Situation politique actuelle en Turquie :
querelle sur la présidence, menace sur le Kurdistan irakien
♦ Synergies européennes - Bruxelles/Vienne - mai 2007
« Va-t-il accéder à la Présidence ou non ? ». Telle est la question que se posaient les Turcs quant au Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Avait-il l’intention de remplacer l’actuel Président Ahmet Necdet Sezer ? Depuis fin avril, les choses sont claires : ce sera le ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül, qui se portera candidat de l’AKP à la Présidence. La perspective est donc la suivante : le 16 mai prochain, le nouveau Président prêtera serment pour accéder de facto à la plus haute fonction de l’État turc ; ce Président sera-t-il un « islamiste » ? Pour la plupart des Turcs, cette prestation de serment risque bien de déclencher la pire crise politique depuis la fondation de la république laïque de 1923.
Dans les semaines qui viennent de s’écouler, nous avons assisté à une succession ininterrompue de manifestations contre la candidature d’Erdogan. Sur la Place Tandogan à Ankara, au pied du mausolée dédié à Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République, une foule immense de plus de 300.000 personnes s’est rassemblée. Sur une banderole agitée par des manifestants, on pouvait lire : « Demain, il sera trop tard ». Et sur une autre : « Respect pour la religion mais NON à l’islamisme ».
Les simples citoyens turcs qui composaient cette masse impressionnante ne sont pas les seuls à s’inquiéter : avec eux, le Président sortant Sezer et le chef suprême des armées turques, Yasar Büyükanit, voient d’un mauvais œil la perspective qui se dessine. En effet, le parti au pouvoir d’Erdogan, soit le Parti de la Justice et du Développement, est prêt à s’emparer des postes les plus importants de la République. Sezer a déclaré dans son discours d’adieu dans les locaux de l’Académie militaire : « Jamais auparavant l’ordre politique de la Turquie n’a couru un danger aussi grave qu’aujourd’hui ».
Et il précisait, sur un ton mobilisateur : « Parce que les principes de la République sont ouvertement remis en question, tous les citoyens doivent prendre le parti de l’idéologie de l’État ». Ce discours s’adresse tant à Erdogan qu’à Gül. En effet, l’épouse de ce dernier, qui prendra la place de Président que l’on avait d’abord voulu attribuer à Erdogan, fait partie du groupe d’une centaine de citoyennes turques qui naguère avaient tenté en vain de faire abroger par la Cour Européenne des Droits de l’Homme l’interdiction de porter le voile dans les bâtiments officiels.
Bruits de putsch
Le chef de l’état-major Büyükanit est un ennemi déclaré des islamistes. Avec un langage dépourvu de toute ambiguïté, il a déclaré que l’Armée attendait l’élection d’un Président « pour qui les principes de la République ne sont pas de simples idées désincarnées et non suivies d’effets, mais des principes qu’il devra s’engager à défendre par des actes ». Entre-temps, les bruits de putsch circulent à Ankara. Dans le passé, l’Armée s’est emparé trois fois du pouvoir par la force (la dernière fois, c’était en 1980), parce qu’elle se pose comme la gardienne de l’héritage d’Atatürk et parce qu’elle entendait mettre un terme aux crises politiques. Dans un tel contexte, bien des émois ont été suscités ces dernières semaines par la publication d’extraits du journal personnel d’un ancien général, où celui-ci évoque des plans de putsch contre le gouvernement d’Erdogan, plans ourdis dès 2004, au moment où le premier gouvernement de l’AKP s’apprêtait à exercer le pouvoir après avoir gagné les élections haut la main. Or ce général est actuellement le président de l’association qui vient d’organiser les gigantesques manifestations d’Ankara contre Erdogan !
La politique islamisante d’Erdogan — on prétend que le Département des affaires religieuses est noyauté par les islamistes — a surchauffé le climat politique du pays, comme on s’en est aperçu il y a une bonne dizaine de jours, lors d’une attaque sauvage contre une maison d’édition publiant des Bibles à Malatya, une ville au Sud-Est de la Turquie. Trois personnes y ont été assassinées de la manière la plus bestiale. Les assassins leur ont tranché la gorge. Parmi les victimes, un citoyen allemand. Dix jeunes hommes, âgés de 19 à 20 ans, ont été arrêtés pour avoir commis cet acte barbare. Ils ont avoué n’avoir pas commis ces assassinats « pour eux, mais pour leur foi ». Ces assassinats, précisaient-ils, « devaient servir de leçon aux ennemis de notre religion ».
Le bain de sang de Malatya a suscité un grand émoi médiatique en Europe. En Turquie, après décision du gouvernement, on a étouffé l’affaire, qui dé montre pourtant à l’évidence la persécution des chrétiens en Turquie. Et il y a d’autres indices : les sbires d’Erdogan ont finalement refusé qu’une croix soit installée sur la coupole de la cathédrale arménienne de la Sainte-Croix d’Akhmatar, récemment restaurée sur une île située au milieu du Lac de Van, à l’Est du pays. Motif : l’Église a été restaurée parce qu’elle est un monument culturel mais ne doit pas servir de lieu de culte ; par conséquent, disent les tenants de l’AKP, le symbole de la religion chrétienne ne peut y figurer.
Les Kurdes et le référendum sur Kirkuk
La minorité chrétienne ne compte plus qu’une petite centaine de milliers d’âmes en Turquie et ne crée guère de soucis aux officiels turcs. En revanche, les Kurdes musulmans, qui forment environ le quart des 72 millions d’habitants du pays, créent beaucoup de problèmes. Nous sommes au printemps, les neiges des montagnes fondent et les combattants du PKK, le Parti des Travailleurs Kurdes, reprennent leurs activités. Lors de l’offensive de ce printemps, déclenchée par l’armée turque contre les rebelles kurdes, des dizaines de personnes ont d’ores et déjà trouvé la mort. L’armée turque est surtout agacée parce que les rebelles du PKK s’infiltrent en territoire turc au départ de leurs bases de repli, dans le Kurdistan irakien. Cette situation nouvelle, depuis la guerre en Irak, envenime évidemment ce vieux conflit civil et frontalier ; c’est la raison officielle pour laquelle le ton monte, plus sérieusement que jamais, entre Ankara et les Kurdes d’Irak.
La Turquie essaie par tous les moyens d’empêcher l’annexion de la ville de Kirkuk à la zone kurde de l’Irak fédéralisé, annexion que devrait sanctionner le référendum prévu cette année dans la région. Si le référendum s’avère favorable au gouvernement de la région autonome kurde du nouvel Irak, ce qui est parfaitement prévisible, les conditions seraient créées, ipso facto, pour que s’institue un État kurde économiquement viable dans les confins septentrionaux de l’Irak. Immanquablement, la consolidation du Kurdistan autonome du nouvel Irak fédéralisé aurait des effets « boosteurs » sur les Kurdes de Turquie. Les territoires autour de Kirkuk regorgent effectivement de pétrole.
Büyükanit veut passer à l’offensive
Büyükanit, chef de l’état-major général des armées turques, ne cesse plus de demander au gouvernement et au parlement un mandat lui permettant de faire entrer ses troupes en Irak septentrional : l’intervention, précise-t-il, est nécessaire sur le plan militaire. D’après certaines dépêches, des unités spéciales de l’armée turque ont déjà pénétré jusqu’à 40 km à l’intérieur du territoire irakien. Le long de la frontière, de nouvelles troupes auraient été massées. Le Conseil National de Sécurité, à Ankara, menace l’Irak de « mesures politiques, économiques et autres » si les autorités de Bagdad ne mettent pas fin aux activités des bandes du PKK qui opèrent à partir des régions du nord de l’Irak.
En fomentant ouvertement des plans pour une guerre offensive contre son voisin, Ankara se réclame du droit international qui, y prétend-on, autoriserait les manœuvres de franchissement de frontières pour mettre un terme à des activités terroristes ; vu que le PKK est considéré comme « terroriste », l’armée turque interviendrait de plein droit sur le territoire irakien. Ankara et ses généraux ont donc choisi le sentier de la guerre, ce que pense également l’observateur Sedat Laciner, directeur d’un centre de réflexion politique dans la capitale turque : « La Turquie ne bluffe pas. Nous nous acheminons pas à pas vers une invasion militaire du Nord de l’Irak ».
Massoud Barzani, chef des Kurdes d’Irak, ne s’est nullement laissé impressionner par les menaces turques. Dans un entretien accordé à la télévision, il a annoncé qu’en cas d’intervention turque, les Kurdes, eux, « interviendraient à Diyarbakir et dans d’autres villes turques à forte population kurde ». L’ « intervention », annoncée dans la menace de Barzani, aurait donc pour résultat de créer de terribles désordres dans le Kurdistan turc. Erdogan a répliqué et a menacé à son tour les Kurdes d’Irak, en affirmant qu’ils paieraient « un prix très fort » et que le système de Barzani « s’écroulerait ».
Washington face à un dilemme
Les États-Unis menacent de s’interposer dans le conflit qui se dessine à l’horizon. Pour eux, c’est véritablement un dilemme : d’une part, la Turquie, membre de l’OTAN, est un de leurs principaux alliés dans la région ; d’autre part, les Kurdes sont leurs seuls alliés fiables en Irak. Un affrontement turco-kurde dans les régions du Nord de l’Irak, qui sont restées relativement tranquilles jusqu’ici, ruinerait définitivement la politique irakienne du gouvernement Bush, en la conduisant tout droit au désastre.
