Michael Collins, le leader perdu de l'Irlande
Michael Collins a sans doute été l'un des plus remarquables et des plus dynamiques chefs révolutionnaires du XXe siècle. Un historien a même dit que Lénine faisait figure d'amateur à côté de Collins. Cet homme d'action formait une rare alliance de visionnaire et de réaliste. Pendant la lutte pour l'indépendance de l'Irlande, de 1916 à 1922, Collins joua un rôle de plus en plus important et, à la fin, il dirigea le combat contre la Grande-Bretagne.
Il est élu député du Sinn Feinn au parlement britannique lors des élections tenues après la signature de l'armistice de 1918. Le Sinn Feinn fondé par Arthur Griffith en 1905 avait été restructuré pour mener à bien ces élections ; il était constitué, en fait, d'an ensemble disparate d'organisations politiques et culturelles nationalistes.
À l'issue de ces élections, le parti rebelle récolte 74% du vote populaire. Ses députés refusent de siéger à Westminster. Ils forment un gouvernement séparé à Dublin : le Dáil Éireann. Collins est nommé Ministre de l'Intérieur. Quelques semaines plus tard, il est également nommé Ministre des Finances. Les Britanniques réagissent avec rapidité : le gouvernement récemment formé est interdit et doit rentrer dans la clandestinité. Une des premières mesures de Collins sera de lever un emprunt national de soutien à l'action du gouvernement irlandais. Son but : lever 250.000 £ (environ 15 millions de DM actuels). Le total récolté dépasse ce montant, un exploit quand on pense que les banques sont perquisitionnées par les Britanniques à la recherche de dépôts et que les certificats d'obligations sont confisqués. Cinq millions de dollars supplémentaires parviennent des États-Unis.
Après 1919, la lutte contre l'occupation britannique s'intensifie et culmine dans une guérilla féroce opposant les forces britanniques et l'armée rebelle, connue populairement sous le nom d'Armée Républicaine Irlandaise (IRA) qui agit sous les ordres du Dáil Éireann. L'Empire est représenté sur le terrain par les Black and Tans, unités formées d'anciens soldats britanniques recrutés pour, selon le Premier ministre Lloyd George, « combattre la terreur par la terreur ». Ces troupes sont soutenues par des Auxiliaires, d'anciens officiers constituant une élite de combat bien équipée et bien armée. L'armée régulière est également considérablement renforcée.
En sus de ses obligations gouvernementales usuelles, Collins accepte la responsabilité de l'organisation et de la gestion de l'armée révolutionnaire. Il crée de surcroît son propre service de renseignements pour contrecarrer les activités de l'efficace Secret Service britannique dont le centre nerveux est alors situé au Château de Dublin. Collins comprend que la clef du succès révolutionnaire réside, en tout premier chef, dans la neutralisation de ce Secret Service. Auparavant, tous les mouvements nationalistes avaient été infiltrés et détruits grâce aux espions et aux indicateurs à la solde de l'Empire. Collins est donc déterminé à ce que l'histoire ne se répète plus. Espions et indicateurs seront abattus. Il réussit à placer bon nombre de ses propres hommes au sein même du Secret Service et de la division G de la police métropolitaine de Dublin (la branche de la Sûreté responsable de la surveillance des milieux nationalistes). Ses hommes parviennent à percer le code utilisé pour la transmission de renseignements confidentiels entre les postes de police et ceux de l'armée. L'organisation secrète de Collins parvient ainsi à intercepter plusieurs messages officiels. Elle exerce une pression de plus en plus forte sur les services secrets britanniques en Irlande de sorte qu'à la fin de l'année 1921 approximativement 80 agents britanniques ont été exécutés. À ce stade, le service secret cesse virtuellement de fonctionner. Ce remarquable exploit mine la base même de l'influence et de l'autorité britannique. Collins vient, comme il le dira plus tard, « d'ôter la vue et l'ouïe de l'administration ».
La guérilla se poursuit, des “colonnes volantes” occupent la campagne, choisissent le lieu de l'attaque et frappent l'ennemi à l'improviste puis s'évanouissent pour frapper à nouveau subitement ailleurs. De la sorte, elles réussissent à immobiliser un grand nombre de troupes régulières. La lutte s'amplifie rapidement en une guerre sauvage. Les atrocités commises par les Black and Tans et leurs Auxiliaires sont fréquemment dénoncées par la presse britannique et internationale. Ces critiques répétées ébranlent le bien-fondé de la présence britannique. Sir Oswald Mosley, partisan de la cause nationaliste irlandaise, intervient alors à plusieurs reprises au Parlement pour dénoncer « l'illégalité et la flagrante iniquité présente en Irlande ». Pour mettre fin au conflit séculaire, il fonde le Comité pour la paix en Irlande.
À cette époque, la majorité du peuple irlandais supporte l'armée révolutionnaire et les leaders du gouvernement clandestin. En 1921, le gouvernement britannique, conscient que l'issue de la lutte militaire est incertaine, propose une trêve. Michael Collins fait partie de la délégation irlandaise qui rencontre le Premier Ministre Lloyd George, Winston Churchill et d'autres politiciens britanniques en vue. Après des mois de difficiles tractations, un traité est signé : 26 des 32 comtés de l'Irlande formeront un État indépendant au sein du Commonwealth, l'État libre d'Irlande. Une commission frontalière, composée de représentants de l'État libre, de l'Irlande du Nord et de la Grande-Bretagne, décidera ultérieurement du sort des six autres comtés (l'Irlande du Nord). Un plébiscite pourra avoir lieu, si cela s'avère nécessaire, afin d'établir la préférence des habitants de l'Ulster. À cette époque, plus d'un tiers de la population du Nord est nationaliste et il voterait sans doute pour l'union avec l'État libre. Lloyd George laisse entendre que ce qui resterait de l'Irlande du Nord ne serait plus économiquement viable et qu'il soutiendrait un compromis entre les 2 parties pouvant aboutir à l'unité de l'île. Collins lui aussi est prêt à reconnaître les aspirations légitimes des loyalistes britanniques en créant un État fédéral. Les circonstances et le destin s'opposeront à la tenue de ce plébiscite.
