Géopolitique de l’Amérique latine
• Recension : François Thual, Géopolitique de l’Amérique latine, Economica, Paris, 1996, 108 p.
Quand les quatre vice-royautés américaines dépendant de l’Espagne (Nouvelle-Espagne, Nouvelle-Grenade, Pérou, La Plata) acquièrent leur indépendance, aussitôt elle s’émiettent politiquement, alors que le Brésil lusophone passe sans transition violente à l’indépendance. Cet émiettement, explique Thual, est suivi de conflictualités diverses portant essentiellement sur 1) la fluvialité (la maîtrise des bassins fluviaux, l’accès fluvial à un hinterland riche en ressources le contrôle des embouchures), 2) les façades maritimes permettant d’éviter l’enclavement ou d’accroître ses potentialités commerciales, 3) la bio-océanité ou la tentative d’avoir une façade sur l’Atlantique et le Pacifique, 4) la bi-continentalité ou la recherche du prolongement territorial sur l’Antarctique (projets argentins, chiliens et brésiliens) : Thual énumère également les acteurs (oligarchies, militaires, dominés autochtones ou serviles en révolte). Thual constate aussi que la géopolitique sud-américaine a longtemps été une géopolitique dominée, d’abord par l’Angleterre puis surtout les États-Unis, les Européens n’y jouant qu’un rôle très modéré (l’Espagne et la France sur le plan culturel, l’Italie par la présence de 20 millions d’immigrants, l’Allemagne par ses communautés installées en Argentine, au Paraguay, au Chili et au Brésil). Thual n’est pas pessimiste quant à l’avenir de ce continent : les conflits ont cédé largement la place au désir ardent de s’unir, dans le respect des différences. Les regroupements régionaux y connaissent un réel succès, surtout depuis l’établissement du Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay, Paraguay). Ce Mercosur s’ouvre à l’Europe et à l’ALENA, inaugurant une ère nouvelle de l’histoire, car c’est la première fois que des entités de regroupement régionales décident elles-mêmes de passer des accords globaux en matière tarifaire. L’Amérique latine formule une proposition historique : un “désenclavement continental” en coopérant avec l’Europe, l’Afrique (notamment les anciennes colonies portugaises et l’Afrique du Sud) et l’Asie Pacifique (Japon, Australie, notamment par le biais du Chili et du Mexique, membres de l’APEC). L’Amérique latine envisage ainsi de devenir un “grand carrefour” d’interconnexion où se rencontreront les principaux flux économiques mondiaux. L’Amérique latine s’est donné les atouts pour mener cette politique. Et elle a la volonté de la mener à bien. Thual trouve les mots justes pour conclure son ouvrage : « L’avenir géopolitique de l’Amérique latine est aussi, pour nous Européens, un devoir et un horizon ». L’Europe qui semble fascinée par l’Asie ferait bien de ne pas oublier l’Amérique latine, sa vocation post-impériale étant de dialoguer avec tous.
► Robert Steuckers, Vouloir n°137/141, 1997.
Le monothéisme comme système de pouvoir en Amérique latine
Ci-contre : Buste du dernier général inca Rumiñahui sur la Plaza Indoamerica à Quito en Équateur. La pensée indigéniste en fait le héros de la liberté contre le colonisateur espagnol
Considéré comme le bastion traditionnel du catholicisme, l’Amérique latine est actuellement l’enjeu de luttes d'influence entre différents groupes religieux chrétiens dont le prosélytisme atteint son paroxysme. Vivement encouragés par les dirigeants politiques du continent, le développement des sectes protestantes permet d'assurer le contrôle politique de populations misérables qui constituent le terreau des guérillas anti-américaines et dont quelques prêtres catholiques, adeptes de la Théologie de la Libération ont pris la défense. Particulièrement visés par cette stratégie, les Indiens constituent en effet une menace pour le système car ils associent revendications sociales et défense de leur identité culturelle et religieuse. D'où l’intérêt d'une religion associant individualisme, universalisme et soumission à l’ordre établi, valeurs par excellence d'une société soumise à l’hégémonie américaine.
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Un continent soumis depuis cinq siècles à l’hégémonie européenne, puis américaine
Avec l’accession à l’indépendance des anciennes colonies de la couronne d'Espagne, l’Amérique latine connaît tout le contraire d'un processus d'émancipation durant le XIXe siècle. Ses élites politiques, essentiellement espagnoles, ne parviennent pas à contrer les plans de l’Angleterre qui impose le morcellement de l’empire en une kyrielle de petits États. C'est ainsi qu'ils font échouer, en 1839, le projet de Grande-Colombie initié par Simon Bolivar, et font exploser les Provinces-Unies d'Amérique centrale en plusieurs petits États de taille ridicule. Conformément à sa logique de thalassocratie, l’Angleterre empêche ainsi la constitution de toute puissance continentale qui pourrait contester les règles commerciales et financières qu'elle impose facilement à de petits États clients.