L’attitude de la Turquie — qui, ne l’oublions pas, avait refusé, lors des préparatifs américains pour l’invasion de l’Irak, de prêter son territoire afin qu’il serve de base d’attaque aux troupes américaines — prouve qu’Ankara et ses généraux privilégient, de manière absolue, les intérêts propres de leur pays et subordonnent à ceux-ci tous les principes de fidélité à leurs alliés du Pacte atlantique. Un exemple à méditer, avec toute la sérénité voulue : pour nous, Européens, c’est une attitude positive d’intransigeance nationale que nous devrions, nous aussi, adopter vis-à-vis de la relique de la Guerre Froide qu’est l’OTAN ; mais, en cas d’adhésion de la Turquie à l’UE, c’est une attitude qui ne laisse rien augurer de bon quant à la fidélité sur le long terme d’Ankara à l’égard de l’idée européenne.
► Bernhard Tomaschitz, zur Zeit n°17/2007. (tr. fr. : RS)
♦ Synergies européennes - Bruxelles/Munich - mai 2007
Jusqu’aux péripéties les plus récentes de la politique turque, il semblait bien que le onzième président de la République allait être Abdullah Gül. Au troisième tour de l’élection présidentielle, prévu pour le 9 mai 2007, les voix du parti au pouvoir actuellement, l’AKP islamique, suffiraient amplement à le porter à la plus haute fonction de l’État turc. Pourtant, toutes les options sont à nouveau ouvertes : d’abord, l’opposition nationaliste de gauche, portée par le parti CHP, a fait appel au tribunal constitutionnel ; ensuite, l’état-major général de l’armée turque a agité l’épouvantail d’une « islamisation de la Turquie » et s’est ainsi opposé indirectement à l’élection de Gül. Sans ménagement, les cadres laïques de l’armée ont fait savoir urbi et orbi qu’ils n’assisteraient pas sans réagir à la liquidation de l’héritage de Mustafa Kemal Atatürk et que, le cas échéant, ils organiseraient un putsch.
Malgré cette levée de boucliers, Gül apparaissait comme le candidat du consensus. Dans ses fonctions de ministre des affaires étrangères, cet homme de 56 ans s’était abstenu de toute intervention dans les affaires intérieures du pays. Il a négocié des dossiers que l’on pourrait juger contradictoires : rapprocher la Turquie de l’UE, d’une part, améliorer les relations entre son pays, l’Iran et la Syrie, d’autre part. Tous les hommes politiques européens qui ont eu affaire à lui apprécient les qualités diplomatiques de Gül et sa capacité à cerner clairement les projets réalisables ; c’est un homme, disent-ils, qui ne considère pas les compromis, qu’il est amené à accepter, comme des défaites.
À l’instar de tous les membres de sa famille, il est cependant soucieux de respecter les préceptes de sa religion. Sa femme, Hayrünissa, porte le voile islamique avec ostentation. Le père de Gül avait déjà, en son temps, milité dans un parti à connotations islamisantes. A. Gül, à l’âge de 19 ans, collait des affiches pour le parti islamique de l’époque et s’activait au sein d’une association étudiante nationaliste et islamiste. Plus tard, il est allé travailler en Arabie Saoudite, le pays sunnite le plus farouchement fondamentaliste du monde musulman. Pourtant, Gül, dans ses fonctions de ministre des affaires étrangères, n’a jamais cherché la confrontation avec les généraux kémalistes de Turquie, préférant jouer les médiateurs dans la querelle récurrente sur la séparation de la religion et de la politique.
Gül est issu de milieux modestes. Né le 29 octobre 1950 à Kayseri, en plein centre de l’Anatolie, il est le fils d’un petit artisan. La date de son anniversaire est symbolique : c’est aussi celle où Atatürk proclama, jadis, la République en Turquie. Il a étudié l’économie politique à Istanbul d’abord, à Exeter et à Londres en Angleterre ensuite. Il a obtenu finalement son diplôme à l’Université de Sakarya, où il a enseigné par la suite. En 1983, il s’installe à Djedda en Arabie Saoudite, où il travaille pour la Banque Islamique du Développement. Gül parle donc couramment l’anglais et l’arabe.
En 1991, Necmettin Erbakan l’appelle et il quitte l’Arabie Saoudite. Gül gagne un mandat dans sa ville natale de Kayseri pour le parti d’Erbakan, le RP, le « parti du bien-être islamique » ou, en abrégé, le Refah. Deux ans plus tard, Gül devient le vice-président du RP. Mais Erbakan, trop dogmatique, n’a pas pu retenir longtemps Gül et son ami Recep Tayyip Erdogan dans le parti. En août 2001, les 2 hommes fondent l’AKP qui n’est plus qualifiable d’ « islamiste » au sens habituel du terme mais de « démocrate-islamique ». Après leur victoire électorale, Erdogan, sous le coup d’une interdiction encore en vigueur de se livrer à toutes activités politiques, n’a pu immédiatement exercer le mandat de chef de gouvernement. Pendant six mois, Gül l’a remplacé. Aux Européens, sceptiques, Gül déclarait que le gouvernement AKP et son programme de réformes choqueraient « légèrement » l’UE. Aujourd’hui, le choc qui frappe les Eurocrates est d’une toute autre nature et vient de milieux bien différents : c’est le risque d’un putsch militaire.
► Günther Deschner, Junge Freiheit n°19, 2007.
♦ Synergies européennes - Bruxelles/Vienne - septembre 2007
Avant son élection à la fonction de Président, Abdullah Gül avait promis solennellement, en jurant ses grands dieux, qu’il respecterait la constitution laïque de la Turquie. Va-t-il réellement tenir cette promesse électorale ? Pour répondre à cette question, il faudra observer ses faits et gestes avec attention dans les mois qui viennent. Personne ne s’est étonné évidemment que l’ancien ministre des affaires étrangères du gouvernement AKP islamiste cherchait à éviter toute provocation inutile à l’endroit des militaires, gardiens de l’ordre kémaliste. Au cours de ce printemps 2007, les militaires avaient menacé le pays d’un putsch, si Gül entrait au Palais présidentiel de Cankaya, menace qui avait suffi à le faire reculer mais avait aussi plongé le pays dans une crise profonde.
Aujourd’hui, on ne sait pas trop si Gül et le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan résisteront à la tentation de transformer la Turquie selon leurs visions, ce qui correspondrait, finalement, à son islamisation complète. Un premier pas dans cette direction pourrait bien survenir fin septembre 2007, lorsque Erdogan proposera l’ébauche annoncée d’une nouvelle constitution. Le point principal de cette ébauche, d’après ce que l’on sait déjà ou que l’on subodore, serait de dépouiller totalement l’armée de ses pouvoirs, ce qui signifierait de facto la fin définitive du kémalisme.
L’islamisation menaçante de la Turquie ne semble pas troubler du tout l’UE. Bien au contraire : l’élection de Gül a soulevé d’enthousiasme l’établissement politique de l’UE, surtout le Président de la Commission, José Manuel Durao Barroso, car, prétendait-il, un « nouvel élan » avait enfin secoué la Turquie et permettait d’entrevoir du nouveau dans les négociations en vue de l’adhésion d’Ankara à l’Union, négociations qui s’étaient enlisées depuis quelques mois. L’État turc est donc désormais aux mains d’un parti d’obédience islamiste et cela ne dérange nullement l’établissement eurocratique. Au lieu de cultiver une inquiétude légitime, l’eurocratie bruxelloise préfère sottement écouter les discours lénifiants venus d’Ankara, qui disent que le processus de réforme, auquel l’Europe légale tenait tant, va enfin pouvoir se poursuivre. Alors qu’il aurait fallu, au plus tard après l’élection effective de Gül à la présidence, mettre sans délais un terme définitif aux pourparlers préparant une éventuelle adhésion de la Turquie à l’UE. Car en examinant le parcours personnel de Gül et en analysant les déclarations qu’il fit dans le passé, de lourds soupçons pèsent sur le nouveau président turc, car, tout comme pour Erdogan, ce contexte nous porte à penser que les 2 compères ne cherchent pas à européaniser la Turquie mais bien plutôt à islamiser l’Europe.
La sagesse empirique nous enseigne à nous méfier des promesses pré-électorales des présidents, qui changent d’avis dès qu’ils sont en poste, comme le prouve d’ailleurs, aujourd’hui, la nouvelle attitude de Nicolas Sarközy ; hier, le président français disait s’opposer à une éventuelle adhésion turque ; aujourd’hui, il tient des propos assez différents. Lors des présidentielles françaises, rappelons-nous, il jouait le rôle de l’opposant clairvoyant à toute adhésion turque. Aujourd’hui, à peine 2 mois et demi après son entrée en fonction, il abandonne cette position de combat, au vif plaisir du puissant lobby pro-turc. Si les pays membres de l’UE mettaient sur pied une Commission des Sages pour préparer l’avenir de l’Europe, déclarait Sarközy dans un de ses discours, alors il ne s’opposerait plus à l’ouverture de nouvelles négociations avec la Turquie.