À la signature du traité, Sir Oswald Mosley déborde d'enthousiasme ; il déclare : « que ceux qui luttèrent seuls pour cette noble cause, méprisés et vilipendés au début soient encouragés par cette récente victoire de leurs principes humanitaires et pacifiques ». Mosley ne cache pas son admiration pour Michael Collins, par la suite il continuera à en parler en des termes élogieux et respectueux.
Le Dáil se réunit enfin pour ratifier le traité. Collins se prononce en faveur d'un compromis qui, pour lui, représente la meilleure solution. La lutte contre la Grande-Bretagne peut maintenant être terminée en des termes honorables. Ainsi pourra-t-on mettre fin à la haine et aux destructions et construire ensemble le nouvel État. « L'irlande est un — peut-être le seul — pays aujourd'hui qui affronte encore l'avenir avec l'espoir de vivre demain d'une manière plus civilisée. Nous avons beaucoup de chance, tant de choses sont à notre portée. Qui peut toucher à notre liberté ? »
Eamon de Valera, un des membres importants du mouvement nationaliste et un des seuls leaders survivants de l'insurrection de la Pâques 1916 s'oppose au traité. Lui et ses partisans croient que la guerre contre l'Angleterre doit être poursuivie jusqu'à ce que la Grande-Bretagne accepte l'établissement d'une république complètement séparée d'elle. Pour Collins, la Grande-Bretagne peut continuer indéfiniment une telle guerre, ce qui ruinerait à jamais la reconstruction d'une “Nouvelle Irlande”. « Nous avons devant nous la reconstruction de notre pays : ce ne sera pas un travail aisé, ce sera un pénible labeur mais quelle noble et enivrante entreprise ! ». Beaucoup comprennent alors que l'Irlande hypothéquerait le capital de sympathie acquis lors de sa lutte pour l'indépendance (ce fut un des facteurs décisifs dans la décision des Britanniques de négocier) si elle venait à rejeter ce qui est considéré comme un accord juste et équitable. Lors du vote, la majorité du Dáil approuve le traité. De Valera et ses partisans quittent l'assemblée. C'est un triomphe politique pour Collins mais il est mitigé par une tragédie personnelle. Le mouvement nationaliste commence à se diviser et des hommes qui avaient été jusque là des frères en armes seront bientôt ennemis.
Collins est nommé président du nouveau Gouvernement Provisoire mis sur pied. La division s'accentue non seulement parmi les leaders politiques mais aussi au sein de l'IRA. Collins contrôle la société secrète révolutionnaire, l’IRB (Irish Republican Brotherhood) et, au travers de celle-ci, il parvient à gagner le soutien d'une grande partie des militants des mouvements politiques et de l'IRA. Il poursuit néanmoins les négociations avec De Valera et ses partisans ainsi qu'avec une faction de l'IRA qui envisageait d'établir une « dictature militaire ».
Après une occupation de plusieurs siècles, l'administration et l'armée britannique plient bagage. Le Château de Dublin, symbole de la puissance britannique en Irlande, est remis officiellement à Collins. Les casernes et autres installations militaires sont confiées au Gouvernement Provisoire. Entre-temps, quelques membres de l'IRA, hostiles au nouveau Gouvernement entament l'occupation d'édifices publics et de postes militaires. Afin d'éviter un conflit, Collins poursuit les négociations avec les opposants de son gouvernement. Lors d'une de ces réunions, il déclare « donnez-moi quatre jours et je vous donnerez une République ». En vain, la guerre civile se rapproche de jour en jour. Le point critique est atteint quand une brochette de chefs importants de l'IRA rebelle refuse d'évacuer le Palais de Justice de Dublin. On donne l'ordre de les expulser à coup de canons. La guerre civile est déclenchée.
On chasse les forces anti-gouvernementales de leurs autres bastions de la capitale. Elles reforment en rase campagne des “colonnes volantes”, très actives dans les comtés méridionaux. Elles continuent à s'appeler IRA, pour le gouvernement il s'agit de “troupes irrégulières”. L'armée du nouvel État libre, constituée d'anciens de l'IRA, entraînés aux tactiques de la guérilla, vient rapidement à bout des Irréguliers qui, n'ayant pas le soutien de la population, sont vite sur la défensive. Collins accepte la responsabilité de mener cette guerre et en plus de ses autres fonctions officielles, il accepte le poste de Commandant en Chef de l'armée de l'État libre. Un conseil de guerre constitué de Collins, du général Mulcahy et du général O'Duffy est mis sur pied (O'Duffy devint par la suite le leader du mouvement des chemises bleues). Le 21 août 1922, Collins décide d'effectuer une inspection du comté de Cork occidental, un comté fraîchement repris par l'armée régulière. Le lendemain, lors d'un voyage non loin de son lieu de naissance, Collins et son convoi militaire tombe dans une embuscade tendue par les Irréguliers. Collins, âgé de 32 ans, meurt des suites de cette attaque.
Kevin O'Higgins, un des ses amis et collègues qui, en tant que Ministre d'État, fut lui-même tué par l'IRA en 1927 écrivit peu après cette tragédie :
« ... Michael Collins est mort. Quel gâchis tragique ! Quelle souffrance infinie ! Cet esprit avec tout son potentiel emporté par une balle fratricide. Ce grand cœur arrêté, ce corps athlétique dont chaque nerf et muscle œuvraient sans compter pour son peuple bien aimé, est raide maintenant, éteint par une mort inopportune et violente. Pleure, peuple d'Irlande, car l'un de tes plus généreux fils vient de te quitter, il t'aimait et se battait sans relâche pour toi. Pleurez Irlandais, mais puissiez-vous lire au travers de vos sanglots la leçon à tirer de sa vie et de sa mort. Michael Collins œuvra dur en des temps difficiles. Jamais il ne douta du peuple irlandais ni de son avenir. C'est cette confiance inébranlable qui rallia notre peuple quand il vacillait au début de la Terreur anglaise. C'est cette confiance sublime qui mena notre difficile contre-offensive. Sa foi sema la récolte. Elle sera notre inspiration pendant la moisson. Pleurez donc, mais ne désespérez pas. La route a été tracée par Michael Collins. Son caractère intrépide nous accompagnera tout au long du chemin. »
Collins meurt ainsi avant qu'il ne puisse mettre en œuvre ses concepts de régénération et de développement de ce qu'il nommait la “Nouvelle Irlande”. Il rêvait d'un pays uni, dur à la tâche, artiste et prospère. « Notre force comme peuple dépendra de notre liberté économique, de notre ténacité et de notre habilité intellectuelle. Grâce à celles-ci nous pourrons rayonner parmi les nations du monde ». Son sentiment développé d'appartenance au peuple irlandais et à sa culture s'étendait également aux irlandais exilés : « Notre but national — une nation irlandaise libre et unie et une race irlandaise unie par delà les frontières, toutes deux résolues d'accomplir notre dessein à tous : une Irlande à laquelle serait rendue sa prospérité et son renom ». Michael Collins possédait ce mélange unique de qualités qui distinguent les grands de l'Histoire. Sa mort tragique, survenue trop tôt, priva l'Irlande et l'Europe d'un chef couronné de grands succès et promis à un grand avenir.
