Henri de Man : (17.11.1885 à Anvers, † 20.6.1953 à Greng). Universitaire et homme politique belge (déclaré apatride en 1946), une des figures de proue du néo-socialisme des années 30. Études d'économie politique, d'histoire et de psychologie à Bruxelles, Gand, Vienne et Leipzig, docteur d'économie (1909). Directeur de la Centrale d'éducation ouvrière en Belgique (1910-1922), professeur à Darmstadt et Francfort (1922-1926), publiciste (1926-1929), surtout à Flims, professeur de psychologie sociale à l'université de Francfort (1929-1933), directeur du bureau d'études du parti ouvrier belge [socialiste réformiste] (1933-1935), plusieurs fois ministre (1935-1940), vice-président (1933-1939) puis président (1939-1940) du parti ouvrier belge (POB).
Après la défaite, De Man est persuadé du triomphe durable du nazisme ; il croit que la victoire de Hitler offre l'opportunité de réaliser une révolution qui ne pourrait ignorer le modèle national-socialiste, devenu dominant. Il se prononce pour la dissolution du parti et lance le 28 juin un message en ce sens aux militants socialistes, préconisant le ralliement derrière le roi Léopold III de l'ensemble des forces politiques, regroupées en un « parti unique du peuple belge », « uni par sa fidélité à son roi et par sa volonté de réaliser la souveraineté du travail ». Écarté du Palais en proie à des intrigues partisanes en cette période trouble qui ne sont pas sans rappeler ce qui se tramait dans l'entourage de Pétain au tout début du régime de Vichy, il abandonne toute activité politique en juin 1941 et part pour la Haute-Savoie. Il se réfugie en Suisse en août 1944, vit à Berne puis à Greng (1950). Condamné par contumace en 1946 à vingt ans de prison pour collaboration, De Man mourut en exil. Il fut l'un des plus importants théoriciens socialistes de l'entre-deux-guerres, proposant une planification souple de l'économie (visant à orienter les investissements et à nationaliser le secteur de l'énergie pour éviter toute dépendance) comme alternative au capitalisme comme au bolchevisme, articulant liberté et autorité, paix et reconstruction, peuple et élites.
En effet la crise économique mondiale de 1929-1933 avait frappé la Belgique encore plus durement que d'autres pays en raison des faiblesses structurelles de l'appareil industriel et des spéculations effrénées de la plupart des banques belges qui, comme en Allemagne ou aux États-Unis, étaient mixtes (banques d'affaires et banques de dépôts). Crise économique (inflation galopante, chômage grimpant) mais aussi crise politique nécessitant un ensemble de réformes immédiates mais radicales, applicables systématiquement, et portées par une intervention forte de l’État (New Deal chez le démocrate américain Rossevelt, plan quinquennal stalinien, émergence du personnalisme chrétien, technocrates comme X-Crise prônant une science du gouverner). Pour De Man, le marxisme est incapable de résoudre la crise, ce n’est pas l’appropriation collective des moyens de production que les socialistes doivient préparer, mais le contrôle de l’économie (on dirait aujourd’hui "la régulation du marché"), en proposant un plan de coalition de classe entre la petite bourgeoisie et les travailleurs pour éviter toute discorde sociale et mobiliser ceux-ci comme communauté de destin.
Il assure le développement et la promotion de l’idée de "plan" (programme de réformes de structure) selon laquelle il s’agit de poursuivre un objectif intermédiaire pour la réalisation d’un ensemble de réformes à forte cohérence interne et qui constitue une avancée significative en direction du socialisme. Ce qui implique une rénovation sociale et économique de la Belgique. Plus concrètement, ces réformes de structure doivent donner au pouvoir politique les moyens de disposer du crédit et d’orienter l’activité économique vers l’extension du marché intérieur et le plein emploi. Ces idées développées dans le cadre d’une crise du capitalisme inhérente à ses structures ne sont d'ailleurs pas le monopole de la gauche. Emmanuel Mounier en appelle également dans le cadre de l’instauration d’une société personnaliste à des modifications profondes des comportements qui nécessitent des réformes de structure (« Réformisme ou réformes de structure », in Esprit, juillet 1937). Son programme, instrument de combat contre la « grande dépression », présenté dans Plan du travail (1934), servit de modèle aux socialistes suisses en 1935 et eut une grande influence autant sur différentes forces politiques alors (citons son introducteur en France, André Philip, à l'origine de l'INSEE) que sur la politique gaullienne après-guerre.
Aussi le POB adopte-t-il, au congrès de Noël 1933, un programme comportant une série de réformes profondes, devant conduire à une véritable démocratie économique et sociale, qui visent, entre autres, à instaurer un régime d'économie mixte comprenant à côté du secteur privé, un secteur nationalisé englobant l'organisation du crédit et certains grandes branches industrielles et secteurs-clef comme l'électricité ou les transports (échappant ainsi au lois du marché soumises à un capitalisme par actionnaires prédominant après-guerre). La propagande déclenchée alors par le POB, et symbolisée par le célèbre Plan du Travail dit "Plan De Man", soulève un enthousiasme extraordinaire dans les masses ouvrières. La démobilisation qui s'ensuit sera d'autant plus forte quand le POB, reniant ses engagements de Noël 1933, décide en 1935 de participer à un gouvernement d'union nationale dont le programme ne comporte aucune des réformes structurelles prévues par le plan. Le Plan De Man, resté à l'état de plate-forme électorale (« le Plan, rien que le plan, tout le plan »), rencontra deux freins principaux. Raison externe d'abord : si le cabinet royal décide d'associer le POB aux responsabilités des affaires nationales, c'est parce qu'il a conscience d'un risque de conflit social ouvert et redoute l'épreuve de force lors de manifestations monstres. Raison interne ensuite : divisions au sein de l'appareil du parti — notamment du « Patron » Vandervelde prudent envers les deux grands partis bourgeois (catholiques-conservateurs et libéraux) — méfiant envers les idées nouvelles économiques de son vice-président (préconisant en 1935 que « la propagande pour la Plan doit se faire contre le gouvernement et pas à l'ombre du gouvernement »).
