que ce sont ces pratiques et surtout leur résultat — la transformation d’un homme en loup —, liés aux confréries guerrières, qui, devenus incompréhensibles à la majeure partie des hommes, et ce dès l’Antiquité, donnèrent naissance au mythe dégradé du loup-garou et du lycanthrope, l’homme-loup, mythe qui devait terroriser pour des siècles les campagnes du continent eurasiatique.
► Bernard Marillier, Antaios n°12, 1997.
♦ Références bibliographiques de l’article :
- HB. Alexander, Le Cercle du monde, Gallimard, 1962
- D. Bernard, L’homme et le loup, Berger-Levrault, Paris, 1981
- Jacques Bonnet, Le loup vert, auto-édition, Roanne, 1984
- Régis Boyer, La religion des anciens Scandinaves, Payot, 1981
- Geneviève Carbone, La peur du loup, Gallimard, 1991
- Jérôme Carcopino, La Louve du Capitole, Les Belles-Lettres, 1925
- J. Chevalier & A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont, 1982
- JP. Clébert, Dictionnaire du symbolisme animal, Albin Michel, 1981
- G. Clotu, Symboles, mythes et légendes des Indiens d’Amérique, Genève, 1972
- Mircea Eliade, De Zalmoxis à Gengis-Khan, Payot, 1970
- Mircea Eliade, Initiation, rites et sociétés secrètes, Gallimard, 1979
- Géticus, La Dacie hyperboréenne, Pardès, 1987
- Marcel Granet, La religion des Chinois, Paris, 1922
- Jean Haudry, Les Indo-Européens, PUF, 1981
- Henri Jeanmaire, Couroi et Courètes, Bibliothèque universitaire de Lille, 1939
- C. Levalois, Le symbolisme du loup, Archè, Milan 1986
- Adrien de Melotte de Lavau, Le loup dans la légende et l’histoire, Liège, 1938
- JP. Roux, La religion des Turcs et des Mongols, Payot, 1984
- E. They, Le Ragnarök, Archè, Milan 1980
- J. Vertemont, Dictionnaire des mythologies indo-européennes, Faits & Documents, Paris, 1997
- Geo Widengren, Les religions de l’Iran, Payot, 1968.
◘ Sur l'auteur : Bernard Marillier (né le 2 août 1957 dans une famille originaire d’Anjou et de Bourgogne, décédé le 23 janvier 2013 à 57 ans) est un pédagogue explorant de nombreux champs : tradition européenne, histoire des religions en tant que fait identitaire, littérature engagée, emblématique (vexillologie, héraldique), symbolisme. Ancien rédacteur en chef de la revue Kalki, fondée en 1985 par les éditions Pardès et dévolue à l’éthique chevaleresque et à la Tradition, il a rédigé de nombreux articles et ouvrages.
Notons chez Pardès : Armorial des maîtres de l’Ordre du Temple (2000), Le loup (1997), Le svastika (2002), Mishima (2005). Dans la collection B.-A.-BA : Au-delà (2000), Cathares (2002), Chevalerie (1998), Indo-Européens (1999), Jeux Olympiques (2000), Mon, héraldique japonaise (2000), Samouraï (1999), Shintô (1999), Templiers (1998), Tradition Grecque (2 vol., 2002), Vikings (2001). Et aux éditions Cheminements : Le sanglier héraldique (2003), Le cerf : symboles, mythes, traditions, héraldique (2007).
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• Du même auteur : Le loup, Pardès, coll. Bibliothèque des Symboles, Puiseaux, 1997. Description : Compagnon des saints et des sorciers, le loup est à la fois le régénérateur et le destructeur du monde… Toutes les civilisations de l'hémisphère Nord de la Terre ont connu le riche symbolisme du loup. Le loup pariétal de la préhistoire, l'Oupouaout égyptien, le Fenrir germanique, le "loup bleu" des Mongols, la louve romaine, le "frère loup" cher à saint François d'Assise et le galoup médiéval, la Bête du Gévaudan et le loup des contes pour enfants témoignent de la permanence symbolique du lupin à travers le temps et l'espace… Animal à la fois négatif et positif, médiateur psychopompe en rapport direct avec l'au-delà, le loup fut aussi l'incarnation de la lumière en Chine, en Europe du Nord et en Grèce, où il fut le compagnon privilégié d'Apollon lycien et hyperboréen. Symbole de la fonction guerrière chez les Indiens et les Indo-Européens, mais aussi promoteur céleste des chefs, de dynasties et de peuples en Asie centrale, le loup eut pour tâche de veiller sur la Création, à son "bon entretien" et, finalement, à son inévitable destruction lorsqu'elle devient caduque, contribuant ainsi à sa régénération périodique. Monstre issu du "paganisme", entretenant des liens étroits avec la lycanthropie, le loup fut perçu comme une créature démoniaque par le christianisme, lequel a fait de cet animal-lumière le symbole de la débauche, de la méchanceté et de la force hostile à la foi du croyant. Il devint l'animal fétiche des magiciens et des sorciers, qui pouvaient prendre sa forme et comprenaient son langage. Depuis, il est "le grand méchant loup" des contes, fables et légendes de nos campagnes et de la littérature enfantine. À l'aide de textes anciens, des contes et légendes du monde entier, en passant par l'alchimie, l'héraldique et la symbolique moderne, l'auteur guide le lecteur sur les traces de l'animal-lumière qui connaît "les chemins du Ciel et de la Terre".
