De Gaulle et ses Premiers Ministres
Considérations sur le pouvoir gaullien autour du colloque de l’Institut Charles de Gaulle
Le 4 novembre 1960, le général de Gaulle ajoute au texte de son discours l’incidente suivante : « (…) la République algérienne laquelle existera un jour ». Il s’agit d’un geste de la plus grande importance, qui consent officiellement à l’indépendance de l’Algérie. Son Premier ministre, Michel Debré, est stupéfait. À aucun moment, de Gaulle ne lui a parlé de sa volonté de rajouter au texte cette petite phrase fatidique. L’anecdote est révélatrice des rapports entre Charles de Gaulle et ses Premiers ministres, Michel Debré (en exercice de 1959 à 1962), Georges Pompidou (1962-1968), Couve de Murville (juillet 1968 à avril 1969), que décrit un ouvrage récemment paru chez Plon, De Gaulle et ses Premiers ministres 1959-1969, publication reprenant les communications d’un colloque de l’Institut Charles de Gaulle.
De Gaulle est généralement appréhendé dans le courant de pensée dit de la Nouvelle Droite comme figure du politique. Ses relations avec ses différents premiers ministres sont donc intéressantes parce qu’à même de livrer des enseignements sur la fonction présidentielle mais aussi sur les différentes strates de l’exécutif. Ce livre des éditions Plon révèle ainsi un de Gaulle, Président de la République à l’influence prépondérante, définissant le principe essentiel du « domaine réservé » que tempèrent peu à peu les volontés d’indépendance de ses premiers ministres, Pompidou y réussissant beaucoup mieux que Debré ou Couve. Cet infléchissement du partage des responsabilités était aussi le corollaire de la lassitude du Général. L’ensemble ressort plus, de toute façon, du registre des rapports humains que de celui des arguties du droit constitutionnel.
Un exécutif fort
Un certain flou juridique est d’autant plus manifeste que le premier enseignement à retirer de ce colloque est que la répartition des pouvoirs sous la Ve République est placée sous le signe de l’ambiguïté. Les rédacteurs de la Constitution ont manifestement voulu renforcer le pouvoir exécutif, formule un peu vague que Bertrand de Jouvenel préférait appeler le pouvoir d’action. Mais selon l’analyse de François Goguel, ils ont confié ce pouvoir d’action à la fois à un Président de la république indépendant du Parlement par son mode d’élection — et cela était capital —, mais aussi à un gouvernement doté de compétences et de prérogatives propres. Seule la pratique est appelée à résoudre cette délicate dualité, ce que résume ainsi de Gaulle : « une constitution, ce sont des institutions, un esprit et une pratique ». Une autre formule qu’il délivre le 20 septembre 1962 permet de cadrer l’idée qu’il se faisait de sa fonction : « le Président est le garant (…) de l’indépendance et de l’intégrité du pays ainsi que des traités qui l’engagent ». Cette identification du Président de la République avec la nation, thème récurrent du gaullisme, est en fait une réponse, par-delà l’histoire, à l’incapacité constitutionnelle du Président Lebrun qui, dans la tourmente de juin 1940, ne put et ne sut que nommer un nouveau gouvernement. La situation appelait une réaction beaucoup plus énergique et symbolique, qui ne trouvera son expression que dans l’appel du 18 juin 1940.
De Gaulle refuse d’être contraint à l’impuissance de ses prédécesseurs des IIIe et IVe Républiques. Il entend au contraire s’intéresser à tous les sujets, comme il l’avait énoncé dans ses Mémoires d’espoir. Il s’immisce ainsi, en 1963, dans la conception du plan, domaine jusqu’alors réputé inaccessible au profane. En 1968, il récidive sur le terrain des relations monétaires internationales. Cette volonté d’un renforcement de l’activité présidentielle se retrouve dans la suppression des Conseils de cabinet, héritage des IIIe et IVe Républiques, qui réunissaient, en l’absence du Président, l’ensemble du gouvernement sous l’égide du Premier ministre. Comme il veut être partout, l’ancien chef de la France libre, qui ne saurait être omniscient, imbrique étroitement Matignon et l’Élysée. Chaque collaborateur du Président dispose d’un correspondant à Matignon et réciproquement. Cette omniprésence du chef de l’État réduit bien sûr d’autant les prérogatives du Premier ministre.
Un rôle de timonier
Serge Berstein (professeur à l’Université de Paris X Nanterre et à l’IEP de Paris) fait ainsi remarquer, dans sa communication du colloque, que dans la période 1962-1967, cruciale pour le gaullisme de gouvernement, aucune initiative politique n’émane du Premier ministre. Cela montre la nature de la marge d’action qui est laissée à Matignon, Est-ce à dire pour autant que Michel Debré, Georges Pompidou ou Maurice Couve de Murville furent totalement éclipsés par l’ombre du général de Gaulle, moderne et politique statue du Commandeur ? Il convient de noter que la Constitution ne leur en donnait pas la latitude. L’article 20 est explicite : « le gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation ». Certes, il ne s’agit pas pour eux d’affronter de Gaulle mais comme l’écrit Michel Debré, dans le troisième tome de ces Mémoires, qui est précisément intitulé Gouverner, d’affirmer que l’exécutif est double.
Cette sentence, lumineuse d’un point de vue constitutionnel, s’avère fort ardue à mettre en pratique. Debré se heurte, alors qu’il désire établir un équilibre entre l’Élysée et Matignon, à l’obstacle que constitue la crise algérienne. Charles de Gaulle, qui a établi sa légitimité sur son rôle charismatique dans la libération du pays, ne peut en effet se concevoir, face au pouvoir, au cœur de la guerre d’Algérie, que comme un timonier. Il ne saurait être question pour lui de partager, dans la tempête, la conduite du vaisseau France. Cette idée de l’unique action du Président en cas de crise grave est déjà préfigurée par l’appel du 18 juin, geste noble d’un homme seul, et se concrétise, en 1958, au moment du retour au pouvoir, par l’établissement manu militari d’une constitution sur mesure. Elle trouve ensuite sa parfaite expression dans l’affaire d’Algérie où de Gaulle met un point final au difficile processus de décolonisation, tout en reprenant en main, l’action de l’armée et son état d’esprit.
Elle aboutit finalement avec le départ du commandement intégré dé l’OTAN, en 1966, garantie indispensable de notre indépendance, qui permet de revoir complètement notre politique étrangère, donc les liens avec nos alliés en matière de défense et en conséquence de dessiner une nouvelle maquette de notre année. Cependant, du principe de la seule décision du chef de l’État en période de crise, découle, de façon attendue, « le domaine réservé ». La définition la plus pertinente en a été donnée par François Mitterrand, en 1988, dans sa Lettre à tous les Français : « (je suis) responsable de la route à suivre par la nation quand sa sécurité et sa place dans le monde sont en jeu, (je suis) responsable des grandes orientations et de la défense du pays ».
La lassitude du Général
Le domaine réservé est donc, c’est une constante de la Ve République, l’apanage du chef de l’État. Le Premier ministre, s’il ne s’y aventure pas, peut espérer renforcer son rôle sur d’autres terrains. Georges Pompidou, plus ambitieux que Michel Debré (1), y parvient avec talent. Après les législatives du 25 novembre 1962, où il a démontré dans le combat électoral sa pugnacité, il entend rendre manifeste l’activité du gouvernement. Ce renforcement du Premier ministre va en outre à la rencontre de ce que Burin des Roziers (ancien secrétaire général de la présidence de la République 1962-1967) appelle dans sa communication, « la lassitude du général ». Tenté constamment par le retour à Colombey, supportant mal l’air confiné de l’Élysée, l’ancien chef de la France libre se plaît peu à peu à se dessaisir de certaines initiatives et surtout de leur application. Ainsi, une fois le Premier ministre saisi d’un dossier, le Président est étonnamment absent. Il maintient là sa vieille maxime militaire : on juge de l’exécution après coup, et pas en cours d’exécution.
Une symbiose
Le poids des techniciens n’est pas non plus à négliger. Contrairement à la formule dite gaullienne, ressassée par certains historiens, « l’intendance suivra », la logistique, pour le Général, ne relève pas de l’exécution ou du subalterne, elle exprime une forme de politique que l’on pourrait caractériser de “normale”, pour l’opposer à la politique exceptionnelle, qui opère par ruptures, crée de la discontinuité et que l’on nommerait “politique révolutionnaire” ou “radicale”. Une véritable symbiose s’établit même en cette décennie gaullienne (1959-1969) entre le spécialiste et le politique. Il conviendrait sous cet angle de relire la genèse des grands projets que sont le plan, la compétition internationale et l’industrialisation, les investissements, les activités de pointe ou la participation. L’équilibre entre le Président et le Premier ministre s’établit donc sous le patronage de ce propos rapporté par Geoffroy de Courcel (ancien secrétaire général de la Présidence de la République, 1959-1968) : « vous savez, je ne compte pas m’occuper de tout. Je ne m’occuperai que de l’essentiel ». L’efficacité du partage du pouvoir au sein de l’exécutif appartient en dernière analyse à un registre peu usité en politique, celui de l’amitié Le mot n’est pas trop fort pour expliciter la complicité qui lie le général de Gaulle et Michel Debré en une communion d’idées presque parfaite. Georges Pompidou, lui, ne s’est jamais départi d’une sourde admiration pour l’homme, qu’il avait servi à la Libération, en tant que directeur de Cabinet du Président du Gouvernement provisoire. Il ne pourra jamais le voir autrement que sous le masque de l’homme du 18 juin.
Les trahisons du “Clan des Auvergnats”
[Ci-contre : caricature du Canard Enchaîné, 1967]
Cette importance de l’amitié entre Pompidou et de Gaulle est encore révélée par les conditions de leur rupture. Plus que les jugements erronés du Premier ministre sur mai 68 (sa volonté de négocier avec les étudiants, la réouverture inopportune de la Sorbonne, « l’État a reculé et cela n’a servi à rien » avait tranché le Général), c’est la rumeur autour de ses ambitions présidentielles effrénées qui a ruiné la confiance que lui portait le Général. En ce qui concerne Maurice Couve de Murville, son ancien directeur de cabinet, Bruno de Leusse, parle de « la forme parfaite de l’unité du gouvernement, exprimée par les deux personnes essentielles à l’application et au succès du système ».
Cette publication du colloque de l’Institut Charles de Gaulle offre donc un tableau précis et synthétique du fonctionnement de l’exécutif dans la décennie gaullienne 1959-1969. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’apporter un point juridique final à la dualité des pouvoirs Président / Premier ministre mais de donner une galerie de témoignages. Cet ouvrage n’est pas un cours de droit mais un florilège de réflexions diverses. Il offre au moins pour l’analyste, le théoricien du pouvoir, l’avantage de présenter le politique pris comme action, en son visage quotidien. Visage qui était celui du gaullisme du grand large. des années d’un rêve d’union entre un homme et son pays. Quel bilan plus positif peut-on tracer de cette décennie d’œuvre d’un exécutif fort, que ces mots empruntés à l’intervention de Bruno de Leusse : « (…) grâce au ciel, il y a dualisme sans dualisme, dans cette Ve République. Il y a une autorité suprême que tout le monde reconnaît, et que tout le monde reconnaissait surtout quand elle était incarnée par le général de Gaulle. Il y a un élément d’exécution, mais plus que cela, un élément de proposition, un élément d’imagination, qui se trouve à Matignon. Quand l’imagination, l’esprit de décision et le sens de l’exécution sont en accord avec l’autorité suprême, ce qui était le cas, c’est pour le plus grand bien de la nation, de l’État et de la France ». Cet ouvrage sur de Gaulle et ses Premiers ministres devait donc, pour emprunter la plume du Rousseau, auteur des Considérations sur le gouvernement de Pologne, porter le sous-titre de Traité pour bien gouverner.
• De Gaulle et ses Premiers ministres, 1959-1969, Institut Charles de Gaulle, Association Française de Science Politique, Plon, 300 p.
► Hugues Rondeau, Vouloir n°65/67, 1990.
Note :
1. Georges Pompidou apparaît pour plus d’un gaulliste comme le fossoyeur de la dimension révolutionnaire et radicale du message du Général. Le désir très vite caressé de s’installer à l’Élysée a conduit l'ancien normalien à des révisions doctrinales que l’on pourrait qualifier de trahisons. L’ouvrage publié par Raymond Triboulet il y a quelques années, Un ministre du Général (Plon, 1985), est sûrement la dénonciation la plus efficace de la volte-face des pseudo-héritiers du gaullisme, Pompidou et Chirac, ceux que Triboulet nommait avec beaucoup d’humour dans L’Événement du jeudi (n°115, 1987) le « Clan des Auvergnats ».
[Ci-contre : Der Spiegel, 27 mars 1967 © Spiegel-Verlag, Hamburg]
Parmi toutes les préoccupations que put avoir le général de Gaulle, seule la grandeur de la France et les problèmes allemands ne le quittèrent jamais. Au cœur de sa réflexion sur l’avenir de l’Europe, le sort de l’Allemagne, quels que soient ses changements, fut pour lui une idée fixe.