C'est, comme le note Robert Steuckers dans son éditorial, d'un tel socialisme héroïque associant coopérativité et continuité socio-culturelle, qu'il nous faut, nous autres Européens, nous inspirer pour trouver les modes de résistance au formatage néo-libéral généralisé des peuples.
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En mai 1940, l'homme politique socialiste flamand Edgard Delvo, 35 ans, se présente comme volontaire dans un bureau de recrutement de l'armée française, pour s'engager dans la lutte contre les "barbares allemands". Mais un mois plus tard, il devient membre du Conseil de Direction (Raad van Leiding) du VNV (Vlaams Nationaal Verbond), le parti nationaliste flamand dirigé à l'époque par Staf De Clercq. Delvo est prêt en 1941 à s'engager pour le front russe, mais, en 1942, il est appelé à la tête de l'UTMI/UHGA (Union des Travailleurs Manuels et Intellectuels ; Unie van Hand - en Geestesarbeiders), le syndicat unifié, pendant belge du Front du Travail allemand. En septembre 1944, il fuit la Belgique, se réfugie en Allemagne et participe au Landsleiding (le gouvernement flamand en exil). Condamné à mort par contumace par un Tribunal militaire belge, Delvo vit trente ans en exil en Allemagne, dont vingt sous une fausse identité. À l'âge de 71 ans, revenu en Flandre, il publie un livre de mémoires Sociale Collaboratie (Collaboration sociale), où il retrace les grandes lignes de son socialisme national-populaire (volksnationaal socialisme) et confie aussi ses souvenirs à E.d.V., chroniqueur historique de l'hebdomadaire satirique flamand 't Pallieterke (Anvers). Nous en publions un court extrait, où Delvo évoque la figure de Henri De Man (1885-1953), théoricien rénovateur du socialisme européen, très contesté au sein de son propre parti.
La plupart des jeunes militants socialistes de la génération de Delvo ne connaissaient même pas le nom de Henri De Man. "Dans les conférences et les cours du mouvement ouvrier belge, on ne le mentionnait pas. Ce n'est que dans un petit cénacle de notre groupe des Jeunesses Ouvrières (AJ : Arbeidersjeugd) que son nom avait bonne réputation et, pour moi personnellement, ses écrits constituaient un message de salut". Voilà ce que nous déclare Delvo qui ajoute que ses amis et lui comprenaient parfaitement qu'il valait mieux ne rien laisser transparaître de leur admiration pour De Man. Il était préférable, disaient-ils, de ne même pas prononcer son nom en dehors des cercles culturels de la jeunesse socialiste. La meilleure et la seule chose qu'ils pouvaient faire, c'était d'étudier ses idées de la manière la plus approfondie et d'en parler le moins possible avec les vieux camarades du parti, et certainement pas "avec les dirigeants".
Première rencontre
Henri De Man vivait encore en Allemagne quand Delvo et ses amis le lisaient en cachette. Quelques années avant la prise du pouvoir par Hitler en 1933, Delvo reçoit l'ordre d'accompagner son maître vénéré à Gand et de présenter De Man aux socialistes de la ville. De Bruxelles à Gand, De Man et Delvo occupent à eux seuls un compartiment dans le train. Mais ils n'ont pas fait plus ample connaissance. Henri De Man avait vingt de plus que son admirateur ; il n'a pas posé à son jeune camarade les questions conventionnelles que l'on pose pour montrer de un intérêt réel ou feint à son interlocuteur. De Man n'interroge donc pas Delvo sur sa jeunesse, son travail, sa façon de penser, ses dififcultés, ses espoirs... Nulle question de ce type. « Ce n'était apparemment pas son habitude de feindre de l'intérêt quand cet intérêt n'existait pas ». Delvo était là comme un passant. « Mais n'allez pas croire que De Man était méprisant ou garder ostentativement ses distances. Au contraire. Il n'y avait rien d'affecté ou de blessant dans son attitude. Si je n'avais pas su que je me trouvais en présence de mon idole intellectuelle, je n'aurais rien remarqué de particulier à sa présence tranquille, à cet homme qui fumait confortablement sa pipe et laissait libre cours au vagabondage de ses idées. »
Nationalisme et socialisme
En cours de route, les deux hommes ont échangé quelques mots sans signification, mais au moment où le train s'est approché de la gare de Gand-Saint-Pierre, De Man s'est brusquement animé : son intérêt s'éveillait pour la ville où il avait passé ses années d'étudiant et vécu ses premières expériences dans le mouvement socialiste. Il s'est appuyé sur la fenêtre du compartiment et quand nous sommes entrés dans la gare, il a dit : « Il y a bien longtemps ! On va voir si on ne m'a pas déjà oublié ». Delvo relate cette soirée gantoise :
« Non, on ne l'avait pas oublié et, apparemment, on ne lui avait rien pardonné non plus. Pour ce qui concerne le nombre de militants présents, nous n'avions pas à nous plaindre ; on s'attendait à une conférence compliquée qui n'attirait évidemment pas la masse. Un théoricien n'est pas une star du football ou un coureur cycliste victorieux. Nous pouvions aussi être satisfait du niveau intellectuel des assistants ; le cercle d'étude socialiste qui avait organisé la conférence avait visé les intellectuels. Les dirigeants du parti, eux, ne s'étaient pas montrés. La vieille querelle durait-elle encore ? Ou bien l'absence des dirigeants socialistes était-elle plutôt due à leur indifférence à l'égard de la thématique annoncée, "nationalisme et socialisme", soit un problème auquel le POB n'a jamais voulu consacrer l'attention voulue ? Je ne sais pas si Henri De Man a été déçu ou non de l'absence des dirigeants ouvriers de Gand lors de sa conférence ; quoi qu'il en soit il ne l'a pas fait remarqué pendant le voyage de retour. À l'arrivée à Bruxelles-Nord, notre séparation a été brève et sans façons, comme notre tout première rencontre : une forte poignée de main. »
Amis ?