[ci-contre : Draconaire romain, fin du IVe s. ill. : Tom Croft]
Selon Strabon, les Daces s’appelèrent d’abord daoi. Une tradition conservée par Hesychius nous apprend que daos était le nom phrygien du “loup”. P. Kretschmer avait expliqué ce mot par la racine *dhau : “presser, serrer, étrangler”. Parmi les vocables issus de cette racine, notons le lydien Kandaulys, le nom du dieu thrace de la guerre, Kandaon, l’illyrien dhaunos (loup), le dieu Daunus, etc. La ville Daous-dava, dans la Moesia Inferior, entre le Danube et l’Haemus, signifiait littéralement le “village des loups”. Donc les Daces s’appelaient eux-mêmes plus anciennement des “loups” ou “ceux qui sont pareils aux loups”, ceux qui ressemblent aux loups. Toujours d’après Strabon, des Scythes qui nomadisaient à l’est de la Mer Caspienne portaient également le nom de daoi. Les auteurs latins les appelaient Dahae, et certains historiens grecs daai. Leur nom ethnique dérivait très probablement de l’iranien (saka) dahae, “loup”. Mais des noms semblables ne constituaient pas des exceptions parmi les Indo-Européens. Au sud de la Mer Caspienne s’étendait l’Hyrcania, c’est-à-dire en iranien oriental Vehrkana, en iranien occidental Varkana, litt. le “pays des loups” (de la racine iranienne vehrka, “loup”). Les tribus nomades qui l’habitaient étaient désignées par les auteurs gréco-latins du nom d’Hyrkanoi, “les loups”. En Phrygie se trouvait la tribu des Orka (Orkoi). Les Louviens étaient appelés par les textes de Boghaz-Keui “hommes-chiens sauvages” (litt. “chiens-à-l’extérieur”), et cet appellatif, comme nous le verrons, ne manque pas d’importance.
Rappelons encore les Lykaones d’Arcadie, et Lycaonia ou Lucaonia en Asie Mineure, et surtout Zeus Lykaios arcadien et Apollon Lykagenes ; ce dernier surnom a été expliqué comme “celui de la louve”, “celui né de la louve”, c’est-à-dire né de Lêto changée en louve. Le nom de la tribu samnite des Lucani dérivait, suivant Héraclide du Pont, de Lykos, “loup”. Leurs voisins, les Hirpini, prenaient leur nom de hirpus, le nom samnite du “loup”. Au pied du mont Soracte, vivaient les Hirpi Sorani, les “loups de Sora” (la cité volsque). Selon la tradition conservée par Servius, un oracle avait recommandé aux Hirpi Sorani de vivre “à la manière des loups”, c’est-à-dire de rapine (lupos imitarentur, i.e. rapto viverent). En effet, ils étaient exemptes des taxes et du service militaire, car leur rite biannuel — qui consistait à marcher pieds nus sur les charbons ardents — était censé assurer la fécondité du pays. Ce rite chamanique, aussi bien que la manière de vivre “comme des loups”, reflètent des conceptions religieuses assez archaïques. Inutile de rappeler d’autres exemples. Notons seulement que les tribus à nom de loup sont attestées dans des régions aussi reculées que l’Espagne (Loukentioi et Lucenses dans la Calaecia celtibérique), l’Irlande et l’Angleterre. Ce phénomène, d’ailleurs, n’est pas limité aux Indo-européens.
Le fait qu’un peuple tire son appellation ethnique du nom d’un animal, a toujours une signification religieuse. Plus précisément, ce fait ne peut se comprendre qu’en tant qu’expression d’une conception religieuse archaïque. Dans le cas qui nous occupe, plusieurs hypothèses peuvent être envisagées. On peut d’abord supposer que le peuple tire son nom d’un dieu ou d’un ancêtre mythique lycomorphes ou qui se sont manifestés sous la forme d’un loup. L’Asie Centrale connaît, sous plusieurs variantes, le mythe de l’union entre un loup surnaturel et une princesse, union qui aurait donne naissance soit à un peuple, soit à une dynastie. Nous reviendrons plus loin sur ce mythe. Mais nous n’en avons aucune attestation chez les Daces.
