FIUME O MORTE ! (Fiume ou la mort !)
À propos d'un volume collectif sur Gabriele D'Annunzio
[Ci-contre : carte postale de Fiume, 1919. Dans la nuit du 11 au 12 septembre 1919, le poète Gabriele D'Annunzio fait une entrée triomphale à Fiume à la tête de 287 volontaires italiens, ce qui a pour effet d'entraîner l'Italie et la Yougoslavie à signer le traité de Rapallo]
♦ Recension : Hans-Ulrich Gumbrecht, Friedrich Kittler, Bernhard Siegert (Hrsg.), Der Dichter als Kommandant : D'Annunzio erobert Fiume, Wilhelm Fink Verlag, München, 1996, 340 p.
Gabriele d'Annunzio (1863-1938), au temps de la “Belle Époque”, était le seul poète italien connu dans le monde entier. Après la Première Guerre mondiale, sa gloire est devenue plutôt “muséale”, sans doute parce qu'il l'a lui-même voulu. Il devint ainsi “Prince de Montenevoso”. Un institut d'État édita ses œuvres complètes en 49 volumes. Surtout, il transforma la Villa Cargnacco, sur les rives du Lac de Garde, en un mausolée tout à fait particulier (Il Vittoriale degli Italiani) qui, après la Seconde Guerre mondiale, a attiré plus de touristes que ses livres de lecteurs. En Allemagne, d'Annunzio a dû être tiré de l'oubli en 1988 par l’éditeur non-conformiste de Munich, Matthes & Seitz, et par un volume de la célèbre collection de monographies “rororo”. Aujourd'hui, coup de théâtre, un volume collectif rédigé par des philosophes et des philologues nous confirme que le grand “décadent” a sans doute été le “dernier poète-souverain de l'histoire”. À quel autre écrivain pourrait-on donner ce titre ?
Le “modèle de Fiume” pour toute l'Italie
La ville et le port adriatique de Fiume (en croate Rijeka, en allemand Sankt-Veit am Flaum) était peuplée à 50% d'Italiens à l'époque. Les conférences parisiennes des vainqueurs de la Première Guerre mondiale avaient réussi à faire de cette cité une pomme de discorde entre l'Italie et la nouvelle Yougoslavie. Le Traité secret de Londres, qui envisageait de récompenser largement l'Italie pour son entrée en guerre en lui octroyant des territoires dans les Balkans, en Afrique et en Europe centrale, n'avait pas évoqué Fiume. Le Président Wilson n'avait pas envie d’abandonner à l'Italie l'Istrie et la Dalmatie. Après l'effondrement de l'Autriche-Hongrie, une assemblée populaire proclame à Fiume le rattachement à l'Italie. Des troupes envoyées par plusieurs nations alliées prennent position dans la ville. Des soldats et des civils italiens abattent une douzaine de soldats français issus de régiments coloniaux annamites (Vietnam).
Aussitôt le Conseil Intonne le repli du régiment de grenadiers sardes, seule troupe italienne présente dans la cité. Ce régiment se retire à Ronchi près de Trieste. Là, quelques officiers demandent au héros de guerre d'Annunzio de les ramener à Fiume. Le 12 septembre 1919, d'Annunzio pénètre dans la ville à la tête d'un corps franc. Le soir même, le “Comando”, avec le poète comme “Comandante in capo”, prend le contrôle de la ville. Les Anglais et les Américains se retirent. D'Annunzio attend en vain l'arrivée de “combattants, d'arditi, de volontaires et de futuristes” pour transporter le “modèle de Fiume” dans toute l'Italie.
Des festivités et des chorégraphies de masse, des actions et des coups de force symboliques rendent Fiume célèbre. D'Annunzio voulait même débaptiser la ville et la nommer Olocausta (de “holocauste”, dans le sens premier de “sacrifice par le feu”). Sur le plan de la politique étrangère, le commandement de Fiume annonce dans son programme l'alliance de la nouvelle entité politique avec tous les peuples opprimés, surtout avec les adversaires du royaume grand-serbe et yougoslave. L'entité étatique prend le nom de Reggenza Italiana del Carnaro et se donne une constitution absolument non conventionnelle, la Carta del Carnaro. Son mot d'ordre est annoncé d'emblée : « Si spiritus pro nobis, quis contra nos ? » (Si l'esprit est avec nous, qui est contre nous ?). Le Premier ministre italien de l'époque était Giovanni Giolitti, âgé de 78 ans. Sous son égide, l'Italie et la nouvelle Yougoslavie s'unissent par le Traité de Rapallo. Avant qu'il ne soit ratifié, le héros de la guerre aérienne, Guido Keller, jette sur le parlement de Rome un pot de chambre, rempli de navets et accompagné d'un message sur les événements. Rien n'y fit. L'Italie attaque Fiume par terre et par mer. C'est le “Noël de Sang” (Il Natale di Sangue). Le régime de d'Annunzio prend fin, après quinze mois d'existence.
D'Annunzio et la guerre conventionnelle
Le volume collectif qui vient de paraître en Allemagne n'est pas simplement une histoire de Fiume sous le “Comandante”. La préoccupation des auteurs a été bien davantage d'expliquer les événements de Fiume à la lumière des nouvelles formes “non-conventionnelles” de guerre et de propagande, nées de la Première Guerre mondiale (par “non-conventionnel”, on entend ici le non respect de la séparation entre combattants et non combattants, entre guerre et paix). Dans les nouvelles technologies de la vitesse (l'avion, la vedette lance-torpilles, les troupes d'assaut), dans les médias (le cinéma) et l'art de la propagande, d'Annunzio était d'une façon ou d'une autre impliqué. Ou en était carrément l’initiateur. En tant qu'aviateur, que commandant de vedettes lance-torpilles, qu'orateur et harangueur, le héros de la Première Guerre mondiale, couvert de décorations, élevé au grade de lieutenant-colonel, décidait lui-même des missions qu'il allait accomplir. Le philologue Siegert, dans sa contribution (L'ombra della macchina alata), étudie la renovatio imperii voulue par d'Annunzio à la lumière de l'histoire de la guerre aérienne entre 1909 et 1940, depuis la journée du vol aérien de Brescia jusqu'à la mort de Balbo.
Domination des airs et tapis de bombes
La domination des airs, selon les théories du Général Giulio Douhet, paralysait l'adversaire en détruisant sa logistique. Douhet ne connaissait pas la différence entre l'armée et la population civile, la guerre aérienne réduisant tous les traités à des “chiffons de papier sans valeur”. Ou, comme le formulait Sir Arthur Harris, commandant des flottes de bombardiers britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale, dans son ouvrage de 1947, Bomber Offensive :
« En droit international, on peut toujours argumenter pro et contra, mais quand on met en œuvre l'arme aérienne, alors il n'y a plus du tout de droit international ». Siegert écrit : « Ce que l'on appelle la target area bombing fonde une nouvelle époque de l'histoire de l’Être. Des choses comme les humains ne sont plus du tout les objets d'une intentio recta, mais les contenus contingents d'un espace standardisé à détruire sur lesquels circulent des objectifs aléatoires ». Pendant la guerre, d'Annunzio a survolé Vienne, sur laquelle il a lancé des tracts où il était écrit qu'ils auraient pu être des bombes. Cette action confirmait la possibilité d'une guerre aérienne à outrance et constituait une opération de propagande destinée à frapper l'imagination des Viennois.
Pendant la Seconde Guerre mondiale également, les sociologues affectés au Strategic Bombing Survey du Pentagone n'ont pas seulement considéré les tapis de bombes [carpet bombing] sur les villes allemandes comme un simple moyen de paralyser l'effort de guerre de l'ennemi mais comme un premier pas vers la rééducation de la population du Reich : ainsi, un pas de plus était franchi dans le processus d'effacement des différences entre guerre et paix. Plus généralement, les théories de la guerre aérienne chez d'Annunzio et chez Douhet, puis chez les praticiens anglo-saxons du bombardement des villes à outrance, permettent de lever les frontières, de lancer des opérations sur l'espace tout entier sans tenir compte d'aucune barrière. L'État national classique devient ainsi caduc et doit en bout de course être remplacé par une forme néo-impériale, par une renovatio imperii sur le modèle de Fiume.
Dans d'autres contributions de ce volume, notamment celle de Friedrich Kittler sur les Arditi (les “téméraires”), version italienne de Sturmtruppen allemandes (dont Jünger fit partie) de la Première Guerre mondiale ou celle de Hans Ulrich Gumbrecht sur les redentori della vittoria (les “sauveurs de la victoire”) nous amènent à porter des réflexions non habituelles sur l'histoire des idées au XXe siècle. Le volume contient également une chronologie de la “guerre pour Fiume” et quelques réflexions sur la guerre aérienne telle que la concevaient d'Annunzio et Guido Keller. Enfin, des textes sur la constitution de Fiume et sur le statut de son “armée de libération”.
► Ludwig Veit, Nouvelles de Synergies Européennes n°30-31, 1997.
(texte paru dans Criticon, n°152/1996)
♦ En français sur le sujet :
En 1919, le poète italien Gabriele D’Annunzio, à la tête d’une troupe de jeunes anciens combattants – les arditi –, s’empare, sur la côte adriatique, de la ville de Fiume pour maintenir son rattachement à l'Italie. Pendant plus d’un an, Fiume va devenir une petite contre-société expérimentale, exprimant sa sympathie pour la jeune révolution soviétique et les peuples colonisés, nouant des contacts avec les milieux anarchistes…
À la fête de la révolution, artistes et libertaires avec D'Annunzio à Fiume, Claudia Salaris, Éd. du Rocher, 2006 [recension]
• Voir aussi : L’Équipée de Gabriele d'Annunzio, Albert Londres, Jullliard, 1990 [recension] ; Arléa poche, 2010 [extrait] ; éd. de Londres, 2013.