Selon Delvo, De Man était « tout naturel, sans contrainte dans son comportement, nullement vaniteux ». Il le décrit comme « une personnalité tranquille, maîtresse d'elle-même, avec laquelle on se sentait à l'aise, bien qu'on aurait donné beaucoup pour savoir ce qui se passait derrière ce front haut et dans les sentiments de ce homme remarquable, qui ne laissait rien entrevoir de ses attirances et de ses répulsions ».
Delvo, qui avait 25 ans quand il a rencontré De Man pour la première fois, n'a pas modifié fondamentalement ses premières impressions du théoricien. On a reproché à De Man « une indifférence blessante à l'endroit de ses semblables » ; pour Delvo, ce n'était qu'« une inattention pour son environnement, une évasion totale ou un plongeon profond dans le monde de ses idées ».
De Man, écrit Delvo, ne se donnait jamais la peine de susciter des effets dans son entourage. Il se comportait comme le dictait sa propre intériorité : « il restait toujours naturel et simple dans ses relations et dans son style de vie ; il ne se pavanait pas, n'en mettait jamais plein la vue à ses proches, il ne faisait pas semblant, ne commettait jamais de fanfaronnades ». De Man était un exemple pour l'attitude existentielle qu'il prônait lui-même : plus être que paraître, accorder moins d'importance à l'avoir qu'à l'être.
C'est précisément cet Henri De Man-là qui n'avait pas d'amis au sens profond de ce mot, écrit Delvo. Mais il semblait n'avoir nul besoin d'amis, « bien que beaucoup de personnes appartenant à son cercle de pensée souhaitaient que les sentiments de proximité qu'il suscitait en eux, reçoivent une réponse de sa part ».
Assainir la démocratie
En 1933, De Man se fixe à Bruxelles. À partir de cette année-là, Delvo aura avec lui « des contacts extrêmement précieux et féconds ». Delvo ajoute que De Man n'avait pas quitté l'Allemagne « sous pression », au moment où Hitler a accédé au pouvoir, « comme on l'a dit trop souvent par erreur ». D'après Delvo, De Man aurait pu conserver sa chaire sans problème à Francfort, s'il l'avait voulu.
« Combien de professeurs allemands compromis politiquement aux yeux des nouveaux détenteurs du pouvoir, pour leurs activités du temps de la République de Weimar, sont restés en Allemagne en dépit du changement de régime, en adaptant tout simplement leurs matières et leurs cours aux circonstances nouvelles, tout comme, ultérieurement, ils se sont réadaptés une seconde fois après 1944, en empruntant une direction nouvelle, dans le cadre du programme démocratique de "rééducation" du peuple allemand ».
De Man, en revanche, a quitté le Troisième Reich volontairement et librement, parce qu'il « n'était pas prêt à s'adapter à un régime dont il rejetait les fondements ». Il a préféré mettre son expérience au service « du mouvement socialiste et de la lutte contre la crise dans son propre pays ». Mais Delvo nous rappelle n'est pas simplement rentré en Belgique pour défendre une démocratie menacée et exposée aux coups de la dégénérescence. Non : De Man envisageait une réforme en profondeur de la démocratie belge, son « assainissement ». De Man croyait à la possibilité de telles réformes. Il voulait protéger la Belgique de « toute expérimentation totalitaire et dictatoriale ».
Hendrik De Man, dit Delvo, « n'a jamais cessé de nous dire que toute démocratie sans responsabilité et sans autorité personnelles, sans auto-discipline et sans direction consciente, ne résisterait pas aux manipulations démagogiques et à l'auto-destruction ». Il a opté pour une « démocratie puissante, vitale et autoritaire » contre toutes les formes de dictature. Mais, en même temps, De Man concentrait toute son attention aux efforts entrepris par Hitler « pour susciter une solidarité nationale plus cohérente par plus de justice sociale ». De Man considérait que « les réalisations sociales du Troisième Reich comme une contribution importante à l'unification spirituelle et psychique, condition préalable à ce sursaut soudain et étonnant du peuple allemand ».