Ce dont l’Europe a besoin, ce n’est nullement d’une commission confuse qui permettrait à Sarközy de passer élégamment à d’autres la « patate chaude » que fut cette très importante promesse électorale en matière de politique étrangère, qu’il n’a plus l’intention de tenir. L’Europe a bien plutôt besoin d’hommes d’État véritables, capables d’aller au devant des désirs et des soucis de la population, de les prendre au sérieux, et non pas de charlatans frivoles qui, délibérément, jouent avec l’avenir de notre continent. Car le citoyen, qui est en réalité, ne l’oublions pas, le souverain réel, rejette majoritairement, et de manière claire, l’adhésion de la Turquie à l’UE, parce que ce pays a une autre culture, une autre histoire et une autre mentalité et qu’il se trouve en dehors des frontières de l’Europe.
► Andreas Mölzer, Junge Freiheit n°37/05, sept. 2007.
L'idée touranienne dans la stratégie américaine
Le régime turc est autorisé à se maintenir en lisière de l'Europe et dans l'OTAN, malgré ses dimensions "non démocratiques", parce ce pays reçoit en priorité l'appui des États-Unis, qui savent que le militarisme turc pourra leur être très utile si le "Grand Jeu" reprend au beau milieu de l'espace eurasiatique. Cette coïncidence d'intérêts entre militaires turcs et stratégie générale des États-Unis incite les uns et les autres à redonner vigueur au "panturquisme", qui porte quelques fois un autre nom : celui de "pantouranisme" ou de "touranisme". C'est le rêve et le projet d'un "empire grand-turc", même s'il doit rester informel, qui s'étendrait de l'Adriatique (en Bosnie) à la Chine (en englobant le Xinjian ou "Turkestan oriental" ou "Turkestan chinois") (1).
Cet empire grand-turc rêvé prendrait le relais de l'Empire ottoman défunt. Le projet touranien a été formulé jadis par le dernier ministre de la guerre de cet empire ottoman, Enver Pacha, tombé au combat face aux troupes soviétiques en commandant des indépendantistes turcophones d'Asie centrale. La "Touranie" centre asiatique n'a jamais fait partie de l'Empire ottoman, sauf quelques bribes territoriales dans les marches; néanmoins, il y a toujours eu des liens entre les khanats des peuples turcs d'Asie centrale et l'Empire ottoman, qui y recrutait des hommes pour ses armées. Si la lignée d'Osman s'était éteinte, celle des khans de Crimée, de la maison de Giraj, dont l'ancêtre était le Grand Khan des Mongols, Gengis Khan (2), serait alors devenue, comme prévu, la dynastie dirigeante de l'Empire Ottoman (3).
Face au projet touranien, Atatürk adoptait plutôt une position de rejet, mais c'était très vraisemblablement par tactique (4), car il devait justifier sa politique face à l'Occident et condamner, pour cette raison, le génocide perpétré par les gouvernements jeunes-turques contre les Arméniens. Ensuite, dès que le régime soviétique s'est consolidé, il n'aurait pas été réaliste de persister sur des positions pantouraniennes. Pourtant, en 1942, quand les troupes allemandes pénètrent profondément à l'intérieur du territoire soviétique, le panturquisme, longtemps refoulé, revient très vite à la surface. Mais, vu la constellation internationale, le gouvernement turc a dû officiellement juger certains activistes pantouraniens, comme le fameux Alparslan Türkesch, pour "activités racistes"; en effet, les Britanniques (et non pas l'Allemagne nationale-socialiste) avaient, selon leurs bonnes habitudes et sans circonlocutions inutiles, menacé d'occuper la Turquie et Staline, lui, était passé à l'acte en déportant en Sibérie les Tatars de Crimée, alliés potentiels d'une coalition germano-turque.
Perspective touranienne et "grande turcophonie"
Après l'effondrement de l'URSS, la perspective touranienne (5) est bien trop séduisante pour les États-Unis, héritiers du système de domination britannique, pour qu'ils la négligent. Mises à part les républiques caucasiennes, la majorité écrasante de la population des États indépendants dans la partie méridionale de l'ex-Union Soviétique sont de souche turque, sauf les Tadjiks qui sont de souche persane. Qui plus est, de nombreux peuples au sein même de la Fédération de Russie appartiennent à cette "grande turcophonie": leur taux de natalité est très élevé, comme par ex. chez les Tatars, qui ont obtenu le statut d'une république quasi indépendante, ou chez les Tchétchènes, qui combattent pour obtenir un statut équivalent. Les "pantouraniens" de Turquie ne sont pas encore très conscients du fait que les Yakoutes de Sibérie nord-orientale, face à l'État américain d'Alaska, relèvent, eux aussi, au sens large, de la turcophonie.
Si l'on parvient à unir ces peuples qui, tous ensemble, comptent quelque 120 millions de ressortissants, ou, si on parvient à les orienter vers la Turquie et son puissant allié, les États-Unis, à long terme, les dimensions de la Russie pourraient bien redevenir celles, fort réduites, qu'elle avait au temps d'Ivan le Terrible (6). En jouant la carte azérie (l'Azerbaïdjan), ethnie qui fournit la majorité du cadre militaire de l'Iran, on pourrait soit opérer une partition de l'Iran soit imposer à ce pays un régime de type kémaliste, indirectement contrôlé par les Turcs. Certains pantouraniens turcs, à l'imagination débordante, pourraient même rêver d'un nouvel Empire Moghol, entité démantelée en son temps par les Britanniques et qui sanctionnait la domination turque sur l'Inde et dont l'héritier actuel est le Pakistan.
Le "Parti du Mouvement National" (MHP), issu des "Loups Gris" de Türkesch, se réclame très nettement du touranisme ; lors des dernières élections pour le parlement turc, ce parti a obtenu 18,1%, sous la houlette de son président, Devlet Bahceli et est devenu ainsi le deuxième parti du pays. Il participe au gouvernement actuel du pays, dans une coalition avec le social-démocrate Ecevit, permettant ainsi à certaines idées panturques ou à des sentiments de même acabit, d'exercer une influence évidente dans la société turque. C'est comme si l'Allemagne était gouvernée par une coalition SPD/NPD, avec Schroeder pour chancelier et Horst Mahler comme vice-chancelier et ministre des affaires extérieures ! […].
Une Asie centrale "kémalisée" ?
Dans un tel contexte, le kémalisme comme régime a toutes ses chances dans les républiques touraniennes de l'ex-Union Soviétique. Les post-communistes, qui gouvernent ces États, gardent leur distance vis-à-vis de l'Islam militant et veulent le tenir en échec sur les plans politique et institutionnel. Mais l'arsenal du pouvoir mis en œuvre là-bas peut rapidement basculer, le cas échéant, dans une démocratie truquée. Jusqu'à présent, ces États et leurs régimes se sont orientés sur les concepts du soviétisme libéralisé et, mis à part l'Azerbaïdjan, choisissent encore de s'appuyer plutôt sur la Russie que sur la Turquie (8), malgré l'engagement à grande échelle de Washington et d'Ankara dans les sociétés pétrolières et dans la politique linguistique (introduction d'un alphabet latin modifié (7), adaptation des langues turques au turc de Turquie. Comme l'Occident exige la liberté d'opinion et le pluralisme, ces éléments de "bonne gouvernance" sont introduits graduellement par les gouvernements de ces pays, ce qui constitue une démocratisation sous contrôle des services secrets selon la notion de perestroïka héritée de l'Union Soviétique (9).
Cela revient à construire les "villages à la Potemkine" de la démocratie (10), dont le mode de fonctionnement concret est difficile à comprendre de l'extérieur. Tant que les différents partis et organes de presse demeurent sous le contrôle des services secrets, on n'aura pas besoin d'interdire des formations politiques en Asie centrale (contrairement à ce qui se passe en Allemagne fédérale!). Mieux : on ira jusqu'à soutenir le "pluralisme" par des subsides en provenance des services secrets, car cela facilitera l'exercice du pouvoir par les régimes post-communistes établis, selon le bon vieux principe de "Divide et impera", mais l'Occident aura l'impression que la démocratie est en marche dans la région.
Avec Peter Scholl-Latour, on peut se poser la question : « Pendant combien de temps l'Occident — principalement le Congrès américain et le Conseil de l'Europe — va-t-il cultiver le caprice d'imposer un parlementarisme, qui soit le calque parfait de Westminster, dans cette région perdue du monde, où le despotisme est et reste la règle cardinale de tout pouvoir ? ». Ce jeu factice de pseudo-partis et de pseudo-majorités ne peut conduire qu'à discréditer un système, qui ne s'est avéré viable qu'en Occident et qui y est incontournable. Le pluralisme politique et la liberté d'opinion ne sont pas des "valeurs" qui se développeront de manière optimale en Asie centrale. Même le Président Askar Akaïev du Kirghizistan, considéré en Europe comme étant "relativement libéral", a fait prolonger et bétonner arbitrairement son mandat par le biais d'un référendum impératif. Nous avons donc affaire à de purs rituels pro-occidentaux, à un libéralisme d'illusionniste, pure poudre aux yeux, et les missionnaires de cette belle sotériologie éclairée, venus d'Occident, finiront un jour ou l'autre par apparaître pour ce qu'ils sont : des maquignons et des hypocrites (11).
