Walter Benjamin a démonté le mythe du “Progrès”
De nouvelles hypothèses sur la mort du philosophe juif-allemand : a-t-il été assassiné sur ordre de Staline ?
26 septembre 1940 : Walter Benjamin, philosophe et critique littéraire, Juif de nationalité allemande, pris au piège dans la France de Vichy, réussit a obtenir à Marseille un visa pour les États-Unis. Mais le groupe de réfugiés, auquel il se joint à Port Bou, sur la frontière espagnole, trouve la frontière fermée. Pendant la nuit, après avoir écrit une lettre à son ami Théodore Adorno, Benjamin absorbe un poison qui lui ôte la vie.
Stephen Schwartz, journaliste et historien américain du communisme, vient d'affirmer, ces jours-ci, que Walter Benjamin a fort probablement été assassiné sur ordre de Staline. Schwartz a pu réfuter le témoignage de Henny Gurland, la femme, qui, à l'époque, accompagnait le philosophe et avait affirmé que celui-ci s'était suicidé parce qu'on lui avait refusé l'entrée sur le territoire espagnol. D'après Schwartz, Staline aurait ordonné l'assassinat de Benjamin parce que le philosophe, qui avait été l'un de ses principaux fidèles, était devenu anti-communiste depuis le Pacte germano-soviétique de 1939, pacte scellant l'alliance entre l'Union Soviétique et l'Allemagne nationale-socialiste. La solution à ce mystère se serait trouvée dans le manuscrit que le philosophe avait transporté d'Allemagne en France et s'apprêtait à emmener avec lui en Espagne puis aux États-Unis. Ce manuscrit a mystérieusement disparu.
Des lunettes sur le nez, l'automne au cœur
Par-delà toutes les hypothèses plus ou moins sérieuses ou fantaisistes que l'on émet à son sujet, Walter Benjamin reste un personnage d'une grande importance historique. « L'intellectuel est un homme avec des lunettes sur le nez et l'automne au cœur » : plus que tout autre citation, cette phrase nous aide à comprendre le drame humain de ce grand protagoniste du débat culturel du siècle qui vient de s'écouler.
Né à Berlin en 1892, il a étudié la philosophie d'abord à l'université de sa ville natale, puis à Munich et à Berne. Walter Benjamin a commencé à jouir d'une certaine notoriété en collaborant aux principales feuilles littéraires d'Allemagne. Il termine ses études et obtient son diplôme en 1918, mais n'obtint aucune chaire et dut se contenter de la position de précepteur libre, malgré qu'il ait présenté aux autorités universitaires un texte, considéré aujourd'hui comme un chef-d'œuvre : « Le drame dans le baroque allemand ».
Un “marxisme” contrebalancé par des études sur la mystique juive
Son intarissable inquiétude existentielle l'a poussé, depuis sa jeunesse, à voyager à travers toute l'Europe, avec de longs séjours à Paris, sa ville de prédilection, tout en s'immergeant dans une recherche du point de convergence entre le messianisme juif et l'internationalisme prolétarien, entre le sionisme et le communisme. En 1926, il pense adhérer au parti communiste allemand, mais, finalement, ne se décide jamais, encore moins après la prise de pouvoir par Hitler en 1933-34. L'histoire de son amour pour Asja Lacis, à la suite de sa séparation d'avec sa femme Dora Pollak, a contribué, tout comme son amitié avec Brecht, Bloch, Lukacs et Adorno, à le rapprocher du communisme. Cependant son amitié avec Gershom Scholem, principal exposant de la mystique juive, a contrebalancé l'influence du marxisme, infléchissant sa pensée dans un sens plus religieux. Mais à l'élément religieux de la pensée de Benjamin s'opposait une préoccupation toute différente : l'avancée des fascismes, qui semblait irrésistible et qui le poussait vers le communisme. Benjamin, dans le fond, est resté à mi-chemin entre Moscou et Jérusalem, entre la philosophie marxiste et la mystique juive. Comme Kafka — à qui il consacrera en 1934 un essai devenu célèbre — Benjamin pensait, de manière obsédante, à la nécessité d'apprendre l'hébreu moderne et à la possibilité de se réfugier en Palestine, où il espérait enseigner les littératures française et allemande. Sa voie personnelle le conduisit continuellement à se rapprocher du sionisme et du judaïsme orthodoxe ; il s'en est rapproché toute sa vie, mais ne l'a jamais atteint, sans nul doute à cause de sa mort prématurée.
Après l'avènement du national-socialisme en Allemagne, Benjamin a renforcé sa propre tendance au nomadisme, en s'installant d'abord à Paris, puis à Ibiza, puis, ensuite, au Danemark, où il fut l'hôte de Bertold Brecht. Ses œuvres fondamentales sont : Pour une critique de la violence (1921), La tâche du traducteur (1923), Les affinités électives chez Goethe (1925), Origines du drame allemand (1928), Karl Kraus (1931), L'œuvre d'art à l'époque de la reproductibilité technique (1936).
