La géopolitique allemande aujourd'hui
• Recension : Heinz BRILL, Geopolitik heute : Deutschlands Chance ?, Ullstein, Frankfurt a.M./Berlin, 1994, 240 p.
Le politologue allemand Heinz Brill (né en 1940) est le directeur d’une “centrale de recherche” liée à la Bundeswehr. Pendant de nombreuses années, il a enseigné à l’Académie des officiers. En 1994, il a édité le premier ouvrage quasi-officiel sur la géopolitique, après une introduction de Grabowski dans les années 50 et les ouvrages officieux de von Lohausen et Zänker, dont il reconnaît aujourd’hui pleinement la validité. Brill commence, dans son livre, par démontrer qu’en dépit de la démonisation du vocable “Geopolitik”, cette démarche n’a jamais disparu et qu’elle s’est camouflée derrière une quantité d’appellations diverses (“politique planétaire”, “géographie politique appliquée”, “sciences de l’espace”, etc.). Très tôt, des politologues avisés tels Josef Matznetter, Otto Heinrich von der Glabentz, Heinz Gollwitzer, ont stigmatisé la pudeur des observateurs politiques ouest-allemands et plaidé pour un retour de la géopolitique. Il a fallu longtemps pour qu’ils soient écoutés…
Aujourd’hui, le monde a glissé d’une dualité duopolistique (USA/URSS), à une tripolarité (USA/URSS/Chine), puis à une multipolarité, où l’Allemagne est appelée à se profiler, tout comme d’autres puissances (Inde, Japon, Indonésie, Brésil, etc.). Mais auparavant, l’Allemagne doit se dégager des pensées géopolitiques que lui ont imposées les quatre puissances occupantes d’après 1945, tout en gardant bien en tête quels en étaient les mécanismes. Brill brosse un tableau de la pratique géopolitique des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France et de la Russie/URSS.
Il nous rappelle la règle d’or américaine : contrôler les océans atlantique et pacifique et empêcher l’émergence de puissances planétaires sur les rives qui lui font face. De Monroe à Mahan et à Wilson, Washington a articulé une triple batterie d’arguments : fermer les Amériques à toute intervention européenne (ou japonaise potentielle), s’immiscer dans les querelles européennes ou asiatiques pour balkaniser et amoindrir ces continents, utiliser tous les arguments qui ont l’apparence du droit pour promouvoir ces politiques (“Balance of Power”, “Containment”, “politique d’occupation des rimlands”, mises sur pied d’alliances, contrôler les côtes opposées, prévoir des “plaques tournantes” pour intervenir dans des crises aiguës (Afrique du Nord en 1942, Golfe en 1991).
La Grande-Bretagne, elle, pratique systématiquement une politique de “Balance of Power” en Europe, entend contrôler et juguler les puissances du centre du continent en s’alliant aux pays plus faibles de l’Est (Russie ou Pologne) et de l’Ouest (France) ; en outre, elle pratique une politique de l’encerclement de ses adversaires réels ou supposés, elle vise à neutraliser la côte qui lui fait face (Anvers, éclatement du Royaume-Uni des Pays-Bas en 1830, etc.) et entretient une “special relationship” avec les États-Unis.
Brill s’attarde plus longuement sur les rapports complexes et conflictuels entre la France et l’Allemagne : il nous offre une rétrospective historique, partant des premières tentatives fructueuses de disloquer totalement les frontières occidentales du Saint-Empire, avec l’occupation des “trois évêchés”, de Calais et de la Bresse, amorce d’une politique qui allait définitivement affaiblir le centre germanique du continent par la perte de la Franche-Comté, de la Lorraine et de l’Alsace. Le Saint-Empire n’avait dès lors plus de frontières défendables à l’Ouest sur la Somme, la Meuse, la Saône et le Rhône, qui lui aurait permis d’avoir une certaine fenêtre sur la Méditerranée occidentale. Cette politique s’est poursuivie, explique Brill, jusqu’en 1923, avec l’occupation de la Ruhr, et jusqu’en 1945, avec l’exigence gaullienne d’une très vaste zone d’occupation en Rhénanie (ndlr : visant aussi à prendre la Belgique en tenaille et à la faire tomber dans le panier de Paris) et la tentative avortée en 1955 de franciser la Sarre. Pour Brill (p. 108), cette politique n’a vraiment pris fin qu’en 1992, quand la France a commencé à démanteler ses bases de missiles Pluton et Hadès. En renonçant à sa politique des “glacis”, la France a opté, pense-t-il, pour un “contrôle par l’intégration”. Il entend par là que les diplomates français évoquent une intégration européenne, dans le but de noyer la puissance allemande dans un magma international, permettant de la surveiller et de la neutraliser.
Quant à la Russie/URSS, Brill adopte les thèses de Heinz Pächter : la Russie cherche le rétablissement d’un système international à acteurs multiples, où les idéologies n’ont d’autre rôle que celui de camoufler plus ou moins habilement les raisons d’État, articulées avec le plus parfait cynisme. Brill croit que la Russie est sortie renforcée sur la scène internationale depuis qu’elle a abandonné le communisme, idéologie peu vendable sur le plan médiatique. Cependant, quatre options travaillent le monde politique russe : l’option pro-occidentale, le nationalisme grand-russe, l’eurasisme et le réalisme pragmatique. Brill rappelle que le coordinateur des travaux de géopolitique à la Douma est Viktor Oustinov, membre du PLDR de Jirinovski.
