F. Thual : Géopolitique du bouddhisme
• Recension : François Thual : Géopolitique du Bouddhisme, éd. des Syrtes, Paris, 2002.
Généralement, ceux qui manifestent leur enthousiasme pour le bouddhisme dans nos pays, imaginent que cette religion asiatique est une religion de paix et de sérénité, proche de l’idéal hippy. Thual dissipe cette illusion et montre que « cette religion millénaire a participé à l’Histoire et à sa violence ». Il étaye son argumentation en analysant notamment le cas thaïlandais, où le nationalisme siamois, fondé sur un bouddhisme proprement thaï, a servi de moteur à une politique visant à restituer le royaume thaï dans ses dimensions pré-coloniales, avant que les Anglais n’aient grignoté son territoire au profit de la Birmanie, inféodée au British Empire, et de la Malaisie et que les Français n’aient annexé au Laos ou au Cambodge des territoires auparavant thaïlandais. De même, le bouddhisme japonais, dans sa version Zen, a également participé à l’idéologie nationaliste nipponne (à ce propos lire : Brian Victoria, Le Zen en guerre - 1868-1945, Seuil, 2001). Thual dépouille donc le regard occidental sur le bouddhisme de ses naïvetés.
Bouddhisme et Occident
• Recension : Lionel OBADIA : Bouddhisme et Occident : La diffusion du bouddhisme tibétain en France, L’Harmattan, 272p.
Étude exemplaire sur les mécanismes de prédication et de conversion. La propagande religieuse met l’accent sur la raison et le contenu intellectuel du bouddhisme alors qu’en pratique les adeptes sont attirés par le surnaturel et la magie. Le rôle des pratiques rituelles est bien compris et celles-ci remplissent leur fonction d’intégration au groupe de croyants. La facilité avec laquelle cette religion s’est institutionnalisée en France revivifie nos connaissances sur les rapports logiques entretenus par les religions universalistes avec les Empires multiethniques. Notamment. les grands empereurs de l’Inde avaient adopté et diffusé le bouddhisme comme doctrine officielle pour des raisons intéressées : l’individualisme de cette religion lui fait transcender les cultures spécifiques (sinon s’opposer à elles) et cela sert les grands empires dominant plusieurs peuples. D’autre part, sa non-violence peut empêcher révoltes et guerres civiles. Son organisation monastique permet des relations systématiques et structurées avec les pouvoirs temporels. On comprend mieux son accueil favorable par les maîtres de l’Europe.
► Frédéric Valentin, Nouvelles de Synergies Européennes n°43, 1999.
Shambhala : la voie du guerrier
• Recension : Jeremy HAYWARD, Le monde sacré de Shambhala, Seuil, 1998, 364 p.
Le tibétain Chögyam Trungpa fut le premier à apporter la sagesse de son pays en Occident. Il fonda ainsi de nombreux centres bouddhistes. Il enseigna aussi “la voie du guerrier” ou pratique Shambhala, un enseignement basé sur des traditions antérieures à la venue du Bouddhisme au Tibet. Son élève et ami Jeremy Hayward vient de publier Le monde sacré de Shambhala que l’éditeur résume ainsi : « La pratique Shambhala appelle “voie du guerrier” l’effort consenti pour vivre pleinement, chaque jour. Agir en guerrier ou en guerrière, c’est oser vivre avec authenticité, douceur et courage, même quand des obstacles internes nous empêchent d’atteindre notre véritable potentiel. Ce guide pratique, qui va de pair avec le classique Shambhala : la voie sacrée du guerrier (Points Sagesses, Seuil), est le premier ouvrage à proposer point par point des instructions sur l’art du guerrier de Shambhala. Alliant la pratique bouddhique de l’attention à des enseignements chamaniques pré-bouddhiques, l’apprentissage Shambhala enseigne les méthodes pour invoquer de puissantes énergies naturelles en vue d’une transformation personnelle et collective. La voie du guerrier n’a pas pour objectif le retrait du monde. Elle veut, au contraire, en faire un lieu plus propice à l’éveil pour soi et pour autrui. Pour atteindre cette fin, les enseignements Shambhala considèrent que tout — y compris les engagements que peuvent être la carrière ou la vie familiale — fait partie de la voie. Sur le chemin du guerrier, on apprend à unir l’esprit, le corps et les émotions en un tout harmonieux. Dans Le monde sacré de Shambhala, Jeremy Hayward éclaire la forte et élégante philosophie Shambhala par le biais de lignes directrices éminemment pratiques, de méditations, d’intuitions, d’anecdotes et d’exercices d’attention ». Ce livre permettra aux rêveurs qui se croient des guerriers, parce qu’ils ont lu Saint-Loup ou Evola, d’aborder réellement la voie du Guerrier.
