L’immémorial demande expérience. Il est notre épreuve de feu où se dessine la vision de notre mission, notre ascèse attentive au mythe qui travaille de l’intérieur l’histoire et lui impose sa marche. Remonter à l’archè, source même d’un présent ouvrant à la Présence, à la nécessaire mémoire de l’Être, voilà l’avoir-été qui fonde notre avenir. La fiction du sens humain de l’histoire, inhérente à notre Modernité, n’est que l’envers d’un archaïsme réactionnel : incapables d’un avenir autre, juste bons à manager les fétiches au profit d’un temps inertiel, nous nous rions de ces leurres inaptes à toute sens de l’éternité.
Les travaux du théoricien Johann Jakob Bachofen (1815-1887), théoricien du matriarcat primitif et historien du droit romain, restent avant tout pour nous pionnières d’une éthique anthropologique soucieuse d’un archaïsme essentialisant. Avec lui s’est inauguré un mode de compréhension de la pensée mythique qui marque les limites de la raison au bénéfice de l’imagination et d’une interprétation renouvelée de la mentalité primitive. Nietzsche retiendra son interprétation du phénomène dionysien comme abolition de l'individualité.
Evola, dont nous reproduisons ici sa préface à une série d’extraits de Bachofen traduits par lui et publiés en 1949, lui aussi reconnaitra sa dette, not. dans Le chemin du cinabre. Il tirera de l’antagonisme irréductible entre principe féminin et principe viril, qui est au cœur même de la dynamique de l’histoire antique, des schèmes servant à exposer sa morphologie des cultures : civilisation du père / de la mère, spiritualité olympienne-solaire / tellurique-lunaire, éthique aristocratique de la différence / idéal collectiviste de la promiscuité, etc.
Toutefois Evola se montre en désaccord avec Bachofen sur un point important : si celui-ci estime que le matriarcat correspond à une période archaïque et qu'il aurait cédé peu à peu la place à des formes patriarcales, dans le cadre d'une évolution menant inéluctablement de la communauté primitive indifférenciée à des sociétés articulées et hiérarchisées, Evola, pour sa part, voit là une concession à la mentalité évolutionniste de l'époque à laquelle vécut Bachofen. Pour Evola, comme pour toute l'École Traditionnelle, la perfection est située aux origines ; le matriarcat, qui réunit en soi tous les caractères négatifs en interdisant à l'homme de se réaliser en tant qu'être de culture, ne saurait donc avoir été l'organisation primordiale de l'humanité.
En effet si pour Bachofen les transformations d'une civilisation sont liées à la métamorphose des dieux, pour Evola c'est toute l'histoire qui est lisible et déchiffrable sous l'éclairage du mythe. Plus précisément, elle n'est compréhensible que parce qu'elle trahit l'affrontement incessant, au sein des cultures et entre les cultures, entre des conceptions, cultes et institutions ordonnés tantôt au pôle masculin, tantôt au pôle féminin. En tant que puissances structurant les différents plans de réalité et les traversant tous, le masculin et le féminin, dans leurs rapports dynamiques, sont posés comme suprêmes principes explicatifs. En effet, la Tradition, entendue par Guénon comme « pure doctrine métaphysique », consiste pour notre gibelin à « découvrir une unité ou une correspondance essentielle de symboles, de formes, de mythes, de disciplines au-delà des expressions variées que les contenus correspondants de signification peuvent assumer en chacune des traditions historiques ».
En ce sens, c'est l'ontologie qui explique le psychologique ou l'historique. C'est pourquoi la dualité métaphysique et religieuse de l’Antiquité est transposable à notre époque moderne. Elle fournit en effet un fil conducteur fondamental pour s'orienter dans l'étude de toutes les dimensions de la réalité. S'il importe que le pôle féminin et ses valeurs soient toujours subordonnés, ce n'est pas pour des raisons arbitraires, mais parce que ce pôle correspond métaphysiquement à la “nature” qui est le monde de la privation, de l'indétermination, de la nécessité. À tous les niveaux de réalité, le critère qui définit et justifie la hiérarchie sera donc la plus ou moins grande présence de forme par rapport à l'informe et, chez l'homme, la plus ou moins grande capacité de conférer aux instincts une forme et une orientation responsable. L'éthique traditionnelle se définit ainsi, par le ressouvenir de sa propre “Idée transcendantale”, par la conformité maximale au Type dans lequel on s'est “reconnu”, posé comme un destin indépassable en ce doué de surréalité par rapport à l'humain. Elle est révolte contre un monde moderne caractérisé par la régression des types, la disparition des articulations hiérarchiques, la diminution de polarité entre les sexes, l'obsession du “métissage” (culturel ou autre), la prédominance des valeurs hédonistes sur les valeurs héroïques, la phobie maladive pour les 2 grandes “approximations” du Type viril : l'Ascète et le Guerrier.
Retenons de notre texte avant tout 3 points importants :
LES MÈRES ET LA VIRILITÉ OLYMPIENNE
On peut dire de Johann Jakob Bachofen qu'il est une “découverte” de la culture européenne la plus récente. Contemporain de Nietzsche (puisqu'il naquit à Bâle en 1815 et y mourut en 1887), il appartient au même climat spirituel dans lequel La naissance de la tragédie du même Nietzsche, et la Psyché d'E. Rohde virent le jour. De son temps, l'œuvre de Bachofen n'éveilla quasiment aucun écho. Le grand public n'y eut pas accès, tandis que les “spécialistes” en fait d'histoire ancienne et d'archéologie y opposèrent une espèce de conjuration du silence motivée par l'originalité des méthodes et des conceptions de Bachofen par rapport aux leurs.
Aujourd'hui, son œuvre a été reprise par de nombreux auteurs et elle est considérée comme celle d'un précurseur et d'un chef d'école. Une première réédition de morceaux choisis de Bachofen en 3 volumes est parue à Leipzig en 1926 ; due à C.A. Bernouilli, elle porte le titre de Urreligion und antike Symbole. Une seconde, enrichie d'une ample étude introductive et intitulée Der Mythos von Orient und Okzident, fut assurée par A. Baümler, en 1926 également. Ajoutons qu'une réimpression de l'ensemble des ouvrages de Bachofen, devenus pratiquement introuvables dans l'édition originale, est actuellement en cours.
Maîtrisant parfaitement toutes les connaissances de l'archéologie et de la philologie de son temps, Bachofen s'est consacré à une interprétation originale des symboles, des mythes, des cultes et des formes juridiques des temps les plus reculés, interprétations particulièrement importantes par la quantité des thèmes et des référence qu'elle offre à quiconque entend s'ouvrir à une dimension quasiment insoupçonnée du monde des origines — au point d’apparaître comme une espèce d'histoire spirituelle secrète des civilisations antiques que masque l'histoire officielle, pourtant considérée par l’historiographie dite “critique” comme l'instance suprême.
Le fait que, par ailleurs, chez Bachofen, certaines déductions et certains points de détail soient inexacts, que quelques rapprochements pèchent par excès de simplification et qu’après lui, les historiens de l'Antiquité aient recueilli bien d'autres matériaux — tout ceci ne remet pas en question l'essentiel et n'autorise aucun de nos contemporains à juger “dépassées” ses œuvres maîtresses, fruits d’études approfondies et complexes et d'heureuses intuitions. De nos jours, Bachofen est aussi peu “dépassé” qu'un Fustel de Coulanges, un Max Müller ou un Schelling. Par rapport à ces auteurs, le moins que l'on puisse dire, c'est que ceux qui sont venus après auraient bien besoin de se mettre à la page ; car si leurs lunettes — c'est-à-dire leurs instruments critiques et analytiques — sont indubitablement plus perfectionnés, intérieurement, leur vue semble avoir singulièrement baissé. Quant à leurs recherches, qui sombrent si fréquemment dans une spécialisation opaque et sans âme, elles ne reflètent plus rien du pouvoir de synthèse et de la sûreté d'intuition de certains maîtres de jadis.
Ce qui est particulièrement digne d’intérêt chez Bachofen, c'est avant tout la MÉTHODE. Cette méthode est novatrice, révolutionnaire par rapport à la façon habituelle scolastique et académique, de considérer les anciennes civilisations, leurs cultes et leurs mythes, pour la simple raison qu'elle est “traditionnelle”, au sens supérieur de ce terme. Nous voulons dire par là que la manière dont l'homme de toute civilisation traditionnelle, c'est-à-dire anti-individualiste et antirationaliste, affrontait le monde de la religion, des mythes et des symboles, est, dans ses grandes lignes, identique à celle adoptée par Bachofen pour tenter de découvrir le secret du monde des origines.
La prémisse fondamentale de l'œuvre de Bachofen, c'est que le symbole et le mythe sont des témoignages dont toute recherche historique doit tenir sûrement compte. Ce ne sont pas des créations arbitraires, des projections fantaisistes de l'imagination poétique : ce sont, au contraire, des “représentations des expériences d'une race à la lumière de sa religiosité”, lesquelles obéissent à une logique et à une loi bien déterminées. Par ailleurs, symboles, traditions et légendes ne doivent pas être considérés et mis en valeur en fonction de leur “historicité”, au sens le plus étroit du terme : c'est précisément ici que réside le malentendu qui a empêché l'acquisition de connaissances précieuses. Ce n'est pas leur problématique signification historique, mais leur signification réelle de “faits spirituels” qu'il faut considérer.
À chaque fois que l'événement dûment enregistré et que le document “positif” cessent de nous parler, le mythe, le symbole et la légende s'offrent à nous, prêts à nous faire pénétrer une réalité plus profonde, secrète et essentielle : une réalité dont les traits extérieurs, historiques et tangibles des sociétés, des races et des civilisations passées ne sont qu'une conséquence. Dans cette optique, ceux-ci représentent assez fréquemment les seuls documents positifs que le passé a conservés. Bachofen observe très justement que l'on ne peut jamais se fier aveuglément à l'histoire : un événement peut, certes, laisser des traces, mais sa signification interne se perd, elle est emportée par le courant du temps au point d’être insaisissable et incompréhensible chaque fois que la tradition et le mythe ne l'ont pas fixée.
Dans les développements, les modifications, les oppositions et même les contradictions des divers symboles, mythes et traditions, nous pouvons en effet déceler les forces plus profondes, les “éléments premiers”, spirituels et métaphysiques, qui agirent dans le cadre des cycles de civilisation primordiaux et dont ils déterminèrent les bouleversements les plus décisifs. C'est ainsi que s'ouvre devant nous la voie d'une MÉTAPHYSIQUE DE L'HISTOIRE qui, par la suite, n'est autre que l'histoire intégrale, où la dimension la plus importante — la troisième dimension — est précisément mise en exergue. L'interprétation de l'histoire interne de Rome à laquelle se livre Bachofen, sur la base, justement, des mythes et des légendes de la romanité, est l'un des exemples les plus convaincants de la portée et de la fécondité d'une telle méthode.
En second lieu, l'œuvre de Bachofen revêt une importance toute particulière sur le plan aussi bien d'une “mythologie de la civilisation” que d'une “typologie” et une “science des races de l'esprit”. Se fondant sur les diverses formes que revêtirent jadis les rapports entre les sexes, les recherches de Bachofen mettent à jour l'existence de certaines formes, typiques et distinctes, de civilisation qui ramènent à autant d'idées centrales — liées, à leur tour, à des attitudes générales, attestées par autant de conceptions du monde, du destin, de l'au-delà, du droit, de la société. De telles idées ont quasiment valeur d'“archétypes”, au sens platonicien : ce sont des forces formatrices riches de rapports analogiques avec les grandes forces des choses. Par la suite, elles se manifestent, chez les individus, sous la forme de divers modes d'être, de divers “styles” de l'âme : dans la façon de sentir, d'agir et de réagir.
C'est à ce type bien particulier de science que Bachofen ouvre la voie. Toutefois, il n'a pas su s'émanciper totalement du préjugé “évolutionniste” qui prévalait de son temps. C'est ainsi qu'il a été amené à croire que les diverses formes mises en évidence par lui, dans la direction indiquée plus haut, pouvaient se ranger dans une espèce de succession de stades liée à un “progrès” de la civilisation humaine en général. Si, sur le plan morphologique et typologique, la signification supérieure de ses recherches ne doit pas être remise en cause, une pareille limitation doit, bien entendu, être écartée.
Essentiellement, le monde analysé par Bachofen est celui des antiques civilisations méditerranéennes. La multiplicité chaotique des cultes, des mythes, des symboles, des formes juridiques, des coutumes, etc., qu'elles nous proposent, se reconstitue dans les ouvrages de Bachofen pour faire finalement apparaître la permanence, sous des formes variées, de 2 idées fondamentales antithétiques : l'idée OLYMPIANO-VIRILE et l'idée TELLURICO-FÉMININE. Une telle polarité peut également s'exprimer à travers les oppositions suivantes : civilisation des Héros et civilisation des Mères ; idée solaire et idée chtonico-lunaire ; droit patriarcal et matriarcat ; éthique aristocratique de la différence et promiscuité orgiastico-communautaire ; idéal olympien du “supramonde” et mysticisme panthéiste ; droit positif de l'IMPERIUM et droit naturel.
Bachofen a mis à jour l’ère gynécocratique, c'est-à-dire l’ère en laquelle le principe féminin est souverain, et à laquelle correspond un stade archaïque de la civilisation méditerranéenne, lié aux populations pélasgiques [= préhelléniques] ainsi qu'à un ensemble d'ethnies du bassin sud-oriental et asiatique de la Méditerranée. Bachofen a très justement relevé qu'aux origines, un ensemble d'éléments, divers mais concordants, renvoie chez ces peuples à l'idée centrale selon laquelle, à la source et à l'apex de toute chose, se tiendrait un principe féminin, une Déesse ou Femme divine incarnant les suprêmes valeurs de l'esprit. En face d'elle, ce n'est pas seulement le principe masculin mais également celui de la personnalité et de la différence qui apparaîtraient secondaires et contingents, soumis à la loi du devenir et de la déchéance — par opposition à l'éternité et à l'immutabilité propres à la Grande Matrice cosmique, à la Mère de la Vie.
Cette Mère est parfois la Terre, parfois la loi naturelle conçue comme un fait auquel les dieux eux-mêmes sont assujettis. Sous d'autres aspects (auxquels nous verrons que correspondent diverses différenciations), celle-ci est aussi bien Déméter, en tant que déesse de l'agriculture et de la terre mise en ordre, qu'Aphrodite-Astarté, en tant que principe d'extases orgiastiques, d'abandons dionysiaques, de dérèglement hétaïrique dont la correspondance analogique est la flore sauvage des marais. Le caractère spécifique de ce cycle de civilisation consiste principalement dans le fait qu'il cantonne au domaine naturaliste et matérialiste tout ce qui est personnalité, virilité, différence : dans le fait, inversement, de mettre sous le signe féminin (féminin au sens le plus large) le domaine spirituel, au point d'en faire souvent, justement, un synonyme de promiscuité panthéiste et l’antithèse de tout ce qui est forme, droit positif, vocation héroïque d'une virilité au sens non matériel.