• Entretien avec Enrico Galmozzi (NSE n°17, 1996)
• Fiume à l’avant-garde de l’Histoire (blog Idiocratie)
Gabriele d’Annunzio et la Marche sur Fiume
Dans l’histoire, nous trouvons bon nombre de figures difficilement classables dans une catégorie proprette et bien définie. Elles nous apprennent que les clivages entre la gauche et la droite, entre le conservatisme et le progressisme ne sont finalement que des clivages entre « concepts conteneurs » aux contours médiocrement balisés, que l’on peut sans doute appliquer aux politicards sans intérêt qui sévissent de nos jours mais qui n’ont aucune pertinence dans la réalité, en dehors des tristes et inutiles baraques à parlottes que sont devenus les parlements. Gabriele d’Annunzio est l’exemple d’un penseur original, de la trempe de ceux que l’on ne rencontre pas tous les jours. Ce poète excentrique, cet aviateur et ce révolutionnaire demeure, encore de nos jours, une personnalité dont on peut s’inspirer ; ce n’est donc pas un hasard si son portrait orne un certain mur de la « Casa Pound » de Rome, le magnifique squat occupé aujourd’hui par des nationaux révolutionnaires dans la capitale italienne. Sa Marche sur Fiume en septembre 1919 et l’occupation de la ville qui s’ensuivit et dura quinze mois, n’a pas seulement été une entreprise toute d’ardeur et de témérité : elle a donné le ton pour d’autres générations de nationalistes révolutionnaires, d’anarchistes et d’autres esprits libres de l’entre-deux-guerres et, même, d’époques ultérieures. Le concept de « Zone Temporaire Autonome », telle que décrite dans les travaux de l’anarchiste Hakim Bey, a finalement été traduit dans le réel, et pour la première fois, à Fiume. La ville est ainsi devenue un microcosme où les rêves les plus radicaux, quels qu’ils soient, ont reçu la chance de se développer. Il serait dès lors dommage de dénigrer la Marche sur Fiume comme un simple précédant de la Marche sur Rome de 1922.
Dès son plus jeune âge, d’Annunzio avait lu Shakespeare et Baudelaire et ses premiers pas de poète, il les a faits dans le sillage du poète italien Giosué Carducci. L’influence de Nietzsche fut grande chez lui et le leitmotiv du « surhomme » devint rapidement central dans son œuvre. Il en déduisit un rôle important à accorder à l’héroïsme. Il hissa le culte éthique de la beauté, propre de l’héritage latin antique, au-dessus des fausses valeurs de l’industrialisme et du matérialisme. Il se dressa contre le positivisme et proclama qu’il ne voulait plus entendre de « vérité » mais voulait, plus simplement, posséder un rêve. C’est en ces années de maturation que l’influence de Nietzsche se fit fortement sentir sur d’Annunzio : il en vint à prêcher l’avènement d’une aristocratie spirituelle, arme contre la morale bourgeoise, et à concentrer ses efforts pour faire advenir une ère nouvelle. Avant la première guerre mondiale, sa pensée avait influencé le mouvement futuriste mais le fondateur du futurisme, Tomaso Marinetti, considérait que d’Annunzio était un personnage appartenant au passé. Après avoir séjourné un certain temps en France, il revint en Italie en 1915, en suscitant un énorme intérêt et pour participer aux combats de la guerre. Il avait déjà 52 ans au moment où elle éclata mais cela ne l’empêcha pas de se porter volontaire pour commander une division de cavalerie et la mener au feu, contre les puissances centrales. Il acquis bien vite le statut de héros, notamment en lançant une attaque contre les tranchées ennemies, vêtu d’une longue cape flottante jetée sur ses épaules et armé seulement d’un pistolet. Autre geste héroïque qu’il convient de rappeler : il s’envola un jour, à bord d’un avion, pour lancer des tracts sur Vienne, ce qui lui permit d’obtenir la « médaille d’or », la plus haute décoration honorifique d’Italie.
Lors de la conférence préludant au Traité de Versailles en 1919, l’Italie exigea le port de Fiume. Mais le sort de la ville était scellé, semble-t-il. En Italie, un sentiment général prenait le dessus : celui de subir une « victoire mutilée », concept forgé par d’Annunzio lui-même. La situation était devenue explosive, d’autant plus que l’état de l’économie se détériorait considérablement, avec son cortège de millions de chômeurs et l’atmosphère prérévolutionnaire que cette misère impliquait.
Les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France voulaient que Fiume fasse partie du nouvel État, né de Versailles : la Yougoslavie unitaire. Les alliés occidentaux occupent le port pour concrétiser leur volonté. En août 1919, les troupes italiennes sont contraintes de quitter la ville après quelques fusillades échangées avec des soldats français. Un petit groupe d’officiers, qui avaient dû quitter le port adriatique, s’est alors adressé à d’Annunzio, pour lui dire : « Nous l’avons juré : ou nous reprenons Fiume ou nous mourrons. Et que faites-vous pour Fiume ? ». Le 12 septembre 1919, pour répondre à ce défi, d’Annunzio, gravement malade, marche sur Fiume à la tête de deux mille légionnaires italiens, qui avaient déserté et s’étaient affublés de chemises noires ; leurs colonnes avancèrent en chantant « Giovinezza » et prirent la ville. Fiume était soudainement devenue le symbole de la liberté qui se dressait contre la lâcheté du temps. En fait, Fiume était devenue non seulement le symbole de la « victoire mutilée », qu’on essayait de réhabiliter, mais aussi le symbole de la « latinité ». En dehors de la ville, d’Annunzio rencontre le général italien Vittorio Emanuele Pittaluga, qui commandait les forces italiennes présentes devant la cité. Il donna l’ordre à d’Annunzio de faire demi-tour, mais le poète-soldat sortit son atout et lui montra fièrement ses médailles. Le général Pittaluga n’eut pas le cœur de faire tirer sur le héros. Ils entrèrent tous deux dans la ville sans qu’un seul coup de feu n’ait été tiré. Les alliés, abasourdis, furent contraints de quitter les lieux et d’Annunzio annonça qu’il avait l’intention d’occuper la ville jusqu’à ce qu’elle soit annexée à l’Italie. Il prit le titre de « Commandante » et, quelques semaines plus tard, sept mille légionnaires supplémentaires et quatre cent marins vinrent renforcer ses effectifs.
Les légionnaires de d’Annunzio se prononçaient en faveur de la liberté des peuples opprimés et tournaient leurs regards vers les expériences du tout jeune régime soviétique. D’Annunzio entra également en contact avec Sean O’Kelly, le futur président de l’Irlande, qui représentait le Sinn Fein à Paris ; ensuite, avec des nationalistes égyptiens et avec les autorités soviétiques. Le 28 avril 1920, il met sur pied une « Ligue de Fiume » pour faire contrepoids à la « Société des Nations ». Vladimir Lénine citait d’Annunzio comme « l’un des rares révolutionnaires d’Italie », un compliment qu’il avait préalablement adressé à Mussolini. Ces faits nous montrent que les extrêmes se touchent effectivement, même si d’actuels bourgeois trotskisants ne l’admettront jamais.
La « Carta del Carnaro » : base de l’État Libre de Fiume
L’État Libre de Fiume reposait sur des idées proto-fascistes, sur des idées républicaines et démocratiques antiques et sur quelques formes d’anarcho-syndicalisme : en ce sens, il exprimait un éventail bigarré mais intéressant d’idées fortes, issues de trois sphères intellectuelles fort différentes. D’Annunzio et l’anarchiste national-syndicaliste Alceste de Ambris rédigèrent le 27 août 1920 la constitution de Fiume, intitulée « Carta del Carnero » ; elle hissait la musique au rang de principe cardinal de l’État. D’après Gabriele d’Annunzio, la musique est un langage rituel, disposant du pouvoir d’exalter les objectifs de l’humanité. Les idées développées dans cette « Carta del Carnero » étaient inspirées du syndicalisme, surtout de ses éléments corporatifs. Les principes d’autonomie, de production, de communauté et de corporatisme y étaient tous importants. Inspirés par l’antiquité, les libérateurs de Fiume firent de la Cité une république, avec un régent comme chef d’État, qui, comme sous la république romaine, devait diriger la Cité avec des pouvoirs dictatoriaux si l’époque était soumise à un danger particulièrement extraordinaire. Autre élément important : la décentralisation complète, afin de dégager le politique autant que possible du parlement et de le ramener sur la « piazza », sur la place publique, sur le forum, de façon à ce que les simples citoyens soient tous impliqués dans le fonctionnement de la politique de la cité.
Les méchantes langues diront que c’est là du populisme mais, en fait, cette disposition rappelait la démocratie antique où un droit civil positif incitait les citoyens à participer aux débats politiques. Le parlement ne recevait dans cette « Carta » qu’un rôle peu signifiant, tandis que neuf corporations, qui accueillaient l’ensemble des citoyens et étaient basées sur leurs activités économiques, étaient destinées à gouverner véritablement. On créa même une dixième corporation, pour souligner l’importance du facteur spirituel : « … elle sera réservée aux forces mystérieuses du progrès et de l’aventure. Elle sera une sorte d’offrande votive au génie de l’inconnu, à l’homme du futur, à l’idéalisation espérée du travail quotidien, à la libération de l’esprit de l’homme au-delà des efforts astreignants et de la sueur sanglante que nous connaissons aujourd’hui. Elle sera représentée dans le sanctuaire civique par une lampe allumée portant une ancienne inscription en toscan, datant de l’époque des communes, qui appelle à une vision idéale du travail humain ; « Fatica senza fatica » » (article 9, Carta del Carnero).
À côté de ces corporations, les citoyens et la commune se voient octroyer, eux aussi, un rôle important. Les citoyens obtiennent leurs droits politiques et civiques dès l’âge de 20 ans. Tous, hommes et femmes, reçoivent le droit de vote (1) et peuvent, par l’intermédiaire d’institutions législatives, lever l’impôt dans le but de mettre un terme à la lutte entre le travail et le capital. La commune, elle, était basée sur le « potere normativo », le « pouvoir normatif », c’est-à-dire le pouvoir de soumettre le législatif aux lois coutumières.
La marine de Fiume se nommait « les Uscocchi », d’après le nom de pirates disparus depuis longtemps et qui avaient vécu jadis dans les îles de l’Adriatique, pas très éloignées de Fiume, et prenaient pour proies les bateaux marchands vénitiens et ottomans. Les Uscocchi modernes ont permis ainsi à Fiume de s’emparer de quelques navires bien chargés et de s’assurer de la sorte une plus longue vie. Artistes, figures issues de la bohème littéraire, homosexuels, anarchistes, fuyards, dandies militaires et autres personnages hors du commun se rendirent par essaims entiers à Fiume.
