Une politique de développement économique auto-centré, c'est-à-dire centré sur lui-même et relativement indépendante de l’extérieur, est une stratégie de développement de l'économie d'un pays essentiellement basée sur l'accroissement du marché intérieur pour assurer des débouchés à l'industrialisation dans une autonomie relative vis à vis du commerce extérieur. Le développement autocentré est fondé sur la protection des nouvelles industries (thèse de List sur la protection des industries dans l'enfance) et la substitution des productions locales aux importations. Cette politique privilégie la cohérence entre les différentes composantes de l'activité économique du pays. Elle se traduit le plus souvent par la mise en place d'un tarif douanier protecteur, qui freine l'importation de certains biens, et par une politique de substitution des importations, qui consiste à produire sur le territoire un bien qui était auparavant importé. Elle s'oppose à une politique de développement extraverti qui s'appuie, dans une logique libérale, sur les avantages comparatifs du pays pour l'insérer dans la division internationale du travail. Cette dernière se traduit par une politique de promotion des exportations : on définit les produits susceptibles de se vendre sur le marché mondial et on facilite leur production en ouvrant le pays aux multinationales.
Contre l'intégration mondialiste, pour un développement auto-centré
[Ci-contre : Monument de Friedrich List à Kufstein, Tyrol, Autriche. Économiste allemand du XIXe siècle, il avait pensé, au-delà du libre-échangisme, la notion d'autarcie des grands espaces. Ses idées ont été appliquées et restent d'application aux États-Unis. L'Europe reste, elle, fidèle, à des conceptions complètement obsolètes de l'économie politique : le laissez-faire, laissez-passer du XVIIIe siècle ou un socialisme redistributeur qui ruine les pays parce qu'il ne couvre pas sa politique de redistribution par un protectionnisme rigoureux et une doctrine militaire autonome. Ce social-démocratisme qui a été le lot de presque tous les pays de la CEE est une doctrine schizophrène : elle veut réaliser un objectif et refuse, au nom de vagues principes, d'appliquer les seules méthodes qui permettraient d'atteindre cet objectif. La Suède, tant décriée, est une exception notoire à cette règle]
L’héritage de Fichte
Johann Gottlieb Fichte, dans son Geschlossener Handelsstaat (L’État commercial fermé), propose à son peuple, le peuple allemand, un modèle d'économie socialiste et nationale voire communiste et nationale. Ce modèle est inspiré des idées de Jean-Jacques Rousseau, qui avait déjà influencé Fichte pour la rédaction du Grundlage des Naturrechts nach Prinzipien des Wissenschaftlehre de 1796. Dans ces deux ouvrages, Fichte pose le “commun” (c'est-à-dire la “Nation”) comme l'idéal, comme une société gérée par les principes de la “raison pure” et basée sur l'égalité en droit de tous les citoyens. Et comme le fondement de la propriété humaine est le travail, chaque citoyen détient un “droit à l'activité” (Tätigkeitsrecht) et l’État doit veiller à ce que chacun puisse vivre du produit de son travail (Fichte se fait ici l'avocat d'une sorte de subvention officielle pour ceux qui sont réduits au chômage). Le philosophe manifeste également son souci de créer une morale socialiste du travail. Pour lui, le travail possède une valeur morale et religieuse. L’État ne doit pas seulement protéger les droits de l'homme mais doit aussi veiller à encourager le libre déploiement des facultés morales et techniques des citoyens rangés sous sa protection. Fichte, en outre, constate que vendeurs et acheteurs se livrent mutuellement une guerre incessante, guerre qui devient plus âpre, plus injuste, plus dangereuse en ses conséquences au fur et à mesure que le monde se peuple. Cette guerre commerciale, générée par l'égoïsme, l’État doit l'éliminer par des moyens légaux. Le gouvernement a le devoir de veiller à ce que l'économie soit correctement régulée. Il doit prendre en charge le commerce extérieur, calculer le volume global des échanges commerciaux, équilibrer la production selon les lois de l'offre et de la demande et réglementer la division du travail. Tous les capitaux doivent se trouver dans les mains de l’État. Fichte, socialiste-national, exige que l’État se ferme totalement à tout commerce avec l'étranger, sauf pour l'échange de biens et de marchandises absolument indispensables. La condition sine qua non pour pratiquer une telle politique, c'est que les citoyens renoncent progressivement à toute espèce de besoin de consommation qui ne contribue pas réellement à leur “bien-être” (Wohlsein). En langage moderne, nous traduirions par : couverture des besoins plutôt qu'éveil de besoins. Donc : renoncer aux biens superflus ou nuisibles !
L'héritage de Friedrich List
Friedrich List est considéré également, avec raison, comme l'un des principaux fondateurs de la théorie nationaliste de l'économie. Démocrate militant du “Vormärz” (1), il a lutté pour l'unité politique et économique de l'Allemagne, pour la suppression des barrières douanières internes et pour une politique nationale des chemins de fer. Le titre de son maître-ouvrage est, significativement : Das Nationale System der Politischen Ökonomie (Système national d'économie politique). Dans ce livre, List formule une découverte révolutionnaire : tout le bla-bla à propos de l'Homme (au singulier) et de son économie (encore au singulier) qui sert d'assise à la praxis de l'économie mondialiste n'est qu'abstraction et pilpoul intellectualiste ; l'économiste doit davantage se montrer attentif au niveau intermédiaire de la réalité économique, situé entre celui de l'individu et celui des lois économiques générales. Ce niveau intermédiaire, c'est le niveau national. Et quand List déclare que l'arrière-plan de ses travaux, c'est la volonté de construire l'Allemagne, il exprime une perspective nouvelle qui postule qu'il n'existe aucune économie générale mondiale, mais seulement des économies nationales.