Peu après son retour en Belgique, Henri De Man devient vice-président du POB/BWP. Cette nomination avait été préparée lors de conversations avec le "patron", Émile Vandervelde. Dans ces années de crise, tous les espoirs, dans le sérail du POB, reposaient sur Henri De Man. Les socialistes belges du POB ne désiraient plus s'adresser exclusivement et principalement aux ouvriers. En réalisant son fameux Plan du Travail, le POB entendait libérer toutes les catégories de la population « de l'emprise des forces économiques et financières monopolistiques ».
Delvo, fidèle collaborateur à la revue de De Man, Leiding, adepte convaincu de son socialisme éthique, défenseur passionné des point de vue de son maître-à-penser, contribua à diffuser largement, par la plume et la parole, les thèses de l'auteur d'Au-delà du marxisme. Pendant des années, Delvo est resté en rapports étroits avec De Man. Malgré cela, il n'ose toujours pas dire aujourd'hui, « qu'il a bien connu De Man ».
« Réformateur du monde »
Pour comprendre la nature de leur relation et pour comprendre la personnalité de De Man, citons ces mots que Delvo consigne dans ses mémoires : « Henri De Man a voulu faire beaucoup de choses pour les gens, mais il n'a pas pu le faire avec les gens ». De Man « était profondément convaincu que les gens avaient besoin de lui ». Il s'est toujours senti dans la peau d'un « réformateur du monde ». Il voulait littéralement compénétrer les gens de ses idées, qu'il avait bien entendu formulées pour leur bien. Il voulait aller de l'avant et diriger, mais, personnellement, il ne ressentait nullement le besoin d'appartenir à l'humanité ! « Il n'a jamais été un homme de communauté », au contraire de son élève Delvo, qui ajoute : « il acceptait le soutien et la collaboration de ceux qui étaient prêts à l'aider, et voyait en eux des hommes partageant les mêmes idées et les mêmes sentiments, des compagnons de combat, et non des amis ».
Et Spaak ?
« Pas même Paul-Henri Spaak [ministre POB des Affaires étrangères], nous dit Delvo, qui a tout de même, avec De Man, été considéré comme le représentant le plus influent du "socialisme national" dans notre pays, et qui a été pour lui, un soutien indispensable quand il s'est heurté, inévitablement, au vieux président du parti, Émile Vandervelde, qui possédait encore à cette époque une grande autorité ; je le répète, même Paul-Henri Spaak, n'a jamais été son ami. Non, personne n'avait accès à l'intériorité de De Man, n'avait droit à une part de sa vie sentimentale. C'était un homme que l'on appréciait et que l'on respectait, pas un homme à qui on se liait d'amitié. »
Spaak et De Man, selon Delvo, « étaient liés dans un combat commun, basé sur une vision commune ». Mais De Man avait derrière lui un « long processus de maturation ». Spaak, au contraire, était devenu un « socialiste national » en répudiant brusquement son passé à Action Socialiste, où violence et extrémisme s'était souvent conjugués. C'est vrai : le retournement soudain dans la pensée politique de Spaak s'est opéré quand il est devenu ministre « de manière inespérée et inattendue » ; toutefois, Delvo pense qu'il s'agit bien d'une conversion soudaine, mais sincère, et non d'un « simple calcul ». Delvo croit pouvoir comprendre cette conversion ; il sait qu'il n'est pas le seul jeune demaniste qui « à ce moment, savait que Spaak, depuis quelques temps, sous l'influence des conceptions de De Man, avait soumis son internationalisme prolétarien à une sévère critique » et était devenu un adepte du « socialisme national ».
De Man et Spaak ont-ils été « amis » ? « Ils ont été liés politiquement », sans aucun doute. « Mais amis ? » : « Non » répond Delvo. Mais ce n'est certainement pas Spaak qui a été le responsable de cette « incommunicabilité ». Tout simplement, De Man n'accordait aucune valeur à l'amitié. Dans ses rapports humains, il ne visait qu'une chose : faire partager à ses interlocuteurs et à ses camarades les mêmes visions de la société et de la politique. Tous les efforts intellectuels de De Man tendaient à améliorer le sort de l'humanité, mais il perdait presque toujours de vue les « hommes vivants », y compris ceux qui évoluaient dans son environnement immédiat. Delvo a très bien perçu cet aspect de la personnalité de De Man : « Celui qui espérait des avantages personnels, entendait assurer son avenir, faisait bien de se ranger derrière la bannière de Spaak, qui ne décevait jamais ses amis et répondait toujours à leurs attentes ». Mais ceux qui suivaient De Man pour ses idées ne récoltait qu'un « bénéfice intellectuel ». Aujourd'hui encore, Delvo pense que c'était là le « meilleur choix ». Et si Delvo a opté pour une autre voie que celle de De Man pendant la Seconde Guerre mondiale, il reste reconnaissant au théoricien du planisme.
Magnanimité ?
Pendant l'été 1940, après la publication de son manifeste — qui fit tant de vagues, parce qu'il réclamait la dissolution du parti socialiste et appelait à coopérer avec l'occupant allemand — De Man reçut la visite de nombreux dirigeants socialistes et surtout syndicalistes, à qui il a promis son soutien, bien qu'il était parfaitement convaincu « qu'ils le renieraient plus de trois fois avant que le coq ne chante une seule fois, si la fortune des armes venait à changer de camp ».
