• Modernité(s)

    Modernité(s)La Modernité s'épuise, l'Histoire continue

    On s'accorde à considérer qu'il y a crise du lien social. Cette crise est celle de l'ensemble des formes de ce lien : le politique, le religieux, la représentation du beau, la place de l'homme dans le monde. L'individualisme et l'utilitarisme — la conjonction des deux — sont à l'origine de cette crise. La genèse de l'utilitarisme a été bien éclairée par les travaux de Louis Dumont. Mais la crise du lien social survient avec retard par rapport au déploiement des nouvelles valeurs. Le nouvel état d'esprit rationnel et utilitaire se déploie en plusieurs vagues. La première se traduit par une révolution des consciences.

    L'individualisme en est le fruit.  Il marque l'entrée dans l'ère de la subjectivité.  Dans celle-ci, l'important est l'histoire individuelle de chacun. Lucien Sève a appelé cela « la révolution biographique ». Elle prend son essor vers le XIVe siècle, au moment où nous entrons, selon l'expression de Pierre Chaunu, dans le système du monde plein. L'homme commence alors à se poser en s'opposant : aux autres et au monde. Le premier aspect est une constante de l'histoire ; le recul du holisme donne toutefois aux affrontements une forme différente. C'est principalement dans le second aspect que réside la nouveauté, dans une volonté de maîtriser le monde. Plus, de le domestiquer. Cette volonté a pour origine une peur nouvelle du monde. Car c'est au moment où l'homme commence à prendre la mesure de l'immensité cosmique qu'il se sent abandonné par un Dieu unique qui ne joue pas le rôle d'intercesseur et de partenaire qui était celui des anciens dieux.

    Augustinisme politique

    Au Ve siècle, Augustin établit dans La Cité de Dieu les bases de ce que l'on appellera l'augustinisme politique : a) existence d'une société surnaturelle distincte de la société terrestre, b) caractère légitime des institutions politiques (même quand les souverains sont païens), c) pouvoir séculier détenu par les évêques représentant la Providence divine.

    Augustin allie la raison et l'argument d'autorité : il faut comprendre pour croire. Au IXe siècle, Scot Erigène précise : « nisi crediteritis, non intelligetis ». Le pseudo-Denys, Maxime le Confesseur, les néo-platoniciens font de la raison un adjuvant majeur de la foi. En mettant la raison au centre des valeurs, en l'affirmant comme outil de l'autonomie terrestre et de la séparation de l'homme et de la nature, la pensée chrétienne crée les conditions d'une prochaine sortie de la religion.

    Thomas d'Aquin tente de réinstaurer le rapport de la foi et de la raison sur un mode moins impératif : Dieu n'a pas à être prouvé par la raison selon Thomas, il se prouve parce que l'homme existe — qui est sa créature. Le sujet humain peut connaître l'erreur, mais non Dieu. La raison humaine est admise implicitement comme pouvant être faillible ; il est toutefois possible de comprendre Dieu à partir du monde, en mettant la pensée au travail, en s'élevant, à partir de la connaissance de la nature, par l'analogie, vers l'universel, jusqu'à la conclusion de l'existence de Dieu. Le rapport entre l'être et l'existence est le rapport d'un acte à une puissance, l'être actualisant la puissance — qu'Heidegger appellera le Dasein (l'étant). Thomas développe ainsi une thématique qui s'oppose à celle d'Augustin et de Bonaventure pour qui il y a immédiateté de l'évidence de Dieu.

    Duns Scot et Guillaume d'Ockham

    Bref répit. La tentative thomiste de stabilisation des rapports de la religion et de la raison est aussitôt mise à mal. Notamment par Duns Scot. Celui-ci critique à la fois le néo-platonisme augustinien (et la théorie de “l'illumination divine”) et un aristotélisme représenté par Thomas et le philosophe arabe Avicenne (980-1037). Pour Duns Scot, démontrer l'existence de Dieu n'est pas tâche théologique mais métaphysique. Cela revient à démontrer la possibilité pour un être infini d'exister. Mais si la métaphysique peut conclure à l'existence de cet infini, elle ne peut le comprendre. Duns Scot postule ainsi une absence de passage entre le plan de l'être, accessible par la métaphysique, et le plan de Dieu, relevant de la théologie (cf. Hervé Rousseau, La pensée chrétienne, PUF, 1973) ; il s'inscrit dans le prolongement de la thèse de Boèce (début du VIe s.) selon laquelle « toutes les catégories changent de sens lorsqu'elles sont appliquées à Dieu ». En postulant aussi que la volonté de connaissance est préalable à l'existence de l'intellect, Duns Scot autonomise la volonté, ouvrant ainsi la voie au renforcement d'un individualisme déjà présent dans le thème de la Révélation.