► Michael Loftus, Vouloir n°52/53, 1989. (tr. fr. : Luc Sterckx)
♣ Compléments documentaires :
Pièces-jointes :
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♦ Entretien avec Thierry Mudry, 2010
Auteur d’un ouvrage sur l’Histoire de la Bosnie-Herzégovine (Ellipses, 1999) et d’un autre sur la poudrière balkanique (Guerre de religions dans les Balkans, Ellipses, 2005), Thierry Mudry enseigne la géopolitique des conflits religieux à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Il achève un livre consacré à L’Amérique éclatée : Protestantisme et séparatismes aux États-Unis (à paraître) et a entamé également la rédaction d’une Géopolitique du protestantisme irlandais, qui sera sous-titrée : De la conquête de l’Irlande à la conquête de l’Amérique.
◘ Rébellion : Monsieur Mudry, jusqu’à présent, vous avez publié des travaux consacrés aux conflits religieux et à la problématique identitaire dans l’aire balkanique, comment expliquer que vous sembliez désormais vous intéresser aux Îles britanniques et à l’Amérique du Nord ?
TM : Il est important de pouvoir se livrer à des comparaisons. Je voulais savoir si l’interprétation du fait identitaire à laquelle je m’étais livré s’agissant des Balkans, qui constituent l’extrême-orient du monde européen, pouvait s’appliquer à l’extrême occident de ce monde, à savoir les Îles Britanniques et les États-Unis. Deux précisions. Pour moi, contrairement à une opinion communément exprimée ici ou là, les États-Unis ne sont pas nés et ne se sont pas formés en rupture avec l’Europe : ils ne sont qu’une projection géopolitique et idéologique de celle-ci, en particulier de l’Angleterre, de l’Écosse et de l’Irlande. Quant à l’interprétation du fait identitaire balkanique que j’évoquais précédemment, je pourrais la résumer ainsi : dans les Balkans, à partir du XIXe siècle, l’appartenance nationale s’est confondue avec l’appartenance confessionnelle, voire ecclésiale. Les orthodoxes de langue serbo-croate, ou plus généralement les fidèles de l’Église orthodoxe serbe, ont revendiqué une identité nationale serbe, les catholiques serbo-croatophones une identité nationale croate, les musulmans de même langue ont choisi de se dire “musulmans” au sens national du terme puis bosniaques, les fidèles de l’Église orthodoxe bulgare ont excipé d’une nationalité bulgare, ceux de l’Église orthodoxe grecque et les orthodoxes de toutes origines ethniques rattachés directement au patriarcat de Constantinople ont, pour leur part, affirmé leur grécité. Au bout du compte, seuls les Albanais ont jusqu’à présent échappé à cette logique confessionnaliste.
◘ Votre nouveau champ d’étude englobe désormais l’Irlande. Quelles sont selon vous les causes de sa division ? Cette division est-elle la manifestation d’une opposition religieuse, culturelle, économique ou politique ?
Il existe en Irlande une double division. Première division : celle, politique, entre la république, qui regroupe 26 des 32 comtés de l’île, et le nord, partie intégrante du Royaume-Uni, qui y bénéficie d’un statut d’autonomie depuis les accords du Vendredi saint d’avril 1998. Deuxième division : la division identitaire entre les catholiques d‘Irlande du Nord, minoritaires dans la province, et leurs concitoyens protestants, encore majoritaires localement. Les catholiques se considèrent en effet, pour la plupart, comme des Irlandais et les protestants comme des Britanniques, ou des Ulstériens. On peut dire qu’ici le processus de confessionnalisation des identités nationales ou, si l’on préfère, de nationalisation des identités confessionnelles a finalement fonctionné à l’identique des sociétés balkaniques.
Les causes immédiates de la division politique de l’île sont à chercher dans la guerre anglo-irlandaise de 1919-1921 et dans le traité de Westminster qui y a mis fin. C’est ce traité qui a créé 2 entités politiques différentes en Irlande. Une telle division répondait et répond toujours aux exigences des protestants du nord qui refusaient de relever d’un État (une Irlande indépendante, voire autonome) dont la population aurait été majoritairement catholique. Ils obtinrent donc que les comtés où ils vivaient soient détachés de l’État libre d’Irlande né des négociations entre insurgés irlandais et gouvernement britannique.
Mais, à l’époque, les protestants s’affirmaient encore irlandais — irlandais et unionistes. Leur identité a subi au cours des siècles une évolution qu’on peut aisément retracer.
Aux XVIe et XVIIe siècles, ces colons fraîchement installés en Irlande sont désignés sous l’appellation de “nouveaux Anglais” ou de “nouveaux Écossais”, pour les distinguer des “vieux Anglais” et des “vieux Écossais”, implantés depuis longtemps dans le pays, restés fidèles à la religion catholique et assimilés aux “papistes irlandais”. Les nouveaux venus revendiquaient alors clairement leur appartenance d’origine et les privilèges attachés à leur statut de conquérants.
