Dionysos : L'Image Archétypale de la Vie Indestructible
• Recension : Karl Kerényi, Dionysos : Urbild des unzerstörbaren Lebens, Klett-Cotta, Stuttgart, 1994, 366 p. (en anglais : Dionysos : Archetypal Image of Indestructible Life, 1996)
On ne présente plus le philologue classique et mythologue hongrois Karl Kerényi (1897-1973), professeur en Hongrie à Pecs et à Szeged, réfugié en Suisse auprès de son ami Carl Gustav Jung dès 1943, il y restera jusqu'à sa mort en 1973. Il développera l'idée d'un "humanisme de l'homme intégral", sous-entendant par là que l'humanisme conventionnel n'était qu'un humanisme boiteux, car reposant sur la conception d'un "homme mutilé".
Les éditions Klett-Cotta de Stuttgart, par ailleurs éditrices de l'œuvre d’Ernst Jünger, ont entrepris de rééditer tous les ouvrages du mythologue hongrois. Dans la réédition de ce magistral Dionysos, on peut lire une préface écrite à Rome en 1967. Ce texte révèle la vision de la vie de Kerényi, déduite d'une étude approfondie des mots grecs zoé et bios, tous deux traduits par “vie” en français et par Leben en allemand. Il est impératif de connaître ce que les Grecs entendaient par “vie” pour comprendre l'ampleur et l'importance des cultes et des fêtes dionysiaques. Dionysos exprime une présence totale, ubiquitaire, “omni-compénétrante”, Dionysos est tout à la fois la tranquillité, la douceur, la sérénité d'avant l'ivresse, la puissance du végétal (et surtout du cep de vigne). Dionysos, comme l'avait remarqué Walter F. Otto dans Dionysos : Mythos und Kultus (1933), n'est pas seulement le dieu qui dispense une ivresse passagère, mais celui qui ne cesse de faire germer la vie.
Voilà pourquoi, après avoir longtemps discuté et disputé avec Otto, Kerényi a fini par définir Dionysos comme "l'archétype de la vie indestructible". Indestructible parce que recelant une hérédité, un germe transmissible, garantissant — justement par cette transmissibilité — l'infinitude temporelle. En laissant subsister 2 mots — bios et zoé — pour désigner la “vie”, la langue grecque, au cours de son long processus de formation et de maturation, a fini par établir une différence de sens entre les deux vocables. La zoé est la vie qui dure (éternellement par le processus de transmission qu'implique l'hérédité) mais sans avoir ni caractéristiques fortes ni qualités extraordinaires. La bios est, elle, la vie telle qu'elle se manifeste par le truchement d'une “caractérisation”. La bios du héros est caractérisée par l'héroïsme, par ses faits et gestes glorieux, la bios du lâche par la lâcheté, par ses reniements et ses échecs (le héros a la bios d'un lièvre qui fuit). La zoé est la vie en tant que “fond-de-monde”, en ce sens, elle est toujours là, incontournable, sans contours, sans limites. Elle est la non-mort, l'exact antonyme de thanatos. La bios, est une existence intense, qui se termine par une mort spécifique, sortant de l'ordinaire ; elle peut éventuellement rester gravée dans les mémoires, échapper à la nullification par le thanatos. Mais toute bios procède de la zoé. Celle-ci est le fil sur lequel va s'aligner chaque bios particulière. La zoé est infinitude, la bios est finitude, mais finitude parfois exemplaire. La zoé ne permet pas sa propre fin, sa propre destruction.
Les cultes dionysiaques reflètent donc la nécessité de témoigner sans discontinuer de l'indestructibilité de la vie. Tel fut le vrai message grec, telle est la base d'un humanisme intégral selon Kerényi, bien plus fécond que l'humanisme de l'homme mutilé par un excès de logocentrisme.
► Detlev Baumann (pseud. R. Steuckers), Antaïos n°12, sept. 1997.
[Habillage musical : Herbst9 - Nanab Ishtar - Exalted Light Of Heaven, 2008]
♦ Recension : Carl KÉRÉNYI, Dionysos : Archetypal Image of Indestructible Life, Princeton, University Press, 1976 [1996], XXXVII-474 p., 146 fig.
