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Crimée

6053s10.jpgGuerre de Crimée,

première guerre moderne

[ci-contre : artillerie russe durant la Guerre de Crimée (actuelle Ukraine). Ce conflit oublié fut véritablement le premier de l’ère industrielle, avec la projection à des milliers de kilomètres de dizaines de milliers de soldats et l'utilisation d’armes nouvelles (cuirassé, obus explosif)]

L’historien britannique Orlando Figes vient de dresser un bilan étonnant de la Guerre de Crimée

***

La seconde moitié du XIXe siècle a été essentiellement ébranlée par trois faisceaux de faits guerriers qui, selon les historiens militaires, ont marqué de manière déterminante l’évolution ultérieure des guerres : il s’agit de la Guerre de Crimée (1853-1856), de la Guerre civile américaine (1861-1865) et les guerres prussiennes / allemandes (Guerre contre le Danemark en 1864, Guerre inter-allemande de 1866 et Guerre franco-allemande de 1870/71).

Pour l’historien anglais Orlando Figes, la Guerre de Crimée, que l’on avait quasiment oubliée, n’est pas un de ces innombrables conflits qui ont marqué le XIXe siècle mais au contraire son conflit central, dont les conséquences se font sentir aujourd’hui encore. Elle a coûté la vie à près d’un million d’êtres humains, a modifié l’ordre politique du monde et a continué à déterminer les conflictualités du XXe siècle. De nouvelles impulsions d’ordre technique ont animé le déroulement de ce conflit et par là même révolutionné les affrontements militaires futurs de manière fondamentale. Les conséquences techniques de ces innovations se sont révélées très nettement lors de la guerre civile américaine, survenue quelques années plus tard à peine. Déjà, cette Guerre dite de Sécession annonçait les grandes guerres entre peuples du siècle prochain.

038_6810.jpg[Ci-contre : couverture de l'édition allemande. Le 17 mars 1854, Napoléon III et son alliée la reine Victoria déclarent la guerre au tsar Nicolas Ier au motif de porter secours à la Turquie, en guerre ouverte depuis l’invasion des principautés roumaines et la destruction de sa flotte à Sinope (30 nov. 1853). La Crimée est le bastion le plus avancé de la puissance russe en mer Noire, Sébastopol un arsenal maritime fortifié et une place stratégique essentielle]

O. Figes a récemment consacré un livre à ce chapitre négligé de l’histoire européenne, où la Russie a dû affronter une alliance entre la Turquie, la France et l’Angleterre (O. Figes, Crimea, Penguin, Harmondsworth, 2ème ed., 2011). Il nous rappelle fort opportunément que cette guerre a bel et bien constitué le seuil de nos temps présents et un conflit annonçant les grandes conflagrations du XXe siècle. L’enjeu de ce conflit est bien sûr d’ordre géopolitique [contrôle de la mer Noire] mais ses prémisses recèlent également des motivations religieuses de premier plan. Cette guerre a commencé en 1853 par de brèves escarmouches entre troupes turques et russes sur le Danube et en Mer Noire. Elle a pris de l’ampleur au printemps de 1854 quand des armées françaises et anglaises sont venues soutenir les Turcs. Dès ce moment, le conflit, d’abord régional et marginal, dégénère en une guerre entre grandes puissances européennes, qui aura de lourdes conséquences.

Généralement, quand on parle de la Guerre de Crimée, on ne soupçonne plus trop la dimension mondiale qu’elle a revêtu ni l’importance cruciale qu’elle a eu pour l’Europe, la Russie et pour toute cette partie du monde, où, aujourd’hui, nous retrouvons toutes les turbulences contemporaines, dues, pour une bonne part, à la dissolution de l’Empire ottoman : des Balkans à Jérusalem et de Constantinople au Caucase. À l’époque le Tsar russe se sentait appelé à défendre tous les chrétiens orthodoxes se rendant sur les sites de pélèrinage en Terre Sainte ; pour lui, la Russie devait se poser comme responsable de leur sécurité, option qui va donner au conflit toute sa dimension religieuse.

hussars[Ci-contre : Cornet Henry John Wilkin du 11th Hussars (célèbre par ses culottes "rouge cerise") rattaché à la brigade légère de Lord Cardigan, 1855, photographié par Roger Fenton, un des pionniers de la photographie de guerre]