    Guillaume d'Ockham développe un point de vue très proche du scotisme en écrivant : « il ne saurait y avoir supposition en dehors d'une proposition ». Pour  Ockham, l'existence de Dieu est improuvable. Il considère, ainsi que Duns Scot, que c'est un credibilia. Il approfondit ainsi le fossé entre Dieu et l'être qui date d'Augustin. Être et existence sont pensés comme tous deux causés, créés par Dieu. Il n'y a pas de participation de l'homme au divin via le biais d'une participation à l'être. L'objet de la théologie est de constater Dieu, tandis que l'objet de la philosophie est de prouver le monde. Dans celui-ci, ne sont réels que les objets particuliers, position qui caractérise un nominalisme (ou terminisme) opposé à la recherche des essences ou des universaux. Le bien, le beau, l'amour sont ainsi sans statut, et sans réelle existence. Le seul universel est extra-humain : c'est Dieu.

    En séparant radicalement l'étude du monde et celle de Dieu, l’ockhamisme, illustré notamment par Buridan et Nicolas d’Autrecourt, ouvre la voie à une étude du monde “débarrassée” de la présence divine. Il inaugure (indépendamment de l'avatar historique que constitue les condamnations du nominalisme) le conflit entre science et spiritualité, dont l'affaire Galilée est le symbole. Il renforce la mise en minorité de la nature dans la pensée chrétienne — c'est-à-dire dans la pensée dominante. Les nominalistes, dans le même temps qu'ils affirment l'autonomie de la raison et de la volonté, libèrent le champ pour une éclosion du mysticisme dans la sphère religieuse, comme le note justement H. Rousseau (op. cit.).  D'où un foyer de tensions et de déséquilibres lourd d'explosions.

    Optimisme et inconscience pré-modernes

    Le critique d'art Lionello Venturi écrit à partir du cas italien les lignes suivantes — qui sont valables pour l'ensemble de l'Europe : « À partir de Saint-François, c'est-à-dire à partir du XIIIe siècle, les italiens ne s'intéressent plus à la théologie comme avant ; ils rêvent d'une fraternité humaine et aiment les choses terrestres avec un renouveau d'émotions qui projette le Christ et son action dans la vie journalière de l'homme, c'est ce qui donne naissance au XVe siècle à une foi nouvelle en l'homme. On exalte l'homme comme le centre de l'univers et on le divinise » (cité in André Amar, L'Europe a fait le monde : Histoire de la pensée européenne, Présence Planète, 1966). Il y a dans ces lignes tous l'optimisme préliminaire à la Modernité. Mais aussi beaucoup d'inconscience.

    Le conflit ouvert entre science et spiritualité après Thomas est un approfondissement du clivage augustinien entre Dieu et l'être. Il reste ouvert tout au long du développement des sciences. Il oppose par exemple Descartes et Newton. Le premier assigne à l'homme la mission de constituer une “science universelle” et de se rendre “maître et possesseur de la nature” [Descartes précise “comme”, Dieu seul étant garant de la représentation]. Aussi, quand Glucksmann situe Descartes « à l'origine d'un humanisme négatif », il faut comprendre : à l'origine d'une conception dans laquelle l'homme n'accroit son être que dans la mesure où il nie l'être du reste du  monde. À l'inverse de Descartes, Newton refuse la vision mécanique de la nature imprégnée de la raison et développe une conception théiste de la science. Bien que ses thèses scientifiques soient d'une valeur incontestablement supérieure à celles de Descartes, Newton représente une ligne de pensée minoritaire dans le mouvement des idées. Car s'agrandit le fossé entre Dieu d'une part, l'être, le monde, l'homme et la philosophie d'autre part. Cette étape est bien caractérisée par Lukàcs, dont Reinhard Mocek résume ainsi le point de vue sur cette période : « L'Écriture n'est pas concernée par la science moderne, mais, en conséquence, la science ne peut plus procurer ce qui encore paraissait dans les œuvres de Bacon et de Galilée : la certitude de l'être ! Plus la science accomplit de progrès important, et plus les doutes apparaissent béants » (« De Hegel à Lukàcs, le problème de l'ontologie », La Pensée n°268, 1989). Spinoza est représentatif de cet état d'esprit. Il écrit : « J'ai acquis l'entière conviction que l'Écriture laisse la raison absolument libre et n'a rien de commun avec la philosophie ». En clair, un partage des rôles : d'un coté, l'Écriture, qui relève de la foi, de l'autre, le monde, qui relève de la libre raison. Étape nouvelle dans l'assomption de la raison : Spinoza estime que celle-ci, outre la qualité d'autonomie, a la capacité de s'appliquer à l'examen des Écritures elles-mêmes. Dans le même temps, l'amour de Dieu doit naître de la connaissance des lois “claires et distinctes” de la nature, ce qui ouvre la voie à un théisme scientiste. La religion comme la science sont déjà entrés dans l'ère post-chrétienne même si les mots pour le dire sont ceux du christianisme.