Publié pour la première fois il y a vingt ans, cet ouvrage mérite incontestablement de figurer parmi les travaux importants sur Dionysos, aux côtés des études d'Henri Jeanmaire, de Walter Otto, de Marcel Detienne et d'Albert Henrichs, entre autres. Il n'en reste pas moins que l'érudition peu commune de Kérényi ne doit pas faire oublier le caractère souvent plus intuitif que démonstratif des intéressants développements qu'il propose, nettement influencés par les interprétations psychologiques de la religion. L'étude s'ouvre sur l'horizon crétois où le dionysisme trouverait ses racines millénaires, quand bien même l'atmosphère “dionysiaque” aurait-elle précédé le dieu Dionysos, et les effluves de l'hydromel la consommation du vin. Après ce prélude qui couvre un petit tiers de l'ouvrage, l'auteur s'attaque au culte et au mythe grecs du dieu par l'étude 1) des “mythes d'arrivée” du dieu, essentiels pour la définition de sa personnalité, 2) des cultes triétériques qui lui étaient rendus (les cérémonies delphiques et l'orphisme y sont abordés), 3) de ses caractères “athéniens” (fêtes, tragédie et comédie) et de sa présence dans les mystères. Pour Kérényi, la religion de Dionysos est une religion de la zoë, de la vie infinie (par contraste avec bios, l'existence limitée) et l'ensemble de ses analyses va dans ce sens. Il suffit de lire l'ouvrage de M. Detienne, Dionysos mis à mort, pour comprendre qu'une telle vision ne permet pas nécessairement de définir tout Dionysos, mais qu'il convient de lui ménager une place pour mieux comprendre ce dieu multiforme.
► Vinciane Vinciane Pirenne-Delforge, L'antiquité classique, tome 67, 1998.
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Le Dionysos de Bierl
La thèse centrale du livre de Anton Bierl est de montrer que le théâtre classique grec, celui d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, n’a pas perdu le lien avec la divinité originelle qui présidait à la tragédie : Dionysos. Si le théâtre n’était plus un rituel au sens proprement religieux, s’il était devenu une forme d’art à part entière, si Dionysos, d’abord omniprésent dans le drame, a cédé progressivement la place aux héros tragiques, il n’en demeure pas moins, nous démontre Bierl, que sa présence demeure centrale, son mythe déterminant chez les auteurs grecs de tragédies. Pourquoi la philologie a-t-elle parlé d’une “évolution” de la tragédie, d’une “évolution” qui postulait la disparition graduelle de Dionysos ? Parce que, répond Bierl, Dionysos a été quasi unilatéralement décrit comme le Dieu de la déstabilisation, de la violence pulsionnelle et irrationnelle qui dissout toute forme de civilisation. Dionysos est devenu ainsi le symbole (ou le prétexte…) d’une sorte d’anarchisme destructeur, irrationnel et, quelque fois, pansexualiste. C’est oublier que ce Dieu du vin avait aussi et surtout une fonction de stabilisation, qu’il était honoré comme un protecteur de la polis parce que dans ses fêtes, il unissait les citoyens dans l’ivresse et la joie, abattait les différences de classe et de fortune pendant l’espace-temps rituellement limité de la fête et du culte, permettant de la sorte d’éroder les conflits, les jalousies et les rancœurs qui s’étaient accumulées pendant le temps trivial de la vie quotidienne. Plus tard dans l’histoire d’Athènes, le théâtre a également hérité d’une fonction festive et stabilisante, unissant les citoyens dans un spectacle apprécié en commun. La tragédie antique revêt dès lors une dimension politique d’apaisement, après injection d’une dose de passion et d’ivresse, dimension évidemment indispensable au salut de la cité, comme l’avaient déjà souligné à leur manière Vernant, l’école de Paris, Goldhill et Meier. Pour Bierl, ce sont les tragédies de Sophocle qui soulignent le plus clairement les fonctions positives de Dionysos, tout en mettant bien en scène pulsions, transes et fulgurances de son culte, notamment dans les chœurs. Plus tard, par exemple chez Euripide, la veine dionysiaque de la tragédie grecque s’intellectualisera mais ne perdra pas pour autant sa fonction de stabilisation dans le spectacle qui prend ainsi le relais de la fête et de l’ivresse. Un peu comme après notre Moyen Âge, les chambres de rhétorique ont pris le relais de la “Fête des fous”.