Une deuxième hypothèse se présente à l’esprit : les Daces auraient tiré leur nom d’un groupe de fugitifs ; soit des immigrants arrives d’autres régions, soit des jeunes gens ayant maille à partir avec la justice, rodant, à la manière des loups ou des haïdoucs, autour des villages et vivant de rapine. Le phénomène est amplement attesté des la plus haute antiquité et il survivait au Moyen Âge. Il importe de distinguer entre : 1) les adolescents qui, durant leur probation initiatique, devaient se cacher loin des villages et vivre de rapine ; 2) les immigrés cherchant de nouvelles terres pour s’établir ; 3) les hors-la-loi ou les fugitifs en quête d’un asile. Mais tous ces jeunes gens se comportaient en “loups”, étaient appelés des “loups”, ou jouissaient de la protection d’un dieu-loup.
Durant la probation, le couros lacédémonien menait, toute une année, la vie d’un loup : caché dans les montagnes, il vivait de ses larcins, prenant garde de n’être vu par personne. Chez de nombreux peuples indo-européens, les émigrés, les exilés et les fugitifs étaient nommés “loups”. Déjà dans les lois hittites, on disait d’un proscrit qu’il était “devenu loup”. Et dans les lois d’Édouard le Confesseur (circa 1000 A.D.), le proscrit devait porter un masque à tête de loup (wolfhede). Le loup était le symbole du fugitif, et nombre de dieux protecteurs des exiles et des proscrits avaient des attributs ou des noms de loup. C’était le cas, par ex., de Zeus Lykoreios ou d’Apollon Lykeios. Romulus et Remus, fils du dieu loup Mars et allaites par la louve du Capitole, avaient été, eux aussi, des “fugitifs”. Selon la légende, Romulus aurait fonde sur le Capitole un lieu d’asile pour les exilés et les proscrits. Servius nous apprend que cet asylum se trouvait sous la protection du dieu Lucoris. Or, Lucoris était identifié avec Lykoreus de Delphes, lui-même un dieu-loup.
Enfin, une troisième hypothèse, susceptible d’expliquer le nom des Daces, met en vedette la capacité de se transformer rituellement en loup. Une transformation semblable peut se rattacher soit à la lycanthropie proprement dite — phénomène très répandu, mais attesté plus spécialement dans la zone balkano-carpathique —, soit à une imitation rituelle du comportement et de l’aspect extérieur du loup. L’imitation rituelle du loup caractérise spécifiquement les initiations militaires et, partant, les Männerbünde, les confréries secrètes de guerriers. Il y a des raisons de croire que ce sont de tels rites et croyances, solidaires d’une idéologie guerrière, qui ont rendu possible l’assimilation des fugitifs, des exilés et des proscrits aux loups. Pour subsister, ces hors-la-loi se comportaient comme des bandes de jeunes guerriers, c’est-à-dire en véritables “loups”.
Les travaux de Lily Weiser, Otto Höfler, Stig Wikander, Geo Widengren, H. Jeanmaire et Georges Dumézil ont fait sensiblement avancer la connaissance des confréries militaires indo-européennes, surtout de leur idéologie religieuse et de leurs rituels initiatiques. Dans le monde germanique, ces confréries étaient encore vivantes à la fin de la Völkerwanderung. Chez les Iraniens, elles sont attestées au temps de Zarathoustra, mais comme une partie du vocabulaire spécifique des Männerbünde se retrouve également dans les textes védiques, il n’y a pas de doute que les groupements des jeunes guerriers existaient déjà à l’époque indo-iranienne. G. Dumézil a démontré la survivance de certaines initiations militaires chez les Celtes et les Romains, et H. Jeanmaire a décelé les traces des rituels initiatiques chez les Lacédémoniens. Il semble donc que les Indo-européens partageaient un système commun de croyances et rituels spécifiques aux jeunes guerriers (nous verrons plus loin si c’était une initiation de la jeunesse masculine tout entière, ou seulement d’une classe).