« L’Europe est un État composé de plusieurs provinces », Montesquieu
À quinze ans, au Collège des Jésuites, Charles de Gaulle rédige un court récit où, s’imaginant général, il arrête avec quelques deux cent mille hommes l’avance des soldats allemands, sauvant du même coup Nancy (1). Le décor est planté. L’adolescent de Gaulle, qui admire déjà l’Allemagne, n’hésite pas à l’affronter en rêve. Du reste, ce pays ne lui est pas tout à fait étranger. Dans un entretien avec des journalistes, au cours de son voyage historique en Allemagne (2), il avoua que son trisaïeul Louis-Philippe Kolp était originaire de Bade, information majeure lorsque l’on sait toute l’importance qu’il attachait à sa lignée familiale. Comme le note J.P. Bled (3), « dès ses plus jeunes années jusqu’à son entrée dans l’histoire, Charles de Gaulle a l’Allemagne pour compagne, compagne obsédante et menaçante, toujours présente aux grandes heures de son histoire et dont l’ombre ne cesse de peser sur sa pensée comme sur son œuvre ». Homme du Nord, élevé dans la mémoire de la défaite de 1870, il apprend l’allemand, lit Goethe, Bismarck, Nietzsche, et sans doute Rathenau. Lorsqu’éclate en 1914 la Première Guerre mondiale, il sait apprécier à sa juste valeur le courage de ses adversaires. Alors qu’en France prédominent les diatribes “anti-boches” (4), le capitaine de Gaulle, déjà plusieurs fois blessé et prisonnier au fort d’Ingolstadt, se garde de toute haine dans ses jugements. C’est en captivité, d’ailleurs qu’il approfondit ses connaissances sur l’Allemagne, qui lui permettront, en 1924, de publier La discorde chez l’ennemi où il souligne chez les Allemands « l’obstination, l’endurance et la capacité de souffrir qui méritaient depuis le premier jour de la guerre l’étonnement et l’admiration des ennemis, et obtiendront assurément l’hommage de l’histoire » (5).
Le mouvement et la revue “Ordre nouveau”
La paix revenue, le règlement du conflit ne le satisfait pas. Dès 1919, il se dit sceptique sur l’avenir de l’Europe et déplore tout à la fois « le songe de Locarno » et les Plans Dawes et Young. Son combat pour imposer les divisions blindées ne l’empêche pas d’entretenir des rapports nombreux avec ceux que J.L. Loubet del Bayle appelle les “non-conformistes des années 30”. Le colonel Mayer l’introduit avec l’aide de Daniel Halévy auprès des animateurs de la revue Ordre nouveau, créée en 1930 par Alexandre Marc Lipiansky, et qui traduiront de nombreux auteurs allemands inconnus en France. Selon Pierre Maillard (7), nul doute que de Gaulle ait à l’occasion de ces contacts élargi son information sur l’Allemagne et découvert notamment Keyserling, Moeller van den Bruck et surtout Spengler, auquel bien des idées futures sur bien des sujets semblent avoir été empruntées par l’homme du 18 juin. C’est aussi la thèse de Pascal Sigoda (8) qui ajoute que le colonel de Gaulle fut très intéressé par les conceptions fédéralistes et européennes d’Ordre nouveau. C’est l’époque où il relit Nietzsche, dont on ne peut nier l’influence sur sa vie et ses actions.
Quel peuple !
À partir de 1934, la dégradation des rapports franco-allemands n’empêche pas de Gaulle d’affirmer, si l’on en croit Alain Peyrefitte (9), que l’ennemi héréditaire de la France n’est nullement l’Allemagne, adversaire occasionnel, mais l’Angleterre, alliée occasionnelle. La guerre l’entraîne pourtant vers Londres d’où il combat sans répit le régime nazi qui était issu, selon lui, d’une grave crise de civilisation (10). Pourtant en décembre 1944, à la vue du champ de bataille de Stalingrad, il laisse échapper : « Quel peuple ! », et lorsqu’on lui demande dans son entourage de quel peuple il s’agit, il répond « des Allemands, naturellement » (11). À la victoire des Alliés, extrêmement sévères vis-à-vis de l’Allemagne, on le classera parmi les plus intransigeants lorsqu’il quittera le gouvernement.
Le miracle de Colombey
Plus qu’une parenthèse, la traversée du désert constitue pour de Gaulle une remise en question de ses positions diplomatiques. lorsqu’en septembre 1958, revenu au pouvoir, de Gaulle reçoit à Colombey le chancelier Adenauer, ce dernier sera très surpris du virage opéré par le général. La sévérité a fait place à la compréhension. Et puisque seul un axe solide entre Paris et Bonn peut contrer l’hégémonie américano-soviétique, de Gaulle se montre favorable à la réunification. Les deux hommes concluent alors leur entretien par un communiqué où ils soulignent la nécessité d’en finir à jamais avec l’hostilité entre la France et l’Allemagne, désormais appelées à travailler côte à côté. L’amitié qui naît à cette époque entre de Gaulle et Adenauer est une garantie d’entente entre les deux peuples. D’autant plus que la guerre froide favorise l’idylle franco-allemande.
Soigneusement préparé, le voyage du général de Gaulle en Allemagne est un triomphe, on voit même parmi la foule une délégation d’Ingolstadt brandir un panneau où il est écrit : « Mr. le président, la jeunesse de la ville de votre captivité vous offre ses salutations les plus amicales — Vive l’Europe ! ». Pour l’opinion allemande, les discours du Général sont le choc décisif qui font passer dans la réalité concrète l’idée déjà formulée à titre d’hypothèse lors d’un voyage d’Adenauer à Paris, d’un accord particulier franco-allemand. Ainsi malgré les pressions anglo-saxonnes, les deux gouvernements parviennent le 22 janvier 1963 à signer le traité franco-allemand. De Gaulle, qui attache une grande importance à cet accord, sait néanmoins que dans un contexte bipolaire, il reste fragile et lance devant les journalistes que, « malheureusement les traités sont comme les jeunes filles et les roses, ils ne durent que l’espace d’un matin ». Effectivement la disparition d’Adenauer de la scène politique allemande, la sortie de la France de l’OTAN, la puissance du Mark (12) vont quelque peu compliquer la bonne entente des deux peuples. De Gaulle pense toujours à la réunification mais parle de patience pour l’Allemagne. Dans un entretien avec Kurt Georg Kiesinger (13), il déclare : « Il y a le fait que vous soyez coupés en deux par les Soviets. C’est un cas particulier, mais il faut qu’un jour cela finisse ». Dans son désir de rendre européenne la question allemande, le général de Gaulle se tourne vers l’est. En juin 1966, quand de Gaulle s’envole vers la Russie, son avion atterrit, hélas, en URSS (14) et sa tentative de construction grande-européenne échoue.
Des rapports franco-allemands rétablis par de Gaulle, il ne reste d’important que la création de l’Office franco-allemand pour la jeunesse, alors que l’homme du 18 juin avait rêvé d’une étroite union politique, culturelle, militaire et économique. Ces diverses déceptions purent entamer ses certitudes mais non ses espérances, car il avait fait sienne cette phrase de Napoléon : « Je fais mes plans avec les rêves de mes soldats endormis ».
► Thierry Calvet, Vouloir n°65/67, 1990.
Notes :
01. Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets (1905-1918), Plon, 1980, tome I, p. 78.
02. Le 9 septembre 1962 à Münsingen, au sud de Stuttgart.
03. Jean-Paul Bled, « L’image de l’Allemagne chez Charles de Gaulle avant juin 1940 », in : Études gaulliennes n°17, 1977, p. 59.
04. Voir not. les théories du docteur Bérillon, éminent psychiatre français, qui affirmait que la nature avait placé chez les Allemands la raison et le but de l’existence dans le ventre ! Cf. A. de Benoist, « Une certaine idée de l’Allemagne », in : éléments n°30.
05. La discorde chez l’ennemi, Plon, 1972, p. 13.
06. J.L. Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années 30, Seuil, 1969.
07. Pierre Maillard, De Gaulle et l’Allemagne : le rêve inachevé, Plon, coll. Espoir, 1990. [recension]
08. Pascal Sigoda, « Charles de Gaulle, la “Révolution conservatrice” et le personnalisme du mouvement Ordre Nouveau », in : Études gaulliennes n°78. [Lire plus bas]
09. Alain Peyrefitte, L’empire immobile ou le choix des mondes, Fayard, 1989. p. 411.
10. Discours d’Oxford, 25 novembre 1941.
11. Jean Laloy, « À Moscou : entre Staline et de Gaulle, décembre 1944 », in : Revue des études slaves, tome 54, 1982.
12. Voir à ce sujet Ernst Weisenfeld, Quelle Allemagne pour la France ?, A. Colin, 1989. [recension]
13. 13.01.67.
14. François Perrin, « De Gaulle et l’Europe, le grand malentendu », in : Études gaulliennes n°46.
[Ci-contre : De Gaulle, D. de Roux, Classiques du XXe siècle, 1967]
« La réalité historique est que le temps travaille pour un autre homme, l'homme dune seule idée, celui qui se fout que la zone libre soit occupée ou non. Il n'aime pas les Français, il les trouve moyens, il n'aime que la France dont il a une certaine idée, une idée terminale qui ne s'embarrasse pas des péripéties » (Pascal Jardin, La guerre à neuf ans)
Dominique de Roux s'était fait une certaine idée de de Gaulle comme de Gaulle (première phrase de ses Mémoires) s'était toujours fait une certaine idée de la France. On était en 1967, la subversion ne s'affichait pas encore au grand jour, mais déjà l'on sentait sourdre la révolte souterraine, la faille entre les générations aller s'élargissant. L'Occident à deux têtes (libéral-capitaliste à l'Ouest, marxiste-léniniste à l'Est) paissait paisiblement, inconscient d'être bientôt débordé sur sa gauche par ses éléments bourgeois les plus nihilistes et, on ne s'en apercevra que plus tard, les plus réactionnaires. Dominique de Roux lui aussi cherchait l'alternative. La littérature jusqu'ici n'avait été qu'un appui-feu dans la lutte idéologique. Qu'à cela ne tienne, de Roux inventerait la littérature d'assaut, porteuse de sa propre justification révolutionnaire, la dépoétisation du style en une mécanique dialectique offensive. Le sens plus que le plaisir des sens, la parole vivante plutôt que la lettre morte. De Roux, qui résumait crise du politique et crise de la fiction en une seule et même crise de la politique-fiction, avait lu en de Gaulle l'homme prédestiné par qui enfin le tragique allait resurgir sur le devant de la scène historique après vingt ans d'éviction. Le cheminement de de Gaulle homme d’État tel qu'il était retracé dans ses Mémoires, n'indiquait-il pas « l'identification tragique de l'action rêvée et du rêve en action » ? (1).
Un message révolutionnaire qui fusionne et transcende Mao et Nehru, Tito et Nasser
En 67, de Roux publie L'écriture de Charles de Gaulle. L'essai, 150 pages d'un texte difficile, lorgne ostensiblement vers le scénario. À rebours du mouvement général de lassitude qui s'esquisse, de l'extrême-droite à l'extrême-gauche de l'opinion, et qui aboutira dans quelques mois à la situation d'insurrection du pays qu'on connaît, Dominique de Roux veut croire en l'avenir planétaire du gaullisme. Ni Franco ni Salazar, ni l'équivalent d'un quelconque dictateur sud-américain, dont les régimes se caractérisent par leur repli quasi-autistique de la scène internationale et leur allégeance au géant américain, de Gaulle apporte au monde un message révolutionnaire qui, loin devant ceux de Mao, Nehru, Tito et Nasser, les fusionne et les transcende.
Révolutionnaire, de Gaulle l'est une première fois lorsqu'il réinvente dans ses Mémoires le rapport entre les mots et la réalité historique. Sa tension dialectique intérieure, entre destinée gaullienne et vocation gaulliste, son être et sa conscience d'être, dédouble cette réalité par l'écriture, la mémoire, la prophétie.
La volonté de puissance du génie prédestiné en butte aux vicissitudes historiques que sa prédestination exige et dont dépend la résolution tragique de l'Histoire, modifie sa relation aux mots, libérant l'écriture du style, subordination extérieure au sens des mots, mécanique des choses dites qui l'enferme et contient sa charge explosive. Le discours n'est plus reproduction esthétisante, rétrécissement du champ de vision pour finir sclérose, mais expression et incarnation de la dialectique parole vivante et langage qui le porte.
« À une histoire vivante ne sied pas la lettre morte du style, mais les pouvoirs vivants de la réalité d'une écriture de la réalité agissante dans un but quelconque ». Quand de Gaulle parle, déjà il agit et fait agir l'Histoire. L'écriture devient acte politique. Ses mots charrient et ordonnent l'histoire en marche.
Point de théologie gaulliste mais la foi individuelle d'un homme seul
Qu'est-ce que le gaullisme dans ces conditions ? Réponse de Dominique de Roux : « Le dialogue profond que de Gaulle poursuit sans trêve avec l'histoire se nomme gaullisme, dès lors que d'autres veulent en faire leur propre destin ». Point de théologie gaulliste mais la foi individuelle d'un homme seul qui considère la France, non les Français, comme la finalité de son action. La rencontre de la France en tant qu'idée d'une nation métaphysique et transcendante, et de la parole vive de de Gaulle, intelligence de la grandeur d'âme chez Chateaubriand, de la vocation pour Malraux, doit déboucher sur l'idéal de la Pax Franca.
La dialectique gaulliste de l'histoire rejaillit sur la stratégie gaulliste de lutte contre tous les impérialismes, au nom de la prédestination intérieure qui fait de l'assomption de la France l'avènement de celle de l'Europe et au-delà de l'ordre universel : la Pax Franca. « De Gaulle ne sert ni l'Église avec Bossuet, ni la Contre-Révolution avec Maurras, mais la monarchie universelle, cette monarchie temporelle, visible et invisible, qu'on appelle Empire. Dante exaltait dans son De Monarchia cette principauté unique s'étendant, avec le temps, avec les temps, sur toutes les personnes. Seul l'Empire universel une fois établi il y a la Paix universelle ».
