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Nominalisme
L'idéal d'une humanité anhistorique est au cœur de la mystification du totalitarisme soft, le pire, celui auquel se complaît notre époque. Combattre à la racine sa violence négatrice de toutes différences nécessite de fait une critique du logocentrisme occidental qui en est le vecteur principal. Faisant de la conscience le parangon de l'Esprit hors du temps et de l'espace, troquant le phénoménal pour le nouménal, le moralisme imbu de lui-même qu'il manifeste déréalise lentement le monde et provoque ruine de la terre. Au dogmatisme souvent inquisitorial des gardiens de troupeau de clones qui s'en réclament, quand ce n'est pas le ton doucereux des belle-âmes aimant répéter l'air du temps comme ils le respirent, on pourrait opposer à leurs abstractions ce que rappelle Klages de l'origine des conceptions : « il n'y a pas de "propositions en soi" ni non plus de vérités en soi, elles n'existent que dans la conscience d'individus vivants qui sont eux-mêmes des manifestations passagères de destinées non-concevables ». Les mises en discours du monde tendant à la clôture référentielle ne sont à la vérité pas seulement une colonisation de l'imaginaire, elles sont aussi destructrices de la dimension éthique de la parole comme mise en commun des communautés la pratiquant. Dès lors, s'interroger sur le nominalisme, c'est apprendre à déjouer les stratégies de pensée unique. Mais que faut-il entendre par nominalisme ?
Le nominalisme est une attitude philosophique admettant qu'aucune substance métaphysique ne se tient derrière les mots : les prétendues essences ne sont rien de plus que des mots ou signes représentant des choses toujours singulières. Il contredit ainsi le réalisme des Idées de type platonicien et le conceptualisme. Il apparaît dès l'Antiquité chez les cyniques dans leur critique de Platon ("Je vois bien le cheval mais non l'équidité") ; toutefois on devrait en réserver l'appellation à l'école du Moyen Age (Roscelin, Occam) qui s'appuie sur des cette élimination des essences superflues pour ne retenir que deux sources de la connaissance : l'expérience et la logique. « Il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité" énonce Occam (ce principe d'économie de la pensée est nommé rasoir d'Occam).
Revenons un court instant, ce ne sera pas de trop, sur cette querelle scolastique entre nominalistes et réalistes. Derrière l'idée qu'il n'existe aucun universel en dehors de l'esprit humain mais seulement des singularités, les nominalistes se sont opposés au projet d'une métaphysique ramenant tous les individus au genre commun de l'être, afin de se hisser par là à cet Être de tous les êtres qu'est Dieu. Car ils ont vu là quelque chose qui n'est rigoureux ni d'un point de vue de la connaissance ni d'un point de vue théologique. En effet, Dieu étant irréductible et son Nom relevant d'un mystère transcendant, seule la théologie négative (disant non ce qu'est Dieu mais ce qu'il n'est pas) est en mesure de l'approcher. Aussi n'y-a-t-il pas de commune mesure entre son être et l'être des individus. Penser par là même que l'on puisse passer directement de l'être de ces derniers à celui de Dieu est un acte illégitime, que la logique se doit de rectifier en appelant l'écart qui sépare les mots des choses. D'où l'impossibilité de ramener tous les individus à un être commun, sinon de façon purement intellectuelle. Autrement dit, le nominalisme a conféré une singularité aux individus afin de respecter la transcendance de Dieu en évitant tout confusion de ce dernier avec ceux-ci par le biais de la notion d'être. Il a, par sa démarche, critiqué toute volonté de maîtrise rationnelle de Dieu et, par là mêm, toute volonté de maîtrise tout court, en opposant à l'univers anonyme de l’Être, où tout en définitive porte le même nom, un autre monde. Le monde riche des singularités qui épellent le mystère de Dieu à travers la multiplicité irréductible dont il fait preuve.
Les retombées ultérieures du nominalisme changeront complètement de domaine avec les théories de la connaissance caractéristiques de l'essor de la Modernité. Elles sont décelables dans le champ conceptuel de certains empiristes (Hume) ou logiciens (Condillac). Au XXe s., le nominalisme reparaît, not. dans l'interprétation de la science selon laquelle les lois et les théories sont davantage des constructions de l'esprit qu'une représentation des choses ; de son côté l'empirisme logique en participe pleinement en affirmant que la science porte, non sur les choses, mais sur les énoncés à propos des choses (cf. Russel ou Wittgenstein, De la certitude).
Aussi l'étude que nous présentons aujourd'hui à ce sujet, un texte d'Alain de Benoist issu de la revue Nouvelle Ecole n°33 [été 1979], précédé du texte introductif au dossier, serait à nuancer. Elle appartient plus à une histoire des problématiques qu'à véritablement une histoire des mentalités ; ce que nous gagnons en synchronie, nous le perdons en diachronie. Sa qualité principale est de contrecarrer certains schèmes de l'idéologie dominante actuelle proposant un “réarmement théologique” de la morale afin de la rendre normative du politique (cf. manichéisme Bien/Mal de l'impérialisme américain, humanitarisme négateur des peuples, “révolte de l'Ange”, etc.). Son défaut néanmoins, comme beaucoup d'études d'histoire des idées, est de ne pas assez prendre en compte le cadre civilisationnel différent selon les périodes : il n'y pas de problème éternel en philosophie où simplement les mots changeraient par paléosémie ; non seulement ceux-ci changent de sens mais aussi s'inscrivent dans un univers mental différent. Le processus de sécularisation par ex., d'où émerge le principe d'individuation de l'action corrélatif de la catégorie du sujet, est ainsi peu ou pas traité (pour son étude, cf. Les Mots et les les choses, Michel Foucault, not. sur la relégation de toute pensée symbolique aux limbes intellectuelles).
Toujours est-il que le volontarisme des valeurs, celui dont savent faire preuve les Namengeber (Nietzsche, PBM § 211), et qui se trouve affirmé en ce texte, dépasse de loin une simple discussion sur la réception du nominalisme. Il invite à résister aux mécanismes de déréalisation de nos sociétés au nom d'absolus, ou, pour le dire autrement, à se distancier du leurre idéologique visant à promouvoir le sujet politique prétendant se hisser à l'universel, fiction d'un universalisme qui n'a jamais été que le paravent d'un individualisme politique inconséquent, "idiot utile" de la dictature de la marchandise et du système à tuer les peuples. La longue patience des bâtisseurs de cités, comme celle des veilleurs de la nuit, se tournent vers cet horizon qu'annoncent les paroles qui, dans les diverses cultures du monde, ne renoncent pas à “dire la vérité” malgré le “faux défilé d'Absolus” parcourant l'histoire (Cioran). C'est dans le respect des singularités, et des matrices des différences que sont les civilisations, que se tient l'universel.