Or, l’essentiel de l’initiation militaire consistait dans la transformation rituelle du jeune guerrier en fauve. II ne s’agissait pas uniquement de bravoure, de force physique ou d’endurance, mais “d’une expérience magico-religieuse qui modifiait radicalement le mode d’être du jeune guerrier. Celui-ci devait transmuer son humanité par un accès de furie agressive et terrifiante, qui l’assimilait aux carnassiers enragés”. Chez les anciens Germains, les guerriers-fauves étaient nommées berserkir, litt. “les guerriers à enveloppe (serkr) d’ours”. On les connaissait aussi sous le nom d’ûlfhêdhnar, “hommes à peau de loup”. Sur la plaque de bronze de Torslunda, on peut voir le travestissement d’un guerrier en loup. Il y a donc deux faits à retenir : 1) on devenait guerrier redoutable en s’assimilant magiquement le comportement du fauve, spécialement celui du loup ; 2) on revêtait rituellement la peau du loup, soit pour partager le mode d’être du carnassier, soit pour signifier qu’on était devenu un “loup”.
Ce qui intéresse notre recherche, c’est le fait qu’on obtenait la transformation en loup par le revêtement rituel de la peau, opération précédée ou suivie d’un changement radical de comportement. Aussi longtemps qu’on était enveloppe dans la peau de l’animal, on n’était plus un homme, on était le carnassier même : non seulement on était un guerrier féroce et invincible, possédé par le furor heroicus, mais on n’avait plus rien d’humain ; bref, on ne se sentait plus lié par les lois et coutumes des hommes. En effet, les jeunes guerriers, non contents de s’attribuer le droit de rapine et de terroriser la communauté pendant leurs assemblées rituelles, étaient susceptibles de se comporter en carnassiers, en dévorant, par ex., de la chair humaine. Des croyances dans la lycanthropie rituelle ou extatique sont attestées aussi bien chez les membres des sociétés secrètes nord-américaines et africaines que chez les Germains, les Grecs, les Iraniens et les Indiens. Qu’il y ait eu des cas réels de lycanthropie anthropophagique, il n’y a aucune raison d’en douter. Les sociétés africaines dites “des léopards” constituent le meilleur exemple. Mais ce ne sont pas de tels cas sporadiques de “lycanthropie” qui peuvent rendre compte de la diffusion et de la persistance des croyances dans les “homme-loups”. C’est au contraire, l’existence des confréries des jeunes guerriers, ou des magiciens, revêtus ou non de peaux de loups, mais se comportant comme des carnassiers, qui explique la diffusion des croyances dans la lycanthropie.
Les textes iraniens parlent à plusieurs reprises des “loups à deux pattes”, c’est-à-dire des membres des Männerbünde. Le Denkart affirme même que les “loups à deux pattes” sont “plus meurtriers que les loups à quatre pattes”. D’autres textes les désignent sous le terme de keresa, “brigands, rôdeurs”, qui se déplacent la nuit. On insiste longuement sur le fait qu’ils se nourrissent de cadavres, mais, sans exclure la possibilité de vrais repas cannibales, il semble qu’il s’agisse plus vraisemblablement d’un cliche utilise à fin polémique par les zarathoustriens contre les membres de ces Männerbünde qui, à l’occasion de leurs cérémonies, terrorisaient les villages et dont la manière de vivre était si différente de celle des paysans et pasteurs iraniens. En tout cas, on parle également de leurs orgies extatiques, c’est-à-dire de la boisson enivrante qui les aidait à se transformer en bêtes fauves. Parmi les ancêtres des Achéménides figurait aussi une famille saka haumavarka. Bartholomae et Wikander interprètent ce nom : “ceux qui se transforment en loups (varka), dans l’extase provoquée par le soma (hauma)”. Or, on sait que, jusqu’au XIXe siècle, les réunions des jeunes gens comportaient également un banquet avec des victuailles volées ou obtenues de vive force, surtout des boissons alcooliques.
Les insignes spécifiques des Männerbünde (mairiya) indo-iraniens étaient la “massue ensanglantée” et l’étendard (drafsa). Comme l’écrit Wikander, la massue ensanglantée servait dans le rituel spécifique des Männerbünde iraniens, l’abattement cérémoniel du bœuf. La massue est devenue le symbole des “guerriers-fauves” iraniens. C’est par excellence l’arme du guerrier archaïque. Comme il arrive aux outils d’une très haute antiquité, la massue garde sa valeur d’instrument cultuel lorsque son usage militaire a fait place à d’autres armes, plus modernes. En outre, la massue s’est maintenue comme l’arme par excellence des paysans et des pasteurs. C’est ainsi qu’elle est restée l’arme des paysans roumains pendant tout le moyen âge et jusqu’aux temps modernes, et qu’elle est encore l’arme spécifique dans les “jeux des jeunes gens”, où subsiste toujours le souvenir des confréries initiatiques.