Les États-Unis, malgré la politique de solidarité panaméricaine annoncée par la doctrine de Monroe datant de 1823, se méfient aussi de l’émergence d'une puissance ibéro-américaine. La création du micro-État panaméen en 1903 est la mise en application la plus éloquente de ce principe, les Américains fomentant une révolte contre la Colombie pour obtenir la sécession du Panama, afin de se faire concéder la souveraineté sur le canal par un régime panaméen faible et soumis à l’Oncle Sam.
L’éclatement de l’Amérique latine en une vingtaine d’États ouvre pour le continent une ère de chaos et d'anarchie entretenue par les grandes puissances. Des conflits meurtriers opposent ainsi de jeunes nations ; tels que la guerre du Pacifique des années 1880, entre le Pérou et la Bolivie d'une part, et le Chili d'autre part. Les dépôts de nitrate du désert d’Atacama suscitaient en effet la convoitise des trois États mais les capitalistes européens ont soutenu financièrement le Chili, vainqueur du conflit, car le gouvernement péruvien avait appliqué une politique spoliatrice à leur égard. La stratégie américaine du Big Stick (gros bâton) et de la diplomatie du dollar vient concurrencer les Européens, surtout vers la fin du XIXe siècle, lorsque les États-Unis chassent les Espagnols de Porto-Rico et de Cuba, îles dans lesquelles ils avaient investi dans les plantations de canne à sucre. En 1901, l’amendement Platt voté par le Sénat transforme Cuba en un protectorat de fait, Haïti et Saint-Domingue subissant le même sort en 1916 et en 1923. Quant à la diplomatie du dollar, elle s'applique aux États plus solides ou plus éloignés de la sphère d'influence américaine.
Le sous-développement endémique dont a toujours souffert l’Amérique latine s'explique donc en partie par sa dépendance politique. La composition ethnique des États de la région, héritage de la colonisation espagnole, ne fait qu’aggraver le phénomène car, face à une masse indigène, noire ou métisse, une élite créole affiche un sentiment de supériorité sociale et ne montre guère d'intérêt pour le développement économique. Lorsqu'une mine est exploitée à l’aide de capitaux et d'ingénieurs européens, il est fréquent que la ligne de chemin de fer qui achemine le minerai destiné à l’exportation vers le port ne soit même pas connectée à la ville la plus proche.
La Révolution mexicaine de 1912 est sans doute la première réaction notable à cette situation de pillage du pays par les capitalistes étrangers et leurs collaborateurs locaux. Le Mexique était en effet dépossédé de ses champs pétrolifères dont la concession était accordée aux compagnies anglo-saxonnes ; tandis que les terres se concentraient entre les mains de quelques familles au détriment des communautés indiennes. Cette Révolution est l’aboutissement d'un mouvement pour l’émancipation des Indiens et contre le capital étranger, s'accompagnant de la lutte contre le clergé catholique qui est considéré comme le meilleur allié du régime. Le rôle de ce dernier a été déterminant dans les conflits qui ont ponctué l’histoire de l’Amérique latine, surtout au XXe siècle, période de remous et de mutations pour l’Église catholique.
L’Église catholique dans la tourmente révolutionnaire
Les sociétés latino-américaines ont longtemps été dominées par la trilogie Évêque-Général-Propriétaire terrien. Cette alliance du sabre et du goupillon est conforme à la définition de la religion, certes restrictive — mais particulièrement pertinente lorsque l’on analyse le rôle de l’Église catholique sur ce continent — du sociologue français Pierre Bourdieu. Selon lui, le religieux se caractérise par sa fonction de conservation et de légitimation de l’ordre social. Si les diverses religions polythéistes traditionnelles encore pratiquées à travers le monde ont rarement pour objectif de conquérir et d'influencer le pouvoir, les monothéismes chrétien et musulman ne font quant à eux pas preuve de la même faiblesse, s'appuyant largement sur les régimes politiques en place, quelle que soit leur nature.
Le Vatican joue d'ailleurs un rôle direct dans la politique latino-américaine, tel le nonce apostolique négociant la reddition de Noriega à Panama ou le cardinal de Managua qui œuvre à la recomposition politique d'une opposition au gouvernement sandiniste. Si l’Église a constitué la première force d’opposition au régime du général Pinochet, la majorité de la hiérarchie catholique conservatrice du Brésil contribue à la chute du président J. Goulard en 1964 et à l’instauration du gouvernement militaire. En organisant « une marche avec Dieu pour la famille et la liberté »,en mars 1964, avec le financement de la CIA et du patronat, elle assène un coup décisif au régime civil. Son but est en effet de mettre un terme aux réformes sociales entamées par le régime, assimilées à une évolution vers le communisme et soutenues par la minorité réformiste du clergé s'inspirant de Dom Helder Camara.
L’Église est aussi au centre des conflits qui ensanglantent l’Amérique centrale depuis des années, où elle torpille le projet réformiste du président Arbenz au Guatemala. Au nom de l’anti-communisme, le Congrès eucharistique réunit 200.000 personnes en 1951dans une croisade pour la “défense de la propriété”. Par la suite, le cardinal Casariego restera muet sur les atrocités commises par les juntes au pouvoir à partir de 1954. Quant à la famille Somoza, elle a bénéficié aussi du soutien de l’Église nicaraguéenne, l’archevêque de Managua sacrant, en 1942, la fille du dictateur reine de l’armée avec la couronne de la Vierge de Candelaria.