Un poison donné par Arthur Koestler
En 1938, il apprend que son frère Georg, opposant au nazisme, est mort à Mauthausen, après quatre années de détention. En septembre 1939, les troupes nationales-socialistes allemandes envahissent la Pologne, ce qui déclenche la seconde guerre mondiale. Benjamin, comme bon nombre d'autres réfugiés, est arrêté par les autorités françaises de la IIIe République et interné dans un “camp de rassemblement”, où il restera deux mois, avant d'être libéré grâce à l'intervention de quelques amis. Décidé à traverser la frontière espagnole, Benjamin transportait avec lui du poison qui lui avait été donné par son ami Arthur Koestler à Marseille. Il pensait en faire usage au cas où il serait tombé aux mains de la Gestapo. Mais quand à Port Bou, les gardes civils espagnols ferment la frontière et interdisent aux réfugiés de la franchir et menacent de les refouler en France, ses nerfs craquent. Pendant la nuit, il met fin à ses jours. Du moins probablement. Il avait 48 ans. Après la guerre, son ami Théodore Adorno, philosophe et musicologue de réputation mondiale, fera connaître au grand public l'œuvre de Benjamin, exactement comme Max Brod l'avait fait pour Kafka.
Une pensée où coexistent deux filons
Dans la pensée de Walter Benjamin coexistaient deux filons : le filon religieux et le filon politique ; il y avait donc son intérêt pour la mystique juive et son attirance pour la philosophie marxiste. Le grand philosophe et critique littéraire ne fut toutefois pas un juif orthodoxe, comme il ne fut jamais non plus un véritable militant communiste. Dans sa pensée, ces deux références alternent continuellement sans jamais, pourtant, donner vie à une réelle fusion, comme ce fut le cas dans l'œuvre de son ami Ernst Bloch, pour qui la religion juive nourrit le messianisme marxiste. Bloch a “immanentisé” le judaïsme (et le christianisme), en en faisant des tentatives eschatologiques de dépassement de l'injustice sur terre ; ce sont ces veines religieuses qui enrichissent l'aspect messianique bien présent dans la pensée de Marx. Benjamin a commencé par se fermer à la religion, pas ne pas dépasser un stade simplement mystique et pour relier celui-ci à une perspective messianique. Le marxisme, il ne s'en sert que pour nier la réalité présente, plus que pour proposer une réelle alternative politique. En même temps, sans se décider à s'installer à Jérusalem, il demeure fasciné par l'expérience sioniste en Palestine, suscitant, à ce propos, la colère de son ami Bertolt Brecht, qui l'accuse de soutenir un “fascisme juif”.
Dix-huit aphorismes sur la philosophie de l'histoire
Benjamin, déjà bien avant le pacte Ribbentrop/Molotov, ne voyait plus Moscou comme une véritable alternative à Jérusalem. Le communisme n'avait de valeur, pour lui, que comme force anti-capitaliste et anti-nazie, non pas comme une force politique autonome. Témoignage de son hérésie idéologique, qui le faisait souffrir : les 18 aphorismes de ses “thèses sur une philosophie de l'histoire”, où il prend son inspiration dans le tableau Angelus Novus de Paul Klee et attaque le mythe du progrès, dont les origines résident dans la pensée des Lumières, et qui imprègne aussi le marxisme. Benjamin ne croit pas au Progrès qui s'est substitué, dans la conscience des hommes, à la Providence divine. Le progrès est une idolâtrie qui illusionne les hommes, désormais éloignés de la vérité parce qu'éloignés de la perspective religieuse. Par ce refus du mythe fondateur de la modernité se clôt la parabole humaine et la trajectoire intellectuelle de ce grand homme de culture, partagé entre sa fascination pour la lutte politique et sa fidélité, non orthodoxe, à la foi de ses pères.
► Martino Mora, Nouvelles de Synergies Européennes n°55-56, 2002.
(article paru dans La Padania, 18 juillet 2001)
Benjamin, Heidegger et la naissance de la modernité
Raison, Habitat, Expérience
« Tout est rappelé du passé, ce qui est à venir, qu'il soit attendu comme sempiternel » (Nietzsche)
Maurice de Gandillac rapporte qu'au XIIe siècle, les moines de Saint-Victor louent les marchands qui « explorent des rivages nouveaux », font connaitre de nouveaux produits et « rendent commun ce qui était privé » (1). Un siècle après, le franciscain Duns Scot justifie les bénéfices des négociants par leur rôle d'intermédiaire. Là se situe selon M. de Gandillac « l'essentielle coupure de la véritable modernité ». Une double idée s'insinue : la société doit “progresser”, l'aptitude à cette progression n'est pas générale. Il y aura ce qu'Augustin appelait des “damnés” : les laissés-pour-compte du progrès. Cette idée de progression sélective est une des sources de la modernité.
L'autre est la soif de connaissance. Au XVe siècle, Nicolas de Cues rêve de mesurer l'ensemble du réel, y compris les propriétés physiques et physiologiques de l'homme. Aux catégories de l'être et de l'existant, il substitue en somme celle de l'existible, la catégorie de tout ce qui peut, potentiellement, exister. Pour autant que l'utilité en soit démontrable. Dans le même temps, le mode d'apparaitre du monde devient identique à celui de Dieu, c'est-à-dire que l'univers apparait sans centre ni circonférence. Autrement dit, les conditions de la naissance de la subjectivité se mettent en place.