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Soit l'on considère que le particulier découle du général, soit l'on estime que le général découle du particulier : cela résume déjà le débat “universalisme-nominalisme”. Bien entendu, toute conception du monde anti-égalitaire est fondamentalement nominaliste. Elle pose en postulat que les différences entre les choses, entre les êtres, entre les hommes, ne sont pas sommables — et que c'est par pure convention qu'on peut tirer un concept universel, une catégorie générale d'une série d'observations particulières. Pour le nominalisme, il n'y a pas d'“existence en soi” : toute existence est particulière — et même l'Être est indissociable d'un Être-là (le Dasein heideggérien). Il n'y a pas non plus d'“homme” en général, pas d'“humanité” : il n'y a que des hommes particuliers. De même, le concept de chien ne mord pas, la notion d'arbre ne fleurit jamais.
À ce nominalisme s'opposent toutes les doctrines universalistes, et d'abord le réalisme (au sens philosophique du terme — rationalisme de Thomas d'Aquin, essentialisme chez Popper), c'est-à-dire l'idée selon laquelle, à tout concept qu'il est possible de formuler, d'imaginer ou d'intituler, correspond une réalité objective tirant sa raison d'être de l'existence d'un ordre "naturel", d'un univers reflétant un projet intelligent, appréhendable par le truchement d'une raison également présente chez tous les hommes. Pour le nominaliste, la diversité est le fait fondamental du monde ; pour l'universaliste, au contraire, il convient de rechercher, derrière le jeu des contingences et des attributs particuliers, l'essence qui, parmi les hommes, les rend tous égaux devant Dieu.
Cette différence dans l'appréhension du général et du particulier recoupe aussi, selon le théologien Thorleif Borman, une distinction entre la pensée biblique et la pensée grecque des origines. Tandis que cette dernière infère un concept de généralité à partir du particulier, par comparaison systématique et abstractions successives, la première déduit la nature du particulier de l'appréhension a priori d'une catégorie universelle (cf. T. Borman, Hebrew Thought Compared With Greek, Norton, NY, 1970). Le mode de pensée universaliste se retrouve ensuite chez Platon, à qui les Cyniques opposent une critique nominaliste de type classique : “Je vois bien le cheval, je ne vois pas la chevalité”.
Au Moyen Âge, l'affrontement entre nominalisme et “réalisme” se cristallise dans la célèbre querelle des “universaux” — terme regroupant les catégories fondamentales de la logique, c'est-à-dire principalement les genres et les espèces définis par Aristote. Pour Thomas d’Aquin, ces “universaux” possèdent, en Dieu, une existence réelle, précédant et structurant celle des objets auxquels ils s'appliquent : il existe des vérités éternelles, vraies en tous temps et en tous lieux, indépendantes de la possibilité même qu'on peut avoir de les appréhender. Pour les nominalistes, au contraire, les “universaux” ne sont que des inconnaissables ou de pures illusions. Dès le XIe siècle, Roscelin affirme que les idées abstraites ne sont que flatus vocis, simples “émissions de voix”.
Au XIVe s., l'intervention de Guillaume d'Ockham (1285-1349) sonne le glas de la scolastique — et le début de l'émancipation de l'esprit européen du joug d'Aristote et des Écritures. G. d'Ockham montre l'impossibilité pour la science d'argumenter sur les “universaux” et les notions générales, qu'il appelle les “termes de seconde intention”, et dont il établit qu'ils désignent seulement de façon plus abstraite et plus confuse ce que les “termes de première intention”, relevant de la connaissance des choses singulières, désignent avec plus de précision. Il n'y a, dit-il, d'autre existence actuelle que l'existence des individus singuliers. Dès lors, tombe toute la structure que les scolastiques avaient distinguée dans les êtres (distinction, chez Thomas d'Aquin, de “l'existence actuelle” et de “l'existence essentielle”, etc.). Tombe aussi la distinction de l'essence et de l'existence, de l'âme et de ses facultés, de la substance et de ses accidents, de l'intellect agent et de l'intellect passif, de la puissance et de l'acte, etc. Da même coup, enfin, tombent les preuves classiques de l'existence de Dieu. La foi est affaire de foi, et non plus de raison. La philosophie reprend son autonomie et cesse d'être la servante de la théologie.
En instituant deux ordres de vérité, le nominalisme médiéval a favorisé le fidéisme, « l'adhésion pure et simple aux dogmes qu'il faut croire sans réflexion » (Louis Rougier, Histoire d'une faillite philosophique : la Scolastique, Pauvert, 1966). Mais, par contrecoup, il a aussi rendu possible le critère de la science moderne énoncé par Bacon : « Le raisonnement ne prouve rien ; tout dépend de l'expérience ». La postérité de G. d'Ockham a du reste été extrêmement diverse.
D'un côté, on trouve quelques grands mystiques hétérodoxes, qui font de la création la “condition” du créateur — non l'inverse — et voient dans l'homme un être capable d'égaler Dieu en poursuivant son œuvre. Maître Eckhart déclare : « Dieu est parce que je suis ». De l'autre, on trouve toute la lignée des empiristes du XVIIIe s., avec Bacon, Locke et Stuart Mill, d'où procédera ce qu'on a parfois appelé, à tort ou à raison, le “nominalisme scientifique”. Celui-ci se développera surtout à partir du XIXe s., lorsque le développement des sciences établira le caractère conventionnel des pseudo-vérités éternelles de la logique, de la physique et de la mathématique. À l'époque moderne, certaines thèses de Schlick, de Wittgenstein ou de Russell ont un caractère nominaliste prononcé. Mais on retrouve aussi le nominalisme, sous une autre forme, dans des courants de pensée bien différents : l'existentialisme contemporain (Heidegger, Jünger, Rosset), le subjectivisme héroïque, le pessimisme philosophique, le relativisme culturel, etc.
Politiquement parlant, on peut également déceler un courant “nominaliste” et un courant “universaliste”. Mais ces courants ne s'identifient à aucune des familles politiques ou sociologiques traditionnelles. Bien plutôt, ils parcourent toutes ces familles, créant, à l'intérieur de la “droite” et à l'intérieur de la “gauche”, des malentendus aussi considérables que durables, mais aussi parfois, entre la “droite” et la “gauche”, des rencontres inattendues et des affinités particulières. Joseph de Maistre exprime un point de vue typiquement nominaliste, quand il écrit : « Il n'y a point d’homme dans le monde. J'ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. Je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être persan ; mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir jamais rencontré de ma vie ; s'il existe, c'est bien à mon insu… » (Considérations sur la France, 1796, ch. VI).
À l'inverse, le courant universaliste est essentiellement représenté, à l'époque moderne, d'une part, par le judéo-christianisme et l'aristotélo-thomisme, d'autre part, par le marxisme et ses dérivés. Dans la filiation de Parménide et d'Aristote, Karl Marx adhère en effet à la conception métaphysique d'un homme générique et d'une essence de l'homme. Dans L'Idéologie allemande, il va jusqu'à écrire qu'« un être non objectif est un non-être », et il définit la “révolution” comme la re-génération de l'essence humaine, la re-coïncidation de l'homme avec son “propre”, la re-production de l'essence d'un “homme en soi” retrouvant son être par-delà les contraintes aliénantes de la vie réelle. On peut même penser, avec Jean-Marie Benoist, que c'est cette « espérance téléologique du propre », ce retour de l'Autre au Même, cette réconciliation du genos et de l’ousia, qui spécifie le mieux sa pensée.