Au-delà de la protection à accorder aux pèlerins, le Tsar estimait qu’il était de son devoir sacré de libérer tous les Slaves des Balkans du joug ottoman / musulman. En toute bonne logique britannique, O. Figes pose, pour cette raison, le Tsar Nicolas Ier comme « le principal responsable du déclenchement de cette guerre ». Il aurait été « poussé par une fierté et une arrogance exagérées » et aurait conduit son peuple dans une guerre désastreuse, car il n’avait pas analysé correctement la situation. « En première instance, Nicolas Ier pensait mener une guerre de religion, une croisade découlant de la mission russe de défendre les chrétiens de l’Empire ottoman ». Finalement, ce ne sont pas tant des Russes qui ont affronté des Anglais, des Français et des Turcs mais des Chrétiens orthodoxes qui ont affronté des catholiques français, des protestants anglais et des musulmans turcs.

O. Figes a réussi, dans son livre, à exhumer les souvenirs confus de cette guerre en retrouvant des témoignages de l’époque. Certains épisodes de cette guerre, bien connus, comme le désastre de la “charge de la brigade légère” ou le dévouement de l’infirmière anglaise Florence Nightingale ou encore les souvenirs du jeune Léon Tolstoï, présent au siège de Sébastopol, sont restitués dans leur contexte et arrachés aux brumes de la nostalgie et de l’héoïsme fabriqué. Son récit sent le vécu et restitue les événements d’alors dans le cadre de notre réalité contemporaine.

cml0310.jpg [Ci-contre : L'après-guerre suscite aussi une politique de commémoration nationale qui préfigurera celle après la Grande Guerre. À Paris en témoigneraient quelques noms de lieux (pont de l’Alma, bvd Sébastopol, av. de Malakoff, ...) et à Londres le mémorial de la guerre de Crimée érigé à Waterloo Place en 1859 à la mémoire des 22.000 soldats disparus. La figure allégorique de la Victoire, tendant des couronnes de lauriers, se tient sur un piédestal de granit avec à ses pieds 3 soldats de la Garde royale. La ville de Sébastopol a aussi gardé quelques traces de cet épisode, cf. l'article dans Voyage & Histoire n°5 encore en kiosque ou en vente en ligne]

Sous bon nombre d’aspects, la Guerre de Crimée a été une guerre conventionnelle de son époque, avec utilisation de canons, de mousquets, avec ses batailles rangées suivant des critères fort stricts de disposition des troupes. Mais, par ailleurs, cette Guerre de Crimée peut être considérée comme la première guerre totale, menée selon des critères industriels. Il faut aussi rappeller qu’on y a utilisé pour la première fois des navires de guerre mus par la vapeur et que c’est le premier conflit qui a connu la mobilisation logistique du chemin de fer. D’autres moyens modernes ont été utilisés, qui, plus tard, marqueront les conflits du XXe siècle : le télégraphe [permettant la mise en place d'un service météorologique], les infirmières militaires et les correspondants de guerre qui fourniront textes et images.

Les batailles fort sanglantes de la Guerre de Crimée ont eu pour corollaire une véritable mutation des mentalités dans le traitement des blessés. La décision de la première convention de Genève de 1864, prévoyant de soigner les blessés sur le champ de bataille, de les protéger et de les aider, est une conséquence directe des expériences vécues lors de la Guerre de Crimée. La procédure du triage des blessés, où les médecins présents sur place répartissent ceux-ci en différentes catégories, d’après la gravité de leur cas et la priorité des soins à apporter selon la situation, a été mise au point à la suite des expériences faites lors de la Guerre de Crimée par le médecin russe Nikolaï Ivanovitch Pirogov. L’infirmière britannique Florence Nightingale œuvra pour que le traitement des blessés, qui laissait à désirer dans l’armée anglaise, soit dorénavant organisé de manière rigoureuse. Figes rend hommage à cette icône de l’ère victorienne en rappelant que ses capacités se sont surtout révélées pertinentes dans l’organisation des services sanitaires.

Des 750.000 soldats qui périrent lors de la Guerre de Crimée, deux tiers étaient russes. Les civils qui moururent de faim, de maladies ou à la suite de massacres ou d’épurations ethniques n’ont jamais été comptés. On estime leur nombre entre 300.000 et un demi million. Figes évoque également la « Nightingale russe », Dacha Mikhaïlova Sevastopolskaïa. Dacha, comme l’appelaient les soldats, avait vendu tous ses biens tout au début de la guerre pour acheter un attelage et des vivres : elle rejoignit les troupes russes et construisit le premier dispensaire pour blessés de l’histoire militaire russe. Sans se ménager, elle soigna les blessés pendant le siège de Sébastopol. À la fin de la guerre, elle fut la seule femme de la classe ouvrière à recevoir la plus haute décoration du mérite militaire.