Notons encore une analogie entre les Iraniens et les Daces. Selon la tradition transmise par Shah-nameh [Livre des Rois], l’étendard perse portrait un emblème de loup. Une peinture murale du Turkestan représente un étendard composé d’un loup ou d’un dragon à tête de loup. À l’époque parthe, dans le nord-ouest de l’Iran et en Arménie, les corps d’élite de l’armée — qui constituaient d’ailleurs des Männerbünde — étaient nommés “dragons” et disposaient d’étendards en forme de dragon. Les jeunes guerriers aimaient porter un casque avec une figure de dragon. Or, on sait que l’étendard des Daces représentait un loup à corps de dragon. La pénétration de l’étendard muni d’un draco dans les armées romaines du Bas-Empire a été due, très probablement, à une influence parthe ou dace.
Nous aurons l’occasion de revenir sur ce sujet dans un article consacré au symbolisme de l’étendard dace. Rappelons pour l’instant que le dragon figurait aussi sur les étendards des Germains. En outre, le loup se trouve représenté sur le sceptre découvert dans le “Shipburial” de Sutton Hoo : il symbolisait très probablement l’ancêtre mythique de la famille royale. Ajoutons que le thème onomastique Wulf-Wolf est extrêmement répandu chez les Germains. Si l’on tient compte de tous les autres contextes ou le loup joue un rôle important dans la mythologie et les rituels des Germains (berserkir, Männerbünde, loups-garous, etc.), on peut en conclure que, si l’essentiel de ce complexe religieux semble bien indo-européen, une solidarité plus accentuée se laisse déceler entre les Iraniens, les Thraces et les Germains. Ce n’est pas ici le lieu de s’arrêter plus longuement sur ce problème, mais il importait d’y faire allusion pour ne pas paraître limiter les symétries aux groupes thraco-phrygien et iranien.
Ajoutons que les étendards à tête de loup sont attestes chez les Tu-kiu, une branche des Hiong-nou. Ceux-ci se prétendaient issus d’une Louve mythique. Chaque année, le khan des Tu-kiu offrait un sacrifice à la Louve dans la grotte même ou elle passait pour avoir mis bas. Les membres de la garde du corps du roi étaient appelés “loups” et, pendant le combat, ils portaient un étendard surmonté d’une louve dorée. Comme nous l’avons déjà dit, le mythe de la descendance d’une louve ou d’un loup est largement répandu chez les Turco-Tatars. Ce fait n’est pas sans importance pour l’intelligence du fonds commun des différentes conceptions religieuses discutées dans cet article.
Revenant aux Daces, il semble assez probable que leur nom ethnique dérive, en dernière instance, de l’épithète rituelle d’une confrérie guerrière. Les étapes du processus par lequel l’appellatif rituel d’un groupe est devenu le nom de tout un peuple, nous échappent (nous ne sommes d’ailleurs pas mieux renseignés pour les autres populations européennes à nom de loup). Mais on peut se représenter les choses de deux façons : 1) ou bien, grâce à l’héroïsme et à la férocité de la jeunesse guerrière d’une tribu, son épithète rituelle — les “loups” — est devenu le nom de l’ensemble de la tribu ; 2) ou bien, l’épithète rituelle d’un groupe de jeunes immigrants victorieux a été acceptée par les aborigènes vaincus et soumis. Dans ce dernier cas, on peut concevoir que les conquérants devinrent l’aristocratie militaire et la classe dominante. Dans l’état actuel de nos connaissances, il est difficile d’opter pour l’une de ces deux possibilités plutôt que pour l’autre. Ce qui est certain, c’est qu’un temps assez considérable a dû s’écouler avant que l’épithète rituelle d’un groupe se transforme dans le nom d’un peuple. Si l’on envisage la première hypothèse, le surnom d’une petite tribu s’est étendu aux autres tribus voisines à mesure que se cristallisaient des organisations politiques plus larges. Dans le deuxième cas, il faut tenir compte de la symbiose entre les immigrants victorieux et les aborigènes assujettis, processus plus ou moins long, mais se terminant fatalement par l’assimilation des premiers.
Quelle qu’ait été l’origine de leur éponyme — épithète rituelle de la jeunesse guerrière ou surnom d’un groupe d’immigrants victorieux — les Daces étaient certainement conscients des rapports entre le loup et la guerre : la preuve, le symbolisme de leur étendard. Au début, le nom de Daces se référait à une des tribus thraces du Nord-Ouest de la Dacie. En général, le nom des Gètes est plus répandu vers le Pont Euxin, des Balkans jusqu’au Dniester (où se situaient les Tyregetai), tandis que le nom des Daces est plus fréquent dans le Nord-Ouest, l’Ouest et le Sud (*Dakidava dans le Nord-Ouest de la Dacie, les Daursii en Dalmatie, les Daoi et Dioi de Rhodope, etc). Le nom de Daces, utilisé par les auteurs latins, s’impose surtout aux temps de Boerebista et de Decebal, alors que l’unité et l’organisation politique du pays étaient à l’apogée, et que, aux dires de Strabon, l’armée dace pouvait mobiliser 200.000 hommes. L’épithète rituelle guerrière a triomphé au moment de l’expansion maxima, politique et militaire, du royaume. C’était le triomphe des jeunes “loups”. Jules César avait bien compris le danger que représentait cette nouvelle puissance militaire, et se préparait à attaquer les “loups” du Danube lorsqu’il fut assassiné.