Ainsi posée, la géopolitique gaulliste s'affirme pour ce qu'elle est, une géopolitique de la fin (l'Empire de la Fin énoncé par Moeller van den Bruck), dépassement de la géopolitique occidentale classique, de Haushofer, Mackinder, contournement de la structure ternaire Europe-USA-URSS.
Pour être efficace, le projet gaulliste aura à cœur de transformer la géopolitique terrienne en géopolitique transcendantale, « tâche politico-stratégique suprême de la France, plaque tournante, axe immobile et l'Empire du Milieu d'une unité géopolitique au-delà des frontières actuelles de notre déclin, unité dont les dimensions seraient à l'échelle de l'Occident total, dépassant et surpassant la division du monde blanc entre les États-Unis, l'Europe et l'Union soviétique ». Car la France est, selon le statut ontologique que de Gaulle lui fixe, accomplissement et mystère, l'incarnation vivante de la vérité, la vérité de l'histoire dans sa marche permanente.
La nouvelle révolution française menée par de Gaulle doit conduire à la révolution mondiale
Une révolution d'ordre spirituel autant que temporel ne se conçoit pas sans l'adhésion unilatérale du corps national. Toute révolution qui n'est que de classe ne peut concerner la totalité nationale. Toute révolution nationale doit penser à l'œcuménité sociale. La révolution, l'action révolutionnaire totale enracinée dans une nation donnée, à l'intérieur d'une conjecture donnée, n'existe que si l'ensemble des structures sociales de la nation s'implique. Là où le socialisme oublie le national, le nationalisme occulte le social sans lequel il n'y a pas de révolution nationale. De Gaulle annule cette dialectique par l'«idée capétienne», reprise à Michelet et Péguy, de nation vivante dans la société vivante. Le principe participatif doit accompagner le mouvement de libération des masses par la promotion historico-sociale du prolétariat. Ce faisant la révolution gaulliste, dans l'idée que s'en fait Dominique de Roux, supprime la théorie formulée par Spengler de guerre raciale destructrice de l'Occident. Car la nouvelle révolution française menée par de Gaulle ne peut que conduire à la révolution mondiale.
De Gaulle super-Mao
L'époque, estime Dominique de Roux, réclame un nouvel appel du 18 juin, à résonance mondiale, anti-impérialiste, démocratique et internationaliste à destination de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique latine, dont la précédente déclaration de Brazzaville deviendrait, au regard de la postérité, l'annonce. Un tel acte placerait de Gaulle dans la position d'un super-Mao — ambition partagée pour lui par Malraux — seul en mesure d'ébranler la coalition nihiliste des impérialismes américano-soviétiques, matérialistes absolus sous leur apparence d'idéalisme. La grande mission pacificatrice historique de dimension universelle assignée à la France passe, en prévision d'une conflagration thermonucléaire mondiale alors imminente — la troisième guerre mondiale —, par le lancement préventif d'une guerre révolutionnaire mondiale pour la Paix, vaste contre-stratégie visible et invisible, subversion pacifique qui neutraliserait ce risque par l'agitation révolutionnaire, la diplomatie souterraine, le chantage idéologique. L'objectif, d'envergure planétaire, réclame pour sa réalisation effective la mise en œuvre d'une vaste politique subversive de coalitions et de renversements d'alliances consistant à bloquer, dans une double logique de containment, la progression idéologico-territoriale des empires américain et soviétique sur les 5 continents.
Le plan d'ensemble du gaullisme géopolitique s'articule en 5 zones stratégiques plus une d'appui et de manœuvre, en place ou à créer :
La consolidation du front idéologique mondial lancé par le gaullisme requérant que soient attisés par ses agents le maximum de foyers, il apparaît nécessaire dans un premier temps que partout où se trouvent les zones de confrontation idéologique et d'oppression des minorités, l'on soutienne la révolution au nom du troisième pôle gaulliste. Six zones de friction retiennent l'attention de Dominique de Roux, en raison de leur idéal nationaliste-révolutionnaire conforme aux aspirations gaullistes et pour leur situation géostratégique de déstabilisation des blocs (de Roux ne le sait pas encore, mais viendront bientôt s'ajouter à sa liste le Portugal et les possessions lusitaniennes d'Afrique : Angola, Guinée-Bissau, Mozambique) :
Il conviendra donc d'intensifier les contacts avec toutes les forces révolutionnaires en présence sur le terrain. Ainsi seulement la vocation gaullienne accomplie rejoindra sa destinée, celle du libérateur contre les internationales existantes — capitaliste et communiste, ouvertement impérialistes —, qui soutient et permet toutes les luttes de libération nationale et sociale, toutes les révolutions identitaires et économiques. « Aujourd'hui, la tâche révolutionnaire d'avant-garde exige effectivement, la création de deux, trois quatre Vietnam gaullistes dans le monde » (Magazine Littéraire n°54, juillet 1971). Sa force contre les a priori idéologique, apporter une solution qui s'inspire de l'histoire, des traditions nationales de chaque pays, de sa spécificité sociale : socialisme arabe, troisième voie péruvienne, participation gaulliste.
L'après-gaullisme représente l'échéance d'une ère
De Gaulle a mené un combat entre la vérité historique ultime et les circonstances historiques de cette vérité.
À l'époque, Jean-Jacques Servan-Schreiber a cherché à persuader les Français que le républicanisme gaullien était un régime à peine plus propre que la Grèce des colonels. Puis vint mai 68. « Aujourd'hui, ce même grand capital, qui pour mater les syndicats permit (…) Mussolini (…), qui inventa le nazisme pour la mobilisation maoïste des ouvriers allemands en vue de l'expansion économique, qui donna sa petite chance à Franco l'homme des banques anglaises, nous invente morceaux par morceaux la carrière française de Jean-Jacques Servan-Schreiber et les destinées européennes du schreibérisme ». La vérité fut que de Gaulle, nationaliste et révolutionnaire, annula dialectiquement et rejeta dos à dos Hitler et Staline. L'après-gaullisme représente l'échéance d'une ère. L'avenir de l'Occident ne pourra plus se définir que par rapport à l'action personnelle de de Gaulle. Si le gaullisme est le fondement de l'histoire nouvelle, l'après-gaullisme est la période à partir de laquelle se confronteront ceux qui poursuivent son rêve et ses opposants, ceux qui refusent sa vision. Pas d'après-gaullisme donc, seulement le face à face gaullistes contre anti-gaullistes. « Il n'y a de gaullisme qu'en de Gaulle, de Gaulle lui-même devient l'idée dans l'histoire vivante ou même au-delà de l'histoire ». Pour préserver l'authenticité de la geste gaulliste, il faut conserver le vocabulaire de l'efficacité gaullienne. « Qu'importe alors la défaite formelle du gaullisme en France et dans le monde, écrit Dominique de Roux dans Ouverture de la chasse en juillet 1968, si, à sa fin, le gaullisme a fini par l'emporter au nom de sa propre vérité intérieure, à la fois sur l'histoire dans sa marche dialectique et sur la réalité même de l'histoire ?»
Dominique de Roux victime de sa vision ?
Trente ans après, quel crédit accorder aux spéculations géo-poétiques du barde impérial de Roux ? Lui-même reconnaissait interpréter la pensée gaullienne, en révéler le sens occulte. Des réserves d'usage, vite balayées par les mirages d'un esprit d'abord littéraire (littérature d'abord), sujet aux divagations les plus intempestives. Exemple, la France, « pôle transhistorique du milieu » « dont Charles de Gaulle ne parle jamais, mais que son action et son écriture sous-entendent toujours ».
Quand il parle de la centrale d'action internationale gaulliste, qu'il évoque en préambule du premier numéro d'une collection avortée qui devait s'intituler Internationale gaulliste sa contribution à la propagation du message gaulliste, c'est un souhait ardent que de Roux émet avant d'être une réalité. De Roux victime de sa vision ?
Hier figure du gauchisme militaire, aujourd'hui intellectuel souverainiste, Régis Debray dans À demain de Gaulle fait le mea culpa de sa génération, la génération 68, coupable selon lui de n'avoir pas su estimer la puissance visionnaire du grand homme, dernier mythe politique qu'ait connu la France.
Au regard de l'Histoire dont il tenta sa vie durant de percer les arcanes, Dominique de Roux s'est peut-être moins fourvoyé sur l'essentiel, qui est l'anti-destin, que la plupart des intellectuels de son temps. « Par l'acte plus encore que par la doctrine, Charles de Gaulle a amorcé une Révolution Mondiale. Celle-ci, connue par lui à l'échelle du monde, appelle ontologiquement une réponse mondiale ».
Dans Les chênes qu'on abat, Malraux fait dire à de Gaulle : « J'ai tenté de dresser la France contre la fin d'un monde. Ai-je échoué ? D'autres verront plus tard ».
De Gaulle, troisième homme, troisième César.
► Laurent Schang, Nouvelles de Synergies Européennes n°50, 2001.
[titre originel de l'article : Le gaullisme de Dominique de Roux]
pièces-jointes :
Charles de Gaulle, la « Révolution conservatrice »
et le personnalisme du mouvement l’Ordre nouveau
Jean Lacouture, dans le premier tome de son De Gaulle, fait la part belle au colonel Mayer et à son cercle dans la formation intellectuelle du général. Certaines bonnes pages de cette somme sont d’ailleurs parues dans Le Nouvel Observateur sous le titre « L’homme qui a fait de De Gaulle un rebelle ». Cette annonce est quelque peu exagérée. Certes, le saint-cyrien de 1913 peut donner de lui une image assez conventionnelle dans ses carnets et correspondances, celle d’un jeune officier de la droite catholique.
Pourtant, son adhésion résolue à la République traduit déjà une évolution nette par rapport à sa famille. Il est abonné aux Cahiers de la quinzaine (1900-1914) de Péguy, l’auteur de Victor-Marie, comte Hugo et de la Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne. Les convergences entre de Gaulle et Péguy ont été maintes fois soulignées sans qu’il soit nécessaire de revenir sur ce sujet. Péguy, déçu par la gauche des combats dreyfusards, ne rejoint pas le camp des conservateurs. Il privilégie la mystique de l’idée républicaine et c’est sur ce terrain que de Gaulle peut le rejoindre.
Par la suite, de Gaulle va subir l’épreuve de la guerre et de l’emprisonnement, cette école des révolutionnaires. Celle-ci explique pour une part sa convergence intellectuelle avec ceux qui tentèrent de tirer les conséquences des conditions de la Première Guerre mondiale : doctrinaires de la Révolution conservatrice et personnalistes. La Révolution conservatrice et le personnalisme ont développé leurs thèmes pendant les années tournantes (1) : 1925-1935, au cours desquelles la pensée politique du général de Gaulle semble avoir reçu des influences déterminantes et s’être précisée.
En donner une définition n’est pas chose facile. La Révolution conservatrice, tout d’abord, dénommée également révolution allemande ou national-bolchevisme, est un courant radical apparu en 1919 en Allemagne et issu de l’extrême-droite. Une série de penseurs peut y être rattachée : Ernst Niekisch, Keyserling, Walter Rathenau, Thomas Mann, Oswald, Spengler, Moeller Van Den Bruck et surtout Ernst Jünger (2).
Leurs théories sont multiples et leurs positions politiques font davantage penser à une nébuleuse qu’à un courant très structuré, de Goebbels qui en fut proche à Otto Buhse qui adhéra au parti communiste allemand, de Gregor Strasser et son Manifeste de la gauche nazie à son frère, Otto Strasser, l’animateur du « Front noir » clandestin, socialiste, national et révolutionnaire : la totalité du champ compris entre les franges du NSDAP et celles du parti communiste sera couverte. Jünger, quant à lui, s’isolera dans le détachement aristocratique de « l’Anarque » (3). Il n’est pourtant pas impossible de sérier les thèmes réducteurs, valables pour l’ensemble, qu’on peut mettre en parallèle avec la pensée gaullienne pour y voir des convergences apparentes et des divergences réelles.
En politique étrangère, l’originalité des nationaux-bolcheviques se manifeste dès 1919 (4) par l’analyse qu’ils font de la Révolution russe. À l’opposé de la quasi-totalité de la droite et de l’extrême-droite mondiale, ils ne voient pas, dans l’Union soviétique, le danger révolutionnaire qui nécessite un cordon sanitaire. Ils considèrent essentiellement la Russie essentielle éternelle, celle qui se développe de façon efficace dans le monde moderne en ployant le communisme à ses propres fins par une ruse de l’histoire. Plusieurs conclusions peuvent être tirées de cette idée de base. Tout d’abord, l’idée de nation peut, sans risque pour elle, être mêlée à celle de révolution socialiste et même en tirer avantage. Ensuite, nationalisme et bolchevisme, Russie et Allemagne, se trouvent objectivement en position d’alliés contre le système bourgeois.
En politique intérieure, le national-bolchevisme présente des thèses qui se détachent nettement de celles de l’extrême-droite traditionnelle. Cette dernière est élitiste, terrienne, passéiste. Le national-bolchevisme est, quant à lui, favorable au rôle des masses dans la vie politique et se révèle un partisan enthousiaste de la modernité technique (5). La direction de l’économie par l’État, la planification, la constitution de vastes ensembles industriels, la multiplication des machines et des cités nouvelles, lui paraissent constituer une série de données positives. Il reste enfin au national-bolchevisme à concevoir l’idée d’un communisme à base aristocratique et hiérarchique, d’un socialisme communautaire et national, le vocabulaire en ce domaine étant signe d’un certain confusionnisme. Moeller Van Den Bruck est très représentatif de ce courant de pensée. Admirateur des économistes List et Rodbertus, il recherche une troisième voie au-delà du libéralisme et du collectivisme.