Fiume fut une république bizarre et excentrique, que l’on peut aussi qualifier de « décadente ». Chaque matin, d’Annunzio y lisait ses poésies du haut de son balcon et, chaque soir, il organisait un concert, suivi d’un feu d’artifice. Dans la constitution, l’enseignement se voyait attribuer un grand rôle, avec usage fréquent de poésie, de littérature et de musique dans les classes (articles 50 à 54 de la « Carta del Carnero »). Cette légèreté et cette superficialité apparentes exprimaient surtout l’autonomie et la liberté, n’étaient pas signes de décadence. Cependant, les problèmes ne tardèrent pas à survenir : ils se sont manifestés par des divergences idéologiques. Au départ, d’Annunzio voulait rendre Fiume à l’Italie, avait agi pour que Rome annexe la ville portuaire adriatique mais ses compagnons légionnaires ne voyaient pas l’avenir de cette façon. D’Annunzio, tourmenté par le doute, a fini par renoncer, lui aussi, à son idée initiale. L’un des corédacteurs de la constitution de Fiume, l’anarcho-syndicaliste Alceste de Ambris, plaidait pour une alliance entre les éléments fascistes de gauche et les révolutionnaires de gauche, mais elle ne se concrétisa jamais. L’objectif d’Alceste de Ambris était d’exporter la révolution de Fiume vers l’Italie toute entière mais, comme on le verra par la suite, Mussolini s’y opposait, tout en glissant petit à petit vers des options de droite. Cette mutation dans l’esprit de Mussolini, dira de Ambris, fera de lui « un instrument antirévolutionnaire aux mains de l’établissement bourgeois ».
La fin rapide de l’expérience insolite et originale que fut l’Etat Libre de Fiume vint au moment où Giolitti succéda à Nitti au poste de premier ministre en Italie. En novembre 1920, Giolitti signe à Rapallo un traité avec le nouvel État yougoslave. Ce traité fixe les frontières définitives entre les royaumes de Yougoslavie et d’Italie. Ce traité était à l’avantage de l’Italie : elle recevait l’Istrie, la région située à l’Est de la Vénétie ; Fiume devenait une ville-État indépendante. D’Annunzio, pour sa part, refusait de se retirer de Fiume ; Giolitti décida de faire donner l’armée pour le déloger. L’armée régulière prend la ville. Mussolini déclare : « maintenant l’épine enfoncée dans le flanc de Fiume est ôtée ; la rage de détruire, le feu de la destruction qui avait pris à Fiume n’a pas incendié l’Italie ni même le monde ». Lors des combats, commencés le 24 décembre 1920, il y eu 52 morts. Les trois mille hommes de d’Annunzio, après quatre jours de combat, se rendirent à l’armée régulière, forte de 20.000 hommes. L’État Libre de Fiume, qui fut éphémère, représente une révolte héroïque et passionnée contre la modération, incarnée par les autorités officielles de l’Italie. Même si l’on peut considérer que l’expérience de d’Annunzio était dès le départ condamnée à une fin prématurée, il faut dire que le souvenir de Fiume demeurera, comme un espoir général et comme source d’inspiration du futur fascisme.
D’Annunzio, effectivement, inspira Mussolini qui reprendra certains de ses emblèmes comme les chemises noires, oripeaux des combattants « arditi » de la première guerre mondiale, ces troupes de choc et d’élite de l’armée italienne ; Mussolini reprendra aussi une bonne part des us et de la terminologie de d’Annunzio. Mais tout cela n’était pas vraiment nouveau. Giuseppe Garibaldi, fondateur de l’Italie moderne, avait déclaré, en insistant, que les Italiens devaient s’habituer à l’idée de porter des chemises de couleur, car elles étaient le symbole de toutes les causes visant l’émancipation. Même le terme « fascio », d’où dérive le mot « fascisme » et qui signifie « groupe » ou « ligue », avait une longue tradition déjà dans la terminologie de la gauche italienne. En 1872, Garibaldi avait fondé un « fascio operaio », un « faisceau ouvrier », et, en 1891, apparaît un groupe d’extrême gauche qui a pour nom « Fascio dei Lavoratori », le « faisceau des travailleurs ». En dehors d’Italie, le mot « fascio » existe et exprime une idée de force, reprise par toutes sortes d’organisations politiques. À l’instar du futur fascisme, d’Annunzio exalte la violence et l’action héroïques et méprise le socialisme et le mode de vie bourgeois. Les marches de masse, dont la Marche sur Fiume fut le modèle initial, étaient considérées par les contemporains comme une réaction disciplinée, héroïque et collective contre le grand anonymat qu’imposait l’idéologie bourgeoise. La rébellion des jeunes hommes de gauche contre un socialisme perçu comme bourgeois et oppresseur, comme mou et antirévolutionnaire, était un trait commun aux légionnaires de Fiume et aux miliciens fascistes. Tous se réclamaient d’une puissance italienne, qui devait s’exprimer sur les plans militaire, culturel et sexuel.
Quelle leçon devons-nous tirer aujourd’hui de la Marche sur Fiume ? Tout d’abord, et c’est indubitablement la leçon principale qu’elle nous donne, c’est que la pensée politique ne peut pas, ne peut plus, se limiter aux concepts conteneurs conventionnels que sont le conservatisme, le progressisme, la gauche et la droite, etc. Toute pensée révolutionnaire s’exprime par la parole et par l’action, et ne met jamais d’eau dans son vin. Les compromis sont de simples instruments de la politique politicienne, axée sur les comptabilités électorales ; ils sont toutefois autant de coups de poignard dans les idéaux révolutionnaires. La prise de Fiume et la constitution qui s’ensuivit ont constitué le premier exemple de ville-État de facture utopique et poétique dans l’histoire contemporaine. Gabriele d’Annunzio était tout à la fois révolutionnaire, poète, guerrier, chef et philosophe. Fiume nous apprend a élargir notre propre horizon philosophique, lequel ne doit jamais se laisser aveugler par les compromis ni chavirer dans la médiocrité. Dans un régime où ont cohabité l’anarcho-syndicalisme, le proto-fascisme et l’idéal de la démocratie et de la république antiques, il n’y avait pas de place pour le bourgeoisisme passif, celui qui aime tant se laisser enchaîner par le conformisme moral et social et refuse d’emprunter une voie propre et héroïque :
Tutto fu ambito
e tutto fu tentato.
Ah perchè non è infinito
Come il desiderio, il potere umano ?
Cosi è finito il sogno fiumano.
NON DVCOR, DVCO !
Gridiamo ancora Noi,
per ricordare e per agire !
(Nous avons tout voulu,
nous avons tout tenté.
Et pourquoi donc le pouvoir humain
n’est-il pas aussi infini que le désir ?
C’est ainsi que finit le rêve de Fiume.
NON DVCOR, DVCO !
crions-nous encore,
pour nous souvenir et pour agir !) (2)
► Peter Verheyen, 2010.
Notes :
1. Deux instances constituent le pouvoir exécutif : un Conseil de Sénateurs auquel peuvent appartenir tous les citoyens qui disposent de leurs droits politiques. la deuxième instance est le Conseil des « Provisori », composé de soixante délégués, élus au suffrage universel et selon une représentation proportionnelle. Y siègent des ouvriers, des marins, des patrons d’entreprise, des techniciens, des enseignants, des étudiants et des représentants d’autres groupes professionnels.
2. Texte d’une chanson intitulée « NON DVCOR, DVCO » du groupe italien « Spite Extreme Wing ».
◘ Portrait de Gabriele d’Annunzio
Il avait le teint brouillé des grands nerveux, les yeux bleuâtres, d'un azur profond et embrumé, voilé de quelque lointain rêve, la cornée et l'iris légèrement en saillie entre les paupières glabres, comme les yeux des bustes antiques — déjà. Les lèvres d'un gris mauve, comme des lèvres de marbre — déjà — d'un marbre jadis teinté, dont la nuance purpurine se serait effacée. Les dents mauvaises. Mais qu'importaient ces couleurs de la face et de l'émail dentaire ! La couleur est la chose éphémère, comme l'était cette nuance roussâtre du poil sur l'arcade sourcilière, sous le nez, à la pointe du menton. Et qu'importait, de même, ce corps petit et musclé, avec son torse long, ses jambes courtes ! De ces proportions sans grâce le poète s'accommodait, sachant bien que sa gloire future concentrait tout l'intérêt de son humaine apparence dans le buste, promis — déjà — à l'éternité. Or, la tête était admirable par la forme et par les volumes, par tout ce qui ressortit à la statuaire. Il n'est pas jusqu'à cette complète calvitie qui ne parût par avance un dépouillement volontaire de toute simulation et de tout accident. « Ma clarté frontale », comme l'appelait le maître, avec ce mélange d'orgueil et de sarcasme qui, dans sa bouche, prenait le ton d'un défi, d'une raillerie adressée aux circonstances, aux bizarreries de la nature, aux défaillances d'un dieu distrait. Et la main aussi — la main qui caresse et qui tient la plume (et l'épée) — la main qui est volupté et qui est esprit (et fierté), la main était belle : petite, féminine, ciselée, impérieuse, ayant cette force de dédain que le plus hautain visage ne peut exprimer et que, seule, une belle main reflète avec tranquillité. Au petit doigt, deux bagues d'or, chacune ornée d'une émeraude cabochon. J'ai lu que, sur le lit funèbre, le doigt ne portait plus que deux minces anneaux nus, sans aucune pierre précieuse. Il y a tout un symbole de grandeur et de renoncement dans cette disparition des émeraudes.
Sur le ciel noir de l'époque, la mort de Gabriele d’Annunzio a jeté, durant quelques jours, les suprêmes clartés de la fusée qui s'éteint ou du météore qui rentre dans la nuit. Astre ou bouquet d'artifice ? Là est la question. Certes, la fin d'un tel homme ne pouvait passer inaperçue. Elle devait éblouir encore, les puissances du feu étant les caractéristiques mêmes de l'âme qui prenait congé de nous. Mais je ne puis m'empêcher de noter combien fut bref ce dernier éblouissement, combien la nécrologie (en maints articles où il faut voir un signe des temps et le reflet des modes changées) fut prompte à diminuer, à “minimiser”, comme on dit dans un affreux jargon, l'importance de ce brusque départ,
Me trompé-je ? Mais il me semble que, en Italie même, c'est avec quelque précipitation que furent rendus à la haute renommée du défunt les honneurs qu'on lui devait, ou qu'on ne pouvait lui refuser. Dans quelques semaines, la “Voie triomphale” ouvrira sa vaste perspective devant le char de M. Hitler. Ses dalles toutes neuves retentiront sous les martèlements sourds de ce “pas romain” qui fait sa rentrée dans Rome après un bien long détour. Mais le char funèbre du poète n'aura pas suivi la nouvelle avenue. Sans doute parce qu'il y aurait eu antinomie à ce que les gloires du passé empruntassent les routes de l'avenir. Dans une petite église de campagne, un simple cercueil de noyer ciré a reçu l'absoute rituelle. Et la dépouille du héros fut inhumée dans la terre de cette même colline où il avait vécu retiré durant les seize ou dix-sept dernières années de sa vie.