Parvan croyait que le nom des Daces (comme d’ailleurs celui des Gètes) était scythe ; autrement dit, il aurait passé des conquérants iraniens aux populations thraces des Carpathes. Bien que plausible, l’origine scythe du nom des Daces ne nous semble pas démontrée. Comme nous l’avons dit, la racine dhau-, “étrangler”, se trouve dans le nom phrygien du loup, daos. La toponymie de la Dacie a conservé un caractère thrace marqué, même dans les régions occupées par les Scythes. D’ailleurs la persistance de l’onomastique thraco-phrygienne (cimmérienne) au nord de la Mer Noire, là où les Scythes s’établirent en grand nombre dès le VIIIe siècle, illustre d’une manière éclatante le phénomène de la survivance de l’élément aborigène sous la domination d’une minorité militaire iranienne. On s’accorde aujourd’hui à réduire à des proportions plutôt modestes l’apport des Scythes à la culture dace, même dans la zone transylvaine, où ils se sont maintenus jusqu’au IVe siècle av. JC, les Scythes n’ont pas réussi à transformer la civilisation indigène. Puisque les Daces se rappelaient qu’ils étaient anciennement nommés daoi, il n’est pas exclu que cet appellatif soit d’origine cimmérienne. En effet, les Cimmériens avaient habité une partie de la Dacie, spécialement la région des Carpathes. Les Cimmériens étaient un peuple thraco-phrygien avec certains éléments iraniens. Si l’on préfère expliquer le nom de Daces par l’iranien, il faut penser plutôt aux éléments iraniens archaïques attestés chez les Cimmériens qu’à l’apport assez récent des Scythes.
En tout cas, l’archaïsme du complexe religieux du loup est indubitable. Le loup est déjà présent dans la civilisation néolithique de Vinca : on y a mis à jour aussi bien des statuettes de chiens-loups que des figurines assez rudimentaires où l’on a vu des danseurs à masque de loup. En ce qui concerne ces derniers objets, — et à supposer que leur interprétation soit correcte —, il est impossible de décider s’ils indiquent des rites initiatiques guerriers (de type iranien ou germanique), ou des cérémonies saisonnières pendant lesquelles les jeunes gens revêtent des masques de loup. De telles cérémonies sont encore populaires dans les Balkans, en Roumanie, surtout pendant les 12 jours de la veille de Noël à l’Épiphanie. Originellement c’étaient des cérémonies en relation avec le retour périodique des morts et qui comportaient toutes sortes de masques animalesques : cheval, loup, chèvre, ours, etc. Ce scenario rituel n’appartient pas à l’horizon religieux que nous étudions. Aussi n’avons-nous pas à le discuter ici, pas plus que nous n’avons à considérer les aspects de la mythologie et du rituel du Loup dans le Proche-Orient antique. Il n’est pas question d’examiner dans ces quelques pages le dossier considérable de F. Kretschmar. Notre recherche se limite forcément aux faits susceptibles d’expliquer la transformation d’une épithète initiatique guerrière en éponyme ethnique.
Il importe donc de faire la distinction non seulement entre les différents complexes religieux cristallisés autour d’un Loup mythique, mais aussi entre les diverses expressions d’un même complexe. En somme, la source première de toutes ces créations se trouve dans l’univers religieux du chasseur primitif : c’est un univers dominé par la solidarité mystique entre le chasseur et le gibier ; la plupart du temps la solidarité est révélée ou régie par un Seigneur (ou une Mère) des Animaux. C’est une telle conception religieuse qui rend intelligible les mythes de la descendance d’un peuple nomade d’un carnassier (loup, lion, léopard, etc.). Le carnassier est le chasseur exemplaire. Un autre aspect important est le rituel initiatique et le mythe qui lui sert de justification : un Animal primordial tuait les hommes afin de les ressusciter initiés, c’est-à-dire transformés en carnassiers ; l’Animal a finalement été abattu, et cet événement est rituellement réactualisé pendant les cérémonies d’initiation ; mais en revêtant la peau d’une bête fauve, l’initiant ressuscite, non plus comme un être humain, mais en tant que l’Animal primordial, fondateur supposé du mystère. Autrement dit, l’Animal mythique ressuscite de pair avec l’initiant. Un tel complexe mythico-rituel est clairement attesté dans les cultures africaines de chasseurs, mais il se rencontre aussi ailleurs.