Selon List, au cours de l'histoire, les structures économiques se sont développées par paliers. Ainsi, l’État agraire pur se mue en État productiviste agricole et, finalement, quand les économies politiques atteignent un stade "supérieur", les États agricoles deviennent productivistes et commerciaux. Nous dirions aujourd'hui qu'ils sont des États industriels et agricoles modernes. Cette évolution globale doit être dirigée par l’État, selon les critères d'une économie politique sainement comprise. Ce qui signifie que l'agriculture et l'industrie doivent toujours s'équilibrer à tous les niveaux.
Lorsque List s'insurge contre le processus d'intégration multinational, il s'insurge principalement contre la doctrine anglaise du libre-échange, contre le libéralisme économique préconisé par Adam Smith, idéologie qui camoufle la conquête impérialiste des marchés/débouchés sous le slogan de la “liberté” (liberté du commerce, s'entend). À cette “science” de camouflage propagée par les économistes libéraux, List oppose le primat de l'industrie nationale et, au niveau politique, la création de barrières douanières protectrices (Erziehungszölle). Ces barrières, conçues comme des mesures temporaires limitées, doivent servir à élaborer une branche économique déterminée, à la rendre indépendante et rentable, de manière à ce qu'elle contribue à assurer la bonne marche de la Nation dans l'histoire.
Contrairement à ce qu'affirme la doctrine de Smith, List ne reconnaît aucune autonomie à l'économie. Celle-ci a pour mission de servir les hommes et les peuples, sinon ce qui constitue la “liberté” pour les uns, ne signifie que l'exploitation pour les autres. Comparées à ces assertions sur l'économie politique, les thèses de Karl Marx à propos de cette thématique demeurent abstraites et universalistes, c'est-à-dire encore curieusement empreintes du libéralisme smithien.
Dieter Senghaas, avocat de la “dissociation”
Dans l'univers des pensées étiquetées de “gauche”, aujourd'hui, Dieter Senghaas, professeur de sciences politiques, renoue avec cette théorie économique nationale de List. En effet, dans son livre Weltwirtschaftsordnung und Entwicklungspolitik : Plädoyer fur Dissoziation, Senghaas traite en long et en large de la science économique nationaliste de List et la déclare largement “positive”.
Pour Senghaas, les idéologies dominantes en matière économique préconisent globalement une politique de libre-échange qui conduit obligatoirement à l'inclusion de l'Amérique Latine, de l'Afrique et de l'Asie dans le mode de division du travail (DIT) imposé par les métropoles. Derrière les mots “liberté” (c'est-à-dire liberté de commerce), “intégration” et “coopération”, derrière cet écran de belles paroles, le capital multinational construit son One World. De la complexité des économies nationales, on passe alors, sous la pression de ces doctrines économiques fortement idéologisées, à des monocultures déformées, incapables d'auto-approvisionner leurs propres peuples, dépendantes des diktats imposés par les QG des consortiums, caractérisées par des “déformations structurelles” et des “circuits économiques défaillants”. Tous les reproches que peuvent adresser les forces de gauche ou les pays en voie de développement à cette économie “one-worldiste” restent nuls et non avenus tant que l'on ne s'attaque pas au fond du problème, tant que l'on ne rejette pas le principe de l'imbrication économique multinationale, tant que l'on ne refuse pas l'intégration dans le système du One World.
Contre cet engouement planétaire, Senghaas suggère une alternative : prôner la dissociation plutôt que l'intégration, déconnecter les sociétés périphériques du système économique mondialiste/capitaliste (dans une perspective nationale), favoriser la création d'espace de développement auto-centrés plutôt que d'accepter les main-mises étrangères. L'économie contribue ainsi à asseoir la conception “nationale-révolutionnaire” du socialisme, c'est-à-dire celle du socialisme selon la voie nationale.
[Ci-contre : Margaret Thatcher en 1979 devant le 10 Downing Street. Elle restera Premier ministre jusqu'en 1990. Elle a converti la droite conservatrice britannique au libre-échange. Le choix d'un type précis d'économie est aussi un choix politique et un choix éthico-politique. Margaret Thatcher a choisi : elle opte pour la mondialisation dont les retombées pratiques sont l'installation de firmes japonaises et américaines en Grande-Bretagne qui ont la permission d'ignorer les lois sociales du pays et la vente, l'aliénation, de vieilles firmes britanniques à des consortiums américains. Résultat : un appauvrissement généralisé à long terme. Madame Thatcher rejette le principe élémentaire de l'autarcie : la protection des ressources énergétiques naturelles de son pays]
La contradiction qui oppose la “libre-économie” impérialiste aux voies nationales de développement n'a pas été levée. Au contraire, elle s'est accentuée. Le conflit entre la cause du capital multinational et la cause des peuples, entre la stratégie de l'aliénation et l'idéal d'identité culturelle et nationale, est le conflit majeur, essentiel, de notre temps. Et Senghaas écrit : « L'option cosmopolite de la doctrine des avantages comparés et le plaidoyer pour le libre-échange sont pareils aujourd'hui à ce qu'ils étaient du temps de List. Il s'agit tout simplement de l'argumentaire des profiteurs d'une division internationale du travail inégale… Sans aucun doute, la théorie de Friedrich List (notamment la perspective analytique et pragmatique qu'il ouvre) est tout à fait actuelle, dans la mesure où les masses des sociétés périphériques se dressent contre le système, contre Tordre économique international que leurs “élites” contribuent à renforcer ».