Ainsi va le siècle, ainsi vont les destins des hommes et des États, et les cieux, un instant déchirés par le suprême éclair de la flamme que le vent a soufflée, les cieux sont redevenus ce qu'ils étaient : un amoncellement de nuages sombres.
Quel grand vide, pourtant, ce mort laisse après soi ! Ce vide, on ne le mesure pas encore. Ou bien disons, pour ceux qui pensent que la vie est un renouvellement incessant où nul vide ne se creuse qui ne soit aussitôt comblé, où ce qui s'en va est aussitôt remplacé (fût-ce par son contraire, ce qui est le cas le plus fréquent), disons pour ceux-là que la mort de Gabriele d’Annunzio constitue un grand événement, et point seulement dans l'Histoire de la Littérature universelle, mais dans l'Histoire universelle tout court, l'Histoire de l'Humanité.
C'est toute une conception du monde qui s'efface avec cette éclatante figure. Et j'entends bien que cette conception était depuis longtemps déjà dépassée, démodée, périmée (comme disent les générations nouvelles, avec ce luxe d'expressions méprisantes qu'elles ont toujours à l'égard des gens et des choses qui les ont précédées). Mais Gabriele d’Annunzio, jusqu'à ce soir du 1er mars où la mort l'a frappé à sa table de travail, était le plus illustre “survivant” d'une époque évanouie, le représentant le plus magnifique et le plus accompli d'un certain ordre de grandeur. Lui disparu, c'est tout un pan de la civilisation qui s'effondre ou, si l'on veut, c'est tout un décor qui disparaît comme dans une trappe.
Il a commencé par le culte de l'Amour et de la Beauté. Il ne s'agissait pas, dans son esprit, comprenez bien, de deux religions séparées, ayant chacune leur objet distinct, mais d'une religion unique ayant un double objet sur un seul autel. Les exigences des sens le tourmentaient, et ses aventures furent nombreuses, mais il n'eût point donné satisfaction à ses instincts s'il ne les eût associés — du moins en pensée, car l'imagination du poète supplée parfois aux réalités — à la poursuite d'une forme belle. D'autre part, la définition selon laquelle la beauté serait « une promesse de bonheur » correspond exactement à la manière de sentir qu'il eut dans sa jeunesse, et sa jeunesse se prolongea longtemps, comme on sait, jusque dans son vieil âge. Il ne distinguait point alors la Beauté de la Volupté. Certes, il ne ravalait pas son idole à n'être qu'un instrument du plaisir, mais il considérait l'extase amoureuse, les paradis physiques, comme un accroissement de la Beauté, laquelle ne pouvait, selon lui, atteindre son point de perfection et, si je puis dire, culminer que dans le délire sensuel.
Mais ici encore, gardez-vous d'une équivoque ! N'allez pas confondre cette chasse ardente avec la morne dépravation. Dès l'instant que l'amour est requis, ou que l'âme aspire à lui, le voluptueux cesse d'être enfermé dans le cercle de la débauche. Ce qu'il cherche dans les voies de la sensualité, c'est une évasion, un moyen de se surpasser soi-même, c'est une issue vers le sublime. La Beauté, aux yeux de Gabriele d’Annunzio, fut donc toujours une sorte de prêtresse qui a pour sacerdoce l'initiation aux mystères, et le plus grand mystère de la vie, peut-être son unique but, pense le poète à cette époque, c'est l'Amour.
De plus, comme cet artiste du verbe était en même temps très érudit en matière d'art, toutes les tentatives que les peintres, les sculpteurs, les orfèvres, les émailleurs, les tailleurs d'ivoire et autres servants de la Beauté avaient faites en tous les siècles et tous les pays pour saisir et fixer quelque aspect particulier, éphémère de l'éternelle idole, il les connaissait. Aux figures évoquées par sa propre imagination, laquelle ne cessait d'inventer des formes et des symboles, s'ajoutait un peuple de souvenirs. Il était environné d'images rêvées, mais aussi d'une multitude d'images rencontrées par lui dans tous les musées d'Europe. Entre les créatures de son esprit et les visages des portraits, des statues, des médailles, s'établissaient de perpétuels échanges. Il se créait, entre les deux plans, tout un jeu de références et d'allusions. Le danger eût été qu'une mémoire si fidèle n'étouffât, sous ses apports constants, le jaillissement spontané de l'imagination créatrice. Mais la Poésie, chez Gabriele d’Annunzio, n'avait rien à craindre de Mnémosyne. Combien de fois la Muse annunziesque n'a-t-elle pas prouvé, en souriant, à sa redoutable compagne, qu'elle aurait pu se passer d'elle ! Une flamme extraordinaire maintenait à la température voulue le creuset où s'opérait la fusion magique.
Dans le domaine du vers notamment, où il excella tout jeune, (son premier recueil, Primo vere, contient les poèmes écrits en 1879 et 1880, entre 16 et 17 ans), Annunzio possède le double don sans lequel il n'est pas de grand poète : l'alliance de l'image neuve et de la sonorité ; il est plastique et musical. Romancier, il a, par les illustrations qu'il a données du culte “Amour et Beauté”, imposé à toute une époque sa vue personnelle du monde, la mystique sensualiste d'un paganisme nouveau. Il est à l'origine d'un certain romanesque lyrique, tout à l'opposé de l'école naturaliste, qui, elle, a bien souvent caché, cultivé comme un vice, sous le couvert de la recherche du Vrai, un amour monstrueux, assidu, acharné de la Laideur. Il a créé une atmosphère d'enchantement qui n'appartient qu'à lui, détourné le XIXe siècle finissant des spectacles amers, des étalages complaisants de la bassesse humaine et de la platitude. Il nous a induits en des rêveries fastueuses ; il nous a rendu les clés des jardins ornés, des palais au fond des parcs ; il a peuplé nos songes de fascinantes figures de femmes, restauré les loisirs heureux ou ravagés par des passions aristocratiques.
Et sans doute, il a pu entrer quelque naïveté dans ces évocations, de même qu'il y eut quelque bric-à-brac dans l'existence de l'auteur lorsqu'il voulut, pour son propre compte, mettre sa vie en accord avec ce luxe imaginaire.
Mais on aurait tort de limiter au goût du pittoresque et du bibelot ce vœu profond d'un cœur fervent. N'oublions pas que, dans les romans de Gabriele d’Annunzio, la Mort est toujours présente, accoudée aux terrasses avec les amoureux ou, solitaire, jouant de la harpe, en attendant son heure, dans le boudoir voisin de la chambre à coucher. Le culte “Amour et Beauté” ne peut être sincère, pratiqué avec foi, et ne peut mener loin sans que s'y glissent l'odeur attristante des roses effeuillées, la saveur de la lie au fond du verre, tout ce qui présage, annonce, révèle les approches de la visiteuse voilée.
Ensuite il y a entre l'esthétique et l'éthique de secrets passages. Le culte du Beau ne suffirait point à faire accéder une âme à la sainteté. Le Beau ne se confond pas avec le Bon. Que de fois n'est-il pas son contraire ! Mais il est rare que quelqu'un de bien déterminé à faire du culte de la Beauté sa raison de vivre, ne soit pas porté vers ce qui est noble et vers ce qui est grand. Cette ascension est patente dans l'œuvre et le caractère de Gabriele d'Annunzio.
Comparée à son œuvre romanesque, son œuvre dramatique frappe déjà par un certain caractère d'austérité. Les passions y règnent encore en maîtresses, mais il ne s'agit plus uniquement ici de la passion amoureuse et de l'exaltation de la Beauté. Ce sont tous les tragiques de la vie qui se donnent rendez-vous en ces drames étranges. La volonté de transposer le réel dans le lyrisme, de l'intégrer à la poésie, voilà ce qui crée l'unité entre ces drames divers, ainsi que le lien entre ce théâtre et les romans qui l'ont précédé.
[« Le danger est l'axe de la vie sublime », Annales politiques et littéraires n°1709 (26/03/1916)]
Les Lettres françaises garderont une reconnaissance particulière à ce grand poète italien, ce merveilleux génie bilingue, qui sut couler ses sentiments, ses rêves légendaires, la vibration de sa lyre épique et sacrée dans notre “doux parler”. Lui-même s'est dépeint tel qu'il fut en sa première jeunesse, attentif aux leçons de ceux qu'il nomme ses deux maîtres en matière de langage : l'Italien Ernesto Monaci et le Français Gaston Paris. Il a conté comment, à la veille de la Grande Guerre, exilé sur notre sol, entre le cap de Grave et l'Adour, il se plaisait à reconnaître, au cours de ses promenades à cheval, le long des grèves, dans le large déferlement de la houle atlantique, la grande chevelure glauque de la fée Morgane, divinité bienfaisante des Gaules. Or, « en cet automne lointain des Landes », le poète écrivait le Martyre de saint Sébastien, ce poème français, unique dans notre littérature, où les sources communes de notre langue et de la langue italienne retrouvent parfois leur surgeon primitif, comme deux sœurs jumelles, à certaines heures, et quoique depuis longtemps séparées, sentent palpiter encore au fond de leur subconscient le souvenir du tendre emmêlement qu'elles avaient dans le sein maternel.
Ce français poétique de Gabriele d'Annunzio est « en dehors de tout » peut-être, hors du courant, hors du temps écoulé. Mais quelle étonnante merveille ! Nourri aux allégories et symboles du Roman de la Rose, aux truculences et trivialités magnifiques de nos vieux fabliaux, il est, avec cela, aussi éloigné que possible de l'archaïsme pédantesque, aussi embaumé, aussi frais qu'un parterre de fleurs à l'aurore.