En recevant ces socialistes et ces syndicalistes, De Man a-t-il agi par magnanimité ? Ou parce qu'il se souvenait de leur lutte commune au sein du mouvement socialiste belge ? Pas du tout, nous répond Delvo. Si De Man a reçu pendant l'été 1940 ses anciens camarades du parti qui venaient lui demander conseil, « sans dire un seul mot à propos de l'attitude hostile qu'ils lui avaient manifestée quelques temps auparavant, sans prononcer le moindre blâme pour le fait qu'ils avaient déserté et abandonné leurs camarades », cela n'a rien à voir avec la sentimentalité ou la vertu du pardon : De Man a reçu ses anciens camarades parce qu'ils avaient besoin de lui, de ses conseils, et qu'il était de son devoir de les aider, au-delà de tout sentiment de sympathie ou d'antipathie, de vénération ou de mépris. Parce que De Man avait décidé de remplir la mission qu'il s'était assignée à ce moment-là de notre histoire : rassembler la population belge derrière son Roi.
Leo Magits
Delvo n'aime pas qu'on lui pose trop de questions sur "l'homme" Henri De Man, pour la simple et bonne raison, dit-il, qu'il ne peut le faire, qu'il n'en a pas le droit. Mais il souhaite expressément nous dire ceci : lorsque De Man « avait pris une décision, lorsque quelque chose était bon et nécessaire selon son propre jugement, aucune considération ne pouvait plus l'empêcher d'agir selon son idée. Devant ce qu'il considérait être son devoir, tout devait fléchir et il oubliait tout, y compris ses propres enfants ».
Lorsque Delvo devint en 1932 secrétaire général de la Centrale d'Education Ouvrière, en prenant la succession de Max Buset, il a fallu nommer un nouveau secrétaire flamand. Parmi les candidats : Leo Magits, émigré en 1918 aux Pays-Bas, où il fut actif dans le Syndicat International. Delvo ne connaissait pas Magits personnellement, mais avait lu sa brochure Vlaams socialisme [Socialisme flamand]. Lorsque les deux hommes font connaissance à Bruxelles, deux choses sautent aux yeux de Delvo : « l'attachement absolu de Magits à la démocratie » et « sa vision du nationalisme qui se profilait avantageusement, par rapport à la vision de De Man sur cette question », dans le sens où Magits opérait une distinction beaucoup plus nette entre les concepts de nation et d'État, ne réduisait pas le nationalisme à une simple question de langue. De plus, son analyse des valeurs qu'apporte le fait national dans le mouvement ouvrier, permet des déductions bien plus positives et fécondes que l'œuvre de De Man. Magits avait le mérite de ne pas sous-estimer la valeur de la prise de conscience nationale chez les ouvriers, dans la mission culturelle que doit s'assigner tout véritable mouvement socialiste.
Sous la double impulsion de De Man et de Magits, Delvo va évoluer intellectuellement, et finir par théoriser ce qu'il a appelé le volksnationaal socialisme, le socialisme national-populaire.
► Edgar Delvo (/E. de V.), Vouloir n° 126-128, 1995.
(extrait de la très longue étude de l'auteur, parue dans 't Pallieterke le 21 octobre 1976)
◘ Bibliographie :
Propagande pour le Plan de Man en Flandre : moyens modernes, camions-radio.
••• L'IDÉE PLANISTE •••
L'idée planiste n'a pas été un produit du régime national-socialiste en Allemagne. Dans ce pays, elle est même plus ancienne qu'en Russie. On la trouve déjà chez le grand industriel Walter Rathenau, dont la puissance s'étendait au monde entier et qui comptait plus de cent entreprises financiéres et industrielles importantes. La magnat de l'argent et de l'industrie avait été confronté depuis longtemps au problème de la planification et, pendant la guerre de 14-18, il avait été chargé de la mobilisation planifiée des forces de travail et de l'utilisation rationnelle des matiéres premières. Sous la République de Weimar, aprés la défaite allemande, il est resté en poste, en tant que ministre de la reconstruction, et est demeuré l'avocat de la politique planificatrice. Pour lui, ce n'était pas de l'opportunisme ou du pur pragmatisme : ses écrits théoriques prouvent qu'il a toujours été un protagoniste convaincu du planisme. Sans aucun doute, Henri De Man a connu ces idées et ces expériences planistes, et n'a pas sous-estimé leur valeur. Il s'en est inspiré, mais son originalité personnelle est de les avoir incluses dans le cadre de son socialisme éthique, au sein d'une vision de l'homme et du monde. Dans ses ouvrages théoriques, et certainement dans L'idée socialiste, on retrouvera les idées qui feront plus tard l'armature du "Plan du Travail". (...)
► Edgard Delvo, Democratie in stormtij, DNB, 1983.