Extérieurement, l'expression la plus concrète de ce type de civilisation est le matriarcat et, de façon plus générale, la gynécocratie. La gynécocratie, c'est-à-dire la souveraineté de la femme, reflète la valeur mystique qu'une telle conception du monde lui attribue. Celle-ci peut cependant avoir pour contrepartie (en ses formes les plus basses) l'égalitarisme du droit naturel, l'universalisme et le communisme. Le peu de cas fait de tout ce qui est différencié, l'égalité de tous les individus devant la Matrice cosmique, principe maternel et “tellurique” (de tellus, terre) de la nature dont toute chose et tout être proviennent et en lequel ils se disséminent à nouveau au terme d'une existence éphémère, c'est cela que l'on trouve à la base de la promiscuité communautaire comme de celle, orgiastique, des fêtes lors desquelles on célébrait précisément, jadis, le retour à la Mère et à l'état naturel, et où toutes les distinctions sociales se voyaient temporairement abolies.
Le principe masculin n'a pas d'existence propre, il ne se suffit pas à lui-même. Sur le plan matériel, il n'a de valeur que comme instrument de la génération ; il se soumet au lien de la femme ou bien est tenu dans l'ombre par la luminosité démétrienne de la mère. Sur le plan spirituel, ce n'est qu'à travers une extase dionysiaque, rendue propice par des éléments sensualistes et féminins, qu'il faut recueillir le sens de ce qui est éternel et immuable, qu'il peut pressentir l'immortalité — laquelle n'a cependant rien à voir avec celle, céleste, des Olympiens et des Héros. Et même sur le plan social, l'homme, qui ne connaît rien d'autre que la loi brutale de la force et de la lutte, perçoit à travers la femme l'existence d'un ordre supérieur plus serein et supra-individuel ; il perçoit ce “mystère démétrien” qui, sous une forme ou sous une autre, constitua dans l'Antiquité la base et le soutien de la loi matriarcale et de la gynécocratie.
À ces conceptions s'oppose de façon très nette, dans l'ancien monde méditerranéen, le cycle de la civilisation olympiano-ouranienne. Le centre, ici, n'est plus constitué par les symboles de la Terre ou de la Lune, mais par ceux du Soleil ou des régions célestes (“ouraniens”, du mot grec Ouranos) ; par la réalité non pas naturaliste et sensuelle, mais immatérielle ; non par le giron maternel, pas plus que par la virilité phallique qui en est la contrepartie, mais par la virilité ouranienne liée aux symboles du Soleil et de la Lune ; non par le symbolisme de la Nuit et de la Mère, mais par celui du Jour et du Père. Dans une telle civilisation, l'idéal suprême s'incarne précisément dans le monde ouranien, conçu comme celui d'entités lumineuses, immuables, détachées, privées de naissance — par opposition au monde inférieur des êtres qui naissent, deviennent et meurent, au fil d'une existence éphémère car toujours associée à la mort. La religion d'Apollon et de Zeus : tel est le point de référence suprême. C'est la spiritualité olympienne, la virilité immatérielle, le caractère solaire de dieux libérés du lien de la femme et de la mère, dont les attributs sont la paternité et la domination.
Les traces laissées par cette tradition, y compris dans la spéculation grecque, sont connues de tous, ou peu s'en faut : telles qu'elles furent conçues par les philosophes grecs, les notions de noûs et de “sphère intelligible” s'y rattachent directement. Mais Bachofen met en évidence bien d'autres expressions de cette tradition : le patriarcat, notamment en ses formes patriciennes, n'a pas d'autres prémisses. L'impulsion à dépasser la simple virilité “tellurique” (physique et phallique) dans l'optique d'une virilité héroïque ou spirituelle ; l'intégration de tout ce qui est forme et différence, au lieu d'en faire fi ; le mépris de la condition naturaliste ; le dépassement du droit naturel par, un droit positif ; l'idéal d'une formation de soi où l'état de nature, avec sa loi de la Mère et de la Terre, est remplacé par un nouvel ordonnancement, sous le signe du Soleil et des travaux symboliques d'un Héraklès, d'un Persée ou d'autres héros de la Lumière — tout ceci procède d'un type de civilisation identique.
Telle est la conception fondamentale de Bachofen. Et elle fournit la clef d'un type de recherches susceptible d'être étendues à des domaines beaucoup plus vastes que ceux considérés par le penseur bâlois, d'autant plus que, nous y avons fait allusion, Bachofen s'est uniquement servi de tels points de référence pour fixer les grandes lignes des conflits, des bouleversements et des transformations propres à l'histoire secrète de l'antique monde méditerranéen.
En Grèce, contrastant avec les formes plus archaïques, aborigènes, liées au culte tellurico-maternel, irradia la lumière de la spiritualité héroïco-olympienne — mais la “civilisation des pères” y connut une brève existence. Minée par des processus d'involution, du fait qu'elle n'avait pas été étayée par une organisation politique solide, elle fut victime de la résurgence de cultes et de forces liés à la période précédente, pélasgico-orientale, qu'elle semblait avoir tout d'abord jugulés. L'idée qui la sous-tendait parvint à se transmettre à Rome où elle connut un développement beaucoup plus prometteur, si l'on se réfère à l'histoire, jusqu'à Auguste. À l'époque d'Auguste, Rome sembla, en effet, sur le point d'instaurer une nouvelle ère universelle qui conduirait à son terme cette mission — selon Bachofen, spécifiquement occidentale — pour laquelle la civilisation de l'Apollon delphique s'était montrée insuffisamment qualifiée.
Tels étant les principaux traits de la métaphysique de Bachofen quant à l'histoire méditerranéenne ancienne, il serait opportun de faire maintenant allusion aux autres possibilités qu'elle offre — une fois dépassé le cadre général “évolutionniste” dont nous parlions plus haut.
Des constatations de Bachofen, il ressort que s'est développée, par opposition aux fondements d'un monde plus archaïque imprégné d'une “civilisation de la Mère”, une civilisation virile et paternelle qui la supplanta et la vainquit — même si, dans un deuxième temps et dans certaines régions, elle subit à nouveau des bouleversements au terme d'un cycle donné de civilisation. Tout ceci fut analysé par Bachofen par référence à une espèce de développement automatique advenu au sein d'une même famille ethnique. Il ramène donc essentiellement l'opposition entre ces 2 civilisations à celle existant entre 2 phases progressives et évolutives d'un processus unique — sans se demander COMMENT l'une avait pu procéder de l'autre.
Il convient, au contraire, de se poser cette question en faisant appel, pour y répondre, à l'ethnologie. Il ressort d'un ensemble de recherches ultérieures dans d'autres domaines, avec une marge de crédibilité suffisante, l'idée selon laquelle la civilisation méditerranéenne la plus archaïque, préhellénique, caractérisée par le culte de la Femme, du matriarcat, de la gynécocratie sociale ou spirituelle, serait liée à des influences pré-aryennes ou non aryennes — alors que la vision opposée du monde héroïque, solaire et olympien aurait une origine proprement aryenne. Au reste, ceci avait même été pressenti par Bachofen lorsqu'il mit en relation la première civilisation avec les populations pélasgiques et qu'il observa que le culte le plus caractéristique du cycle héroïco-solaire, celui de l'Apollon de Delphes, avait des origines “hyperboréennes et thraces” — ce qui revient à dire nordico-aryennes. Ses préjugés évolutionnistes l'ont toutefois empêché d'approfondir ces données. Alors qu'il a accompli une œuvre géniale en ramenant les vestiges de la civilisation gynécocratique, parvenus jusqu'à nous, à l'unité archaïque à laquelle ils appartenaient, il a négligé de procéder de façon analogue en ce qui concerne les éléments solaires et olympiens qui avaient affleuré et s'étaient affirmés dans l'ancien monde méditerranéen.
Ceci l'aurait amené à constater l'existence d'une civilisation olympienne et paternelle tout aussi archaïque, mais d'origine ethnique différente. Dans le bassin méditerranéen, les formes les plus pures de cette civilisation sont, par rapport à l'autre, plus récentes : mais “plus récentes” au sens relatif, du fait qu'elles apparurent seulement à un moment donné — et non pas au sens absolu, c'est-à-dire au sens qu'auparavant elles n'existèrent ou n'apparurent nulle part, sinon comme les ultérieurs “stades évolutifs” d'un même groupe ethnique. Le contraire pourrait être tout aussi vrai, à savoir que de nombreuses formes, rattachées par Bachofen au cycle de la Mère (à ses aspects supérieurs : lunaires et démétriens), pourraient être considérées, plutôt que réellement propres à une telle civilisation, comme les formes involutives de certains rameaux de la tradition solaire (ce qui correspondrait, entre autres, aux enseignements concernant les “quatre âges” que nous a transmis Hésiode), ou encore comme le produit d'interférences entre elle et la Tradition opposée.
Mais nous ne pouvons nous attarder davantage sur cette question dans la mesure où elle sort du cadre des recherches proprement dites de Bachofen et où, d'autre part, nous l'avons déjà traitée dans d'autres ouvrages (1). Quoiqu'il en soit, le travail effectué par Bachofen se révélera extrêmement utile, à titre préparatoire, pour celui qui souhaiterait, sur la base des traces constituées par les symboles, les rites, les institutions, les coutumes et les formes juridiques dérivant respectivement de la civilisation de la Mère et de la civilisation héroïco-solaire, identifier les influences spirituelles et les “races de l'esprit” antithétiques qui agirent dans l'ancien monde méditerranéen, l'Hellade et Rome comprises. Du fait des nouveaux matériaux recueillis entre-temps, une telle recherche pourrait obtenir des résultats absolument passionnants. En outre, il serait toujours possible de l'entreprendre, en partant des mêmes prémisses, vis-à-vis d'autres civilisations, européennes ou non européennes.
En ce qui concerne l'utilisation des conceptions de Bachofen sur le plan proprement morphologique et typologique, il conviendrait de noter que cet auteur ne s'est pas contenté de considérer les 2 seuls termes de l’antithèse — c'est-à-dire solaire et tellurique, principe viril ouranien-paternel et principe tellurico-maternel ; il s'est également penché sur des formes intermédiaires auxquelles correspondent les termes de démétrien (ou lunaire), d’amazonien, d'héroïque et de dionysien. Nous disposons donc, en tout, de six points de référence en fonction desquels on pourrait définir non seulement des types de civilisation, mais également des modes d'être spécifiques — au point de pouvoir parler d'un type d'homme solaire, lunaire, tellurique, amazonien, héroïque ou dionysien. Nous-mêmes, notamment dans l'ouvrage évoqué plus haut, nous avons cherché à développer, sur ces bases, une typologie particulière. Une fois encore, il s'agit là d'un nouveau domaine des sciences de l'esprit aux explorations desquels les conceptions de Bachofen peuvent fournir des points de référence précieux.
Enfin, il convient d'ajouter que ce type de recherches n'a pas seulement un intérêt rétrospectif dans le cadre de l'élaboration d'une histoire secrète du monde antique : il pourrait également s'avérer très utile à tous ceux qui s'efforcent de découvrir le véritable visage de l'époque que nous vivons et de formuler à la fois un diagnostic et un pronostic sur la civilisation occidentale dans son ensemble. Ici et là, dans ses ouvrages, Bachofen a pressenti l'existence de lois cycliques sous le poids desquelles, au terme d'un développement donné, certaines formes involutives et dégénérescentes représentent quasiment un retour de stades positifs jadis laissés derrière lui par le processus de développement général. Or, plus d'un auteur a relevé, dans le sillage de Bachofen, combien la civilisation occidentale contemporaine présente et reproduit de façon inquiétante les traits distinctifs d'une époque de la Mère, d'une époque tellurique et aphrodisienne, avec toutes les conséquences que cela implique.
Voici, par ex., ce qu'écrit Alfred Baümler dans l'introduction déjà citée à des morceaux choisis de Bachofen :
« Un seul regard jeté, dans les rues de Berlin, Paris ou Londres, sur le visage d'un homme ou d'une femme moderne, suffit à se convaincre qu'aujourd'hui le culte d'Aphrodite est celui devant lequel Zeus ou Apollon doit laisser la place (…). C'est un fait patent que le monde contemporain présente tous les traits d'une époque gynécocratique. Au cœur d'une civilisation épuisée et décadente surgissent de nouveaux temples d'Isis et d'Astarté, de ces divinités maternelles asiatiques que l'on servait par l'orgie et le dérèglement, avec le sentiment d'un abandon sans espoir dans la jouissance. Le type de la femme fascinante est l'idole de notre temps et, les lèvres fardées, elle hante les villes d'Europe comme jadis Babylone. Et comme si elle voulait confirmer la profonde intuition de Bachofen, la dominatrice moderne de l'homme, ne cachant rien de ses charmes, porte dans ses bras un chien, symbole de la promiscuité sexuelle sans limites et des forces d'en-bas ».
Mais ce type d'analogie pourrait donner lieu à de bien plus vastes développements.
L'époque moderne est “tellurique” non seulement en ses aspects mécanicistes et matérialistes, mais encore, essentiellement, en, ses divers aspects activistes, dans son fatras de religions de la Vie, de l'Irrationnel et du Devenir — exactes antithèses de toute conception classique ou “olympienne” du monde. Un Keyserling, par ex., a cru pouvoir parler du caractère “tellurique” — c'est-à-dire irrationaliste, lié essentiellement à des formes de courage, de sacrifice, d'élan et de don de soi privées de toute référence vraiment transcendante — présenté par ce moderne mouvement de masse que l'on a appelé, de façon générale, le “révolution mondiale”. Avec la démocratie, le marxisme et le communisme, l'Occident a fini par exhumer, sous des formes sécularisées et matérialisées, l'antique droit naturel, la loi égalitariste et anti-aristocratique de la Mère chthonienne qui stigmatise “l'injustice” de toute différence : et le pouvoir si souvent accordé, sur cette base, à l'élément collectiviste semble proprement remettre en honneur l'ancien discrédit de l'individu propre à la conception tellurique.
Avec le romantisme moderne, voici que renaît Dionysos : il a la même passion pour l'informe, le confus, l'illimité ; on y trouve la même confusion entre sensation et esprit, la même opposition à l'idéal viril et apollinien de la clarté, de la forme, de la limite. Nietzsche lui-même, grand admirateur de Dionysos, est une preuve vivante et tragique de l'incompréhension moderne pour un tel idéal et l'aspect tellurique de nombre de ses conceptions le montre bien. Par ailleurs, après avoir lu Bachofen, il n'est pas difficile de constater le caractère lunaire propre au type le plus répandu de la culture moderne : à savoir la culture basée sur un blafard et vide intellectualisme, la culture stérile, coupée de la vie, s'épuisant dans la critique, la spéculation abstraite et la vaine créativité esthétisante — culture qui, ici encore, est à mettre en relation étroite avec une civilisation qui a porté le raffinement de la vie matérielle à des formes extrêmes (selon la terminologie proprement bachofenienne, on dirait aphrodisiennes) et où la femme et la sensualité deviennent souvent des thèmes prédominants — au point de devenir quasiment pathologiques et obsessionnels.