Convergences apparentes et divergences réelles
En apparence, les positions de la Révolution conservatrice et les thèses gaulliennes semblent s’accorder sur trois points :
• prééminence du fait national sur le communisme (notamment en Russie) ;
• nécessité de bâtir un État moderne et technicien ;
• enfin, nécessité d’une troisième voie sociale, du communisme national à la participation.
En fait, cet accord est très artificiel.
L’analyse de la Russie soviétique par le national-bolchevisme se conçoit en terme de décadence de la société occidentale. Il y a un déficit énergétique, une absence de mythes mobilisateurs dans nos sociétés. Le communisme, par opposition, a permis en Russie la construction d’un État fort et d’une dictature patriotique. Il ne faut donc pas hésiter à utiliser l’énergie du communisme pour faire prospérer la tradition nationale. Cette analyse n’est pas du tout celle de C. de Gaulle. D’une part, la façon dont il appréhende l’URSS (6) s’inscrit dans la tradition capétienne. Les nations et les États ont des rapports avec la France essentiellement liés à des constantes géopolitiques. Les relations entretenues par la France avec ces nations et ces États tiennent évidemment compte de ces mêmes constantes. La France s’adresse par ailleurs à ces États et à ces nations, quelles que soient les idéologies ou les religions qui les régissent.
D’autre part, le général de Gaulle ne pense pas en termes spenglériens. Il ne croit pas à la « décadence de l’Occident ». Il pense plus sereinement que le communisme peut éventuellement s’installer, mais qu’il passera comme toutes les idéologies et que les nations resteront elles-mêmes. Son attitude vis-à-vis de la modernité reste empreinte de la même absence de frénésie. Il admet la civilisation des masses, la technique. Il incitera l’armée à se moderniser avant la guerre et fera entrer la France dans la société industrielle sous la Ve République.
Chez lui, on ne relève donc aucune de ces nostalgies pastorales chères à l’Action française et à Pétain. Les pages consacrées à l’analyse de la société moderne sont assez connues pour que l’on évite de les citer à nouveau. Il n’empêche que s’il ne donne pas dans le refus, à l’image de G. Duhamel dans les années 30, ses écrits témoignent cependant d’une conscience des risques oppressifs du système marchand et mécanique. Son point de vue est en cela nettement plus mesuré que celui du national-bolchevisme. Par ailleurs, les thèmes de « civilisation des masses » et de « société technicienne » sont traités par de nombreux intellectuels (Gramsci, Ortega y Gasset…) pendant l’entre-deux guerres et ne relèvent pas seulement de la Révolution conservatrice.
Enfin, la participation gaullienne diffère notablement du national-bolchevisme en ce que ce dernier envisage l’intégration des travailleurs dans une perspective organiciste, quasi biologique et totalitaire : l’État doit mettre chacun à sa place. L’esprit plus contractuel de la participation s’oppose nettement à cette tendance corporatiste.
De Gaulle a-t-il pu avoir connaissance des théories du national-bolchevisme ? Il semble que oui, et ce, pour deux raisons. Tout d’abord, une tradition chez les officiers formés avant la guerre de 14-18 voulait qu’ils possèdent une sérieuse information sur l’Allemagne et maîtrisent la langue du pays. Nous pouvons ainsi noter à ce sujet que C. de Gaulle obtient à l’École supérieure de guerre, en 1923-1924, l’appréciation suivante : « Connaît à fond la langue allemande et la parle parfaitement » (7). De Gaulle a d’ailleurs attendu, avant de faire publier La Discorde chez l’ennemi, la parution des mémoires des protagonistes allemands.
En 1924 également, le 18 juin, paraît le premier article de la presse allemande (8) consacré à Charles de Gaulle, intitulé « Un jugement français sur les causes de la défaite allemande dans la guerre mondiale » et signé par le général d’infanterie Von Kuhl dans la revue berlinoise Militärwochenblatt (hebdomadaire de la Wehrmacht). Nous pouvons également remarquer que le principal théoricien de la Révolution conservatrice, Ernst Jünger, avait écrit en 1919 son premier livre, Orages d’acier, pour relater son expérience de la Grande Guerre. Cet ouvrage n’est sûrement pas resté inconnu de De Gaulle. Cette série de faits nous entraîne à penser qu’il dut suivre avec intérêt, attention et prévention, le mouvement des idées en Allemagne et, très certainement, dans la presse allemande.
Un autre élément nous semble déterminant : C. de Gaulle a été en contact avec plusieurs des « non-conformistes des années 30 » (9), dont les revues rendaient compte des thèses de différents mouvements étrangers et en particulier du national-bolchevisme. Les membres de l’Ordre nouveau ont d’ailleurs été en liaison directe avec eux, en France et en Allemagne, et aussi avec Charles de Gaulle.
Charles de Gaulle et le mouvement l’Ordre nouveau
Le destin des sigles et des slogans est parfois curieux. L’Ordre nouveau est le nom de la revue fondée en 1919 par Antonio Gramsci [Ordine Nuovo] et celui du mouvement personnaliste créé par Alexandre Marc-Lipiansky. Le terme circulera dans les milieux nationaux-bolcheviques et sera repris par le nazisme.
Le mouvement l’Ordre nouveau appartient à ces groupes « non conformistes des années 30 » qui tentèrent de renouveler la pensée politique française (10). Leur refus de la droite et de la gauche n’empêche pas de classer Esprit à « gauche », que la tendance de Réaction ou de La Revue française est d’une droite néo-traditionnaliste et qu’Ordre nouveau occupe une position « centrale », intermédiaire dans ce dispositif.
Il convient tout d’abord de s’interroger sur les circonstances qui ont amené le général de Gaulle à s’intéresser à ce mouvement (11). Pour cela, il est nécessaire de faire un bref rappel historique de la chaîne d’amitiés et d’affinités qui relie, avant 1940, la carrière littéraire de De Gaulle, les campagnes pour ses conceptions en matière de défense et sa réflexion politique.
Nous trouvons dans ce milieu plusieurs personnalités aux traits communs : officiers ou anciens officiers, indépendants d’esprit, humanistes, écrivains ou journalistes, originaires du Nord ou de l’Est (12). C’est en 1912, à Arras, que de Gaulle rencontre le premier d’entre eux, Étienne Repessé. Il a ensuite l’occasion de le retrouver en 1915 auprès du colonel Boudhors. La publication de La Discorde chez l’ennemi et du Fil de l’épée aux éditions Berger-Levrault doit beaucoup à sa position de directeur littéraire dans cette maison. Il présentera de Gaulle à Lucien Nachin et ce dernier l’introduira auprès du colonel Émile Mayer (13).
Jean Lacouture n’hésite pas à définir ce dernier comme « un homme étonnant, qui est peut-être le seul, avec André Malraux, à avoir exercé une influence directe sur l’esprit et la vie de Charles de Gaulle (14) ». Il est en effet à noter que les dédicaces de livres ou de conférences faites par de Gaulle à Émile Mayer ne sont pas courantes : de Gaulle va jusqu’à se dire « son élève ». Il participe aux réunions de son cercle en 1932-1936, chaque dimanche matin, chez son gendre, M. Grunebaum-Ballin, ou le lundi à la brasserie Dumesnil de Montparnasse.
Le colonel Mayer l’introduira auprès du Club du Faubourg, proche de la gauche socialiste, où il aurait prononcé plusieurs conférences. C’est chez lui qu’il connut Jean Auburtin. Ce dernier lui fera rencontrer un certain nombre d’hommes politiques : Paul Reynaud, Joseph Paul-Boncour, Marcel Déat, Frédéric-Dupont, Pierre Olivier Lapie, Camille Chautemps, Alexandre Millerand et enfin Léon Blum. Par ce biais, il put défendre ses conceptions sur l’armée de métier. C’est enfin grâce au colonel Mayer qu’il rentrera en contact avec Daniel-Rops (15) et sera présenté par ce dernier aux membres de l’Ordre nouveau.
Selon J.-L. Loubel del Bayle, « "L’Ordre nouveau"… fut le mouvement le plus original de ces années 30 (16) ». Sa création revient à Alexandre Marc-Lipiansky. Né en 1904, à Odessa, dans une famille israélite, il doit quitter la Russie après la Révolution. Après des études au lycée Saint-Louis à Paris, il suit les cours de Husserl à Fribourg-en-Brisgau et des études de philosophie à l’université d’Iéna. En 1927, il termine en France ses études de droit et sera diplômé de l’École libre des sciences politiques.
C’est en 1929 qu’il fonde le Club du Moulin vert, première version de l’Ordre nouveau, créé en 1930 avec Robert Aron et Arnaud Dandieu. À cette première équipe vinrent s’ajouter Daniel-Rops, R. Dupuis, J. Naville, J. Jardin, Denis de Rougemont, G. Rey, Claude Chevalley, A. de Chauron, L. Deschizeau, R. Kiefe, P.O. Lapie, P. Mardrus, A. Poncet, etc. Le groupe travailla avec les revues Mouvements, Plans, un certain nombre de personnalités proches de G. Valois ou de G. Sorel, André Philip, Le Corbusier, et en liaison avec les polytechniciens d’« X Crise ».
En 1934, C. de Gaulle émet le désir de rencontrer les membres de l’Ordre nouveau par l’intermédiaire de Daniel Halévy ou du colonel Mayer (17). Les détails concernant les deux réunions de l’Ordre nouveau fréquentées par C. de Gaulle nous ont été donnés, sous toutes réserves, par M. A. Marc qui n’a pas conservé d’archives. Les dates en seraient décembre 1934 et/ou janvier 1935. La première aurait eu lieu dans l’appartement de Daniel Halévy. C. de Gaulle aurait évoqué ses conceptions en matière de défense et esquissé une vision de la future guerre mondiale, allant jusqu’à préciser des détails étonnants, comme l’heure de l’attaque allemande… Il se serait par ailleurs vivement intéressé aux conceptions fédéralistes et européennes de l’Ordre nouveau.
À la veille de la Deuxième Guerre mondiale, l’Ordre nouveau adressera à tous les parlementaires un document pour dénoncer l’aggravation de la situation et l’impréparation de la France pour faire face à la guerre moderne. Le texte faisait expressément référence au général de Gaulle et à ses thèses.
La réalité de ces rencontres est attestée par Robert Aron (18) dans son Charles de Gaulle paru en 1964 à la Librairie académique Perrin : « … Malgré la considération qui entoure notre équipe où se trouvent Denis de Rougemont, Daniel-Rops, A. Marc, Jean Chauveau… Malgré l’attention que portent les jeunes aux travaux de notre revue, malencontreusement dénommée Ordre nouveau… Nous ne faisions pas le poids. C’est donc lui qui va parler : le commandeur s’animait, dit et répète ce qu’à l’époque il répétait inlassablement… Il faut des tanks à la France, il faut des divisions blindées, il faut une conception de la guerre qui puisse les utiliser pour percer le front ennemi et percer ses arrières… ».
Robert Aron rapporte aussi que les membres de l’Ordre nouveau furent tout de suite informés de la première rencontre entre C. de Gaulle, Albert Ollivier et lui-même. Henri Lauga en fait la relation suivante : « Vous êtes entré et vous avez dit que grâce à Daniel Halévy, vous veniez de faire la connaissance d’un colonel de Gaulle, qui vous avait fortement impressionné par une ampleur de vue extrêmement rare en matière d’armée et de politique. Vous avez ajouté que, sur le plan social, il vous paraissait extrêmement en avance sur ses contemporains… » (p. 43, cité par R. Aron).
Le procès d’une civilisation
Un des points de départ de l’Ordre nouveau fut : « ni droite ni gauche », et le groupe respecta cette règle, même s’il fut ouvert aux courants non conformistes de la droite et de la gauche. Ses membres se présentaient comme « traditionalistes mais non conservateurs, réalistes mais non opportunistes, révolutionnaires mais non révoltés, constructeurs mais non destructeurs, ni bellicistes ni pacifistes, patriotes mais non nationalistes, socialistes mais non matérialistes, personnalistes mais non anarchistes, humains mais non humanitaires (19) ». Leur analyse partait de la crise de civilisation au cœur de la « décadence de la nation française » (20), que J.-L. Loubel del Bayle résume ainsi : « Un rationalisme desséché, écrasant toute spontanéité vitale et affective, des idéologies qui méconnaissaient radicalement le réel, telles leur semblaient être les causes profondes du mal dont souffrait la France… ».
En 1931, ils firent paraître Le Cancer américain (21), procès d’une civilisation dominée par l’économie, où l’homme se réduit à ses fonctions de production et de consommation. Leur dénonciation visait « la tentation de l’Amérique », telle que Daniel-Rops l’exprimait dans son ouvrage Le Monde sans âme : « l’acceptation d’un mode de vie où la quantité prime la qualité, où la satisfaction matérielle dicte à l’individu sa conduite, où l’esprit n’a pas d’autre tâche que de justifier l’exigence de confort et de l’accroître par un optimisme de commande ». L’Ordre nouveau se réclame du personnalisme dans un manifeste de novembre 1931 et précise que cela implique des conséquences philosophiques, économiques et politiques.
Philosophiquement, c’est la rupture aussi bien avec l’individualisme abstrait des libéraux qu’avec toute doctrine plaçant l’État, quelle qu’en soit la forme, au rang de valeur suprême. L’Ordre nouveau se prononce donc pour une « révolution » au-delà du capitalisme, du marxisme et du fascisme.