Dans Le Capital, les termes clés employés par Marx (“capitalisme”, “prolétariat”, “ouvriers”, “bourgeois”) ont une valeur quasi constante, transhistorique et jouent un rôle comparable à celui des “universaux” dans la scolastique, dans une conception unitaire du temps liée au principe logico-métaphysique d'identité. Le rapport du prolétariat à la classe sociale instruit une relation métaphysique analogue à la relation substance/attribut et mode chez Spinoza. La notion même de classe consacre la réapparition du principe d'identité conjugué avec celui de substance. L'idée de révolution est un chiasme par lequel le rapport du prolétariat à la classe s'inverse, la substance-sujet-substrat devenant le rapport caché d'une sorte d'entre-deux, pris entre la catégorie d'essence et celle d'accident.
Le concept de plus-value, écrit JM Benoist, « se trouve finalement être une absence, un jamais-présent. (…) Ce que la théorie de la plus-value met en scène, ce sont des universaux, des génériques, c'est-à-dire des entités qui doivent leur persistance de substance à la métaphysique aristotélicienne. La plupart des analyses du Capital sont donc obérées doublement : par un emprunt inaperçu à des universaux métaphysiques d'une part ; et par une fuite dénégatrice qui mène, en un désir de dépouiller la défroque philosophique, à recourir à des données empiriques telles que l'industrie, le commerce, l'échange, la production. Une métaphysique inavouée, contaminée par une pensée de la technè, voilà ce à quoi nous aboutissons » (Marx est mort, Gal., 1970). [N.E.]
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Fondements nominalistes d'une attitude devant la vie
Toute théorie nominaliste postule que les idées ne sont vraies que pour autant qu'elles sont incarnées, c'est-à-dire vécues. Ce n'est pas seulement là une question d'éthique (mettre en accord ses idées et ses actes), mais une affirmation à portée beaucoup plus générale : il n'y a pas de vérité en dehors de ce qui est incarné ; ce qui, pour nous, revient à dire qu'il n'y a pas de réalité en dehors du réel. Notre “anti-intellectualisme” découle de cette conviction que la vie vaut toujours mieux que l'idée qu'on s'en fait ; qu'il y a prééminence de l’âme sur l'esprit, du caractère sur l'intelligence, de la sensibilité sur l'intellect, de l'image sur le concept, du mythe sur la doctrine.
De même, il est impossible de démontrer dans l'abstrait qu'un comportement est préférable à un autre. N'importe quel comportement peut être préférable selon le système de valeurs et les critères d'appréciation auxquels on se réfère, consciemment ou inconsciemment (si la mort est jugée pire que tout, mieux vaut déserter que d'aller se battre ; si, en revanche, le déshonneur est jugé pire que la mort, c'est le contraire). On ne peut jamais démontrer la vérité des postulats sur lesquels se bâtit un système de valeurs. On démontre seulement à partir de ces postulats, et à la seule intention de ceux qui les admettent. La science elle-même n'échappe pas à la règle : l'erreur d'un Jacques Monod lorsqu'il parle d'“éthique de la connaissance” est de ne pas voir qu'il n'est pas évident pour tout le monde qu'un énoncé scientifique doive être préféré à un autre. C'est ici qu'il faut rompre avec le positivisme (dont les qualités critiques nous semblent par ailleurs certaines) : la perspective scientifique n'est qu'une perspective parmi d'autres ; la raison a un rôle purement instrumental : ce n'est pas une valeur en soi, mais un outil.
Deux conceptions de l'histoire
Avant d'examiner à quel système de valeurs nous choisissons de nous référer, et de quelle manière nous opérons notre choix, il apparaît nécessaire de faire un bref rappel théorique dans deux domaines de notre vue-du-monde : philosophie de l'histoire et conception / appréhension de l'univers.
1. L'histoire comme non-sens
Dans le devenir européen, deux grandes conceptions de l'histoire n'ont cessé de se côtoyer ou de s'affronter, sous des formes d'ailleurs multiples : l'histoire “linéaire” et l'histoire “cyclique”. La conception linéaire de l'histoire apparaît dans l'espace-temps européen avec le judéo-christianisme. Elle pose le devenir historique comme une ligne reliant un état anté-historique (paradis originel, jardin d’Éden) à un état post-historique (instauration du règne de Dieu sur terre). La structure de ce schéma a été maintes fois décrite.
Autrefois, l'homme vivait en parfaite harmonie avec le Créateur. Mais un jour, il commit une faute (le péché originel héréditaire) ; il fut alors expulsé du paradis et entra dans l'histoire — dans cette “vallée de larmes”, où il est obligé de “gagner son pain à la sueur de son front”. Cependant, grâce à la Bonne Nouvelle que constitue la venue du Messie (Jésus dans le système chrétien) sur terre, il peut désormais faire le “bon choix” et assurer son salut (individuel) pour l'éternité. À la fin des temps, après I'Armageddon final, les bons et les méchants seront définitivement séparés les uns des autres. L'état post-historique restituera l'état antéhistorique, et ce sera la fin de l'histoire : l'histoire se refermera, se résorbera, comme une parenthèse.
Structuralement parlant, ce schéma, ramené sur terre par substitution de l'en-deçà à l'au-delà, se retrouve exactement dans la théorie marxiste : autrefois, l'homme vivait heureux dans le communisme originel. Mais un jour, il commit une faute. Ce fut la division du travail, qui entraîna la propriété privée, l'appropriation des moyens de production, la domination de l'homme par l'homme, la naissance des classes. L'homme entra dans l'histoire — une histoire caractérisée par le conflit, les rapports d'autorité, etc., et dont la "lutte des classes" constitue le moteur essentiel. Cependant, à un certain moment du devenir historique, la classe la plus exploitée prend conscience de sa condition et, dès lors, s'institue en Messie collectif de l'humanité.
L'homme peut désormais faire le "bon choix" et œuvrer à l'aboutissement plus rapide de la lutte entreprise. À la fin des temps, après la "lutte finale", les bons et les méchants seront définitivement séparés les uns des autres. La société sans classes restituera — l'abondance en plus — les conditions heureuses du communisme originel. Les institutions dépériront, l’État deviendra inutile. Ce sera la fin de l'histoire.
Un important correctif à cette théorie de l'histoire a été apporté par certains philosophes néo-marxistes, not. par les membres de l’École de Francfort, et aussi, dans une certaine mesure, par le dernier Freud (Malaise dans la civilisation). Dans cette optique, la conception des débuts de l'histoire reste sensiblement la même, mais un doute de plus en plus grand se fait jour sur les possibilités de son aboutissement. On pose alors en principe que le mal est toujours destiné à se reproduire, qu'on n'échappera jamais aux rapports d'autorité et de domination.