Et là où la femme ne devient pas la nouvelle idole des masses sous la forme moderne, non plus des déesses mais des “divas” cinématographiques et autres apparitions aphrodisiennes envoûtantes, elle affirme fréquemment sa primauté sous de nouvelles formes amazoniennes. C'est ainsi qu'apparaît la femme moderne, masculinisée, sportive et garçonne — la femme qui se consacre exclusivement à l'épanouissement de son corps (trahissant ainsi la mission qui l'attend normalement dans une civilisation de type viril), qui s'émancipe, qui se rend indispensable et va jusqu'à faire irruption dans l’arène politique. Mais, cela non plus ne lui suffit pas.
Dans les sociétés anglo-saxonnes et surtout en Amérique, l'homme qui épuise sa vie et son temps dans l'abrutissement des affaires et la poursuite des richesses — richesses qui servent, pour une bonne part, à payer le luxe, les caprices, les vices et les “raffinements” féminins —, un tel homme, qui s'intéresse tout au plus au sport, a volontiers laissé à la femme le privilège, sinon le monopole, de s'occuper des “choses spirituelles”. C'est pourquoi l'on voit surtout pulluler, dans ce type de société, les sectes “spiritualistes”, spirites et occultistes où le fait que prédomine l'élément féminin est déjà en soi significatif (ce sont, par ex., 2 femmes, Madame Blavatsky et Madame Besant, qui ont fondé et dirigé ce qui prit le nom de Société Théosophique).
Mais c'est pour bien d'autres raisons que cette simple circonstance que le néo-spiritualisme nous apparaît comme une espèce de réincarnation des vieux Mystères féminins : l'informe évasion de l'âme dans de nébuleuses expériences suprasensibles, la confusion entre médiumnité et spiritualité, l'évocation inconsciente d'influences réellement “infernales” et l'importance accordée à des doctrines telles que la réincarnation tendent à confirmer, dans ces courants pseudo-spiritualistes, la correspondance déjà évoquée et à démontrer que, dans ces aspirations déviées de dépasser le “matérialisme”, le monde moderne n'a rien su trouver qui le remette en contact avec des traditions supérieures de caractère olympien et “solaire” (2).
Quant à la psychanalyse, avec la prééminence qu’elle accorde à l’inconscient par rapport au conscient, au côté “nocturne”, souterrain, atavique, instinctif et sexuel de l’être humain par rapport à l'existence de veille, à la volonté, à la véritable personnalité, elle semble se référer proprement à la vieille doctrine de la Nuit sur le Jour, de l'obscurité des Mères sur les formes, supposées caduques et sans intérêt, qui émanent d'elle.
On doit reconnaître que de telles analogies ne sont ni extravagantes ni le fait de dilettantes ; elles ont une base considérable et sérieuse qui leur donne un caractère inquiétant, dans la mesure où, selon nous, la réapparition d'une ère gynécocratique ne peut signifier que la fin d'un cycle et l'écroulement des civilisations fondées sur une race d'ordre supérieur. Mais, nombre de conceptions de Bachofen, au même titre qu'elles nous permettent de mettre en évidence ces symptômes de décadence, nous indiquent également des points de référence en vue d'une réaction et d'une restauration éventuelles. Ils ne peuvent être constitués que par les valeurs “olympiennes” d'une nouvelle civilisation, anti-gynécocratique et virile. Tel est, pour Bachofen lui-même, le “mythe de l'Occident” — c'est-à-dire l'idée formatrice, l'idéal qui définirait ce qu'il y a de plus spécifiquement “occidental” dans l'histoire de la civilisation.
Pour Bachofen, nous l'avons vu, c'est Rome qui, au terme de la tentative de l'Hellade apollinienne, aurait assumé un tel idéal, aurait affirmé une “société du père” sur des bases universelles, au long d'une lutte tragique contre des forces qui, peu à peu, devaient à nouveau réaffleurer, puis se réaffirmer, dans tel ou tel domaine de la vie et de la société romaines. Celui qui est capable de pressentir la profonde vérité de cette vue de Bachofen voit s'ouvrir à lui un champ de recherches aussi vaste que passionnant : celui du repérage et de la découverte d'une romanité olympiano-paternelle, au sens supérieur. Cependant, après le massacre qu'une insipide et prétentieuse rhétorique a fait du nom de Rome, après ce qu'une érudition et ce qu'une historiographie académiques, plates et sans âme ont accompli pour nous faire ignorer tout ce que la romanité des origines possédait de lumineux, d'éternel et qui constituait sa véritable mission, comment mettre sérieusement en évidence l'importance qu'aurait, selon nous, une telle recherche et celle que revêt, dans cette optique, l'œuvre même de Bachofen de façon générale ?
Mais ce qui, pour un ensemble de facteurs en partie contingents, n'est peut-être pas possible aujourd'hui, il peut se faire que cela le soit demain, à une époque moins troublée. Avoir bien mis en évidence la dignité de la société virile et olympienne, c'est là l'un des plus grands mérites de l'œuvre de Bachofen — utile correctif à tant de déviations idéologiques et de vocations faussées propres aux temps modernes.
► Julius Evola, Bocca, Milan, 1949.
[tr. fr. : G. Boulanger, Rebis n°8, Pardès,1985]
◘ Vivons-nous dans une société gynécocratique ? (traduction à partir du texte anglais)
Note du site thompkins_cariou.tripod.com : Julius Evola écrivit la préface de la traduction italienne de l'ouvrage de Bachofen, Das Mutterrecht, publiée par Bocca en 1949 sous le titre Le madri e la virilità olimpica (les mères et la virilité olympienne). Cette introduction, qui constitue un véritable essai, fut publiée par la Fondazione Julius Evola en 1990 sous le titre Il matriarcato nell'opera di J.J. Bachofen (Le matriarcat dans l’œuvre de J.J.Bachofen). Evola reprit, tout en les dépouillant de leur évolutionnisme, sa théorie du matriarcat et sa typologie des cultures, ses „intuitions de génie“ quant à l'histoire antique, dans plusieurs de ses propres travaux, de L'aube de l'Occident dans Ur e Krur à Révolte contre le monde moderne et ainsi de suite. « Viviamo in una società ginecocratica ? », publié en 1936 dans le journal Augustea, peut être consulté, ainsi que quelques autres de ses articles publiés dans différents journaux de 1936 à 1951, dans Critica del costume (Scritti su sesso et donna nel mondo moderno), Edizioni il Cinabro, 1988 (Critique des coutumes, écrits sur le sexe et la femme dans le monde moderne).
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On a beaucoup écrit, ces derniers temps en Italie, à propos de J.J. Bachofen, penseur originaire de Bâle et contemporain de Nietzsche, dont l’œuvre de génie passa quasiment inaperçue de son vivant, mais est aujourd'hui particulièrement étudiée, notamment en Allemagne. Bachofen se consacrait principalement à l'exploration des anciennes civilisations des mondes classique et méditerranéen, en particulier dans leurs aspects éthico-religieux, symboliques et mythologiques, et son idée fondamentale dans ce domaine était celle d'une opposition originelle entre une spiritualité héroïque, “solaire”, Olympienne et virile et une autre “chtonienne”, “lunaire” et féminine. C'est dans cet ordre d'idées qu'il interpréta les conceptions religieuses, les systèmes sociaux, les mythes, les symboles et les formes politico-juridiques des anciennes civilisations, progressant de plus en plus dans le constat du contraste et des interférences des influences liées aux différentes formes de spiritualité qui peuvent de nos jours aisément être reliées à diverses composantes raciales du monde méditerranéen archaïque : la civilisation “solaire” ou “ouranienne”, évidemment liée aux races aryennes, et celle, “chtonienne” et féminine, liée au contraire aux races pré-aryennes et anti-aryennes.
Par ailleurs, la valeur de la vision de Bachofen n'est pas uniquement rétrospective : elle offre souvent des points de références importants pour la compréhension du sens le plus profond de certains aspects de notre propre civilisation moderne, au travers de relations d'analogie souvent surprenantes. C'est pourquoi nous estimons qu'il n'est pas nécessairement superflu de développer quelques considérations sur ce sujet.
Tout d'abord, nous voudrions nous attarder sur la nature et les différents aspects de cette civilisations que Bachofen nomme matriarcat ou gynécocratie (de gyne et krateia, c'est à dire : le gouvernement des femmes) et qui, pour nous, s'identifie à la civilisation anti-aryenne et pré-aryenne de la Méditerranée archaïque.
Le premier trait distinctif d'une telle civilisation est le “tellurisme” (de tellus qui, tout comme chtonos dont dérive l'adjectif “chtonien”, signifie “terrestre”). Cette civilisation considère la loi de la Terre comme la plus haute de toutes. Cette Terre est identifiée à la figure de la Mère. Sous un aspect de Femme Divine, de Grande Déesse-Mère de la Vie, elle représente ce qui est éternel et immuable. Elle demeure identique à elle-même et inexorable, tandis que tout ce qu'elle produit naît et décline, doté d'une nature purement individuelle et d'une vie évanescente. Dépouillée de toute virilité spirituelle et supra-naturelle, toute force et toute masculinité endossent alors une nature obscure, sauvage, en vérité “chtonienne” et “tellurique”. Et si “tellurique” fait généralement penser aux phénomènes sismiques, cette association d'idées est juste dans une certaine mesure. Dans la vision du monde dont il est question, la virilité a pour archétypes des figures divines tel que Poséidon, aussi surnommé le “déclencheur de séisme”, dieu des eaux souterraines et turbulentes, lié analogiquement par les hommes antiques aux forces de la passion et de l'instinct. Plus généralement, l'âge ou la civilisation de la Mère est “tellurique”, c'est à dire lié à une perception du destin, de la nécessité, de la fatalité de l'évanescence, de la cohabitation de la vie et de la mort, source d'impulsions sauvages et irrépressibles.
Pour Bachofen, le matriarcat ou la “gynécocratie”, celle de Déméter ou d'Aphrodite, dont la mère, contrairement à Démeter, avait aussi des caractéristiques érotiques, est la conséquence sociale de cette vision sous-jacente. Partout où le principe suprême est considéré comme étant celui de la Grande-Mère (Magna Mater), la femme terrestre, qui apparaît comme son incarnation la plus fidèle ici-bas, est alors tout naturellement parée d'une dignité religieuse et de la plus haute autorité. C'est elle qui apparaît essentiellement comme la source de la vie et, par rapport à elle, l'homme n'est qu'un instrument. Sous son aspect maternel, elle incarne ainsi la loi, elle est la véritable base et le centre de la famille. En tant qu'amante, sous son aspect aphrodisien, elle est là encore la maîtresse de l'homme qui n'est alors que l'esclave de ses sens et de sa sexualité, un être “tellurique” qui ne peut trouver le repos et l'extase que dans la femme. D'où les différents types de femmes royales asiatiques parées de traits aphrodisiens, tout particulièrement dans les civilisations antiques de souche sémitique, ainsi que les amants royaux des mains desquels les hommes reçoivent le pouvoir, et qui deviennent les principaux acteurs d'un environnement extrêmement raffiné, signe typique d'une civilisation essentiellement fondée sur les aspects physiques et sensuels de l'existence. Mais partout où la femme a des traits plus déméteriens qu'aphrodisiens (Démeter avait la plupart du temps une nature maternelle chaste), elle apparaît aussi, dans le monde antique, comme une Initiatrix, comme celle qui maintient et prend part aux plus hauts mystères. Dans une civilisation où virilité signifie uniquement matérialité, la femme, que ce soit en raison de l'énigme de la reproduction ou en raison de ses dons pour le charme et le dévouement, revêt des traits religieux, et devient le centre de référence des cultes et des initiations qui promettent une entrée en contact avec les Déesses-Mères de la Vie, la spiritualité cosmique, le mystère du sein matriciel.
Deux autres caractéristiques du type de civilisation en question en résultent : l'élément “dionysien” et l'élément “lunaire”. Le mystère de ces éléments, qui peut être découvert par l'intermédiaire d'une femme, ne peut pas être celui de la spiritualité Olympienne, Apollinienne et solaire, qui est à liée au rayonnement viril et héroïque de l'existence mortelle, guidé par l'idéal d'une existence qui, en conformité avec le symbole des natures solaire et stellaire du ciel, est libre de tout promiscuité dissolvante avec la matière, d'une existence qui devient et qui est en elle-même une lumière rayonnante.
Ce mystère-là était, au contraire, l'idéal “Ouranien” (de ouranos, le ciel) qui était spécifique à l'autre type de spiritualité. Le mystère de la Déesse-Mère mène plutôt à une sorte de dissolution panthéistique. C'est une libération informe, à laquelle on parvient par des expériences désordonnées dans lesquelles on mélange curieusement l'élément sensuel et l'élément supra-sensuel, l'aspect “tellurique” se réaffirmant dans la forme prédominante de “l'orgie sacrée”, dans l'exaltation mystique combinée avec toute formes d'excès et de manifestations sauvages. Voici ce qu'était, dans les grandes lignes, le “dionysisme”.
C'est pourquoi, dans la mythologie antique, Dionysos est toujours significativement accompagné par les Déesses-Mères de la Nature, qui revêtent la plupart du temps des traits aphrodisiens ; ce culte était également, historiquement parlant, lié au sexe féminin et ses partisans les plus enthousiastes étaient des femmes.
À cet égard, la “lunarité” a déjà été mentionnée. La Lune était alors appelée “Terre céleste”. Elle était vue comme une sublimation de l'élément terrestre, c'est à dire chtonien. La Lune est lumineuse, mais pas d'une lumière rayonnante : d'une lumière réfléchie. Elle est la lumière qui n'a pas son centre en elle-même ; contrairement au Soleil, il est extérieur à elle. La lumière de la Lune est donc une lumière passive et “féminine” — elle est intimement liée à la spiritualité informe de l'extase et de la libération placée sous le signe de la Femme, et qu'on peut par ailleurs considérer comme un contemplativisme, une abstraction ou une interprétation de lois abstraites, par opposition avec une connaissance “solaire” essentielle.
Ensuite, il était caractéristique des anciennes civilisations de la Mère de conférer à la Lune une prééminence vis-à-vis du Soleil – parfois, la Lune devenait même masculine sous les traits du Dieu Lunus, soit pour désigner cette primauté soit pour incarner le supposé coté négatif de la virilité. Mais ce qui était également spécifique de la civilisation que nous analysons présentement était l'idée de la primauté de la Nuit sur le Jour, des Ténèbres sur la Lumières. Les Ténèbres et la Nuit sont les éléments maternels sacrés, ceux qui sont primordiaux et essentiels : dans le mythe, le Jour est produit par la Nuit, dans laquelle il se dissout à nouveau.
Deux autres aspects doivent encore être considérés : la promiscuité sociale, ou l'égalitarisme et “l'amazonisme”. Bachofen, entre autres mérites, a celui d'avoir mis au grand jour les origines “telluriques” et matriarcales de la dite doctrine du droit naturel. La prémisse fondamentale d'une telle doctrine est précisément que l'ensemble des hommes, en tant qu'enfants de la Déesse-Mère et êtres tout autant assujettis à la loi de la Terre, sont égaux, de telle sorte que la moindre inégalité devient une “injustice” et un outrage à la loi naturelle. D'où le lien que l'antiquité nous montre entre l'élément plébéien, les cultes chtoniens et les cultes de la Mère, ainsi que le fait que ces anciennes fêtes orgiaques et dyonisiennes, qui, allant de pair avec les formes les plus extrêmes de la licence et de la promiscuité sexuelle, étaient censées célébrer le retour des hommes à l'état de nature via l'oblitération momentanée de toute forme de différence sociale ou de hiérarchie, étaient justement centrées sur des divinités féminines du cycle “tellurique”, plus ou moins directement dérivées de la figure de la Grande Déesse-Mère de la Vie. Concernant “l'amazonisme”, Bachofen le considérait comme une variante de la “gynécocratie”. Partout où la femme ne parvient pas à s'affirmer par le biais de l'élément religieux maternel (“démétérien”), elle tente de s'affirmer vis-à-vis de l'homme en contrefaisant les qualités viriles du pouvoir et de la combativité.