Brill analyse ensuite les motivations des quatre anciennes puissances occupantes face à la réunification allemande, pour brosser finalement un tableau des options qui s’offrent à la nouvelle Allemagne, fusion de l’ancienne RFA et de la RDA. Ces options sont :
Brill s’attarde sur l’option eurasienne. Il estime que la meilleure défense de cette option se trouve dans les écrits d’Alfred Zänker, néo-conservateur proche de la revue Mut, qui a résumé ses raisons “quintessentielles” dans Epoche der Entscheidungen : Deutschland, Eurasien und die Welt von Morgen (Mut, Asendorf, 1992) : l’Allemagne doit assumer sa position de “puissance du milieu” et ne pas miser seulement sur l’Ouest ; l’Allemagne surpeuplée doit offrir des débouchés à ses enfants : ce n’est possible qu’à l’Est, dans le Far East sibérien, avec l’accord du nouvel allié russe ; l’économie ne se développe qu’à l’enseigne de la croissance : il n’y a de croissance assurée que dans la rentabilisation de terres à l’Est, toujours de concert avec les Russes ; ce projet eurasien n’est possible que si l’on rénove à fond la pensée politique, que cette pensée rénovée soit bien diffusée au sein d’une élite politique réelle, soit une élite qui sort des étroitesses de la pensée partitocratique et partisane. Zänker écrit : « Dans l’avenir, nous allons devoir vivre avec des idéologies “mixtes”, avec de fortes composantes libérales, sociales et nationales ».
Brill conclut son ouvrage en rappelant que l’Allemagne, puissance du milieu entourée de beaucoup de voisins tantôt alliés tantôt ennemis, est condamnée à négocier avec tous. Mais ce destin, qui l’a conduite, au cours de l’histoire, surtout au XXe siècle, à osciller sans cesse entre l’Est et l’Ouest, est un destin tragique. Brill rappelle que Forster Dulles (1959) et Bidault (1954) avaient forgé pour leurs pays respectifs un axiome politique clair : ni les USA ni la France ne toléreraient plus cette angoissante incertitude de subir cette oscillation allemande. Brill conclut que son pays est contraint à la mesure.
► Robert Steuckers, Vouloir n°137/141, 1997.
♦ Intervention de Louis Sorel lors du séminaire d'Ile-de-France de Synergies Européennes, 26 octobre 1997 ♦
Se féliciter de l’excellence des relations franco-allemandes est devenu le point de passage obligé de la rhétorique politique française, officielle du moins, et l’axe Paris-Berlin est le support de représentations angéliques dont on ne peut comprendre le sens sans retour à l’histoire. On sait combien l’antagonisme franco-allemand aura pesé sur le destin de l’Europe moderne. Dans Les empires et la puissance, le général Jordis von Lohausen voit en la dissolution de l’empire carolingien, de 843 à 880, l’origine première de la grande catastrophe européenne : « la lutte des frères jumeaux francs, écrit-il, de guerre en guerre, appelle à la rescousse des alliés influents jusqu'au moment — en 1945 — où ces derniers prennent le gouvernail en main. L’Europe n'est plus qu'une province. La tragédie du Royaume franc désuni a pris fin ». Et fort justement, au lendemain des lointaines conséquences de la division entre Francs de l’Est et Francs de l’Ouest, Winston Churchill affirme : « Il n'y aura pas de renouveau européen sans la grandeur spirituelle de la France, sans la grandeur spirituelle de l’Allemagne » (Discours de Zurich, 1946).
Après le long face à face de la période 1870-1945, l’axe franco-allemand (France-RFA) est donc devenu la colonne vertébrale du projet européen. Cette relation pérenne n'en est pas moins soumise aux paradoxes éléatiques depuis la réunification allemande. On en parle sans cesse, sans que pour autant elle ne semble véritablement progresser. Cette intervention se veut une modeste contribution à la formation d'une communauté de destin entre nos deux nations sœurs, un nouveau Regnum Francorum, dans une optique résolument grand-européenne. Après avoir dressé le bilan des relations franco-allemandes, nous jetterons les bases d'un nouveau départ et examinerons les formes possibles d'un futur Regnum Francorum.
Les rapports politico-stratégiques franco-allemands
Le bilan critique des rapports politiques et stratégiques entre la France et l’Allemagne commencera par un bref historique de ces relations depuis 1945. Encore qu'à cette date, il n'y ait pas, stricto sensu, de relation entre nos deux pays. L’Allemagne est considérée comme un simple objet de notre politique extérieure qui poursuit des objectifs classiques : rattachement de la Sarre, contrôle de la Rhénanie et morcellement territorial. Conformément au programme de Richelieu, il s'agit de fixer l’anarchie allemande. La rupture américano-soviétique vient contrarier ces projets. La nation allemande divisée par le rideau de fer, Washington entend bien relever la toute jeune RFA et l’arrimer à “l’Ouest” (entrée dans l’OTAN en 1954). La France lâche donc prise et la question de la Sarre est réglée en 1956. C'est alors que débutent les relations franco-allemandes — par Allemagne, nous entendons RFA — au sein desquelles nous distinguerons quatre phases : la réconciliation, entre 1954 et 1963 ; divergences et statu quo, de 1963 à 1974 ; le temps du “couple franco-allemand”, de 1974 à 1989 ; la fin de l’idylle, depuis les “ratés” qui ont accompagné et suivi la réunification.