La Théologie de la libération rompt avec l’attitude traditionnelle de l’Église catholique
Le changement d'attitude de l’Église date de la fin des années cinquante, à la suite du choc causé par la révolution cubaine de 1958. Bien avant la convocation du Concile Vatican II, le pape Jean XVIII manifeste en effet la volonté que l’épiscopat latino-américain sorte de son inertie et s'adapte aux réalités du continent, soulignant l’urgence d'une réforme des structures sociales. Selon lui, l’Église doit retrouver l’appui des masses en adoptant un discours différent de celui de l’acceptation des rapports sociaux, idée développée lors du congrès de Medellin de 1968.
Le Concile Vatican II développe ainsi plusieurs thèmes devant réconcilier le peuple et son Église, qui doit désormais se considérer comme le “peuple de Dieu”. Le rôle du laïc est revalorisé afin de rendre plus active la participation de tous les fidèles aux célébrations liturgiques et à l’enseignement du catéchisme. Les paroisses sont décentralisées pour que des “communautés de base” s'auto-organisent dans le monde rural et dans les bidonvilles. L’intérêt que présentent ces communautés est double : d'une part elles intègrent dans les chants et les rituels certains éléments de la religiosité populaire, d'autre part elles sont le lieu où les populations pauvres discutent des problèmes quotidiens avec des animateurs.
En Amérique centrale, ces théologiens de la libération sont même à l’origine du développement de plusieurs mouvements révolutionnaires, effectuant un travail de conscientisation des masses et brisant le tabou de l’incompatibilité entre chrétiens et marxistes. Che Guevara est le symbole de cette pensée christo-marxiste qui reconnaît le droit à l’insurrection. En outre, le “Che” fait figure de martyr dans les églises populaires. En disant que la révolution latino-américaine serait invincible quand les chrétiens deviendraient d'authentiques révolutionnaires, il prouvait que ce basculement idéologique de l’Église risquait de déstabiliser des régimes politiques privés de réels soutiens populaires.
Au Nicaragua, où les communautés de base diffusent la propagande du front sandiniste, le Père Ernesto Cardenal est converti par les Cubains aux thèses révolutionnaires et prône l’idée que le royaume de Dieu est de ce monde. Les chrétiens seront d'ailleurs représentés dans le gouvernement sandiniste dans lequel ils auront quatre ministres. Au Guatemala, la jeunesse d'action catholique rurale se rapproche des communautés paysannes indiennes en révolte dans les années 60, l’accentuation de la répression militaire contribuant à ce phénomène.
C'est au Salvador que la solidarité entre les guérilleros et les chrétiens progressistes est la plus frappante, ces derniers étant plus nombreux que les marxistes dans le mouvement de guérilla. Le réseau des centres de formation chrétienne mobilise les paysans salvadoriens, combinant évangélisation, alphabétisation, enseignement agricole et éveil socio-politique. Le parcours de Mgr Romero, l’archevêque de San Salvador constitue presque l’archétype de cette prise de conscience politique de certains hommes d'Église. L’élection au siège archiépiscopal de cet évêque conservateur proche de l’Opus Dei avait enchanté les dirigeants du pays, le Vatican l’ayant choisi pour faire contrepoids à son prédécesseur, Mgr Chavez, qualifié d’“archevêque rouge”. Mais, suite à l’un des nombreux assassinats de prêtres par les militaires survenu en 1977, il rejoint les rangs des révolutionnaires avant de se faire à son tour assassiné. Étant devenu le martyr de la révolution salvadorienne, il est l’un des symboles d'un phénomène qui inquiète de plus en plus le Vatican.
La mise à pieds des chrétiens progressistes par Jean-Paul II
La Théologie de la libération, impulsée par des intellectuels occidentaux et par des prêtres latino-américains venus étudier dans les universités européennes, a donc trouvé dans les réalités socio-politiques du continent le terreau favorable à son expansion. Dès le début des années 80, Jean-Paul II, pape farouchement anticommuniste, tente cependant de juguler ce mouvement. En 1984, une “instruction sur quelques aspects de la Théologie de la libération” fait le point sur ce phénomène en évitant de le condamner en bloc mais en critiquant certaines de ses dérives. Dans ce document, le cardinal Ratzinger, préfet de la congrégation de la foi met en garde contre le risque de perversion de l’inspiration évangélique par la philosophie marxiste.
Par peur de se couper définitivement d'un mouvement dont il espère toujours récupérer les bénéfices, il ne condamne pas ouvertement les prêtres progressistes mais il adresse des critiques régulièrement à ceux qui confondent christianisme et marxisme. C'est ainsi qu'il avait demandé, sans succès, de se retirer aux quatre prêtres membres du gouvernement sandiniste. De même, il entretenait des relations difficiles avec Mgr Romero à qui il reprochait son zèle excessif dans l’action sociale, demandant quand même au président Carter de cesser son aide à une armée salvadorienne “qui ne sait faire qu'une chose: réprimer le peuple et servir les intérêts de l’oligarchie salvadorienne”. Au Nicaragua, alors qu'il célèbre une messe à Managua en 1983, il fait une prière pour les prisonniers du régime mais passe sous silence les crimes des contras.