Voici donc les traits fondamentaux de la “Civilisation de la Mère”, caractéristiques, pour ainsi dire, du substrat pré-aryen de l'ancien monde méditerranéen. Celui-ci fut d'abord vaincu par la Grèce apollinienne, dorienne et olympienne ; ensuite, et encore plus complétement, par la Rome “solaire”, jalouse gardienne du principe du droit patriarcal et de l'idéal d'une spiritualité virile. Cependant, étant donné que les choses sont soumises à un processus de constant renouvellement, les variétés de cette culture “tellurique” se manifestent à nouveau partout où un cycle s'achève, partout où la tension héroïque et la volonté créatrice sont sur le point de disparaître, et des formes dégradées de vie et de spiritualité commencent à réapparaître.
Ce qui est frappant ici est la correspondance entre de nombreux aspects de la civilisation contemporaine et la civilisation de la Mère. Dans ses manifestations extérieures, cette correspondance a déjà été remarquée : « Dans les rues de Berlin, Paris ou Londres — écrivait par ex. A. Baeumler, un célèbre universitaire national-socialiste —, il vous suffit d'observer un moment un homme et une femme pour réaliser que le culte d'Aphrodite est celui devant lequel Zeus et Apollon ont dû battre en retraite… Les temps présents revêtent, en réalité, tous les traits d'une époque gynécocratique. Dans une vieille et décadente civilisation étaient érigés de nouveaux temples d'Isis et d'Astarté, de ces Déesses-Mères asiatiques qui étaient célébrées dans des orgies et dans la débauche, dans un naufrage désespéré dans le plaisir des sens. La femelle captivante est l'idole de notre époque, et, avec ses lèvres peintes, elle marche à travers les rues des villes européennes comme elle le faisait à Babylone. Et, comme si elle souhaitait confirmer l'intuition profonde de Bachofen, celle qui est le maître moderne de l'homme, légèrement vêtue, tient en laisse un chien, le symbole antique de la promiscuité sexuelle sans restriction et des forces infernales. » Mais ces analogies peuvent encore être poussées beaucoup plus loin.
Les temps modernes sont “telluriques”, non seulement dans leurs aspects mécaniques et matérialistes, mais aussi, et surtout, dans nombre de leurs aspects “vitalistes”, dans leurs différentes formes du culte de la Vie, de l'Irrationnel et du Devenir, qui sont les exactes antithèses de toute conception “classique” et “Olympienne” du monde. Pour Keyserling, nombre des courants de la dire “révolution mondiale” révèlent une nature “tellurique” — c'est-à-dire irrationnelle, essentiellement liée à des formes du courage, du sacrifice, de la ferveur et du dévouement sans référence transcendante. Dans bien des cas, il a raison.
Avec l’avènement de la démocratie, la proclamation des “principes immortels” et des “droits de l'homme et du citoyen” ainsi que le développement subséquent de ces “conquêtes” en Europe vers le Marxisme et le Communisme, c'est très précisément le “droit naturel”, la loi niveleuse et anti-aristocratique de la Mère, que l'Occident a déterré, renonçant à toutes valeurs solaires, viriles et aryennes et confirmant, avec l'omnipotence si souvent accordée à l'élément collectiviste, l'antique inanité de l'individu dans la conception “tellurique”.
Dionysos réapparaît avec le romantisme moderne : on retrouve ici le même amour pour ce qui est indifférencié, confus, dénué de limite, la même promiscuité entre la sensation et l'esprit, le même antagonisme envers l'idéal viril et Apollinien de la clarté, de la forme et de la limite. Peut-on seulement douter de la nature “lunaire” du type le plus répandu de la culture moderne ? C'est à dire de la culture fondée sur un intellectualisme pale et vide, sur la culture stérile séparée de la vie, seulement capable de produire de la critique, des spéculations abstraites et une “créativité” vaine et affectée : une culture qui a poussé le raffinement matériel à l'extrême et dont la femme et la sensualité deviennent souvent les thèmes prédominants à un point qu'on peut quasiment qualifier de pathologique et d'obsessionnel.
Et partout où la femme ne devient pas l'idole moderne des masses sous les formes modernes de la “star de cinéma” et d'autres apparitions Aphrodisiennes hypnotisantes similaires, elle affirme souvent sa primauté sous de nouvelles formes “Amazoniennes”. Ainsi nous pouvant observer la sportive masculinisée, la garçonne, la femme qui se dédie au développement insensé de son propre corps, trahit sa véritable mission, devient émancipée et indépendante au point de pouvoir choisir les hommes qu'elle aimerait posséder et utiliser. Et ce n'est pas tout.
Dans la civilisation anglo-saxonne, et notamment en Amérique, l'homme qui dilapide sa vie et son temps dans les affaires et la recherche de la prospérité — prospérité qui, dans une large mesure, lui sert uniquement à payer les exigences du luxe, des caprices, des vices et des raffinements féminins – a concédé à la femme une prérogative et même un monopole dans le domaine “spirituel”. Et c'est précisément dans cette civilisation que nous assistons à une prolifération des sectes “spiritualistes”, spirites et mystiques, dans lesquelles la prédominance de l'élément féminin est déjà significatif en lui-même (le principal mouvement, la secte théosophique, fut tout simplement créé et géré par des femmes, Blavatsky, Besant et, finalement, Bailey). Mais c'est pour une raison beaucoup plus importante que ce nouveau spiritualisme nous apparaît comme une sorte de réincarnation des anciens mystères féminins : l'évasion informe dans des confuses expériences supra-sensuelles, la promiscuité entre la médiumnité et le spiritualisme, l'évocation inconsciente d'influences véritablement “démoniaques” et l'accent porté sur des doctrines comme celle de la réincarnation confirment, dans de tels courants pseudo-spiritualistes, la correspondance que nous avons déjà mentionnée et prouvent que, à travers ces désirs malavisés d'aller au-delà du “matérialisme”, le monde moderne n'est rien parvenu à trouver qui puisse le connecter avec les traditions supérieures, Olympiennes et solaires de la spiritualité Aryenne.
La psychanalyse, avec la prééminence qu'elle accorde à l'inconscient sur le conscient, à la “nuit”, à l'aspect souterrain, atavique, instinctif et sensuel de l'être humain sur tout ce qui est vie éveillée, volonté et véritable personnalité, ne confirme-t-elle pas exactement les doctrines antiques de la primauté de la Nuit sur le Jour, du maternel, de l'Obscurité sur les formes, supposément évanescentes et vaines, qui émergent d'elle pour aller vers la lumière ?
Il faut reconnaître que ces analogies, loin d'être extravagantes ou arbitraires, sont fondées sur des bases qui sont larges et solides et, par conséquent, gravement perturbantes, puisqu'un nouvel “Âge des Mères” ne peut qu'être le signe de la fin d'un cycle. Ce n'est pas, évidemment, le monde auquel nous appartenons ni celui qui est en harmonie avec les forces de notre révolution restauratrice. Cependant, les infiltrations et les déviations peuvent être notées même là où elles étaient le moins attendues. En Allemagne, nous pouvons mentionner Klages et Bergmann, des penseurs qui, bien qu'Aryens, proclament quand même, avec un extrémisme frappant, les conceptions gynécocratiques et “telluriques” de la vie. En Italie, nous nous contenterons de deux exemples. Voici ce qu'on peut lire à la page 185 de l'ouvrage récemment publié Inchiesta sulla Razza (Enquête sur la Race) : « La plus grande avancée de l'humanité vers la perfection est constituée par la femme. La femme est réellement la traduction sur Terre du royaume des purs esprits. Elle plus pure et plus parfaite que l'homme. Et l'homme ressent une attraction irrésistible envers elle, la même attraction, mais consciente, qu'un être moins pur ressent pour le plus pur ». Aux pages 152-153 d'un autre livre, Valori della Stirpe Italian (Valeurs de la Race Italienne), une autre couche de gynécocratie est ajoutée : « Autour de la femme, telle la Sainte Mère, tourne tout le paradis. Sein d'innombrables vies, c'est de la femme qu'a été engendré tout ce qui vit dans le monde. De la Nuit est née la vie, de la Terre-Mère d'où tout est diffusé. Elle est un sacrement vivant, tout comme Dieu réside implicitement dans le pain. La femme est ainsi la gardienne et le symbole de la race : ses effets peuvent être observés dans toutes les créatures, mais c'est en elle que sa substance fondamentale est adorée. »
Le fait qu'en Italie, à l’intérieur-même du mouvement Romain et Aryen de reconstruction, des idées d'une telle nature puissent être proclamées, même sous la forme d'expressions sporadiques, montre jusqu'à quel point la confusion des valeurs peut parfois être portée. Les antithèses définies par Bachofen sont d'une importance fondamentale pour une bonne orientation. Nous avons vu que les formes contenues dans l'antique civilisation de la Mère nous permettaient d'identifier avec justesse tout ce qui est crépusculaire dans le monde moderne. Les valeurs et idéaux de la civilisation opposée, solaire, “Olympienne” et virile peuvent à l'inverse nous donner, avec tout autant exactitude, les directives d'une véritablement reconstruction européenne, sur une base réellement Aryenne, Romaine et Fasciste, un point sur lequel nous aurons l'occasion de revenir.
L'influence de J.J. Bachofen sur Julius Evola
Outre les nombreuses références à l'œuvre de J.J. Bachofen qu'il trouve dans Révolte contre le monde moderne, le lecteur d'Evola découvre l'importance du théoricien suisse du matriarcat primitif dans un article paru dans Nuova Antologia en 1930 (cf. J. Evola, « Aspetti del movimento culturale della Germania contemporanea », in I saggi della Nuova Antologia, Ed. di Ar, Padova, 1982 ; tr. fr. : « Aspects du mouvement culturel de l'Allemagne contemporaine », in Totalité n°23, automne 1985) et dans son livre Sintesi di dottrina della razza (Ed. di Ar, Padova, 1978). Dans sa préface, le traducteur de la nouvelle version française de Révolte contre le monde moderne (L'Âge d'Homme, 1991), Philippe Baillet, souligne à juste titre que l'œuvre de Bachofen est tout aussi importante pour la maturation des idées de Julius Evola que celle du pur traditionaliste français René Guénon. En effet, après sa période philosophique et dadaïste, Evola a recherché le socle extra-philosophique solide, tangible et réel pour asseoir sa métaphysique traditionnelle, étant entendu que ce socle pré-philosophique précède, de par son immuabilité, toute spéculation philosophique et échappe aux dégénérescences du devenir et du bavardage en chambre.
Doctrine de l'éveil et matriarcat
Ce socle s'est constitué chez Evola par un double recours : d'une part, au bouddhisme et à la doctrine de l'éveil (laquelle implique notamment l'Abgeschiedenheit, le détachement par rapport aux vanités du monde, aux vanités de ceux qui ne savent dompter ni leur corps ni leur esprit) ; d'autre part, à l'œuvre de J.J. Bachofen.
Celui-ci a mis en lumière, la « signification spirituelle et la mission de la romanité classique » (cf. art. cit., Totalité, 23, p. 18), en posant comme acquise l'existence de 2 cultures universelles, l'une reposant sur le principe féminin (la culture méditerranéenne et pélasgique des origines, avec son culte de Démeter ou d'Isis, de Cybèle ou d'Ashtart, etc.) ; l'autre reposant sur le principe masculin, qui apparait dans le bassin méditerranéen par l'avènement du culte « thrace-hyperboréen » de l'Apollon delphique et de celui des héros solaires (Thésée, Jason, Cadmos, Héraklès). La lumière, « principe incorporel dépourvu de génération, immortel en soi en tant qu'essence simple et identique » se place au centre de ce nouveau « monde ouranien », propre de ceux qui « sont », par opposition à ceux qui « deviennent ».
La culture grecque classique, matrice de l'« Occident », procède donc, pour Evola, de ce principe héroïco-ouranien, mis en exergue par Bachofen. Pour ce qui concerne la romanité, Bachofen, dans son ouvrage sur la légende de Tanaquil (Die Sage von Tanaquil, Heidelberg, 1870), oppose une culture démétrico-tellurique portée par les anciennes cultures pré-romaines (étrusques, sabines, etc.) à une culture portée par des conquérants romains (nordiques), une culture virile, quiritaire et militaire. Pour Bachofen, et à sa suite Evola, la dynamique de l'histoire antique repose sur cet antagonisme irréductible entre principe féminin et principe viril. Cette vision transparaît clairement dans Révolte contre le monde moderne, et, dans une moindre mesure comme le souligne Philippe Baillet (op. cit.), dans Métaphysique du sexe.
La clef hermétique
Révolte contre le monde moderne est rigoureusement construit sur des schémas dérivés de Bachofen : civilisation du Père / civilisation de la Mère, spiritualité olympienne et solaire / spiritualité tellurique et lunaire, etc. (cf. P. Baillet, op. cit.). Evola tire donc de Bachofen, une « clef herméneutique » qu'il va appliquer à tous les niveaux de la réalité et à toutes les cultures (Baillet, op. cit.). L'opposition des 2 mythes est présent au sein de toutes les cultures et, pour que celles-ci demeurent, ne chavirent pas dans l'« infra-humain démonique », il faut que triomphe le principe viril, solaire et ouranien ; il faut qu'il apporte forme à la matière féminine. Pour souligner l'importance de sa dette à l'égard de Bachofen et pour marquer les différences qui existent entre les conclusions et l'approche de Bachofen, d'une part, et les siennes, d'autre part, Evola écrit, dans Le chemin du Cinabre (Ed. Arché & Arktos, Milan/Carmagnola, 1982 ; tr. fr. : P. Baillet) :
« Avec ces approches [celles de Bachofen] s'ouvrait pour moi un vaste et nouveau domaine dans lequel on pouvait appliquer et développer sur un arrière-plan grandiose de mythologies et d'interprétation de l'histoire la théorie des “deux voies”. Il fallait unir, dans une synthèse articulée, les apports de Guénon, de Wirth et justement de Bachofen. Mais je repoussai le schéma évolutionniste de Bachofen. Le savant suisse avait en effet supposé un passage progressif de l'humanité antique d'un stade de promiscuité primoridale à la civilisation démétérienne de la Mère et de la Femme Divine, et puis un dépassement graduel de celle-ci dans la civilisation héroïco-paternelle liée à des cultes et des mythes ouraniens et héroïques et à une société positivement organisée (Bachofen avait vu là la “naissance de l'Occident” contre “l'Asie”). Au contraire, je fis remarquer la nécessité d'introduire une conception dynamique et de faire correspondre aux phases évolutives présumées d'une race humaine unique des influences opposées portées par des races différentes, agissant et réagissant l'une sur l'autre. En second lieu, on devait selon moi contester le caractère plus récent (de dernier “stade évolutif”) de la civilisation ouranico-patriarcale et virile. En effet, cette civilisation se rattacha toujours, directement ou indirectement, à la tradition primordiale hyperboréenne elle-même, et on ne peut parler de son caractère plus récent que dans un sens relatif et local, dans les cas où cette tradition apparut et s'affirma, à travers des migrations, dans des régions qui se trouvaient auparavant sous le signe de la vision opposée de la vie et du sacré… » (p. 90).