La réconciliation s'opère, à la fin de la IVe République, dans un cadre atlantique et sous l’égide des États-Unis. Le retour au pouvoir du général De Gaulle, en 1958, contrarie bien l’avancée de quelques projets de coopération — dans le domaine nucléaire notamment — mais les hésitations de l’Administration Kennedy en matière de politique européenne amènent Paris et Bonn à concevoir une communauté politique et stratégique franco-allemande. Signé par Charles de Gaulle et Konrad Adenauer le 22 janvier 1963, le traité de l’Élysée prévoit, dans un cadre inter-gouvernemental, le développement d'une étroite coopération diplomatique, militaire et éducative. Cet ambitieux traité est contré par Washington et les pressions sur la classe politique ouest-allemande amènent le Bundestag à voter un préambule rappelant le primat des solidarités transatlantiques et occidentales sur l’alliance franco-allemande, la prééminence de l’OTAN et la nécessité d'élargir la CEE à la Grande-Bretagne. Le traité de l’Élysée est vidé de sa substance.
Suit jusqu'en 1974 une phase de statu quo. La RFA refuse d'avoir à choisir entre la France et les États-Unis et le retrait des troupes françaises de l’OTAN (1966) amplifie les divergences. De Gaulle parti et Georges Pompidou élu (1969), les choses ne s'améliorent pas. Très méfiant tant vis-à-vis du Deutschmark que de l’Ostpolitik de Willy Brandt, le nouveau président français entame un rapprochement avec la Grande-Bretagne qui entre dans la CEE en 1974.
De Schmidt-Giscard à la réunification
Vient ensuite le temps du “couple franco-allemand”, incarné par Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt de 1974 à 1981, puis François Mitterrand et Helmut Kohl jusqu'à la réunification. Dans les années 80, ce resserrement est particulièrement spectaculaire lors de la crise des euromissiles (discours de François Mitterrand au Bundestag, 1983). Il se traduit par la réactivation de l’UEO (Déclaration de Rome en 1984, Plate-forme de La Haye en 1987) et la relance du projet européen (Acte unique, 1986). C'est à la fin de la décennie que le cours de l’histoire bifurque et vient contrarier cet itinéraire soigneusement balisé.
En 1989, les événements se précipitent. Sous l’effet des contradictions du gorbatchévisme, la RDA se délite et la perspective de l’unité allemande, prévue par les Accords de Londres et de Paris (1954), est difficilement vécue à Paris. F. Mitterrand se précipite à Kiev le 6 décembre pour jouer un mauvais remake de l’alliance franco-russe, puis à Berlin-Est le 20 du même mois. Cette diplomatie erratique échoue à maintenir un statu quo qui déjà n'existe plus et la réunification est officielle en droit international le 3 octobre 1990. Depuis, l’alliance franco-allemande, bien qu'irréfragable, ne va plus de soi dans les esprits et il faut remettre l’ouvrage sur le métier.
Il n'y pas de création ex nihilo et au terme de 40 ans d'étroites relations franco-allemandes, il nous faut procéder à l’inventaire, pour ensuite refonder l’alliance entre nos deux pays. Nos deux nations héritent des structures de coopération intergouvernementales mises en place dans le cadre du traité de l’Élysée : sommets semestriels des Chefs d’État et de gouvernement ; réunions trimestrielles des ministres des affaires étrangères et de la défense ; commission interministérielle dans chacun des deux pays pour coordonner l’action gouvernementale. Ce dispositif a été complété par le protocole du 22 janvier 1988, de nouvelles instance voyant le jour : Conseil franco-allemand de défense et de sécurité ; Conseil franco-allemand économique et financier ; Haut-Conseil culturel et Collège franco-allemand pour l’enseignement supérieur. Cet édifice se double d'une coopération étroite en matière d'armement. L’Institut de Saint Louis a été fondé en 1959 — il préfigure la future agence européenne de l’armement — et depuis, de très nombreuses réalisations ont vu le jour. Pour le proche avenir, nous ne mentionnerons que le projet de réseau spatial de renseignement stratégique (Hélios II et Horus) dont les partenaires discutent encore. Les acquis sont donc réels mais ce trop rapide inventaire appelle deux remarques. Tout d'abord, la multiplicité des structures de coopération et des projets n'empêche pas les divergences ; les structures ne sauraient pallier à la volonté politique. Ensuite, il apparaît que le rapprochement des sociétés civiles n'a pas suivi : peu de collaboration d'entreprises allemandes et françaises ; peu d'échanges d'hommes ; peu d'échanges culturels et linguistiques. Dans nombre de secteurs d'activité, Français et Allemands s'ignorent réciproquement et beaucoup reste à faire.
Par ailleurs, l’alliance franco-allemande — que l’on justifie rituellement par le souvenir des guerres civiles européennes et l’impératif de paix entre nos peuples quand il faudrait renouer avec l’audace de la puissance — ne va pas sans arrières-pensées que la pudeur nomme “malentendus”.
Via une étroite coopération avec la RFA, la France cherche à l’encadrer et l’utiliser comme levier de puissance, pour prendre la direction de l’Europe occidentale. En somme, l’instrumentaliser à la manière de feu la Confédération du Rhin. Ceci explique les “ratés” diplomatiques de 1989 et le traité de Maastricht, notamment les dispositions relatives à l’Union économique et monétaire, peut légitimement être interprété comme une dernière tentative, illusoire, de lier l’Allemagne. C'est là son vice constitutif. De son côté, l’Allemagne s'est appuyée sur les États-Unis pour contrebalancer le poids de la France en Europe occidentale. Aujourd'hui, le conflit Est-Ouest achevé, les États-Unis jouent la carte du « partnership in leadership » (Bill Clinton) et la tentation de l’axe germano-américain est forte outre-Rhin, dans certains milieux monétaro-atlantistes. Le blocage, que l’on espère temporaire, du projet Hélios II s'explique pour partie par cette tentation.