La déconnexion par rapport au marché mondial a pour objectif de mettre sur pied une économie et une société autonomes et viables, basées sur leurs propres ressources et sur leurs propres besoins. Il suffit de se rappeler les modèles historiques qu'a connus l'Europe, aux différentes stades de son développement industriel, et le développement de certains pays socialistes (Chine de Mao Zedong, République Populaire de Corée, Albanie) et de les imiter, dans la mesure du possible et dans le respect des identités, dans les pays du Tiers-Monde. Les critiques actuels des idéologies économiques dominantes (les “dissociationnistes”) mettent avec raison en exergue les points suivants en matière de politique de développement :
Cette double rupture devra simplement être temporaire. Jusqu'au moment où les lacunes structurelles contemporaines des économies politiques des pays en voie de développement (chômage, inégalités criantes dans la redistribution des revenus, pauvreté, endettements, etc.) soient éliminées grâce à une stratégie de développement auto-centré. À ce moment, les économies nationales pourront prendre, sur le marché mondial, une place équivalente à celle des pays plus développés et participer efficacement à la concurrence, selon les critères de la doctrine des coûts comparatifs. Ainsi, le modèle de la déconnexion se pose comme contre-modèle à l'endroit de la praxis dominante actuelle en matière de développement ; la déconnexion rompt les ponts avec le modèle du développement associatif (connecté) qui, dans le langage journalistique, s'impose aux mentalités grâce aux vocables sloganiques de One World et de l’intégration sur le marché mondial.
Les "théories de la dépendance" démontrent que le développement dans la périphérie est impossible dans les conditions que dictent les dépendances à l'égard des métropoles. Ces théories analysent les formes “dépendantes” de développement, telles qu'elles sont mises en pratique dans certains pays. Elles mettent par ailleurs l'accent sur le fait que le sous-développement ne constitue pas un stade en soi, que les PVD (pays en voie de développement) doivent traverser, mais est bien plutôt une “structure”. Poursuivant leur raisonnement, ces théories affirment que les économies politiques déformées des PVD ne pourront sortir de leurs impasses que si elles acquièrent un certain degré d'indépendance, de libre compétence nationale dans les questions de production, de diversification, de distribution et de consommation. Dieter Nohlen et Franz Nuscheler ont ainsi mis en exergue les complémentarités qui pourraient résoudre les problèmes des économies des PVD : travail/emploi, croissance économique, justice sociale/modification structurelle, participation, indépendance politique et économique (in : Handbuch Dritte Welt, Hamburg, 1982).
Kwame Nkrumah contre le néo-colonialisme, John Galtung, économiste de la “self-reliance”
[Ci-contre : Kwame Nkrumah, à la conférence du Commonwealth en 1957, peu après l'indépendance du Ghana qui regroupe la Côte d'Or et le Togoland britannique. Il met sur pied une politique volontariste et ambitieuse, destinée à permettre au Ghana d'évoluer, et de s'affranchir de ses limitations antérieures. En particulier, il voulait développer l'agriculture afin qu'elle ne dépende plus du seul cacao, ce qui, en cas de chute des prix, aurait mis le pays dans une situation délicate. Il voulait également réduire la dépendance du pays par rapport aux manufacturiers étrangers, et sortir le Ghana de son rôle de fournisseur de matières premières. Tout ceci s'est traduit par la construction de nombreuses routes, écoles et centres de soin et d'une foule de projets industriels, dont le barrage hydro-électrique sur la Volta. À l'indépendance, les prix du cacao étaient à de très haut niveau, ce qui a permis à cette politique d'être mise en application, offrant de meilleures perspectives d'emploi à la population. Le deuxième plan de développement annoncé par le gouvernement en 1959 doit être abandonné en 1961, lorsque le déficit de la balance des paiements dépasse 125 millions de dollars. Ces difficultés économiques conduisent à une agitation ouvrière qui débouche sur une grève générale en septembre 1961. Son impopularité grandissante provoque un coup d’État en 1966, le contraignant à l’exil en Guinée]
Dans le Tiers-Monde lui-même, ces complémentarités ont été entrevues pour la première fois par le socialiste panafricain Kwame Nkrumah dans son livre Neo-Colonialism : The Last Stage of Imperialism. L'essence du néo-colonialisme, selon Nkrumah, consiste en ceci : l’État dominé par le néo-colonialisme possède théoriquement tous les attributs d'un État souverain, tandis qu'en réalité, son système économique et sa politique sont déterminés par l'extérieur. Nkrumah constate de ce fait l'émergence d'une nouvelle lutte des classes, dont les "fronts" ne traversent plus les nations industrielles mais opposent les pays riches aux pays pauvres (puisque les travailleurs des pays riches profitent eux aussi du néo-colonialisme).