Une typologie raciale tirée de Bachofen
Dans Sintesi di dottrina della razza, Evola puise également dans la carrière bachofenienne pour élaborer sa propre typologie raciale, induisant une hiérarchisation qui privilégie les types solaires/ ouraniens, générateurs de cultures. Citons cet extrait significatif, p. 161 :
« En traitant des différentes gradations de la virilité et de la solarité, tout spécialement dans l'orbite des mystères antiques et des traditions connexes de la Méditerranée, Bachofen distingue opportunément le stade apollinien et le stade dionysiaque. Ici aussi, les analogies cosmiques lui servent de base. Il existe en effet deux aspects de la solarité. L'un est celui de la lumière en tant que telle, ce qui revient à dire qu'il participe d'une nature lumineuse immuable et céleste ; tel est le symbole apollinien ou olympique, que l'on retrouve par exemple dans le culte delphique ; on doit le considérer comme un filon de la pure spiritualité hyperboréenne, s'élançant jusqu'à la Méditerranée ; tel est le stade qui, comme nous l'avons vu, définit la race de l'homme solaire. L'autre aspect de la solarité est celui d'une lumière qui nait et s'estompe, qui meurt et ressuscite, puis meurt une nouvelle fois et connait une nouvelle aurore, qui est, en somme, une loi du devenir et de la transformation.
Au contraire du principe apollinien, nous avons affaire ici à la solarité dionysiaque. C'est une virilité qui aspire à la lumière au travers d'une passion, qui ne peut pas se libérer de l'élément sensuel et tellurique ni de l'élément extatique-orgiastique, propre aux formes les plus basses du cycle démétérien [Evola ajoute en note que c'est sur cette solarité-là que se base la conception de Ludwig Klages, qu'il qualifie de vitaliste et d'irrationaliste. Cf. L'Arc & la massue, ch. VII]. Le fait que l'on ait associé, dans le mythe et dans le symbole de Dionysos des figures féminines et lunaires est, de ce point de vue, assez significatif. Dionysos n'achève pas son trépas, ne change pas de nature. Il représente une virilité qui est encore terrestre, malgré sa nature lumineuse et extatique.
Le fait que les mystères dionysiaques et bacchiques ont été associés à ceux de Démeter, plutôt qu'au mystère purement apollinien, indique clairement le point final de l'expérience dionysiaque : c'est un “mourir et devenir”, non sous le signe de cette infinitude, qui est au-delà de toute forme et de toute finitude, mais bien plutôt de cette autre infinitude, qui se réalise et dont on jouit en détruisant formes et finitudes, et qui se rapporte, en conséquence, aux formes de la promiscuité tellurico-démétérienne… Du point de vue racial, on ne s'étonnera pas de constater que l'homme dionysiaque, sous les oripeaux du romantique, est très largement présent dans les races nordiques, qu'elles soient germaniques ou anglo-saxonnes. Ce qui nous confirme, une fois de plus, qu'il faut bien distinguer la race primordiale nordico-aryenne des races nordiques des époques plus récentes » (pp. 162-163).
Dans la revue La Torre, qu'Evola a dirigée en 1930 et dont il est sorti dix numéros (entre le 1er février et le 15 juin), 3 extraits de l'œuvre de Bachofen ont été traduits et publiés : « Il simbolo » (n°7 ; extrait de Urreligion und antike Symbole, Leipzig, 1926, b.1, pp. 283-284) ; « La donna regale e la nascita di Roma » (n°9 ; extrait de Die Sage von Tanaquil, Heidelberg, 1870 ; tr. it. : Dr. Otto Lanz) ; et « La missione occidentale di Roma » (n°10 ; suite de l'article précédent).
Symboles et indicible
Ces 3 extraits ont été jugés fondamentaux par leurs traducteurs, Otto Lanz et Evola lui-même. Dans « Il simbolo », nous lisons :
« Les mots rendent fini l'infini ; les symboles conduisent l'esprit au-delà des frontières du monde fini en devenir, dans le monde infini et réel. Ils suscitent des pressentiments, sont signes de l'indicible et, comme l'indicible, ils sont inépuisables (…) En cela réside la dignité occulte du symbole et la puissance des représentations mythiques qui y sont liées… ».
Dans cette définition, nous retrouvons la quête de l'Evola traditionaliste qui a succédé à l'Evola philosophe qui ne trouvait pas de socle ni de certitude affirmée, capable de transcender le nihilisme en marche, dans les spéculations philosophiques conventionnelles. Le mythe, surplombant le grouillement du devenir, insensible au nihilisme qui se déploie, suggère infinité et réalité immuable et intangible.
À la fin du second extrait de Die Sage von Tanaquil, nous lisons :
« Rome, la cité aux origines aphroditiques prend peur d'avoir négligé pendant si longtemps la Mère et de s'être presque entièrement consacrée au principe viril de l'Imperium… Avec Pompée, Brutus, Cassius et Antoine, l'Orient subjugue l'Occident et, à leur chute, s'accomplit la ruine de l'Asie ».
Evola rappelle, dans Le chemin du Cinabre (p. 90), qu'il a traduit une série d'extraits de l'œuvre de Bachofen, 250 pages en tout, qui n'ont pu paraître qu'en 1949 chez l'éditeur Bocca sous le titre Les Mères et la virilité olympienne — Études sur l'histoire secrète du monde méditerranéen antique. Dans la préface qu'il a rédigée pour ce recueil (reproduite dans Alfred Bäumler, Nietzsche e Bachofen, Ed. Lupa Capitolina, Padova, 1985 ; cette introduction a également constitué un article dans la revue Via Solare), Evola résume toute la dette qu'il doit à l'explorateur suisse des cultes antiques grecs et romains. Jugeons-en par ces quelques extraits :
« Chez Bachofen, ce qui est intéressant, en tout premier lieu, c'est la méthode. Cette méthode est neuve et révolutionnaire par rapport au mode général, scolaire et académique de prendre les civilisations, les cultes et les mythes antiques en considération, précisément parce que ceux-ci sont “traditionnels” au sens supérieur. Nous voulons dire par là que le mode par lequel l'homme appartenant à toute civilisation traditionnelle, parce qu'il est anti-individualiste et anti-rationaliste, aborde le monde de la religion, des mythes et des symboles est plus ou moins le même mode que celui par lequel Bachofen a cherché à découvrir le secret du monde des origines. La prémisse fondamentale de toute l'œuvre de Bachofen, c'est d'affirmer que le symbole et le mythe sont des témoignages, dont doit tenir compte sérieusement toute science historique complète.
Ce ne sont pas des créations arbitraires, des projections venues de l'extérieur ou de la fantaisie poétique : ce sont, bien au contraire, des “représentations des expériences propres à une race et interprétées à la lumière d'une religiosité spécifique”, obéissant à une logique et à une loi bien déterminées. Par ailleurs, le symbole, la tradition, la légende ne doivent pas être pris en considération et évalués à l'aune de leur “historicité”, au sens le plus restreint du terme (…) Ce qui doit être interrogé, c'est leur signification certaine en tant que fait de l'esprit, non leur signification à la fois problématique et historique. Là où l'événement enregistré et le document “positif” cessent de parler pour eux-mêmes, nous rencontrons le mythe, le symbole et la légende et nous pénétrons dans une réalité plus profonde, secrète et essentielle : dans une réalité dont les visages extérieurs, historiques et tangibles, que sont les sociétés, les races et les civilisations antiques ne sont que les conséquences ».
Evola ajoute qu'un événement peut laisser ou ne pas laisser de traces. De même, sa signification intérieure peut demeurer ou non. Historiens et archéologues ont donc affaire à des événements enregistrés, dont ils ne peuvent plus comprendre la signification intérieure, et à des évènements non consignés, ni par l'écrit ni par la trace archéologique, dont la signification intérieure demeure mais à un niveau métaphysique.
Typologie des civilisations antiques
Deuxième point, souligné par Evola : Bachofen inaugure une typologie des civilisation antiques.
« En observant les mouvements propres aux diverses formes qui assumaient, dans le monde antique, les rapports entre les sexes, la recherche de Bachofen met en lumière l'existence de certaines formes typiques et distinctes de civilisation qui peuvent être reconduites à autant d'idées centrales, liées à leur tour à des attitudes générales, témoignant, elles, d'autant de visions du monde, du destin, de l'au-delà, du droit, de la société. De telles idées ont quasiment la valeur d'“archétypes” au sens platonicien : ce sont des forces qui donnent forme, en rapport étroit d'analogie avec les grandes forces inhérentes aux choses ».
« Le monde que Bachofen prend en considération est essentiellement celui des civilisations antiques du bassin méditerranéen. La multiplicité chaotique des cultes, mythes, symboles, formes juridiques et coutumes que ce monde méditerranéen présente, laisse transparaître finalement, dans l'œuvre de Bachofen et sous des formes variées, l'efficacité de deux idées fondamentalement antithétiques : l'idée olympienne-virile et l'idée tellurique-féminine. Une telle polarité peut s'exprimer au travers des oppositions suivantes : la civilisation des Héros et la civilisation des Mères, l'idée solaire et l'idée chtonique-lunaire, la droit patriarcal et le matriarcat, l'éthique aristocratique de la différence et la promiscuité orgiastique-communiste, l'idéal olympien du “surmonde” et le mysticisme panthéiste, le droit positif de l'imperium et le droit naturel.
Bachofen a découvert “l'ère gynécocratique”, c'est-à-dire l'ère dans laquelle le principe féminin est souverain. Cette époque correspond à un stade archaïque de la civilisation méditerranéenne, lié aux peuples pelasgiques ainsi qu'à un groupe de gentes du bassin méridional-oriental et asiatique de la Méditerranée. Bachofen a très justement relevé le fait qu'aux sources, un ensemble d'éléments, variés mais en concordance, rappelle sans cesse ces peuples à l'idée centrale, selon laquelle, à l'origine et à l'apogée de toute chose, se trouve un principe féminin, une Déesse ou une Femme Divine, incarnant les valeurs suprêmes de l'esprit ; face à elle, se place non seulement le principe mâle mais aussi celui de la personnalité et de la différence, lequel apparaît alors comme secondaire et contingent, comme sujet aux lois du devenir et de la déliquescence, tout à l'opposé de l'éternité et de l'immuabilité propres à la grande Matrice cosmique, à la Mère de la Vie. Cette Mère, en tant que telle, est la Terre, ou, en d'autres mots, la loi de la nature conçue comme un fait auquel même les dieux sont soumis ».
Gynécocratie
« La gynécocratie, c'est-à-dire la souveraineté de la femme, reflète la valeur mystique qui est attribuée à celle-ci dans la conception du monde gynécocratique. Par ailleurs, cette conception peut avoir pour contrepartie (dans ses formes les plus basses), l'égalitarisme du droit naturel, l'universalisme et le communisme. La non pertinence de tout ce qui est différence, l'égalité de toute singularité face à la Matrice cosmique, au principe maternant et “tellurique” (de tellus, la terre) de la nature dont provient toute chose et tout être et en laquelle, à nouveau, ils se dissoudront après une existence éphémère : voilà ce qui est à la base de la promiscuité communiste comme de la promiscuité orgiastique des fêtes, au cours desquelles, dans l'antiquité, on célébrait justement le retour à la Mère et à l'état de nature, et pendant lesquelles toutes les distinctions sociales étaient temporairement abolies. Le principe masculin n'a pas d'existence propre, outre la sienne individuée. Sur le plan matériel, il n'est que l'instrument de la génération, assujetti à la femme ou obscurci par la luminosité démétérienne des mères ».
« En opposition nette à cette vision, nous avons, dans le monde antique méditerranéen, le cycle de la civilisation olympienne-ouranienne. Dont le centre ne peut être constitué par les symboles de la Terre ou de la Lune, mais, au contraire, par ceux du Soleil et des régions célestes (“ouraniques”, du terme grec ouranos) ; ni par ceux de la réalité naturaliste-sensuelle mais par ceux de l'immatérialité ; ni par ceux du giron maternel ni, encore moins, de la virilité phallique qui en est la contrepartie, mais par ceux de la virilité ouranienne, liée au symbole du Soleil et de la Lumière ; ni par ceux de la Nuit et de la Mère mais par ceux du Jour et du Père. L'idéal suprême, dans une telle civilisation, s'incarne précisément dans le monde “ouranien”, compris comme celui des êtres lumineux, immuables, détachés, privés de naissance, opposés au monde inférieur des êtres qui naissent, deviennent, trépassent après une vie éphémère parce que toujours mélangée à la mort. Tel est le plus haut point de référence de la religion d'Apollon et de Zeus : c'est la spiritualité “olympienne”, c'est la virilité immatérielle, c'est la “solarité” des dieux détachés de tout lien qui les lierait à la femme et à la mère et qui possèdent des attributs de paternité et de don ».
La transposition d'Evola
Cette dualité métaphysique et religieuse de l'antiquité, mise en évidence par Bachofen à la fin du siècle dernier, Evola l'a transposée dans son époque. Voulant incarner le principe solaire, mettant sa personnalité au service d'un avivage de la tradition virile/solaire, Evola transpose dans le monde moderne l'argumentation de Bachofen, qui étudiait des réalités antiques.
« L'époque moderne est “tellurique”, non seulement dans ses aspects mécanistiques et matérialistes, mais aussi, et essentiellement, dans ses différents aspects “activistes”, dans ses diverses religiosités de la vie, de l'irrationnel et du devenir, qui sont toutes antithèses, précisément, de ces conceptions classiques et olympiques du monde. Keyserling, du reste, a cru pouvoir parler de ce caractère “tellurique” — c'est-à-dire irrationnel, lié essentiellement à des formes de courage, de sacrifice, d'élan et d'attachement privées de toute référence véritablement transcendante — que présente ce mouvement moderne des masses, que l'on appelle, en fait, “révolution mondiale”. Avec la démocratie, le marxisme et le communisme, l'Occident a pu ré-exhumer, dans des formes sécularisées et matérialisées, l'antique droit naturel, les lois niveleuses et anti-aristocratiques émanant de la Mère chtonienne, laquelle stigmatise l'injustice qu'est d'office toute différence : et le pouvoir conçu sur de telles bases, soit sur l'élément collectiviste, semble justement rétablir l'antique insignifiance du singulier, propre des conceptions “telluriques”.