♦ AFH Bierl, Dionysos und die griechischen Tragödie : politische und “metatheatralische” Aspekte in Text, G. Narr Verlag, Tübingen, 1991. [ch. 4 mis à disposition]
► Detlev Baumann (pseud. R. Steuckers), Antaïos n°12, sept. 1997.
• nota bene : du même auteur en français, « Le “chamanisme” et la comédie ancienne. Recours générique à un atavisme et guérison », Methodos n°7, 2007. [résumé]
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[Ci-contre : fresque murale ornant la façade du théâtre des Folies Bergère par le sculpteur Pico (Maurice Picaud), 1926]
Une savante étude sur Les danses dionysiaques en Grèce Antique vient de paraître. Il s'agit de la troisième partie d'une thèse de doctorat soutenue par Marie-Hélène Delavaud-Roux en 1991 et dont les deux parties précédentes ont été publiées sous les titres de Les danses armées en Grèce Antique et de Les danses pacifiques en Grèce Antique. L'auteur écrit : « Dans ce qui suit, je donnerai aux qualificatifs des danses dionysiaques ou bachiques un sens très large. Il s'agit en fait d'un type de danse qui peut concerner d'autres divinités que Dionysos — Déméter, Cybèle et Adonis. Nous prenons donc les mots “dionysiaque” et “bachique” dans le sens d'“orgiaque”, par opposition aux manifestations orchestiques armées et pacifiques. Dans cette étude, nous engloberons aussi bien les danses liées à l'extase que celles liées à l'ivresse. Les premières semblent féminines, tandis que les secondes paraissent plutôt masculines. Cependant, nous verrons que les hommes peuvent dans certains cas effectuer des danses mystiques, rappelant les danses des derviches tourneurs ». Le livre est abondamment illustré de dessins figurant sur les céramiques grecques. Il permettra à certains une approche intéressante des musiques traditionnelles de ce pays. La Grèce est un des rares pays européens où les traditions musicales (entre autres) sont encore réellement vivantes. Pour les découvrir, il faut éviter les soirées “pour touristes”, se munir de l'excellent L'été grec de J. Lacarrière, et emprunter des chemins qui, parfois, ne mènent nulle part.
♦ Marie-Hélène Delavaud-Roux, Les danses dionysiaques en Grèce Antique, Publications de l'Université de Provence, 29 avenue Robert Schuman, F-13.621 Aix-en-Provence Cedex 1,1995, 256 p.
► Jean de Bussac, Nouvelles de Synergies Européennes n°21, 1996.
La victoire des Dieux olympiens ne se remporte pas sans mal. Réduits à leurs seules forces, les Dieux ne sauraient faire pencher la balance. Pour terrasser les Titans, il faut des Titans. Et même eux ne suffisent pas à vaincre la résistance de Japet, d’Atlas, de ses séides. Il faut maintenant que s’ouvrent les portes des abysses, il faut qu’apparaissent les formidables veilleurs chthoniens qui demeurent perpétuellement dans l’occulte, et ne montent au jour de la conscience et de la lumière que lors des ébranlements les plus profonds. Ils ne viennent que si la totalité du pouvoir est en jeu, si les atteint le tremblement qui parcourt le ciel et la terre et le tréfonds de l’abîme. Alors s’ouvrent d’un coup les portes d’airain du Tartare, dont l’Iliade nous dit qu’il s’étend sous l’Hadès, aussi loin au-dessous que le ciel est distant de la terre.
La lutte des Dieux contre les Titans n’implique aucun dualisme. On ne peut en faire le conflit d’un principe lumineux et d’un principe de ténèbres. Les noirs Hécatonchires et autres Cyclopes accourent à la rescousse de Zeus et répondent à son appel. L’attaque contre les Titans est lancée du haut et du bas, il faut bien cette prise en tenailles pour les faire succomber.