Dans son “instruction sur la liberté chrétienne et la libération” en 1986, le cardinal Ratzinger ne renie pas la préférence de l’Église pour les pauvres, le discours du Vatican tentant en fait de s'approprier la théologie de la libération mais en aseptisant le discours de ses aspects les plus révolutionnaires. La seconde stratégie adoptée par Jean-Paul II consiste à nommer systématiquement des évêques conservateurs de l’Opus Dei à la tête des diocèses progressistes. En Équateur, il a ainsi contenu l’influence grandissante d'une partie du clergé catholique qui militait en faveur de la cause indigène, incarné depuis les années 50 par Mgr Leonidas Proano, surnommé “l’évêque des Indiens”.
Le catholicisme latino-américain subit la concurrence croissante des sectes protestante
L’engagement d'une partie du clergé en faveur des guérillas d'Amérique centrale ou de ceux qui luttent contre les latifundistes en faveur des paysans sans terres au Brésil a généré de nouvelles formes de religiosité convenant mieux aux intérêts des régimes pro-américains de la région. Il s'agit essentiellement d'églises relevant du pentecôtisme (assemblée de Dieu, Église de Dieu, de l’Évangile complet, Prince de la paix) ou de diverses variétés du néo-pentecôtisme (Église Élim, du Verbe, Club 700 de Pat Robertson ou club PTL). Ces mouvements reçoivent donc une aide importante de leur nation d'origine, les États-Unis, où ils sont dirigés par les anticommunistes les plus fanatiques formant l’aile droite du parti républicain.
On comprend dès lors pourquoi les oligarchies et les militaires ont favorisé ces sectes protestantes dont l’influence grandit sans cesse auprès des couches populaires les plus misérables. Leur message va dans le sens d'un désengagement vis-à-vis de la sphère publique en prônant une interprétation individualiste du christianisme, centré sur le perfectionnement de l’individu. Comme les protestants européens, ils assèchent la religion qui se réduit à un simple moralisme, fondé sur l’honnêteté, le refus de l’alcoolisme. Ce désintérêt pour le salut collectif se double d'une action efficace menée en direction des populations déshéritées à qui les protestants prodiguent des aides grâce à l’argent venu des États-Unis. Le soutien apporté aux victimes du tremblement de terre qui a frappé le Guatemala en 1976 s'est accompagné d'une vaste campagne de conversion, Jerry Faldwell et Pat Robertson venant évangéliser les foules dans les stades de football. La même année, l’Alliance évangélique se range du côté d'un régime qui a massacré entre 100.000 et 200.000 Indiens en prônant le respect des autorités. En 1982, c'est un chrétien conservateur de l’Église du Verbe, le général Rios Montt, qui accède au pouvoir à la suite d'un coup d'État. Avec lui, répression et massacres d'Indiens s'accentuent tandis que des hameaux stratégiques poussent comme des champignons. Bâtis sur le modèle des villages stratégiques de la guerre du Viet Nam, ces hameaux ont pour but de déstructurer les communautés indiennes afin de détruire les bases de la guérilla. Les États-Unis jouent un rôle actif en fournissant capitaux et experts à l’armée guatémaltèque.
Au Salvador, les militaires se servent également des évangélistes pour donner un contenu idéologique à leur action contre-révolutionnaire. Ces sectes protestantes font aussi une percée dans des pays où règne la paix. Au Brésil, ils ont supplanté les adeptes de la Théologie de la libération. Leur succès auprès des pauvres est immense car on estime qu'ils représentent près de 14% des électeurs contre seulement 2% pour les prêtres progressistes. En 1994, ils contribuent à la défaite électorale du candidat de gauche, Lula, qui est assimilé au diable. En constituant un groupe parlementaire évangélique, ils sont ainsi en mesure de négocier des aides pour leur église.
Un christianisme de plus en plus négateur de l’identité indienne
Les églises protestantes mènent aussi une politique d'éradication du “paganisme” indien avec lequel les catholiques avaient dû composer. Ce syncrétisme indien-chrétien est visible dans toutes les manifestations de la vie religieuse et dans les lieux de culte, telle l’église du village de Mixtèque s'appelant “maison du soleil” et les saints étant appelés les dieux, alors que seul le mot espagnol désigne Dieu. Les rites et les offrandes pratiqués sont d'ailleurs souvent à mi-chemin entre le sacrifice et la prière chrétienne.
Chez les Afro-Brésiliens, le catholicisme s'est transformé en une religion magique faite de croyance en des êtres surnaturels, de communication avec les âmes des défunts. Un rôle important est donné à l’interférence des saints dans la vie terrestre, le Dieu ne revêtant pas l’image du Père dominateur et puissant habituel.