Avec le romantisme moderne, resurgit Dionysos : c'est le même amour pour l'informe, le confus, l'illimité et la même promiscuité entre sensation et esprit, la même antithèse par rapport à l'idéal viril et apollinien de la clarté, de la forme, de la limite. Finalement, Nietzsche, qui exalte Dionysos, est une preuve vivante et tragique de l'incompréhension moderne pour cet idéal, et de la “telluricité” de diverses provenances. En outre, après avoir lu Bachofen, il n'est pas difficile de constater le caractère “lunaire” propre au type plus diffus de la culture moderne : nous entendons par là une culture basée sur un pâle intellectualisme creux, une culture inféconde détachée de la vie, s'épuisant dans la critique, dans la spéculation et dans la vaine créativité esthétisante : soit une culture qui se trouve en étroite relation avec une civilisation qui a élevé le raffinement de la vie matérielle à de formes extrêmes (dans la terminologie bachofénienne, on dirait : aphroditiques) et dans laquelle la femme et la sexualité elle-même sont devenues des thèmes prédominants, au point d'atteindre un degré pathologique et obsessionnel ».
Une critique de l'américanisme
Concrètement, la critique évolienne/bachofénienne des faits de civilisation d'ordre tellurique, débouche sur une critique de l'américanisme, sommet de la modernité :
« Dans la civilisation anglo-saxonne, et surtout en Amérique, l'homme épuise sa vie et son temps dans le monde abrutissant des affaires et dans la chasse à la richesse — à une richesse qui, pour une bonne part, sert à payer le luxe, les caprices, les vices et les subtilités féminines — un tel homme, qui, tout au plus, s'intéresse au sport, a cédé volontairement à la femme le privilège, sinon le monopole, de s'occuper des choses “spirituelles”. C'est surtout pourquoi, nous voyons, dans cette civilisation, pulluler les sectes “spiritualistes”, spiritistes et occultistes, où la prédominance numérique de l'élément féminin est déjà en soi significative (deux femmes, Madame Blavatsky et Madame Besant, par ex., ont fondé et dirigé la dite Société Théosophique)… ».
Nous voyons que ce jugement, dérivé d'une lecture de Bachofen annonce la critique évolienne de l'américanisme et des pseudo-spiritualités contemporaines (Masques et visages du spiritualisme contemporain, Pardès, 1991).
Cette opposition constante, que Julius Evola, à la suite de Bachofen, perçoit dans l'histoire des civilisations antiques du bassin méditerranéen, entre un principe nordique/solaire/ viril/ ouranien et un principe autochtone/ tellurique/ féminin trouve une sorte d'équivalent dans les théories de Günther sur la nordicisation, puis la dénordicisation, du Sud de l'Europe, consignées dans ses 2 ouvrages sur Rome et la Grèce (Lebensgeschichte des hellenischen Volkes, Franz von Bebenburg Verlag, Pähl, 1965 ; Lebensgeschichte des römischen Volkes, même éditeur, 1966). Les civilisations grecque et romaine déclinent, pour Günther, quand disparaissent progressivement l'hellénité (Hellenentum) et l'italicité (Italikertum), porteuses du « pantragisme » (Pantragismus) propre aux Indo-Européens selon Günther, au principe viril/solaire selon Evola.
Mais la réflexion sur l'œuvre de Bachofen plonge Evola dans un vaste débat intellectuel qu'on ne saurait occulter ici. Les thèses de Bachofen sur le matriarcat primitif ont suscité bon nombre de controverses au sein des cénacles de gauche : chez Friedrich Engels, qui en parle dans L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État ; chez August Bebel, le théoricien social-démocrate allemand qui en déduit une théorie de la femme dans le socialisme ; chez Max Horkheimer, qui voit dans le déclin du matriarcat antique, l'origine de la société autoritaire ; chez Ernst Bloch, qui voit dans le culte de Gaïa-Thémis une des sources (et non pas la seule comme chez Bachofen) des principes qui feront ultérieurement le droit naturel.
L'Éros cosmogonique
[Ci-contre : Ludwig Klages, théoricien de l'éros cosmogonique : héritier de Bachofen, il le radicalise en optant résolument pour la Magna Mater, ce qui le sépare radicalement d'Evola.]
Bachofen a également influencé Ludwig Klages, dans sa théorie de l'Éros cosmogonique et de la Magna Mater. Contrairement à Evola, qui affirme de manière tranchée l'opposition entre les polarités solaire/virile et lunaire/maternelle, Klages évoque une sorte de yin et de yang mêlant la lumière apollinienne, fécondante, et les symboles matriciels, tels l'œuf ou la cellule vitale primoridale, et oppose, d'une part, les forces de la vie, solaires et lunaires confondues, au créationnisme hébraïque :
« En opposition tranchée au mythe juif de la création, qui veut que le monde ait été fait sur ordre d'un Dieu mâle, la Magna Mater émerge, selon la religiosité païenne, sur le mode d'une naissance, soit que la Terre, conçue comme une mère, l'a mise au monde, comme elle met arbres et plantes au monde, soit par partition de l'œuf primordial… Une terra mater et, en tant que telle, une pantwn mhthr, est la Pachamama des Péruviens, est Centeotl chez les Aztèques, (Yin chez les Chinois), Prthivi chez les Indiens, Isis et Neith chez les Égyptiens, Gaïa et Déméter chez les Grecs, Tellus et Ceres chez les Romains, Nerthus chez les Germains et Belisana chez les Celtes » (cf. L. Klages, « Die Magna Mater : Randbemerkungen zu den Entdeckungen Bachofens », in H-J. Heinrichs, Materialien zu Bachofens »Mutterrecht«, Suhrkamp, 1975, pp. 114-130).
Annonçant les travaux de Jan De Vries et de Georges Dumézil, Ludwig Klages explique la symbolique de la couleur noire, attribuée à la troisième fonction productrice, dont les divinités sont souvent telluriques et féminines :
« Noire est la couleur de la profondeur de la terre tout comme du giron maternel. C'est ainsi que l'on explique la noirceur de la Demeter Hippia arcadienne des Phigaléens, dont le surnom était Melainh ; c'est ainsi que s'explique également le noircissement des visages, coutume, d'après Strabon, que pratiquent, avec grand soin, les femmes des Troglodytes, organisés selon les principes du matriarcat. Ces noirceurs font tout autant référence à la terre humide des champs qu'à la luxuriante puissance fécondante des marais et à l'obscurité de la tombe souterraine, … » (Ibid.).
Esprits juridiques matrilinéaire et patrilinéaire
Klages opère la distinction entre l'esprit juridique matrilinéaire et l'esprit juridique patrilinéaire :
« L'enfant né est mis au même niveau que le fruit qui a mûri et qui est tombé de l'arbre, naissance qui constitue la fin d'une série de procès, qui n'a été qu'entamée par l'ensemencement ; de cette façon, la mise au monde de l'enfant est placée côte à côte avec la moisson, ce qui fait disparaître dans l'insignifiance l'acte de l'homme qui a lancé la semence. Bachofen, pour ce qui concerne la légitimité des enfants telle que la concevaient les doctrinaires du droit dans l'antiquité romaine, a prouvé que la signification attribuée par le droit d'État au moment de la conception, était totalement inconnue dans le jus naturale. D'après le système naturel, la prima origo correspond à la naissance entièrement accomplie. Devenir et être accompli ont ici la même signification. Dans le système patrilinéaire, au contraire, on opère la distinction entre les deux et la prima origo commence avec l'ensemencement, non avec le fruit…
Avec le principe de paternité, c'est l'idée de commencement qui est responsabilisante, tandis que dans le principe de maternité, c'est celui d'accomplissement-maturation. C'est là l'ensemencement et, ici, le fruit et la récolte qui sont pris en considération. Là, le devenir, c'est le commencement, ici, c'est la fin du développement. Là, il y a un avenir, ici, il n'y a qu'un passé ; là, il y a un début, ici, seulement une fin… D'après le droit matriarcal, c'est la maturation du blé qui est sa prima origo (et) sa moisson est en même temps naissance et disparition-mort (…). D'après le droit patriarcal, au contraire, l'origine se situe dans l'ensemencement, non dans la moisson ; d'après ce droit patriarcal, on prend l'espoir en considération ; le droit matriarcal, ne prend, lui, que l'accomplissement en considération. Sur le plan cosmique, la mise sur pied d'égalité entre l'accouchement et l'accomplissement-maturation s'exprime par le rapport que faisaient les Anciens avec la dernière phase de la lune. En effet, selon la croyance commune des Anciens et de bon nombre de tribus primitives, les déesses de la lune sont presque toutes des déesses de l'accouchement et les filles viennent plus facilement au monde pendant les nuits de pleine lune ».
Et Klages poursuit, en citant Bachofen :
« Le droit matrilinéaire ne connaît que des ancêtres ; le droit patrilinéaire ne connaît, lui, que des descendants… Le Père y apparaît comme le prwton kinoun, c'est-à-dire comme la première impulsion d'un mouvement, qui s'étendra devant lui, tout comme le fleuve s'écoule au départ de la source. La mère, au contraire, n'est jamais principium, mais toujours fin. Dans la longue succession des mères, chacune est représentante de la Terre, mère originelle ».
« Dans les générations successives, la Mère originelle se porte vers l'avant : c'est pourquoi on l'appelle mhthr isodromh, c'est-à-dire la Terre, Mère originelle, qui suit pas à pas le rythme de la succession des générations ; incarnée dans les plus jeunes générations, elle constitue la fin, non le départ, de la longue lignée ; c'est pourquoi, dans ce système, ce sont les plus jeunes, oploterh, ceux qui ont avancés le plus loin, qui ont la préférence, et non les plus anciens » (Ibid.).
Dans un autre ouvrage fondamental, Vom kosmogonischen Eros (1922 ; tr. fr. De l'Éros cosmogonique, Harmattan, 2008), Klages revient sur la question du droit naturel : « Bachofen a prouvé jusque dans le détail, qu'il existe un “droit naturel” se situant “au-delà du bien et du mal” et qui n'est troublé par aucun arbitraire légal (Gesetzeswillkür) ; ce droit naturel préserve le lien le plus intérieur, le plus profond, qui lie l'homme au monde et les hommes entre eux » (p. 227).
L'Œuf primordial
Les idéaux dérivant de l'esprit (Geist : instance que Klages oppose à la vie et à l'âme, Seele) finissent par oblitérer ce “droit naturel”, voire le dénaturent. Pour Klages, les conceptions matrilinéaires, telluriques, symbolisées par l'Œuf primoridal, source d'une inépuisable fécondité, préservent l'intériorité la plus intime de l'homme, préservent les ressorts vitaux qui sont en lui. L'intellectualisme de l'esprit brise ces ressorts et remplace tous les réflexes organiques, naturels, par des déductions logiques et arbitraires, portées par une volonté de dominer. Ces quelques extraits de l'œuvre de Ludwig Klages montrent que certains cercles de la Révolution conservatrice plongent leurs arguments dans une “telluricité”, dont la définition remonte notamment aux travaux de Bachofen sur la société “pélasgique”. Ce culte allemand de la terre remonte bien évidemment au romantisme et à l'anthropocosmomorphisme de Carus. C'est dans ce recours à des valeurs telluriques que réside la grande différence entre l'approche philosophique/métaphysique de la Révolution conservatrice post-romantique et l'approche évolienne.
Chtonique, dyonisiaque, apollinien chez Bäumler
À l'époque nationale-socialiste, Alfred Bäumler, disciple et préfacier de Bachofen, ennemi de Heidegger et membre de la NSDAP, relancera le débat en distinguant le “chtonique” du “dionysiaque” et de “l'apollinien”. Embrayant sur son pari pour le “mythe” contre le “logos”, Bäumler commence par souligner l'importance de l'œuvre de Bachofen, dans des termes semblables à ceux qu'utilisait Evola pour reconnaître sa dette envers le premier grand théoricien du matriarcat, sauf dans la conclusion, où il valorisait les réflexes “maternels”, en même temps qu'il entonnait un plaidoyer pour le retour aux mythes :
« Bachofen est éloigné de toute historicisation du mythe. Il fait le contraire : il “mythise” l'histoire (…). Lorsque Bachofen déclare que “le mythe est histoire”, il veut dire “qu'il ne faut pas considérer que le contenu du mythe est fiction de poète, mais constitue un vécu réel de l'humanité historique”(…). [Bachofen] veut avoir affaire à l'histoire intérieure de l'humanité, à la mutation qui s'opère dans les sentiments et dans les modes de penser. Ce sont les expériences vécues les plus anciennes de la race humaine, que nous transmet le mythe. (…) Maternel est le passé, dans le giron duquel repose tout ce qui a été, en opposition à l'avenir, paternel et agité, dont il faut causer l'advenance ; maternel est le mythe en opposition au logos paternel ; et maternelle est avant toutes choses la nature, qui englobe l'homme, indifférente au fait qu'il ait fait des efforts pour s'élever ou non, et qui couche tous les hommes dans le même repos.
La mère donne la vie, la mère apporte la mort ; elle est le destin incarné — et la “nature” des romantiques n'est finalement qu'un autre mot pour désigner le destin. La maternité, en tant qu'essence, ne tolère aucune division, fragmentation ou autonomisation. Elle est tout en une fois. Le mythe est maternel, parce qu'il nous donne d'un coup la totalité. La poésie et le droit sont saisis comme des expressions de la vie, qui est une ; poésie et droit relèvent donc du mythe, parce que l'unité de la vie ne peut être saisie que par le mythe » (A. Bäumler, « Bachofen, der Mythologe der Romantik. Einleitung zu Der Mythos von Orient und Occident : Eine Metaphysik der alten Welt », aus den Werken von J.J. Bachofen, hg. v. Manfred Schröter, München, Beck'sche Verlagsbuchhandlung, München, 1926, 2e éd., 1965, pp. CLXXXVI-CXCVI ; repris in : Hans-Jürgen Heinrichs, op. cit.).
Cette approche de Bäumler, nous allons le constater, est différente de celle de Klages qui, à la suite de son inspirateur visionnaire et exalté, Alfred Schuler, voit l'histoire comme un processus d'Entlichtung (d'assombrissement, littéralement de « dé-lumiérisation »), qui enclenche une série de processus catamorphiques : parcellarisation de l'humanité, fin de l'androgynité primitive, domination des femmes par les hommes, avènement de la volonté linéaire évolutive, donc de l'individualisme, de l'égoïsme et du subjectivisme qui atomisent l'humanité. Pour Schuler comme pour son disciple Ludwig Klages, l'Entlichtung contribue à fermer, à verrouiller, à étouffer la « vie ouverte », marquée par un temps cyclique, par l'éternel retour, par le règne des mères, par le temps des fêtes et de la joie collective (Cf. R. Steuckers, « Alfred Schuler », in Encyclopédie des Œuvres philosophiques, PUF, 1992).
L'All-Leben
[Ci-contre : Le Prof. Ernst Krieck, recteur de l'université de Francfort, théoricien pro-national-socialiste de l'All-Leben, du « Tout vital ». Sa position est intermédiaire entre celle d'un Evola et d'un Klages. La Vie est un tout qu'on ne peut pas dualiser en un pôle masculin et un pôle féminin. Le Prof. Krieck n'a pas pu poursuivre ses recherches : il est mort dans un camp de concentration américain en 1947. Günther, lui, a survécu au camp français où il a été interné pendant trois ans, avant qu'on ne conclue en un non-lieu.]