Mais on n'en conclut pas pour autant que ce “mal”, qui forme la trame de toute réalité sociale, n'est peut-être pas aussi mauvais qu'on avait bien voulu le dire. Tout au contraire, on affirme que dans ces conditions, la seule possibilité pour l'homme de ne pas “ajouter du mal au mal”, est de continuer à se référer à l'idée d'une fin de l'histoire — même et surtout si l'on sait que celle-ci ne doit jamais advenir. C'est cette attente messianique qui est considérée, par elle-même, comme opérante et féconde. L'attitude qui découle logiquement de cette vision des choses est un hypercriticisme de principe ; il s'agit d'opposer un perpétuel "non" aux dangers que recèle tout "oui". On retrouve une attitude assez similaire chez les “néo-monothéistes” du type de BHL (La Barbarie à visage humain, Le Testament de Dieu).
Tandis que la théorie marxiste "orthodoxe" reproduit, sous une forme laïque, la théorie chrétienne de l'histoire, on peut dire de la théorie néo-marxiste ou freudo-marxiste qu'elle reproduit, elle, plus étroitement, celle du judaïsme classique. Dans la perspective du judaïsme, le péché originel n'est pas vu sous l'angle “mécanique” de la doctrine chrétienne (les écritures n'exigent pas de pénitence pour un héritage grevé de péché, il n'y a pas de croyances capables par elles-mêmes de procurer le salut). D'autre part, le Messie n'est pas encore venu (Jésus est un imposteur). À la limite, on doute même qu'il vienne jamais ; mais son attente, à elle seule, est opérante et féconde. (« Ce Messie qui ne vient jamais, écrit Robert Aron, mais dont l'attente seule, quoique éternellement déçue, est efficace et nécessaire », Le Judaïsme, Buchet-Chastel, 1977).
Quand la “ligne” disparaît
On dira de la conception linéaire de l'histoire, pour résumer, qu'elle affecte l'histoire d'un caractère unidimensionnel, d'une nécessité (inéluctable : il est impensable que l'histoire ne se déroule pas, tous accidents et contingences mis à part, selon la “révélation” que l'homme en a eue — dans la Bible ou dans Le Capital) et d'une finalité. L'histoire a un sens, dans les deux acceptions du terme : elle a une signification, elle va dans une certaine direction. Par suite, la liberté de l'homme est étroitement limitée : l'homme n'est pas libre de faire de l'histoire ce qu'il veut, il n'a que le choix d'accepter la révélation qui lui est faite avec les moyens de la plus haute autorité possible par rapport au système (“Dieu” dans le schéma judéo-chrétien, la “science” dans le schéma marxiste). D'autre part, le passé, le présent et le futur sont perçus comme radicalement distincts les uns des autres : le passé (à l'intérieur de l'histoire) est ce qui ne reviendra plus jamais ; le futur, ce qui n'est encore jamais advenu ; le présent est un point sur une ligne dont on connaît le début et la fin —même si l'on en ignore la durée. Il y a unidimensionalité du temps historique.
Contrairement à la conception linéaire, la conception cyclique de l'histoire est une conception autochtone en Europe. Elle apparaît commune à toute l'antiquité européenne préchrétienne. Elle est induite par l'observation du monde-comme-il-est : spectacle d'un certain nombre d'alternances (les saisons), d'enchaînements (les générations), de répétitions-dans-la-différence et de différences-dans-la-répétition (on ne se baigne jamais deux fois dans la même eau, le soleil se lève chaque matin et, en même temps, ce n'est jamais exactement le même soleil). Elle repose sur l'intuition d'une harmonie possible reposant sur la régularité des cycles et la conciliation des contraire. Cette idée est peut-être à rattacher à l'aperception d'un paysage éminemment varié (Renan oppose le “psychisme de la forêt” au “psychisme du désert”, qui induit la notion d'absolu : « le désert est monothéiste »). Dans cette conception, l'histoire n'a ni début ni fin. Elle est simplement le théâtre d'un certain nombre de répétitions analogiques, qu'il faut, selon les écoles, prendre plus ou moins au pied de la lettre. Cette permanence des cycles donne à l'histoire son statut ontologique : une ontologie qui n'est plus extérieure ou transcendante par rapport au devenir des hommes, mais qui se confond avec lui.
Nous nous situerons dans la perspective tracée par cette conception cyclique de l'histoire, mais en lui apportant, à la suite de Nietzsche, un important correctif. Si l'on y regarde de près, la conception cyclique traditionnelle reste en effet linéaire d'une certaine façon. L'image à laquelle elle se réfère est celle d'une ligne disposée en cercle. Certes, les “extrémités” de cette ligne se touchent (et, de ce fait, tendent à disparaître), mais, à l'intérieur du cercle, les événements continuent de se dérouler dans un ordre immuable. De même que les saisons s'enchaînent toujours dans le même ordre, les cycles, eux aussi, st déroulent selon un schéma inexorable. Chez les tenants modernes de la théorie traditionnelle des cycles (Julius Evola, René Guenon). notre époque correspond ainsi à une période de fin de cycle (Kali-yuga indien, "âge du loup" de la mythologie nordique). Notre liberté à son endroit s'en trouve limitée d'autant, avec tous les risques qui découlent logiquement dans la pratique d'une telle analyse : démobilisation ou politique du pire.
Dans un célèbre passage d'Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche substitue à cette conception cyclique de l'histoire une conception résolument sphérique — le “cercle” subsiste, mais la "ligne" disparaît —, équivalant à une affirmation radicale du non-sens de l'histoire et à une rupture aussi bien avec la nécessité inhérente à la conception linéaire qu'avec la nécessité inhérente à toute spéculation mécanique sur les "âges de l'humanité" (de Hésiode à Guénon). On voit tout de suite en quoi le cercle et la sphère se ressemblent et diffèrent : la sphère possède une dimension supplémentaire, elle peut à tout moment rouler dans tous les sens. De même, dans la conception générale qui s'y rattache, l'histoire peut à tout moment se dérouler dans n'importe quelle direction, sous réserve qu'une volonté assez forte lui imprime son mouvement et compte tenu, bien sûr, des processus dont elle est le lieu. L'histoire n'a pas de sens : elle n'a que le sens que lui donnent ceux qui la font. Elle n'agit l'homme qu'en tant qu'elle est d'abord agie par lui.