Va-t-on vers une islamisation de l'extrémisme libéral ?
Comme la pseudo-démocratie à vernis occidental court tout droit vers le discrédit et qu'elle correspond aux intérêts américains, tout en ménageant ceux de la Russie (du moins dans l'immédiat…), c'est un tiers qui se renforcera, celui dont on veut couper l'herbe sous les pieds : l'islamisme. Comme le kémalisme connaît aussi l'échec au niveau des partis politiques, parce que la laïcisation forcée qu'il a prônée n'a pas fonctionné, la perspective touranienne conduit ipso facto à réclamer une ré-islamisation de la Turquie, mais une ré-islamisation compatible avec la doctrine kémaliste de l'occidentalisation (12) ; de cette façon, le kémalisme pourra, à moyen terme, prendre en charge les régimes post-communistes de la "Touranie".
La synthèse turco-islamique ("Türk-islam sentezi") est un nouvel élément doctrinal, sur lequel travaillent depuis longtemps déjà les idéologues du panturquisme (13), avec de bonnes chances de connaître le succès : si l'on comptabilise les voix du DSP et du CHP, on obtient à peu de choses près le nombre des adeptes de l'alévisme ; ceux-ci se veulent les représentants d'un Islam turc, posé comme distinct du sunnisme, considéré comme "arabe", et du chiisme, considéré comme "persan" (14). Dans cette constellation politique et religieuse, il faut ajouter aux adeptes de l'alévisme, l'extrême-droite turque et une partie des islamistes (15). Ces 2 composantes du paysage politique turc étaient prêtes à adopter une telle synthèse, celle d'un Islam turc, voir à avaliser sans problème une islamisation du kémalisme, qui aurait pu, en cas de démocratisation, conduire à une indigénisation de facto de l'extrémisme libéral.
Universalisme islamique et États nationaux
En s'efforçant de créer une religion turque basée sur la maxime "2500 ans de turcicité, 1000 ans d'islam et (seulement) 150 ans d'occidentalisation", un dilemme se révèle : celui d'une démocratisation dans le cadre d'un islam qui reste en dernière instance théocratique. L'établissement de la démocratie dans tout contexte islamique s'avère fort difficile, parce que la conception islamique de l'État implique une négation complète de l'État national (16).
Or cette instance, qu'on le veuille ou non, a été la grande prémisse et une des conditions premières dans l'éclosion de la démocratie occidentale (en dépit de ce que peuvent penser les idéologues allemands au service de la police politique, qui marinent dans les contradictions de leur esprit para-théocratique, glosant à l'infini sur les "valeurs" de la démocratie occidentale). Dans l'optique de l'islam stricto sensu, en principe, tous les États existants en terre d'islam sont illégitimes et peuvent à la rigueur être considérés comme des instances purement provisoires. Ils n'acquièrent légitimité au regard des puristes que s'ils se désignent eux-mêmes comme bases de départ du futur État islamique qui, en théorie, ne peut être qu'unique.
Dans le christianisme, le conflit entre la revendication universaliste de la religion et les exigences particularistes de la politique "mondaine" (immanente) se résout par la séparation de l'Église et de l'État. Dans le christianisme oriental (orthodoxie), la séparation de l'Église et de l'État n'a pas été poussée aussi loin, ce qui est une caractéristique découlant tout droit de la forme de domination propre au système ottoman, que l'on appelle le "système des millets", où les chefs d'Eglise, notamment le Patriarche de Constantinople, sont considérés comme des "chefs de peuple". De ce fait, le principe de l'"église nationale" constitue la solution dans cette aire byzantine et orthodoxe. Dans l'aire islamique, nous retrouvons cette logique, qui, en Occident, a conduit à la démocratie, telle qu'on la connaît aujourd'hui. Cette démocratie a pu s'organiser dans un espace particulier et circonscrit, via l'instance "État national". Donc dans l'aire islamique, réaliser la démocratie passe nécessairement par le postulat de créer une religion nationale.
On retrouve une logique similaire dans le judaïsme, lui aussi apparenté à l'Islam, où le sionisme a été le moteur d'une démocratisation nationaliste, qui a finalement conduit à la création de l'État d'Israël. Cependant, dans l'aire islamique, une religion nationale de ce type, qui pourrait concerner tous les États musulmans, ne pourrait pas se contenter d'être une simple religion civile, comme en Occident et notamment en RFA, où la religion civile repose sur un reniement moralisateur du passé, organisé par l'État lui-même ; elle devrait avoir tous les éléments d'une véritable religion (17), pouvant se déclarer "islamique", même si d'autres refusent de la considérer comme telle.
L'alévisme turc, religiosité de type gnostique
Dans les doctrines de l'alévisme turc (18), nous avons affaire à une religion de type gnostique, car son noyau évoque la théorie des émanations, selon laquelle tous les étants sont issus de Dieu, vers lequel ils vont ensuite s'efforcer de retourner. Dieu a créé les hommes comme êtres corporels (physiques) (19), afin de se reconnaître lui-même dans sa création. Après le "retour" dans l'immense cycle ontologique, toutes les formes, produites par l'émanation, retournent à Dieu et se dissolvent en lui (20), ce qui lui permet de gagner en quelque sorte une plus-value d'auto-connaissance. La capacité qu'a l'homme de reconnaître Dieu atteste de la nature divine de l'homme. Par extrapolation, on aboutit quelques fois à une divinisation de l'homme, devenant de la sorte un être parfait (où l'homme devient un dieu sur la Terre), et, dans la logique de l'alévisme turc, le Turc devient ainsi le plus parfait des êtres parfaits. L'homme a parfaitement la liberté d'être athée, car l'athéisme constitue une possibilité de connaître Dieu (21), car la connaissance de Dieu, dans cette optique, équivaut à une connaissance de soi-même.
Par conséquent, les lois islamiques, y compris les règles de la prière, ne sont pas reconnues et, à leur place, on installe les anciennes règles sociales pré-islamiques des peuples turcs, ce qui revient à mettre sur pied une religion ethnique turque, compénétrée d'éléments chamaniques venus d'Asie centrale. Dans une telle optique, Mohammed et Ali, qui, au titre d'émanation est pied sur pied d'égalité avec lui, sont perçus comme des êtres angéliques préexistants, devenus hommes. Le Coran n'a plus qu'une importance de moindre rang, car, disent les gnostiques turcs, par sa chute dans une forme somatique d'existence, le Prophète a subi une perte de savoir, le ramenant au niveau de la simple connaissance humaine. Tous les éléments d'arabité en viennent à être rejetés, pour être remplacés par des éléments turcs.
Ordre des Janissaires, alévisme et indigénisme turc
Si l'on ôte de l'idéologie d'Atatürk tout le vernis libéral (extrême libéral), on perçoit alors clairement que le fondateur de la Turquie moderne — même s'il n'en était pas entièrement conscient lui-même — était effectivement un Alévite, donc en quelque sorte un indigéniste turc (on le voit dans ses réformes : égalité de l'homme et de la femme, interdiction du voile, autorisation de consommer de l'alcool, suppression de l'alphabet et de la langue arabes, etc.). Ce programme ne peut évidemment pas se transposer sans heurts dans d'autres États islamiques. En Turquie, ces réformes ont pu s'appliquer plus aisément dans la majorité sunnite du pays sous le prétexte qu'elles étaient une occidentalisation et non pas une transposition politique des critères propres de l'alévisme.
La suppression du califat sunnite par Atatürk en 1924 peut s'interpréter comme une vengeance pour la liquidation de l'ordre des janissaires par l'État ottoman en 1826. Les janissaires constituaient la principale troupe d'élite de l'Empire ottoman ; sur le plan religieux, elle était inspirée par l'Ordre alévite des Bektachis, lui aussi interdit en 1827 (22). Les intellectuels de l'Armée et les nationalistes d'inspiration alévite reprochent à cette interdiction d'avoir empêché la turquisation des Albanais, très influencés par le bektachisme, à l'ère du réveil des nationalités. Les nationalistes alévites constituent l'épine dorsale du mouvement des Jeunes Turcs qui arrivent au pouvoir en 1908. Ces événements et cette importante cardinale du bektachisme alévite explique pourquoi la Turquie actuelle et les États-Unis (23) accordent tant d'importance à l'Albanie dans les Balkans, au point de les soutenir contre les Européens.
L'idéal de "Touran" vise à poursuivre la marche de l'histoire
La religion quasi étatique dérivée directement des doctrines alévites pourrait sous-tendre un processus de démocratisation dans l'aire culturelle musulmane (24), mais elle ne serait acceptée ni par les Sunnites ni par les Chiites. Ceux-ci n'hésiteraient pas une seconde à déclarer la "guerre sainte" aux Alévites. On peut penser que les prémisses de cet Islam turco-alévite pourrait, par un effet de miroir, se retrouver dans le contexte iranien, où les Perses se réfèreraient à leur culture pré-islamique (ou forgeraient à leur tour un islam qui tiendrait compte de cette culture). Une telle démarche, en Iran, prendrait pour base l'épopée nationale du Shahnameh (le "Livre des Rois"). Aujourd'hui, on observe un certain retour à cette iranisme, par nature non islamique, ce qui s'explique sans doute par une certaine déception face aux résultats de la révolution islamique.