Vint la guerre. On sait ce que la France doit à Gabriele d'Annunzio. Dans la lettre fameuse que le poète écrivit à Maurice Barrès, le jour où l'Italie se rangea aux côtés des Alliés, il est une phrase superbe que je n’ai jamais pu relire sans être parcouru de ce frisson qui se transmet de l'âme au corps lorsque retentit dans l'air la voix de l'héroïsme : « … le vert et le bleu de nos drapeaux confondent leurs couleurs dans le soir qui tombe ».
Une vie nouvelle commençait alors pour le grand écrivain. Elle devait être courte et flamboyante. Six années à peine, avant la retraite au bord du lac, sur la colline ! Mais, à partir de ce mois de mai 1915, où il quitta son appartement parisien pour regagner son pays, qu'il allait entraîner dans la guerre, quel changement chez cet homme qui, moins d'un an auparavant, souriait, au milieu d'un cercle de femmes, dans les théâtres et les salons de Paris.
Pourtant, du premier jour où son destin le requiert d'agir, il est prêt, armé chevalier en lui-même, et par lui-même, et sur l'heure ! De la religion “Amour et Beauté”, sans transition apparente (mais les transitions, il les avait sans doute vécues dans son cœur, durant ses méditations solitaires sous les pins brûlants d'Arcachon), il passe, non seulement au culte des Héros, mais à la pratique de l'héroïsme, non seulement à la “chanson de geste”, mais à la “geste” elle-même. Il n'est plus le troubadour qui s'exalte à célébrer les exploits des Roland, des Olivier, des Renaud. Il est l'égal des preux. Et un jour, il les surpasse. Il s'est élancé dans le ciel, suivi de ses compagnons montés sur des monstres ailés. Il libère Fiume, comme Persée délivra Andromède, et il la rend à sa patrie.
► François Porché, extrait de La Revue Belge, 1920-1930.
De la notion de Roi dans l’œuvre de Gabriel d’Annunzio
[Ci-contre : buste de Gabriel d'Annunzio dû au sculpteur Nicola d’Antino, au Moulleau, faubourg d’Arcachon, inauguré le 5 octobre 1958. Volé en 1992, il a été remplacé]
La récente réédition de L’innocent, et d'autres textes de Gabriel d’Annunzio, ainsi que le récente et éphémère changement de majorité l'année passée en Italie (dans laquelle s'affrontaient régionalistes des ligues et partisans de l'État-nation de l'Alliance Nationale-MSI, héritiers pour partie des vues politiques de d'Annunzio) nous a conduit à relire une grande partie de l’œuvre de l’écrivain italien. Tour à tour et à la fois, romancier, poète et homme politique Gabriel d’Annunzio reste pour les Français qui le connaissent encore “l’homme de Fiume”. Notre propos aujourd'hui est d'étudier le vision monarchiste de d'Annunzio. Les trois ouvrages où s'exprime le pensée politique de Gabriel d’Annunzio sont : Il trionfo della morte, Le vergini delle rocce, Forse che si forse che no. C'est à partir de son ouvrage Les Vierges aux rochers que se dessinent les vues politiques de Gabriel d'Annunzio. Jusque là, le principal objectif du poète italien était la recherche et l'édification de la « Grande personnalité ». Dans Le triomphe de la mort, le poète italien étudie les rapports entre la domination du soi et la domination des autres, ce de façon philosophique et vue sous l'angle de l'harmonie entre microcosme et macrocosme. Politiquement le point visé est féodal. Grâce à Auprispa qui se remémore les nobles de sa famille, le lecteur se retrouve au centre des gloires, des fastes, mais aussi du morcellement de l'Italie de la Renaissance.
Peu à peu le but de Cantelmo apparaît, sa quête n'est plus la seigneurie mais le retour à la royauté. À partir de cet instant la préoccupation principale de Cantelmo est d'engendrer le futur Roi de Rome. Pour ce faire, il lui faut une épouse de la meilleure lignée, d'où une intrigue et l'explication du titre de l'ouvrage. Fait marquant, le projet royaliste de Cantelmo est daté. L'ouvrage de d’Annunzio paraît en 1896 (avant la fondation de l’Action Française) à une période où la France connait un climat passionné autour de l'Encyclique Au milieu des sollicitudes qui préconisait « le ralliement ».
Avant 1892, la royauté va de soi pour les catholiques français. Après 1893, elle devient un choix résolu, le traditionalisme devient alors une doctrine de volonté, rompant ainsi avec le traditionalisme apologétique et de routine. Au début de l’Action Française, Charles Maurras se doit alors de plaider un dossier : Enquête sur la monarchie. La monarchie d'avant Maurras était une restauration. Avec l’Action Française, la monarchie devient une instauration. Pour Gabriel d’Annunzio, Cantelmo porte les marques du traditionalisme, son but est une instauration monarchique. Cantelmo conçoit le Roi comme issu de famille noble, cela doit alors conduire les aristocrates à redevenir eux-mêmes. Par rapport aux idées de Charles Maurras, les vues de Cantelmo sont pré-fascistes, et doivent conduire à une rupture avec « l’anti-monarchie » alors établie : à cette période l’Italie possède une “façade” de monarchie en la personne de Humbert Ier, qui se contente d'accomplir des taches uniquement constitutionnelles. Pour Cantelmo ces « Rois » ne sont que des petits fonctionnaires. Pour lui la monarchie doit être établie sur d'autres bases. Par suite de circonstances historiques, il était alors, en Italie, facile de penser à une rupture dynastique. Cantelmo aspire à un roi neuf, en rupture avec les assemblées, il se place résolument dans une optique anti-parlementaire.
Quinze années séparent la parution des Vierges aux rochers de Forse che si forse che no. La cassure de l'unité politique des catholiques français est alors opérée : l'Action Française d'un côté, de l'autre Le Sillon. Durant ces quinze années, le parlementarisme s'est renforcé, et les possibilités de restauration d'ancien régime se sont dissipées. C'est pour une partie de la “droite” le passage du traditionalisme au fascisme. Faisant sienne la phrase de Mussolini « Le fascisme est un pragmatisme », d’Annunzio substitue alors « le Chef » au « Roi », et l'homme fasciste (ou l'homme nouveau) à l’aristocrate. C'est le primat de l’action qui conduira alors d’Annunzio à devenir “l’homme de Fiume”.
Contrairement à l’œuvre de Charles Maurras où chaque page renferme une réponse spécifique, la pensée de d'Annunzio ne peut être atteinte que dans sa globalité. Apparemment Charles Maurras et Gabriel d’Annunzio se sont mal connus, de plus ils étaient trop différents pour se comprendre. Les deux hommes étaient loin d'être d'accord sur tout. Pour d’Annunzio l'homme devait être transformé à tout prix, afin d'accéder au stade de « demi dieu ». Pour le poète italien le « Roi », quand il le nomme ainsi, n'est autre que le surhomme des surhommes. Tout cela est bien loin des vues de Charles Maurras. L’Action Française a derrière elle une tradition royale de mesure, derrière d’Annunzio il y avait une démesure issue de la culture germanique de l'époque (Wagner et Nietzsche).
► Xavier Cheneseau, Nouvelles de Synergies Européennes n°11, 1995.
DOCUMENT HISTORIQUE
Selon le désir du Poète, auquel accéda le Duce, un volume Des écrits et discours de Benito Mussolini a pour préface la lettre « À visage découvert » de Gabriel d’Annunzio au Duce. La date, septembre de Ronchi, rappelle la marche sur Fiume.
À visage découvert
Au chef de l'Italie,
Gabriel d’Annunzio.
Au chef du gouvernement, au chef de l'Italie,
Benito Mussolini.
À Rome.
Mon cher camarade, toi qui m'es plus cher que jamais !
Certes, tu as bien senti combien j'étais près de toi en ces jours illustrés par ton héroïsme, ô toi, toujours calme et sincère. Mon art le meilleur, celui qui aspire à une perfection grandiose, surgissait du plus profond de mon être dans l'anxiété de modeler ta grande figure au moment où, seul contre les intrigues des vieux partis, contre les mensonges des hypocrites, contre les craintes des épuisés, tu la défendais seul, à visage découvert. La parole de Dante te convient. Dans les enfers, l'ombre de Farinata s'est dressée plus altière et a jailli de son tombeau de flammes. À visage découvert.
Je t'ai admiré et je t'admire dans chacun de tes actes et dans chacune de tes paroles. Tu t'es montré et tu te montres immuable comme une loi, comme un décret, non comme un ordre nouveau, mais comme un ordre éternel. Tu ignores encore que j'ai entrepris de traduire ton magnifique discours aux populations d'lrpinia, dans le latin des Commentaires de César, mais non sans quelques traits mordants à la façon de Salluste. Ce latin révèle l'âme de ton éloquence plus que toute recherche, si subtile soit-elle. Je voudrais que cette lettre fût imprimée en guise de préface d'un volume de tes discours. Ô camarade, ne te salis pas en te fourvoyant dans la nauséabonde sentine de Genève. Sois inébranlable dans tes projets, en gardant ton calme sourire.
Je t'embrasse. Et je te demande de mourir pour ta Cause qui est mienne et qui est celle de l'invincible génie latin. Chargé d'années et saturé de solitude, je veux enfin mourir pour la nouvelle et l'ancienne Italie. Je mérite bien cette récompense due à la pureté de mes convictions.
Du Victorial des Italiens : au mois de Septembre de Ronchi, 26-1936.
Gabriel d'Annunzio.
« En quelque sorte, un dialogue d'esprit, une provocation, un appel… » Friedrich Nietzsche
Né en 1863, à Pescara, sur les rivages de l'Adriatique, D'Annunzio sera le plus glorieux des jeunes poètes de son temps. Son premier recueil [Primo Vere] paraît en 1879, inspiré des Odes Barbares de Carducci. Dans L'Enfant de volupté [Il Piacere, 1889], son premier roman, qu'il publie à l'âge de 24 ans, l'audace immoraliste affirme le principe d'une guerre sans merci à la médiocrité. Chantre des ardeurs des sens et de l'Intellect, D'Annunzio entre dans la voie royale de l'Art dont l'ambition est de fonder une civilisation neuve et infiniment ancienne.
Le paradoxe n'est qu'apparent. Ce qui échappe à la logique aristotélicienne rejoint une logique nietzschéenne, toute flamboyante du heurt des contraires. Si l'on discerne les influences de Huysmans, de Baudelaire, de Gautier, de Flaubert ou de Maeterlinck, il n'en faut pas moins lire les romans, tels que Triomphe de la Mort ou Le Feu, comme de vibrants hommages au pressentiment nietzschéen du Surhomme.