Schuler et Klages nient toute valeur à l'histoire, tandis que Bäumler, philosophe politisé, et Krieck, le théoricien et historien de la pédagogie, également ennemi de Heidegger [taxant sa pensée de « nihilisme métaphysique »], raisonnent en termes vitalistes ; ils définissent tous deux la Vie comme un « cosmos vivant », un All-Leben.
Mais cet All-Leben n'est pas irénique : c'est un monde de tensions perpétuelles, de luttes, de dynamique incessante. C'est le Mittgart (ou Midgard) de la mythologie scandinave ; il désigne un monde intermédiaire entre l'Asgard (monde des Ases, monde de lumière) et l'Utgard (le monde de l'obscurité). Ce Mittgart est soumis, dit Krieck, au devenir (urd) et aux caprices des Nornes, figures mythologiques féminines qui tissent le destin de chacun des hommes. Les périodes de paix, rares, qui ensoleillent le Mittgart, lieu de résidence des hommes, lieu où se déroule l'histoire, sont de brefs répits succédant à des victoires jamais définitives sur les forces du chaos, émanant de l'Utgard. Pour Krieck, chez les Germains, une force agissante et fécondante, désigné par la notion de Heil, anime la communauté nationale. Ce Heil induit un flux ininterrompu de force qui avive la flamme vitale d'une communauté ou d'une personne et accroît ses prestations, permettant, dans la sphère politique, de fonder et d'organiser un Reich, un État, un espace politique, pour accoucher de l'histoire. Attentif aux forces émanant de l'All-Leben, l'élite politique doit dresser les énergies du Volk, rentabiliser au maximum l'héritage qu'il véhicule dans ses gènes et ses institutions, car l'absence de dressage (Zucht) conduit au mixage indifférencié et à la dégénérescence des instincts et des formes (cf. R. Steuckers, « Ernst Krieck », in Encyclopédie des Œuvres philosophiques, PUF, 1992).
En comparant ce qu'Evola, Klages, Schuler, Bäumler et Krieck tirent de leur lecture de Bachofen, nous nous replongeons dans l'un des débats essentiels qui a sous-tendu la Révolution conservatrice et nous constatons une oscillation permanente de la pensée entre les pôles maternels (Klages) et paternels (Evola), dont Krieck semble en avoir compris et pensé l'invariance et la pérennité. Son recours à l'All-Leben est proche du culte des mères chez Klages et Schuler ; sa volonté de fonder une pédagogie disciplinante, pour contrer le chaos et l'indifférenciation, le rapproche du culte solaire et du culte des formes que l'on retrouve chez Stefan George et Julius Evola.
► Robert Steuckers, Vouloir n°119/121, 1994.
◘ Textes :
◘ Études critiques :
L’œuvre monumentale de Bachofen, Le Droit maternel, est traduite pour la première fois en français dans son intégralité. Depuis sa publication en 1857, cet ouvrage fut l'objet de polémiques acharnées. Son auteur, juriste et philologue bâlois qui connut Nietzsche et Burckhardt, était passionné d'Antiquité. Il défend la thèse d'un matriarcat primitif qui, dans toutes les civilisations, aurait précédé la société patriarcale. À l'appui de cette thèse, il rassembla un nombre impressionnant de "preuves", issues notamment des mythologies grecque, égyptienne et indienne. Das Mutterrecht naquit de cette vaste compilation basée sur une érudition inégalable, mais dont le postulat de base n'en demeure pas moins faux. La "gynécocratie" liée dans l'esprit de Bachofen au développement de la culture n'a jamais existé telle quelle dans aucune civilisation. Il est le premier à solliciter les mythes pour compléter sa vision des sociétés anciennes, mais, sans l'appui d'une méthode comme le comparatisme, il tire souvent des conclusions hâtives qu'il généralise aussitôt. Son principal argument, tiré d'Hérodote et de Strabon, est la description de l'Amazonisme, qu'il interprète comme le reliquat du matriarcat primitif. Ni l'ethnologie, ni l'archéologie n'ont jamais pu donner confirmation de ce phénomène. De plus, l'étude des mythes actuellement en plein essor, a mis en lumière la logique interne des légendes de femmes guerrières. Elles symbolisent dans un mythe dit "d'inversion" ce qui représentait pour un Grec le contraire de la civilisation et de l'équilibre social. Pourquoi, si l'idée d'une gynécocratie primitive a été définitivement abandonnée, lire Bachofen (près de 1.400 pages) aujourd'hui ? Étienne Barilier, traducteur et préfacier, rétablit le véritable intérêt du Droit maternel : d'abord pour son influence sur les travaux de Darwin, Engels, Jung, Evola, tous lecteurs attentifs de Bachofen. Ensuite pour son approche novatrice du mythe car Bachofen est ici un vrai précurseur de Fromm ou de Lévi-Strauss et il tranche sur le manque d'audace intellectuelle des philologues de son temps. Dumézil salua ce travail malgré ses erreurs comme l’œuvre d'un pionnier. Bachofen, qui comprit la valeur philosophique des mythes, fait ici figure de visionnaire.
♦ JJ Bachofen, Le Droit maternel : Recherche sur la gynécocratie de l'Antiquité dans sa nature religieuse et juridique, L'Âge d'Homme, Lausanne 1996.
► Pascale Gérard, Antaïos n°10, 1996.
Culte et mythe de la déesse-mère
• Analyse : Manfred Kurt EHMER, Göttin Erde : Kult und Mythos der Mutter Erde. Ein Beitrag zur Ökosophie der Zukunft, Verlag Clemens Zerling, Berlin, 1994, 119 p. (l'ouvrage, richement illustré, comprend un glossaire mythologique et une bonne bibliographie).
L'écologie philosophique constitue une lame de fond en Allemagne depuis longtemps et renoue, c'est bien connu, avec le filon romantique et son culte de la nature, bien capillarisé dans la société allemande. Aujourd'hui, la sagesse qui découle de ce culte de la nature ne se contente plus de déclarations de principe écologistes un peu oiseuses et politiciennes, mais se branche sur la mythologie de la Terre-Mère et entend développer, pour le siècle à venir, une “écosophie”, une sagesse dérivée de l'environnement, de l'écosystème, capable de mettre un terme au progressisme moderne qui clopine de catastrophe en catastrophe : pollutions insupportables, mégapoles infernales, produits agricoles frelatés, névroses dues au stress, etc. M. K. Ehmer nous offre dans ce volume, abondamment illustré, une rétrospective solidement étayée des cultes que l'Europe a voués depuis des temps immémoriaux à la Terre-Mère et à ses multiples avatars.
La déesse Gaïa est dans l'optique de tous ces cultes successifs dans l'histoire européenne, à la fois un être vivant, le symbole archétypal de la féminité/fécondité et l'objet des cultes à mystères de l'Europe et de l'Inde. Les sites préhistoriques et protohistoriques de Hal Tarxien à Malte, de Carnac en Bretagne, de Stonehenge et d'Avebury en Angleterre l'attestent. Pour Ehmer, ces lieux de culte doivent être considérés comme les réceptacles géomantiques de forces numineuses et fécondantes que la tradition chinoise appelle les forces chi et que le Baron von Reichenbach (1788-1869), à la suite de 13.000 expériences empiriques, nomme “forces Od”. La Terre-Mère, dans ces cultes, est fécondée par l'astre solaire, dont la puissance se manifeste pleinement au jour du solstice d'été : la religion originelle d'Europe n'a donc jamais cessé de célébrer l'hiérogamie [union sacrée] du ciel et de la terre, de l'ouranique et du tellurique.
L'Atharva-Veda indien est la trace écrite de cet hymne éternel que l'humanité européenne et indienne a chanté en l'honneur de la Terre-Mère, explique Ehmer. Ensuite, il relie l'idéal chevaleresque des kshatriyas indiens et le culte du dieu du Tonnerre Indra à la mystique du calice contenant le nectar Soma, source tellurique de toute vie et breuvage revigorant pour les serviteurs spirituels ou guerriers de la lumière ouranienne. Des kshatriyas indiens aux chevaliers perses et de ceux-ci aux cavaliers goths, cette mystique du Soma est passée, immédiatement après le début des croisades, dans l'idéal chevaleresque européen-germanique, sous la forme du Graal et dans le culte de Saint-Michel (qui ne serait qu'un avatar des dieux indo-européens du Tonnerre, tueurs de dragons, dont Indra en Inde ou Perkunas chez les Baltes et les Slaves). Pour Ehmer, le Graal est un calice contenant un breuvage surnaturel qui donne des forces à l'homme-guerrier initié, tout en échappant, par l'abondante plénitude qu'il confère aux compagnons du Graal, à l'entendement humain trop humain.
En Grèce, le culte de Gaïa/Demeter/Perséphone a été bien présent et s'est juxtaposé puis mêlé pendant l'Empire romain au culte latin-italique de la Terra Mater, aux mystères d'Attis et de Kybele (originaires d'Asie Mineure) et au culte d'Isis, déesse de la Terre et Reine du Ciel (dont les avatars se mêlent en Germanie, le long du limes rhénan et danubien, à des figures féminines locales, not. à cette jeune fille audacieuse descendant les rivières, debout sur un bloc de glace, sur lequel elle a dressé un mât porteur d'une voile, pour s'élancer, disent certaines légendes, vers l'Égypte ; cf. Jurgis Baltrusaitis, La Quête d'Isis, Champs-Flam., 1997). À cette Isis nordique qui part seule à l'aventure pour l'Égypte, correspondent des Isis sur barque ou sur nef, dont celle de Paris, l'Isis Pharia, honorée à Lutèce pendant la tentative de restauration de Julien (d'où la nef des armoiries de Paris). Ou cette superbe Isis en ivoire alexandrin, sculptée sur la chaire de la cathédrale d'Aix-la-Chapelle. Isis a connu un très grand nombre d'avantars en terre germanique où, souvent, elle n'a même pas été christianisée (voir les nombreux “Isenberge”, ou “Monts-d'Isis”).
L’humaniste suédois Olav Rudbeck (1630-1702), exposant d'une origine hyperboréenne des civilisations, déduit dans sa mythographie parue en 1680, qu'Isis-Io est fille de Jonatör, un roi “cimmérien”, régnant sur un peuple du nord noyé dans les ténèbres d'une lointaine “Hyperborée”. Isis-Io, fille aventureuse, descend vers l'Égypte et le Nil en traversant les plaines scythes en compagnie de Borée (est-il un avatar de ce “jeune homme” couronné de feuilles, debout sur une barque à proue animalière, que l'on retrouve dans les plus anciennes gravures rupestres de Scandinavie et dans le mythe de Lohengrin ?). Rudbeck avançait des preuves archéologiques : l'Isis lapone sort des neiges, porte plusieurs paires de mamelles (elle est une “multimammia”) ; son culte se retrouve à Éphèse et en Égypte. L'élément glace se retrouve même dans la proximité phonique entre “Isis” et “Iis” (“glace” en gothique) ou “Eis” (“glace” en allemand). Baltrusaitis écrit : « La cosmogonie hyperboréenne est aquatique par excellence. La terre, la vie procède de l'eau. Or l'eau provient de la glace, première substance solide de l'univers ».
Les cultes grecs de la Terre-Mère trouvent leur pendant en Europe centrale et septentrionale dans le culte germanique de Nerthus, dans le culte celtique de Brighid, mère du monde et gardienne de la Terre, et dans la figure d'Ilmatar, le mère originelle de l'épopée du Kalevala. Ensuite dans la tradition chinoise du Feng-Shui, qui est celle de la géomantie, du culte du genius loci, pour laquelle il fallait donner forme à l'habitat des vivants pour qu'il coopère et s'harmonise avec les courants traversant son lieu. Car, cite Ehmer, « chaque lieu possède ses spécificités topographiques qui modifient l'influence locale des forces chi ». Ehmer débouche ainsi sur une application bien pratique et concrète du culte de la Terre-Mère, des sites sacrés ou du simple respect du site pour ce qu'il est : un urbanisme qui donne aux bâtiments la hauteur et la forme que dicte le topos, qui oriente les rues et les places selon sa spécificité propre et non d'après l'arbitraire du constructeur moderne et irrévérencieux, qui exploite la Terre sans vergogne. Après la disposition géomantique exemplaire de la Cathédrale de Chartres, la modernité occidentale a oublié et oublie encore ce Feng-Shui, qui n'a même plus de nom dans les langues européennes, malgré les recommandations d'un architecte britannique, Alfred Watkins (1855-1935), qui a redécouvert les lignes de forces telluriques, qu'il appelait les ley lines.
Pour Ehmer, le judéo-christianisme et la modernité prométhéenne sont responsables du “désenchantement” du monde. Mais son plaidoyer pour un retour à la géomantie et à l'écosophie ne s'accompagne pas d'une condamnation sans appel de tout ce qui a été dit et pensé depuis la Renaissance, comme le veulent certains pseudo-traditionalistes hargneux et parisiens, se proclamant guénoniens ou évoliens ou, plus récemment, “métaphycisiens de café” (mais qui ont mal digéré leur lecture d'Evola ou l'ont ingurgitée sans un minimum de culture classique !). Ehmer rappelle la cosmologie ésotérique de Léonard de Vinci, avec l'idée d'une “âme végétative”, où l'adjectif “végétatif” n'est nullement péjoratif mais indique la vitalité inépuisable du végétal et de la nature, et aussi l'idée d'une Terre comme “être vivant organique”. Ehmer rappelle également l'“harmonie” de Jean Kepler, avec l'idée d'un “soi planétaire de la Terre”, puis, la pensée organique de Gœthe.
C'est donc sur base d'une connaissance profonde des mythologies relatives à la Terre-Mère et sur une revalorisation des filons positifs de la Renaissance à Gœthe, sur une approche nouvelle de Bachofen et de Jung, qu'Ehmer propose une “nouvelle conscience gaïenne”. Celle-ci doit mobiliser les ressources de la sophia, pour qui l'esprit n'est pas l'ennemi de la vie, mais au contraire la vie elle-même ; un tel “esprit” ne se perd pas dans la sèche abstraction mais reste ancré dans les saveurs, les odeurs et les grouillements de la Terre. C'est l'abandon de cette sophia qui a fait le malheur de l'Europe. C'est le retour à cette sophia qui la restaurera dans sa plénitude.
► Detlev Baumann (pseud. RS), Antaïos.
Bachofen et les féministes des deux sexes
Du monumental Mutterrecht de Johann Jakob Bachofen et, d’une manière plus générale, des six mi!le pages écrites par le savant suisse, seuls de courts fragments ont été traduits en d’autres langues que l’allemand : 160 pages en français (1), 250 en anglais (2), autant en italien, par Evola (3), auxquelles doivent être ajoutées les 70 pages d’Il popolo licio (4).