Les conséquences sont évidentes pour ce qui concerne la liberté de l'homme (on y reviendra plus loin). En outre, passé, présent et futur ne sont plus des points distincts sur une ligne pourvue d'une seule dimension, mais au contraire des perspectives qui coïncident dans toute actualité. Le passé, remarquons-le, n'est jamais perçu comme tel qu'en tant qu'il s'inscrit dans le présent (les événements auxquels il se rapporte ne sont "passés" que dans le présent : lorsqu'ils se déroulaient, ils étaient présents). Il en va de même du futur. Ainsi toute actualité est-elle, non un point, mais un carrefour : chaque instant présent actualise la totalité du passé et potentialise la totalité du futur. Il y a tridimensionalité du temps historique. La question de savoir si l'on peut ou non faire “revivre le passé” devient caduque : le passé-conçu-comme-passé revit toujours dans tout présent ; il est l'une des perspectives grâce auxquelles l'homme peut élaborer des projets et se forger un destin.
2. Le monde comme chaos
De même que nous n'apercevons, globalement parlant, aucun “sens de l'histoire”, de même nous ne constatons aucun “sens” dans l'organisation et la configuration du monde. Nous récusons tout déterminisme, qu'il soit “spatial” ou “temporel”. Nous nous séparons donc ici des tenants d'un “ordre naturel”, qui croient que “l'ordre” dont le monde environnant semble leur donner le spectacle n'est qu'une partie d'un ordre plus vaste, dont l'existence, appréhendable par le biais de la raison, renverrait à un créateur à la façon dont une mécanique "renvoie" à son mécanicien.
Au fur et à mesure que nous développons nos connaissances sur les peuples de la terre, nous constatons une relativité générale, que ce soit dans le domaine des mœurs, des coutumes, de la morale, des fondements du droit, des canons esthétiques, des attitudes devant le sacré, des conceptions du divin, etc. Il n'y a pas d'homme en soi, il n'y a que des cultures ayant toutes leurs caractéristiques et leurs lois propres. C'est ici que vient s'articuler une conception positive de la tolérance, qui n'est pas une "permissivité" sans substance, mais simplement la reconnaissance et le désir de voir se perpétuer la diversité du monde.
Cette diversité est une bonne chose. Toute richesse véritable repose sur la diversité. La diversité du monde tient dans le fait que chaque peuple, chaque culture a ses normes propres — chaque culture constituant une structure autosuffisante, c'est-à-dire un ensemble dont on ne peut modifier l'agencement en quelque point sans que cette modification se répercute dans toutes les parties. C'est ici également que vient s'articuler une critique radicale du totalitarisme, dont nous identifions la source historique majeure dans le monothéisme. L'idée d'un Dieu unique implique celle d'une vérité unique, absolue. Les hommes doivent se soumettre à cette vérité parce qu'elle est la vérité en soi ; ceux qui ne s'y soumettent pas sont dans l'erreur, et ceux qui sont dans la vérité ont le droit d'arracher les autres à l'erreur — le cas échéant par tous les moyens, avec la bonne conscience en plus.
De par son caractère intrinsèquement totalitaire, le monothéisme génère tendanciellement le réductionnisme (toute connaissance est finalement ramenée à l'unité), l'égalitarisme (les hommes sont égaux devant Dieu : les hommes jouissent d'une “raison” dégagée des contingences qui leur permet de discerner la “vérité” unique et de faire leur salut) et son corollaire, l'universalisme — que les adeptes des croyances monothéistes mettent ou non leurs principes en pratique, qu'ils en déduisent ou non des conclusions dans l'ordre des choses terrestres. En ce sens, et a contrario, le nominalisme, le refus des “universaux”, constitue tout à la fois le fondement de la tolérance positive, de l'anti-universalisme et de l'anti-égalitarisme, puisqu'il existe un lien logique entre la reconnaissance de la diversité fondamentale des êtres et la reconnaissance de l'inégalité — toute différence est en quelque façon valorisante — qui en découle dans le domaine des choses concrètes.
L'homme comme seul donneur de sens
"L'ordre" que nous constatons autour de nous n'est autre, en fait, que celui que nous y mettons, le plus souvent sans même nous en rendre compte. Nous sommes prisonniers d'une “illusion d'optique” due aux structures ordonnatrices et classificatrices de notre esprit : nous avons tendance à interpréter comme “donnés de tout temps” les liens logiques que nous établissons pour les commodités du raisonnement entre des faits, des séries de faits, des occurrences, etc. En réalité, il n'existe pas plus de “logique” extérieure à l'homme qu'il n'existe de “frontières naturelles prédestinées” — “l'hexagone métaphysique” cher à certains publicistes.
L'homme est un animal donneur de sens : une fois qu'il a mis du sens dans les choses, il tend à croire qu'un tel sens a toujours été là. De même, nous avons tendance à interpréter des séries factuelles absolument neutres en termes de téléologie, de finalité. Nous mettons de la nécessité là où l'on pourrait tout aussi bien mettre du hasard, sans nous apercevoir qu'en dernière instance, hasard et nécessité sont une seule et même chose (cf. Clément Rosset, citant Malcolm Lowry : tout ce qui advient se fait anyhow somehow, “de toute façon d'une certaine façon” ; de ce que les choses sont inévitablement comme elles sont et non autrement, on ne peut tirer l'idée que leur existence répond à une intention préétablie). « Au centre du cosmos, le pouvoir n'est plus souverain, mais anonyme » dit Ernst Jünger. Globalement parlant, le monde est un chaos.
Il ne faut pas oublier, enfin, que les lois "naturelles" que nous constatons dans le monde-autour-de-nous ont un caractère toujours contingent. Par définition, tout énoncé scientifique est révisable. Les lois naturelles sont des répétitions probabilitaires d'occurrences qu'une exception pourra toujours, en principe, falsifier (cf. Popper). Elles ne valent, autrement dit, que pour des conditions données. Depuis deux siècles, nous n'avons cessé de découvrir que des lois que nous pensions “universelles” avaient en réalité une validité circonscrite à des conditions particulières. Cette évidence a d'abord affecté des domaines comme la physique, la chimie, etc.
Elle a fini par toucher les sphères mêmes de la pensée : les énoncés mathématiques, les propositions générales de la logique, soit ne sont pas toujours vraies, soit sont de simples tautologies. Nous savons que ce qui vaut pour la macrophysique ne vaut pas pour la microphysique (théorie de la relativité). Nous savons aussi que les instruments de mesure ne font qu'affiner la subjectivité de nos perceptions, sans pour autant les rendre objectives. Nous savons enfin que le seul fait de notre présence dans l'univers influe sur la perception que nous en avons : la présence de l'observateur modifie la configuration du paysage observé (principe de Korbzybsky : la carte n'est jamais toute la carte, elle ignore déjà celui qui la consulte). De l'existence relative de lois hic et nunc, on ne peut conclure à l'existence universelle de lois absolues.