Mais le nouvel iranisme diffus d'aujourd'hui se plait à souligner toutes les différences opposant les Perses aux Turcs, alliés des États-Unis. Enfin, dans l'iranisme actuel, on perçoit en filigrane une trace du principe fondamental du zoroastrisme, c'est-à-dire la partition du monde en un règne du Bien et un règne du Mal, un règne de la "Lumière" et un règne de l'"Obscurité", compénétrant entièrement l'épopée nationale des Perses. Cela se répercute dans l'opposition qui y est décrite entre l'Empire d'"Iran" et l'Empire du "Touran". « L'Iran étant la patrie hautement civilisée des Aryens, tandis que le Touran obscur est le lieu où se rassemblent tous les peuples barbares de la steppe, venus des profondeurs de l'Asie centrale, pour assiéger la race des seigneurs de souche indo-européenne » (25).
La fin de l'histoire occidentale
Peu importe ce que les faits établiront concrètement dans le futur : dés aujourd'hui, on peut dire que la perspective touranienne permet d'aller dans le sens des intérêts américains au cas où le "Grand Jeu" se réactiverait et aurait à nouveau pour enjeu la domination du continent eurasiatique, prochain "champ de bataille du futur" (26). Parce qu'ils bénéficient du soutien des États-Unis, les États riverains et touraniens de la Mer Caspienne équipent leurs flottes de guerre pour affirmer leurs droits de souveraineté sur cette mer intérieure face à la Russie et à l'Iran. Le tracé de ces frontières maritimes est important pour déterminer dans l'avenir proche à qui appartiendront les immenses réserves de pétrole et de gaz naturel.
Le risque de guerre qui en découle montre l'immoralité de la politique d'occidentalisation, dont parle Huntington (27). Celui-ci nous évoque les moyens qui devront irrémédiablement se mettre en œuvre pour concrétiser une telle politique : ces moyens montrent que la conséquence nécessaire de l'universalisme est l'impérialisme, mais que, dans le contexte actuel qui nous préoccupe, l'Occident n'a plus la volonté nécessaire de l'imposer par lui-même (mis à part le fait que cet impérialisme contredirait les "principes" occidentaux…).
L'universalisme occidental, qui cherche à s'imposer par la contrainte, ne peut déboucher que sur le désordre, car les moyens mis en œuvre libèreraient des forces religieuses, philosophiques et démographiques qu'il est incapable de contrôler et de comprendre. Cette libération de forces pourra conduire à tout, sauf à la "fin de l'histoire". Mais cette fin de l'histoire sera effectivement une fin pour la civilisation qui pense que cette fin est déjà arrivée. « Les sociétés qui partent du principe que leur histoire est arrivée à sa fin sont habituellement des sociétés dont l'histoire sera interprétée comme étant déjà sur la voie du déclin » (28).
On peut émettre de sérieux doute quant à la réalisation effective de la "perspective touranienne" ou d'une issue concrète aux conflits qu'elle serait susceptible de déclencher dans l'espace centre-asiatique quadrillé jadis par l'internationalisme stalinien qui a imposé des frontières artificielles, reprises telles quelles par le nouvel ordre libéral, qui ne parle pas d'"internationalisme", comme les Staliniens, mais de "multiculturalisme". Ce multiculturalisme ne veut pas de frontières, alors que ce système de frontières est une nécessité pour arbitrer les conflits potentiels de cette région à hauts risques.
Renoncer aux frontières utiles revient à attendre une orgie de sang et d'horreur, qui sera d'autant plus corsée qu'elle aura une dimension métaphysique (29). C'est une sombre perspective pour nous Européens, mais, pour les Turcs, elle implique la survie, quoi qu'il arrive, à l'horizon de la fin de l'histoire, que ce soit en préservant leur alliance privilégiée avec les États-Unis ou en entrant en conflit avec eux, remplaçant l'URSS comme détenteurs de la "Terre du Milieu", nécessairement opposés aux maîtres de la Mer.
► Josef Schüsslburner, extrait d'un article paru dans Staatsbriefe n°9-10/2001.
Notes :
◘ Sept questions au Président Abdullah Gül
À l’occasion de la visite en Autriche du président turc
Monsieur le Président,
En tant que Chef d’État d’un grand pays important, vous nous honorez aujourd’hui, nous les Autrichiens, d’une visite d’État. Monsieur le Président Gül, l’Autriche et la Turquie ont derrière elles une histoire complexe, qui a connu des hauts et des bas. Par deux fois, les Turcs ont assiégé Vienne ; ensuite, le Prince Eugène, en menant ses « guerres turques » les a repoussés de manière décisive. Lors de la Première Guerre mondiale, nous étions alliés. Et, pour la première fois depuis des siècles, des centaines de milliers de Turcs arrivent en Autriche pour y travailler et pour y rester à demeure.
► Andreas Mölzer (député européen, FPÖ, Autriche), zur Zeit n°18/2011.
La nouvelle révolution turque
• Recension : La nouvelle puissance turque : L’adieu à Mustapha Kemal, Tancrède Josserand, Ellipses, 2010, 219 p., 20 €.
En moins de cent ans, la Turquie aura connu 2 grandes révolutions, politiques et culturelles, la seconde cherchant à annuler les effets de la première. Telle est la thèse de Tancrède Josserand dansLa nouvelle puissance turque, une brillante étude à la croisée de l’histoire des idées politiques, de la sociologie religieuse et de la géopolitique.
Turcophone avisé et jeune directeur de l’« Observatoire du monde turc et des relations euro-turques » de la Lettre Sentinel Analyses et Solutions, Tancrède Josserand apporte au lecteur francophone une vue nouvelle – et novatrice – sur l’évolution passionnante de la Turquie. Sorti fin août, l’ouvrage résonne néanmoins de l’actualité puisque, le 12 septembre 2010, les électeurs turcs ont entériné par plus de 58 % de oui pour une participation de 79 % le référendum révisant la Constitution de 1982. Ils ont ainsi décerné un largequitus au Premier ministre, Recep Tayip Erdogan, et à son parti, l’AKP (Parti de la justice et du développement). Or cet indéniable succès électoral n’est pas le fruit du hasard, mais plutôt le résultat d’un long travail militant, culturel et métapolitique.
Hormis quelques banalités touristiques comme le détroit du Bosphore, la mosquée–cathédrale Sainte-Sophie ou le bazar d’Istanbul, on ne connaît guère la Turquie. Située en Asie Mineure, carrefour naturel de l’Europe, de l’Asie occidentale, du Proche-Orient et du Caucase, peu éloignée des gisements d’hydrocarbures, la Turquie n’est pas aussi homogène qu’elle souhaiterait l’être. Les ethnologues ont recensé quarante-sept minorités ethniques, religieuses et linguistiques parmi lesquelles les Lazes, les Tcherkesses, les Abkhazes, les Albanais, les Arabes, les Assyro-Chaldéens, vingt millions de Kurdes, 12 à 20 millions d’Alévis, chiites dissidents qui « ne construisent pas de mosquée, ne font pas de prosélytisme et sont libres de consommer de l’alcool » (p. 7), soit « 32 à 45 millions d’individus sur les 74 millions d’habitants du pays » (pp. 173–174). À l’exception des Grecs, des Arméniens et des Juifs dont l’existence est théoriquement reconnue par le traité de Lausanne de 1923, l’État turc ignore délibérément cette bigarrure humaine qui lui rappelle trop l’héritage ottoman.
De l’Empire ottoman à l’État national-républicain
Puissance se réclamant en partie de l’héritage de Byzance et, par ce truchement, de la Première Rome, l’Empire ottoman fut une théocratie multiculturaliste avant l’heure qui reposait sur l’institution du millet. « Les peuples soumis conservent leurs croyances, leurs institutions juridiques et sociales propres, en échange de l’allégeance au Sultan. Chaque religion forme un millet organisé comme une communauté légale sous la direction des porteurs du sacerdoce. Ce système ne permet pas seulement à l’État de contrôler les communautés à travers leurs institutions religieuses mais également au clergé des différents millet de s’appuyer sur le bras séculier pour réprimer les hérésies. Le système des millet permet à chacune des communautés de vivre ensemble tout en vivant à part » (pp. 6-7).
Ce « communautarisme institutionnel » n’est possible que du fait de l’originalité de l’islam turc. Principalement sunnite, il se divise en confréries hanafites ou soufies mystiques qui s’impliquent fortement dans la société et constituent un contre-pouvoir à l’omnipotence despotique du Sultan — Calife — Commandeur des croyants. La prégnance des confréries dans la société actuelle est largement examinée par T. Josserand.
Longtemps gage d’une efficience politique, cette diversité organisée se transforme en faiblesse rédhibitoire au siècle des nationalités qui plonge l’Empire ottoman dans un déclin que ne parvient pas à freiner le mouvement jeune-turc. L’entrée en guerre d’Istanbul aux côtés des Empires centraux en 1914 marque son arrêt de mort. En 1920, par le traité de Sèvres, les Alliés et leurs affidés dépècent l’Empire. Le littoral anatolien est partagé entre les Grecs et les Italiens tandis qu’apparaissent les proto-États kurde et arménien.