••• FESTSPIELE, 1933 •••
Un des grands succès de De Man [dans le cadre de la SPD allemande] a été la mise en scène de Wir, un Festspiel, exécuté à Francfort le 1er mai 1932. De Man en a écrit le texte et le considérait comme une sorte d'oratorium, plus "messe" que jeu de la Passion, selon ses propres paroles Un orchestre, des chœurs mixtes, des chœurs en mouvement, des chœurs pariants, dont une partie immergée dans le public, des images cinématographiques illustratives projetées sur des écrans géants... tout devait concourir à symboliser les forces mouvantes du socialisme. Après une longue préparation dans tous les détails et grâce à une coopération entre rédacteur, ingénieurs du son, régisseur et cinématographe, l’expérience [du seul Festspiel social-démocrate appelé à damer le pion aux nationaux-socialistes, ndlr] connaît un succès retentissant : 18.000 spectateurs, 2.000 acteurs participent, et le Festspiel est organisé dans d'autres villes.
Dans l'appartement de Henri De Man à Francfort. se tient l'une des dernières réunions des chefs de la Reichsbanner (la milice socialiste) en avril 1933, après la prise du pouvoir par Hitler Les conversations ne mènent à rien, car la masse des travailleurs socialistes est indifférente ou a peur. Deux ou trois jours après cette réunion, De Man part en Suisse, puis rentre en Belgique. Un mois plus tard, ses livres, à côté de ceux de beaucoup d'autres écrivains, sont brûlés officiellement sur le Römerberg. Mais fin mai 1933, De Man reçoit à Bruxelles un avis l'autorisant à reprendre ses cours â l'Université de Francfort. Il répond qu'il ne donnera plus aucun cours en Allemagne, tant qu'il n'y aura pas de liberté totale d'enseignement. Le 1er septembre 1933, il apprend qu'il est rayé de la liste des professeurs.
► Arthur De Bruyne, in Hendrik De Man, West-Pockets. 4/5, 1969.
Henri de Man, au cours de la décennie antérieure à la Première Guerre mondiale, est considéré comme un socialiste révolutionnaire. Lénine loue les travaux de H. de Man (Œuvres, tome 17, p. 162). En fait, de Man systématise bien le fatalisme optimiste (déterminisme économique) et le positivisme d’un Kautsky. Sous le choc de la guerre, H. de Man va s’éloigner de ce marxisme et du marxisme en général (« le matérialisme causal de Darwin et l'idéalisme téléologique de Hegel »). Il l’explique dans Après coup (1941, p. 87). Selon de Man, l’incapacité du marxisme à expliquer « l’engagement des masses » dans la guerre — en 1914, il était traducteur au Bureau de l’Internationale socialiste, structure tétanisée — est ce qui motive sa rupture avec le marxisme et sa défense d'une éthique commune selon lui au socialisme, au christianisme et à la démocratie (« On a dit que la rationalisation rendait tout rationnel, excepté l'homme »). Pour lui, « la guerre est un conflit mettant aux prises tous les peuples se gouvernant eux-mêmes avec les derniers gouvernements de droit divin » (La Leçon de la guerre, Bruxelles, 1920, p. 16). Il va rompre, pan par pan, avec les concepts de valeur d'échange, d’exploitation (« La haine sociale n'est que trop souvent la confirmation d'une envie sociale »), de classe rigidifiée (« Tout créateur de valeurs intellectuelles appartient moins à une couche sociale qu'à une époque historique ») et donc de lutte manichéenne des classes (« Le capitalisme siginfie moins la domination de la classse capitaliste que la domination de la mentalité capitaliste »), pour aboutir à l’idée « d’un salaire équitable pour un travail quotidien équitable » (Au-delà du marxisme, 1926). Il n'entend pas supprimer la propriété privée des moyens de production mais veut distinguer propriété et gestion (« Jadis, on avait des buts, mais pas de moyens ; aujourd'hui, on a plus de moyens, mais moins de buts »). Il ne veut donc pas tout nationaliser - bien au contraire - mais attribuer à l'État (ou un organisme dépendant plus moins de lui) un contrôle de la gestion des moyens de production. Il envisage alors un « plan » porté par une alliance électorale et alliant mesures immédiates et réformes de structure (nationalisations des industries-clés et contrôle du crédit). Il influence ceux qu’on nommera les « néo-socialistes » qui se feront les chantres du dirigisme (ou économie dirigée), du nationalisme voire du corporatisme, le « planisme » ayant pour fonction de limiter les abus du capitalisme (d'où la critique par Élie Soubeyran d'une « mystique du Plan »). La combinaison entre un désabusement pour une classe ouvrière incapable de lutter et récupérée lectoralement, un socialisme "technocratique" détaché de la classe ouvrière (Le socialisme constructif, Paris, 1933), la conception du rôle autonome des intellectuels, le refus du parlementarisme et un plan à exécuter par l’État aboutit à sa position en faveur d’un État fort (« Il n'est pas aisé, à notre époque, de distinguer ... entre les symptômes de maladie et les signes de guérison »). Après ses affinités avec les régimes corporatistes, en 1946, H. de Man gratifiera l’URSS de Staline d’une reconnaissance : « ...la Russie bolcheviste travaille à l’édification d’un ordre social où la suprématie des capitalistes est... remplacée par la domination des travailleurs » (Au-delà du nationalisme, Genève, 1946, p. 262).
Henri de Man (1885-1953) fut une des personnalités politiques belges les plus austères, rigoureuses, honnêtes qui se puisse imaginer.