Les catholiques, qui s'érigent en défenseurs des Indiens, poursuivent aussi leur vieille stratégie d'acculturation, obligeant ainsi les Amazoniens récemment convertis à adopter un mode de vie sédentaire, prélude à leur prolétarisation. Le mythe de Bartolomé de las Casas, fondateur de la pensée indigéniste, illustre l’ambiguïté de ce rôle de protecteur, car, selon lui, il n'existait ni Espagnols ni Indiens, mais un seul populus christianus. La défense des Indiens se limitait donc au domaine social mais se gardait bien d'aborder le problème de l’identité.
Le monothéisme latino-américain a donc été le complément indispensable à la domination socio-politique des Indiens dont la renaissance ne pourra se réaliser que par un retour aux sources de leur religion, ce que les révolutionnaires marxistes n'ont jamais compris.
► Jacques-Olivier Martin, Vouloir n°142/145, 1998.
(Conférence prononcée lors de l’Université d'été de Synergies européennes, Varese, 1997)
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EXTRAITS D'UN MANIFESTE INDIGÉNISTE ET ANDINISTE
L’andinisme est l’amour de la terre, du soleil, des fleuves et des rivières, des montagnes. C'est le pur sentiment de la nature. Il glorifie le travail qui vainc tout. Il est le droit à une vie simple et pacifique. Il est le devoir de faire le bien et de partager son pain avec son frère. (…) L’andinisme proclame le retour à la pureté originelle, à la plénitude de l’âme paysanne. L’andinisme est un agrarisme : il est le retour des fils prodigues au travail raisonnable, qui est béni sous le grand ciel, il est la purification par le contact avec la terre, que nos vieux ancêtres les Incas ont fertilisée par le travail de leurs mains. (…) La culture inca était un organisme originel. Dans le monde précolombien, cette culture inca apparaît avec toutes les caractéristiques de ces créations sublimes, exprimant les noces sans cesse répétées de la Terre et de l’Homme. Isolée des autres continents, elle s'est développée par un processus autogène, elle s'est nourrie elle-même [de ses propres forces], sans recevoir l’influence d'autres races ou groupes [ethniques]. Elle a atteint une splendeur et une grandeur avec une vitalité et une fécondité que seules les cultures qui n'ont pas coupé le cordon ombilical qui les lie à la Terre peuvent déployer. Les Andes sont une source inépuisable de vitalité pour la culture du Pérou. Ni les Incas ni les Indiens d'aujourd'hui n'ont perdu leurs liens telluriques. Ils vivent avec la montagne et avec les fleuves, ils prolongent leur sociabilité dans l’infra-humain et se mêlent au Tout, dans la lumière crépusculaire qui les entoure, en des noces panthéistes. (…) La race maternelle survit dans les Andes. Elle est nourrie par des géants. Si la lumière de l’Empire inca s'est éteinte, les lumières de ses restes humains continuent à briller, comme les derniers rayons du soleil sur un haut sommet. Sur le plateau andin, sur les hauts plateaux du Pérou, la grande culture indigène n'est pas morte. (…)
La doctrine andiniste constitue une tentative de formuler une idéologie (amér)indienne. (…) La race crucifiée se transfigure (…) Virakocha, le Dieu des sommets montagneux et de l’eau, descend à nouveau lentement des hauteurs de l’Olympe andin ; là où il pose ses pas, les hommes brisent les pierres de leur esclavage millénaire, ils se dressent comme le Lazare de la Bible. Leur voix retentit dans les cavernes de granit comme gronde le tonnerre. Et la terre tremble.
► Luis VALCÁRCEL, Tempête dans les Andes (1927). Dans ce manifeste, cet anthropologue et théoricien de l’indigénisme base sa conception de la société indienne sur le système des clans (dénommé “Ayllu”). Le colonisateur aurait détruit ce dernier, soumettant les Indiens à l’arbitraire du pouvoir.
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Washington a toujours considéré l’Amérique latine comme une sorte d’arrière-cour et le territoire des nations sud-américaines comme des espaces à dépouiller de leurs énormes ressources, par l’intermédiaire des multinationales américaines, sans que ces États n’aient à se préoccuper de politique étrangère. Certes, de temps en temps, la pure volonté populaire a triomphé dans certains de ces États mais toujours la seule CIA a suffi pour remettre les choses “en ordre”, comme ce fut par ex. le cas au Chili, où l’expérience Allende fut promptement coulée par le coup d’État de Pinochet, “sponsorisé” par les États-Unis.
En pratique, jusqu’à nos jours, l’unique exception a été Cuba, gouverné depuis presque un demi siècle par Fidel Castro, qui n’a jamais capitulé, ni après la tentative d’un coup de force militaire ni à la suite d’un embargo ininterrompu et criminel. A cause de cette résistance, jamais aucun président américain n’a pu “encaissé” le cas cubain, à commencer par le faux “bon” Kennedy mais, en fin de compte, Cuba n’est jamais qu’une petite île proche des côtes de la Floride.
Les choses commencent cependant à changer : les idéaux “bolivaristes”, le rêve d’une grande nation latino-américaine, pourraient devenir réalité.