Le concept de self-reliance (c'est-à-dire le développement selon ses propres forces) a été découvert, cerné et systématisé par John Galtung dans un ouvrage intitulé précisément Self-Reliance. Ce concept, né dans les polémiques adressées à rencontre des modèles occidentaux/capitalistes de développement, sert à déterminer une économie basée sur la confiance que déploierait une nation pour ses propres forces. Une telle économie utiliserait ses propres ressources pour satisfaire les besoins fondamentaux de sa population et chercherait à atteindre cet équilibre intérieur par la mobilisation des masses, par la concentration des forces économiques sur le marché intérieur et par la participation globale de la population aux décisions politiques et ce, aux différents niveaux hiérarchiques et territoriaux. La self-reliance est liée à la recherche des traditions autochtones, des valeurs culturelles enracinées, adaptées à la voie propre de développement choisie par le pays concerné. La self-reliance peut ainsi constituer une alternative sérieuse aux stratégies de développement orientées selon les logiques de la croissance et de la mondialisation du marché. Les modèles les plus réussis d'un tel développement autonome des forces productives sont les économies de la Tanzanie, du Zimbabwe, de la Guinée-Bissau et surtout de la République Populaire de Corée.
Mais ces modèles “déconnectés”, illustrant la théorie “dissociationniste”, ne sont que des premiers pas. Il faut aller plus loin. Et il ne faut pas qu'ils ne restent qu'à la périphérie du monde. L'intégration des peuples européens dans un réseau de dépendances et de déformations structurelles (GATT, CEE, etc.) doit être arrêtée. Car cette intégration ne signifie pas seulement une mutilation économique dangereuse mais aussi et surtout une “déformation” globale de la société. Ce ne sont pas que les nations périphériques qui souffrent de ces mutilations. Nos identités européennes, nos héritages culturels risquent également d'être totalement arasés. Le développement auto-centré est aujourd'hui une tâche révolutionnaire, pour le salut de toutes les nations du globe. Et ici aussi, en Allemagne, en Europe.
► Stefan Fadinger, Orientations n°8, 1986.
(texte paru dans Aufbruch n°4/1985, traduit de l'allemand par R. Steuckers)
(1) Le "Vormärz" désigne les préludes à la révolution de 1848 en Allemagne, marqués par une répression du pouvoir à l'égard de tous les innovateurs.
Pièce-jointe :
Méconnue et prolifique, l’œuvre intellectuelle de l’économiste franco-égyptien Samir Amin a aussi abordé les théories du développement (not. in : Le développement inégal, 1973, cf. aussi son article « Tiers-Monde et révolution »). Dans une présentation en trois parties, Emmanuel Leroueil propose faire découvrir Samir Amin et d’expliquer le contexte intellectuel dans lequel il se situe, de présenter et d’expliciter ses principales théories, et d’en tirer nos conclusions personnelles sur le programme d’action qui pourrait découler de ses idées.
Présentation de Samir Amin
Samir Amin est né au Caire en 1931, d’un père égyptien et d’une mère française. Après une scolarité passée dans le système éducatif français (lycée français du Caire), il poursuit ses études supérieures à Sciences Po Paris, dont il sortira diplômé en 1952, et se spécialise ensuite en économie, obtenant son doctorat ès sciences économiques en 1957. Parallèlement à ses études supérieures, il milite activement au sein du Parti communiste français (bien qu’en désaccord progressif puis définitif avec le marxisme-léninisme) et participe à de nombreuses revues critiques réunissant de jeunes et talentueux étudiants issus de différents pays du Tiers-monde. Après avoir brièvement travaillé comme haut-fonctionnaire en Égypte de 1957 à 1960, il est obligé de s’exiler suite aux répressions que subissent les communistes égyptiens par le régime nassérien. Il travaille ensuite comme conseiller économique auprès du gouvernement malien nouvellement indépendant de 1960 à 1963. Ayant obtenu son agrégation de professeur de sciences économiques en 1966, il fait le choix de l’enseignement, et officiera à Poitiers, Paris-Vincennes et Dakar. Il est particulièrement attaché à la capitale sénégalaise, où il réside depuis plus de quarante ans, en tant que directeur de l’Institut africain de développement économique et de planification qui s’y trouve puis, désormais, directeur du forum du Tiers-monde. Voilà pour la “carrière professionnelle”.
Cette présentation succincte élude pourtant l’essentiel de la vie de Samir Amin : son engagement intellectuel et militant pour comprendre le “Tiers-monde”, analyser sa formation, son évolution réelle et formuler des solutions alternatives pour son mode de développement. Amin est représentatif de toute une génération d’intellectuels de gauche des années 1950 issus de pays colonisés ou dominés accédant ou en voie d’accès à l’indépendance, et qui doivent faire face à la question du rattrapage économique et social de leurs pays par rapport aux pays développés. Tout le problème, comme le formule Amin lui-même, reste à savoir si « “rattraper”, c’est-à-dire développer en priorité les forces productives quitte à reproduire à cette fin beaucoup des caractères essentiels propres au capitalisme, ou “bâtir une autre société” ? ».