Il fut l’auteur d’un célèbre Au-delà du marxisme (1926) mais aussi de La joie au travail (1927), d’Au-delà du nationalisme (même titre que le livre de Maulnier) après guerre, et encore de L’ère des masses et le déclin de la civilisation (1951). Élaborateur d’un Plan du travail dans l’entre-deux-guerres c’est cette théorie « planiste » que l’on retient généralement de lui. C’est bien évidemment un théoricien constructiviste que la post-modernité qui valorise l’aléatoire et son versant économique à savoir la financiarisation aurait sans doute révulsé.
Comprendre Henri de Man nécessite de lire Après coup, ses curieuses Mémoires (c’est le sous-titre) d’un homme de 55 ans, paru en septembre 1941 aux éditions de la Toison d’or. De Man évoque tant des aspects personnels de sa vie, sans la moindre complaisance, que ce qu’il appelle lui-même son « ivresse marxiste », sa découverte de l’Amérique (du Nord), son rôle au gouvernement, son Plan du travail. « Je n’ai pas eu besoin de faire vœu de pauvreté pour rester pauvre » écrit-il. « Je n’ai pas eu besoin de faire vœu d’obéissance pour obéir à ceux que j’avais juré de servir » note-t-il encore.
Accusé de collaboration, son itinéraire est en fait plus complexe. Auteur de textes prônant très clairement la fin de l’animosité entre Belgique et Allemagne après le désastre de mai-juin 1940, il est, dès Pâques 1941, interdit de conférences par les Allemands tandis que son journal Le Travail est interdit de parution. En novembre 1941, une période pendant laquelle l’issue de la guerre n’est généralement pas anticipée comme défavorable à l’Allemagne, ce curieux « pro-allemand » s’exile en Haute-Savoie. Il passe la frontière suisse clandestinement en 1944. Il meurt, avec la femme qu’il avait épousé quelques années plus tôt, dans un accident de voiture en 1953. Il avait écrit : « La mort je ne la crains ni ne l’appelle. Tant mieux si elle me trouve debout, fier devant ceux qui voudraient m’humilier, défiant ceux qui me voudraient faire peur. Sinon, tant pis, puisque c’est tout de même ainsi que j’aurai vécu, que j’ai déjà vécu. Cela me suffira pour mourir sans regrets, et sans remords des coups que j’ai porté à mes adversaires — sauf peut-être le regret de ne pas avoir pu frapper plus fort et plus juste. Ces adversaires, ceux qui auront lu ce livre n’auront pas grand’ peine à les reconnaître. Ce sont les Cafards Empantouflés de Rabelais, les Importants d’Alain, les Bourgeois-Qui-Pensent-Bassement de Flaubert, les Miséricordieux-Sans Honte et les Beaucoup-Trop-Nombreux de Nietzsche. » (Après coup).
► Pierre Le Vigan.
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IDÉALISME SOCIAL ?
Il ne s'agit pas de l'idéalisme critique, doctrine philosophique assez subtile, qui relève d'une discussion technique aujourd'hui hors de propos. L'idéalisme qui sans doute renaît, c'est le brave et naïf idéalisme de nos pères, ce feu des idées, cet élan vers l'idéal que l'on proclamait hautement comme une noblesse morale, et que l'on reconnaissait à l'origine de ce qui est proprement humain. Le succès des thèses de M. Henri De Man, qui tient surtout, nous le verrons, à leur effort pour ressusciter l'idéalisme social, donne de l'actualité au problème. Le travail vigoureux et persévérant d'une revue comme Esprit, les directives de l'Ordre Nouveau, l'essai de M. Denis de Rougemont sur une Politique de la Personne, semblent indiquer que l'idéalisme est redevenu une valeur « jeune », qui prétend déprécier le matérialisme et le cynisme dont de proches aînés se montraient si fiers.
► Ramon Fernandez, « La renaissance de l'idéalisme » (incipit), La Nouvelle Revue Française n°262, juil. 1935, p. 99.
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UN EXEMPLE DE "PLANISTE" : ROBERT LACOSTE
Au cours des années 1930, Robert Lacoste contribue également aux réflexions du courant planiste qui se développe alors dans divers segments de l'échiquier politique. Avec René Belin notamment, il fait partie des syndicalistes qui essaient de rapprocher ces idées, tournant autour d'un État fort et dirigiste, organisateur de l'économie, du programme de la CGT ; il remporte quelques succès mais sans réelle traduction concrète. En 1934, il participe à l'élaboration des "thèses de Pontigny" lors de la première conférence internationale des plans à l'abbaye de Pontigny, en présence de l'inspirateur du planisme, le socialiste belge Henri de Man, auteur de Au-delà du marxisme. Dans les années suivantes, plusieurs débats de conciliation ont lieu avec les milieux patronaux autour du groupe X - Crise. Mais la question de la guerre prend progressivement le pas sur les réflexions théoriques, et dans une CGT divisée, Robert Lacoste choisit vite son camp. En septembre 1938, il est aux premiers rangs des "antimunichois" : c'est en ce sens qu'il intervient au Congrès de Nantes de novembre 1938 contre les thèses défendues par Belin, Delmas, et Dumoulin.