Le guide éclairé de cette révolution bolivariste, celui qui pourrait faire jaillir l’étincelle d’un changement radical et “épocal” sur tout l’échiquier géopolitique mondial, s’appelle Hugo Chavez, président de la “République bolivarienne du Venezuela”. Chavez devient une référence pour tout le continent. Tout récemment, la Bolivie, lassée de devoir subir de continuelles tentatives de déstabilisation institutionnelle sous l’impulsion des services américains, a décidé d’expulser l’ambassadeur des États-Unis de La Paz. Chavez a immédiatement décidé de ne pas laisser seul son collègue Evo Morales et a fait aussitôt expulser l’ambassadeur américain en poste à Caracas et a menacé Washington de fermer les robinets du pétrole si les États-Unis persistaient à mener des actions hostiles aux gouvernements du Venezuela et de la Bolivie. Chavez est même allé plus loin : il a relancé une collaboration militaire avec Moscou ; dans un passé fort récent, il avait déjà conclu des liens d’amitié solides avec l’Iran, créant ainsi les prémisses d’un accord international qui déciderait de facturer le pétrole en euro, acte qui marquerait le début d’une crise irréversible pour les États-Unis.
Les liens entre le Venezuela et la Bolivie sont désormais très forts et Chavez peut compter sur l’appui, plus ou moins sincère, plus ou moins déterminé, de quasi tous les gouvernements latino-américains et certainement d’un grande majorité populaire sur tout le continent. Chavez a démontré au monde que les hommes libres de la planète peuvent se dégager du régime mondialiste, que de nouvelles alliances entre les peuples sont possibles et que la lutte de l’un peut devenir la bataille de tous. Le régime globalitaire, jusqu’ici, avait pu détruire un à un ses ennemis, de Saddam à Milosevic, mais la roue tourne… et “el pueblo unido jamàs serà vencido”.
► Paolo EMILIANI (éditorial du quotidien romain Rinascita, 13-14 sept. 2008 ; tr. fr. : RS).
L’AMÉRIQUE LATINE EN RÉBELLION
Mouvements antisystémiques et mort de la politique moderne
• Carlos Antonio Aguirre Rojas (trad. : N. Solari) - L'Harmattan • 2008 • 158 p.
L’historien mexicain analyse ici dans le contexte mondial, mais aussi continental et national, l’émergence de mouvements tels que les sans terre du Brésil, les piqueteros argentins ou les néo-zapatistes au Mexique qui font de l’Amérique latine le nouveau pôle de la rébellion anticapitaliste mondiale.
Quelle est aujourd'hui la situation de l’Amérique latine, harcelée par le maccarthysme des États-Unis en contexte de crise économique, sociale, politique et culturelle que traverse actuellement le monde entier ? Quels rôles jouent les nouveaux mouvements anti-systémiques : néo-zapatistes mexicains, Sans Terre au Brésil, piqueteros argentins, communautés indigènes de Bolivie et d'Équateur ? Comment est vécu en Amérique latine le processus mondial de la mort de l’activité politique, processus déclenché depuis quinze ou vingt années ? Quel rôle joue et peut jouer la civilisation latino-américaine, la plus jeune de la planète ? En se plaçant dans une perspective de longue durée, et à partir d'un horizon critique et global, cet essai tente de fournir quelques clefs importantes pour décrypter ces interrogations fondamentales.
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Le réveil américain des identités
Enracinement et multiculturalisme
La réélection triomphale d’Evo Morales à la présidence de la Bolivie, début décembre 2009, n’a que vaguement attiré l’attention des médias français surtout préoccupés par l’état de santé d’un chanteur hospitalisé en Californie. Quelle erreur ! car ce nouveau succès électoral pour Morales, s’accompagnant d’une majorité absolue au Parlement, inaugure un changement profond dans la vie institutionnelle de la Bolivie, surtout qu’entre en vigueur la nouvelle constitution, entérinée en janvier 2009 par référendum, qui fait de l’État une République plurinationale avec des autonomies régionales, départementales, municipales et communautaires (ou indigènes). Cette transformation radicale marque particulièrement l’aboutissement d’un long processus revendicatif commencé à l’orée des années 1960 sur l’ensemble du continent : le retour des Indiens d’Amérique.
Ce réveil est fort bien étudié par Yvon Le Bot dans La grande révolte indienne. Mêlant sociologie, sciences politiques, histoire, philosophie politique, ethnologie et géographie, il relate les heurs et malheurs des mouvements d’affirmation identitaire amérindiens tant en Californie qu’au Chili, au Mexique qu’au Pérou. Une fois le livre refermé, on arrive à se demander si les autres manières de désigner l’Amérique centrale et du Sud telles que “Amérique romane”, “Amérique ibérique” ou “Amérique latine” demeurent toujours bien pertinentes. En effet, « les mouvements indiens ont contribué à modifier l’image d’une Amérique qui n’est plus uniformément latine, où le modèle de l’État-nation homogène s’est affaibli, la société civile s’est affirmée, les acteurs ont acquis plus d’autonomie, en même temps que se creusaient les inégalités et que des pans entiers de ces pays glissaient dans les flux et les réseaux globalisés ».