Dans le domaine économique, il s’agit de subordonner la production à la consommation et de pourvoir au remplacement d’un système qui soumet l’œuvre qualitative et créative de valeurs nouvelles au travail parcellaire et indifférencié. Pour eux, en effet, « le travail n’est pas une fin en soi (22) ».
La question des institutions a également été évoquée. Les membres de l’Ordre nouveau, et notamment A. Marc, se défient de l’État, mais réclament en même temps dans leurs manifestes un pouvoir fort : « Un pouvoir sain ne peut être que fort et limité. » L’autre idée de base est la représentation des communes et des groupements professionnels au sein d’une série de conseils (suprême, administratif, économique, assez proche d’un conseil économique et social ou d’un sénat à base professionnelle). Il faut noter qu’une des raisons de création de ces conseils réside dans un désir de démocratie directe et un sentiment de défiance à l’égard des parlements traditionnels.
L’Ordre nouveau, enfin, rejette aussi bien la propriété économique libérale que la propriété étatique marxiste. Ses vœux se portent vers un mode d’organisation où les moyens de production seraient la propriété commune des différents associés de l’entreprise : entrepreneurs, ingénieurs, ouvriers. Les rémunérations comporteraient — outre un minimum vital garanti — une participation aux bénéfices. L’économie, enfin, comprendrait à la fois un secteur libre et un secteur soumis à la planification.
Il n’est nul besoin de multiplier les citations de C. de Gaulle pour constater une nette convergence des thèmes sur les plans philosophique, économique et institutionnel. Jean-Louis Loubet del Bayle constate également que « … le Rassemblement du peuple français, créé en 1949 par le général de Gaulle, ne fut pas lui non plus, quoique d’une manière plus vague et plus imprécise, sans emprunter à certaines thèses des années 1930… » (23). Le RPF compta d’ailleurs dans ses cercles dirigeants 2 anciens collaborateurs de l’Ordre nouveau : Jean Chauveau (Xavier de Lignac) et Albert Ollivier (24). Ainsi, une partie du personnel politique de la Ve République est, peu ou prou, tributaire de « l’esprit des années 30 » et il semble que Raoul Girardet n’ait pas tout à fait tort d’estimer « qu’une partie de l’idéologie du pouvoir se nourrit d’un certain nombre de [ses] thèmes » (25).
L’esprit des années 30
La rencontre entre le personnalisme de l’Ordre nouveau et la pensée gaullienne peut s’expliquer de différentes façons.
L’Ordre nouveau se réclame de Péguy, Proudhon, Bergson et Barrès (26), c’est-à-dire de penseurs ayant largement inspiré le général de Gaulle. L’Ordre nouveau et les autres mouvements non conformistes comme Esprit sont largement issus d’un effort de recherche des milieux intellectuels catholiques, même si beaucoup d’entre eux (27) ne se réclament pas d’une religion et si l’adhésion à ces groupes ne nécessite la reconnaissance d’aucun dogme religieux.
C. de Gaulle, sympathisant du Sillon de Marc Sangnier, participa à des réunions et à des colloques de la Jeune République (28). Il écrivit dans L’Aube. Il fut ensuite un des abonnés de la revue chrétienne de gauche Sept, où A. Marc tenait la rubrique politique sous le pseudonyme de Scrutator. Il fit également partie des Amis de Temps présent, hebdomadaire de même tendance lancé par A. Marc. Nous avons pu, grâce à ce dernier, avoir confirmation des relations entretenues par l’Ordre nouveau avec les « non-conformistes » allemands et certains partisans du national-bolchevisme. De Gaulle a très bien pu prendre connaissance des organisations et de leurs thèses, soit dans la revue L’Ordre nouveau, soit dans le livre qu’A. Marc et R. Dupuis ont consacré à divers mouvements de jeunesse sous le titre Jeune Europe (30).
A. Marc et certains de ses amis avaient même mis au point un plan de contrebande d’armes destinées à ceux qui, en Allemagne, avaient décidé de mener une résistance armée contre Hitler. Il s’agissait pour l’essentiel du Front noir. Une réunion fut organisée en 1931, à Paris, vraisemblablement dans l’appartement de Pierre-Olivier Lapie, avec son principal dirigeant, Otto Strasser. Son caractère de dissident de trop fraîche date du national-socialisme empêcha cependant tout accord avec l’Ordre nouveau (31). Un des éléments constitutifs du Front noir était le groupe Die Tat (L’Action) (32), qui intéressait beaucoup A. Marc et l’Ordre nouveau. Die Tat était marqué d’une tendance spiritualiste et religieuse d’origine protestante, et cela l’écartait du national-socialisme.
Ses théoriciens, E. Rosenstock, Carl Schmitt, Hans Zehrer, Leopold Dingräve et surtout l’économiste Ferdinand Fried, étaient partisans d’une sorte de communisme national (33), rejetant à la fois le « libéralisme périmé » et les césarismes fasciste ou bolchevique. Ordre nouveau eut enfin des contacts suivis avec le mouvement « Gegner » (Les Adversaires) (34) dont le dirigeant était Harro Schulze Boysen, futur dirigeant du plus important réseau de résistance allemande, membre de l’Orchestre rouge », et qui mourra décapité par les nazis.
Là s’arrête la description du réseau de relations qui associe Charles de Gaulle aux groupes des années 30.
Robert Aron nota en 1964, dans l’ouvrage consacré au général et à propos de sa conviction ancienne que son arrivée au pouvoir porterait aussi les idées de l’Ordre nouveau : « J’en suis moins convaincu aujourd’hui. » Certes, en 1963-1964, les idées sociales du gaullisme, participation, régionalisation, avaient été peu ou prou mises sous le boisseau. Mais il avait toujours existé des divergences entre le général de Gaulle et les personnalistes de l’Ordre nouveau. Notamment si l’ensemble constitutionnel prévu par l’O.N., avec sa hiérarchie fédérative et proudhonienne, était trop vague pour constituer une zone sérieuse de désaccord avec de Gaulle, dont les idées étaient peu fixées en cette matière, surtout à cette époque (35).
En revanche, une question devait éloigner beaucoup d’anciens membres de l’Ordre nouveau du général de Gaulle, après la Deuxième Guerre mondiale : celle du fédéralisme européen. A. Marc et Robert Aron furent en effet les fondateurs de la Fédération et du Mouvement fédéraliste européen. Le contentieux allait s’alourdir au congrès de La Haye en 1948 et aux propos du général de Gaulle sur les « cabris », en passant par la Communauté européenne de défense. A. Marc nous a précisé, à ce sujet, que le général de Gaulle ne lui avait pas tenu rigueur de ses articles des années 50 et 60. Il aurait même empêché, en 1962, que l’on ne supprime les crédits du Centre international de formation européenne, dirigé par A. Marc à Nice et dont les thèses étaient pourtant très éloignées des siennes.
L’influence de « l’esprit des années 30 » apparaît donc important sur la formation de la pensée politique gaullienne. Ce type de recherche d’influences possède bien entendu ses limites. Il n’en reste pas moins que nous pouvons estimer que de Gaulle a pu élaborer une ébauche de doctrine politique qui va dans le même sens que celle des personnalistes, notamment dans la volonté de dépasser la droite et la gauche et d’intégrer dans la démocratie même la critique de la démocratie, celle de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. En cela, il a su dépasser un patriotisme traditionnel et a permis plus tard, sous la Ve République, d’opérer l’entrée de la France dans le monde moderne.
► Pascal Sigoda, article tiré de la revue fédéraliste L’Europe en formation n°301, été 1996. Texte extrait de Charles de Gaulle, un non-conformiste parmi les siens (les intertitres sont de la rédaction).
◘ Notes :
1. Suivant le titre du livre de Daniel-Rops, Éd. du siècle, 1932, qui leur est consacré.
2. À ce sujet, voir : « Ernst Jünger et le National Bolchevisme », L. Dupeux, Magazine littéraire n° 130 (dossier Jünger), nov. 1977 ;
– Stratégie communiste et dynamique conservatrice, L. Dupeux, thèse, diffusion H. Champion, 1976, 626 p., 2 vol. ;
– Doctrinaires de la révolution allemande (1918-1938), Edmont Vermeil, éd. F. Sorlot, 1938, 391 p. ;
– La Révolution du nihilisme, H. Rauschning, Gal., 1938 ;
– Hitler m’a dit, H. Rauschning, Pluriel poche, 1979, 384 p. (1ère édit.1940) ;
– Le Front noir contre Hitler, Otto Strasser, Victor Alexandrov, Marabout, 1969, 305 p.
– Langages totalitaires, Jean-Pierre Faye, La Raison critique de l’économie narrative, Hermann, 1980, 784 p.
3. « La contrepartie positive de l’anarchiste, c’est l’Anarque. Celui-ci n’est pas le partenaire du monarque mais son antipode, l’homme que le puissant n’arrive pas à saisir, bien que lui aussi soit dangereux. Il n’est pas l’adversaire du monarque mais son pendant » (entretien avec Marcel Jullian). Consulté, E. Jünger ne nous a pas répondu sur la question d’éventuels liens entre sa pensée et celle de Charles de Gaulle. Il est vrai que toute question relative à la « Révolution conservatrice » s’est considérablement obscurcie depuis une dizaine d’années. Cette ligne politique est, en effet, utilisée par le néo-fascisme comme plus « présentable ».
4. « Le député national-allemand Paul Eltzbacher appelle ses compatriotes à se placer en toute honnêteté sur le terrain du bolchevisme pour échapper à "l’esclavage" promis par le futur traité de paix, mais aussi pour parvenir à une reconstruction complète de l’État », L. Dupeux (se référer à la note 2).
5. C'est un des points qui rapprochent le national-bolchevisme et le fascisme italien. Le Manifeste du futurisme dû à Filippo Tommaso Marinetti, publié en français dans Le Figaro du 20 février 1909, est prémonitoire à cet égard : « Nous affirmons que la magnificence du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle, la beauté de la vitesse. Une automobile de course, le capot entouré de gros tubes semblables à des serpents au souffle explosif…, une automobile rugissante qui semble courir sur la mitraille, est plus belle que la victoire de Samothrace… ».
6. « Il y a là une réalité politique et affective, aussi ancienne que nos deux pays, qui tient à leur histoire et à leur géographie, au fait qu’aucun grief fondamental ne les opposa jamais… », discours à Moscou, 20 juin 1966.
7. 10 mai 1924, voir exposition « Le Fil de l’épée », Musée de l’Ordre de la libération, avril-juin 1983, Plon (catalogue).
8. L’Allemagne et le général de Gaulle (1924-1970), J. Binoche, l’Appel, Plon, 1975, 227 p.
9. Suivant le titre de l’ouvrage de J.-L. Loubet del Bayle, Le Seuil, 1969, 495 p.
10. Sur l’Ordre nouveau, voir notamment Lipiansky (E.), « L’Ordre nouveau (1930-1938) » dans l’ouvrage Ordre et démocratie, PUF, 1967.
11. À ce sujet, voir :
– « Les sources de la pensée sociale du général de Gaulle », 1890-1914, Études gaulliennes n° 7/8, 1974 ;
– « Les sources de la pensée sociale du général de Gaulle », Pascal Sigoda, Mémoire D.E.S. Paris II, 1977, 146 p. ;
– « De Gaulle et le gaullisme », F.-G. Dreyfus, Les Sources de la pensée gaullienne, Plon, p. 55 à 65.
12. Sur cette période, voir :
– Charles de Gaulle, général de France, Lucien Nachin, Éd. Colbert, 1944, 124 p. ;
– Hommage à Lucien Nachin, Berger-Levrault, 1951 ;
– De Gaulle, Jean Aubertin, Seghers, 1966, 190 p. ;
– De Gaulle, J. Lacouture, Le Seuil, 1965, 188 p. ;
– Mon général, Olivier Guichard, Grasset, 1980 ;
– Lettres et carnets (1919-juin 1940), C. de Gaulle, Plon, 1970.
13. Sur ce dernier :
– « Le colonel Mayer et son cercle d’amis », Henri Lerner, Revue historique, 1966, p. 75-94.
14. De Gaulle, Le Seuil, p. 38.
15. Celui-ci publiera plus tard La France et son armée, dans la collection qu’il dirige chez Plon après 1935. Le colonel Mayer assurera la correction des épreuves de ce livre.
16. Ouvrage cité (p. 79).
17. Entrevue avec Alexandre Marc, le 26 février 1983.
18. Il n’a pas été possible de trouver d’autres témoins. P.O. Lapie et Louis Joxe, qui auraient pu disposer d’informations, n’ont pu nous donner de confirmation.
19. P. Andreu, La Nation française n° 336, cité par J.-L. Loubet del Bayle.
20. Titre du premier ouvrage dû aux réflexions de l’Ordre nouveau, Robert Aron et Arnaud Dandieu, 1931, Éd. Rieder.
22. Éditions Rieder.
22. – Revue Plans, n° 7, juillet 1931, p. 6 ;
– Dans Les chênes qu’on abat, Malraux fait dire à de Gaulle : « Le travail n’est pas la vie. »
23. Œuvre citée, p. 420.
24. Proches des « non-conformistes », nous retrouvons aussi François Perroux, P.O. Lapie, André Philip, Louis Vallon, Le Corbusier, Louis Terrenoire…
25. « Tendances politiques dans la vie française depuis 1789 », p. 131.