Ils étaient loin de former eux-mêmes une communauté homogène. L’Église d’Irlande (anglicane) était la seule Église reconnue ; tous les Irlandais, quelle que soit leur confession, lui devaient la dîme. En outre, les anglicans étaient les seuls à pouvoir disposer de la terre et en hériter. Ils ont été également longtemps les seuls à pouvoir accéder à un enseignement universitaire, à exercer une profession libérale, occuper un emploi public ou une fonction élective. Les catholiques étaient privés de ces droits. Mais il en allait de même des anglicans pauvres, ainsi que des presbytériens écossais qui représentaient une petite moitié de la population protestante d’Irlande.
Au XVIIIe siècle, changeant d’attitude, les protestants se posèrent désormais de plus en plus nettement en Irlandais. Ils estimaient même être les seuls Irlandais dans la mesure où les catholiques, dépourvus de tous droits politiques et d’une partie substantielle de leurs droits civils, étaient totalement marginalisés, totalement absents de ce fait de la scène publique. Plusieurs facteurs ont contribué à ce changement majeur de mentalité et à cette identification des descendants des colons anglais et écossais à la nation irlandaise. Je citerai d’abord la disparition de la menace catholique. Le souci principal des protestants irlandais n’était plus de se protéger d’un éventuel soulèvement des “papistes”, totalement domestiqués, qui apparaissait improbable. Il était dorénavant de s’affirmer face à l’ancienne métropole.
Il faut souligner ensuite le mépris que manifestaient aux protestants irlandais les Anglais d‘Angleterre, population et dirigeants confondus. Ce mépris devait marquer autant Charles Stewart Parnell, qui devint le chef du parti parlementaire irlandais promoteur de l’idée du Home Rule, que William Butler Yeats, le futur Prix Nobel de littérature engagé un temps dans la Fraternité républicaine irlandaise, lors des études qu’ils firent en Angleterre.
Le gouvernement anglais refusait à ses anciens colons le droit de voter leurs propres lois et de commercer à leur guise. L’Irlande était pourtant un royaume (depuis qu’Henry VIII s’était fait couronner roi par le parlement de Dublin en 1541) mais les protestants irlandais découvrirent que ce royaume dont ils étaient les maîtres ne disposait d‘aucun des attributs de la souveraineté : le sentiment anti-anglais se fit jour dès les dernières années du XVIIe siècle dans leurs rangs et alla se renforçant tout au long du XVIIIe. Au bout de quelques générations, les protestants s’étaient enracinés en Irlande. Ce avec d’autant plus de facilité que, pour trouver femmes, ils avaient conclu dès leur arrivée des alliances matrimoniales avec des familles gaéliques et vieilles-anglaises et qu’ils persévèrent dans ce sens, au point qu‘on peut considérer que les lignées maternelles des protestants irlandais étaient et sont le plus souvent d‘extraction purement locale. Enfin la conversion au protestantisme d‘une partie des couches populaires dans le nord de l’île et d’une fraction non négligeable de l‘élite autochtone partout ailleurs renforça les effectifs des protestants irlandais et contribua à les “irlandiser” plus encore. Ces conversions touchaient l’aristocratie terrienne mais aussi les prêtres catholiques et les élèves des écoles bardiques. Dans son ouvrage sur “l’Irlande cachée” (Hidden Ireland) consacré à la survie de la culture gaélique dans le Munster du XVIIIe siècle, Daniel Corkery cite plusieurs poètes irlandophones passés au protestantisme : Denis MacNamara, Andrew MacGrath, Pierce Fitzgerald et Michael Comyn…
J’ajoute que les unions avec les femmes autochtones et les conversions de natifs au protestantisme, que l’identification à la nation irlandaise ont été favorisés dans le nord par le fait que beaucoup de colons écossais presbytériens et anglicans étaient eux-mêmes de langue gaélique et que des échanges de populations ont existé de tous temps entre l’Ulster et l’ouest de l’Écosse (rappelons que le royaume d’Écosse a été créé au Moyen-Âge à l’initiative d’Irlandais débarqués d’Ulster…). La recherche historique récente a contredit la thèse soutenue dans les milieux loyalistes et unionistes selon laquelle les colons écossais venaient principalement des basses terres anglophones d’Écosse. J. Michael Hill a montré que ces colons étaient essentiellement des Highlanders qui ont pu se couler sans difficultés dans la structure sociale et économique préexistante de l’Ulster gaélique. Les travaux de l’historien presbytérien Roger Blaney ont établi d’autre part que jusqu’au XVIIIe siècle, la moitié au moins de ses coreligionnaires d’Irlande du Nord étaient gaélophones.
Les protestants subirent donc à leur tour, quoique partiellement, ce processus de “dégénérescence” affectant irrémédiablement, selon les Anglais d’Angleterre, les vagues successives de colons implantés en Irlande qui abandonnaient leur identité originelle pour adopter la langue, les mœurs et les “affections” (c’est-à-dire le sentiment anti-anglais) des autochtones, pour devenir, selon l’expression consacrée, “plus irlandais que les Irlandais eux-mêmes”.
Devenus irlandais, les protestants épousèrent tout naturellement la cause nationale. Il faut le préciser ici : ils furent les fondateurs du nationalisme et du républicanisme irlandais, et ils devaient assumer pendant plus d’un siècle la direction des mouvements qui s’en réclamaient. L’historien du nationalisme irlandais George Boyce a raison d’écrire que l’idéologie du soulèvement de Pâques 1916 fut en grande partie « une création anglo-irlandaise », une création des Irlandais de confession protestante.
Les Volontaires irlandais constituèrent la première expression du nationalisme local. Milice levée parmi les protestants pendant la guerre d’indépendance américaine pour défendre le pays contre d‘éventuelles attaques françaises ou espagnoles, les Volontaires dénoncèrent très vite l‘état de dépendance dans lequel le royaume d‘Irlande était tenu par le gouvernement anglais. Sous la conduite de l’avocat Henry Grattan et du parti patriote, les Volontaires arrachèrent à Londres en 1782 le droit pour le parlement de Dublin de légiférer seul dans les affaires de l’Irlande et le droit pour les négociants irlandais de commercer librement. La Société des Irlandais-Unis, formée en 1791 et issue de la radicalisation croissante d’une fraction des Volontaires irlandais, prônait l’émancipation totale des catholiques, encore soumis aux lois pénales, l’union des anglicans, des presbytériens et des catholiques « sous le commun nom d’Irlandais » et l’instauration d’une république totalement détachée de la Grande-Bretagne. Interdite par les autorités, elle entra dans la clandestinité, recruta des dizaines de milliers d’adhérents dans toute l’Irlande (jusqu’à 300.000 selon l’historienne Nancy Curtin) et organisa tant bien que mal le soulèvement de 1798 qui fut réprimé avec la plus grande férocité.