Toutefois, la défaite ottomane attise le réveil national turc qui se cristallise autour d’un général aux yeux clairs et aux traits européens, né à Salonique, Mustapha Kemal. Celui-ci entreprend une véritable guerre de libération nationale. Sa victoire remet en cause l’architecture des traités de paix de la Grande Guerre, car elle contraint les Alliés à signer le traité de Lausanne de 1923 qui révise les clauses de Sèvres.
Conscient de la nécessité d’établir une identité turque qui se détourne du passé impérial ottoman, Kemal soutient une vision ethnique et linguistique de la turcité. Il déplace la capitale d’Istanbul au cœur du plateau anatolien à Ankara (Angora), encourage les recherches sur les civilisations hittite et sumérienne, ouvre une chaire universitaire indo-européenne dont le titulaire est le jeune Georges Dumézil et entreprend une vaste réforme civilisationnelle. Pour autant, « l’occidentalisation n’est pas conçue comme un processus d’acculturation visant à faire de la Turquie un pays européen. Au contraire, il s’agit pour Kemal de s’approprier la technique occidentale afin de pouvoir faire revivre l’âme turque d’avant l’islam » (p. 11). Kemal invite historiens, géographes et ethnologues à déterminer correctement le foyer initial du peuple turc. « Au sud de la forêt sibérienne, les monts désolés de l’Altaï abritent le berceau originel des premiers Turcs. Ces espaces désertiques occupent une place à part dans l’imaginaire national. Ils sont indissociables de la légende de l’Ergenekon. Une louve au pelage gris-bleu aurait recueilli et nourri deux enfants, les derniers survivants d’une tribu turque disparue. Le symbole a été par la suite repris par la droite radicale et l’État turc lui-même. Il figure sur les armes de la “République turque de Chypre” » (p. 208). Cet intérêt pour les mythes fondateurs sert l’unité des Turcs qui expulsent Grecs d’Ionie et d’autres populations allogènes.
Très vite, Ankara s’inspire des expériences communiste soviétique et fasciste italienne. « D’évidentes analogies existent entre les deux États où la nation est définie comme un tout organique, dirigé par un chef et un parti unique, expression de la volonté nationale » (p. 14). Mieux, « en 1937, les six principes ou six flèches du kémalisme (Alti Ock) (nationalisme, populisme, laïcité, étatisme, république, révolution) sont inscrits dans la Constitution » (p. 14). Par ailleurs, l’impératif politogénésiaque turc fait que « Kemal va user de barrières douanières prohibitives pour créer une bourgeoisie nationale » (p. 12).
Mustapha Kemal prône l’émergence d’un homme nouveau turc « viril, vertueux, héroïque » (p. 15), d’où la nécessité de bouleverser en profondeur la société traditionnelle musulmane par une révolution quasi-permanente qui, au jour le jour, « entretient une tension permanente qui doit permettre l’application rapide des décisions arrêtées et la perpétuation des principes édictées » (p. 15).
L’ambition laïque
Les mesures édictées par Kemal suscitent de violentes protestations qui dégénèrent, ici ou là, en révoltes ouvertes au nom de la défense de l’islam et avec l’implication étroite des confréries. La réponse étatique en est une répression implacable.
Les résistances musulmanes augmentent la méfiance de Kemal envers l’islam. Il veut la restreindre à la seule vie privée, voire à l’intimité du pratiquant. « L’islam, selon Kemal, est une parenthèse débilitante de l’histoire turque, la revanche des Arabes sur leur conquérant. Son message universaliste a dissous l’âme turque dans un magma informe. Preuve de cette volonté de ré-enracinement dans la plus longue mémoire, l’utilisation au début de la République du loup d’Asie centrale comme symbole officiel sur le timbre, les billets de banque » (p. 12).
Tancrède Josserand en vient à évoquer la laïcité turque qui ne correspond pas à la laïcité française. « L’État est laïc au sens où il n’est pas dominé par la religion. La religion est placée sous son contrôle. L’État organise, réglemente la pratique religieuse en restreignant au maximum sa visibilité dans la sphère publique » (p. 139). « La séparation entre l’État et la mosquée, poursuit l’auteur, est purement formelle puisque la vie religieuse s’organise au sein du ministère des Cultes (Dinayet). Outre le traitement des desservants, l’État kémaliste impose à l’islam ses propres orientations nationales » (p. 18). Ainsi, du temps d’Atatürk, l’appel à la prière du haut du minaret se fait en turc et non en arabe ! Le régime reprend la vieille tradition orientale « césaropapiste », chère aux empereurs byzantins… Il conçoit en outre la laïcité comme une religion civique et nationale fondée sur une base ethno-culturelle turque. Ce projet s’apparente-t-il à une religiosité pré-totalitaire ? Il y a pourtant un paradoxe : « l’islam est le creuset identitaire du nouvel État » (p. 19).
Par conséquent, bien que pourchassées et interdites, les confréries survivent et attendent patiemment l’affaiblissement de l’État républicain. Cet affaiblissement tant survient après la Seconde Guerre mondiale quand les Alliés forcent la Turquie, restée neutre pendant le conflit, à renoncer à son monopartisme pré-totalitaire. Des bourgeois républicains créent le Parti démocrate et accèdent au pouvoir à la fin des années 1940. La réislamisation de la société est relancée de facto ! Dans le même temps, en raison de la Guerre froide et du voisinage soviétique, Ankara se place clairement dans le camp occidental, adhère à l’Alliance Atlantique et pose sa candidature à la CEE.
L’établissement d’une démocratie parlementaire avive les tensions politiques et sociales dans les décennies 1960 et 1970. Les campus deviennent le champ de bataille entre étudiants gauchistes, nationalistes et islamistes. Comme en Italie, la Turquie connaît des « années de plomb » et une « stratégie de la tension ». L’instabilité politique entraîne l’intervention de l’armée turque en 1960, en 1971 et en 1980 au nom des intérêts supérieurs de la nation qu’elle défend tout particulièrement.
L’armée, sentinelle de la nation
« La République turque — écrit Tancrède Josserand — est indissociablement liée à l’institution militaire » (p. 195). En effet, « les militaires en Turquie sont les gardiens de l’État et de sa continuité à travers les âges. Corps mystique et éclairé de la nation, l’armée se sent dépositaire d’une légitimité propre qui la place au-dessus des contingences des gouvernements élus. La référence au kémalisme est tout autant si ce n’est plus l’expression d’un lien de solidarité et d’intérêts de pouvoir d’une caste que celui de l’adhésion à un corpus idéologique intangible » (p. 24). Cette prédominance provient paradoxalement de l’ère ottomane quand « la carrière militaire est une profession prestigieuse qui place le soldat au-dessus du reste de la société » (p. 6).
Elle se renforce lors de la guerre de libération nationale de 1919–1923 et se concrétise avec le rôle quasi-démiurgique du général Kemal sur l’État dont la vocation est d’obtenir une nation turque. Or, afin de mener à bien cet objectif titanesque, le jeune État turc s’ouvre aux officiers si bien que l’armée est à l’origine de l’État lui-même maître-d’œuvre de la nation. De ce fait, « l’armée s’est construit une légitimité au dessus des partis en se statufiant gardienne de l’État » (p. 201). Cette fonction lui permet par conséquent de mener une série de coups d’État jusqu’en 1997 sans pour autant s’occuper du quotidien. Les différents gouvernements turcs doivent appliquer les recommandations impératives du Conseil de sécurité nationale, l’émanation constitutionnelle de l’armée.
L’armée contrôle aussi de larges pans de l’économie grâce à l’OYAK (Fonds de solidarité et d’aides mutuelles des forces armées). Bref, elle fait figure de sentinelle attentives et sourcilleuse de la vie politique turque en prenant après 1945 la posture du commandeur. En 1950, la victoire électorale duParti démocrate montre l’ascension sociale de couches nouvelles issues de l’islam rural et provincial. Apparaît alors en réaction le Derin Devlet (l’État profond) qui « renvoie à l’existence d’une élite formée de hauts fonctionnaires, militaires, magistrats, membres des différents services de sécurité, et même universitaires pouvant agir à côté du gouvernement pour œuvrer à la conservation de la nation, de l’héritage kémaliste et d’intérêts de pouvoir bien compris… » (p. 22). Il importe cependant de ne pas assimiler cet État profond aux armées secrètes de l’OTAN destinée à la lutte anti-communiste en dépit d’évidentes connexions (1).
Longtemps hégémonique, la place de l’armée s’amoindrit depuis une décennie sous les coups de butoir des islamistes et de la Commission européenne de Bruxelles. Elle a perdu de sa superbe; leConseil de sécurité nationale n’a plus qu’un rôle consultatif. Dépit et résignation parcourent l’encadrement militaire. En 2002, l’armée autorisa le lancement du processus d’adhésion à l’UE avec le secret espoir de briser l’emprise de l’AKP sur la population. À tort ! Désormais, « les cercles militaro-laïques opèrent un lien direct entre l’Union européenne, le projet d’islam modéré anglo-saxon et la globalisation (p. 205) », voyant l’instrumentalisation par les islamistes du choix européen.