3. Tout ne se vaut pas
Notre position de principe est donc clairement nominaliste et existentialiste. Dès lors se pose un problème fondamental : sur quels critères peut-on édifier un système de valeurs, une fois que l'on a rejeté les “universaux” et la valeur absolue (vérité unique) ? Et même : quelle est la nécessité d'un tel système ? C'est là l'objection classique de ceux pour qui une position nominaliste conduit inéluctablement à un relativisme généralisé, inhibiteur et privatif, à un hypersubjectivisme pouvant s'exprimer par des formules telles que “à chacun sa vérité”, “tout vaut tout”, “tout est permis”, etc. Or, à nos yeux, il n'en est rien. Et dans la mesure où nous cherchons à poser les bases collectives d'une certaine attitude devant la vie, nous estimons qu'il est même rigoureusement nécessaire d'identifier un certain nombre de critères permettant d'apprécier la valeur concrète d'une idée ou de discriminer entre des propositions contradictoires. Ce refus de l'hypersubjectivisme est directement associé à un refus de l'individualisme, articulé autour de deux observations.
◊ Première observation : l'homme est inséparable de sa culture, inséparable du milieu (spatial) et de l'héritage (temporel) façonnés, mis en forme par cette culture. L'homme naît d'abord comme héritier, disait Maurras (après bien d'autres). Il ne vit pas sur Sirius ni sur une île déserte ni dans l'empyrée mais hic et nunc : dans telle société donnée. Il n'a donc pas la liberté de provenir d'ailleurs que de là d'où il provient. Il naît avec un héritage spécifique, qu'il peut assumer ou qu'il peut rejeter, mais dont il ne peut faire qu'il soit autre chose que ce qu'il est. Cet héritage implique not. un certain nombre de valeurs, et, par suite, de jugements de valeur : à partir de ce seul fait, nous ne pourrons pas juger telle ou telle proposition de la même façon selon que nous serons nés au sein de telle culture ou de telle autre. De cette observation résulte la nécessité d'identifier les valeurs propres de notre culture. Ce qui, dans une époque de confusion telle que l'époque actuelle, implique de démêler l'héritage.
Pour savoir ce qui nous appartient en propre dans le caravansérail de valeurs qui s'entremêlent et s'affrontent aujourd'hui, il nous faut adopter une démarche génétique, c'est-à-dire retracer la généalogie des valeurs (cf. les questions posées par Nietzsche : qui a apporté telle valeur ? dans quelle circonstance ? qui en est le bénéficiaire ? quels sont les résultats concrets de son application ?). Telle est la raison de l'intérêt que nous pouvons porter à notre plus lointain passé : plus nous nous situons dans la longue durée, plus nous avons de chances d'identifier, dans notre héritage historique, ce qui a été surajouté et ce qui nous appartient en propre. En outre, dans une perspective historique sphérique, il y a corrélation naturelle entre le "passé" et le "futur". Cette démarche a bien entendu comme préalable une prise de conscience positive de nos appartenances et de nos identités collectives. Nous choisissons d'assumer un héritage, pour pouvoir le continuer ou le fonder à nouveau : nous acceptons d'être ce que nous sommes pour pouvoir être plus que nous n'avons été.
◊ Seconde observation : à tout moment, dans toute société, un subjectif "fonctionne" comme absolu. En d'autres termes, une société n'existe que par rapport à certaines normes. Il n'y a aucun exemple historique de sociétés sans normes — sinon, précisément, les sociétés qui se défont. Ce qui compte ici n'est pas tant le contenu de la norme (qui est variable) que l'existence même de la norme (qui est constante). De ce qu'une norme varie, il n'y a donc pas lieu d'inférer qu'elle est facultative.
C'est pourtant, si l'on y réfléchit un instant, le cas commun à l'heure actuelle — et nombreux sont les idéologues qui, par une sorte de tour de passe-passe, déduisent de la variabilité des normes l'idée de leur inutilité. Certains néo-féministes, par ex., soulignent le fait que les rôles sociaux masculin-féminin dont l'histoire européenne donne le spectacle ne se retrouvent pas nécessairement dans toutes les cultures du globe — ce qui est tout à fait exact. Les mêmes omettent néanmoins de mentionner que si l'on ne retrouve pas ces normes-là, on en trouve d'autres : les rôles sociaux masculin-féminin peuvent varier, mais il n'y a aucune société où la différenciation des rôles n'existe pas.
4. Un “subjectivisme héroïque”
Pendant des siècles, la prodigieuse efficacité des normes est venue du fait que celles-ci étaient “vues” et perçues comme absolues. Elles étaient agissantes, opérantes, dans la mesure où nul ne s'interrogeait, ne songeait à s'interroger sur leur raison d'être (autrement que d'une façon passagère, immédiatement refoulée par l'esprit du temps). On se comportait de telle façon plutôt que de telle autre parce qu'on l'avait “toujours fait”, parce que cela se “faisait comme cela, et pas autrement”. Une telle absence de doute à propos des normes est caractéristique d'une culture en plein essor : l'énergie fait taire le doute. Au contraire, dans une culture affaiblie, dans une société sur le déclin, une immense vague de doute submerge l'esprit public. De fait, depuis à peu près deux siècles — faisons abstraction des précédents —, les normes se dévoilent peu à peu pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire pour des conventions : les résultats d'un choix, mais d'un choix oublié.
La tradition, l'action historique, le jeu des événements, le processus de réplication des générations, ont, à un moment donné, cristallisé les coutumes et les “lois” sociales avec assez de puissance pour les faire apparaître comme “naturelles”, comme ayant existé de tout temps : l'artifice (la culture) s'est donné comme nature. Dans un second temps, l'effondrement des mythes de fondation, l'apparition d'idéologies devenues conscientes d'elles-mêmes, ont opéré, de proche en proche, une critique sur les fondements qui s'est développée rapidement dans toutes les directions. Cette critique, éminemment corrosive et dissolvante, a abouti à la destruction complète des normes et, par suite, à la disparition du sens dans la vie des sociétaires et des possibilités de communication qui en découlent. Peu à peu, la société, perdant ses normes, s'est défaite : le doute a tout envahi ; rien ne va plus de soi ; nul ne voit plus la “raison” qu'il y aurait de faire ceci ou cela ; l'autorité n'est plus perçue comme principe transcendant à ceux qui l'incarnent, mais comme une simple affaire de gendarmes ; l'information, ne trouvant plus sa place dans aucun cadre, renforce le doute au lieu de le conjurer ; le savoir lui-même, au lieu d'être instrumentalisé en vue d'une action plus efficace, devient essentiellement inhibiteur et paralysant.
On peut certes déplorer une telle situation, mais on ne peut pour autant l'annuler. Une norme qui s'est dévoilée comme convention ne “fonctionnera” plus jamais comme absolu — sinon à passer à un niveau supérieur d'expression. ("Dieu est mort" : Dieu “meurt” dès l'instant où l'on s'interroge sur sa "raison d'être", et donc sur sa “mort possible” ; un dieu qu'on met en question n'existe déjà plus — mais il reste toujours la possibilité de nouveaux dieux).
À partir de là, il y a deux attitudes possibles. La première, celle qui prédomine aujourd'hui, consiste à récuser les normes qui n'ont pas valeur d'absolu, c'est-à-dire toute norme (sauf à retomber dans le système de la religion révélée — d'où la position de Horkheimer, voire celle de BHL), pour adopter une attitude de critique et de refus systématiques. Cette attitude ne peut évidemment qu'accélérer le processus d'effondrement intérieur, le processus d'implosion sociale. C'est alors là qu'on tombe dans l'hypersubjectivisme : tout vaut tout, rien ne vaut rien.