    Postérité de Kant et de Hegel 

    Le déplacement de la question de Dieu hors du champ de la philosophie est alors chose acquise pour quelques siècles. Kant le confirme, à la suite notamment de Berkeley (1685-1753) et du cardinal Bellarmin (1542-1621). Le noyau de ses conceptions est résumé ainsi par Lukàcs : « on ne saurait reconnaitre la moindre valeur ontologique à aucune de nos connaissances du monde matériel » (cité in R. Mocek, art. cit.). Si le kantisme constitue la pointe extrême de la rationalisation du christianisme, une inversion se produit simultanément qui est la déchristianisation du rationalisme. Hegel tente de restaurer l'identité entre théologie et philosophie, en supposant que dialectiquement l'Esprit s'aliène dans la matière, puis se reconnait enfin en lui-même. Écrivant que « l'essence de la nature ne concerne en rien l'extérieur », Hegel défend l'idée que la nature se manifeste « en tant qu'unité du monde » (Hans Heinz Holz, in : La Pensée n°268, 1989). L'éclatement de la postérité d'Hegel en multiples courants montre que, là encore, la stabilisation des rapports religion-science sur la base du christianisme n'est pas viable. Le philosophe et protestant Schleiermacher pose bien le problème au milieu du XIXe siècle (Lettre à Lücke, cité in : H. Rousseau, op. cit.) : « Le nœud de l'histoire devra-t-il se dénouer ainsi : le christianisme du côté de la barbarie, et l'incrédulité du côté des sciences ? … Si la Réformation, des débuts de laquelle est issue notre Église, n'a pas pour but d'établir un pacte perpétuel entre la foi vivante et la recherche scientifique libre, accomplissant son travail en toute indépendance, de sorte que la première n'entrave pas plus la seconde que celle-ci n'exclut la première, alors la Réforme ne satisfait pas aux besoins de notre époque, et il nous en faudra une autre, quels que puissent être les combats qui seront nécessaires ».

    “Thymos” / reconnaissance

    Francis Fukuyama remarque : « Le désir (de reconnaissance) et la raison suffisent à eux deux pour expliquer le mouvement de l'industrialisation, et plus généralement une bonne partie de la vie économique » (La fin de l'histoire et le dernier homme, Flamm., 1992). Le désir de reconnaissance est de fait un puissant moteur d'action à partir du moment où les individus se voient précisément comme tels, c'est-à-dire séparés du groupe (1). En ce sens, la démocratie libérale constitue la forme politique la plus adéquate pour l'économie de marché. Par l'égalité des droits civils et civiques, elle transfère le désir de reconnaissance — le thymos (2) — dans la seule sphère économique, faisant de celle-ci le champ privilégié des affrontements et des affirmations individuelles. « La force de l'économie libérale, écrit Fukuyama, est d'utiliser la démocratie (…) comme sa ruse. C'est cette égalité des droits qui maximise l'investissement dans la compétition au sein de la sphère du travail » (op. cit.). La situation peut ainsi être résumée avec justesse par l'historien de l'économie François Caron : « Le fondement réel du libéralisme politique est le libéralisme économique. Ils sont indissociables » (Le débat n°68, 1992). Le rôle de l'économie libérale, c'est-à-dire de l'économie libérée (de toute entrave), est aussi bien vu par Jean-Pierre Dupuy, l'auteur d'un ouvrage sur Le sacrifice et l'envie. Il affirme : « L'économie contient la violence aux deux sens du verbe contenir : elle lui fait barrage mais elle a cette violence en elle » (entretien accordé à Vendredi, 11 déc. 1992).

    Mais l'économicisme ayant affaibli la capacité des sphères politiques et culturelles d'exister en propre et d'être productrices d'identités individuelles et collectives, l'économie est sommée de produire elle-même ces identités. D'où le développement de l'esprit d'entreprise (3), l'utilisation des valeurs du militantisme dans certains secteurs professionnels (on parle par exemple de militants du développement local, de militants des énergies propres, etc), la vogue des histoires d'entreprises. Fukuyama n'a rien inventé. Hobbes, dans Le Léviathan, exprime bien cette idée de désir de reconnaissance consécutif à l'éclatement des représentations collectives : « (…) chaque homme tient à ce que son compagnon l'évalue au même prix qu'il s'estime lui-même ». Et cette recherche subjective de la reconnaissance rencontre un critère objectif formulé un siècle plus tard par le grand philosophe de l'utilitarisme Hume : « Ce qui est vrai, c'est ce qui réussit ».