Sur la défensive depuis la découverte et le démantèlement de divers complots dont ceux du réseau Ergenekon (2), l’armée semble hors-jeu et n’entend plus régir la politique turque. Cependant, certains de ses milieux continuent à résister à la « vague verte », malgré une infiltration islamiste indéniable. Les cénacles anti-musulmans de l’armée réfléchissent à une alternative géopolitique qui délaisserait l’orientation néo-ottomane et l’intégration européenne et pencheraient vers l’eurasismequ’Alexandre Kadirbayev envisagerait comme « l’union de la steppe et de la forêt, des Turcs et des Slaves » (p. 206). Il est étonnant que Tancrède Josserand n’évoque pas les thèses pantouraniennes naguère défendues par les Loups gris et le M.H.P. (Parti de l’action nationale). La vision d’un ensemble turcophone coordonné de la mer Adriatique à la Muraille de Chine serait-elle définitivement révolue ?
Il est en tout cas évident que l’armée perd ses repères habituels. « À partir des années 1980, la mondialisation associée à la libéralisation de l’économie, l’adhésion à l’Union européenne, ouvrent la Turquie. Les échelles se sont progressivement brouillées. Le cadre national se retrouve compressé entre le local et le global. À la différence de l’élite laïque aux rigides conceptions jacobines, les élites islamistes se sont coulées dans la nouvelle donne » (p. 212).
Islam radical et postmodernité
« L’AKP — explique Tancrède Josserand — c’est l’islam politique à l’heure de la postmodernité. Dans le discours postmoderne, aucune idéologie n’est plus légitime qu’une autre. Conséquence directe de la postmodernité, l’État se voit dépouillé de son droit à désigner une finalité universelle, c’est-à-dire à fixer un discours global et admis par tous. Dans le cas turc, cette remise en cause de l’idéologie d’État aboutit logiquement à la remise en cause de sa religion civique : la laïcité » (p. 3). Les dirigeants de l’AKP ont pris conscience du phénomène et l’ont même accepté. Considérant que « la mondialisation excite l’expression d’identités culturelles sans bases politiques. En même temps, la perte de repères inhérente à la standardisation des modes de vie invite l’individu déraciné à s’accrocher à l’appartenance la plus proche. C’est le réflexe communautaire » (pp. 174–175), les islamistes utilisent la vogue du multiculturalisme dans la perspective d’assurer une hégémonie d’abord culturelle, puis politique. Puisque « la remise en cause des prérogatives régaliennes dans le cadre de l’intégration européenne favorise le retour à des conceptions régionalistes » (p. 179), les islamistes n’hésitent pas à favoriser le régionalisme. Or le problème porte sur l’acception du « régionalisme » qui présente un caractère artificiel et administratif plus que charnel, identitaire et enraciné. Sauf quelques exceptions notables, les mouvements régionalistes se revendiquent progressistes, altermondialistes et modernes.
Or, « chez les islamistes turcs la question du fédéralisme n’a jamais été taboue » (p. 185). T. Josserand cite un idéologue de l’AKP, Cemalettin Kaplan, qui déclare que « la laïcité d’Atatürk exclut naturellement les régions; nous sommes contre un État unitaire. Nous fonderons un État anatolien fédéral islamique » (p. 185). Alors que « dans la droite ligne des principes hérités de la Révolution française, le kémalisme ne reconnaît que la nation et l’individu » (p. 180), les islamistes parient sur la résurgence des identités populaires et sur la réaffirmation de l’Oumma. « Hostile au nationalisme, considéré comme un produit d’exportation occidentale portant en germe les principes de la sécularisation, l’islam politique pose en premier lieu le lien religieux » (p. 183). Ainsi, « en favorisant le retour aux communautés, l’AKP crée les conditions d’une société féodale sans arbitre et sans ordre politique, où les groupes divers imposent leurs codes et leur droit dans un tourbillon sans fin » (p. 213). L’AKP suivrait-il les travaux novateurs de Michel Maffesoli ? En Turquie, Dionysos s’est fait pour la circonstance mahométan !
Les néo-islamistes ont pris acte de la liquidification du monde ultra-moderne. Ils comprennent qu’« avec la mondialisation, les sociétés s’émancipent des États : les frontières administratives demeurent mais sont effacées ou ignorées. Émerge “une volatilité identitaire”. En fonction des enjeux, l’individu modifie à sa guise la hiérarchie de ses appartenances. Les attributs régaliens de l’État sont intégrés dans des structures transnationales, alors qu’à la base, ils sont éclatés en de multiples corps locaux ou intermédiaires » (p. 172). Dorénavant, « le point de divergence majeur entre l’AKP et l’islam politique classique repose sur la renonciation par les néo-islamistes à la religion d’État » (p. 139). Les néo-islamistes rêvent de laïcité anglo-saxonne, étatsunienne en particulier, avec une ambiance saturée d’islam. « Très tôt, les néo-islamistes ont compris qu’il était impossible d’ignorer les effets de la mondialisation libérale. Bien au contraire, celle-ci couplée au processus d’adhésion à l’Union européenne est une arme redoutable contre le vieil État-nation kémaliste » (p. 54). Les néo-islamistes ont effectué leur mue culturelle et réussi leur métamorphose intellectuelle.
Une révolution conservatrice ou néo-libérale ?
Cette évolution résulte d’un long processus idéologique souvent parsemé d’échecs formateurs. L’auteur rappelle justement que « les membres fondateurs de l’AKP se sont connus au milieu des années 1970 au sein de l’Union national des étudiants turcs (Milli Türk Talebe Birligi — MTTB), école des cadres de la droite radicale turque » (p. 75). Ils affrontent en compagnie des étudiants nationalistes « idéalistes » les gauchistes. Leur activisme les fait remarquer par une véritable centrale de formation islamiste — le Milli Görus (Voie nationale) — qui est une école des cadres et un laboratoire d’idées de plusieurs générations militantes. Comme pour les nationalistes hindous en Inde qui bénéficient des entreprises intellectuelles du VHP (Visva Hindu Parishad – Conseil mondial hindou) et du R.S.S. (Rashtriya Swayam Sevak Sangh – Association pour la défense des valeurs nationales), les néo-islamistes turcs disposent d’un solide appareil théorique qui permet l’articulation réfléchie du militantisme et de la métapolitique.
La gestation du néo-islamisme de l’AKP fut longue et difficile. Elle date de l’échec gouvernemental du Refah Partisi (Parti de la prospérité) de Necmettin Erbakan. Le Refah se posait en alternative radicale et totale au kémalisme et s’inscrivait dans une veine protestataire qui, dans les décennies 1970 – 1980, se définissait comme tiers-mondiste, anti-impérialiste et identitaire. « Avec la charte dite de “ l’Ordre juste ” (Adil Düzen), le parti islamiste prône une troisième voie économique et sociale » (p. 52) et propose un développement autocentré ! Contre la menace d’extrême gauche, des convergences apparaissent entre islamistes et nationalistes d’où, à la suite du coup d’État de 1980, le désir des militaires d’opérer une synthèse islamo-nationaliste : « kémalisme et islam sont compatibles, la laïcité est nécessaire au développement d’un islam moderne et ami de la science » (p. 26). Paraît à ce moment un « Rapport sur la culture nationale ». « Préparé sous les auspices d’intellectuels liés à la droite radicale, le document décline les trois piliers de la synthèse islamo-nationaliste : la famille, la mosquée, l’armée. […] Cette synthèse, opérée en rupture avec une partie des principes adoptés à partir de 1923, démontre que le kémalisme si cher à l’armée relève plus d’une logique de défense de l’idée d’État, que d’un corpus idéologique inamovible » (pp. 26-27).
En 1997, l’incapacité à gouverner d’Erbakan provoque une rupture entre l’aile traditionaliste qui va constituer le Saadet Partisi (Parti de la félicité) et l’aile modernisatrice, démocrate, libérale et pro-européenne, le futur AKP. Depuis, « à la différence des partis islamistes traditionnels, l’AKP ne cherche pas à supprimer la laïcité pour instaurer la charia. Au contraire, les néo-islamistes turcs exigent une vraie laïcité et la fin de l’ingérence de l’État dans la sphère du privé » (p. 69). Il ressort que « le conservatisme des néo-islamistes turcs n’est pas la réaction. On ne peut renouveler les formes révolues de gouvernement et effacer les grandes ruptures de l’Histoire comme si elles n’avaient jamais eu lieu. Ce conservatisme veut se rattacher au passé mais sans le restaurer. Le principe de conservation n’est pas synonyme d’inertie mais d’évolution de la continuité (3) » (p. 64). Cette démarche ne se rapproche-t-elle pas des conceptions de la Révolution conservatrice allemande et européenne ?
Proche d’Erdogan et idéologue principal de l’AKP, Yulçin Akdogan, a inventé l’expression de « démocrate conservateur » et défend la vision d’« une démocratie organique se propageant de place en place dans l’ensemble du corps politique et social » (p. 67). Cherchant à combler le fossé entre le peuple et les « élites », il estime — tel Arthur Mœller van den Bruck — que « ce qui fait la démocratie, ce n’est pas la forme de l’État mais la participation du peuple à l’État » (p. 67). Tancrède Josserand ajoute que « très habilement, les néo-islamistes ont compris que l’adéquation entre islam et démocratie prenait en défaut l’ensemble de l’édifice républicain » (p. 61).