Modernité = dualité de la rationalisation et de la subjectivisation
Selon Alain Touraine (2), cette dualité de la rationalisation et la subjectivisation est la définition même de la modernité. La modernité aurait assigné des tâches à deux “sujets” : la raison et la conscience. La tâche de la première serait de comprendre le monde, celle de la seconde d'“humaniser l'homme”. Le dérapage se serait produit au moment de la philosophie des Lumières qui aurait détruit ce dualisme “par orgueil” (en quelque sorte le pendant de la thèse de Furet sur le dérapage de la Révolution française entre 1789 — la “bonne” révolution — et 1793 — la “mauvaise”). D'où l'inclination de Touraine pour l'humanisme chrétien optimiste (selon lui Érasme, Marsile Ficin, …) qu'il oppose à l'augustinisme pessimiste. D'où aussi son désaccord avec Louis Dumont situant plus en amont l'irréversibilité du mouvement conduisant à l'individualisme moderne. Reste l'accord sur la présence, aux sources de la modernité (c'est-à-dire de ce en quoi notre temps nous est propre), de la soif de connaissance, de l'utilisation de l'outil de la raison, de la recherche de la mesure, d'une forme nouvelle de la subjectivité individuelle et collective.
La valeur nouvelle de la notion de certitude marque la naissance de la modernité. C'est le signe des temps modernes. Heidegger s'y réfère dans l'interrogation suivante : « Mais qu'est-ce qui est plus étant, c'est-à-dire, d'après la pensée des Temps modernes, plus certain que la mort ? » (3). Or, la notion de certitude apparait avoir des affinités particulièrement fortes avec celles de raison et de sûreté. Sous deux aspects. D'une part, de ce qui est certain, on est sûr. Et ce qui est sûr (en lieu sûr) est sauf (sauvé). D'autre part, on n'est certain que de ce que l'on connait. Or, le principe de toute connaissance est la raison.
“Grund” et “ratio” chez Heidegger
Selon Heidegger, le principe de raison est le fond du fond, la raison de tous les principes et donc "la raison de la raison". Étymologiquement, la “raison”, c'est le “fond” (Grund), et aussi le “sol”, “l'humus”. Grund désigne le fond vers lequel nous descendons et auquel nous revenons, pour autant que le fond est ce sur quoi une chose repose, à quoi elle tient, d'où elle s'ensuit (4). Hegel distinguait le fond d'une chose et ce sur quoi elle repose. Si Heidegger semble ici user d'un des sens seulement du mot “fond”, le second, ce n'est qu'apparence. Ces deux notions sont liées : pour aller “au fond des choses”, il faut voir ce sur quoi elles reposent. Ainsi, on ne connait les choses que compte tenu de leur fondement. Le sens du terme “compte tenu” est clair : la raison (Grund) est aussi ratio. Elle est le compte de ce que l'on donne, et donc aussi de ce qu'il nous reste. Conclusion : la raison comme “compte”, “calcul” suppose un jeu à somme nulle. Ce que je n'ai plus est à quelqu'un d'autre. Dit autrement : la raison suppose un monde fini (5).
Mouvement de quête, de recherche du fond, la raison ne se conçoit pas sans l'autonomie de la volonté. Il n'y a de raison que dans l'agir. « C'est la philosophie moderne (…), de Leibniz à Nietzsche, qui met en route la méditation de l'être comme agir, jusqu'à sa détermination ultime comme volonté de puissance », écrit Jean Beaufret (6).
De son coté, Husserl, s'interrogeant sur l'origine de la philosophie, la définit comme source de la raison. Or, on peut le considérer comme étant l'illustration fondatrice d'un néo-kantisme que Michel Clouscard situe justement « à l'origine de l'épistémologie de notre période culturelle » (7), et qui pose le principe d'identité de l'objet et du sujet de la connaissance. Kant voyait dans la révélation chrétienne l’auxiliaire de la raison. Husserl se rattache à ce point de vue quand il écrit, en 1935 : « La vie de l'homme n'est autre chose qu'un chemin vers Dieu ». Cette position fut aussi celle de Max Scheler. En somme, la philosophie serait née de Dieu et consisterait à y retourner. De là, l'importance de la généalogie.
Généalogie
Évidemment, la difficulté commence quand on constate que la pratique de celle-ci n'est pas unique. Dans l'approche d'Alain, l'esprit apparait « développement de l'idée réelle ». Dans celle d'Hegel, « l'histoire de l'esprit est son acte », et le sens de l'acte est d'atteindre à la perfection et à l'universalité (8). Dans cette perspective, l'histoire de l'esprit, comme le notait justement Althusser, est « processus sans sujet (…). C'est le procès lui-même qui est sujet ». Quand Husserl, pour sa part, définit le travail philosophique comme remontée aux sources de la raison (d'accord ici avec Dilthey), il en appelle à une méthode généalogique illustrée par Nietzsche. La remontée aux sources est en effet la méthode même de la généalogie. Mais celle-ci, plus que la simple genèse, comporte, dit Jean Beaufret, « une herméneutique plus essentielle ». Elle s'occupe de ce qui, malgré l'enchaînement des étapes, confère au produit le plus récent, donc le plus loin de l'origine, une étonnante proximité, néanmoins, de cette origine. Or, la genèse existentiale chez Husserl comme chez Heidegger consiste en un questionnement sur ce dont le phénomène en tant que tel est porteur. Dans cette optique, la généalogie ne peut être reconstitution de ce qui est déjà en germe, ni simple remontée à l'origine. Et c'est précisément en cela, grâce à cet écart par rapport à l'origine, que cette perspective permet l'historicité.