26. On peut également noter à un moindre degré les influences de Sorel, Nietzsche et Maurras.
27. Arnaud Dandieu et Alexandre Marc ne deviendront catholiques qu’après la formation de l’Ordre nouveau.
28. À ce sujet, voir :
– Jamais dit, Raymond Tournoux (témoignage de Joseph Folliet), Plon, 1971.
– « Les sources de la pensée sociale de Charles de Gaulle », Études gaulliennes n° 7/8, 1975.
29. – Sept, Aline Coutrot, éd. Cana, 1982.
– Temps présent (1937-1947), un hebdomadaire d’inspiration chrétienne, Maurice Neyme, Mémoire de sciences politiques, Lyon, 1970.
30. Paris, Plon, 1933.
31. Et amena des difficultés avec Esprit.
32. Voir Les Doctrinaires de la révolution allemande (déjà cité), E. Vermeil, p. 175-220.
33. « Pour un communisme national », Alexandre Marc, La Revue d’Allemagne, 15 oct. 1932.
34. « Les Adversaires », Alexandre Marc, La Revue d’Allemagne, 5 avril 1933.
35. Selon un témoignage recueilli, le général de Gaulle aurait effectué, après la Deuxième Guerre mondiale, quelques recherches dans le domaine constitutionnel et demandé des conseils bibliographiques à René Capitant, qui l’aurait orienté not. vers Rousseau, Carré de Malberg, etc.
• Pour approfondir : Révolution conservatrice allemande / non-conformistes des années 30 français… Que peut-nous apprendre une analyse comparative ? C'est cet exercice ardu que tente l'ouvrage collectif dirigé par Gilbert Merlio, publié en 1995 par la Maison des sciences de l'homme d'Aquitaine et intitulé : Ni gauche, ni droite : les chassés-croisés idéologiques des intellectuels français et allemands dans l'Entre-deux-guerres (24 €, 314 p.). La préface de Gilbert Merlio et la conclusion de Hans Manfred Bock abordent précisément cette question de la comparaison de ces deux constellations idéologiques. Et les convergences identifiées sont nombreuses : idéologie de la crise, communauté des refus, recherche d'une autre modernité…
De Gaulle, visionnaire de l'Europe
À l'heure où les sirènes de l'atlantisme redonnent de la voix et où la France se laisse gagner par l'hystérie anti-allemande, il n'est pas inutile de retrouver le fil de la pensée gaullienne. Face à l'hégémonie américaine, De Gaulle s'est fait le champion de l'indépendance nationale. À l'européisme technocratique et marchand il a préféré l'amitié franco-allemande. Et il fut l'un des premiers à percevoir que le communisme n'avait pas réussi à briser l'âme des peuples.
Contre vents et marées, De Gaulle a soutenu une vision européenne de l'Europe. Face à l'atlantisme dominant, il s'est fait le champion de l'indépendance nationale et de la continentalité de l'Europe. Face à l'européisme technocratique et marchand, il a affirmé la permanence des peuples et le primat du politique. Seul ou presque, il a contesté l'ordre bipolaire instauré à Yalta. En appelant de ses vœux « l'Europe de l'Atlantique à l'Oural », il a non seulement refusé l'hémiplégie du statu quo, mais permis nos retrouvailles avec la totalité de l'espace européen. Par un détour en apparence étrange, le centième anniversaire de sa naissance lui donne raison, car il coïncide avec le dégel de l'Est européen. À l'heure où les sirènes de l'atlantisme redonnent de la voix, ajoutant à la confusion engendrée par une classe politico-médiatique française qui se laisse gagner par l'hystérie anti-allemande et la peur d'une Europe en mouvement, il convient de retrouver le fil de la pensée gaullienne (1).
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'Europe aspire, comme l'a noté Paul Valéry, à être administrée par les États-Unis. De Gaulle est parmi les premiers à proposer qu'elle s'organise elle-même. Alors que le réflexe de nombreux dirigeants français est de chercher à vivre sur le dos du vaincu, il plaide pour le rapprochement franco-allemand. Dès septembre 1949, il déclare à Bordeaux : « L'homme de bon sens voit les Allemands là où ils sont, c'est-à-dire au centre de notre continent. Il les voit tels qu'ils sont, c'est-à-dire nombreux, disciplinés, dynamiques, dotés par la nature et par leur travail d'un très grand potentiel économique, largement pourvus de charbon, équipés pour la grande production malgré les ruines et les démantèlements, aptes à s'élever jusqu'au sommet de la pensée, de la science et de l'art, dès lors qu'ils cessent d'être dévoyés par la rage des conquêtes ». Il voit aussi l'Europe amputée par la domination soviétique d'une part très vaste et très précieuse d'elle-même. Il voit encore l'Angleterre s'éloigner, attirée par la masse d'Outre-Atlantique. Il en conclut que l'unité de l'Europe doit, si possible, et malgré tout, « incorporer les Allemands ».
De Gaulle connaît l'Allemagne. Au cours de la Grande Guerre, sa captivité de 32 mois l'a conduit de Stettin à Rosemburg, de Friedberg à Magdebourg, de Ludwigshaffen à Ingolstadt. C'est dans ce fort de Bavière où il se lie d'amitié avec Toukhatchevski, qu'il lit les journaux allemands et rédige les notes qui serviront à préparer La discorde chez l'ennemi, un essai entièrement consacré à l'Allemagne et aux causes de sa défaite. Il a lu Nietzsche, mais aussi les auteurs de la Konservative Revolution comme Spengler (2). Il a participé à l'occupation de la Rhénanie. Il a été en garnison dans les villes édifiées à proximité de ce qui fut le limes : Mayence sur le Rhin et, surtout, Trèves sur la Moselle, l'une des plus vieilles cités allemandes dont les vestiges remontent au temps où elle était la capitale de Constantin et des empereurs gaulois. Il parle déjà des Germains et des Gaulois. Chez lui, l'admiration se mêle au réalisme. L'homme de guerre sait lire une carte : la centralité de l'Allemagne ne lui échappe pas. Le politique mesure le parti que la France peut tirer d'une Allemagne à la souveraineté limitée. Seule la France et l'Allemagne peuvent briser l'ordre bipolaire instauré à Yalta.
Venant de Mourmelon où ils ont passé en revue une division blindée française et une division blindée allemande, Konrad Adenauer et Charles De Gaulle arrivent à la cathédrale de Reims, le 8 juillet 1962. En ce haut lieu de la dynastie capétienne, où la France se souvient de ses origines franques, la présence des deux hommes d'État prend valeur de symbole.
Quinze rencontres De Gaulle-Adenauer
Revenu au pouvoir pour rendre à la France son rang, De Gaulle surprend en recevant chez lui, à La Boisserie, dès septembre 1958, Konrad Adenauer qui a souhaité le mieux connaître. Le chancelier allemand est l'ami de Robert Schuman et d'Alcide de Gasperi, sans lesquels Monnet n'aurait pu mener à bien ses projets. En charge d'un État organisé sur des bases voulues par les Alliés occidentaux, il ne partage pas l'hostilité du Général pour la supranationalité, encore moins sa défiance pour l'hégémonie américaine. Il sait que De Gaulle et ses partisans se sont opposés au projet d'une Communauté européenne de défense (CED) qui prévoyait la mise sur pied d'une armée européenne supranationale sous commandement américain. Il soupçonne son hôte de nationalisme étroit. Dissemblables par leurs origines et leurs passés, les deux hommes appartiennent tous deux à l'espace lotharingien. Ils se comprennent d'emblée. Au terme de leur rencontre de deux jours, un communiqué indique : « Nous croyons que ce doit en être fini à jamais de l'hostilité d'autrefois et que Français et Allemands sont appelés à vivre d'accord et à travailler côte à côte ».
« Le premier contact est si bon, note Alfred Grosser, que 14 autres rencontres suivront, la dernière en septembre 1963, à un mois du moment où, à 87 ans, l'interlocuteur allemand quittera le pouvoir exercé depuis 1949 » (3). De Gaulle et Adenauer se verront le plus souvent à Paris, Marly et Rambouillet, ou à Baden-Baden et Bonn. Dans ses Mémoires, De Gaulle précisera : « Nous nous entretiendrons plus de cent heures, ou en tête-à-tête, ou aux côtés de nos ministres ou en compagnie de nos familles (…) Plus tard et jusqu'à la mort de mon illustre ami, nos relations se poursuivront suivant le même rythme et avec la même cordialité. En somme, tout ce qui aura été dit, écrit et manifesté entre nous n'aura fait que développer et adapter aux événements l'accord de bonne foi conclu en 1958. Certes, des divergences apparaîtront à mesure des circonstances. Mais elles seront toujours surmontées » (4).
De Gaulle, qui s'est employé à débarrasser la France de la sanglante épine algérienne, entend qu'elle puisse jouer son rôle dans le monde et dans l'unité européenne. Parce qu'il a le sens de l'espace, il affirme le primat de la politique extérieure. Hostile à la supranationalité des « aréopages » et du « volapük », ce qui scandalisera la composante atlantiste de son gouvernement, il se déclare partisan de l'Europe des « réalités », c'est-à-dire de l'Europe des peuples et des États. Dans cette perspective, il mise sur le couple France-Allemagne dont il entend faire le « môle de puissance et de prospérité » d'une « Europe européenne ».
Lors de sa première rencontre avec Adenauer en qui il va apprécier le Rhénan, De Gaulle a clairement posé ses conditions : que l'Allemagne sache patienter pour sa réunification, qu'elle se garde de marquer une trop forte hostilité à l'Union soviétique, qu'elle renonce à l'armement atomique et, en même temps, à la révision des frontières que la guerre lui a imposées. En échange, il assure Adenauer de son soutien. Il va tenir parole face à Khrouchtchev, qui accuse l'Allemagne fédérale de « militarisme ». Il va encourager John F. Kennedy à la fermeté lors de la crise de 1961 qui voit Moscou revendiquer la totalité du contrôle de Berlin.
« De la solidarité entre l'Allemagne et la France dépend le destin de l'Europe tout entière depuis l'Atlantique jusqu'à l'Oural », tient-il à souligner le 15 mai 1962, lors d'une conférence de presse qui lui permet de redire avec force son hostilité à une supranationalité qui favoriserait l'hégémonie américaine. Un mois plus tard, il offre au chancelier allemand un voyage officiel d'une particulière solennité. Du 2 au 8 juillet, Adenauer est reçu « avec honneur et joie ». Une imposante cérémonie militaire a lieu au camp de Mourmelon où, tous deux, « debout côte à côte dans une voiture de commandement, passent en revue une division blindée française et une division blindée allemande qui font assaut de belle tenue » (5). Dans la nef de la cathédrale de Reims, haut lieu de la dynastie capétienne où la France se souvient de ses origines franques, la présence des deux hommes d'État prend valeur de symbole. Pour De Gaulle, la réconciliation franco-allemande est un acte fondateur.
Quelques semaines plus tard, du 4 au 9 septembre, c'est le voyage triomphal du Général en Allemagne fédérale. De Gaulle parle en allemand à Bonn, du balcon de l'hôtel de ville, à Duisbourg devant les ouvriers de Thyssen. Le 7 septembre, il surprend en célébrant les vertus militaires allemandes à Hambourg, devant les élèves officiers de la Bundeswehr. De Gaulle, qui s'est découvert un ancêtre allemand, car il entend marquer la fraternité entre les deux peuples, se dira « touché jusqu'au tréfonds de [son] âme par les ovations allemandes ». Le Spiegel s'exclame : « De Gaulle est venu en Allemagne comme président des Français. Il repart en empereur d'Europe ».
Au terme de ce voyage qui a soulevé l'enthousiasme des Allemands et étonné quelque peu les Français, le communiqué officiel annonce que des « dispositions pratiques seront prises par les deux gouvernements pour resserrer effectivement les liens qui existent déjà dans un grand nombre de domaines ». Le 14 janvier 1963, au cours d'une conférence de presse où il commente la rupture des négociations avec la Grande-Bretagne et décline les propositions de Kennedy de créer, avec les Anglais, une force nucléaire multilatérale sous commandement américain, De Gaulle annonce la conclusion prochaine d'un traité de coopération franco-allemand. Avec cette formule : « Les Germains et les Gaulois constatent qu'ils sont solidaires ».
Le traité franco-allemand est signé solennellement le 22 janvier à l'Élysée. Pour la circonstance, De Gaulle, que l'on sait avare d'effusions, embrasse les joues ridées du vieux chancelier allemand. Le traité, qui instaure notamment l'Office franco-allemand de la jeunesse, reprend surtout les principes du Plan Fouchet qui, proposant une « Union politique des États », a été refusé par les Cinq. Il prévoit leur mise en œuvre bilatérale, avec des consultations régulières : les chefs d'État et de gouvernement se réuniront « en principe au moins deux fois par an », les ministres des Affaires étrangères « au moins tous les trois mois », tandis que « des réunions régulières entre autorités responsables des deux pays dans les domaines de la défense, de l'éducation et de la jeunesse » se feront à un rythme bimestriel.
Tant en France qu'en Europe, les critiques s'élèvent. De Gaulle est accusé de vouloir instaurer un « condominium franco-allemand » et de torpiller la « construction » européenne. Le camp atlantiste dont L'Aurore est alors l'une des voix, s'inquiète surtout de l'ombrage que Washington pourrait prendre de l'émergence de cette ossature d'« Europe européenne », troisième force entre les États-Unis et l'URSS. Le veto de la France à l'adhésion anglaise, mais aussi la tension entre Américains et Soviétiques, vont inciter les Allemands à prendre leurs distances avec l'Europe gaullienne.