Chacun des deux partenaires cherche donc à se placer au point d'intersection du système européen et du système atlantique, pour le plus grand profit des États-Unis, et l’alliance franco-allemande demeure incertaine, pour paraphraser Georges-Henri Soutou. Il nous faut donc faire fructifier les acquis des dernières décennies et pour cela jeter les bases d'un nouveau départ.
Les bases d'un nouveau départ
Toute réflexion sur l’avenir des relations franco-allemandes doit partir des bases géopolitiques, géo-économiques et géo-culturelles de l’axe Paris-Berlin, colonne vertébrale du projet européen.
Les bases géopolitiques tout d'abord. Dans son maître-ouvrage, J. von Lohausen souligne l’importance, dans le cours de l’histoire politique européenne, de la « communauté d'espace franc ». Cet espace-noyau (Kernraum) correspond au territoire français et à la partie occidentale du territoire allemand qui réunis forment le « pays-tronc » du continent européen. Pour montrer l’importance de cette plaque tournante entre les péninsules européennes, de ce pont entre les mers qui baignent notre continent, J. von Lohausen recourt à l’image de « la paume dont les cinq doigts sont la Scandinavie, l’Angleterre, l’Espagne, l’Italie et les Balkans ». Au cœur de l’Ancien Occident, au sens médiéval du terme, la « communauté d'espace franc » est l’épicentre de la Grande Europe. Il n'y aura donc pas de structuration politique d'une unité de sens et de puissance paneuropéenne sans entente et harmonie entre la France et l’Allemagne.
À l’échelle planétaire, ces deux pays partagent une même situation géopolitique. On sait que Alfred T. Mahan, Halford Mackinder, Nicholas Spykman et Karl Haushofer interprètent l’histoire du monde à partir de quelques schèmes fondamentaux : l’opposition entre puissances maritimes-thalassocratiques et puissances continentales-telluriques ; le rôle pivot de la masse eurasiatique, le Heartland, base géographique de la puissance continentale ; l’affrontement entre Terre et Mer pour contrôler le Rimland, ces territoires périphériques et péninsulaires qui, de la Norvège à la Corée, ceinturent le Heartland. Pour déchiffrer le système-Monde post-guerre froide, ce corpus de représentations géopolitiques doit être remanié. L’univers est globalisé, c'est-à-dire unifié par les liaisons océaniques, aériennes et spatiales, et dans ce monde océano-spatial, la géographie des systèmes de graphes (systèmes de relations) compte tout autant que la configuration des terres et des mers. Situé en marge de ce maillage planétaire, l’espace russo-sibérien est déclassé. L’ancien Heartland n'est plus la puissance émergente du début du siècle mais une « aire des possibles ».
Le danger des thématiques atlantistes
Pivot du système-Monde, les États-Unis sont aujourd'hui le nouvel Heartland. Au cœur des flux planétaires flux de marchandises, de capitaux et d'information, ils sont les seuls à pouvoir intervenir militairement à l’autre bout du monde et se placent au sommet du “grand triangle” Amérique du Nord/Union européenne/Japon-NPI (la Triade de Kenichi Ohmae). Dans cette configuration planétaire, la France, l’Allemagne et tous les États Européens sont géopolitiquement subordonnés. Périphérie orientale d'un Nouvel Occident américano-centré, l’Europe est toujours un rimland, non plus eurasiatique aujourd'hui mais euratlantique. Plateforme d'influence américaine, elle est instrumentalisée par les États-Unis dans leur entreprise de refoulement de la Russie (roll-back) et de désenclavement de la masse continentale eurasiatique ; à cet égard, la lecture du dernier ouvrage de Zbigniew Brzezinski est édifiante. Masquée par un ensemble de représentations illusoires — thématiques de la “communauté atlantique” et des “droits de l’homme” —, cette situation est dommageable aux intérêts de nos deux nations. Elle interdit toute politique indépendante sur les marges méditerranéennes et moyen-orientales de notre continent, et entrave l’émergence d'un partenariat russo-européen profitable aux deux parties.
Les bases de l’alliance franco-allemande sont aussi géo-économiques. Terme clef de l’après-guerre froide, la mondialisation ne doit pas dissimuler la constitution de nouvelles territorialités économiques et espaces préférentiels d'échanges, les régions planétaires ou macro-régions. Sur une carte de la Triade, l’Union européenne et son hinterland apparaissent comme l’une des trois têtes économiques et financières du système-Monde. Au cœur, le binôme franco-allemand, noyau dur de la géo-économie européenne. Les deux autres têtes sont le Japon, flanqué des NPI d'Asie-Pacifique, et les États-Unis, qui polarisent l’ALENA.
On sait que le « turbo-capitalisme » américain (Edward N. Luttwak) a retrouvé son dynamisme et la diplomatie-Clinton vise avant tout conquérir des marchés et instituer une économie mondiale ouverte (diplomatie de négoce). Ce libre-échangisme tous azimuts vise à interdire la marche géopolitique vers la macro-régionalisation et ces conceptions géo-économiques états-uniennes sont contraires à celles des Européens. Rappelons que l’objectif du traité de Rome était de constituer un marché commun, c'est-à-dire un espace économique autocentré.