Si cet écart par rapport à l'origine se maintient jusque dans la quête de celle-ci, c'est dire que le primitif n'est pas l'originel. La pensée grecque comme matrice, ce que Jean Beaufret appelle « la percée radieuse du monde grec » est héritière d'un "avant" encore dérobé. Peut-être parce que, comme dit Hölderlin, la pudeur, c'est ce qui « retient d'aller jusqu'à la source ». De ce fait, le propos de la démarche généalogique n'est pas de s'engager dans le retour à un “monde de la vie” originel. Plutôt faut-il être à l'écoute de la parole reçue par les grecs, et par eux transmise — parole qui n'est donc pas originelle. Encore est-il besoin de s'entendre sur les conditions de la transmission — le temps, et sur la nature de l'acte d'écoute — à savoir l'intention, et en somme sur la nature du “Je” et de la personne.
Temps = limitation de l'Être ?
Kant aperçoit bien le rôle constitutif du temps dans la constitution du “Je”, mais il en conclut que cela atteste de la séparation du monde de l'être et du monde de la pensée. Le temps est ainsi conçu comme une limitation de l'être qui l’empêcherait d'atteindre la complétude du monde de la pensée. Résumant Kant, Pierre Trotignon écrit : « Marque de ma finitude, le temps est encore conçu comme une diminution d'être, comme une impossibilité pour notre existence d'être cet entendement intuitif à qui l'être se révélerait adéquatement » (9).
Le point de vue de Martin Heidegger sur la question du Je est fort différent. Il parait bien compris par Georges Steiner qui écrit : « Ce n'est pas sous le rapport du “Je suis” que nous saisissons la nature de l'être avec le plus de facilité et d'assurance (Heidegger se sépare ici fondamentalement de “l'égoïsme” de Descartes et de la fusion du sujet et de l'objet chez Kant et Fichte). Ni en fonction du “tu es” (comme le voudraient certaines écoles modernes de phénoménologie dialectique) » [Martin Heidegger, 1981, p. 42]. Heidegger voit dans le temps une forme de l'intention qui permet le dévoilement de l'être, sans donner accès « à la totalité et à l'unité des êtres » (10). En d'autres termes, le temps est un chemin, ce qui ouvre une toute autre perspective que celle de Kant. Mais Heidegger dit aussi : « Tout est chemin ». Ce qui est sans doute dire qu'il n'y a pas de but. Et définit une position nettement distincte de celle de Husserl.
Dieu n'est plus alors, comme dans la vision de l'humanisme chrétien, le couronnement de la Création — la plus haute des “valeurs” — ce que Heidegger interprète comme une « dégradation de l'essence de Dieu » (Lettre sur l'humanisme). Dieu est alors, toujours dans la vision heideggerienne, au fond de toute chose. Ainsi que Goethe l'exprime poétiquement : « Si l’œil n'était pas parent du soleil, comment pourrions-nous voir la lumière, si la force de Dieu ne vivait pas elle-même en nous, comment serions nous transportés par les choses divines ? »
De son coté, Max Scheler émet sur la question du “Je” et sur celle de “l'intention” deux propositions. L'une est que « l'idée de personne n'a rien à voir avec les idées de Je ». L'autre est que « ce qui appartient à l'essence de la personne, c'est de n'exister et de ne vivre qu'en effectuant des actes de visée intentionnelles ». Le problème, c'est que ces deux propositions sont rigoureusement incompatibles. Il est en effet exact que la personne se définit par l'articulation entre une fonction adaptatrice et une fonction de ressourcement, entre une identité “idem” (celle du caractère) et une identité “ipse” (celle de l'être), cette dernière jouant une fonction de réserve. Il est ainsi vrai que le “Je” devient personne, c'est-à-dire être-dans-le-monde en faisant apparaître au jour sa part la moins authentique, la moins personnelle, et de fait la plus banale. Mais, de ce fait même, il n'est pas évident que le propre de l'homme soit de « n'exister et de vivre qu'en effectuant des actes de visée intentionnelles ». Tout au contraire peut-on penser que l'intention est une des notions les plus faiblement fondées qui soient, impensable en tout état de cause hors de ce que Bourdieu nomme « l'habitus ». Conséquence : la première proposition de M. Scheler sur le “Je” et “la personne” apparait pertinente, mais la seconde fausse et contradictoire.
Aussi faut-il resituer ce que peut être “l'écoute”, une écoute non purement intentionnelle. L'écoute est d'abord écoute de la parole, et elle est aussi écoute qui recueille. D'où une double question : la parole et le recueil de la parole (en d'autres termes l'intérieur). Heidegger définit la parole comme n'étant pas un discours (rationnel), mais un dire qui signifie. Aussi l'écoute de la parole n'est-elle ni immédiate, ni totale. Il y a écart entre le dit et le reçu. « Le signe est éternellement veuf du signifié », dit encore Gilbert Durand (11).