    Assimilation du vrai au rationnel

    Nous en sommes là : au stade de l'utilitarisme et de l'assimilation du vrai au rationnel. La raison a triomphé de ses ennemis, d'où une “mélancolie” rationaliste apparentée à la “mélancolie démocratique” de Pascal Bruckner. La course à la reconnaissance est la règle. Mais c'est parce que c'est produit un basculement global des visions du monde. Kant pensait qu'« une communauté authentiquement humaine n'est pas constructible sur le mensonge ». La société moderne est simplement construite sur l'oubli de l'être. Ce n'est forcément plus rassurant. Cet oubli a entrainé la déchristianisation ; et c'est en même temps le christianisme qui, dés l'origine, en est porteur. Marcel Gauchet a résumé cet aspect des choses en une formule vive : « Le christianisme aura été la religion de la sortie de la religion » (Le désenchantement du monde, Gal., 1985). Au service des pouvoirs pour construire son pouvoir, l'Église a contribué à identifier l’irréligion à la maîtrise du destin terrestre et du destin social des hommes, sapant ainsi les bases de la croyance à mesure que l'outil de la raison, par elle valorisé, faisait apparaître qu'il n'est de connaissance du monde que ne soit une intervention sur le monde. C'est dans la « modeste, imperceptible bifurcation de l'augustinisme politique » que M. Gauchet situe le pas à partir duquel s'engage la dissolution de l'histoire proprement chrétienne. C'est donc au moment où le christianisme se rigidifie du point de vue des pratiques et de l'idéologie que nous amorçons notre sortie de l'age religieux. Il se produit alors ce que l'on peut nommer éclipse du sacré ou retrait du divin. « Avec le retrait de Dieu, remarque M. Gauchet, (…), le monde, d'intangiblement donné qu'il était, devient à constituer » (op. cit.). Le champ est par là pleinement ouvert à une laïcisation de l'éthique. Celle-ci, comme l'avait bien vu La Mettrie, comportait une possible dimension émancipatrice : abandon des « fausses vertus traditionnelles (humilité, pitié, remords, repentir), et revendication d'une sagesse matérialiste tournée vers la vie terrestre et son affirmation » (Olivier Bloch, Le matérialisme, PUF, 1985, p. 73). Mais le retrait de Dieu par accomplissement de la promesse chrétienne d'avènement de la raison aboutit aussi à dévaloriser le monde en le transformant en pur champ d'expérimentation, et à se tromper sur l'homme en le rabattant sur la nature — méconnaissant que « la nature de l'homme, c'est de n'en avoir point » (Arnold Gehlen). La Modernité est contradictoire. Et c'est pourquoi l'éclipse du sacré est réversible.

    La vision antique était la suivante : au dessus des dieux, le monde. La vision chrétienne fut : au dessus du monde, Dieu. Résultat : un monde sans Dieu et une raison devenue dieu.  La vision de demain pourrait être : au dessus des hommes, le monde ; avec le monde (nés avec), les dieux, et avec les hommes, la raison, pour comprendre, agir, intervenir. Et accepter le monde.

    ► Noël Rivière et Pierre Le Vigan, Vouloir n°126/128, 1995.

    ◘ notes :

    (1) Jean Saint-Geours, dans Moi et nous (politique de la société mixte, préf. de P. Bérégovoy, Dunod, 1992) tente de définir une troisième voie entre le holisme pur — qui s'énoncerait “nous” — et l'individualisme – qui s'énonce “moi et eux”.
    (2) De thymos, on déduit l'isothymia, désir d'être reconnu comme égal, et la mégalothymia, désir d'être reconnu comme supérieur. Le thymos est aussi l'ardeur spirituelle, celle qu'évoque Nietzsche quand il parle de l'homme comme de « la bête aux joues rouges ».
    (3) voir les remarquables analyses de Jean-Pierre Le Goff, Le mythe de l'entreprise, La Découverte/essais, 1992. J-P Le Goff définit l'idéologie de l'entreprise, « une de ces petites idéologies qui ont fleuri sur l'ère du vide », comme fondée sur l'idée que « l'homme doit s'investir totalement dans le travail ». Cette idéologie renforce selon lui la « souffrance au travail et le désarroi ambiant » (cf. son entretien in : Courrier cadres, 27 nov. 1992).

     

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    Les racines de la Modernité

     

    Modernité(s)

    L’histoire de l’Europe se confond à l’histoire des maîtrises que ce continent n’a eu de cesse d’opposer à chaque défi, comme autant de déploiements nouveaux de son originalité et de son identité. Or, aujourd’hui, l’Europe est menacée dans sa substance, menacée dans les structures mêmes de son identité. L’Europe risque désormais une modification fatale de son essence, de ces appartenances organiques : l’Europe risque de ne plus être elle-même. L’Europe est menacée de déracinement.