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CRITIQUE MARXISTE DU SOCIALISME ÉTHIQUE
En effet, le révisionnisme "vieux style" des Bernstein ou Henri de Man a introduit les thèmes idéologiques de la bourgeoisie, ses intérêts de classe dans le mouvement ouvrier, sans les proclamer ouvertement comme les intérêts de la bourgeoisie mais en les faisant passer pour les intérêts même du prolétariat, utilisant pour cela deux arguties théoriques fondamentales :
1) Proclamer la nécessité de "compléter" le marxisme - qui se révélait trop "grossier" ou "unilatéral" - avec des philosophies plus "générales", plus "riches" ;
2) Affirmer l'existence de "nécessités", de "valeurs" - ou d'une "morale" - "humaines", transcendantes, existant au-dessus des intérêts "particuliers" des classes et que le prolétariat devrait "intégrer" dans ses propres préoccupations et intérêts de classe.
C'est de cette façon que le révisionnisme a introduit la philosophie, les valeurs, la morale, les intérêts et, d'une manière générale, l'idéologie bourgeoise dans le mouvement ouvrier en qualité de science "universelle", de philosophie "transcendantale", de morale et d'intérêts "humains". Tous les révolutionnaires marxistes de l'époque ont dénoncé clairement cette escroquerie. Par ex., Rosa Luxemburg a caractérisé ainsi la théorie de Bernstein :
« Cette doctrine composée des fragments de tous les systèmes possibles sans distinction semble au premier abord complètement libre de préjugés. En effet, Bernstein ne veut pas entendre parler d’une "science de parti" ou, plus précisément, d’une science de classe, pas plus que d’un libéralisme de classe ou d’une morale de classe. Il croit représenter une science abstraite universelle, humaine, un libéralisme abstrait, une morale abstraite.Mais la société véritable se compose de classes ayant des intérêts, des aspirations, des conceptions diamétralement opposées, et une science humaine universelle dans le domaine social, un libéralisme abstrait, une morale abstraite sont pour le moment du ressort de la fantaisie et de la pure utopie. Ce que Bernstein prend pour sa science, sa démocratie, sa morale universelle tellement humaine, c’est tout simplement celles de la classe dominante, c’est-à-dire la science, la démocratie, la morale bourgeoises » (Réforme sociale ou Révolution ?, IIe partie, Chap. IV : « L'effondrement »).
► « Morale prolétarienne, lutte des classes et révisionnisme » in Bulletin Communiste de la Fraction Interne du CCI n°38 (fév. 2007). Cette lecture scolastique, présentée à titre documentaire, n'est pas représentative de l'intérêt pour le planisme (étatisant progressivement) par des marxiens ne se leurrant pas, face aux situations, avec une guerre de camps (retranchés), comme par ex. ce courant "marxiste-révolutionnaire" de la SFIO s'exprimant dans les années 30 à travers la revue Le Combat marxiste, dénigrant même le capitalisme d'État de l'URSS à un moment où (en 1934) la propagande "antifasciste" visait à en détourner toute critique (« À l’opposé de ce qui s’était produit dans les années 1917-1923, les partis communistes allaient, en 1935-1938, rejoindre les partis sociaux-démocrates sur la voie de la collaboration de classe et de l’étouffement des luttes révolutionnaires. L’excuse, c’était l’anti-fascisme. Après avoir sous-estimé gravement le danger fasciste entre 1929 et 1933, après avoir mené une politique criminelle de division ouvrière, prétendant qu’il fallait d’abord battre la social-démocratie avant de pouvoir battre Hitler, Staline, l’Internationale communiste et, à sa suite, les principaux partis communistes, ont proclamé que la lutte contre le capitalisme n’était plus immédiatement à l’ordre du jour. Il fallait concentrer les efforts ses efforts sur la lutte contre le fascisme, en s’alliant avec une aile importante de la bourgeoisie. En pratique, les Partis communistes, par la politique dite du front populaire, se sont alignés sur l’orientation réformiste, cherchant à terminer au plus tôt les grands combats ouvrier en échange de quelques réformes. Toute cette stratégie est exprimée dans le fameux dicton de Maurice Thorez : "Il faut savoir terminer une grève" » note Ernest Mandel).
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INFLUENCE MÉCONNUE SUR LÉVI-STRAUSS
Marqué dans un premier temps par l’anthropologie métaphysique d’Henri de Man, qui opposait, à des instincts égoïstes et acquisitifs "accidentels", produits de l’évolution capitaliste, une nature humaine morale et altruiste, Lévi-Strauss défendra dans les années 1930 un "nouvel humanisme", où l’art et la nature joueront un rôle de première importance. Durant la Seconde Guerre mondiale, l’assimilation par Lévi-Strauss du nazisme à une forme paroxystique de colonialisme, maintiendra les fondements axiomatiques de sa cosmologie, puisque la situation sera imputée aux manquements moraux de l’Occident dans sa globalité, à cet "humanisme" perverti que dénoncera plus tard Lévi-Strauss, excluant du domaine de la loi morale universelle des pans entiers de l’humaine condition. Dans l’après-guerre, Lévi-Strauss radicalisera encore sa critique de l’Occident, qui se verra porter "la responsabilité de la destruction du ‘patrimoine commun’ de l’humanité toute entière, dont l’origine plonge au fond des temps" (p. 256).
► A. Saint-Martin & M. Quinon (nonfiction.fr). Recension de W. Stoczkowski, Anthropologies rédemptrices. Le monde selon Lévi-Strauss, Hermann, 2008. Cf. aussi « Aux origines de Lévi-Strauss » (R. Chapuis).
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