► Jean de Bussac, Nouvelles de Synergies Européennes n°41, 1999.
Le bouddhisme martial
Examinons le rôle que peut parfois jouer le bouddhisme en temps de guerre, en prenant nos exemples dans l’histoire du Japon entre l’annexion de Taïwan (1895) et la défaite de 1945. En général, on va chercher les racines religieuses de l’impérialisme japonais dans le shintô, terme mixte sino-japonais signifiant la “voie des dieux” et dérivé du chinois “shendao”. Le terme japonais exact étant “kami no michi”, où l’on reconnait le terme “kami”, signifiant “dieu”, comme dans “kamikaze”, le “Vent des dieux”, allusion à la tempête qui coula en 1281 la flotte d’invasion mongole. Les pilotes “kamikaze”, prêts à se suicider dans l’action, devaient imiter cette tempête salvatrice en se jetant sur les porte-avions américains. Le “shintô” est en fait l’équivalent japonais du chamanisme, l’art d’entrer en contact avec les esprits. Cette religion, éminemment nationale, rend un culte à la dynastie impériale qu’elle pose comme descendante de la déesse solaire Amaterasu.
Pourtant, le bouddhisme, religion bien plus intellectuelle, a apporté un soutien plus étayé à l’impérialisme japonais que le shintô, religion animiste. Les maîtres connus du bouddhisme zen, comme Suzuki Teitarô, alias Daisetsu (= “Grande Simplicité”), qui allait apporter la culture zen aux États-Unis après 1945, et Kodo Sawaki, le maître de Taisen Deshimaru, qui apportera, lui, le zen en Europe, enseignent tous deux la supériorité des Japonais et plaident pour leur droit à dominer les autres. Citons aussi Yamada Mumon, qui exprimera peut-être quelques vagues regrets, mais qui, encore dans ses vieux jours, avait déclaré que les autres pays asiatiques devaient se montrer reconnaissants à l’égard du Japon, parce que celui-ci, par son “auto-sacrifice”, avait ouvert la voie à leur décolonisation. Le bastion de la pensée pro-impérialiste a été l’école de Kyoto, qui combinait le bouddhisme à des éléments de philosophie occidentale.
National-socialisme et bouddhisme
Peut-on avancer l’hypothèse que l’impérialisme bouddhiste a trouvé quelque écho chez l’allié du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne national-socialiste ? Le régime national-socialiste avait interdit les “sectes” (cette législation inspire aujourd’hui la politique face aux sectes qu’adoptent la France et la Belgique). Contrairement à tous les mythes qui circulent aujourd’hui et qui veulent nous faire croire à des “racines occultes du nazisme”, le régime a fait dissoudre toutes les associations religieuses marginales et excentriques : l’odinisme, la franc-maçonnerie, l’anthroposophie de Rudolf Steiner, les petits clubs d’astrologie et les officines de diseuses de bonne aventure. Tous étaient frappés d’illégalité et, à partir de 1941, leurs adeptes étaient passibles du camp de concentration. Il y avait toutefois une exception : le bouddhisme qui, dans des cercles restreints, pouvait se déployer librement. Certains analystes critiques de cette époque en concluent qu’il y a un lien étroit entre bouddhisme et national-socialisme. Disons plutôt que l’exception faite en faveur du bouddhisme s’explique par un geste diplomatique destiné à ne pas irriter l’allié japonais.
Cependant, les faits l’attestent : il y avait, en Allemagne, à cette époque, un intérêt réel pour les aspects martiaux du bouddhisme, notamment par le biais des travaux d’Eugen Herrigel (Le Zen dans l’art du tir à l’arc) et du Comte Karlfried von Dürckheim, que l’on trouve encore et toujours dans toute librairie “New Age”. La dimension martiale, mise en exergue dans cette Allemagne des années 30 et 40, n’est pas une simple projection des idées quiritaires, à la mode en Europe à cette époque, sur une tradition d’Extrême Orient. Les maîtres du bouddhisme reconnaissent pleinement qu’une telle dimension martiale existe dans leur religion ; par ex. le livre de Deshimaru, Zen et arts martiaux, nous révèle un bouddhisme pratique, qui table sur la plus extrême simplicité et qui abandonne toute philosophie et toute dévotion ; cette variante-là du bouddhisme a été la religion choisie par la caste féodale des samouraïs. Ce n’est pas un phénomène exclusivement japonais : la Chine avait, elle aussi, une longue tradition d’arts martiaux pratiquée dans les monastères bouddhistes ; d’après la légende, cette tradition avait été importée en Chine par un moine venu d’Inde méridionale, Bodhidharma.
