Le message de paix de Martin Buber
« Mon âme n'est pas près de mon peuple, mais mon âme est mon peuple. Et dans ce même sens, chacun d'entre nous sentira l'avenir de la judéité ; il sentira ce qui suit : je veux continuer à vivre, je veux mon avenir, je veux une nouvelle vie entière, une vie pour moi, pour le peuple qui est en moi, pour moi-même qui suis en mon peuple. Car la judéité ne possède pas seulement un passé car je crois qu'en dépit de tout ce qu'elle a créé, elle n'a pas seulement un passé mais aussi un avenir ».
C'est en ces termes que Martin Buber (1878-1965), philosophe juif de la religion et de la société, décrit les dimensions de l'existence juive et ce sont là des paroles que l'on voudrait tenir aux Allemands d'aujourd'hui, qui s'empressent trop souvent d'oublier leur propre nation, pour les inciter à réfléchir, à procéder à une véritable introspection.
Avoir vécu une libération
Buber est né à Vienne et, après la séparation de ses parents, il a grandi à Lemberg (Lvov/Lviv) en Galicie, dans la maison de son grand-père, qui était directeur de banque et possédait des terres et des mines, vendait des céréales, tout en étant un érudit connaissant à fond le Talmud. À partir de 1896, Buber part étudier à Vienne, à Berlin, à Leipzig, à Zürich et à Florence. Au cours de sa vie étudiante, il adhère au mouvement sioniste, c'est-à-dire national-juif, fondé par Theodor Herzl.
Buber décrit sa rencontre avec le sionisme comme une libération vécue :
« La première impulsion de ma libération personnelle m'est venue du sionisme. Je ne peut qu'évoquer brièvement ici ce que cela a signifié pour moi : c'était une restauration du lien, un enracinement renouvelé dans la communauté. Aucun être n'a davantage besoin du lien salvateur qui l'attache à son peuple que le jeune homme saisi par une quête spirituelle, enlevé par les forces de l'intellect et emporté dans les empyrées intellectuelles ; et parmi les jeunes hommes de cette espèce, qui partagent ce destin, nul n'a autant besoin de ce ré-enracinement que le juif. Les autres conservent en eux peu ou prou l'héritage des siècles, qui leur procure un lien inné et profond à la terre ancestrale et à la tradition populaire, et les préserve de la dissolution ; le Juif, lui, est menacé par cette dissolution, même celui qui cultive un sentiment pour la nature, qu'il ne vient d'acquérir que hier, et qui comprend par la médiation de l'entendement ce qu'est l'art populaire et les us et coutumes d'Allemagne ; il est menacé directement par la dissolution, il est exposé à elle, s'il ne retrouve par les liens qui doivent l'unir à sa communauté ».
Buber a esquissé clairement son attitude à l'endroit du sionisme en posant le constat suivant : « Lorsque nous avons commencé à servir Israël, notre mot d'ordre était : culture ». Tandis que Herzl considérait qu'il fallait établir un État national juif en Palestine, pour assurer la renaissance du peuple juif, Buber voulait simplement l'établissement de quelques juifs en Palestine, de façon à ce que cette région du globe devienne un centre culturel juif, le point focal d'une renaissance juive. D'après Buber donc, le sionisme culturel juif devait déboucher sur un “humanisme hébraïque”. Pour obtenir ce résultat, il fallait fondre en une unité les traditions juives de l'Occident et de l'Orient. La judéité d'Occident, dans cette optique, devait se détourner de tout assimilation aux peuples hôtes, en s'inspirant de l'attitude de la judéité d'Orient et en retrouvant sa propre substance juive :
« Tous les éléments qui, pour elle, peuvent contribuer à faire de la Nation une réalité sont manquants : elle n'a ni terre ni langue ni forme de vie… Tous ces éléments ne sont pas ceux de la communauté de son sang, appartiennent à d'autres communautés ».
À partir de 1905, devenu docteur en philosophie, Martin Buber travaille auprès du lectorat d'une maison d'édition de Francfort, puis devient écrivain. En 1919, il entame une carrière d'enseignant auprès de la Frankfurter Jüdisches Lehrhaus ; en 1923, l'Université de Francfort lui offre une chaire de sciences religieuses et d'éthique juive, qui se transformera en 1930 en un titre de professeur honoraire. Après la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes, Buber abandonne ce titre de professeur avant qu'on ne le lui ôte d'office ; il crée aussitôt un "office juif pour la formation des adultes".