On assiste donc à l’émergence, à partir des années 1950, d’une production intellectuelle que l’on regroupe sous le terme de “théories du développement”, et qui transcrit les différentes stratégies imaginées pour permettre aux pays sous-développés de se développer. Deux grandes thèses s’affrontent alors : la théorie libérale selon laquelle la mondialisation, dans le sens d’une extension de la logique du marché au niveau mondial, entrainera mécaniquement le “développement” économique et social des différents pays du monde pour peu qu’ils respectent les préceptes libéraux ; la théorie du capitalisme nationaliste, qui promeut l’industrialisation locale accélérée sous l’impulsion de l’État, afin de produire une dynamique interne de développement et la protéger de la concurrence extérieure tant qu’elle n’est pas arrivée à maturation. C’est cette dernière alternative qui est majoritairement privilégiée par les grands États nouvellement indépendants, l’Inde, l’Égypte, l’Indonésie, suivant en cela l’exemple de l’URSS. Ce modèle de capitalisme nationaliste trouve une nouvelle élaboration théorique à travers l’école du desarrollismo qu’initie l’économiste argentin Raul Prebisch. C’est à cette époque que l’on commence à parler d’échange inégal entre les pays développés et les pays sous-développés : Raul Prebisch remarque qu’en période de récession, les produits primaires (produits agricoles) connaissent une baisse de valeur beaucoup plus rapide que les produits manufacturés du fait de l’incapacité des paysans à adapter leur production à la demande anticipée, contrairement aux industriels, ce qui aggrave les effets des déséquilibres économiques. Plus largement, on remarque une hausse des salaires des employés dans les pays développés liés à la hausse de la productivité, alors que les salaires restent dissocier de la hausse de la productivité dans les économies peu ou faiblement industrialisées. De sorte que les bénéfices de la hausse de la productivité sont tous accaparés par les pays développés. D’où l’impératif de développer des industries locales se substituant aux importations, pour favoriser une dynamique interne à même de coupler hausse de la productivité et hausse des salaires (Le développement économique de l’Amérique latine et ses principaux problèmes, Raul Prebisch, 1950).
La théorie de la dépendance, qui se développe toujours principalement en Amérique latine (Sergio Bagu, Fernando H. Cardoso), et à laquelle appartiennent aussi des auteurs comme Samir Amin et Emmanuel Arghiri, élabore une critique de gauche du desarrollismo. Il serait trop long de résumer sérieusement une école de pensée aussi riche et variée, on soulignera donc ici l’un de ses apports fondamentaux : le “sous-développement” du tiers-monde n’est pas le résultat d’une arriération de cette partie de l’humanité, mais le produit moderne de l’expansion capitaliste mondiale depuis le XVe siècle. Cette école de pensée se prolongera et sera raffinée dans les années 1970 par l’école théorique du « Système-monde » (Immanuel Wallerstein, André Gunder Frank) : l’économie mondiale se structure en pôles autours desquelles gravitent des périphéries dominées qui participent à l’enrichissement des pôles.
L’apport de ces différents penseurs aura été essentiel à la critique de l’ordre économique et politique moderne lors de la seconde moitié du XXe siècle. Ce sont ces penseurs qui ont alimenté théoriquement le mouvement altermondialiste et donné les arguments aux pays sous-développés et à leurs populations de contester les accords de libre-échange promus par l’OMC et la doxa du consensus de Washington plus largement. Ils représentent l’une des dernières branches critiques du mouvement socialiste : alors que la social-démocratie – qui se cantonne à des analyses mais surtout à des actions au plan national où se déroulent les enjeux de pouvoir – perd son emprise sur les enjeux globaux actuels, les intellectuels altermondialistes comme Samir Amin se sont chargés de réactualiser le logiciel théorique critique du capitalisme et du type de société qu’il produit en le pensant de manière globale, mondiale. Leur œuvre offre une clé de lecture particulièrement intéressante des questions concernant la situation économique, politique et sociale de l’Afrique subsaharienne. À ce titre, les théories développées par Samir Amin méritent d’être connues, analysées et réfléchies.
Théorie économique de Samir Amin
La théorie économique de Samir Amin s’inscrit dans une vision globale de l’histoire moderne. Selon lui, « développement et sous-développement constituent l’endroit et l’envers de la même médaille : l’expansion capitaliste ». S. Amin part du concept popularisé par Karl Marx d’accumulation primitive : l’accumulation de capital nécessaire à l’investissement des premiers temps du capitalisme ne serait pas le résultat d’une “épargne vertueuse” de capital comme tend à le proclamer les discours légitimant la position des “riches” ; cette accumulation primitive se serait plutôt faite sur le mode violent de la spoliation des faibles par les forts, au niveau national (le célèbre exemple des enclosures en Angleterre, voir Karl Polanyi, La grande transformation) et international.