La mort n’est pas un événement grave
En quoi consiste le lien entre bouddhisme et arts martiaux, lien qui s’inscrit clairement dans la durée? Bouddha lui-même est issu de la caste des guerriers, mais il renonça à ce statut lorsqu’il opta pour la vie d’ascète. Il se tint alors éloigné de toute forme de violence, notamment quand il n’entreprit rien contre une armée qui s’avançait pour exterminer son propre clan, celui des Shaka. Ou lorsqu’il para à une attaque contre sa personne sans faire usage de la violence, en attirant la brute, qui lui en voulait, dans un débat fécond. Pourtant, indubitablement, cet ascétisme avait une composante martiale. L’institution des ascètes itinérants est clairement dérivée de ces groupes de jeunes gens qui cherchaient l’aventure, en marge de la société établie. Dans ces marges, ils se soumettaient mutuellement à toutes sortes d’épreuves. Ces épreuves constituaient le lien entre l’exercice des arts militaires et les pénitences physiques imposées par la religion. Ce n’est donc pas un hasard s’ils ont attiré des hommes issus de la caste des guerriers comme Vardhamana Mahavira, fondateur du jaïnisme, et Siddhaartha Gautama, le futur Bouddha.
Outre ce lien historique probable, il y a deux éléments fondamentaux du bouddhisme qui rend cette religion intéressante pour les samouraïs et les autres guerriers. D’abord, premier élément, la méditation aiguise véritablement l’attention sur le “hic et nunc”, sur l’ici et le maintenant. Elle postule le calme et la concentration totale en excluant la peur, les affects et les intérêts. C’est une telle disposition d’esprit dont le guerrier a besoin lorsqu’il fait face au danger et à la mort. Ensuite, deuxième élément, le bouddhisme a apporté la doctrine de la réincarnation en Chine et au Japon. Cette doctrine relativise la mort, car mourir ne signifie finalement pas autre chose que d’ôter ses vieux habits pour revenir demain, revêtu d’autres. Animés par cette idée, les guerriers trouvent plus supportable le souci, l’angoisse, qu’ils éprouvent quand ils s’avancent sur le champ de bataille. Mourir n’est pas vraiment une catastrophe et tuer n’est pas vraiment un crime, car qui meurt aujourd’hui revient quand même demain.
Le bouddhisme zen du beatnik Alan Watts
Caractéristique du “Grand Véhicule”, l’un des trois principaux courants du bouddhisme auquel appartient aussi la tradition zen : l’accent mis sur l’altruisme. D’une doctrine qui se focalise sur la “compassion” et sur la volonté de libérer tous les êtres conscients de leurs souffrances et de leur ignorance, on est passé, par distorsion, par une sorte de chemin de traverse, à une doctrine du sacrifice de soi, comme par exemple, celui du samouraï pour son seigneur. Le Japon moderne a interprété cette doctrine comme celle du sacrifice du soldat mobilisé pour son peuple et pour son empereur.
Malgré tout ces antécédents, on s’étonnera de constater que le zen est devenu très à la mode aux États-Unis dans les années 50, alors que les Américains venaient de perdre des centaines de milliers de soldats dans la guerre contre le Japon. Ce sera surtout le beatnik Alan Watts qui travaillera à acclimater le zen aux États-Unis : le “beat zen” devait constituer une alternative fraîche et joyeuse aux religions alourdies par un ballast dogmatique trop important. Le “beat zen” était pur, était innocent. Cette attitude est typique de la réception favorable qui a toujours été accordée au bouddhisme en Occident moderne.
► “Moestasjrik”, article tiré de “’t Pallierterke”, Anvers, 30 août 2006. (tr. fr. : Robert Steuckers, 2009)
Quand bouddhisme rimait avec impérialisme
Avec le dernier tiers du XIXe siècle, l’archipel nippon connaît ses ultimes années d’isolationnisme. À rebours de la xénophobie ambiante, savamment cultivée par les conseillers shogunaux d’Edo (l’ancienne Tôkyô), la jeunesse samouraï se passionne pour l’Occident moderne et souhaite voir rapidement le Japon s’ouvrir au changement et au progrès tant vantés par ces drôles d’Occidentaux. Le 3 janvier 1868, le régime féodal est renversé et l’Empereur Mutsu-Hito, âgé de quinze ans, est officiellement proclamé seul détenteur du pouvoir. Le jour même, le Japon entre dans l’ère Meiji.
Jeunes et intrépides, volontaires et éclairés, les hommes qui s’emparent du pouvoir se veulent aussi ultranationalistes, conséquence d’une éducation isolationniste et du sentiment d’appartenance à une caste supérieure.