Ils le feront par le biais d'un « long préambule », à tonalité explicitement atlantiste, adopté le 8 mai 1963, lors de la ratification du traité franco-allemand par le Bundestag. Certes, les formes seront respectées : les 4 et 5 juillet à Bonn, les entretiens De Gaulle-Adenauer inaugurent la première des consultations régulières prévues par le traité. Malgré les divergences, l'amitié entre les deux signataires subsiste : Adenauer, qui va démissionner en octobre, effectue à la fin septembre sa visite d'adieu au Général. Mais le grand dessein gaullien d'une Europe fondée sur l'appui allemand à la politique française, débouche sur un demi-échec. Le poids de Washington a été plus fort.
En 1962, Jean-Jacques Servan-Schreiber se fait le porte-parole des milieux atlantistes pour accuser De Gaulle « d'œuvrer à l'isolement de la France ». Les adversaires du Général voient dans l'amitié franco-allemande un obstacle à l'idée qu'ils se font de la construction européenne. En Ludwig Ehrard (ci-dessus) [1897-1977, considéré comme le "père" de l'économie sociale de marché], qui succède à Adenauer en octobre 1963. De Gaulle discerne « le courtier des États-Unis ». De fait, Bonn ne cessera alors de resserrer ses liens avec Washington.
L'Europe de l'Atlantique à l'Oural
En Ludwig Ehrard, l'homme du « miracle économique », qui succède à Adenauer le 16 octobre, De Gaulle voir le « courtier » des États-Unis. Entre Paris et Bonn, la lune de miel est terminée et les incompréhensions se multiplient. De Gaulle en prend acte bientôt : « Ce n'est pas notre fait si les liens préférentiels, contractés en dehors de nous et sans cesse resserrés par Bonn et Washington, ont privé d'inspiration et de subsistance cet accord franco-allemand… Ils appliquaient non pas notre traité bilatéral, mais le préambule unilatéral qui en changeait le sens ».
Adenauer disparaît en avril 1967. Deux ans plus tard, De Gaulle se retire à Colombey. L'effet de leurs actes et de leurs paroles sur les esprits et les comportements sera mesuré par le temps. Tandis que le rapprochement des deux peuples deviendra plus que tangible, l'illustre couple fondateur servira périodiquement de modèles aux dirigeants des deux États. Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt, François Mitterrand et Helmut Kohl, chacun à leur façon, mettront leurs pas dans l'empreinte laissée par De Gaulle et Adenauer.
« Nous croyons bon que notre continent organise lui-même, d'un bout à l'autre de son territoire, la détente, l'entente et la coopération », a déclaré De Gaulle en octobre 1966. La réconciliation franco-allemande s'inscrit dans une perspective plus large qui est, non seulement de transformer les rapports de sujétion à l'égard des États-Unis, mais aussi de remplacer les deux alliances militaires qui se disputent l'Europe par un système de sécurité paneuropéen (6). Dans la logique gaullienne, l'affirmation de la continentalité de l'Europe passe par le refus des blocs et le dépassement de la « guerre froide ».
« Il s'agit que l'Europe, mère de la civilisation moderne, s'établisse de l'Atlantique à l'Oural dans la concorde et dans la coopération en vue du développement de ses immenses ressources et de manière à jouer, conjointement avec l'Amérique, sa fille, le rôle qui lui revient quant au progrès de deux milliards d'hommes qui en ont terriblement besoin ». Cette longue phrase, prononcée au cours d'une conférence de presse donnée le 4 février 1965, ne dévoile qu'une partie du dessein. Pourtant, elle est aussitôt interprétée comme le signe d'un renversement des alliances. Elle suscite l'ire du clan atlantiste qui domine alors l'échiquier politique français. Pour l'extrême droite où certains considèrent De Gaulle comme « l'agent de Moscou », elle constitue une sorte de preuve par neuf.
Cinq ans plus tôt, le Général a reçu Nikita Khrouchtchev à Paris. C'est durant le séjour du numéro un soviétique que la France a expérimenté sa deuxième bombe nucléaire. Un an plus tôt, De Gaulle a reconnu la Chine populaire, en expliquant que « le monolithisme du monde totalitaire est en train de se disloquer » (7). Un an plus tard, il s'est rendu en URSS et a écrit, au préalable, à Lyndon B. Johnson pour lui signifier le retrait de la France de l'organisation militaire de l'OTAN.
« De l'Atlantique à l'Oural » : la formule est une constante de la vision gaullienne. Elle ne date pas de la Ve République. De Gaulle l'utilise bien avant : pour la première fois, semble t-il, au cours d'une conférence de presse tenue le 16 mars 1950 (8). Il va l'employer ensuite à de très nombreuses occasions, tant en sa qualité de chef du RPF qu'après son retour au pouvoir en 1958. Dix ans plus tard, lors de sa visite à la Roumanie de Ceausescu, alors modèle des actions futures qui connaîtront nouvelle fois, en l'associant à une apologie de l'« indépendance nationale ».
De Gaulle sur la passerelle du « De Grasse » le 12 septembre 1966, lors d'un essai nucléaire dans le Pacifique. C'est parce qu'il refuse la tutelle américaine qu'il a voulu doter la France de l'arme nucléaire et d'une Défense indépendante. Un grand dessein dont ses successeurs ou « héritiers » ne sont pas toujours à la hauteur.
« Sous la dictature, il y a toujours la Russie »
Qu'importe si l'Oural ne marque pas véritablement la césure entre l'Europe et l'Asie, l'invocation de cette limite signifie un refus et un choix. Son refus porte sur « la double hégémonie convenue entre les deux grands rivaux » (octobre 1966) et sur l'impossible oubli de « l'énorme morceau d'Europe que les accords de Yalta abandonnaient par avance au Soviets » (9). Lui qui parle de « l'Europe des réalités », préfère s'en tenir à la traditionnelle frontière des atlas et des manuels de géographie de sa jeunesse. Lui qui a misé sur l'alliance avec Staline lors du dernier conflit mondial, croit aux héritages historiques, à l'alliance franco-russe comme à l'amitié franco-polonaise. Lecteur de l'amiral Castex (10), il tient la Russie pour européenne, parle de la « Russie soviétique » plutôt que de l'URSS. Il n'ignore rien du totalitarisme communiste, mais refuse de négliger l'éternelle Russie qui se cache derrière les dogmes, les slogans et les appareils : « À mon sens, ce qui au fond domine surtout dans le comportement de Moscou, c'est le fait russe au moins autant que le fait communiste » (11).
Significatifs sont les mots que De Gaulle utilise pour accueillir Khrouchtchev, le 23 mars 1960 : « La Russie et la France ont eu besoin de se voir. Je dis bien la Russie et la France ont eu besoin de se voir. Je dis bien la Russie et la France. C'est bien d'elles deux en effet qu'il s'agit ». Cette même logique caractérise le discours que De Gaulle va tenir tout au long d'un séjour qui lui permettra d'admirer la métropole sibérienne de Novosibirsk, de découvrir à la fois Akademgorod, la cité des savants, et le cosmodrome de Baïkonour. À Léningrad, il citera en russe des vers de Pouchkine. À Kiev, il évoquera Anne de France, la fille de Yaroslav le Sage qui devint l'épouse d'Henri II, et saluera le rôle de la vieille cité « dans la dure et dramatique fondation de la grande Russie ». Le 30 juin, avant son départ, il dira devant la télévision soviétique : « La visite que j'achève de faire à votre pays, c'est une visite que la France de toujours rend à la Russie de toujours ».
La vision gaullienne est celle d'un homme convaincu de l'importance de l'histoire et de la persistance des peuples. Volontiers pédagogue, il expliquera au général Eisenhower que « les rapports entre l'Ouest et l'Est ne doivent pas être traités sous le seul angle de la rivalité des idéologies et des régimes. Certes, le communisme pèse très lourd dans l'actuelle tension internationale. Mais, sous sa dictature, il y a toujours la Russie, la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Bulgarie, la Roumanie, la Yougoslavie, l'Albanie, la Prusse, la Saxe, comme aussi la Chine, la Mongolie, la Corée et le Tonkin » (12). Révélateur de cette façon de penser le monde et d'interpréter ses conflits, le commentaire qu'il livre du conflit sino-soviétique : « L'étendard de l'idéologie ne recouvre en réalité que des ambitions » (29 juillet 1963).
Dès 1960, De Gaulle a reçu Nikita Krouchtchev à Paris, mais ce n'est qu'en 1966 qu'il se rendra en Union soviétique (ci-dessus : aux côtés d'Alexis Kossyguine qui a succédé à Krouchtchev en 1964), où il évoquera « l'Europe de l'Atlantique à l'Oural » - une formule qu'il avait utilisée pour la première fois en 1950. Pour lui, la Russie est une puissance européenne à part entière.
Briser la bipolarité de Yalta
De Gaulle raisonne en termes d'espace et de temps, de puissance et de continent. Sa politique est fondée sur une vision des grands ensembles planétaires. Elle ne peut se limiter aux conflits locaux. Elle est globale et ambitieuse, car son souci est de rendre à la France sa « responsabilité mondiale ». Ses adversaires critiquent cette politique « de grandeur ». Dès 1962, Jean-Jacques Servan-Schreiber l'accuse d'œuvrer à « l'isolement » de la France (13). De Gaulle passe outre.
Pour donner à la France les moyens de son indépendance nationale, il la dote de l'arme nucléaire et prend ses distances avec l'OTAN. Dès le 3 novembre 1959, dans son fameux discours à l'École militaire, il a souligné cet impératif de la souveraineté : « Il faut que la défense de la France soit française. C'est une nécessité qui n'a pas toujours été très familière au cours de ces dernières années. Je le sais. Il est indispensable qu'elle le redevienne. Un pays comme la France, s'il lui arrive de faire la guerre, il faut que ce soit sa guerre. Il faut que son effort soit son effort. S'il en était autrement, notre pays serait en contradiction avec tout ce qu'il est depuis ses origines, avec son rôle, avec l'estime qu'il a de lui-même, avec son âme. Naturellement, la défense française serait, le cas échéant, conjuguée avec celle d'autres pays. Cela est dans la nature des choses. Mais il est indispensable qu'elle nous soit propre, que la France se défende elle-même, pour elle-même et à sa façon. S'il devait en être autrement, si on admettait pour longtemps que la défense de la France cessât d'être dans le cadre national et qu'elle se confondît, ou fondît, avec autre chose, il ne serait pas possible de maintenir chez nous un État ».
S'il secoue la tutelle américaine, c'est qu'il veut à la fois la souveraineté nationale et une « Europe européenne », et qu'il croit au rôle des peuples et en la nécessité de briser la bipolarité de Yalta. Attentif aux mouvements du monde, il transgresse partout où il le peut le statu quo d'un dualisme artificiel. La reconnaissance de la Chine populaire s'inscrit dans cette logique (27 juin 1964). S'il se fait le porte-parole des peuples du Tiers-monde, comme à Pnom-Penh (1er septembre 1966), c'est pour ouvrir une « troisième voie ». S'il magnifie le « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » qu'il a reconnu aux peuples algérien et africain, s'il condamne au passage l'intervention américaine au Vietnam, visite l'Amérique latine et lance son célèbre : « Vive le Québec libre ! » à l'adresse des « Français canadiens », c'est pour défier la doctrine Monroe et conjuguer le refus des blocs avec le souci de réveiller les peuples.
Pour sortir de l'hémiplégie européenne, De Gaulle va conduire une Ostpolitik active et hardie. D'octobre 1965 à juin 1967, Maurice Couve de Murville, son ministre des Affaires étrangères, franchit à huit reprises le « rideau de fer », mais ne traverse qu'une seule fois l'Atlantique. Cette distance avec les États-Unis qui rompt avec les usages établis sous la IVe République, qui voyait les chefs de gouvernement se rendre régulièrement à Washington pour tendre la main ou recevoir l'approbation de leurs politiques, va surprendre et inquiéter la classe politique française. De Gaulle, qui s'est montré totalement solidaire des États-Unis au moment de la crise de Berlin (août 1961) et à propos de Cuba (octobre 1962), s'en irritera et fustigera les tenants du « renoncement ». D'un revers, il repoussera les critiques de ses détracteurs atlantistes : « Il n'y a pas de renversement des alliances, mais seulement la volonté de dépasser la politique des blocs » (1er janvier 1968).
Aller « de la détente à l'entente et à la coopération ». À cette fin, De Gaulle lui-même n'hésite pas à traverser plusieurs fois le « rideau de fer » : séjour en URSS du 20 juin au 1er juillet 1966, visite à la Pologne du 6 au 12 septembre 1967 et voyage en Roumanie du 14 au 18 mai 1968. Dès son arrivée en Pologne, il évoque, avec lyrisme, les liens qui unissent la patrie de Chopin à la France : « Comme deux rochers, éloignés, mais que le même océan a tour à tour ou à la fois battus de ses tempêtes, voici que la Pologne et la France se 36 voient l'une et l'autre debout, toujours pareilles à elles-mêmes et décidées à le rester. Voici qu'elles sont, plus amicalement et résolument que jamais, disposées à s'entendre et à se joindre » (6 septembre).
De Gaulle rappelle son attachement personnel à la Pologne où, dans les années vingt, il a servi sous les ordres du général Weygand dans le cadre d'une mission d'assistance militaire française. Il s'agissait alors d'aider l'armée polonaise du maréchal Pilsudski qui tentait de s'emparer de l'Ukraine, à repousser les troupes soviétiques commandées par Toukhatchevski, son compagnon de captivité à Ingolstadt. De Gaulle souligne « la nécessité, en même temps que la difficulté » pour la France et la Pologne « de sauvegarder et de développer leur substance, leur influence et leur puissance nationales, quel que puisse être le poids des colosses de l'univers, qui les engagent tous les deux au rapprochement et à l'entraide » (6 septembre).