Il n'est point rare que les toutes premières influences d'un auteur témoignent d'une compréhension plus profonde que les savants travaux qui s'ensuivent. Le premier livre consacré à Nietzsche (celui de Daniel Halévy publié en 1909) est aussi celui qui d'emblée évite les mésinterprétations où s'embrouilleront des générations de commentateurs. L'écrivain D'Annunzio, à l'instar d'Oscar Wilde ou de Hugues Rebell, demeurera plus proche de la pensée de Nietzsche — alors même qu'il ignore certains aspects de l'œuvre — que beaucoup de spécialistes, précisément car il inscrit l'œuvre dans sa propre destinée poétique au lieu d'en faire un objet d'études méthodiques.
On mesure mal à quel point la rigueur méthodique nuit à l'exactitude de la pensée. Le rigorisme du système explicatif dont usent les universitaires obscurcit leur entendement aux nuances plus subtiles, aux éclats brefs, aux beaux silences. « Les grandes idées viennent sur des pattes de colombe » écrivait Nietzsche qui recommandait aussi à son ami Peter Gast un art de lire bien oublié des adeptes des “méthodes critiques” : « Lorsque l'exemplaire d'Aurore vous arrivera en mains, allez avec celui-ci au Lido, lisez le comme un tout et essayez de vous en faire un tout, c'est-à-dire un état passionnel ».
L'influence de Nietzsche sur D'Annunzio, pour n'être pas d'ordre scolaire ou scolastique, n'en est pas pour autant superficielle. D'Annunzio ne cherche point à conformer son point de vue à celui de Nietzsche sur telle ou telle question d'historiographie philosophique, il s'exalte, plus simplement, d'une rencontre. D'Annunzio est “nietzschéen” comme le sera plus tard Zorba le Grec. Par les amours glorieuses, les combats, les défis de toutes sortes, D'annunzio poursuit le Songe ensoleillé d'une invitation au voyage victorieuse de la mélancolie baudelairienne.
L'enlèvement de la jeune duchesse de Gallese, que D'Annunzio épouse en 1883 est du même excellent aloi que les pièces de l'Intermezzo di Rime, qui font scandale auprès des bien-pensants. L'œuvre entière de D'Annunzio, si vaste, si généreuse, sera d'ailleurs frappée d'un interdit épiscopal dont la moderne suspicion, laïque et progressiste est l'exacte continuatrice. Peu importe qu'ils puisent leurs prétextes dans le Dogme ou dans le “Sens de l'Histoire”, les clercs demeurent inépuisablement moralisateurs.
Au-delà des polémiques de circonstance, nous lisons aujourd'hui l'œuvre de D'Annunzio comme un rituel magique, d'inspiration présocratique, destiné à éveiller de son immobilité dormante cette âme odysséenne, principe de la spiritualité européenne en ses aventures et créations. La vie et l'œuvre, disions-nous, obéissent à la même logique nietzschéenne, — au sens où la logique, désentravée de ses applications subalternes, redevient épreuve du Logos, conquête d'une souveraineté intérieure et non plus soumission au rationalisme. Par l'alternance des formes brèves et de l'ampleur musicale du chant, Nietzsche déjouait l'emprise que la pensée systématique tend à exercer sur l'Intellect.
De même, D'Annunzio, en alternant formes théâtrales, romanesques et poétiques, en multipliant les modes de réalisation d'une poésie qui est , selon le mot de Rimbaud, « en avant de l'action » va déjouer les complots de l'appesantissement et du consentement aux formes inférieures du destin, que l'on nomme habitude ou résignation.
Ce que D'Annunzio refuse dans la pensée systématique, ce n'est point tant la volonté de puissance qu'elle manifeste que le déterminisme auquel elle nous soumet. Alors qu'une certaine morale “chrétienne” — ou prétendue telle — n'en finit plus de donner des lettres de noblesse à ce qui, en nous, consent à la pesanteur, la morale d’annunzienne incite aux ruptures, aux arrachements, aux audaces qui nous sauveront de la déréliction et de l'oubli. Le déterminisme est un nihilisme. La “liberté” qu'il nous confère est, selon le mot de Bloy « celle du chien mort coulant au fil du fleuve ».
Cette façon d’annunzienne de faire sienne la démarche de Nietzsche par une méditation sur le dépassement du nihilisme apparaît rétrospectivement comme infiniment plus féconde que l'étude, à laquelle les universitaires français nous ont habitués, de “l'anti-platonisme” nietzschéen, lequel se réduit, en l'occurrence, à n'être que le faire valoir théorique d'une sorte de matérialisme darwiniste, comble de cette superstition “scientifique” que l'œuvre de Nietzsche précisément récuse :
« Ce qui me surprend le plus lorsque je passe en revue les grandes destinées de l'humanité, c'est d'avoir toujours sous les yeux le contraire de ce que voient ou veulent voir aujourd'hui Darwin et son école. Eux constatent la sélection en faveur des êtres plus forts et mieux venus, le progrès de l'espèce. Mais c'est précisément le contraire qui saute aux yeux : la suppression des cas heureux, l'inutilité des types mieux venus, la domination inévitable des types moyens et même de ceux qui sont au-dessous de la moyenne… Les plus forts et les plus heureux sont faibles lorsqu'ils ont contre eux les instincts de troupeaux organisés, la pusillanimité des faibles et le grand nombre » [Fragments posthumes, regroupés sous le titre La Volonté de puissance, #324, tr. fr. Henri Albert].
Le Surhomme que D'Annunzio exalte n'est pas davantage l'aboutissement d'une évolution que le fruit ultime d'un déterminisme heureux. Il est l'exception magnifique à la loi de l'espèce. Les héros du Triomphe de la Mort ou du Feu sont des exceptions magnifiques. Hommes différenciés, selon le mot d'Evola, la vie leur est plus difficile, plus intense et plus inquiétante qu'elle ne l'est au médiocre. Le héros et le poète luttent contre ce qui est, par nature, plus fort qu'eux. Leur art instaure une légitimité nouvelle contre les prodigieuses forces adverses de l'état de fait. Le héros est celui qui comprend l'état de fait sans y consentir. Son bonheur est dans son dessein. Cette puissance créatrice — qui est une ivresse —, s'oppose aux instincts du troupeau, à la morale de l'homme bénin et utile.
Les livres de D'Annunzio sont l'éloge des hautes flammes des ivresses. D'Annunzio s'enivre de désir, de vitesse, de musique et de courage car l'ivresse est la seule arme dont nous disposions contre le nihilisme. Le mouvement tournoyant de la phrase évoque la solennité, les lumières de Venise la nuit, l'échange d'un regard ou la vitesse physique du pilote d'une machine (encore parée, alors, des prestiges mythologiques de la nouveauté). Ce qui, aux natures bénignes, paraît outrance devient juste accord si l'on se hausse à ces autres états de conscience qui furent de tous temps la principale source d'inspiration des poètes. Filles de Zeus et de Mnémosyne, c'est-à-dire du Feu et de la Mémoire, les Muses Héliconiennes, amies d'Hésiode, éveillent en nous le ressouvenir de la race d'or dont les pensées s'approfondissent dans les transparences pures de l'Éther !
« Veut-on, — écrit Nietzsche —, la preuve la plus éclatante qui démontre jusqu'où va la force transfiguratrice de l'ivresse ? — L'amour fournit cette preuve, ce qu'on appelle l'amour dans tous les langages, dans tous les silences du monde. L'ivresse s'accommode de la réalité à tel point que dans la conscience de celui qui aime la cause est effacée et que quelque chose d'autre semble se trouver à la place de celle-ci, — un scintillement et un éclat de tous les miroirs magiques de Circé… » [Fragments posthumes #38, 1888-1889, t. XIV OC]
Cette persistante mémoire du monde grec, à travers les œuvres de Nietzsche et de D'Annunzio nous donne l'idée de cette connaissance enivrée que fut, peut-être, la toute première herméneutique homérique dont les œuvres hélas disparurent avec la bibliothèque d'Alexandrie. L'Âme est tout ce qui nous importe. Mais est-elle l'otage de quelque réglementation morale édictée par des envieux ou bien le pressentiment d'un accord profond avec l'Âme du monde ?
« Il s'entend, — écrit Nietzsche —, que seuls les hommes les plus rares et les mieux venus arrivent aux joies humaines les plus hautes et les plus altières, alors que l'existence célèbre sa propre transfiguration : et cela aussi seulement après que leurs ancêtres ont mené une longue vie préparatoire en vue de ce but qu'ils ignoraient même. Alors une richesse débordante de forces multiples, et la puissance la plus agile d'une volonté libre et d'un crédit souverains habitent affectueusement chez un même homme ; l'esprit se sent alors à l'aise et chez lui dans les sens, tout aussi bien que les sens sont à l'aise et chez eux dans l'esprit » [La Volonté de puissance, IV, # 482].
Que nous importerait une Âme qui ne serait point le principe du bonheur le plus grand, le plus intense et le plus profond ? Évoquant Gœthe, Nietzsche précise : « Il est probable que chez de pareils hommes parfaits, et bien venus, les jeux les plus sensuels sont transfigurés par une ivresse des symboles propres à l'intellectualité la plus haute ».
La connaissance heureuse, enivrée, telle est la voie élue de l'âme odysséenne. Nous donnons ce nom d'âme odysséenne, et nous y reviendrons, à ce dessein secret qui est le cœur lucide et immémorial des œuvres qui nous guident, et dont, à notre tour, nous ferons des romans et des poèmes. Cette Âme est l'aurore boréale de notre mémoire. Un hommage à Nietzsche et à D'Annunzio a pour nous le sens d'une fidélité à cette tradition qui fait de nous à la fois des héritiers et des hommes libres. Maurras souligne avec pertinence que « le vrai caractère de toute civilisation consiste dans un fait et un seul fait, très frappant et très général. L'individu qui vient au monde dans une civilisation trouve incomparablement davantage qu'il n'apporte » [Mes idées politiques, ch. III, « Qu'est-ce que la civilisation ? »].
Écrivain français, je dois tout à cet immémorial privilège de la franchise, qui n'est lui-même que la conquête d'autres individus, également libres. Toute véritable civilisation accomplit ce mouvement circulaire de renouvellement où l'individu ni la communauté ne sont les finalités du Politique. Un échange s'établit, qui est sans fin, car en perpétuel recommencement, à l'exemple du cycle des saisons.