Plutôt maigre, donc, est la contribution apportée à la connaissance de l’œuvre de Bachofen par la récente initiative éditoriale d’Eva Cantarella (5), où, exception faite de la première partie du volume, correspondant aux paragraphes 23-29 et 31-32 du Mutterrecht, sont reproduits des extraits déjà connus en Italie grâce aux traductions d’Evola et de Giovannetti. La nouveauté représentée par l’initiative dont nous parlons — et cela ne manquera pas d’étonner ceux qui ne connaissent les thèses de Bachofen que par la divulgation qu’Evola en a faite — consiste au contraire dans l’adoption de la perspective féministe, en une reprise significative de l’utilisation de Bachofen opérée, il y a un siècle, par Bebel et Engels, qui se basaient sur les conclusions évolutionnistes de L. H. Morgan (6) pour affirmer que le socialisme, terminant la ligne évolutive commencée par la promiscuité, poursuivie par le matriarcat et ensuite par le patriarcat, aurait rétabli l’égalité sexuelle des origines — ou, du moins, des origines présumées telles par eux.
À cent années de distance de la découverte made in USA de Morgan — découverte qui servit à Bebel et à Engels pour impliquer Bachofen dans leur féminisme ante litteram — la patrie du Progrès nous propose, au moyen de ses matrones, une relecture bizarre du Mutterrecht, qui devient un texte servant les revendications gynécocratiques. Mais notre féministe, peut-être parce qu’affectée d’un provincialisme incurable, n’accueille pas la suggestion de ses camarades nord-américaines et fait même remarquer que l’œuvre de Bachofen ne peut servir que de « justification et fondement théorique du pouvoir masculin » (7) ; toutefois, à cette œuvre revient le mérite, dit Cantarella, d’avoir aperçu « en le plaçant sur la scène de l’intérêt scientifique, le thème de l’opposition entre les sexes (…) À Bachofen revient le mérite d’une intuition qui a fourni l’occasion d’une série d’enquêtes sur le rôle de l’opposition entre virilité et féminité dans les structures psychiques, dont il est superflu de souligner l’actualité et l’intérêt » (8).
En réalité, les extravagantes exégèses utérocratiques mises à part, il est vrai que Bachofen nourrissait une certaine sympathie pour le matriarcat, comme on peut le noter par la lecture d’Il popolo licio (et ceci, selon Giovannetti, s’expliquerait par le fait que, derrière la Lycie, l’aristocrate de Bâle songeait à la Suisse, dont l’histoire présente — il ne l’ignorait pas — certains aspects matriarcaux) ; il est cependant incontestable que Bachofen croyait fermement à la supériorité du patriarcat sur le matriarcat, du Wissen masculin sur le Gewissen de la Grande Mère, de la spiritualité olympienne et de la solarité dominatrice sur les principes de l’amour, du sang, de l’émotion.
Le motif de cette reconnaissance fondamentale, pourtant, ne nous parait pas devoir être rapporté, ainsi que le fait Erich Fromm (9), la la formation protestante de Bachofen : c’est comme si l’on voulait expliquer l’antiféminisme d’Otto Weininger sur la seule base de ses origines juives — ce qui serait, d’un certain côté, une tentative déjà moins étrange, puisque, à la différence du protestantisme qui n’a pas empêché la femme de siéger sur le trône de la royauté, le judaïsme, au contraire, connaît une prière où le fidèle mâle loue Dieu de ne l’avoir pas créé « païen, femme et ignorant ». Ici, nous voudrions saisir l’occasion pour mettre en garde contre certaines simplifications que quelques-uns pourraient se sentir autorisés à établir sur la base de la recherche menée par Bachofen : nous faisons allusion à l’équation qui vise à identifier, contre toute légitimité, le patriarcat à l’organisation des civilisations aryennes d’un côté, le matriarcat à l’organisation des civilisations méditerranéennes ethniquement non aryennes de l’autre. Déjà, la prière juive mentionnée peut nous indiquer quelque chose à ce sujet et, sans nous étendre pour apporter des témoignages ayant la même signification (10), nous nous bornerons à faire remarquer que le signe de l’alliance avec Dieu consiste, pour le judaïsme, dans la circoncision, laquelle ne peut évidemment qu’être réservée aux seuls mâles.
La femme eut une tout autre importance dans le monde indo-européen : même si l’on attribue les innombrables divinités féminines au substrat spirituel pré-aryen, il n’en demeure pas moins que des figures de premier plan comme Hélène, Pénélope, Xanthippe, Aspasie, Sapho et tant d’autres sont là pour attester le poids de l’élément féminin dans la Grèce aryenne. C’est donc avec raison qu’Alain de Benoist et Joël Lecrozet écrivent que « s’il était conséquent avec lui-même, un certain féminisme moderne se confondrait avec la défense de l’Occident. Car c’est au sein de la culture européenne, et de celle-là seulement, que la femme a de tous temps été considérée comme une personne et non comme un objet. Une simple comparaison de l’Europe préchrétienne et du Proche-Orient ancien (…) fait apparaître le fait comme évident » (11). (Il est clair que nous ne devons pas entendre ici par “Proche-Orient” ancien celui des civilisations gynécocratiques étudiées par Bachofen, mais celui du rigide patriarcat juif, ou aussi celui de la société arabe préislamique — où il était permis d’enterrer vifs les jeunes enfants de sexe féminin — coutume qui disparut seulement avec l’introduction du patriarcat islamique, un patriarcat équilibré).
Mais, de toute évidence, la condition de faveur réservée à la femme dans l’Occident des siècles passés ne représente, pour le féminisme, qu’un point de départ vers une féminisation progressive, qu’un féministe honoris causa, faisant la recension du livre édité par Cantarella dans un des journaux restés aux mains d’Arrigo Levi (*), déclare « vraiment essentielle » pour tous, « hommes et femmes prenant part à la société patriarcale » (sic). La « féminisation », selon le sus-dit plumitif (qui, par une ironie du sort, porte le nom peu matriarcal d’… Augusto Romano), constitue le meilleur état que l’humanité actuelle puisse espérer atteindre, puisque « le visage obscurci du féminin, le monde nocturne des Mères cachent le secret de l’inspiration et de la créativité, du sentiment et de l’intuition, le respect des rythmes naturels, la saine méfiance envers le pouvoir et les idéologies » (12). Plutôt que de critiquer pareilles opinions, il faudrait soumettre à une enquête psychanalytique celui qui les exprime, afin de découvrir quelles tendances inconscientes et quelles peu enviables expériences se trouvent à leur origine.
Quant à la “défense de l’Occident” dont parlent les deux auteurs cités plus haut, nous estimons que les plus qualifiés pour la mener sont les dévots des “immortels principes” : ceux qui, de façon cohérente, après avoir nié les différences entre homme et homme, ont continué leur œuvre nivélatrice en prenant pour point de mire les différences qui existent entre un sexe et l’autre. Nous, ce n’est pas dans la “défense de l’Occident” que nous sommes engagés, mais dans une lutte globale contre lui, contre sa démocratie, son progressisme et son féminisme.
► Claudio Mutti, Totalité n°6, 1978. (Traduit de l’italien par Philippe Baillet)
Notes :
Prefazione a : JJ Bachofen, Il popolo licio, Napoli 2009 (di Claudio Mutti)
L'indeuropeista danese Holger Pedersen (1867-1953), autore della monumentale Vergleichende Grammatik der keltischen Sprachen (Göttingen 1909-1913), si occupò anche, tra l'altro, di albanese, di armeno, di lingue balto-slave, di tocario e di ittita. A quest'ultima lingua Pedersen dedicò un lavoro intitolato Hittitisch und die anderen indoeuropäischen Sprachen (København 1938), nel quale affermò che l'ittita, per quanto lontano sia dal tipo indeuropeo, è per certe sue caratteristiche "così arcaico che, per l'aspetto generale della famiglia linguistica, è altrettanto importante quanto l'antico indiano e il greco" (p. 191).
Fra il 1879 e il 1902, insieme coi norvegesi Sophus Bugge (1833-1907) ed Alf Torp (1853-1916), Holger Pedersen sostenne il carattere indeuropeo del licio e del lidio, due lingue parlate nell'Anatolia occidentale nel I millennio a. C. A quell'epoca si conoscevano soltanto circa 150 iscrizioni licie, risalenti ai secc. V e IV a. C., ma non erano ancora note le lingue anatoliche del II millennio, sicché l'ipotesi dei glottologi nordici non poté scuotere l'autorità della teoria allora dominante, secondo cui la popolazione pregreca dell'Asia Minore non sarebbe appartenuta alla famiglia indeuropea.
Sul finire del XIX secolo alcuni linguisti avevano infatti formulato la teoria secondo cui la lingua dei Lici e le altre antiche lingue dell'Asia Minore (misio, lidio, cario ecc.) sarebbero appartenute ad una famiglia diversa sia da quella indeuropea sia da quella semitica. Faceva eccezione il frigio, ritenuto lingua indeuropea per via dei numerosi elementi lessicali assai simili al greco contenuti nelle iscrizioni frigie. Fu così che nacque l'ipotesi di un'affinità delle lingue egeo-microasiatiche con quelle caucasiche.
Soltanto nel 1936 un professore di glottologia dell'Università di Pavia, Piero Meriggi (1899-1982), decifratore dell'ittita geroglifico, rilanciò i risultati delle ricerche compiute da Pedersen, Bugge e Torp, rafforzandoli con nuove argomentazioni. Da parte sua, basandosi su alcune analogie morfologiche nella declinazione e nella coniugazione e sulla presenza di un gruppo di elementi lessicali comuni, Pedersen metteva in luce la vicinanza del licio e dell'ittita, affermando in particolare che il licio rappresenta un più tarda fase di sviluppo del luvio: "In gewissen Beziehungen würde das Luwische sich besser als Stammutter des Lykischen empfehlen" (Lykisch und Hittitisch, Kopenhagen, 1949). Tali vedute furono confermate alla fine degli anni Cinquanta dalla Comparaison du louvite et du lycien (Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, 55, pp. 155-185 e 62, pp. 46-66) del francese Emmanuel Laroche (1914-1991), il quale mostrò la corrispondenza del termine ittita per 'Licia' (Lukka) con il luvio Lui-, da un più antico *Luki-, donde l'identità dei nomi Luwiya e Lykìa.
Dal fatto che nelle iscrizioni licie siano individuabili alcuni elementi tipici di una lingua satem l'indeuropeista bulgaro Vladimir Ivanov Georgiev conclude che nel licio sarebbero presenti due componenti : "la prima è probabilmente il licio, successore del luvio (e vicino all'ittita), la seconda è probabilmente il termilico, successore del pelasgico" (Vladimir I. Georgiev, Introduzione alla storia delle lingue indeuropee, Roma 1966, p. 233), sicché la lingua licia del I millennio costituirebbe il risultato della mescolanza di queste due lingue.
Siamo dunque in presenza di un caso che giustifica la nozione di "peri-indeuropeo", in quanto nel licio, come nel lidio, gli elementi indeuropei sono innegabili, però "è difficile considerare queste lingue sullo stesso piano delle lingue indeuropee normali" (Giacomo Devoto, Origini indeuropee, Padova 2005, p. 206). Così il Devoto, per il quale il licio e il lidio, assieme alle altre lingue anatoliche più o meno vicine all'ittita, "completano l'imagine di una complessità linguistica accanto ad una etnica, intorno alla nozione etnico-linguistica ben definita dagli Ittiti" (op. cit., p. 426).
Alla componente etnolinguistica indeuropea corrisponde, nella cultura politica del popolo licio, un caratteristico "tratto delle vecchie radici indoeuropee, [ossia] che le città licie erano governate da consiglieri anziani (senati)" (Francisco Villar, Gli Indoeuropei e le origini dell'Europa. Lingua e storia, Bologna 2008, pp. 352-353), mentre dal sostrato preindeuropeo proviene quell'aspetto matriarcale che non era sfuggito all'osservazione di Erodoto. "Solo questo uso è loro proprio — scrive il padre della storia — e in ciò non assomigliano a nessun altro popolo : prendono il nome dalle madri e non dai padri. Se uno chiede al vicino chi egli sia, questi si dichiarerà secondo la linea materna (metròthen) e menzionerà le antenate della madre. E qualora una donna di città sposi uno schiavo, i figli sono considerati nobili ; qualora invece un uomo di città, anche il primo di loro, abbia una moglie straniera o una concubina, i figli sono perdono ogni diritto" (I, 173, 4-5).
Già in Omero, d'altronde, è attestato il singolare costume licio della discendenza matrilineare: Bellerofonte, scelto dal re di Licia come genero e reso partecipe di metà del potere regale, rappresenta una "eccezione ai normali costumi matrimoniali attestati nel mondo omerico" (Maria Serena Mirto, Commento a : Omero, Iliade, Einaudi-Gallimard, Torino 1997, p. 970) ; tra i suoi nipoti, l'erede del potere regale e il comandante supremo dei Lici nella guerra di Troia non è Glauco, "lo splendido figlio di Ippoloco" (Iliade, VI, 144), bensì Sarpedonte, figlio di Laodamia : "Accanto a Laodamia giacque il saggio Zeus, - ed essa generò Sarpedonte dall'elmo di bronzo, pari agli dèi" (Iliade, VI, 198-199).
Questa storia viene presa in considerazione da Bachofen nelle pagine introduttive al Mutterrecht :
"Accanto ad una testimonianza assolutamente storica di Erodoto, la storia mitica del re presenta un caso di trasmissione ereditaria matrilineare. Non i figli maschi di Sarpedone [Sic. "Sarpedone" in luogo di "Bellerofonte" è ovviamente una svista del traduttore], ma Laodamia, la figlia, è l'erede legittima, e questa cede il regno a suo figlio, il quale esclude gli zii. (…) La preferenza data a Laodamia nei confronti dei suoi fratelli conduce Eustazio all'osservazione che un tale trattamento di favore della figlia rispetto ai figli maschi contraddice interamente le concezioni elleniche" (JJ Bachofen, Introduzione al "Diritto materno", a cura di Eva Cantarella, Editori Riuniti, Roma 1983, pp. 44-45).
Nel 1862, un anno dopo la pubblicazione del Mutterrecht, Bachofen riprende l'argomento con Das lykische Volk und seine Bedeutung für die Entwicklung des Altertums, Freiburg im Breisgau. Ne esistono due traduzioni italiane : quella di Alberto Maffi (Il popolo licio e la sua importanza per lo sviluppo dell'antichità, in : Il potere femminile : Storia e teoria, a cura di Eva Cantarella, Il Saggiatore, Milano 1977) e quella ormai irreperibile del latinista E. Giovannetti (Il popolo licio, Sansoni, Firenze 1944), che viene riproposta nel presente fascicolo.
* Claudio Mutti, redattore di Eurasia - Rivista di studi geopolitici, è laureato in Filologia Ugrofinnica all’Università di Bologna. Si è occupato dell’area carpatico-danubiana sotto il profilo storico (A oriente di Roma e di Berlino, Effepi, Genova 2003), etnografico (Storie e leggende della Transilvania, Oscar Mondadori, Milano 1997) e culturale (Le penne dell'Arcangelo. Intellettuali e Guardia di Ferro, Società Editrice Barbarossa, Milano 1994 ; Eliade, Vâlsan, Geticus e gli altri. La fortuna di Guénon tra i Romeni, Edizioni all'insegna del Veltro, Parma 1999). Tra le pubblicazioni più recenti, citiamo : Imperium. Epifanie dell'idea di impero, Effepi, Genova 2005; L'unità dell'Eurasia, Effepi, Genova 2008. (Per ulteriori dati bibliografici, si veda il sito informatico www.claudiomutti.com).