La seconde attitude, celle à laquelle nous nous rallions, part des mêmes prémisses, mais aboutit exactement au résultat inverse. Elle consiste, prenant acte de ce qu'une norme “conventionnelle” n'est en définitive rien d'autre qu'une norme créée par l'homme, à tenter de susciter les conditions dans lesquelles de nouvelles normes pourront apparaître. Il ne s'agit pas, plus précisément, de chercher à créer des normes bien que celles-ci ne puissent jamais être que des “conventions”, mais au contraire de chercher à les créer avec d'autant plus de force qu'elles résultent nécessairement de l'effort humain, qu'elles ne sont pas reçues d'une quelconque divinité, déduites d'un quelconque ordre naturel ou tirées d'une quelconque nécessité historique. Le même constat qui conduit certains à abandonner toute norme — non sans manifester au passage une curieuse soif d'absolu déçue — peut ainsi conduire à vouloir en fonder de nouvelles.
En effet, si les normes sont des conventions, et que nulle société ne peut se passer de normes, alors il n'y a pas d'autre conduite possible, de notre point de vue, que d'assumer et d'instituer une certaine subjectivité collective avec assez de puissance pour que celle-ci soit perçue à son tour comme une norme "naturelle", fonctionnant comme "absolu" dans la structure sociale.
Une telle entreprise exige probablement de parvenir à un niveau de conscience supérieur à ce que l'on a pu connaître jusqu'à présent. Elle n'en constitue pas moins la seule réponse possible au défi que notre époque s'est lancé à elle-même, défi sans autre précédent que celui qu'un type donné d'humanité a connu au moment de la révolution néolithique, et auquel a notamment répondu, au sein de notre culture, la tripartition indo-européenne, en tant que source d'une nouvelle norme "idéologique", religieuse, philosophique et sociale. "L'héroïsme" contemporain pourrait consister dans une démarche "surhumaine" de cet ordre — la création de nouvelles normes en rapport avec le défi que nous nous sommes jeté. On peut donner à cette démarche le nom de “subjectivisme héroïque”. Et l'on dira qu'un peuple où se produirait une telle fondation, résoudrait la crise actuelle, se dépasserait du même coup et s'affirmerait une nouvelle fois comme autosuffisant, c'est-à-dire comme cause de lui-même — comme créateur de lui-même.
5. L'homme créateur de lui-même
Nous rejoignons ici toute une conception de l'homme, dont il faut rappeler les traits principaux. L'homme est un vivant et, en tant que tel, il est soumis à un certain nombre de contraintes résultant de sa condition biologique. Mais il n'est pas un vivant comme les autres. Il diffère des autres animaux par une plus grande et perpétuelle malléabilité (état de néoténie ou “juvénilité constante” — la juvénilité correspondant à la période d'“apprentissage”). Chez l'homme, le déterminisme biologique est purement négatif. Il ne s'exprime que sous forme de potentialités. Dans les limites et les présupposés de notre “nature”, notre liberté reste entière. C'est toute la différence entre l'instinct et ce qu'est chez l'homme la pulsion : la pulsion n'implique pas de programmation par rapport à l'objet.
L'homme n'est pas libre d'être ou de ne pas être le théâtre d'un certain nombre de pulsions, mais il est libre de choisir l'objet par rapport auquel ces pulsions vont se mettre en œuvre. Si nous “héritons” d'un tas de briques, nous pouvons avec ces briques construire ce que nous voulons ; la seule chose que nous ne pouvons pas faire, c'est transformer la brique en ardoise ou en marbre. De même avec le stock génétique. Ainsi, l'homme peut toujours se remettre en question. Il n'est pas, il devient. Il est toujours inachevé. Il n'est pas créé une fois pour toutes ; il continue perpétuellement de se créer lui-même. C'est là le secret de sa supériorité — mais aussi de sa plus grande fragilité : il peut, à tout moment, perdre son humanité aussi bien que se doter d'une surhumanité. Et il en va de même des acquis collectifs : à chaque génération, l'héritage est remis en question. Il peut toujours, lui aussi, se perdre ou se dépasser.
L'homme se bâtit. Il se construit lui-même par une contrainte exercée sur soi ; en se prenant pour son propre objet, en établissant à l'intérieur de lui-même des "réseaux d'habitudes" (Arnold Gehlen) grâce à la détermination d'objectifs et de principes liés à l'idée qu'il se fait de lui-même. Le surhomme n'est pas un "superman" à gros biceps ou à gros QI ni un "nouveau stade de l'évolution" mais bien celui qui se met en situation "héroïque" de se dépasser lui-même, en fondant un nouveau type selon les normes qui sont les siennes.
L'homme est le “seigneur des formes” (Jünger). Il met de la forme dans le monde comme en lui-même : une forme qui, auparavant, hors de lui et sans lui, n'existait pas. Et il conçoit cette forme comme douée de sens. On retrouve ici l'idée exposée au début de ce texte : seules sont "vraies" les idées et les formes incarnées — et plus il y a d'incarnation, plus il y a de “vérité”. (Mais ce n'est pas non plus une sacralisation de la force, car à une force peut toujours s'en opposer une autre qui trouvera ses fondements dans un autre système de valeurs et se manifestera en fonction d'un autre dessein. Ni un prétexte pour accepter par avance l'ordre ou le désordre établi, car, précisément, les “vérités” ne se valent pas).
Est bon ce qui nous permet de nous bâtir selon les normes que nous nous sommes fixées ; mauvais, ce qui nous défait au regard de ces normes. La règle vaut pour les individus aussi bien que pour les sociétés. C'est en fonction des normes que nous nous sommes fixées, normes liées à l'appréhension des valeurs propres à notre culture, que l'on peut, par ex., développer une critique de l'hédonisme (la société “permissive”) en même temps, et pour les mêmes raisons, que de l'ascèse négative et mortificatrice (mystique de la souffrance).
Dans l'action entreprise, la joie naît du fait d'atteindre le but qu'on s'était fixé — et, du même coup, d'en voir se dévoiler un autre à l'horizon du vouloir —, non de ce que procure ce fait d'atteindre au but. On connaît le proverbe : "La chasse vaut mieux que la proie". Il ne signifie pas qu'il faille dédaigner la proie, mais qu'il faut d'abord vouloir chasser — et que la proie vient, éventuellement, en plus. Plaisir et déplaisir sont seulement des conséquences. Le plaisir, comme le déplaisir, s'ajoute à l'action, il n'en est pas le motif : il en est l'effet, non la cause. C'est toute la différence entre la volonté et le désir : mûs par un désir, nous en sommes les esclaves, tandis que si le ressort de l'action réside d'abord dans le vouloir (lequel, à son tour, est cause de lui-même), alors nous en sommes les maîtres. La "dialectique du maître et de l’esclave" commence ainsi "à la maison" : nous sommes à la fois notre propre maître et notre propre esclave. Excellent critère indiqué par Evola : vouloir seulement ce à quoi on est aussi capable de renoncer. Autrement dit : on a le droit de tout vouloir à condition de pouvoir aussi s'en passer.