La philosophie et la philologie nous enseignent qu'il n'est point de mouvement, ni de renouvellement sans âme. L'Âme elle-même n'a point de fin, car elle n'a point de limites, étant le principe, l'élan, la légèreté du don, le rire des dieux. Un monde sans âme est un monde où les individus ne savent plus recevoir ni donner. L'individualisme radical est absurde car l'individu qui ne veut plus être responsable de rien se réduit lui-même à n'être qu'une unité quantitative, — cela même à quoi tendrait à le contraindre un collectivisme excessif. Or, l'âme odysséenne est ce qui nous anime dans l'œuvre plus vaste d'une civilisation. Si cette Âme fait défaut, ou plutôt si nous faisons défaut à cette âme, la tradition ne se renouvelle plus : ce qui nous laisse comprendre pourquoi nos temps profanés sont à la fois si individualistes et si uniformisateurs. La liberté nietzschéenne qu'exigent les héros des romans de D’annunzio n'est autre que la liberté supérieure de servir magnifiquement la Tradition. Ce pourquoi, surtout en des époques cléricales et bourgeoises, il importe de bousculer quelque peu les morales et les moralisateurs.
L'âme odysséenne nomme cette quête d'une connaissance qui refuse de se heurter à des finalités sommaires. Odysséenne est l'Âme de l'interprétation infinie, — que nulle explication “totale” ne saurait jamais satisfaire car la finalité du “tout” est toujours un crime contre l'esprit d'aventure, ainsi que nous incite à le croire le Laus Vitae :
« Entre la lumière d'Homère
et l'ombre de Dante
semblaient vivre et rêver
en discordante concorde
ces jeunes héros de la pensée
balancés entre le certitude
et le mystère, entre l'acte présent
et l'acte futur… »
Victorieuse de la lassitude qui veut nous soumettre aux convictions unilatérales, l'âme odysséenne, dont vivent et rêvent les « jeunes héros de la pensée », nous requiert comme un appel divin, une fulgurance de l'Intellect pur, à la lisière des choses connues ou inconnues.
► Luc-Olivier d'Algange, « Intentions 5 » in : Le cygne noir n° 1.
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L'Italie vient de perdre une de ses gloires
Gabriel d’Annunzio, grand poète et grand soldat
Un homme du XVIe siècle qui vécut au XXe
***
D'Annunzio, nom prestigieux dont s'emparera la nouvelle Italie comme un de ses principaux titres de gloire et qu'elle saura parer, avec le sens indéniable de la grandeur qui est le sien, de toutes les vertus et de toutes les beautés… Et pourtant, l'écrivain qui vient de s'éteindre, presque en solitaire, mais dans une solitude voulue, sur les bords du lac de Garde, beaucoup plus qu'aux temps actuels fait songer à ceux de la Renaissance. Poète et soldat, humaniste et politique, il aura été tout cela comme un fils du XVIe siècle. À une époque que la spécialisation ronge et corrompt, il aura été l'un des rares à vouloir tout embrasser et tout aimer encore.
La vie d'avant-guerre
Ce qui n'a pas été sans casse. Les années de sa jeunesse tumultueuse en témoignent et s'il se confina alors, en quelque sorte, dans la vie des lettres et celle du monde, il n'en aura pas moins agité déjà, dans ce champ restreint, autant et plus de questions que ses contemporains. Ce sont les années où il publie, sous forme de poèmes, de pièces et de romans, les œuvres qui lui assureront la gloire, qui se présentent sous une forme volontairement immorale et qui n'expriment qu'en partie sa conception héroïque de l'existence, mais qui déjà se situent beaucoup au-dessus de leur temps. Et déjà se prépare le poème de sa vie, les Laudi del cielo, del mare, della terra e degli eroi, les Louanges du ciel de la mer de la terre et des héros.
Mais en même temps d'Annunzio est anxieux de bien autre chose : d'amour d'abord (on sait la passion qu'eut pour lui la Duse), de mondanité (ses originalités sont demeurées fameuses), de politique (de 1897 à 1900 il faisait une courte apparition à la Chambre italienne, siégeant successivement à l'extrême-droite et à l'extrême-gauche). Le début de ce siècle marque pour lui une période de plénitude, non encore parfaite d'ailleurs ; il vit en grand seigneur et en grand artiste, dans ses domaines de Toscane et parmi les lévriers, jusqu'au jour où, en opposition avec le gouvernement, traqué par ses créanciers, il se rend en France, à Arcachon. Là il passa les années immédiates de l'avant-guerre.
L'épopée glorieuse
Gabriele d'Annunzio est maintenant connu de l'univers. Et pourtant, son destin ne s'est pas encore accompli ; il y a gros à parier que, s'il en fût resté a ce stade, il ne serait guère apparu à la postérité que comme un grand écrivain, parmi d'autres, mais non point comme l'être d'exception qu'il est réellement. Et lui-même, en dépit de sa célébrité, n'est qu'à mi-chemin de sa vision des choses. La guerre vint qui changea tout. Ami de la France (il écrivait magnifiquement notre langue), d'Annunzio brûle de faire participer son pays à l'épopée de sang qui s'inscrit en Europe. En 1915, il revient en Italie ; le poète se fait tribun ; ses discours fameux enflamment ses concitoyens, comme au temps de l'ancienne Rome ; la Péninsule entre en guerre et le tribun devient alors soldat. Chacun se souvient encore des dépêches de journaux qui relatèrent les hauts faits de l'aviateur d'Annunzio, s'en allant bombarder les villes ennemies, et survolant Vienne elle-même. Il est blessé assez gravement, mais rien ne calme son ardeur et sa foi en la patrie.
Cependant, la guerre faite, il restait à faire la paix. D'Annunzio trouva d'emblée que celle-ci s'établissait au détriment de la Péninsule. Par là, il annonça déjà toute l'Italie nouvelle, tout le fascisme naissant et, le 18 septembre 1919, de son propre chef et à la tête de ses arditi, il s'emparait de Fiume que les alliés ne se décidaient pas à accorder à l'Italie. Le coup de force eut un retentissement immense. On peut dire à coup sûr que bien des jeunes têtes qui ont formé l'élite du mouvement mussolinien ont été influencées alors par l'acte audacieux d'un grand poète se muant en conquérant. L'aventure fut ce que l'on sait. Les navires de Giolitti, sous la coupe des alliés, finirent par déloger l'artiste-dictateur. Un fait restait pourtant : Fiume était italienne.
La soumission au fascisme
De tels événements, assurément, marquent dans la vie d'une nation comme celle d'un homme. Quand l'étoile de Mussolini commença à se lever, Gabriele d'Annunzio devait tout naturellement rencontrer le « duce ». En dépit de leur origine diverse, d'indéniables affinités existaient entre eux, et d'abord la conception qu'ils avaient de la politique, tout entière au service de la patrie italienne. Mais il était à craindre pourtant qu'un homme de la taille du poète, à la tournure d'esprit si imprégnée d'individualisme foncier, se rebellât tôt ou tard contre le dictateur romain devant lequel tout plie.
Et c'est ici que s'accomplit pourtant la part qui nous semble la plus grande dans la vie de d'Annunzio. Un autre écrivain de ce format eût peut-être déserté, fomenté de l'étranger de stériles complots contre le gouvernement. Qu'on se souvienne de Victor Hugo à Guernesey ! Lui, le chantre des Laudi, sut comprendre d'abord qu'il y avait au-dessus d'une destinée personnelle la nécessité de la patrie. Gabriele d'Annunzio à qui son génie eût permis la critique ne prononça jamais une parole contre Mussolini ; bien plus, retiré dans sa villa de Gardone, il mit à plusieurs reprises depuis l'avènement du fascisme, sa plume au service du régime comme il l'avait fait de son épée au temps de la guerre. Ainsi l'homme qui a tant fait pour assurer son destin propre, s'est soumis sans bruit à un ordre qu'il jugeait supérieur.
Cette soumission n'a rien ôté au poète de sa valeur. En un sens, elle a peut-être été pour lui un approfondissement, d'Annunzio ayant finalement vu que la vie était autre chose qu'une longue suite de fantaisies individuelles. Indépendamment du régime qui est ici en cause, il y a là un fait qui, assurément, est digne de remarque.
► René Braichet, Feuille d'avis de Neuchâtel n°52, 4 mars 1938.
Dichtersoldat und Künder neuen Lebens
Vor 65 Jahren starb der aristokratische Nationalist Gabriele D’Annunzio
[Ci-contre : gravure sur bois par Stephen Alcorn, 1982]
Das 20. Jahrhundert bot geistigen Abenteurern Entfaltungsmöglichkeiten, von denen wir Heutige angesichts einer “verwalteten Welt” nur träumen können. Eine dieser abenteuerlichen Biographien des letzten Jahrhunderts hatte der italienische Dichter, Krieger und Nationalist Gabriele D’Annunzio (1863–1938). Beeinflußt von der Lebensphilosophie Friedrich Nietzsches, eroberte er nach Ende des Ersten Weltkriegs handstreichartig die Adriastadt Fiume und errichtete eine nationalistische Herrschaft des totalen Lebens.
Seit dem 18. Januar 1919 tagte die Pariser Friedenskonferenz unter dem Vorsitz des französischen Deutschenhassers Clemenceau und beriet über das Schicksal der Mittelmächte. Als die Sieger des Weltkrieges am 28. Juni 1919 unter der Drohung einer vollständigen militärischen Besetzung des Reiches und der Aufrechterhaltung der Hungerblockade die deutsche Unterzeichnung des Versailler Vertrages erzwangen, war die Empörung des gedemütigten deutschen Volkes über alle Parteigrenzen hinweg groß. Mit eiserner Hand zeichneten die Mitglieder des “Rates der Vier” völlig willkürlich eine neue Staatenkarte Nachkriegseuropas, die die Volkstumsgrenzen vielfach mißachtete. So sprach man Italien, das im Mai 1915 Österreich den Krieg erklärt hatte, völkerrechtswidrig den Süden Tirols zu.
Obwohl der italienische Regierungschef Orlando dem Vierer-Gremium der Sieger angehörte und eine reiche Kriegsbeute zulasten Deutsch-Österreichs aushandelte, fühlte man sich in Italien um den gerechten Lohn des Krieges betrogen. Der Tradition des sogenannten Irredentismus folgend, der italienische “Heimaterde” an das Mutterland anzuschließen gedachte, warf man auch begehrliche Blicke auf die gegenüberliegende Adriaküste.