Se lier aux Arabes dans la justice
Dans les premières années du IIIe Reich, les activités de Buber sont entravées par diverses mesures vexatoires comme l'interdiction d'avoir des activités publiques en 1935 ; malgré cela, Buber n'a jamais exprimé publiquement de jugements négatifs contre le régime national-socialiste avant son émigration en Palestine en mars 1938. Buber ne voulait pas mettre en danger les efforts des sionistes pour préparer les Juifs désireux d'émigrer à la vie qui les attendait en Palestine. Cette attitude circonspecte était nécessaire s'il voulait aider efficacement ses coreligionnaires en danger. Rétrospectivement, Buber se rappelle d'une conversation téléphonique qu'il avait eue avec le "diable-en-chef" à Berlin :
« J'ai dû passer par trois antichambres et attendre chaque fois les connexions, qui m'amenaient toujours plus haut dans la hiérarchie, et, finalement, j'ai eu celui que je voulais avoir, Goebbels, en chair et en os, au bout du fil. Aux fonctionnaires qui servaient d'intermédiaires, j'avais simplement dit mon nom et exprimé mon souhait de parler au ministre. C'est ainsi que j'ai pu l'atteindre et, après dix minutes, j'ai obtenu son assentiment pour ce que je lui demandais ».
En 1938, Buber reçoit à Jérusalem une chaire de philosophie sociale à l'Université Hébraïque. Contrairement à la plupart des sionistes, Buber a réclamé l'avènement d'un État bi-national, juif et arabe. Dès 1921, il avait dit au Congrès sioniste de Karlsbad :
« Nous voulons nous lier aux Arabes dans un esprit de justice, sur une terre que nous habiterons en commun, afin de réaliser une communauté économique et culturelle prospère, de construire celle-ci en permettant à chacun de développer sa composante nationale en pleine autonomie ». En aucun cas, pensait Buber, les Arabes ne devaient se retrouver en minorité. En 1938, il a averti ses compatriotes juifs de Palestine : « Nous n'avons rien à gagner par la violence aveugle. Au contraire, en faisant usage d'une telle violence, nous perdrons tout ».
“L'humanisme hébraïque” de Buber a échoué, parce que l'antagonisme entre Juifs et Arabes n'a cessé de croître. Peu avant de mourir, il a encore tenté de lancer un avertissement solennel à ses contemporains : « … les représentants spirituels des deux communautés doivent en arriver à dialoguer véritablement, se lier dans la justice et le respect mutuels ».
► Manfred Müller, Au fil de l'épée (supplément au n°56 de NSE), août 2002.
(DNZ-München n°33/2002)
Martin Buber : “Confessions extatiques”
◘ Recension : Confessions extatiques, textes réunis par Martin Buber, Grasset, 1995, 198 p.
Avant qu’il ne découvre le Hassidisme, Martin Buber publia en 1909 [chez Eugen Diederichs] une anthologie d’expériences mystiques sous le titre de Confessions extatiques. Ce livre vient d’être réédité. On y trouve, entre autres, Plotin et Roumi, Valentin et Syméon le Nouveau Théologien, Heinrich Suso et Julienne de Norwich, Thérèse d’Avila et Jacob Boehme. Buber écrit :
« Je n’ai nullement l’intention de faire rentrer l’extase “dans le rang”. Ce qui m’intéresse en elle est ce qui ne peut y rentrer. Sans doute présente-t-elle aussi un aspect qui permet de l’ordonner dans le processus causal des phénomènes : mais tel n’est pas l’objet de cet ouvrage. L’extase du mystique peut s’expliquer de façon psychologique, physiologique ou pathologique ; mais pour nous l’essentiel est ce qui reste au-delà de l’explication : l’événement tel qu’il a été vécu. Nous ne prêtons pas ici l’oreille à ces conceptions qui voudraient mettre de l’ordre même dans les recoins les plus obscurs ; nous écoutons un homme ou une femme parler de son âme, du secret le plus ineffable de son âme. Il en va ici comme du libre arbitre. Certes, l’ordre du monde ne peut présenter de lacune : tout est déterminé. Mais voilà un être humain qui s’est senti libre. Venez donc contredire son sentiment avec vos concepts abstraits ! (…) Mais il y a une expérience qui se forme dans l’âme à partir d’elle-même, sans contact et sans gêne, dans une innéité toute nue. Elle se crée et s’accomplit au-delà du mécanisme, libre de l’Autre, inaccessible à l’Autre. Elle n’a pas besoin de nourriture et n’est pas sensible au poison. L’âme qui est dans cette expérience est aussi en elle-même, se possède elle-même, se vit elle-même — sans limites. Elle se vit elle-même comme unité non plus parce qu’elle s’est entièrement donnée à un objet du monde, qu’elle s’est entièrement rassemblée en un tel objet, mais parce qu’elle s’est entièrement plongée en elle-même, jusqu’en son tréfonds, noyau et écorce, soleil et œil, buveur et boisson tout ensemble. Cette expérience la plus intime de toutes est ce que les Grecs nommaient ekstasis, ce qui signifie sortie ».
► Jean de Bussac, Nouvelles de Synergies Européennes n°19, 1996.
♦ Entrées connexes :
♦ En français : Martin Buber, T. Dreyfus, Cerf, 1981.