Cette expansion historique du capitalisme se caractériserait par une longue maturation de ce cycle spoliation/accumulation/investissement/hausse de la productivité/bénéfices/supériorité accrue, s’inscrivant dans divers registres, dont le premier est le mercantilisme qui se développe au XVIe siècle et qui serait une systématisation du cycle précédemment décrit au profit des grandes puissances navigatrices européennes. Le mercantilisme esclavagiste, le colonialisme, l’impérialisme, n’en seraient que divers avatars. Samir Amin pose le constat de cette domination européenne qui se confond avec l’expansion mondiale du capitalisme et en analyse les mécanismes reproducteurs ; il ne s’intéresse pas spécifiquement aux raisons expliquant cette supériorité technique européenne ainsi que l’émergence même de la dynamique capitaliste. Pour ceux qui seraient intéressés par de tels sujets, nous recommandons fortement la lecture de deux livres très différents mais tous deux très intéressants : Christopher A. Bayly, La naissance du monde moderne : 1780-1914 ; Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés.
Pour Samir Amin, l’accumulation primitive décrite par Marx est permanente et se reproduit entre autre par le mécanisme de l’échange inégal (2), même s’il ne nie pas l’existence d’une accumulation désormais exclusivement financée par le progrès technologique. C’est à cause de cette accumulation permanente qu’il conclut : « Le capitalisme historique est – et continuera à être – polarisant par nature, rendant le “rattrapage” impossible ». C’est pourtant à ce projet de rattrapage que se sont attelés les pouvoirs des États nouvellement indépendants à partir des décennies 1950 – 1960. Stratégies de développement que S. Amin juge avec sévérité. Son analyse est la suivante : la décolonisation et les projets nationalistes ont été portés majoritairement par les différentes bourgeoisies autochtones, anciennes bourgeoisies compradoriales ; une fois aux manettes des nouveaux États indépendants, ces bourgeoisies ont voulu à tout prix se développer en s’intégrant au circuit économique international, ce qui a débouché la plupart du temps sur une recompradorisation des économies, qui se sont ainsi maintenues dans leur position de périphéries vis-à-vis des pôles.
Une économie compradoriale se caractérise par l’orientation quasi exclusive de sa production vers des activités exportatrices, contrairement aux économies développées où la production est principalement destinée à la consommation finale locale. Une économie compradoriale est beaucoup plus inégalitaire qu’une économie “nationaliste”, puisque les bénéfices sont concentrés entre les mains des quelques commerçants exportateurs qui n’ont même pas intérêt à ce qu’il y ait une hausse du pouvoir d’achat de leur population puisqu’elle ne constitue pas sa clientèle potentielle. Quant aux produits de première nécessité que consomme la population, ils sont souvent importés, ce qui fait qu’à la place d’une multitude de petits et moyens producteurs on retrouve deux ou trois gros commerçants importateurs de produits. Une économie compradoriale peut connaître de très bons résultats selon les critères lambda : forte croissance économique, hausse de la productivité de certains secteurs ; mais elle se caractérisera par « l’appauvrissement des paysans et le renforcement de la position de la rente foncière, la préférence pour les investissements légers, finalement la dissociation marquée entre les rémunérations du travail et les productivités, la désarticulation de l’économie, la juxtaposition de miracles sans lendemains et de zones dévastées » (S. Amin).
Il n’y aurait cependant pas de fatalité au sort actuel des périphéries de l’économie globale. Et c’est à ce niveau qu’intervient la théorie du développement autocentré selon Samir Amin :
« La dynamique du modèle du développement autocentré est fondée sur une articulation majeure, celle qui met en relation d’interdépendance étroite la croissance de la production de biens de production et celle de la production de biens de consommation de masse. Cette construction associe une certaine ouverture extérieure (contrôlée autant que possible) et la protection des exigences des transformations sociales progressistes, en conflit avec les intérêts capitalistes dominants. Les classes dirigeantes, par leur nature historique, inscrivent leurs visions et aspirations dans la perspective du capitalisme mondial réellement existant et, bon gré mal gré, soumettent leurs stratégies aux contraintes de l’expansion mondiale du capitalisme. C’est pourquoi elles ne peuvent pas réellement envisager la déconnexion. Celle-ci, par contre, s’impose aux classes populaires dès lors qu’elles tentent d’utiliser le pouvoir politique pour transformer leurs conditions et se libérer des conséquences inhumaines qui leur sont faites par l’expansion mondiale polarisante du capitalisme ».
Samir Amin défend donc une sorte d’optimum de second rang. Il en offre un exemple assez parlant :
« Si la voie capitaliste permet par exemple de multiplier par dix la production par travailleur rural en un temps défini, celle-ci peut paraître d’évidence d’une efficacité indiscutable. Mais si dans le même temps le nombre des emplois ruraux a été divisé par cinq, qu’en est-il de l’efficacité sociale de cette voie ? La production totale aura été multipliée par deux, mais quatre ruraux éliminés sur cinq ne peuvent plus ni se nourrir par eux-mêmes, ni produire un excédent modeste pour le marché. Si la voie paysanne qui stabilise le chiffre de la population rurale ne multiplie dans le même temps leur production par tête que par deux, la production totale, elle même doublée, nourrit tous les ruraux et produit un excédent commercialisable qui peut être supérieur à celui offert par la voie capitaliste dès lors qu’on déduit de celle-ci l’auto-consommation des paysans qu’elle élimine ».