So entbrannte zwischen Italien und dem künstlich geschaffenen Königreich der Serben, Kroaten und Slowenen 1919 ein politischer Streit um die in der Nähe Triests liegende Grenz- und Hafenstadt Fiume, das heutige Rijeka. In den Versailler Verhandlungsrunden beschloß man die Entsendung einer alliierten Truppe in die strittige und gemischt-ethnische Stadt. Nun sollte die geschichtliche Stunde des Gabriele D’Annunzio schlagen.
An der Spitze mehrerer hundert Soldaten der italienischen Sturmtruppen, der Arditi, rückte der weltbekannte Dichter und italienische Kriegsheld widerstandslos in die Adriastadt ein. In seiner ersten Rede verkündete er « die Heimkehr Fiumes, das in der tollen und niedrigen Welt der Verworfenheit die einzige Wahrheit, die einzige Liebe, das strahlende Flammenzeichen des italienischen Widerstandes ist ».
Was sich in den nächsten fünfzehn Monaten in dieser Stadt des nietzscheanischen Lebens abspielte, kann politische Romantiker und revolutionäre Enthusiasten noch heute in Begeisterung versetzen. Es war ein die Sinne betörender Reigen aus nationalistischen Reden und Festen, aus Liebe, Rausch und Gesang, aus klirrenden Waffen, wehenden Fahnen und schwarzen Uniformen. In einem Brief fing D’Annunzio diese wohl einmalige Atmosphäre ein : « Gestern abend habe ich eine große Rede gehalten, mitten im brennenden Delirium. Du kannst dir dieses merkwürdige Leben in Fiume nicht vorstellen, wir verbringen die Nächte mit coup de mains, wie Diebe und Piraten ».
Antibürgerliches Traumreich
Die gewöhnlichen Gesetze der Politik waren außer Kraft gesetzt; das Leben spielte sich in einem Traumreich ab. Der Historiker Ernst Nolte bemerkte dazu : « All das war sehr viel mehr als das gigantische Theater eines genialen Regisseurs. Es waren nicht zuletzt englische Gäste, die vom Charme des Kommandanten bezaubert und von dem staatlichen Gegenbild zur alltäglichen Nüchternheit der bürgerlichen Gesellschaft hingerissen waren ».
Neben D’Annunzio prägten vor allem die schwarzuniformierten italienischen Elitesoldaten, die Arditi, das Leben der Stadt. Im Weltkrieg für die gefährlichsten Unternehmen eingesetzt, lebten sie die Nietzsche-Forderung : Lebe gefährlich ! Stirb stolz ! Ihr Lied, die “Giovinezza”, wurde später die Hymne des italienischen Faschismus ; ihr weißer Totenkopf auf schwarzem Hemd symbolisierte die Macht über Leben und Tod. Mit kurzen, glühenden Worten schrieb D’Annunzio :
« Bei den Arditi. Gegen Abend. Das wahre Feuer. Die Rede, die gierigen Gesichter – Die Rasse aus Flammen. Die Chöre – die offenen, klangvollen Lippen – Die Blumen, der Lorbeer. Der Ausgang. Die Dolche nackt in der Faust. Eine “Grandezza”, die ganz römisch ist. Alle Dolche hoch. Die Rufe. Der begeisterte Lauf der Kohorte. Das Fleisch auf Holzglut gebraten. Die auflodernde Flamme brennt im Gesicht – Das Delirium des Mutes. Rom : das Ziel ! »
Der dichtende Volkstribun schmetterte vom Balkon des Gouverneurspalastes seine mitreißenden Reden und versetzte die Menge in Zustände der Ekstase. D’Annunzio feierte sich, die Jugend, das Leben und das Vaterland. Wenn der “Comandante” die Frage « Wem gehört Italien ? » in die Menge seiner Landsleute schleuderte, donnerte es ein “Uns !” zurück. Für den alternden Kriegsheld war Fiume mehr als ein Jungbrunnen, es war die glutvolle Revolte gegen eine rationale, materialistische Bürgerwelt : « Hier bin ich, ecce Homo (…). Ich bitte nur um das Recht, Bürger der Stadt des Lebens zu sein. In dieser närrischen und feigen Welt ist heute Fiume ein Zeichen der Freiheit ».
Fiume wurde mit den Monaten aber auch Zeichen der Dekadenz : Vielfältige sexuelle Ausschweifungen prägten das Nachtleben, Drogen machten die Runde und die zahlreichen Fest- lichkeiten und Kulturveranstaltungen zerrütteten die Stadtfinanzen. Um die Anflüge von nationaler Anarchie einzudämmen und dem gemeinschaftlichen Leben wieder eine feste Form zu geben, erließ der Comandante im August 1920 eine neue Verfassung, die Carta del Canaro, die nationalistische, syndikalistische und aristokratische Elemente in sich vereinigte. Dieser Neuordnung sollte aber keine lange Dauer beschieden sein.
Nachdem sich Rom und Belgrad über den zukünftigen Status von Fiume als “Freistaat” geeinigt hatten, wurde der D’Annunzio zum Verlassen der Stadt aufgefordert. Als er dieser Forderung nicht nachkam, eröffnete das italienische Schlachtschiff Andrea Doria Ende Dezember 1920 das Feuer auf die Stadt, dem fast 40 Arditi zum Opfer fielen. Auf diese Weise endete das römische “Gesamtkunstwerk” Fiume. In einer letzten Rede verabschiedete sich D’Annunzio von der Adriaperle mit den Worten : « Wir werfen heute nacht den Trauerruf ,Alala‘ über die ermordete Stadt ».
Ästhetisierung der Politik
Was von dieser Nachkriegsepisode aber blieb, war der dort kreierte “faschistische Stil”, der für die nationalistischen Massenbewegungen bis 1945 bestimmend blieb. Sein Erfolgsgeheimnis war die Ästhetisierung der Politik und nicht die Politisierung der Kunst, wie sie die Kommunisten betrieben.
Das Fiume-Abenteuer mit seinem ungezügelten Leben, den Selbstinszenierungsmöglichkeiten und dem Ausleben eines heroischen Ästhetizismus war dem 1863 als Sohn eines Bürgermeisters geborenen Gabriele auf den Leib geschnitten. Von Eltern und Schwestern umhätschelt und von den Musen geküßt, entwickelte er früh ein außerordentliches Selbstbewußtsein : « Ich bin sechzehn Jahre alt und schon spüre ich in der Seele und im Geist das erste Feuer jener Jugend erglühen, die naht : in meinem Herzen ist tief eingeprägt ein maßloser Wunsch nach Wissen und Ruhm, welcher oft über mich mit einer düsteren und quälenden Melancholie herfällt und mich zum Weinen zwingt : ich dulde kein Joch ».
Schnell machte er sich in Künstlerkreisen einen Namen und lebte seinen heidnischen Schönheits- und Sinnenkult in vollen Zügen aus. Er liebte extravagante Kleidung, Luxus in jeder Form und vor allem die Frauen, denen er in notorischer Untreue verfallen war. Seine großen Bücher Lust (1889), Der Triumph des Todes (1894) und Feuer (1900) drehen sich alle um stürmische Liebschaften und harsche Enttäuschungen großer Ästheten. Im ersten Jahrzehnt des 20. Jahrhunderts erreichte der Dichter bereits den Zenit seines künstlerischen Schaffens. Als der extrovertierte Dandy 1910 wieder einmal in eine finanzielle Krise geriet, siedelte er nach Frankreich über, wo sein politisches Bewußtsein und sein Draufgängertum reifte. Als 1914 der Weltkrieg ausbrach, forderte D’Annunzio den Kriegseintritt Italiens : « Ich hoffe, daß wir in zwei Wochen Österreich den Krieg erklären. Das wäre für mich eine freudige und schöne Gelegenheit, um in die Heimat zurückkehren zu können ».
Als Italien dem deutschen Verbündeten 1915 den Krieg erklärte, wofür auch der damalige Sozialist Benito Mussolini kräftig getrommelt hatte, meldete sich der 52-jährige D’Annunzio freiwillig an die Front. Schnell erwarb er sich legendären Kriegsruhm. Noch nachdem er bei einer Flugzeuglandung ein Auge verloren hatte, steuerte er 1918 ein Flugzeug bis nach Wien, wo er anti-österreichische Flugblätter abwarf und nach der Überlieferung über dem Parlamentsgebäude einen Topf mit Exkrementen entleerte. Zugegebermaßen ein origineller Ausdruck seiner Parlaments- und Habsburgerverachtung.
Das Ende des Krieges und damit der Steigerung aller Lebenskräfte im Waffengang entließ ihn wieder in das fade Leben der westlichen Gesellschaft. « Was soll ich mit dem Frieden anfangen ? », fragte er sich. Doch dann rief ihn Fiume !
D’Annunzios Verhältnis zum seit 1922 regierenden Faschismus war distanzierter als man vielleicht annehmen möchte. Als Mussolini nach dem Tode des Dichtersoldaten vor 65 Jahren dessen Anwesen besuchte und mit ihm Zwiesprache hielt, sagte er : « Nein, Comandante, du bist nicht tot, und du wirst niemals sterben, solange es, eingepflanzt inmitten des Mittelmeeres, eine Halbinsel gibt, die man Italien nennt ».
Als Repräsentant eines elitären deutschen Nationalismus wäre Gabriele D’Annunzio mit seinen schweren Anflügen von Dekadenz undenkbar gewesen. Georg L. Mosse stellt deutlich den Unterschied des italienischen “Fascho-Dandys” etwa zum deutschen Dichterkreis um Stefan George und dessen Ideal der Reinheit und Zucht heraus :
« Sie hätten jedwede Bezichtigung der Dekadenz von sich gewiesen, und wirklich hätten die ihnen eigene Harmonie der Form, die Klarheit des Ausdrucks und die Ergebenheit gegenüber dem nationalen Anliegen keinen Platz in der Dekadenzbewegung gefunden. Gabriele D’Annunzios mystische Ekstasen, seine erotische Hemmungslosigkeit waren ihnen fremd. Sein überbordender italienischer Nationalismus steht im Gegensatz zu ihrem ernsthaften und eindringlichen Versuch, das wahre Deutschland zu enthüllen ».
► Jürgen W. Gansel, Deutsche Stimme, mars 2003.