    L’alternative de notre Nouvelle École propose le réappropriement de nos origines pour neutraliser la menace de déracinement, en même temps qu’elle tirera de ce fonds commun, de cette spécificité réveillée, la solution moderne de la crise qui secoue notre société. Cette affirmation nécessite, à cet endroit, une définition des notions de modernité et de crise.

    La modernité se confond à la poésie. Elle est pression sur l’Histoire en même temps que l’expression d’une solidarité

    Toute tradition véhicule un substrat, une essence enracinée, qui traverse le temps et modèle le monde, immuable dans sa spécificité, identique dans ses structures mais perpétuellement nouvelle dans sa forme : la tradition véhicule un substrat qui change sans se modifier. Ce substrat constitue le legs organique, spécifique de chaque peuple et de chaque culture, la matrice écologique et biologique, originelle et originale de leur façon d’être-au-monde. Mais aussi le lieu mythique où s’entrelacent l’instinct du vouloir-être et la conscience du vouloir-faire dans la même volonté du devenir. Là est le lieu générique de leur volonté de puissance, lieu permissible de leur histoire et de leur complétude (Vollendung), lieu immémorial où se rejoignent le début et la fin, le passé et l’avenir car là est le lieu d’où saille l’origine par où se dévoile le monde et dont dépend le destin. Heidegger dit : « Ce qui est à l’origine demeure toujours un à-venir, demeure constamment sous l’emprise de ce qui est à venir ». Et encore : « Le passé est toujours avenir » (Herkunft aber bleibt stets Zukunft). Là est le lieu de la « puissance pré-formée » dont parle Ernst Jünger, puissance virtuelle que l’action créatrice de l’homme “met en forme”, à chaque génération, la faisant s’éclore dans une épiphanie de figures et d’idées, de structures et de concepts. De cette forme d’innovation, de ce buissonnement de puissance, de ce renouvellement des énergies, de cette mobilisation permanente des volontés fondatrices, de la réactivation incessante de cette virtualité enfouie, immobile, dans le substrat organique d’un peuple, naît, précisément, le renouvellement, la recréation, c’est-à-dire l’originalité. De cette imbrication d’héritage, de forces et de métamorphose, naît, précisément, la modernité, c’est-à-dire, en fait, la poésie quand on se souvient avec Hölderlin, Pound, Benn et Heidegger que toute poésie authentique est d’abord fondatrice, créatrice de la forme et de l’idée : « Ce qui demeure, les poètes le fondent » (Hölderlin). Nous l’appellerons modernité de consistance par opposition à la modernité d’apparence que véhiculent certaines modes épisodiques ou certains snobismes.

    Toute modernité authentique est donc appelée à véhiculer une détermination nouvelle des valeurs, c’est-à-dire une épiphanie de puissance capable de mobiliser un peuple sur l’axe d’une poussée créatrice qui imprime un sens nouveau à la vie. Toute modernité authentique est donc fondatrice d’une conception du monde et donatrice de sens. Ce qui signifie que toute modernité authentique sera à la fois le lieu à l’intérieur duquel les hommes font l’Histoire et le lien par lequel les hommes, mobilisés à la réalisation d’un but commun, vont pouvoir se solidariser. À la pression qu’elle exerce sur l’Histoire et à l’expression communautaire qu’elle réinvente, on départagera la modernité de consistance de la modernité d’apparence, la modernité authentique de la mode ou du snobisme.

    La modernité organique fonde un âge nouveau de la culture

    À l’intérieur de la perspective existentialiste, nominaliste et différencialiste où nous nous situons, il ressort que la modernité de consistance sera organique ou ne sera pas. Nous savons, en effet, que de tout enracinement saille un héritage en perpétuel devenir. Ce qui signifie que plus une modernité se rattachera à un héritage, plus elle maximalisera son authenticité et son originalité. Allons plus loin : la modernité organique ne modifie pas le substrat, l’essence enracinée qui véhicule l’état d’esprit d’un peuple, son approche et son interprétation mentale des forces vitales, naturelles, cosmogoniques, c’est-à-dire sa façon caractéristique de s’immerger dans le monde ou de le refuser, de le dominer ou de s’y soumettre, de le sacraliser ou de le relativiser. En ce qui nous concerne, il s’agit de l’état d’esprit indo-européen, que nous sommes libres de renier mais que nous ne pouvons pas nier parce qu’il nous fonde dans le monde et dans l’Histoire.