En suivant l’auteur dans ses enquêtes sur le terrain, on apprend que les mouvements indiens ont commencé à défendre leurs cultures menacées, puis à se lancer, parfois, en politique (Équateur, Pérou, Bolivie, Mexique avec les zapatistes du fameux sous-commandant Marcos).
Yvon Le Bot évoque, il va de soi, l’influence du président vénézuélien Chavez, mais il en relativise la portée. « Hugo Chavez assaisonne sa “révolution bolivarienne” d’innovations d’un passé indien alors même que Bolivar défendait des positions jacobines hostiles à la diversité culturelle » (1). Le réveil indien ne se conçoit d’ailleurs pas comme un « retour à la tradition, [un] revival précolombien ou [un] néo-indianisme new age ». Les luttes indigènes « visent à l’intégration des Indiens dans la nation sur un pied d’égalité, sans qu’ils aient à renoncer à leur identité. […] Elles mettent en cause, en revanche, les modèles verticaux et étatistes et participent à l’émergence d’une société civile et d’une culture politique qui ne gravite plus de manière aussi exclusive autour de l’État et des partis, qui se reconstruit dans les rapports entre la société et le pouvoir. Elles tissent des réseaux en deça et au-delà des institutions de l’État-nation ». Bref, par leur action, « les luttes indiennes dessinent-elles des orientations culturelles, sociales et politiques différentes de celles qui se sont imposées depuis la Renaissance et la Découverte, Descartes et le traité de Westphalie ? Ouvrent-elles la voie à des recompositions ? »
S’affranchir de l’assimilation
Judicieux questionnements, d’autant que l’auteur rappelle que si ce phénomène ne se veut jamais exclusif et « ethniciste », sauf pour l’ethnocacérisme péruvien des frères Humala et le Mouvement indien Pachakuti (M.I.P.) de Felipe Quispe en Bolivie. Ce réveil s’oppose principalement aux politiques étatiques nationales-populaires mises en œuvre d’intégration des minorités via une économie protégée, de substitution des importations, d’industrialisation, de réformes agraires et d’extension des infrastructures et des services publics d’enseignement et de santé. On oublie trop souvent qu’avant de pâtir d’une décennie au moins de régimes militaires néo-libéraux et atlantistes, l’Amérique du Sud se caractérisa par de singulières expériences nationales-révolutionnaires (2). C’est d’ailleurs dans cette continuité que s’inscrit le président Chavez dont « la politique […], précise Yvon Le Bot, est plus d’intégration par assimilation que de promotion de la différence » alors que la quasi-totalité des forces autochtones en recherchent le dépassement qu’elles axent vers un « multiculturalisme tempéré ». « De nombreuses organisations indiennes se sont efforcées de faire reconnaître le caractère multiculturel, pluri-ethnique, voire plurinational, des sociétés et des États nationaux et d’inscrire cette réalité dans les institutions ». On aura compris que le multiculturalisme ici mentionné n’a aucun rapport avec celui que vante la société globale occidentale.
Les mouvements amérindiens contestent le modèle, hérité des Lumières, de l’État-nation. Leur démarche se veut identitaire et communautaire. Elle puise dans « le territoire [qui] est, avec la langue vernaculaire, l’une des principales composantes de cette identité. Pour un paysan, la terre n’est jamais seulement un moyen de production. Cela est particulièrement vrai pour les Indiens. Qu’il s’agisse de groupes amazoniens vivant de l’horticulture, de la cueillette, de la chasse et de la pêche ou de paysans indiens des Andes ou de Mésoamérique, le territoire et l’environnement sont des éléments essentiels de la représentation du monde, de la communauté et de soi. Les Andins l’exprimèrent dans le culte de la Pachamama (Terre Mère). Tout au long du XXe siècle, cette dimension avait été bannie par les mouvements populistes qui prônaient le métissage et l’effacement de la différence indienne, par les réformes agraires et les mouvements paysans visant l’intégration et la modernisation. Elle était combattue également par les organisations d’inspiration marxiste qui s’efforçaient de faire entrer les Indiens dans le schéma de la lutte des classes, fondé sur le développement des forces productives et sur les rapports sociaux de production » (3). Ne serait-ce pas les timides esquisses d’une “troisième voie” continentale ?
Prolongement révolutionnaire-national ou avancée identitaire ?
Yvon Le Bot ajoute que « dans certains cas, […] le multiculturalisme tempéré et le national-populisme identitaire ont contribué à élargir le champ démocratique, le premier en l’étendant aux droits culturels, le second en promouvant la participation sociale et politique des Indiens. Une troisième orientation, différente des précédentes, vise à changer la société et la culture politique depuis le bas, sans prendre le pouvoir. La figure emblématique en est le zapatisme ». Les modalités d’action et d’intervention varient donc suivant les circonstances, la période et le lieu. En Bolivie par exemple, le politologue Hervé Do Alto explique qu’« on assiste à un véritable bouleversement de la société bolivienne. Mais plus qu’un projet révolutionnaire, c’est un processus nationaliste qui place en son cœur les paysans et les indigènes (4) ».