L’opinion protestante bascula du côté de l’unionisme au cours du XIXe siècle.
La défaite de l’insurrection de 1798 marginalisa totalement les courants de l’Eglise presbytérienne qui l’avaient approuvée et y avaient participé en Ulster : le courant libéral des non-subscribers, et surtout le courant millénariste des covenanters fortement implanté dans la paysannerie. Le courant libéral avait été favorable à l’émancipation des catholiques, et le courant millénariste à une révolution qui, en renversant l’État et l’Église anglicane établie, aurait instauré le règne du Christ sur terre.
Le courant évangélique qui leur était opposé s’imposa dans le protestantisme irlandais, et, au début du XIXe siècle, les sociétés bibliques rattachées à l’Église anglicane, à l’Église presbytérienne ou aux autres dénominations adoptèrent un prosélytisme très agressif (elles développèrent notamment une action missionnaire en langue gaélique). Jusqu’alors, les Églises protestantes n’avaient guère tenté de convertir massivement les masses catholiques. Leur prosélytisme provoqua bien évidemment des réactions très hostiles de la part de l’Église de Rome en pleine réorganisation, favorisa le sectarisme de part et d’autre et rapprocha les Églises protestantes entre elles. En même temps, la mobilisation des masses catholiques sous la conduite de Daniel O’Connell, l’émancipation totale des fidèles de l’Église de Rome arrachée en 1829 au gouvernement britannique, firent craindre aux protestants de tomber sous la domination des catholiques irlandais et surtout sous celle de leurs prêtres et du pape. Le maintien de l’union avec la Grande-Bretagne parut aux protestants le seul moyen d’éviter une telle éventualité.
Désormais acquis à l’unionisme, ils restèrent longtemps à leurs propres yeux des Irlandais à part entière. Mais les nationalistes catholiques, depuis O’Connell jusqu’à David Patrick Moran, s’acharnèrent à leur dénier cette qualité. Une telle obstination, conjuguée à la partition de 1921, contribua à modifier totalement la perception que les protestants du nord avaient d’eux-mêmes : désormais séparés du reste de l’Irlande par une frontière politique, ils n’estiment plus être des Irlandais mais des Britanniques. Selon un sondage réalisé en 1994, 82% des protestants d’Irlande du Nord se disaient britanniques et ulstériens (contre 10% des catholiques) et 3% irlandais (contre 62% des catholiques). On voit quand même que la conscience d’appartenir à l’Ulster cohabite, plus ou moins bien d’ailleurs, avec leur orientation britannique, et il y a dans cette conscience ulstérienne quelque chose qui pourrait les rapprocher des catholiques d’Irlande du Nord, voire d’Irlande en général. J’y reviendrai peut-être.
Évoquer assez longuement l’errance identitaire des protestants irlandais me semblait nécessaire. La question nationale irlandaise se réduit-elle à “la question protestante” et pourrait-elle être résolue par la disparition ou la marginalisation de la minorité protestante comme le suggèrent ou l’espèrent certains dans le camp nationaliste ? Cette disparition ou cette marginalisation, il est vrai, mettrait un terme à la double division de l’Irlande. Ce serait toutefois une erreur d’oublier que l’errance identitaire des protestants d’Irlande répond à celle des catholiques de l’île qui, pour beaucoup, se sentent plus britanniques occidentaux (West Britons) qu’irlandais réellement. Finalement, l’Irlande n’est-elle rien d’autre qu’une nation anglophone catholique sans autre particularité au sein du monde anglo-saxon que sa confession ? L’existence d’une diaspora irlandaise forte de plusieurs dizaines de millions de représentants (près de 40 millions pour les seuls États-Unis), constituée pour une majeure partie, de protestants (51% contre 39% de catholiques aux États-Unis si l’on en croit le recensement de 1990), permet pourtant d’en douter.
◘ En Irlande du Nord, quel état des lieux peut-on tracer 40 ans après le début du conflit ? Où en est le processus de paix ?
Quelques chiffres permettront de dresser un premier bilan du conflit nord-irlandais. La guerre de libération nationale qui a opposé l’IRA à l’armée britannique et la guerre civile qui l’a opposée aux groupes paramilitaires loyalistes a causé la mort de 3.600 personnes. 47.500 autres ont été blessées. Ces chiffres sont à rapporter à la population de l’Irlande du Nord qui compte un million et demi d’habitants. Multipliez-les par 40 et vous aurez une idée de ce qu’ils pourraient représenter à nos yeux si la France avait subi des pertes équivalentes (soit 144.000 morts et 1.900.000 blessés !). Mais le bilan humain du conflit ne se résume pas aux décès et aux blessures physiques. Le British Journal of Psychiatry, dans un numéro paru en 2007, a exposé les résultats d’une enquête établissant que 12% des adultes d’Irlande du Nord présentaient des symptômes de stress post-traumatiques imputables au conflit. Ce pourcentage apparaît nettement plus élevé parmi les couches populaires de la population, toutes confessions confondues, à la fois les plus fragiles et les plus exposées aux violences des paramilitaires des 2 camps, de la police et de l’armée.