Une conception similaire se laisse saisir dans les rites initiatiques des Kwakiutl. L’initiation des garçons constitue la répétition d’un évènement mythique : le premier possesseur du rituel était le Loup ; son frère, le Vison, ayant trouvé un jour, dans la forêt, les enfants du Loup, les tua et, devenu le possesseur du rite, prit le nom de “Loup”. La porte de la hutte initiatique avait autrefois la forme d’une gueule de loup. Dans cette hutte initiatique, les jeunes hamatsa — les membres de la Société des Cannibales — achevaient leur transformation en Loups : en dévorant des cadavres, ils étaient possédés par une sorte de folie furieuse, pendant laquelle ils mordaient les voisins et avalaient des morceaux de chair crue. Comme l’a déjà remarque Dumézil, le comportement du jeune hamatsa rappelle celui du bersekr germanique possède par le wut, par le furor heroicus.
C’est à cette phase du complexe magico-religieux du loup qu’appartiennent aussi bien les réinterprétations et les revalorisations des Männerbünde et des initiations militaires que les croyances à la lycanthropie et aux loups-garous. Le guerrier est le chasseur par excellence ; comme celui-ci, il a son modèle dans le comportement d’un carnassier. On est un guerrier-fauve par droit de naissance, lorsqu’on descend d’un Ancêtre-Loup (comme c’est le cas pour certaines tribus ou certaines familles de chefs en Asie Centrale) — ou on le devient par initiation, par la transformation rituelle en carnassier (les mairiya indo-iraniens, les berserkir, etc.). Chez les Koryak et chez certaines tribus nord-américaines (Kwakiutl, etc.), des danses de loup sont exécutées avant le départ pour la guerre. On se prépare au combat par une transformation magique en loup. Il s’agit, dans ce cas, d’une opération collective — tandis que le bersekr germanique obtenait individuellement la transmutation en bête fauve.
Bref, on partage le mode d’être d’un carnassier : 1) par le simple fait qu’on descend d’un Animal mythique, 2) par le revêtement rituel de la peau d’un fauve (répétition d’un événement primordial, ayant comme résultat l’assimilation de l’essence de l’animal), 3) par l’expérience de l’initiation chamanique ou militaire. La lycanthropie et les différentes croyances aux loups-garous sont des phénomènes similaires, mais indépendants de ce complexe magico-religieux. Selon Herodote, les Neuroi se transformaient en loups chaque année. Cette périodicité indique vraisemblablement des cérémonies annuelles, pendant lesquelles on revêtait des peaux et des masques de loup — soit à l’occasion de l’initiation des jeunes gens, soit pour figurer le retour des morts (d’ailleurs, ces deux cérémonies se célèbrent généralement ensemble). Mais la plupart des croyances folkloriques concernant les loups-garous ont rapport à la transformation individuelle en carnassier. Certains cas peuvent s’expliquer par la survivance des “initiations spontanées” ; il s’agit d’un phénomène retardataire, sorte de redécouverte spontanée des scénarios rituels périmés ou complètement transformés. On a remarqué, à maintes reprises, la symétrie entre les initiations des berserkir et la transformation en loups-garous. On peut en conclure qu’un grand nombre de légendes et croyances populaires concernant les loups-garous se laisse expliquer par un processus de folklorisation, c’est-à-dire par la projection dans le monde imaginaire de rituels concrets, soit chamaniques soit d’initiation guerrière.
L’élément d’unité de toutes ces croyances est constitué par l’expérience magico-religieuse de la solidarité mystique avec le loup, quel que soit le moyen utilise pour l’obtenir : anthropophagie, furor heroicus, initiation par revêtement de la peau, ivresse cérémonielle, rapine, etc. La découverte d’une telle solidarité mystique avec le fauve exemplaire constitue toujours une expérience personnelle ; seule une telle expérience amène le changement total de comportement, la transformation d’un être humain en carnassier. Mais l’expérience est rendue possible par le mythe d’origine, autrement dit par la réactualisation d’un évènement primordial qui a eu lieu au commencement du Temps. En effet, aussi bien l’Ancêtre mythique lycomorphe, que le Fondateur mythique du mystère de l’initiation, ou le Premier Chaman, ou le Premier Guerrier, ont effectué certaines actions décisives in illo tempore. Ces actions sont devenues par la suite les modèles paradigmatiques à imiter. On arrive à se transformer en loup dans la mesure ou l’on sort de soi-même et du temps présent, ou l’on devient contemporain de l’évènement mythique.