Pure visibilité
Le deuxième aspect soulevé est la question du recueil de la parole. Tout lieu humain a aussi pour fonction de permettre le recueil de la parole, l’élaboration de l’expérience, la participation à la société tout autant que sa mise à distance : le maintien de l’altérité. Dans un texte intitulé Intérieur et expérience (Notes sur Loos, Roth et Wittgenstein) (12), Massimo Cacciari pose la question : peut-il y avoir un espace de recueillement, et à quelles conditions ? Et il pose cette question très concrètement à partir de l'architecture et de l'urbanisme moderne. En effet, le projet tant des intérieurs “kitsch” (“mauvais goût” en yiddish) que de l'immeuble moderne qui les contient est « la pure visibilité ». Nombre de constructions modernes semblent avoir pour unique projet la visibilité. Comme si ce qui était visible était forcément habitable. Comme si la transparence et l’impudeur était condition de l’existence. Or, au contraire, la visibilité transforme la chose en monnaie, en objet « aliénable et manipulable », écrit Cacciari.
Dans le cas d’une maison, la visibilité de celle-ci tue sa possibilité d’être un intérieur. L’architecture de verre et d’acier constitue une illustration contemporaine frappante du refus du principe même d’intérieur. Car la volonté de rendre tout transparent postule une équivalence entre l'humain et le logos. L’homme doit toujours être à la fois à l’écoute (le parlé) et toujours le parlant. L’écoute doit donc être purement intentionnelle et immédiate. C'est ce qui rend la question de la transparence tout à fait nodale. « Tout “secret” doit être parlé », résume Cacciari. De fait, le verre, et la culture de la transparence — Glaskultur — met à nue l'expérience. Et, le cas échéant, la misère de l'expérience. La misère la plus grande se trouve quand l'expérience se situe avant la narration, c'est-à-dire quand la narration n'est plus auto-constitution de l'identité (au sens de Ricœur), mais simple accumulation de hasards. Alors, l'expérience — celle connue avant la narration — ne peut revenir que comme miracle, chez celui qui a habité le temps d'avant. Une attente de l'extraordinaire qui explique l'attirance des temps modernes pour les eschatologies (quoi de plus extra-ordinaire que le dernier récit ?).
Pour que le récit ne soit pas ce qui vient après l'expérience, il doit être inscrit dans le temps. Il doit ainsi être de l'ordre du relatif (puisqu'il relate) , et non de l'absolu. Cette inscription dans le temps nécessite que la Parole n'y soit pas l'objet d'une écoute immédiate, mais au contraire distante. L'inscription dans le temps nécessite ainsi le ressourcement, donc le silence, ou du moins des silences.
“Le silence est la mémoire de l'enfance”
Silence. Que l'homme ne soit ni toujours à l'écoute (le parlé), ni toujours le parlant. C’est pour une écoute moins immédiate, laissant sa place aux médiations que plaide justement Massimo Cacciari. Que l’écoute laisse sa place à l’expérience. « Que l’homme ne soit pas toujours déjà le parlant, qu’il ait été et qu’il soit encore “l’in-fans”, c’est cela l’expérience », précise de son coté Giorgio Agamben (13) . L’expérience d’avant le récit, cette expérience « frappé de mutisme », est celle qui peut, dans les silences, perdurer dans le recueillement, dans l’attente qui est attention, et qui est aussi ressourcement. Cette expérience d’avant le récit est le non-dicible qui, pour cela même, donne sa forme (tel un réceptacle) au dicible qu’est le récit. C’est pourquoi l’expérience d’avant le récit s’initie dans « le silence, la mémoire et l’enfance » (Cacciari). Le lieu de cette expérience est le silence parce que « le silence est la mémoire de l'enfance » (Cacciari). Et c’est pourquoi, afin de préserver l’écart entre le dit et le reçu, entre l’énoncé et le compris, la non transparence des habitats est nécessaire. Aussi l'illusion en ce domaine serait que l'expérience soit en-deçà de la vie, et le risque l'attente du miracle comme connaissance, et de la parousie (“l'arrivée”) comme de ce qui sauve. Plutôt s'accordera-t-on avec René Char qui écrit : « L'éternité n'est guère plus longue que la vie ».
De même que l'expérience perdure si elle s’inscrit dans le temps, l'homme est pour autant qu'il s'inscrit dans l'espace, pour autant qu'il est un habitant. D’une façon générale, la fonction d’un lieu est d’échapper à tout accaparement et de permettre le déploiement de notre être-au-monde. « Un lieu est quelque chose qui est susceptible de porter du lien », écrit Jean-Pierre Le Dantec. Un lieu est ainsi par nature ce qui échappe à l’appropriation privée. Le lieu s’adresse donc à l’homme en tant qu’il est être social déployé dans l’espace. Il est en effet impossible de distinguer l’homme de son « environnement ».