Par ailleurs, la classe ouvrière a considérablement pâti de la récession économique qui a touché l’Irlande du Nord comme les autres régions industrielles du Royaume-Uni dès les années 1980. Certes, cette récession n’est pas liée au conflit mais celui-ci en a accentué les effets. C’est la classe ouvrière protestante qui a finalement le plus souffert. Elle a perdu ce qui constituait son seul privilège : l’accès à l’emploi. Elle a été stigmatisée durant tout le conflit et désignée par les médias, par Sinn Fein, par les protestants “libéraux” des classes moyennes, mais aussi par les unionistes conservateurs et par le gouvernement britannique, comme violente et sectaire. On lui a attribué au bout du compte la principale responsabilité dans le déclenchement du conflit et dans sa durée. La classe ouvrière protestante sort du conflit profondément “démoralisée”, pour reprendre le mot du travailleur social Michael Hall, et amère. La situation dans les ghettos protestants est catastrophique ; chômage massif, échec scolaire, familles éclatées, délinquance, addiction aux drogues et à l’alcool… La classe ouvrière catholique, en comparaison, se porte un petit mieux. Elle n’est plus systématiquement écartée des emplois (quand il y en a !) et elle a bénéficié, tout au long des années de guerre, d’un encadrement politique et social étroit (et aussi fort contraignant !) de Sinn Fein et de ses diverses filiales.
Ce n’est pas la moindre de ses retombées : le conflit a renforcé le sectarisme, c’est-à-dire l’hostilité entre les confessions. Beaucoup d’Irlandais du Nord ont été blessés ou tués simplement parce qu‘ils étaient catholiques ou protestants. C’est leur appartenance confessionnelle et non une hypothétique appartenance à un groupe paramilitaire ou à un parti politique qui leur a le plus souvent valu d‘être pris pour cibles. Si les loyalistes ont commis le plus grand nombre de crimes sectaires et les plus atroces d‘entre eux, l’IRA et surtout l’INLA (l’Armée de libération nationale, scission de l’IRA officielle) ne sont certainement pas exempts de toute responsabilité en la matière, loin s‘en faut. Des milliers de catholiques ont été chassés de leurs maisons, et nombre de protestants du sud-ouest de Belfast, du quartier de Lenadoon en particulier, ont connu le même sort. Les protestants ont également dû quitter la plupart des vieux quartiers de Londonderry situés à l’ouest de la Foyle et les fermiers protestants, visés par des campagnes d’intimidation et d’assassinats de l’IRA, ont abandonné les zones rurales les plus exposées à l’ouest et au sud des Six Comtés. L’armée britannique a érigé de hauts murs flanqués de miradors pour séparer les communautés, les fameuses peace lines. Ces murs dressés ne tomberont pas de sitôt sinon dans les rues de Belfast, du moins dans l‘esprit de ses habitants...
Les accords du Vendredi saint, en instituant un partage du pouvoir entre catholiques et protestants, n’ont fait que renforcer la division confessionnelle de l’Irlande du Nord, et Sinn Fein, en acceptant le rôle de représentant de la communauté catholique, s’est placé délibérément dans cette logique confessionnaliste. Il ne paraît de ce fait guère légitime à parler au nom de tous les Irlandais…
On peut sans doute se féliciter de l’application des accords de paix, après bien des déboires, relatifs notamment au désarmement des groupes paramilitaires. Ces accords ont, pour l’essentiel, mis fin à la violence inter-confessionnelle, mais ils n’offrent qu’une perspective politique limitée au peuple d’Irlande du Nord.
◘ Quelle est aujourd’hui la situation de l’IRA et des autres groupes militaires “républicains” ? Peut-on parler d’un adieu aux armes les concernant ou d’une veillée d’armes ? Quelle est l’explication de la reprise des attentats revendiqués par les groupes républicains ?
L’IRA a définitivement déposé les armes le 28 juillet 2005 et s’est ainsi ralliée sans ambiguïtés au processus de paix lancé par les accords du Vendredi saint. Mais l’IRA actuelle, elle-même issue en 1969 d’une rupture au sein de l’IRA “officielle” qui avait refusé de s’impliquer dans les affrontements entre catholiques et protestants, a connu plusieurs scissions.
La première a eu lieu en 1986, quand Sinn Fein et l’IRA renoncèrent à l’abstentionnisme traditionnellement pratiqué par les républicains irlandais (cette politique abstentionniste consistait à ne pas siéger dans les assemblées électives de la république d’Irlande et du Royaume-Uni). Naquirent alors le Sinn Fein républicain fondé par des figures historiques de l’IRA telles que Rory O’Brady, et l’IRA de la continuité. Une deuxième scission eut lieu en 1997 à l’initiative des éléments les plus radicaux de l’organisation qui refusaient le cessez-le-feu et la participation des républicains aux négociations de paix. Ces éléments créèrent l’IRA véritable et reçurent le soutien de la sœur de Bobby Sands, Bernadette. La principale action de ce groupe fut l’attentat d’Omagh en août 1998, qui causa la mort de 29 civils.
L’IRA de la continuité ne s’est réellement manifestée qu’après la signature des accords du Vendredi saint. Elle a commis depuis plusieurs attentats et homicides. Sa dernière victime fut un membre de la police nord-irlandaise, abattu par un tireur embusqué le 10 mars de cette année. Quant à l’IRA véritable, après un temps d’arrêt dû à l’indignation générale provoquée par l’attentat d’Omagh, elle a repris ses activités clandestines et les poursuit aujourd’hui. Le 7 mars dernier, les membres de l’un de ses commandos ont exécuté 2 soldats britanniques.
Ces 2 groupes dissidents rassemblent quelques dizaines, quelques centaines tout au plus d’irréductibles dont l’audience paraît très limitée. Toutefois, la participation présumée de l’IRA véritable aux émeutes qui ont eu lieu dans le quartier d’Ardoyne à Belfast cet été, lors des parades orangistes, pourrait indiquer qu’elle est en mesure de trouver un soutien parmi la jeunesse des ghettos catholiques.
◘ Quelles différences y a-t-il entre unionisme, loyalisme et orangisme ?
À l’origine, ces 3 termes recouvraient des réalités différentes qui ont fini, au cours du XIXe siècle, par se confondre peu ou prou.