Dionysos lui prend part à la lutte. Il entretient avec les Titans un rapport bien particulier. Le dionysiaque et le titanesque sont dans une contradiction qu’exacerbe la parenté de leur nature. Ce qui différencie Dionysos des Dieux olympiens, c’est d’être un Dieu du devenir, de l’altération et de transformation perpétuelles. En quoi il se distingue aussi des Divinités du phallus, dont l’office permanent et immuable est de veiller en gardiens tutélaires sur le sexe. Dieu du devenir, Dionysos est proche des Titans, surtout par la fougue juvénile, éruptive, de son épiphanie. Sa démence, lorsqu’elle éclate, semble offusquer le lucidus ordo du monde des Dieux et des hommes, voiler la trame de leurs rapports : un homme sans imagination ni finesse, comme l’était le roi Penthée, pouvait se dire avec quelque apparence de raison que cette fureur était destruction pure et simple, et qu’il fallait y mettre bon ordre. Il n’est pas toujours aisé de reconnaître un Dieu, et Penthée, souverain d’une époque de transition, dut expier d’effroyable manière pareille méconnaissance.
Dionysos n’est pas un Titan, aussi titanesque que puissent paraître ses premiers pas. Il ne vient pas prêter main-forte à la maison de Cronos, il entre en conquérant dans le royaume que lui assigne Zeus, pour y établir son règne et le consolider. Sans plus attendre, il intervient dans la lutte contre les Titans, aux côtés de Zeus, dont il est le fils et fidèle homme lige. On voit bien ce qui le sépare des Titans, du cercle des douze Grands comme de Prométhée.
Devenir titanesque et devenir dionysiaque diffèrent, le retour lui non plus n’est pas le même pour chacun. Le tournant qui s’amorce avec Dionysos suit un autre chemin, mène à un autre but. Son devenir à lui n’est pas la sempiternelle réitération de l’élémentaire à quoi se bornent course et démarche des Titans, incapables d’aller au-delà. Leur activité tellurique n’entaille que faiblement la Terre, glissant sur elle comme le ballet des orages.
Dionysos ne se contente pas d’être le Dieu du tournant, c’est un Dieu de la mutation, par qui l’être en devenir prend conscience de la contradiction qu’il porte à l’anciennement devenu. Il déboîte de leurs gonds passé et avenir, ouvrant l’accès du présent. L’insatiabilité dionysiaque n’est pas l’insatiabilité titanesque. L’une des tâches assignées à l’homme est de muer sa nature titanesque en nature dionysiaque.
La démence que Dionysos insuffle aux mortels accomplit cette catharsis. Sous le coup de cette démence, ils accèdent à la communauté dionysiaque, éprouvant en eux-mêmes la puissance du Dieu. L’union avec le Dieu abolit du même coup toute notion de temps, abolit toute limite, ouvre tout grand l’Hadès, le superflu, l’ivresse, la fête immense. Chez les Titans, la fête était inconnue. Le monde d’airain de la nécessité ne connaît rien de festif, ni d’ailleurs de tragique ou de comique. Les Titans sont empreints d’une gravité profonde et fruste, d’abord par leur confiance aveugle en ce qu’ils sont, ensuite parce que chacun ne connaît que soi, nul ne se soucie des autres. Chacun se meut dans sa propre voie.
Dionysos, lui, est communauté d’esprit, spiritualité indivise, l’élément même de la fête dionysiaque. Non content de créer la tragédie, Dionysos, contrairement aux Titans, est lui-même un Dieu tragique, mais aussi le maître des fêtes, l’ordonnateur des grandes processions du phallus. Le conflit, tragique ou comique, naît de ses œuvres ; il est le fruit du temps, de la notion nouvelle du temps que Dionysos introduit. Cela fait de lui le maître de l’Histoire, qui met fin au simple devenir anhistorique. Il institue la césure par quoi l’Histoire devient possible. Cela n’est pas aisé à concevoir, si l’on n’a pas compris que toute Histoire suppose un préalable extérieur à elle-même. Si l’on en restait à la course en rond des Titans, toute l’Histoire serait impossible.