Ici encore, l'être précède le faire (précéder, c'est montrer le chemin) ; comme l'habiter précède le bâtir. « Bâtir n'est pas seulement un moyen de l'habitation. Bâtir est déjà de lui-même habiter » (14). L'homme habite dans la mesure où il prend soin d'un lieu ; il bâtit parce que sa nature est d'être un habitant. « Wohnen, “demeurer en” est la structure fondamentale du Dasein » (15). Alors, ce que l'homme bâtit prend sens. Être, c’est d’abord, être là. Ici et maintenant. Un être-là qui est marqué par des traces. Le lieu est la trace de l’homme, la trace qui fait sens pour l’homme. L’architecte Antoine Grunbach dit : « la trace est le premier pas vers le sens ». Il s’agit donc de transformer, de rassembler les éléments constitutifs de l’espace — concept arithmétique — pour en faire un lieu, concept anthropologique.
Heidegger prend l'exemple d'un pont. Un pont « rassemble, à sa manière, auprès de lui la terre et le ciel, les divins et les mortels » (16). À ces éléments — le Quadriparti — le pont accorde une place. « Car, note Heidegger, seul ce qui est lui-même un lieu peut accorder une place ». C'est ici le pont qui crée le lieu. Sans pont, pas de lieu. Et si le lieu est tel en tant qu'il est dans l'espace, c'est un espace aménagé, et aussi un espace “ménagé”. Son aménagement n'est autre qu'un mode de son paraître. Lieu aménagé — et “à ménager” — le pont ne met pas seulement “en place” le Quadriparti. Il le garde : « C’est le passage du pont qui seul fait exister les rives comme rives (…), le pont rassemble autour du fleuve la terre comme région ».
L'essence de l'acte de bâtir est ainsi : produire des choses qui soient des lieux, qui mettent en place — “ménagent” une place —, et tiennent sous leur garde la terre et le ciel, les divins et les mortels. En somme, bâtir est répondre à l'appel du Quadriparti en attente de modes de paraître. Ainsi, bâtir est pro-duire (pro-ducere : mettre en avant), et au plus haut point. Et bâtir est : rassembler ou assembler. Assembler ce qui ne passe pas avec le temps — le Quadriparti — avec ce qui passe — les œuvres humaines. Ainsi le pont, ou toute autre bâtisse, qui rassemble l’intemporel : le paysage, et le temporel : la construction humaine. Tel est ce qui définit un lieu habitable par l’homme. Alchimie qui est notre travail.
Difficulté : faire ce travail aux temps modernes. Le lieu n'existe en effet que par sa perception collective. La compréhension du lieu doit faire l'objet d'un accord. Or, les conditions de celui-ci sont rendus hasardeuses par un phénomène remarqué particulièrement par Georg Simmel : la multiplicité des rythmes dans la ville moderne. La conséquence de ce phénomène est l'obligation de l'exactitude. L'excentricité devient rare, la banalité et le conformisme la règle. Pour autant, cette homogénéisation des comportements n'aboutit pas à une perception collective des lieux, faute d'un horizon commun. Les conséquences de cet état de fait sont doubles.
Plus de lieu : appauvrissement du vécu
D'une part, la communauté est ainsi « désœuvrée » (Jean-Luc Nancy). L'homme est pris dans une « cage intemporelle » (Lewis Mumford), « sans héritage et sans projet », dit encore Georges Balandier (17). D'autre part, la ville moderne secrète le mimétisme. Le Lebenswelt, le vécu du monde s'appauvrit. Comme le note Blanqui, « l'univers se répète sans fin et piaffe sur place ». Aussi y a-t-il perte du goût et de l'expérience.
Walter Benjamin : la “perte d'aura”
Pour Walter Benjamin, les questions fondamentales de l'authenticité, du sens du bonheur, de la tradition se posent à partir de l'observation des spécificités de l'âge bourgeois. « Le pouvoir et l'argent, observe Benjamin, sont devenus sous le capitalisme des grandeurs commensurables. Chaque quantité donnée d'argent doit être converti en un pouvoir bien défini, et l'on peut calculer la valeur d'achat de chaque pouvoir » (18). De cette coïncidence nouvelle et essentielle entre deux données sociales auparavant disjointes dans leurs principes, il s'ensuit que le sacré diffusé par un pouvoir sublimé s'éclipse au profit de la “beauté” et que celle-ci elle-même devient reproductible et mesurable (19).
La technique n'est qu'un moyen de la reproductibilité et non la cause de cette recherche de reproductibilité. « Les composantes de l'authenticité se refusent à toute reproduction, non pas seulement à la reproduction mécanisée » (20). La cause de la recherche de reproductibilité, c'est la volonté de distinction par l'accumulation (d'objets, images, signes, …). Et comme la modernité se caractérise par la construction d'images du monde (Heidegger), la profusion des images au moyen de leur reproductibilité alimente le règne de la marchandise. « Là où il n'y a pas les dieux règnent les spectres », écrit Novalis (21).
Mais la volonté de distinction n'est qu'un produit de l'individualisme et de l'invention de la volonté comme attribut individuel. J-F Lyotard (qui fait remonter l'invention de la volonté à Augustin), écrit : « Tout ce que Benjamin décrit comme “perte d'aura”, esthétique du “choc”, destruction du goût et de l'expérience, est l'effet de ce vouloir peu soucieux des règles. Les traditions, les statuts, les objets et les sites chargés du passé individuel et collectif, les légitimités reçues, les images du monde et de l'homme venues du classicisme, même quand ils sont conservés, le sont comme moyens pour la fin, qui est la gloire de la volonté » (22). Les grands mouvements sismiques de la sensibilité, et les structurations sur la longue période de la psychologie des peuples sont remplacés par le règne du nouveau — la néophilie. « Pas de vagues, juste des vogues » remarquait Félix Guattari.