61400810.jpg[Ci-contre : La prise de Malakoff, Horace Vernet, 1858. Un officier britannique envoyé en émissaire salue le général Mac Mahon près du zouave porte-drapeau en ce 7 septembre 1855 et lui fait part de la témérité de la prise de position ; celui-ci lui rétorquera : « J'y suis, j'y reste ! »]

Le principal but de la guerre, pour les Français et les Anglais, était de vaincre totalement la Russie. C’est pourquoi le siège de Sébastopol, havre de la flotte russe de la Mer Noire, constitua l’opération la plus importante du conflit. Le 8 septembre 1855, le port pontique tombe. Et Léon Tolstoï écrit : « J’ai pleuré quand j’ai vu la ville en flammes et les drapeaux français hissés sur nos bastions ». Tolstoï était officier combattant et rédigea, après les hostilités, ses Souvenirs de Sébastopol (ou Récits de Sebastopol, 1855-56). Un officier français, quant à lui, note dans son journal : « Nous ne vîmes riens des effets de notre artillerie, alors que la ville fut littéralement broyée ; il n’y avait plus aucune maison épargnée par nos tirs, plus aucun toit et tous les murs furent détruits ».

Lors des négociations de paix, la Russie n’a pas dû céder grand chose de son territoire mais elle a été profondément humiliée et meurtrie par les clauses du traité. En politique intérieure, l’humiliation eu pour effet les premières réformes qui impliquèrent une modernisation de l’armée et la suppression du servage. Sur le plan historique, il a fallu attendre 1945 pour que la Russie retrouve une position de grande puissance pleine et entière en Europe. Tolstoï l’avait prédit : « Pendant fort longtemps, cette épopée-catastrophe de Sébastopol, dont le héros fut le peuple russe, laissera des traces profondes dans notre pays ». O. Figes a réussi à réveiller chez ses lecteurs les souvenirs et les mythes de ce conflit oublié.

► Dirk Wolff-Simon, Junge Freiheit n°49/2011. (tr. fr. RS)

• Version allemande du livre d’O. Figes : Krimkrieg. Der letzte Kreuzzug, Berlin Verlag, 2011, 747 p. En français, on lira avec autant de profit le livre tout aussi exhaustif d’Alain Gouttmann, La Guerre de Crimée 1853-1856 : La première guerre moderne, Perrin, 2003, avec cartes en fin d'ouvrage. L'A. évoque l’émergence d’un “nouvel ordre international”, suite à cette Guerre de Crimée. Enfin, concernant le rôle d'autres puissances : Preussen im Krimkrieg, K. Borries, 1930 ; Der Krimkrieg und die österreichische Politik, Heinrich Friedjung, 1907.

 

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CriméeLa photographie de presse : les premiers photographes de guerre

L'introduction de la photo dans la presse est un phénomène d'une importance capitale. Elle change la vision des masses. Jusqu'alors, l'homme ordinaire ne pouvait visualiser que les événements qui se passaient tout près de lui, dans sa rue, dans son village. Avec la photographie, une fenêtre s'ouvre sur le monde. Les visages des personnages publics, les événements qui ont lieu dans le pays même et en dehors des frontières deviennent familiers. Avec l'élargissement du regard, le monde se rétrécit. Le mot écrit est abstrait, mais l’image est le reflet concret du monde dans lequel chacun vit. La photographie inaugure les mass media visuels quand le portrait individuel est remplacé par le portrait collectif. Elle devient en même temps un puissant moyen de propagande et de manipulation. Le monde en images est façonné d'après les intérêts de ceux qui sont les propriétaires de la presse : l’industrie, la finance, les gouvernements. Dès le début de la photographie, on avait essayé de fixer des événements publics sur la plaque, mais la technique encore rudimentaire ne permettait que des images isolées et à la condition que la lumière soit favorable. Quand on se remémore les aventures du photographie  anglais Roger Fenton, ancien avocat et un des premiers à avoir essayé de photographier une guerre, on se rend compte des pas de géant que la photographie a parcourus depuis.