À l'université de Cracovie, De Gaulle qui précise la nature de la coopération à établir entre la France et la Pologne, souligne le refus des blocs : « Mais pour vous, comme pour nous, il est essentiel que cette coopération en soit une et non pas l'absorption par quelque énorme appareil étranger » (8 septembre). Près de l'ancienne Dantzig, il engage la Pologne à oser une politique d'indépendance nationale : « La France espère que vous verrez un peu plus loin, un peu plus grand peut-être que ce que vous avez déjà été obligés de faire jusqu'à présent. Les obstacles qui vous paraissent aujourd'hui insurmontables, sans aucun doute, vous les surmonterez. Vous comprenez tous ce que je veux dire » (10 septembre).
De Gaulle a choisi de se rendre en Roumanie en mai 1968 parce qu'il a compris que Ceaucescu voulait affirmer l'indépendance de son pays à l'égard de Moscou. Devant l'Assemblée nationale, il appelle la France et la Roumanie à se retrouver côte à côte pour surmonter « la division de l'Europe telle qu'elle fut accomplie à Yalta » et « mettre un terme au système des deux blocs ». Tout au long de ce voyage, De Gaulle reçut un accueil particulièrement chaleureux.
De Gaulle mise sur la dissidence roumaine
Devant la Diète polonaise, De Gaulle va plus loin encore, affirmant que la Pologne a « repris, vis-à-vis du dehors, la totale disposition d'elle-même, ce qui lui permet de traiter chaque problème sans entraves et sans préjugés » (11 septembre). Le même jour, s'adressant au peuple polonais par le canal de la télévision et la radio, il rappelle les grands principes de sa politique européenne : « La paix ne peut véritablement s'établir en Europe que par la détente, puis par l'entente, enfin par la coopération, pratiquées entre tous les peuples de notre continent, quelles que puissent être les blessures laissées par les conflits et les barrières dressées par leurs régimes ».
Un an plus tard, alors même que la fièvre estudiantine monte dans les rues de Paris, De Gaulle s'envole pour Bucarest. Ce voyage — il le dira à Michel Droit dans un entretien télévisé — lui paraît « très important » même « essentiel ». La Roumanie de Ceausescu apparaît alors comme « une petite puissance dissidente » qui tente, face à Moscou, de jouer la carte de l'indépendance nationale (14). Elle ne l'est pas seulement aux yeux de Paris qui la considère comme « la France de l'Est », mais aussi de Washington qui essayera de la mettre dans son jeu.
Pour De Gaulle, la Roumanie prend les allures d'un atout maître dans sa lutte contre les blocs. Dès son arrivée à l'aérodrome de Bucarest, il soulève un extraordinaire enthousiasme. Le lendemain, il s'adresse à l'Assemblée nationale roumaine, puis aux universités. Comme il l'a fait en Pologne, il souligne les liens tissés par l'histoire. Il rappelle le soutien accordé par Napoléon III à l'Union des principautés de Moldavie et de Valachie d'où sortira la Roumanie indépendante. Il évoque l'association de la Roumanie à l'Entente dans les combats contre les Empires centraux, mais aussi la politique de défense commune adoptée par Paris et Bucarest dans l'Europe de l'entre-deux guerres. Bref, il inscrit son propos « dans cette tradition occidentale de la Roumanie » (15) pour en arriver à l'état de l'Europe contemporaine : « Aujourd'hui, ce sont les mêmes liens, qui, dans le but de réparer les conséquences des bouleversements infligés à notre continent par la guerre que déchaîna le Reich, de remédier à la division de l'Europe telle qu'elle fut accomplie à Yalta, de mettre un terme au système des deux blocs, conduisent la Roumanie et la France à se retrouver côte à côte ».
Tout en appelant de ses vœux l'« union de l'Europe de l'Atlantique à l'Oural », De Gaulle lance un violent réquisitoire contre l'ordre bipolaire : « Comment admettre que puisse durer, pour les pays de notre Europe, une situation dans laquelle beaucoup d'entre eux se trouvent répartis en deux blocs opposés, se plient à une direction politique, économique et militaire provenant de l'extérieur… Non ! Chez vous comme chez nous, on considère que, de cette guerre froide succédant au partage de Yalta, il ne saurait résulter qu'une séparation artificielle et stérile, à moins qu'elle ne devienne mortelle. En conséquence, il n'y a plus pour l'Europe, d'idéologies ni d'hégémonies qui vaillent en comparaison des bienfaits de la détente, de l'entente et de la coopération entre toutes les parties d'elle-même ».
Le 18 mai, avant de regagner Paris, De Gaulle s'adresse une dernière fois aux Roumains et les invite à « aider notre Europe à respirer enfin plus librement ». La veille, devant l'Assemblée nationale, il a cité le poète Eminescu et pris à son compte sa formule — « l'État national et non l'État cosmopolite » — pour affirmer : « Roumains et Français, nous voulons être nous-mêmes ».
Le « printemps de Prague » semble lui donner raison. Mais l'intervention soviétique, soutenue par les troupes bulgares, hongroises et est-allemandes, montre que l'URSS n'entend pas perdre le contrôle de ses satellites et qu'elle reste fidèle à la pratique de la « normalisation » par les chars ». De Gaulle n'en est pas autrement surpris. Le 21 août 1968, le communiqué français laisse tomber ce laconique commentaire : « L'intervention armée de l'Union soviétique en Tchécoslovaquie montre que le gouvernement de Moscou ne s'est pas dégagé de la politique des blocs imposée à l'Europe par l'accord de Yalta ». En conseil des ministres, trois jours plus tard, De Gaulle est plus volubile : « Nous continuerons à parler de l'Europe. Si la Russie, un jour, a des histoires avec la Chine, elle a besoin de ne pas avoir l'Europe contre elle. Il faut continuer dans notre voie. L'incident actuel est déplorable. Gardons-nous cependant des excès de langage. Tôt ou tard, la Russie reviendra. Il faut faire l'Europe. Avec les Six, on peut construire quelque chose, même bâtir une organisation politique. On ne fait pas l'Europe sans Varsovie et sans Moscou » (16).
► Jean-Jacques Mourreau, éléments n°68, été 1990.
• Notes :
Condamné en 1945, par un tribunal de la Libération, Charles Maurras se serait écrié : « C’est la revanche de Dreyfus ! » Peut-être de “vieux républicains” se demandent-ils aujourd’hui si le gaullisme ne représente pas, pour le maître de l’Action française, une sorte de revanche posthume. La Constitution actuelle ressemble à celle que le maréchal Pétain souhaitait, en 1944, léguer à la France et notre pays n’a pas connu, depuis le Premier Empire, un régime plus monarchique que celui de la Ve République.
Il va sans dire que les maurrassiens, je veux dire ceux qui ont été les disciples de Maurras ou qui se réclament explicitement de lui, sont, en majorité, passionnément hostiles au général de Gaulle. Ils détestent le responsable de l’épuration, “le grand trompeur”, celui qui, revenu au pouvoir à l’occasion des événements d’Alger, mena jusqu’à son terme, impitoyablement, l’entreprise que l’on accusait M. Pflimlin de préparer. Fidèles au maréchal Pétain et défenseurs de l’Algérie française, les maurrassiens ont été, en même temps, anti-gaullistes.
Ces faits ne prêtent pas au doute, mais là n’est pas le problème d’histoire auquel François Mauriac lui-même fait allusion dans son livre sur le chef de l’État et qui a été l’objet d’un débat organisé par la revue France Forum. D’après tous ses biographes, le général de Gaulle a été, dans sa jeunesse, influencé par Maurras. Que cette influence ait été effective ou non, la parenté est évidente entre la critique du parlementarisme, que l’Action française a reprise chaque matin pendant des années, et la critique gaulliste du “régime exclusif des partis”. Quelques idées appartiennent également à la pensée des deux hommes : la primauté de la politique et, en particulier, de la politique étrangère, la vision traditionnelle des États et de leur lutte permanente, l’indifférence aux idéologies qui passent alors que les nations demeurent, la passion de la seule France, au risque accepté que la France soit seule.
On objectera, à bon droit, que la Ve République emprunte au jacobinisme (M. Michel Debré) et au bonapartisme (référendum-plébiscite) plus qu’à l’ancienne France. Maurras se voulait contre-révolutionnaire et il détestait jacobinisme et bonapartisme. Le régime de la Ve République ne se situe certainement pas dans le courant contre-révolutionnaire, ni en fait ni moins encore en paroles, mais il répond à certaines exigences que proclamait la doctrine d’Action française : l’État fort, l’exaltation de l’indépendance nationale, bien suprême, le mythe du pays réel ou du peuple rassemblé contre les divisions partisanes « auxquelles les Français ne sont que trop enclins », le pouvoir, confié à un seul, de prendre les décisions qui engagent le destin de tous. Si le Sénat devait être transformé, l’an prochain, en une Assemblée des intérêts organisés, c’est-à-dire plus ou moins corporative, un autre emprunt aurait été fait au fonds maurrassien. L’Assemblée nationale subsiste et subsistera en tout état de cause, mais, au moins dans la conjoncture présente, elle n’exerce aucune influence sur la conduite de la diplomatie. Même en matière de législation, elle ne joue qu’un rôle limité. En d’autres termes, Charles de Gaulle aurait accompli, dans le cadre républicain, nombre des transformations que Charles Maurras aurait eu le tort de croire impossibles sans Restauration.
Je ne pense pas que ce rapprochement doive irriter ni les derniers fidèles de Maurras ni les fidèles, évidemment plus nombreux, du chef de l’État. Style de la diplomatie, caractères de la Constitution adaptée aux besoins et au caractère de la France, sur ces points la pensée du doctrinaire de l’Action française et celle du président de la République appartiennent à la même école, mais cette école compte bien d’autres docteurs : la critique de la démocratie est aussi vieille que la démocratie. Et, surtout, les oppositions entre maurrassisme et gaullisme — et non pas seulement entre Maurras et de Gaulle — ne sont pas moins frappantes que les similitudes.
Ces oppositions tiennent d’abord aux circonstances et aux personnalités. Maurras dénonçait la République mais aussi et surtout les minorités, juifs, francs-maçons, protestants, qu’il décrivait comme étrangères à la France, invisibles et puissantes. L’unité du pays était pour lui l’objectif suprême ; il n’en a pas moins, toute sa vie et jusqu’au dernier jour, nourri la haine que des Français vouaient à d’autres Français. Même le passé de la France, il ne l’acceptait pas tout entier. Les périodes, les œuvres, les idéaux qui ne répondaient pas à son système politique — voire à ses goûts esthétiques — il les condamnait sans hésitation : la France éternelle était une France dépossédée d’une partie d’elle-même. L’adversaire de l’Action française, vivant ou mort, risquait toujours d’être déclaré non-Français par un tribunal sans appel, mais heureusement sans force.
Le destin du général de Gaulle a été, par deux fois, de symboliser les discordes des Français en même temps que le rêve de leur unité. À Londres, déjà, en 1940, entouré de quelques-uns, il croyait à son destin et voyait à l’avance la France unie dans la Résistance et pour la victoire. Pendant les douze années de la “traversée du désert”, il a, lui aussi, usé et abusé de la polémique — et celle-ci n’est pas compatible avec l’équité. Du moins s’en prenait-il plus au “système” qu’aux hommes, ce qui lui est d’autant plus facile que la France, à ses yeux, transcende les Français, leurs médiocrités et leurs misères. De la communauté nationale, il retient le passé tout entier, monarchies et républiques, Louis XIV et Napoléon, Barrès et Jaurès. La France gaulliste n’est pas fixée une fois pour toutes dans l’ordre romain, monarchique ou classique, elle reste elle-même, mais à la condition d’“épouser son siècle”.
Là est probablement, au moins dans l’ordre philosophique, la différence essentielle entre la pensée de Maurras et celle du général de Gaulle. Le premier a presque ignoré les traits originaux des sociétés modernes parce qu’il voyait dans le devenir plus une menace contre l’ordre qu’un mouvement créateur. Le deuxième même s’il conserve la nostalgie de l’ordre est conscient des chances et des nécessités de notre époque : depuis les divisions blindées jusqu’à la décolonisation, il a voulu prendre pour devise : on ne commande à la nature qu’en lui obéissant. Alors que la plupart des maurrassiens s’emprisonnaient eux-mêmes en un système peu à peu sclérosé, le général de Gaulle est enclin à une sorte de pragmatisme supérieur. L’Histoire n’est pas, à ses yeux, une fatalité à laquelle il faut se soumettre, elle n’est pas non plus une divinité bienfaisante, elle est un milieu tour à tour favorable et hostile, que l’homme d’État a le devoir de comprendre afin de le maîtriser. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, la colonisation, telle qu’elle fut hier ou avant-hier, est, à ses yeux, comme la lampe à pétrole ou la marine à voile. L’esprit d’une époque n’est pas moins contraignant que la technique de production ou les instruments de guerre.
Du même coup, deux questions se posent et la réponse qui leur sera donnée par l’avenir déterminera le sens final du gaullisme : l’absolu de la souveraineté nationale est-il contemporain des armes atomiques ? La Constitution de la Ve République est-elle ou non, en dépit de ses sources historiques, le modèle de la démocratie à l’âge industriel ?
► Raymond Aron, Le Figaro, 17 décembre 1964.