Très logiquement, l'invention de la volonté précède de peu l'invention de l'autonomie de l'économie (23). À partir du moment où la personne apparait “pour-soi” (Hegel), c'est-à-dire comme l'unité conflictuelle d'un Je (moi-sujet) et d'un Moi (moi-objet), la volonté s'institue — et s'insinue — comme le moyen d'être au monde. Les biens deviennent alors autant d'indispensables “miroirs du moi”.
De là, est inévitable l'invention de l'économie comme sphère autonome des activités humaines, consacrée à la fabrication de ces biens. L'essor de la technique accompagnant l'autonomie de l'économie, le règne de la marchandise advient, qui brise la perception collective du monde de la vie, et réduit — tendanciellement — ce dernier à une collection d'objets. Le “choc” du nouveau remplace l'acquisition de l'expérience. Or, il n'y a pas, remarque Benjamin, de bonheur sans expérience — et sans expérience collective. Et la tradition est l'éternel retour de cette expérience. « L'expérience du bonheur, dit Jürgen Habermas de Benjamin, qu'il appelle illumination profane, est liée à la préservation de la tradition ».
La “tradition” chez W. Benjamin
La notion de tradition dans la pensée de Benjamin occupe une place comparable à celle de l'être chez Heidegger. Dans les deux cas l'idée d'un abîme joue un rôle essentiel. Cet abime se définit « par la séparation qui règne entre deux mondes, dont l'un des deux seulement est en toute rigueur celui de l'être » (24). Le point de vue heideggerien est que cette séparation nait avec Socrate et Platon, et se creuse avec ce que Beaufret nomme le « déclin même de la philosophie ou, si l'on veut, son virage stoïcien » (id.). L'opinion de Benjamin ne semble pas éloignée. Pour lui, la tradition remplit le rôle de réserve d'authenticité de l'être, même si, pas plus que chez Heidegger, on ne trouve chez lui de définition tranchée de l'authentique et de l'inauthentique. Ainsi, avec la mort de la tradition se perd la capacité de connaitre ce que Benjamin appelle le bonheur et qui est sans doute un autre nom de l'allégresse définie comme « la coïncidence du désir et du réel » (Clément Rosset).
La modernité a commencé avec Faust. Elle finit avec ce que Forget et Polycarpe appellent l'homme-machinal. Ce qui ne parait pas très éloigné de l'homme réifié de Marx. Au XIXe siècle, l'idéal des temps est, note alors Stendhal, la capacité métamorphique : le bal le soir, la guerre le lendemain. (Bonaparte en fut une illustration étonnante : les soirées de la campagne d'Italie de 1796-97 étaient consacrées aux lettres à Joséphine et aux plans d'opérations militaires contre l'Autriche). Mais une fois détruit l'ancien ordre des choses (25), les temps modernes sont ceux du mimétisme et de l'alignement. La civilisation dont l'idéal est la mise au travail aboutit au chômage de l'être. Vient alors le stade de l'ahurissement de l'homme.
Pour le flâneur, fasciné par le marché, ayant « peur de s'arrêter » (Maxime Du Camp), la ville comme la femme apparaissent sous l'aspect d'un labyrinthe, « la patrie de celui qui hésite ». « Le labyrinthe, écrit Benjamin, est le bon chemin pour celui qui arrive bien assez tôt au but. Ce but est le marché ». Et encore : « Le chemin de celui qui appréhende de parvenir au but dessinera facilement un labyrinthe. Ainsi fait la pulsion sexuelle dans les épisodes qui précèdent sa libération » (26).
Benjamin n'est pas seulement un remarquable décrypteur de la modernité. Très lucide quant à la profondeur des racines de l'ordre bourgeois, il inscrit ses recherches dans une conception novatrice du temps historique (surtout par rapport à une certaine culture marxiste) : « Chasser toute évolution de l'image de l'histoire et présenter le devenir comme une constellation au sein de l'être grâce à un déchirement dialectique entre la sensation et la tradition; telle est aussi la tendance de ce travail » (27). Brecht, peu complaisant pour Benjamin, notait de son coté dans son Journal de travail (août 1941) : « Benjamin s'oppose à la conception de l'histoire comme déroulement linéaire, du progrès comme entreprise énergique menée à tête reposée, du travail comme source de moralité, de la classe ouvrière comme la protégée de la technique, etc. Il se moque de la phrase, si souvent entendue, qu'il puisse y avoir, “encore en ce siècle” quelque chose comme le fascisme (comme s'il n'était pas le fruit de tous les siècles) » (28). Dans cette conception du devenir, le détail et l'instant apparaissent « le cristal de l’événement total ». L'instant oscille entre le “toujours nouveau” et le “toujours identique”.
Influencé par certains mystiques, notamment Weigel, Benjamin imagine que pour une humanité « délivrée », « chacun des instants qu'elle a vécus devient une citation à l'ordre du jour — et ce jour est justement le dernier » (29). Bien que se dégageant avec difficulté de l'idée de “délivrance” (qui implique une critique radicale du monde et est donc au fond anti-constructiviste et anti-révolutionnaire), il conclut ses « thèses sur la philosophie de l'histoire » en notant que l'ancien messianisme juif est moins « appel à l'avenir que commémoration d'un passé toujours présent », chaque seconde s'offrant à la libre discussion des hommes comme « une porte étroite ».