L’AKP se considère comme une véritable force néo-conservatrice. Prenant en compte les données surgies de la mondialisation, il promeut le système capitaliste-libéral et des valeurs morales hostiles au matérialisme. « Dans la lignée d’Hayek et de Burke, l’AKP conçoit les libertés traditionnelles comme partie inhérente de l’ordre social. L’État est là pour restaurer l’autorité et la vie sociale, non pour la liquider. La société est un parapluie sous lequel on peut s’abriter librement, à l’opposé de l’État moderne où l’homme en échange de cette protection fait le sacrifice de sa liberté » (p. 71). Militant en faveur de l’économie de marché, la liberté de conscience et la diversité des appartenances, l’AKP cherche à « dégraisser l’État-Moloch en reconstruisant les mécanismes traditionnels d’entraide et de protection de la société musulmane » (p. 72). Bref, il souhaite passer de l’État social à l’État de charité et soutient un État minimal. Leur vision correspond au conservatisme compassionnel de Bush fils et à la Big Society du Premier ministre tory David Cameron.
Un autre idéologue néo-islamiste, Mustafa Akyol, n’hésite pas à citer Joseph de Maistre. Ce « disciple de Leo Strauss critique le culte de la raison propre aux Lumières françaises. […] Akyol s’inscrit dans l’école du libéralisme conservateur, un libéralisme critique qui rejette la confusion entre liberté et révolution […]. Akyol n’est donc pas réactionnaire pour cette raison qu’il ignore pas ni ne rejette la donne du monde actuel. Le processus de modernisation auquel il adhère est un processus de modernisation conservatrice » (p. 60). Verrait-on une modernisation musulmane réussie grâce à ces lecteurs singuliers d’Edmund Burke ? Cet intérêt des néo-islamistes pour Burke, l’un des principaux penseurs de la Contre-Révolution, est logique puisque l’ennemi kémaliste s’inspire, lui, du projetéclairé découlant des idées de 1789.
Il apparaît clairement une très nette convergence entre le néo-islamisme turc et la pensée libérale d’origine anglo-saxonne. Soulignant les nombreux liens noués entre l’AKP et les cénacles néo-conservateurs étatsuniennes, Tancrède Josserand parle d’une « alliance des dévots » entre néo-islamistes et puritains d’outre-Atlantique. On retrouve sur les bords du Bosphore de vieilles recettes pratiquées par Margaret Thatcher et Ronald Reagan dans les années 1980. Il est par conséquent indéniable qu’il existe une « éthique islamique du capitalisme » (p. 124). Les spécialistes vont même jusqu’à parler de « calvinistes musulmans » quand bien même les intellectuels islamistes dénoncent la Réforme protestante comme un facteur déterminant de sécularisation du monde.
L’AKP n’est pas le FIS (Front islamique du salut) algérien, les wahhabites saoudiens, voire les révolutionnaires néo-traditionalistes iraniens. L’auteur insiste sur le fait que « l’AKP ne correspond pas aux canons habituels de l’islam politique. L’islam est compris comme un corpus moral de valeurs partagées régulateur de l’ordre social, non comme la raison d’être de l’État » (p. 3). Son besoin vital de vaincre l’idéologie kémaliste persuada le parti néo-islamiste à accepter le processus d’intégration européenne et à se rapprocher du patronat. Le tournant libéral-conservateur des islamistes bouleversa le spectre politique turc : les néo-islamistes adoptent un centrisme ou un centre-droit alors qu’« en Turquie, le terme de centre renvoie à une idéologie officielle : le kémalisme. Cette vision du monde est gravée dans le mot d’ordre : État-nation, État laïc, État unitaire. Traditionnellement, les partis du centre-gauche est dans une moindre mesure de centre-droit alliés à l’appareil bureautico-militaire, en sont les légataires. À l’inverse, la périphérie désigne les secteurs de la population brimés par le système (Kurdes, islamistes, Alévis). Cette périphérie recouvre les différents mouvements islamistes issus du Milli Görus et en dernier ressort l’AKP » (pp. 35–36). Les succès de l’AKP favoriseront-ils l’islamisation de la Modernité ou bien la mise en place d’une contre-modernité ? À moins que le monde ultra-moderne, fluide et liquide, domestique l’islamisme politique… « Loin de constituer un contre-feu au modernisme, estime Tancrède Josserand, l’élaboration d’une doctrine islamique du capitalisme ne fait qu’accélérer l’assimilation de l’islam dans un monde sécularisé, où il se réduit au final à un simple segment du marché » (p. 133).
En abordant la question kurde, Tancrède Josserand apporte des éléments inattendus et intéressants, bien loin des stéréotypes idiots des médias hexagonaux. « Les islamistes voient dans la question kurde un avatar du régime républicain que seule la restauration d’un lien spirituel fort est susceptible de résoudre » (p. 173). On y apprend l’existence du Hizbullah kurde qui lutte contre la guérilla du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) maoïste. Inspiré par le précédent de la révolution iranienne de 1979, son fondateur, Hüseyin Velioglu, « est à l’origine un transfuge de la droite radicale » (p. 186). Ce parti de Dieu kurde, plus radical que l’AKP, envisage « l’alliance entre les étudiants, les paysans et les déshérités » (p. 186) et « rejette l’animalité végétative du monde moderne » (p. 186). Sa structure de base, la mesjids (petite mosquée), ressemble aux nids de laGarde de Fer roumaine… Il n’empêche que le Kurdistan continue à poser un grave problème à la géopolitique turque.
Le jeu géopolitique
« La Turquie appartient hiérarchiquement à 3 ensembles distincts :
Notons que les visées panturquistes ou le songe pantouranien semblent totalement évacués des enjeux contemporains pour s’ancrer dans les chimères nostalgiques d’Enver Pacha.
Tout en misant sur l’UE, les néo-islamistes démocrates-conservateurs réactivent la vieille influence ottomane dans le monde musulman à travers l’Organisation de la Conférence islamique (OCI). Les étroits liens entre Ankara et Israël se distendent depuis qu’Erdogan aspire à devenir le porte-parole de la cause palestinienne auprès de la « Communauté internationale ». L’assaut israélien contre la flotille d’aide à Gaza a provoqué une grave crise diplomatique. Or rien ne dit que, dans les coulisses, Israéliens et islamistes turcs agissent de concert afin de rendre la figure d’Erdogan populaire auprès des masses arabes et de concurrencer celle d’Ahmadinejad.
On définit ce regain turc pour le monde arabe par le concept de « néo-ottomanisme » quand bien même la mémoire arabe garde les séquelles de la longue tutelle de la Sublime Porte. La politique étrangère – multidimensionnelle – de la Turquie est mise en pratique par l’ancien conseiller diplomatique d’Erdogan et actuel ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutuglu, qui pense au rang de son pays dans le monde. Estimant que « de Sarajevo à Bagdad en passant par Istanbul et Grozny, une même communion d’âme existe : l’islam et le souvenir de l’Empire ottoman » (p. 42), Davutuglu façonne une sorte de diplomatie gaullienne : on conteste l’hégémonie des États-Unis tout en restant leur allié loyal. « Le fait que la Turquie puisse s’affranchir ponctuellement de la tutelle américaine n’est pas forcément nuisible. La Turquie est ainsi plus écoutée ; elle devient à la fois une porte ouverte sur l’Ouest et un exemple à suivre » (p. 43).
Tancrède Josserand insiste sur « la convergence d’intérêts existant entre la mouvance islamiste turque et les États-Unis. L’AKP demeure la formation la plus modérée à l’égard de Washington au sein de l’arc politique turc » (p. 56). En visite aux États-Unis et soucieux d’apparaître en musulman responsable et atlantiste, Erdogan a discouru devant la Fondation Lehman Brothers, l’American Entreprise Institut, la Rand Corporation, l’Anti-Difamation League et l’American Jewish Congress. Une véritable alliance objective s’est réalisée puisque, « palliant l’absence d’un réel lobby turc, les groupes de pression pro-israéliens remplissent au Congrès ce rôle, surtout lorsqu’il s’agit de faire obstacle aux menées des instances communautaires arméniennes en vue de faire reconnaître le génocide de 1915. Cette appellation est réfutée tout par les Turcs que par les Juifs au nom du caractère unique de la Shoah » (pp. 57–58).
Si la politique extérieure turque écarte le pantouranisme, elle n’hésite pas, en revanche, parallèlement à son atlantisme, à regarder aussi vers l’Est. « En Asie centrale, Davutoglu rappelle le rôle fondamental des populations turques. L’empire des steppes, la Horde d’Or, de la mer d’Aral à l’Anatolie est un point fixe de sa pensée. La Turquie a tout intérêt à revivifier cette vocation continentale et à se rapprocher du groupe de Shanghaï sous la baguette de la Chine et de la Russie » (pp. 42–43). La Turquie n’a pas encore dit son dernier mot (géo)politique…
La nouvelle puissance turque. L’adieu à Mustapha Kemal de Tancrède Josserand secoue les lieux communs les plus éculés et montre d’une lumière nouvelle les facettes de ce voisin de l’Europe. Regrettons cependant qu’il n’a pas été apporté à cet essai toute la rigueur scientifique attendue : nombreuses coquilles, absence de cartes, d’index et de bibliographie appropriés. Espérons donc qu’une prochaine édition rectifiera ces manques pour que ce livre de référence atteigne l’excellence.
► Georges Feltin-Tracol, Magazine National des Seniors n°12, janv. 2011.
Notes :