On appelait unioniste le mouvement favorable à l’union entre le royaume d’Irlande et le royaume de Grande-Bretagne (il serait sans doute plus exact de parler ici d’annexion de l’un à l’autre) ou au maintien de cette union, consacrée en 1800 par un vote du parlement de Dublin. Il est intéressant de noter qu’au moment du débat sur l’union qui a précédé le vote de 1800, l’Église catholique irlandaise et les notables catholiques locaux, à la différence de l’opinion protestante très divisée et selon toute vraisemblance majoritairement hostile à l’union, avaient pris parti pour cette dernière : ils pensaient en effet pouvoir en tirer des avantages politiques et obtenir, notamment, l’émancipation totale de la bourgeoisie catholique jusque là soumise, comme l’ensemble des fidèles de l’Église de Rome, aux lois pénales qui privaient ses représentants du droit de briguer un mandat électif. Cet espoir fut déçu : il fallut attendre 1829 pour que les catholiques aisés du Royaume-Uni (Irlande et Grande-Bretagne confondus) se voient finalement reconnaître ce droit au terme d‘une longue campagne menée par Daniel O‘Connell et ses partisans. Aussi les catholiques désertèrent-ils assez vite pour beaucoup la cause unioniste.
On appelait loyalistes ceux qui manifestaient leur loyauté à l’égard du roi d’Irlande (qui était aussi et d’abord roi d’Angleterre ou de Grande-Bretagne) et de la dynastie hanovrienne en place. Mais cette loyauté n’excluait pas de la part de ceux qui l’exprimaient la volonté de voir l’Irlande acquérir une réelle indépendance politique et économique au sein de l’Empire. Jusqu’en 1800 et même un peu au-delà, un loyaliste pouvait être également un nationaliste irlandais. Ce fut le cas des Volontaires irlandais. Les Irlandais-Unis instaurèrent pour la première fois une ligne de démarcation très nette entre le nationalisme et le loyalisme.
Quant à l’orangisme, ce terme désigne l’Ordre d’Orange né en 1795 au lendemain de la “bataille” de Diamond dans le comté d’Armagh. Ce comté situé en Irlande du Nord comptait approximativement un tiers de catholiques, un tiers de presbytériens et un tiers d’anglicans. Il était alors le théâtre d’un conflit très violent opposant paysans catholiques et protestants pour le contrôle des terres. Les propriétaires terriens, en cette période de renouvellement des baux, mettaient en concurrence les paysans protestants, habitués à des conditions relativement avantageuses, et les paysans catholiques, prêts à renoncer aux avantages acquis par leurs prédécesseurs protestants afin de pouvoir leur succéder. Autant dire que, dans un tel contexte, les protestants se trouvaient relativement défavorisés par rapport à leurs concurrents catholiques. Chassés de leurs terres, beaucoup durent s’exiler en Amérique du Nord.
Tout cela attisa évidemment le sectarisme latent et provoqua la naissance de ligues agraires confessionnelles, les Defenders, côté catholique, les Peep O’Day Boys, côté protestant. Un affrontement particulièrement meurtrier dans la ferme d’un paysan presbytérien, James Wilson, qui s’était conclu par une défaite sans appel des Defenders, poussa les anglicans à envisager la création d’une organisation vouée à la défense de leur hégémonie politique et sociale en Irlande. Double paradoxe : alors que la bataille de Diamond avait mis aux prises catholiques et presbytériens, ces derniers furent longtemps exclus de l’Ordre d’Orange où n’étaient guère admis que les anglicans ; l’Ordre d’Orange fut dirigé par des représentants de la classe possédante, par ceux-là mêmes ou par les proches de ceux qui avaient déchu les paysans protestants de leurs terres parce qu’ils les estimaient trop revendicatifs ou trop exigeants.
Créé par des francs-maçons, l’Ordre d’Orange fut organisé en loges sur le modèle maçonnique (je souligne en passant qu’il existait également des liens étroits entre la Franc-Maçonnerie et les Volontaires irlandais, et, dans une moindre mesure cependant, entre la Franc-Maçonnerie et les Irlandais-Unis). Une majorité de ces loges condamna l’acte d’Union de 1800 : leur idéal politique était clairement un royaume d’Irlande indépendant dirigé par un parlement protestant.
Ce qui conduisit unionisme, loyalisme et orangisme à se confondre fut essentiellement l’émancipation et le réveil politique des catholiques, composante majoritaire de la population irlandaise, qui conduisirent la plupart des protestants à considérer que seul le maintien de l’union leur permettrait d’échapper à l’hégémonie catholique et à l’influence de l’Église de Rome. L’Ordre d’Orange, qui renforça son emprise sur les protestants, particulièrement en Irlande du Nord, incarna progressivement l’unionisme et le loyalisme irlandais. Mais, tout en prétendant ignorer les conflits de classe, l’Ordre d’Orange défendait ouvertement les intérêts des couches supérieures protestantes au détriment de ceux des fermiers et des ouvriers de même confession, et prônait une conception syncrétique du protestantisme pas nécessairement partagée par tous.
Cette attitude provoqua une scission en 1903 avec la naissance d’un Ordre d’Orange indépendant (IOO) bien implanté dans les milieux évangéliques et populaires d’Irlande du Nord qui, à l’initiative de son grand-maître Lindsay Crawford, adopta le manifeste de Magheramorne appelant à la réconciliation nationale entre catholiques et protestants irlandais, avant de soutenir la grève des dockers de Belfast de 1907. Lindsay Crawford devait être finalement exclu de l’IOO qui revint à des positions sectaires classiques. Émigré au Canada, il y fonda l’association des amis protestants de la liberté irlandaise qui soutint la cause nationaliste lors de la guerre anglo-irlandaise de 1919-1921. En dépit de son retour au sectarisme, l’IOO s’entêta dans son aversion traditionnelle à l’égard des conservateurs et entretint ces dernières décennies des rapports étroits avec le mouvement du révérend Ian Paisley, très critique vis-à-vis de l’unionisme officiel.
Une dernière précision terminologique pour achever de répondre à votre question. Même si les vocables unioniste, loyaliste et orangiste sont quasiment interchangeables (mais les choses sont en train d’évoluer depuis peu, l‘Ordre d‘Orange ayant rompu en mars 2005 tout lien organique avec le principal parti unioniste), on remarquera tout de même que l’épithète unioniste s’appliquait plus spécialement aux partis et mouvements politiques pro-britanniques et l’épithète loyaliste aux groupes paramilitaires protestants.