Il est vrai que le traité de Maastricht a mis à mal le principe de préférence communautaire mais il semble que, face à l’objectif américain de dissolution de l’Union européenne dans le marché-monde libéral, Français et Allemands puissent se battre pour faire prévaloir un libre-échange maîtrisé. Les projets américains sont des plus concrets. La « Déclaration sur les relations entre la Communauté européenne et les États-Unis » de novembre 1990 stipule que les parties s'engagent à « promouvoir les principes de marché, repousser le protectionnisme, élargir, renforcer et poursuivre l’ouverture du système commercial multilatéral ». En 1995, la Commission européenne et le Département du commerce ont lancé le « Dialogue transatlantique des affaires », préalable à la signature la même année d'un « Nouvel agenda transatlantique » prévoyant la mise en place d'une zone de libre-échange euro-américaine. De telles perspectives ne manqueraient d'ouvrir plus encore le Grand Continent aux firmes d'outre-Atlantique qui seraient en mesure de faire prévaloir leurs propres normes de fabrication. Une riposte franco-allemande et plus largement européenne est indispensable ; il y va de nos équilibres économiques, écologiques (viande aux hormones, organismes génétiquement modifiés) et sociaux.
Le choc des civilisations de Samuel Huntington
Reste à envisager les bases géo-culturelles de l’alliance franco-allemande. Dans un ouvrage fondamental, Le choc des civilisations, beaucoup moins simpliste que certains critiques ne l’ont affirmé, Samuel P. Huntington souligne le rôle fondamental des données ethno-linguistiques et religieuses dans un univers globalisé où sons et images relient les différentes “îles” de l’archipel-monde, aires de civilisation et sous-blocs culturels. L’occidentalisation des sociétés du Sud, qu'il distingue de leur modernisation, ne serait selon cet auteur qu'un vernis superficiel et la fin de la guerre froide signifiant aussi la fin d'un monde objectivement euro-centré, les temps présents seraient aux résurgences et à l’affirmation identitaires. En conséquence, l’instance culturelle deviendrait un champ majeur de confrontation.
Dans le découpage de S.P. Huntington, l’Europe occidentale et centrale ainsi que l’Amérique du Nord appartiennent à la même aire de civilisation, issue de la Chrétienté latine. L’Europe orientale, les Balkans et l’espace russo-sibérien relèvent de l’aire slave-orthodoxe, elle-même issue de la Chrétienté byzantine. C'est à notre sens tenir pour quantité négligeable les communes racines grecques de la civilisation européenne, au Levant comme au Couchant du Grand Continent. Inversément, si l’on ne peut nier que l’Amérique soit la fille de l’Europe, on ne saurait non plus faire l’impasse sur les rapports complexes d'attraction-répulsion qu'entretiennent les deux rives de l’Atlantique. À tout le moins, il nous semble judicieux de distinguer au sein de la “civilisation occidentale”, vaste ensemble aux contours bien flous et aux solidarités relâchées depuis la disparition de tout adversaire global, une aire européenne et une aire anglo-saxonne.
Au cœur de l’espace européen, la France et l’Allemagne partagent donc une même identité de civilisation que de trop longues dissertations sur latinité et germanité ont partiellement oblitérée après 1870. Les origines franques de la nation française et le commun passé carolingien ont été refoulés mais le dessous finit toujours par prendre le dessus et l’on ne peut que louer le travail d'anamnèse fait par Dominique Venner et la revue Enquête sur l’histoire. Cette prise de conscience historique jointe à une commune appréhension de l’espace — penser en termes de siècles et penser en termes de continents sont une seule et même chose, rappelle J. von Lohausen — déterminera l’avenir de l’alliance franco-allemande. Dans l’immédiat, nos deux pays sont pareillement menacés par le modèle culturel américain, composante à part entière de la stratégie intégrale de Washington. L’exercice du soft power (pouvoir de persuasion et de séduction) contribue au déracinement et à la dislocation de nos sociétés, annihile la volonté de puissance de nos nations en nous privant de nos “énergies rétroactives” et, en dernière instance, “habille” et légitime la domination américaine. Pareillement confrontés aux stratégies culturelles de Washington, Paris et Berlin devraient forger en commun leur riposte et élaborer leur propre stratégie.
Au terme de cette partie, il semble évident que la France et l’Allemagne vivent dans le même espace-temps géopolitique — même situation et mêmes menaces — et sont toutes deux objets de la stratégie intégrale des États-Unis. Cette communauté d'origine, d'espace et de civilisation débouche nécessairement sur une communauté de destin et c'est sur la base de cette vérité première qu'une plage d'intérêts communs peut être définie.