Prospective
La théorie du développement autocentré poursuit des objectifs absolument contraires à la théorie libérale du capitalisme dominant : son objectif principal n’est pas de trouver de nouveaux débouchés à forte rémunération au capital international, mais d’augmenter le pouvoir d’achat des consommateurs locaux, c’est-à-dire de leur trouver des emplois avec des salaires variant à la hausse en fonction de la productivité, d’où l’importance d’une production locale de biens de première nécessité, quitte à ce que cela revienne plus cher et que ce soit moins “économiquement efficace” dans un premier temps. Il ne s’agit pas non plus d’un quelconque protectionnisme, puisque le projet est couplé à des orientations sociales très fortes. La théorie du développement autocentré n’est pas donc pas simplement une théorie économique, mais aussi — et peut-être surtout — politique et sociale. Car le nœud du problème, selon Samir Amin, est le partenariat social et politique entre élites bourgeoises nationales (et non compradoriale), élites intellectuelles et classes populaires, partenariat qui seul peut être à l’origine d’un tel projet, comme a pu l’être le partenariat ayant débouché à la social-démocratie en Europe. Une telle alliance déboucherait sur un pacte national dont les objectifs seraient déconnectés de la logique du capitalisme global polarisé : ce serait une sorte de nouvelle indépendance.
Un certain nombre de pays s’acheminent aujourd’hui vers cette direction. Beaucoup plus que l’Inde, le Brésil ou la Russie, la Chine en offre un exemple très intéressant, même si du modèle réellement existant au modèle théorique il existe un certain nombre de distorsions (le pouvoir autoritaire) dues aux particularités de son implantation historique et aux personnalités humaines qui l’ont façonné. L’Afrique subsaharienne ne semble elle pas encore prête à s’émanciper de son statut de périphérie. D’où l’urgence pour les socialistes du continent noir de réfléchir à des solutions telles que celles proposées par le développement autocentré et aux moyens de leur mise en œuvre.
En résumé, la théorie du développement autocentré de Samir Amin tient à ceci : l’espace économique mondial se structure en pôles (les pays développés) dont la suprématie s’appuie sur un modèle d’accumulation et de renouvellement du capital qui se fait au détriment de leurs périphéries (les pays sous-développés) à travers divers mécanismes dont le principal est celui de l’échange inégal. Tant que ces pays sous-développés orientent leur économie dans le sens de la structuration actuelle du système économique, c’est-à-dire par exemple en continuant de miser sur l’exportation de seules matières premières ou des composants industriels dont l’assemblage final et la plus-value resteront accaparés par le Nord, et bien ils se maintiendront dans leur position de périphérie. Les bénéfices économiques de ces périphéries ne profiteront qu’à leur bourgeoisie compradoriale, tandis que l’écrasante masse de la population sera maintenue dans la pauvreté. Le problème est que l’élite des pays sous-développés appartient elle-même à ce système compradoriale, de naissance ou par cooptation (après de brillantes études supérieures à l’étranger par exemple), et qu’elle n’a pas forcément intérêt à court terme à changer le système. Problème plus important encore, quand bien même les dirigeants de ces pays seraient prêts à “décentrer” leur économie nationale, la pression de la finance internationale et des “partenaires” que sont les pays développés risquent de les en empêcher (cf. l’Afrique du Sud ou les immenses défis du développementalisme).
La solution pour les périphéries actuelles du système économique international est donc de sortir de l’orbite des pôles développés, de s’inscrire dans un “développement autocentré”. Un tel modèle tend à ce que la production locale nourrisse et rencontre une demande locale des produits de première nécessité. Son but est que la progression des gains de productivité s’accompagne d’une hausse équivalente du pouvoir d’achat local, afin d’enclencher ainsi un cycle vertueux, comme cela à été le cas en Europe et aux États-Unis à partir de 1870. Pour cela, il faut protéger la production locale de la concurrence inégale des produits de pays plus développés ou mieux fournis. Il faut miser sur sa propre production agricole pour atteindre l’autosuffisance alimentaire, quitte à ce qu’elle soit moins productive et plus onéreuse dans les premiers temps. Il faut à tout prix contenir le chômage, quitte à freiner ainsi la productivité globale. Un tel modèle n’est pas parfait et peut connaître ses ratés : l’expérience de l’industrialisation algérienne est là pour le rappeler. C’est pour cela qu’il faut maintenir ce système autocentré sous une certaine pression, en privilégiant la concurrence interne, mais avec des concurrents avec lesquels les dés ne sont pas pipés d’avance. Les sous-ensembles économiques régionaux africains (UEMOA, CEMAC), semblent être de la taille idéale pour ce genre de nouveau système économique autocentré.