◘ L’Ulster a été utilisé comme terrain d’application de la guerre contre le “terrorisme” et comme laboratoire de “contre-subversion”. S’est-il dessinée à ce sujet une collaboration anglo-américaine dans le cadre de l’OTAN et de “l’alliance contre le Mal” chère aux politiciens états-uniens ?
Roger Faligot, notamment dans son ouvrage consacré à “la résistance irlandaise”, a bien décrit l’utilisation de l’Ulster par les autorités britanniques dans le cadre que vous évoquez.
Le conflit nord-irlandais leur a donné la possibilité d’expérimenter de nouvelles techniques répressives et de nouvelles armes propices au combat en milieu urbain. Au nombre de ces techniques répressives figuraient l’internement administratif ainsi que l’emploi de méthodes de privation sensorielle imposées aux personnes suspectées de sympathiser avec l’IRA lors de leur détention. Ces pratiques qualifiées de « traitements inhumains et dégradants » ont valu au Royaume-Uni d’être condamné par la Cour européenne des droits de l’homme dans un arrêt célèbre de janvier 1978.
Par ailleurs les services spéciaux de sa Gracieuse Majesté ont multiplié les opérations criminelles dans les 6 comtés et en Irlande du Sud telles que les assassinats de dirigeants républicains, voire de dirigeants loyalistes échappant à leur contrôle (on peut citer Tommy Herron, vice-président de l’Association de défense de l‘Ulster, proche de l’Organisation communiste irlandaise et britannique et fondateur de l’Armée citoyenne d‘Ulster, un groupe loyaliste d’obédience marxiste apparu en septembre 1972 qui avait « déclaré la guerre » à l’armée britannique et l’avait affrontée dans les ghettos protestants : Tommy Herron fut abattu en septembre 1973). Ajoutons-y les attentats et les hold-up attribués à l’IRA, mais également l’infiltration des groupes loyalistes, la commission de meurtres sectaires imputés à ces groupes et l‘utilisation à cette fin de délinquants auxquels l‘impunité était assurée par la hiérarchie policière. Ces agissements ont été révélés par le médiateur de la police nord-irlandaise Nuala O‘Loan dans son rapport d‘enquête rendu public en 2007. Les services spéciaux de l’armée britannique et de la gendarmerie royale d’Ulster se sont ainsi efforcés de liquider les éléments les plus radicaux des 2 communautés et d’empêcher tout rapprochement durable entre elles afin d‘assurer la pérennité de la présence britannique en Irlande du Nord et le maintien de cette région dans l’ordre politique et social établi.
Il ne fait pas de doute que, dans la guerre contre l’IRA, les autorités britanniques ont bénéficié de l’appui des agences fédérales américaines, autant que de la police et des services de renseignement de la république d’Irlande au nom de la lutte contre “le terrorisme”. En revanche, d’une manière publique, le gouvernement américain s’est montré nettement plus réservé dans le soutien qu’il apportait à la politique britannique en Irlande du Nord. Le poids électoral et l’influence des 40 millions d’Irlando-Américains expliquent cette attitude pour le moins nuancée, et l’implication des États-Unis, avec le président Clinton et le sénateur Mitchell, dans la recherche d’une solution négociée au conflit nord-irlandais. Les Irlando-Américains ont joué un rôle considérable dans l‘histoire récente de l‘île et dans sa marche vers l’indépendance. C’est un fait qu’ils affichent des opinions nationalistes bien plus affirmées et tranchées que les Irlandais d’Irlande.
Une étude de Michael D. Roe publiée dans Eire-Ireland - Journal of Irish Studies en 2002 montre que les Irlando-Australiens et les Irlando-Américains de confession protestante sont tout aussi favorables que leurs compatriotes de confession catholique à la réunification de l’Irlande au sein de la république, et qu’ils le sont plus encore que les catholiques nord-irlandais eux-mêmes ! Cette étude montre également que les Irlando-Américains des 2 confessions s’identifient plus aux nationalistes d’Irlande du Nord que les catholiques nord-irlandais. S’agissant des Irlando-Américains protestants installés outre-Atlantique depuis 2 ou 3 siècles déjà, Michael D. Roe se demande si leur orientation nationaliste ne reflèterait pas plus leur intégration dans la société d’accueil et leur parfaite identification à l’idéologie américaine héritée de la révolution de 1776 que la solidité de leurs liens avec leur pays d’origine : il apparaît en effet que le républicanisme et l’anti-colonialisme caractéristiques du nationalisme irlandais suscitent la sympathie d’une majorité d’Américains qui y reconnaissent leurs propres inclinations politiques. Un sondage Gallup de 1998 révèle que 50% d’entre eux prennent parti pour la réunification de l’Irlande et 17% seulement pour le maintien de l’Irlande du Nord dans le Royaume-Uni. Ce n’est que justice quand on songe que les exilés irlandais, en particulier les Irlandais-Unis réfugiés aux États-Unis, ont contribué de manière décisive à la définition de l’idéologie américaine.
► Rébellion n°40, janv. 2010.
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Publié en mai 2009 aux éditions Alexipharmaque, Rébellion, l'Alternative Socialiste Révolutionnaire Européenne, rassemble sous la signature de L. Alexandre (A. Faria, ci-contre) & de Jean Galié un ensemble de textes parus dans le bimestriel Rébellion depuis 2003.
Il offre ainsi un panorama complet des idées SRE se situant par-delà les repères du système : « À l’Etat capitaliste, Rébellion oppose la Nation des travailleurs, à l’européisme technocratique la fédération européenne des peuples socialistes, au projet mondialiste le monde multipolaire débarrassé de l’impérialisme ».
• Entretien (site Que faire)
• Recension : « Comme une rébellion qui s’annonce » (G. Feltin-Tracol)
♦ Éditions : Alexipharmaque, Collection Réflexives, Préf. d'A. de Benoist, 274 p., 25 € (port compris)
♦ Commandes : par écrit à Alexipharmaque, BP 60359, 64141 BILLERE cedex ou via le site Alexipharmaque.