Mélange de théocratie, d’autoritarisme et de démocratie, la nouvelle Constitution, résolument conservatrice, s’attache plus à définir les devoirs du sujet que ses droits. Conscient de l’infériorité technique du Japon sur l’étranger, le nouveau gouvernement, malgré son inexpérience, bénéficie des deux atouts majeurs que sont un peuple sévère, religieux et travailleur, et l’appui du Tennô (« l’Empereur ») en tant qu’agent fédérateur et ferment du renouveau national. Faisant preuve d’une remarquable adaptation intellectuelle et pourvues d’un solide aplomb, de nombreuses délégations d’émissaires et d’étudiants sont envoyées en Europe et en Amérique où, jouant de leur exotique affabilité, ils observent, étudient et enregistrent avec application les technologies occidentales.
Plus soucieux de réformes que de révolution, le Japon se modernise à grands pas et axe sa priorité immédiate sur ses besoins militaires et navals. D’origine largement rurale, l’armée nouvelle, calquée sur le modèle prussien, devient le centre de gravité de la nation. En l’espace de vingt ans, le monde assiste, d’abord incrédule puis inquiet, à l’émergence d’un Japon vindicatif qui organise sa révolution industrielle en préservant tout à la fois et son indépendance politique et les caractéristiques essentielles de sa civilisation.
Réussite incontestable, la restauration Meiji a su catalyser les énergies en sommeil de tout un peuple, transformant l’humeur belliqueuse de la noblesse, autrefois source de discorde et de faiblesse, en un argument précieux dans la lutte acharnée que le Japon s’apprête à livrer à l’homme blanc.
Bien sûr, pareille métamorphose ne va pas sans provoquer des conflits. La culture religieuse traditionnelle est ainsi profondément remaniée dans une finalité impérialiste. Le nouveau régime instaure un culte patriotique dont l’Empereur est la divinité vivante. Le Bushidô (littéralement « voie du guerrier »), auparavant réservé à la caste des samouraïs, est étendu à l’ensemble de la société. Le peuple entier adopte l’idéal martial pour code de vie.
On assiste également au retour en force d’une orthodoxie shintoïste revivifiée, sacralisant sol, sang et ancêtres en un même élan mystique, par opposition au bouddhisme d’importation plus récente, à vocation universaliste et relativiste. Religion étrangère, introduite au VIe siècle, le bouddhisme, après avoir frôlé l’interdiction pure et simple en raison de sa doctrine de la compassion et de la non-violence, est sommé de se conformer aux aspirations du Japon moderne. Les sectes bouddhiques choisissent de coopérer. Le « nouveau bouddhisme » sera donc loyaliste et nationaliste. La colombe s’est transformée en faucon. Le résultat : le Yamato damashii (« l’esprit du Japon »), religion d’État, syncrétisme de bouddhisme, de shintoïsme et de confucianisme.
Après une entrée fracassante dans l’âge industriel, le Japon se voit bientôt contraint par les nécessités économiques et démographiques de suivre les exhortations des Zaïbatsu, cartels industriels qui en appellent au colonialisme pour résoudre les difficultés de la nation. Le bouddhisme va fournir la justification morale à ses ambitions territoriales. D’agression militaire qu’elle était au départ, la guerre devient aux yeux des Japonais une mission mondiale d’émancipation des peuples opprimés, une « Sainte guerre pour la construction d’un ordre nouveau en Asie de l’Est ».
D.T. Suzuki, maître zen de nos jours encore vénéré, s’en fait le propagandiste zélé. Un précepte zen ne dit-il pas : « Si tu deviens maître de chaque endroit où tu te trouves, alors où que tu sois sera la vérité… » (1) Toutes les guerres que mènera le Japon au XXe siècle procéderont de la même politique de l’escalade. Du premier conflit sino-japonais en 1894-95 au fatal bombardement de Pearl Harbor le 7 décembre 1941, en passant par l’invasion de la Mandchourie en 1931 et les trois attaques répétées contre l’URSS en 1938 et 1939.
Quant à l’implication du clergé bouddhique, on sait désormais grâce au livre de Brian Victoria (2) qu’il ne s’agissait pas d’un dérapage mais bien d’un processus logique inscrit dans l’évolution du bouddhisme nippon.
► Laurent Schang.
1. cf. Aventures d’un espion japonais au Tibet de Hisao Kimura et Scott Berry, Éditions Le Serpent de Mer.
2. Le zen en guerre 1868-1945, Brian Victoria, trad. Luc Boussard, Seuil, 2001.
• Pour prolonger :
« Bouddhisme et modernité : un mariage possible ? » (P. Baillet, 1984)
• Entrées connexes : « Hindouisme / « Nagarjuna / « Tantrisme