La récupération rituelle du Temps originel est un comportement religieux archaïque suffisamment éclairé par des recherches récentes pour qu’on puisse se dispenser d’y insister. Considérées dans cette perspective, les différentes valorisations religieuses de la solidarité mystique entre le Loup et le guerrier, se laissent expliquer comme des expressions variées d’une même expérience fondamentale. La grande chasse, comme l’initiation, ou la guerre, ou l’invasion et l’occupation d’un territoire, sont des activités pourvues de modèles mythiques : in illo tempore, un carnassier surnaturel les a effectuées pour la première fois. Par conséquent, on devient un chasseur renommé, un guerrier redoutable, un conquérant, dans la mesure ou l’on réactualise le mythe, c’est-à-dire où l’on partage le comportement du carnassier et répète l’événement primordial. Ainsi, bien qu’ils appartiennent à des moments historiques différents et représentent des expressions culturelles indépendantes, on décèle une analogie structurelle entre la poursuite collective du gibier, la guerre, l’invasion d’un territoire par un groupe d’immigrés et le comportement des fugitifs et des hors-la-loi. Tous ceux qui effectuent une de ces opérations, se comportent en loups, puisque, d’un certain point de vue et pour des raisons différentes, ils sont en train de “fonder un monde”. Autrement dit, en imitant le modèle mythique, ils espèrent commencer une existence paradigmatique, ils se veulent délivrés de la faiblesse, de l’impuissance ou de la malchance liées à la condition humaine.
Dans le Sud-Est européen et la région méditerranéenne, de telles idéologies religieuses archaïques ont été modifiées et finalement refoulées par des influences culturelles orientales et égéennes. À l’époque historique on ne retrouve, en Grèce, en Italie et dans la péninsule balkanique, que des fragments mythologiques et certaines traces des rituels initiatiques. Le nom originel des Daces doit être rangé parmi ces reliques mutilées, à côté des fragments plus illustres, comme la légende de Romulus et de Remus. Certes, une partie de cet héritage a survécu sous la forme des coutumes populaires et des créations folkloriques, dans ces régions par excellence conservatrices que sont les Balkans et les Carpathes. Nous ne pensons pas seulement à la croyance aux loups-garous, mais aussi à certaines coutumes et, surtout, au folklore des loups. Saint Sava et Saint Théodore en Yougoslavie, Saint Pierre en Roumanie, sont considérés comme les patrons des loups. Toute une étude reste à faire sur l’ensemble de ces coutumes et croyances archaïques survivant dans la zone balkano-carpathique.
Pour conclure ces remarques, disons un mot de ce qu’on pourrait appeler la dimension mythique de l’histoire des Daces. Il est significatif que le seul peuple qui a réussi à vaincre définitivement les Daces, qui a occupé et colonisé leur pays et leur a imposé la langue, ait été le peuple romain ; un peuple dont le mythe généalogique s’était constitué autour de Romulus et Remus, les enfants du Dieu-Loup, Mars, allaités et élevés par la Louve du Capitole. Le résultat de cette conquête et de cette assimilation fut la naissance du peuple roumain. Dans la perspective mythologique de l’histoire, on pourrait dire que ce peuple fut engendré sous le signe du Loup, c’est-à-dire prédestiné aux guerres, aux invasions et aux émigrations. Le Loup apparut pour la troisième fois dans l’horizon mythique de l’histoire des Daco-Romains et de leurs descendants. En effet, les principautés roumaines ont été fondées à la suite des grandes invasions de Gengis-Khan et de ses successeurs. Or, le mythe généalogique des Gengiskhanides proclame que leur ancêtre était un Loup gris, qui descendit du Ciel et s’unit avec une biche…
► Mircea Eliade, Numen vol. 6, 1959.
Ci-dessus : scène du film 300. « On a pu également montré la survivance d’un ancien scénario de puberté dans la célèbre discipline spartiate de Lycurge, qui comportait, entre autres, l’endurcissement à la douleur et la cryptie. Cette dernière ressemblait en tout point aux épreuves initiatiques archaïques. On envoyait l’adolescent dans les montagnes, et il devait y vivre toute une année de son larcin, en prenant garde de n’être vu par personne ; celui qui se laissait voir était châtié. Autrement dit, le couros lacédémonien menait tout un an l’existence d’un loup. Il y a d’ailleurs des ressemblances entre la cryptie et la lycanthropie. Se métamorphoser en loup ou se comporter rituellement comme un loup sont des notes spécifiques des initiations guerrières et chamaniques. Il s’agit de croyances et de rites archaïques, qui ont longtemps survécu aussi bien dans le nord que dans le sud de l’Europe » (Initiation, rites, sociétés secrètes, 1958).
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- Association de défense des loups (Klan du loup)