C'est en février 1855 que Fenton s'embarque pour photographier la guerre de Crimée. Il est accompagné par quatre assistants et amène avec lui une grosse voiture qui doit être tirée par trois chevaux. Ce lourd véhicule, qui avait appartenu à un marchand de vin, lui servit de chambre à coucher et de laboratoire à la fois. Le matériel qu'il embarque est énorme : trente-six grosses caisses, plus les harnais pour les chevaux et leur nourriture ! Arrivé à destination, Fenton constate que la chaleur rendra son travail extrêmement difficile. L'atmosphère dans son laboratoire ambulant est étouffante. Quand il prépare ses plaques — car à cette époque on en est encore au stade du collodion humide et il faut se préparer juste avant leur utilisation —, il lui arrive souvent de se voir sécher avant même de pouvoir les insérer dans sa caméra. Le temps de pose est de 3 à 20 secondes, et toutes les photos doivent être posées sous le soleil torride. Après trois mois de travail acharné, il rapporte environ 360 plaques à Londres. Ces images ne donnent qu'une idée très fausse de la guerre, car elles ne représentent que des soldats bien installés derrière la ligne de feu. L'expédition de Fenton avait été commanditée à condition qu'il ne photographierait jamais les horreurs de la guerre, pour ne pas effrayer les familles des soldats.

De la guerre civile américaine qui débuta en 1861, le célèbre photographe Matthew B. Brady rapporta des milliers de daguerréotypes. Mais il n'était pas commandité comme Fenton ; il s'était lancé dans cette aventure comme dans une entreprise commerciale pour laquelle, en plus de tout son argent, il dut emprunter des capitaux. Son propos était de vendre ces photos après la guerre. Il réalisa son projet avec l'aide d'une vingtaine de photographes, employés par lui. Les images de Fenton, censurées d'avance, font apparaître une guerre comme une partie de pique-nique, mais celles de Brady et de ses collaborateurs, parmi lesquels Timothy O'Sullivan et Alexander Gardner, donnent pour la première fois une idée extrêmement concrète de son horreur. Les terres brûlées, les maisons incendiées, les familles en détresse, les nombreux morts sont photographiés par eux dans un souci d'objectivité qui donne à ces documents une valeur exceptionnelle, surtout si l'on se rappelle que la technique rudimentaire de la daguerréotypie (les appareils pèsent encore des kilos, la préparation des plaques. le temps de pose sont longs) ne facilitait pas leur travail. Mais la vente des photographies ne correspondait pas du tout aux espérances de Brady et il perdit toute sa fortune dans cette aventure. Il devait céder finalement ces photos à son principal créditeur, la firme de produits photographiques qui lui avait fourni le matériel. Celle-ci imprima et publia ces photos pendant plusieurs années, mais Brady était ruiné.

► Gisèle Freund, extrait de : Photographie et société, Seuil, 1974.

 

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• 8 janvier 1784 : Le Sultan ottoman est contraint de céder la Crimée à la Tsarine Catherine II. Celle-ci avait pour politique principale d’étendre la Russie vers le Sud, vers la Mer Noire et le monde grec. Elle avait tourné le dos à la politique russe antérieure, qui était de prendre la Baltique toute entière et d’affronter, pour y parvenir, le royaume de Suède et la Pologne. Catherine II tourne donc toutes ses forces vers le Sud. L’année précédente, elle avait protégé le khan de Crimée contre ses sujets révoltés, alors que ce khan était vassal de la Sublime Porte. Celle-ci est trop affaiblie pour réagir, et l’ambassadeur de France, Vergennes, dissuade le Sultan de riposter. Vergennes participe à une grande politique continentale : la France n’est plus l’ennemie de l’Autriche, car Louis XVI a épousé Marie-Antoinette ; et Joseph II, Empereur d’Autriche, qui a succédé en 1780 à sa mère Marie-Thérèse, souhaite la paix avec la France et avec la Russie. Implicitement, il existe à l’époque un Axe Paris/Vienne/Saint-Pétersbourg, donc une sorte de bloc eurasiatique ou eurosibérien avant la lettre. Quand Catherine II prend la Crimée, en rêvant d’y réaliser une synthèse russo-germano-grecque, l’Empereur Joseph II gagne pour l’Autriche le droit de faire circuler ses navires dans les Détroits. Contrairement à ce qui va se passer à la fin du XIXe siècle, après l’occupation de la Bosnie par les Autrichiens en 1878, il n’y avait pas, au départ, d’animosité russo-autrichienne, mais un franc partage des tâches, dans une harmonie européenne, que la révolution française, invention des services de Pitt le Jeune, va ruiner.

 


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