La décadence commence quand on considère que ce qui était la conséquence de l'action peut légitimement en devenir la cause. Dès lors en effet qu'on fait du plaisir la valeur suprême, on justifie par avance tout ce qui en permet l'obtention. On ne veut plus qu'à la condition d'obtenir des choses plaisantes en toujours plus grand nombre (principe de plaisir). À terme, cette attitude aboutit à la destruction de la personnalité intérieure. On voit ici combien la nécessité de l'effort est distincte du travail, même si celui-ci en reste l'instance la plus courante. La “morale” libérale aussi bien que la “morale” marxiste prétendent que l'homme sera d'autant plus “libre” qu'il sera moins contraint de travailler. En réalité, quand bien même le travail (au sens courant du terme) deviendrait inutile, la nécessité subsisterait pour l'homme de se bâtir, de se donner une forme, par une volonté de contrainte sur soi génératrice d'efforts.
6. L'éthique de l'honneur
Se construire soi-même, se donner une forme, cela peut signifier aussi : passer du statut d'individu à celui de personne. Tout le monde est un individu, tout le monde n'est pas une personne ; on connaît la distinction romaine entre animus et anima : la personne est l'individu qui s'est donné une âme. Il serait assurément injuste que tous les hommes aient une âme; il est juste que certains d'entre eux, au terme de leur auto-création, parviennent à s'en donner une. Seul peut se donner une âme celui qui règne en maître sur lui-même, celui qui règne en souverain sur son empire intérieur. L'honneur n'est alors rien d'autre que la fidélité à la norme qu'on s'est donnée, à l'image qu'on se fait de soi-même.
Montherlant dit qu'il faut tenir même les promesses qu'on a faites à un chien, car ce qui engage, ce n'est ni le contenu de la promesse ni son destinataire, mais le fait d'avoir promis. De même, la fidélité à une conviction, à une idée, se justifie par le seul fait qu'on y a adhéré — au départ, rien ne forçait à cette adhésion. Une telle attitude contient sa justification propre : la fidélité à la norme se justifie par le fait que c'est une norme — et, en l'occurrence, une norme choisie, acceptée et voulue. Proverbes de l'Ancien Régime : a) "la noblesse exige la noblesse" ; b) “noblesse se tait”. La justification de l'attitude découlant de la norme ne peut être extérieure à celle-ci ; elle ne peut résider dans un intérêt (même métaphysique), ce qui réfute toute morale utilitaire.
D'où l'importance du style. Il y a un rapport évident entre le style et la forme. Donner une forme au monde, se donner une forme, c'est du même coup instituer un style. C'est pour cela qu'on ne peut jamais séparer la lettre de l'esprit, la forme du fond, le contenant du contenu. “Le style, c'est l'homme” : la façon de faire les choses vaut autant que les choses elles-mêmes ; les questions de forme ne sont jamais superflues.
La morale aristocratique, marquée du sceau de l'honneur, peut se définir par un critère constant : la capacité d'agir contre ses intérêts. C'est très exactement l'inverse de la théorie libérale, selon laquelle l'homme, essentiellement défini comme agent économique, poursuit toujours son “meilleur intérêt”. Mais il ne s'agit pas non plus de tomber dans l'ascèse négative ou dans l'angélisme : une société normale ne se compose pas seulement de héros ; encore faut-il, néanmoins, que ce soient les héros qui servent d'exemples et non… les autres. Sombart définit le héros comme quelqu'un qui cherche constamment ce qu'il peut donner à la vie, comment il peut enrichir l'existence, par opposition au “bourgeois”, qui cherche constamment ce qu'il peut retirer de la vie, comment il peut enrichir sa propre existence.
L'étude des actes et des situations héroïques montre que les raisons de vivre et les raisons de mourir sont exactement les mêmes — et en ce sens, il est normal qu'à une époque où l'on ne trouve plus de raisons de mourir, on ne trouve plus non plus de sens à la vie. À un niveau plus commun : admettre que tout droit doit avoir sa contrepartie dans l'ordre des devoirs. Si tous les hommes ont des droits, tous les hommes ont aussi des devoirs. Plus précisément, s'il doit y avoir égalité de droits, il doit y avoir aussi égalité de devoirs.
Ce qui pose la question de savoir quels sont les devoirs que l'on est en droit d'exiger de tout homme — et ce qui, du même coup, donne la mesure des droits que tout homme pourrait revendiquer. Ce principe “fonctionne” évidemment dans les deux sens : s'il est vrai que celui qui s'impose plus de devoirs doit avoir aussi plus de droits, on ne peut en revanche imposer beaucoup de devoirs à celui qui n'a que peu de droits. Un droit non assorti d'un devoir devient rapidement un privilège (au sens actuel de ce mot). Il est alors perçu comme injustice, ce qui déclenche — et légitime — un processus "révolutionnaire" bien connu.
Dans une perspective nominaliste, le tragique naît de la claire perception d'une double "contradiction" : d'abord entre notre petitesse et notre brièveté face à l'immensité et à l'infinité du monde ; ensuite entre le fait que nous sommes contenus dans le monde sur le plan “matériel” et le fait que le monde, si immense soit-il, est en même temps contenu en nous-mêmes sur le plan “spirituel”. Nous percevons ainsi que, si “infimes” que nous puissions être, nous sommes néanmoins les seuls à pouvoir “faire sortir le plus du moins”, à pouvoir ajouter au monde des formes et des ensembles de formes qui en dehors de nous n'existeraient pas.
Les Anciens avaient très bien perçu que l'intensité est une sorte de “revanche” sur la brièveté ; ils avaient aussi noté que l'intensité varie de façon inversement proportionnelle à la durée (on ne vit pas perpétuellement sur les sommets). Le tragique repose également sur la notion de fatum, de “destin” (à ne pas confondre avec la "destinée" : le destin, c'est ce qui se passera, la destinée, ce qui s'est passé), notion dont il faut évidemment rappeler qu'elle ne conduit à aucun fatalisme, bien au contraire.
Le sentiment du fatum génère deux attitudes précises : admettre qu'il peut y avoir un destin pour chacun de nous, sans voir dans son caractère inéluctable le moindre motif pour renoncer à tenter de le changer si nous estimons qu'il ne correspond pas aux normes que nous nous sommes fixées (c'est le ressort constant de la tragédie grecque) ; une fois qu'on a tout fait selon la norme qu'on s'est fixée (et ici, ne l'oublions pas, pouvoir, c'est devoir), on peut non seulement accepter le cours des choses tel qu'il est effectivement advenu, mais encore le vouloir : amor fati.
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