Vers un nouveau “regnum francorum”
Nous appelons “regnum” une communauté de peuples et de nations soudée par un même destin géopolitique. Entre la France et l’Allemagne, cette communauté de destin peut prendre deux formes : celle d'un “noyau” dur au sein de l’Union européenne ou celle d'une confédération entre nos deux pays, dans le cas où les Européens ne parviendraient pas se doter d'un toit politique. Sur les bases que nous avons précédemment jetées, la France et l’Allemagne ont vocation à former un “noyau dur” au sein d'une Union européenne réformée et élargie à l’Est. Cette nouvelle extension risque en effet d'entraîner une dilution, l’Union européenne évoluant vers une zone de libre-échange dépourvue de capacités diplomatiques et stratégiques. La solution, très officiellement recommandée par la CDU (document Schäuble-Lamers/1994), consiste à donner la possibilité aux États qui le veulent d'aller de l’avant. Alors qu'aujourd'hui, le Conseil européen vote à l’unanimité dans les domaines politique, diplomatique et stratégique, le droit de veto serait restreint à quelques questions — admission d'un nouvel État membre, révision des traités et réforme des institutions, signature d'un nouveau traité… — ce qui permettrait d'éviter la paralysie pour tout ce qui relève de l’action extérieure. En contrepartie, il existerait une option de sortie pour les États désireux de s'en tenir au cercle de droit commun et ne voulant pas participer à une quelconque initiative diplomatico-stratégique (une intervention militaire par exemple). La contrainte serait donc évitée. C'est le principe des “coopérations renforcées” : nul ne doit pouvoir s'opposer aux entreprises diplomatico-stratégiques des États volontaires ; nul ne doit en contrepartie y être contraint. Cette avant-garde à laquelle participeraient au premier chef la France et l’Allemagne constituerait, au nom de la « raison d’État européenne » (Konrad Adenauer), un conseil de sécurité aux pouvoirs effectifs. Le recours à la géométrie variable, incontournable à quinze et plus encore à trente, serait donc contrebalancé par le principe du «noyau dur» sans lequel l’Europe à plusieurs vitesses deviendrait une Europe à la carte, où les forces centrifuges finiraient par l’emporter. À cette condition, l’Union européenne pourrait acquérir une personnalité politique et l’«européanisation de l’OTAN», dossier que nous ne développerons pas ici, ne serait pas une vaine entreprise.
Si le récent traité d'Amsterdam a retenu le principe des “coopérations renforcées”, il reste cependant soumis à un vote préalable à l’unanimité. Les résultats de la conférence intergouvernementale de Turin sont donc maigres et il en va de même de la réforme de l’Alliance atlantique. Le primat des structures politiques de l’Alliance (Conseil atlantique) sur les structures militaires (OTAN) et la continentalisation des chaînes de commandement indispensables pour que les Européens puissent mener en toute souveraineté les actions militaires qu'ils jugent nécessaires et justifiées - demeurent à l’état de perspective. Certes les meilleurs coups, en stratégie comme aux échecs, se jouent longtemps à l’avance et la reconquista européenne sera le travail d'une génération. Il nous faut pourtant envisager d'autres “possibles”.
Au cas l’Union européenne échouerait à se muer en un Grand Espace continental, il nous resterait, dans le prolongement du traité de l’Élysée, à explorer la voie de la « confédération franco-allemande » (Christian Saint-Etienne) / de la « République gallo-germanique » (Michel Korinman).
Cette voie exige au préalable que l’on prenne la juste mesure des changements intervenus depuis 1989. Principale puissance économique européenne, la nouvelle Allemagne est aujourd'hui un sujet politique et stratégique pleinement souverain. Elle a pris du poids et ne saurait être utilisée comme levier d'Archimède par la France. Le projet d'une Europe française a donc vécu mais, symétriquement, l’heure de l’Europe allemande n'a pas sonné. Si l’on élargit l’horizon, la vision fantasmatique que nationaux-jacobins et gaullo-maurrassiens entretiennent complaisamment se dissipe. En termes économiques, l’Allemagne représente 45% du Japon. Elle ne possède pas de force de frappe, toujours utile par ces temps de prolifération nucléaire, sa population vieillit et rêve d'une “Grande Suisse”. Bref, l’Allemagne ne peut s'en sortir seule et, en cas d'échec du projet européen, une union franco-allemande serait profitable aux deux parties.
Une identité fondée dans les héritages qui la fondent
Ce projet carolingien nécessiterait l’harmonisation des structures économiques et politiques de nos deux pays. Sur le plan économique, les choses sont déjà bien avancées, la France ayant renoncé aux fausses facilités du binôme inflation-dévaluation et fait sienne la culture de la stabilité qui domine chez ses voisins d'outre-Rhin. Il reste donc à rendre compatible nos systèmes politiques. Tout d'abord, travailler à une théorie franco-allemande de la nation qui fasse la synthèse de Herder et Rousseau : le « consentement actuel » des populations mis en avant par Ernest Renan ne saurait s'inscrire dans la durée sans une combinaison d'éléments objectifs (le sang, le sol, la langue, la religion, l’histoire) étudiés avec précision par la philosophie politique allemande (et le grand historien républicain Jules Michelet en France). Pas de corps sans âme mais pas d'âme sans corps, ainsi que le démontre Henry de Lesquen et le retour au droit du sang en matière de nationalité doit accompagner la promotion d'une identité française ancrée dans les héritages qui la fondent.
Une nouvelle architecture du territoire français
Autre chantier, l’harmonisation de nos structures politico-institutionnelles. Il nous appartient d'œuvrer à une nouvelle architecture du territoire français, articulée sur les identités régionales et les patries charnelles, et pour cela s'inspirer du fédéralisme allemand ou, à tout le moins, des pratiques espagnoles de décentralisation (l’Espagne est un “État asymétrique de communautés autonomes”) et du nouveau modèle britannique (“dévolution des pouvoirs”). Ce dernier exemple est particulièrement intéressant la Grande-Bretagne étant jusqu'alors un État-nation tout aussi ancien et centralisé que la France. Précisons qu'il ne s'agit pas d'aligner la France sur l’Allemagne mais de lui permettre de redécouvrir la totalité de son histoire, d'explorer des options politico-culturelles jadis négligées et de se ressourcer. En contrepartie, la France apporterait dans la corbeille une nostalgie active de la grandeur, une volonté affirmée d'indépendance dans un cadre planétaire et une forte culture stratégique qui fait contraste avec la «culture stratégique d'intégré» de l’Allemagne (Bruno Colson).