    Cet esprit est enraciné dans la volonté de puissance, esprit faustien qui sublime le risque et dont nous retrouvons le fil conducteur, ininterrompu malgré l’accident idéologique du christianisme, depuis les premières manifestations culturelles des Indo-Européens, manifestations prométhéennes par essence, jusqu’à la conquête actuelle du cosmos. C’est cet état d’esprit, identique à lui-même à travers tous les bouleversements de l’Histoire, des choix politiques opposés, qu’il s’agit, aujourd’hui, de tenir éveillé. Cet esprit qui replonge la vie dans l’immanence, c’est l’esprit de l’être-dans-le-monde (In-der-Welt-Sein) pour employer le langage d’Heidegger. La modernité consiste à assumer cet héritage — donc cet esprit — en le sublimant, c’est-à-dire en s’y reliant dans le moment même où elle le dépasse en réinventant une forme, un ordre, une structuration, dans le moment même où elle re-crée une table des valeurs qui ré-adapte, qui ré-installe l’homme dans son nouveau destin. La modernité organique annihile par conséquent jusqu’à l’idée d’un quelconque repli sur le passé, d’un quelconque mouvement de réaction qui retourne au passé chercher la sécurité des anciennes valeurs parce que manque le courage d’en fonder de nouvelles. La modernité organique crée, par définition, un âge nouveau de la culture sur la base de valeurs d’autant plus révolutionnaires qu’elle les ré-enfonce dans la matrice qui les détient et les possibilise : la sensibilité primordiale, l’état d’esprit originel d’un peuple, cet héritage indissociable de son identité, ce devenir à l’état de latence dont la modernité, précisément, permet le déploiement quand elle assume le risque de dépasser une époque pour ré-accomplir le destin, c’est-à-dire en re-créant aux hommes un lieu de la pensée, un champ des valeurs, un projet communautaire nouveaux qui leur permettent de se ré-immerger dans l’Histoire. La modernité organique défriche donc des sentiers à l’intérieur d’un terroir qui, lui, ne change pas.

    À l’inverse, une modernité inorganique, que nous dirons de rupture, se révèle toujours incapable de mobiliser durablement un peuple sur l’axe d’une idée et d’une forme qui n’éveillent pas, à la longue, une résonance profonde dans quelque fosse enfouie de son inconscient collectif. Cette modernité-là se révèle inauthentique du fait qu’elle ne peut pas arraisonner dans le temps un projet fondateur qui crée un espace, c’est-à-dire un projet qui crée un style, un sens nouveau à la vie par où les hommes puissent s’élancer à l’assaut d’un nouveau destin, dans le jaillissement d’une nouvelle puissance. Écoutons Heidegger : un peuple « ne se fera un destin que si d’abord il crée en lui-même une résonance, une possibilité de résonance pour ce destin, et s’il comprend sa tradition d’une façon créatrice ». Cette modernité d’apparence, née de l’étrange, du bizarre, dure le temps que dure l’effet d’un choc, c’est-à-dire le temps d’un désordre, d’une incohérence, le temps d’un ahurissement. C’est le cas de bien des modes et de bien des snobismes qui sont beaucoup plus les résidus de phénomènes totalitaires et universalisants — phénomènes de déculturation — que les premiers ébats d’une quelconque modernité. L’originalité, en effet, c’est-à-dire la modernité, sourd toujours de l’organique, de l’enraciné à proportion inverse de l’insolite, propriété de tous et de personne, sans attaches donc sans impulsions, digne de toutes les curiosités mais d’aucune estime, sans origine où pouvant s’arraisonner, donc voué au vagabondage et à la désintégration.

    ► Pierre Krebs, Vouloir n°10, 1984.

     

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    Modernité(s)Les six péchés capitaux de la Modernité

    Toutes les époques de l'histoire ont leurs péchés capitaux spécifiques et leurs vertus propres. Les péchés capitaux les plus patents d'une époque sont toujours le revers de leurs vertus. Mais il s'avère à tous coups que ces revers doivent être inversés, si bien que les véritables péchés capitaux d'une époque sont en fait ce que cette époque considère comme ses vertus. Ce n'est pas par leurs vices que les grandes cultures ont sombré mais par leurs vertus.

    Mais, aujourd'hui, la Modernité commence à devenir trop moderne. Mais la Post-modernité n'est pas seulement la Modernité en décomposition, en phase de pourrissement : elle est la perfection de la Modernité ; une perfection qui a commencé avec le futurisme, s'est poursuivie avec le présentisme et a fini sa trajectoire en tant qu'instance de refoulement de l'histoire. Dans la mesure où la Post-modernité "perfectionne" le passé à l'aide des techniques les plus récentes, elle constitue le plus-que-parfait de la modernité. Du fait qu'elle perfectionne tout, elle n'épargne pas les bonnes vieilles vertus que sont la tolérance, l'absence de préjugés et l'égalité. Or la vertu totale, la vertu parfaite, la vertu perfectionnée à outrance, c'est la terreur.