Ceci étant dit, il ne faut pas non plus se faire trop d’illusions sur le genre de système qui serait ainsi mis en place. Ce ne serait pas le paradis ! À la question de Samir Amin : « “rattraper”, est-ce-à-dire développer en priorité les forces productives quitte à reproduire à cette fin beaucoup des caractères essentiels propres au capitalisme, ou “bâtir une autre société” ? », je pencherai plutôt pour la vision désenchantée du premier terme de la phrase. Je pense que même une “économie autocentrée” structurera à son échelle un système de pôles autour desquels graviteront de nouvelles périphéries. Même à l’intérieur des pays développés, on retrouve cette structuration pôle/périphéries. Une grande métropole comme Paris assoit sa suprématie sur la main d’œuvre précarisée de sa proche banlieue. Ce type de structuration est une constante du capitalisme, inscrite dans son ADN. Or, même le développement autocentré resterait une forme particulière du capitalisme. La différence avec le système actuel serait à situer du côté de l’étendue des inégalités que produirait cette situation, et de la possibilité politique d’en atténuer au maximum les effets.
Dans un système économique autocentré qui recouvre un espace soudé par une idéologie nationaliste, les inégalités pôles/périphéries, pour énormes qu’elles peuvent être, restent du domaine du “corrigeable”. Mais entre le Nord développé et les périphéries du Sud, il existe un gouffre béant. Un enfant d’un milieu modeste du Malawi et un enfant de la classe moyenne norvégienne vivent sur deux planètes différentes. À mon sens, le développement autocentré peut jouer à deux niveaux : réduire ce gouffre entre le Nord développé et le Sud sous-développé, permettre au sein même des anciennes périphéries d’avoir les moyens de corriger les inégalités internes. Les exemples de la Corée du Sud, de la Chine, d’un certain nombre de pays de l’Asie du Sud-Est et désormais de quelques pays de l’Amérique latine (3), sont là pour nous prouver que de tels cheminements, pour chaotiques et imparfaits qu’ils soient, sont possibles.
Pousser la logique du développement autocentré jusqu’au bout revient à concevoir un système international avec un autre visage que celui que promeut le néolibéralisme. Non pas un vaste espace mondial de libre-échange… mais plutôt un ensemble d’espaces régionaux libre-échangistes à l’intérieur de leurs frontières et politiquement structurés, qui passeraient entre eux des accords de commerce de gré à gré en fonction de leurs propres intérêts. Un protectionnisme international à quelques joueurs seulement. Non pas un hypothétique gouvernement mondial, mais une gouvernance mondiale où toutes les populations seraient représentées en la personne institutionnelle de leur ensemble politique régional.
Encore faut-il pour cela que les périphéries réussissent à sortir du système actuel, à se “décentrer” pour mieux se “recentrer”. Les pays d’Amérique latine et d’Asie du Sud-Est, dont la plupart sont qualifiés actuellement d’“émergents”, sont bien partis pour se tailler au cours de ce XXIe siècle une nouvelle place dans le système économique et politique international. L’Afrique subsaharienne pourra-t-elle profiter de ce réaménagement à venir qui ne sera dû qu’aux efforts des autres ? Rien n’est moins sûr. D’où la sempiternelle question du “que faire ?”. Comme l’indique Samir Amin, la réorientation stratégique qu’implique le développement autocentré nécessite un pacte social extrêmement large au sein de la population, comme a pu le représenter le pacte social-démocrate en Europe. Un tel pacte ne peut être le fruit que d’une lecture commune de la situation du monde et de l’avenir que l’on souhaite donner à son pays. Cette lecture commune doit être le produit d’un discours intelligible pour la majorité de la population, et réappropriée par elle. Tout cela ne peut être que le résultat d’une idéologie partagée. En l’occurrence, pour la lecture précédemment décrite, le socialisme.
Aujourd’hui, une jeune personne d’Afrique subsaharienne, aussi bien intentionnée soit-elle, face à un système bloqué et des problèmes socio-économiques qui semblent insurmontables, cherche d’abord à s’en sortir pour elle-même à titre individuel. Une personne cynique se comportera elle en rapace du système pour peu que l’occasion lui en soit donnée. Les meilleurs et les plus volontaires agiront à la marge : humanitaire, actions éducatives, actions sociales, actions économiques, mais qui resteront des gouttes d’eau dans un océan de problèmes. Or, il s’agit bien de déplacer des montagnes ! Aucun être humain ne peut porter sur ses seules épaules le défi du rattrapage économique de son pays, à moins d’être un vieillard mégalomane illuminé. Ce dont les pays subsahariens ont besoin, c’est d’une lame de fond transformatrice, qui fasse que chaque citoyen se sente appartenir à un Tout qui répond d’une mission historique.
Il faut créer les conditions d’émergence et de réception de ce discours, de cette lame de fond transformatrice. La tâche risque de ne pas être aisée, et nul ne peut prédire de son succès. Mais qui ne tente rien n’a rien.
► Emmanuel Leroueil, L’Afrique des idées, 2013.
Notes
1. Définition par Samir Amin : Les périphéries fournissent des matières premières et des produits agricoles de consommation dans les termes de l’échange inégal (différentiel des prix supérieurs à celui des productivités), qui permettent de relever le taux du profit au centre, par la réduction des prix d’éléments constitutifs soit du capital constant (matières premières), soit du capital variable (bien salariaux).
2. Il peut sembler exagéré de rassembler ici des pays aux modèles politiques aussi différents. Nous pensons toutefois pouvoir les rassembler sous la bannière commune du « capitalisme d’État autocentré ».