Fondée sur les principe du “grand-gaullisme”, cette union serait dotée d'un toit politique. À l’opposé de tout constructivisme, il s'agirait de rechercher des articulations, de combiner des potentiels, de développer des synergies et non de fondre en un seul ensemble les deux principales nations européennes. Mettre en œuvre le cadre confédéral prévu d'abord par le plan Fouchet et ensuite par le traité de l’Élysée serait déjà ambitieux.
Sur le plan extérieur, ce Regnum Francorum adopterait la posture géopolitique recommandée par J. von Lohausen, celle du dos-à-dos. Cette recommandation ne doit pas être comprise comme un strict partage géographique des tâches entre une Allemagne continentale et une France plus maritime. La France a des intérêts propres et légitimes en Europe centrale et orientale et l’Allemagne outre-mer. Là encore, il s'agit de combiner et articuler au mieux nos dispositifs diplomatique, stratégique et géo-économique pour assurer à une nouvelle unité de sens et de puissance, que l’on qualifiera de “carolingienne”, une présence continentale, océanique et spatiale.
Reste à s'interroger sur la faisabilité politique de nos thèses. Il n'y a pas en effet de métapolitique sans prise en compte de la dimension temporelle et stratégique des combats à mener et c'est cette volonté d'incarner nos idées dans le réel qui fait de nous des révolutionnaires-conservateurs.
Dans le cadre actuel, celui de l’Union européenne et des systèmes de pouvoirs existants, des avancées semblent possibles, jusqu'à un certain seuil du moins. La juste critique de l’eurocratie et de son pendant français ne doit pas nous amener à “jeter le bébé avec l’eau du bain”. On ne peut cependant ignorer, particulièrement dans le cas français, la décrépitude des structures politico-institutionnelles et la mise sous influence d'une très large partie de la classe politique. On ne peut pas plus faire l’impasse sur le surgissement de forces potentielles de renouveau, populistes et identitaires, que l’on qualifiera pour faire simple de néo-nationalistes. Il nous faut donc clarifier notre positionnement idéologique vis-à-vis de ces forces.
Nous sommes les héritiers du gibelinisme médiéval
Il est clair que tout en étant attaché à nos patries respectives, la nation n'est pas notre ultima ratio politique mais un “tout partiel”. Notre vision, celle d'un Grand Espace européen organisé sur le modèle d'un empire, nous place « au-delà du nationalisme » (Thierry Maulnier). Continentalistes, animés par un puissant patriotisme de civilisation, nous sommes les héritiers du gibelinisme médiéval. Pour autant, le retour des nations à l’avant-scène de l’histoire est une saine réaction à la pression des forces de nivellement et d'homogénéisation. Ainsi que Julius Evola l’a écrit, il n'y a pas de stabilité du tout sans stabilité des parties et la constitution d'un ensemble européen organique passe par la reconstruction politique des nations. Sur la base de ce “nationalisme restaurateur”, prélude à la résurrection de valeurs vertébrantes et à la reconstitution d'un ensemble impérial, des rapprochements sont possibles, voire souhaitables, avec les néo-nationalismes mais il faudrait au préalable se donner les moyens d'exercer une action de formation et de rectification du «mouvement national», et pour cela, un certain nombre de canaux de communication existent, sont à réactiver ou investir. L’essentiel reste à faire.
Du Traité de l’Élysée à la Respublica europeæ
Môle géopolitique d'une future Respublica europeæ, la France et l’Allemagne ont donc vocation à se constituer en un nouveau Regnum Francorum. Sous la forme d'un noyau dur, condition sine qua non pour que l’Europe-puissance polarise l’Europe-espace. À défaut sous la forme d'une confédération, bâtie sur le socle du traité de l’Élysée. La première option, celle d'un directoire franco-allemand de l’Europe, est bien évidemment préférable à la seconde, solution de repli. Encore faudrait-il prendre garde à laisser ouvert, sur la base des “coopérations renforcées”, un éventuel directoire européen, faute de quoi les États-Unis ne manqueraient pas d'instrumentaliser les rancœurs des États continentaux s'estimant lésés et marginalisés. Le rattachement de l’Espagne à l’espace-noyau carolingien, par ex., constituerait une percée géopolitique majeure. Un axe Paris-Madrid-Berlin structurerait un ensemble territorial continu, du détroit de Gibraltar à la mer Baltique. Rassemblant les principales composantes romanes et germaniques de l’Europe, cet ensemble serait ouvert sur l’Atlantique, la Méditerranée et l’Orient européen. Très vite, il serait appelé à s'élargir à la Pologne, qui déjà participe au «triangle de Weimar» (Paris-Berlin-Varsovie), pour devenir la colonne vertébrale du Grand Continent.
Au-delà de ces computations politico-stratégiques, il ne faut pas perdre de vue notre objectif final, celui d'une Europe impériale. Une tel ensemble ne serait pas un simple bloc de puissance réductible à ses bases matérielles ; tout empire se veut fils de Dieu ou de l’Histoire. Les philosophies modernes de l’histoire ayant fait déroute, il n'y aura donc pas d'empire européen sans renaissance spirituelle. Nous retrouvons là une antique vérité — pas de Cité sans Sacré — mais en la matière la géopolitique est impuissante. Il nous faut porter le regard sur l’horizon et appeler une renaissance du sacré.