    De la tolérance

    La TOLÉRANCE, c'est cette attitude qui supporte les opinions et les styles de vie déviants, qui tolère les religions étrangères, les politiques étrangères et qui accepte la présence d'étrangers dans le pays. Mais la tolérance totalitaire tolère l'élimination de la tolérance, dans la mesure où elle traque, chasse, extermine l'intolérance. Or je ne puis tolérer que celui que je ne suis pas obligé de tolérer. Le noyau de la tolérance, c'est la liberté et le pouvoir éventuel d'être intolérant. L'intolérance vis-à-vis des tolérés devient impossible, lorsque ceux-ci obtiennent le DROIT de faire ce qui, jusqu'alors, n'était que toléré. De cette manière, la tolérance religieuse a disparu de notre civilisation, depuis que l'exercice des religions déviantes a été promu au rang de droit fondamental. On s'apercevra qu'il n'y a plus de tolérance religieuse aussitôt que disparaîtra l'indifférence religieuse. Si la force vient à manquer pour exprimer une tolérance absente par le truchement d'un acte de non-tolérance, on verra apparaître une impatience impuissante, celle du ressentiment. L'histoire nous enseigne que peuvent être catastrophiques les conséquences de la destruction de toute tolérance par l'octroi de droits à des groupes autrefois tolérés, surtout dès le moment où le ressentiment s'empare du pouvoir et abroge les droits obtenus par subreption ou octroyés.

    De l'absence de préjugés

    L'ABSENCE DE PRÉJUGÉS a été imposée de manière si totale, que les porte-paroles de la modernité extrême sont désormais incapables de tolérer le moindre préjugé, excepté celui qui veut que l'on ne peut pas avoir de préjugés. "Tu n'auras pas le droit d'avoir un autre préjugé que le mien !" : c'est ainsi que s'exprime la volonté moderne de ne plus avoir de préjugés. Depuis le triomphe de ce préjugé-là, les jugements sont devenus rares. Car celui qui a le pouvoir de définir ce qu'il exige, pouvoir nécessaire pour justifier valablement tout jugement, court le risque d'être brûlé sur le bûcher de la critique qui se réclame de la "raison critique", parce que son jugement sera considéré comme préjugé. Voilà ce qui menace tous ceux qui ne veulent pas être comme les enfants, c'est-à-dire sans préjugés. Mais le manque de préjugés chez les enfants, que l'on vante tant aujourd'hui, n'est finalement que le reflet de leur capacité encore déficiente à poser des jugements. Donc la modernité a hissé l'infantile au rang d'idéal. Un adulte qui a traversé la vie dans les peines et les joies cultivera en revanche ses préjugés : il sait qu'il ne peut savoir que peu de choses et qu'il ne doit rien espérer. Mais que doit-il faire ? Approfondir chacun de ses préjugés pour en faire un jugement, qui peut être prononcé et mis en pratique !

    De l'égalité

    L'ÉGALITÉ entre les hommes conduit à l'indifférence complète. En tant qu'acquis isolé de la modernité, l'égalité signifie la mort de la liberté et du droit. Les hommes ne sont pas égaux, mais seulement capables de se rendre égaux, dans la mesure où ils détiennent des droits et sont, de ce fait, des personnes. Tous les droits sont des faisceaux d'inégalités qualitatives et quantitatives mais ont tous en commun une qualité, celle de la propriété. L'homme en tant qu'homme est toujours d'une certaine façon un inégal, c'est-à-dire le propriétaire de qualités très différenciées, le détenteur de destins et de biens propres. L'homme, en tant qu'être capable d'égalité, est toutefois une personne, et, en tant que personne, détenteur de propriétés. Ce n'est qu'en tant que propriétaires que les personnes sont toutes égales entre elles, non, bien sûr, au sens quantitatif mais au sens qualitatif : la propriété est la dimension par laquelle les personnes peuvent être capables d'égalité et peuvent entretenir des relations sur pied d'égalité quantitative, dans la mesure où elles échangent des biens de quantité égale. Le domaine de l'égalité est circonscrit par le prix dans la sphère économique, le prix qui donne leur valeur aux marchandises ; dans la sphère psychologique, le domaine de l'égalité est circonscrit par la signification que l'on accorde aux différents besoins. Ceux qui n'ont pas d'idées cohérentes veulent généraliser l'égalité en en exigeant des droits égaux pour tous. Cette généralisation, si on la prend au sérieux sur les plans théorique et pratique, ne peut conduire qu'à un "droit des pauvres". Ce "droit des pauvres" a toutefois été réalisé depuis longtemps. C'est un droit des pauvres au niveau intellectuel/spirituel depuis qu'il y a la liberté d'opinion pour chaque individu ; c'est un droit des pauvres sur le plan économique depuis qu'existe la sécurité sociale ; c'est un droit des pauvres au niveau politique depuis le suffrage universel pour tous qui a conduit à la société de masse plutôt que la souveraineté du peuple.