Un jour de septembre 1940, Walter Benjamin tente de passer en Espagne, quittant cette France qu'il a tant aimé. L'affaire se présente mal, et l'échec serait sans doute l'arrestation par la Gestapo. Alors, Benjamin franchit une dernière fois “la porte étroite”. Il se tue.
Nous n'oublions pas : l'Andenken, c'est la pensée fidèle et remémorante. C'est au courage devant la détresse, qui est la préoccupation — le souci — commun de Heidegger et de Benjamin qu'il s'agit d'être fidèle.
► Pierre Le Vigan, Vouloir n°126/128, 1995.
• nota bene : article augmenté via le texte repris dans Inventaire de la modernité avant liquidation (avatar, 2007)
• Du même auteur : Chronique des temps modernes (La barque d’or, 2014) [recension].
Notes :
◘ Extrait du texte de Heidegger
Nous parlons de l'homme et de l'espace, ce qui sonne comme si l'homme se trouvait d'un côté et l'espace de l'autre. Mais l'espace n'est pas pour l'homme un vis-à-vis. Il n'est ni un objet extérieur ni une expérience intérieure. Il n'y a pas les hommes, et en plus de l'espace ; car, si je dis « un homme » et que par ce mot je pense un être qui ait manière humaine, c'est-à-dire qui habite, alors, en disant « un homme », je désigne déjà le séjour dans le Quadriparti auprès des choses. Alors même que notre comportement nous met en rapport avec des choses qui ne sont pas sous notre main, nous séjournons auprès des choses elles-mêmes. Nous ne nous représentons pas, comme on l'enseigne, les choses lointaines d'une façon purement intérieure, de sorte que, tenant lieu de ces choses, ce seraient seulement des représentations d'elles qui défileraient au-dedans de nous et dans notre tête. Si nous tous en ce moment nous pensons d'ici même au vieux pont de Heidelberg, le mouvement de notre pensée jusqu'à ce lieu n'est pas une expérience qui serait simplement intérieure aux personnes ici présentes. Bien au contraire, lorsque nous pensons au pont en question, il appartient à l'être de cette pensée qu'en elle-même elle se tienne dans tout l'éloignement qui nous sépare de ce lieu. D'ici nous sommes auprès du pont là-bas, et non pas, par exemple, auprès du contenu d'une représentation logée dans notre conscience. Nous pouvons même, sans bouger d'ici, être beaucoup plus proches de ce pont et de ce à quoi il « ménage » un espace qu'une personne qui l'utilise journellement comme un moyen quelconque de passer la rivière. Les espaces et « l' » espace avec eux ont toujours déjà reçu leur place dans le séjour des mortels. Des espaces s'ouvrent par cela qu'ils sont admis dans l'habitation de l'homme. « Les mortels sont », cela veut dire : habitant, ils se tiennent d'un bout à l'autre des espaces, du fait qu'ils séjournent parmi les choses et les lieux. Et c'est seulement parce que les mortels, conformément à leur être, se tiennent d'un bout à l'autre des espaces qu'ils peuvent les parcourir. Mais en allant ainsi, nous ne cessons pas de nous y tenir. Bien au contraire, nous nous déplaçons toujours à travers les espaces de telle façon que nous nous y tenons déjà dans toute leur extension, en séjournant constamment auprès des lieux et des choses proches ou éloignés. Si je me dirige vers la sortie de cette salle, j'y suis déjà et je ne pourrais aucunement y aller si je n'étais ainsi fait que j'y suis déjà. Il n'arrive jamais que je sois seulement ici, en tant que corps enfermé en lui-même, au contraire je suis là, c'est-à-dire me tenant déjà dans tout l'espace, et c'est seulement ainsi que je puis le parcourir.
Même alors que les mortels « rentrent en eux-mêmes », ils ne cessent pas d'appartenir au Quadriparti. Quand nous faisons - comme on dit - retour sur nous-mêmes, nous revenons vers nous à partir des choses sans jamais abandonner notre séjour parmi elles. La perte même du contact avec les choses, qui est observée dans les états de dépression, ne serait aucunement possible si un état de ce genre ne demeurait pas, lui aussi, ce qu'il est en tant qu'état humain, à savoir un séjour auprès des choses. C'est seulement lorsque ce séjour caractérise déjà la condition humaine que les choses auprès desquelles nous sommes peuvent cependant ne rien nous dire, ne plus nous toucher.
Le rapport de l'homme à des lieux et, par des lieux, à des espaces réside dans l'habitation. La relation de l'homme et de l'espace n'est rien d'autre que l'habitation pensée dans son être.
Quand nous réfléchissons, ainsi que nous venons de l'essayer, au rapport entre lieu et espace, mais aussi à la relation de l'homme et de l'espace, une lumière tombe sur l'être des choses qui sont des lieux et que nous appelons des bâtiments.
► M. Heidegger, extrait de : « Bâtir, habiter, penser », in : Essais et conférences, tr. fr. A. Préau, Gal., 1958.