► Louis Sorel.
Cette communication a été présentée à Paris, le 26 octobre 1997, dans le cadre du séminaire francilien de Synergies Européennes consacré aux relations franco-allemandes.
* Leon Brittan, commissaire européen au commerce extérieur, a lancé en mars 1998 son projet de « nouveau marché transatlantique » (NMT). La création d'une vaste zone de libre-échange entre les États-Unis et l’Union européenne permettrait, si l’on en croit Leon Brittan, d'ouvrir le marché nord-américain aux entreprises européennes et de leur assurer 1000 milliards de francs de débouchés supplémentaires au terme de cinq années d'application. Le fait est que le NMT a été accueilli avec une certaine réserve à Washington. Non pas par désintérêt pour l’axe commercial nord-atlantique mais parce que ce projet n'incluait pas immédiatement les secteurs audiovisuel et agricole, deux des principaux postes exportateurs de l’économie des États-Unis. La mise en place d'une zone de libre-échange euro-américaine demeure au centre de la diplomatie Clinton et si le Conseil européen a officiellement ajourné le NMT (26 avril 1998), force est de constater que les États-Unis contrôlent l’agenda politique. Washington ouvrira ce nouveau front en date et heure voulues.
ADDENDUM : la question de l’Euro
Centrée sur la nécessaire structuration politique d'une Europe-puissance, sur une base franco-allemande, notre communication du 26 octobre 1997 n'aborde pas la question de l’euro. Depuis, le sommet de Bruxelles des 1er et 2 mai 1998 a lancé la troisième phase de l’Union économique et monétaire prévue par le traité de Maastricht. Onze pays membres de l’Union européenne ont été retenus, la Grèce ayant été “recalée” et le Danemark, la Grande-Bretagne ainsi que la Suède préférant s'abstenir. L’euro sera donc émis à compter du premier janvier 1999 et la disparition des monnaies nationales est prévue pour juillet 2002. Cette nouvelle étape est d'importance et d'aucuns attendent beaucoup des implications politiques de l’euro. Les européistes à la Monnet recourent au fonctionnalisme pour expliquer que la monnaie unique “produira” mécaniquement de l’identité politique. En la matière, l’euro-scepticisme est de bon aloi.
Précisons tout d'abord que l’on ne saurait rester indifférent aux avantages “techniques” d'une “monnaie d'empire” : disparition des coûts de transaction et accroissement des échanges intra-communautaires, formation d'un vaste marché européen des capitaux et baisse des taux d'intérêt ; transparence des prix et mise en concurrence des systèmes fiscaux, réduction de la contrainte extérieure et affirmation de l’euro comme nouvelle devise-clef du système monétaire international. Nous ne sommes pas de ceux qui pleureront sur une «exception française» à base de fiscalisme, de déficits publics et d'économie administrée. Ceci dit, les inconvénients et zones d'ombre de l’UEM ne doivent pas être négligées. Les Onze ne constituent pas ce que les économistes appellent une « zone monétaire optimale » : les structures de production sont hétérogènes, les niveaux de salaires disparates et la mobilité de la main d'œuvre quasi nulle (hors une petite élite de cadres). Les ajustements entre nations ne pourront donc se faire par des transferts de main d'œuvre et moins encore en dévaluant sa monnaie. Reste comme variable d'ajustement le chômage.
Les prolongements politiques de l’UEM sont également hypothétiques. On remarquera tout d'abord que l’on a mis la charrue avant les bœufs ; battre monnaie est un acte de souveraineté et, en toute bonne logique, la réforme des institutions aurait du précéder le lancement de l’euro. Il faut ensuite insister sur le fait que l’Euroland, expression d'origine américaine lourde de sens, est un non-être politique. Le scénario retenu est celui d'une zone euro pilotée par une banque centrale européenne toute-puissante — flanquée d'un Conseil de l’Euro aux pouvoirs incertains — face à des États diminués. Partisan d'un référendum sur la monnaie unique et le traité d'Amsterdam, Charles Pasqua a résumé la situation : « Il ne restera plus aux États nationaux qu'à enterrer les morts et soigner les blessés ». Les forces du marché jointes à l’expertise financière des technostructures européennes cogéreraient l’Euroland.
Ce scénario dit du « wonderland* » laisse songeur. Les inévitables variations de la conjoncture économique européenne affectant différemment les Onze, ces “chocs asymétriques” ne manqueraient pas de susciter des tensions entre États de la zone euro mais aussi entre unités infra-nationales — « zones économiques naturelles » (Kenichi Ohmae), les régions font aujourd'hui figure d'acteurs économiques constitués — le tout sur fond d'animosité croissante entre eurocrates et opinions publiques. Sans puissance publique dotée de pouvoirs effectifs pour arbitrer et décider, en un mot sans gouvernement européen, l’Euroland pourrait bien rejoindre le cimetière des unions monétaires dépourvues de directoire politique. Pas de monnaie d'empire sans Imperium ! La question du devenir politique de l’Union européenne est toujours ouverte.
► Louis Sorel
* Voir Yves Mény, « Embarquement pour l’inconnu ? », Le Monde, 5 mai 1998. Yves Mény est directeur du Centre Robert Schumann, à l’Institut universitaire européen de Florence.
◘ Bibliographie indicative :
♦ Livres :
♦ Revues :
◘ Entrées connexes : Axe PBM / Diwald / Kohl / Löser / Nouvelle Vague / Question allemande / Prusse / Schumacher / Willms