Pour sa part, l’auteur constate que « naguère, l’idée que les mouvements indiens mettent en danger la cohésion nationale était formulée principalement par les défenseurs de la souveraineté de l’État-nation. […] Aujourd’hui ce sont plutôt les mouvements indiens qui défendent la nation face au marché globalisé, contre les logiques de fragmentation et de désarticulation portées par les groupes économiques dominants. En Bolivie, ils soutiennent Morales contre les secteurs autonomistes animés par le patronat de Santa Cruz ».
Hormis par conséquent l’ethnocacérisme et le M.I.P. qui « prépare le rétablissement de l’empire inca du Tawantinsuyu ; le Qollasuyu, qui correspond grosso modo à l’actuelle Bolivie andine, en est l’une des quatre parties. Le Manifeste de Jach’ak’achi, charte du mouvement, prône l’autodétermination, l’autonomie territoriale, la reconnaissance de l’identité culturelle et religieuse dans la perspective » d’un État séparé et ethnocentré, Yvon Le Bot avance qu’« aucun indianisme radical, du type de l’islamisme politique ou d’un quelconque nationalisme à base ethnique ou religieux, n’a prospéré dans la région. Ce qui n’exclut ni les conduites communautaristes exacerbées comme celles des Chamulas traditionalistes au Chiapas, ni l’engouement des Indiens pour des intégrismes religieux, pentecôtistes ou autres (il existe même, au Mexique, des groupes indiens islamistes !) (5) ». Mieux, on a l’impression à la lecture de l’essai que les mouvements indiens semblent s’être parfaitement adaptés à l’hyper-modernité, à la liquidité et aux fluctuations de notre ère. Ils « s’inscrivent effectivement dans la globalisation, mais à partir des conflits et des orientations culturelles qu’ils construisent ». Il s’en suit une perception d’« identités locales, régionales, nationales et transnationales [qui] s’empilent, s’emboîtent sur le modèle des poupées russes ou forment des cercles concentriques et mouvants », d’où des contentieux en gestation. Le journaliste Paulo A. Paranagua rapporte les dissensions actuelles entre les Indiens de Tinguipaya (département de Potosi) et le gouvernement bolivien. « Nous voulons conserver nos us et coutumes, mettre en valeur notre tradition indigène et notre territoire, déclare le chef traditionnel Pedro Tabonda, tandis que le gouvernement prône la syndicalisation des paysans et méconnaît nos autorités » (6).
Maintien de l’État ou renaissance des communautés ?
Avec la victoire d’Evo Morales en décembre 2005, pour la première fois, un mouvement indien prenait la direction d’un État. Certes, d’autres avaient déjà participé à des coalitions gouvernementales comme le Mouvement Pachakutik en Équateur ou contribué à la lutte armée (l’Armée zapatiste de libération nationale au Mexique ou le Quintin Lame colombien) (7), mais aucun n’avait eu jusque-là la charge écrasante de diriger une entité étatique, la Bolivie en l’occurrence, comme il revient au Mouvement vers le socialisme (M.A.S.).
Outre une histoire politique et géographique mouvementé (8), l’originalité de l’exemple bolivien vient aussi que l’actuel parti au pouvoir, le M.A.S., est « plus qu’un parti, […] un conglomérat ou au mieux une fédération d’organisations sociales. […] Plus qu’un parti, [il] se veut l’instrument politique de rassemblement des mouvements sociaux ». C’est en cela que Hervé Do Alto estime que Morales est l’héritier du M.N.R. et de la révolution de 1952. Le M.A.S. est d’ailleurs « plus populiste que socialiste, insiste Yvon Le Bot. Il combine thèmes populistes et thèmes identitaires. Il mobilise de larges couches de la population, indiennes ou métisses, imprégnées de culture et de valeurs andines ».
Par La grande révolte indienne, tout en examinant un sujet spécifique, Yvon Le Bot aborde des questions qui nous concernent tout autant dans une perspective postmoderne et non relativiste. « Comment concilier l’égalité et la différence, l’universel et le particulier ? Comment s’articulent les mouvements sociaux et les mouvements culturels ? Les affirmations identitaires sont-elles nécessairement porteuses de violence ? Quelles relations s’établissent entre communauté et modernité ? Que deviennent les identités et l’action collective à l’ère de la globalisation et des migrations transnationales massives ? » Intéressantes problématiques pour la réflexion des prochaines années…
Des Européens persistent encore à voir dans l’Amérique du Sud un « Extrême-Occident ». L’ouvrage d’Yvon le Bot démontre avec brio qu’il serait temps d’abandonner cette vision convenue et de découvrir que « mouvements identitaires et politiques multiculturelles ont fait que l’Amérique latine n’apparaît plus comme simplement “latine”, mais aussi indienne, noire… » Assisterions-nous donc aux prémices d’une nouvelle civilisation ?
► Georges Feltin-Tracol (europamaxima)
• Yvon Le Bot, La grande révolte indienne, Robert Laffont, coll. « Le monde comme il va », 2009, 364 p., 21 €.
Notes