    De la non-discrimination

    La NON-DISCRIMINATION est une bonne vieille vertu qui agit dans le monde et dans la vie : les belles jeunes femmes épousent souvent des hommes plus laids qu'elles ; les hommes intelligents et forts rassemblent autour d'eux des hommes moins intelligent et moins forts ; les braves gens s'occupent trop souvent avec sollicitude de ceux qui sont nettement moins bons qu'eux. Mais la condition d'existence de ce trait positif de l'âme humaine, c'est la faculté de discrimination, qui permet de distinguer entre ce qui est vilain et ce qui est beau, entre ce qui est stupide et ce qui est intelligent, etc. La discrimination est la vertu culturelle par excellence, qui rend possible la vertu de non discrimination : au vilain, au stupide et au faible, on ne dit pas ce qu'ils sont, parce qu'ils le savent sans doute eux-mêmes. Mais lorsque la non discrimination devient une norme obligatoire, on transforme la discrimination tolérante en non-discrimination intolérante ; il n'y a plus que la discrimination qui est discriminée, c'est-à-dire la faculté de donner valeur aux choses. Les lois qui sanctionnent la faculté de discrimination ruinent la capacité culturelle d'opérer des distinctions ; à long terme, cela conduit à la destruction de l'ordre axiologique élémentaire d'une société.

    De l'émancipation

    L'ÉMANCIPATION, c'est la libération de l'homme qui s'est mis, par sa propre volonté, en état de minorité ; l'émancipation constitue le mot-clef de la Modernité perfectionnée. Si l'état de minorité a été instituée de manière volontaire, c'est qu'il a été voulu, c'est qu'il a donc été un acte de liberté, un acte posé par une personne, par un homme qui est sujet de droit. Le mariage, par ex., nous dit très justement Hegel, « est le libre consentement de deux personnes à ne former plus qu'une seule personne » (Philosophie du droit, §162). Ce n'est donc pas l'émancipation qui libère véritablement l'homme mais la "rémancipation", soit le fait que les personnes renoncent mutuellement à leurs droits et transfèrent ceux-ci à des instances collectives ; elles constituent de la sorte une unité éthique auto-réalisante, correspondant à l'essence de l'espèce. La notion d'émancipation domine aujourd'hui l'entendement dominant et toute la vulgarité qu'il véhicule ; et elle finit lamentablement dans cette généralisation préoccupante des ménages à une seule personne.

    De la liberté de circulation

    LA LIBERTÉ DE CIRCULATION pour les personnes, les biens et les idées est considérée aujourd'hui la vertu cardinale de l'Occident, sur tous les plans économique, politique et intellectuel/spirituel. La liberté de circulation jouit effectivement d'une grande popularité, y compris chez les ressortissants des civilisations non occidentales. La tentative de faire valoir cette vertu cardinale rien que dans le cadre limité de la CEE a sévèrement ébranlé l'ordre des choses en Europe, tant et si bien que l'on a dû renoncer à la vieille et puissante utopie de construire les "États-Unis d'Europe" ! Échec qui rappelle, de manière douloureuse, que choses humaines et vertus restent telles qu'elles sont si et seulement si elles conservent leur mesure. Jadis, on a cru que le salut viendrait si l'on avait "ein Volk, ein Reich, ein Führer" ; aujourd'hui, les Euro-euphoriques croient qu'il viendra, si l'on a "un marché, une frontière, une monnaie". Mais le salut ne viendra pas, justement parce qu'une liberté de circulation incontrôlée conduira simultanément à la majorisation des petits peuples d'Europe occidentale et à la destruction de leur identité. L'idée populaire d'un ordre basé sur l'économie de marché ne débouchera ni sur un libre-échangisme dépourvu de toute spiritualité ni sur l'idée non européenne d'États-Unis qui renoncent à leur souveraineté au profit d'instances supranationales, mais débouchera sur un ordre basé sur un Grand Espace régi par le droit des peuples, qui accentuera encore la différenciation entre les marchés nationaux et régionaux. Car non seulement de plus en plus d'individus veulent participer plus globalement aux activités du marché, mais aussi de plus en plus de tribus, de peuples et de familles de peuples, tous bien différenciés les uns par rapport aux autres, tous soucieux de revendiquer à leur profit la liberté de circulation, c'est-à-dire la liberté d'agir.

    ► Dr. Reinhold Oberlercher, Vouloir n° 80-82, 1991.

     


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