Les Titans sont les champions d’un ordre ancien aux murailles cyclopéennes et quasiment inaltérables, puisqu’elles sont l’œuvre de la nécessité même. Mais le nécessaire n’a jamais soulevé personne d’admiration, et la peine des hommes n’est qu’un effort ininterrompu pour rompre ces chaînes pesantes, dont leurs chairs sont lésées. Est nécessaire ce qui paraît à l’entendement déterminé, produit par certaines conditions. Mais nous déclarons nécessaire, dans le même temps, l’inconditionnel absolu. Non qu’il ne paraisse lié à des conditions, mais parce qu’il ne nous laisse pas le choix, parce qu’il est contraignant, qu’on ne saurait l’infléchir. Là où la nécessité se présente comme un processus mécanique, nous la reconnaissons comme mécaniquement conditionnée. Cependant l’absolu, selon notre langage, est lui aussi nécessaire. Il y a là une antinomie dans les termes, mais elle exprime une similitude.
On discerne toutefois une différence. Ce qui procède de déterminations tire sa nécessité de la succession de celles-ci, série continue, et par là contraignante. Nous en retirons l’idée d’un enchaînement de causes et d’effets. Mais lorsque nous qualifions la nécessité d’absolue, nous passons sur la série des déterminations, pour retenir uniquement que nous n’avons plus le choix. Ouranos règne sur un espace où il n’arrive pas grand-chose. Son règne est celui de la durée, d’une stabilité d’airain : le devenir titanesque n’a pas encore commencé. Les Titans n’emplissent pas encore la Terre de leur vigoureuse existence, partout règne un silence intemporel. Ouranos a le visage d’une nécessité d’airain. Cette nécessité ouranienne n’est pas celle du devenir, celle dont sont pétris les enfants d’Ouranos. Le temps semble immobile, il faut attendre Cronos pour qu’il commence à s’écouler vraiment.
Là où tout est donné pour nécessaire, il n’y a pas de liberté qui tienne ; on n’en sent même pas le besoin. Mais si jamais l’esprit, se sachant fait pour ce jeu, commence à le ressentir, il ne peut plus s’en défaire. Le pouvoir et l’attrait du Beau tiennent à cette liberté dont il jouit en lui-même. Le monde du devenir titanesque ne connaît pas cette soif du Beau, cette passion dévorante. Il ne s’y forme aucun surplus ni superflu, car les énergies se consument à mesure qu’elles s’exercent, et si elles se renouvellent sans cesse, c’est pour retomber de plus belle dans cette consomption.
Les Titans ne connaissent pas le loisir. Dionysos fuit leur besogne, à laquelle il n’a point de part. Il est le Dieu du superflu, répand le superflu où qu’il aille. Il est source de richesse, d’ivresse, d’oubli. Les Titans ne font de dons à personne ; ils ne donnent rien d’eux-mêmes, se calfeutrant en d’inaccessibles demeures d’où nul fruit ne se peut emporter. Ils n’ont pas de soin des mortels, ne veillant pas sur eux. Dionysos, lui, est le Dieu qui soigne. Veillant à la santé du peuple, ordonnateur des fêtes, commis aux soins des vignes et des moissons, époux d’Ariane, il est bien éloigné de l’engeance titanesque.
Les Titans le poursuivent d’une haine attentive, âpre, persévérante, telle qu’ils ne l’ont pour aucun autre Dieu. Ils semblent constamment l’observer, le guetter, sans jamais le perdre de vue. Le titanesque et le dionysiaque se jouxtent. À tous les stades de son épiphanie, les Titans suivent Dionysos à la trace, et finissent par lui tomber dessus. Il se défend en usant contre eux de son art des métamorphoses, se fait lion, serpent et tigre, avant de succomber, sous l’apparence d’un taureau qu’ils lacèrent et mettent en pièces.
Comme Dionysos, Pan vient se mêler à la lutte contre les Titans. On dit qu’il embouchait la trompette d’une conque marine dont le mugissement plongeait les Titans dans l’effroi. Quelle querelle veut-on vider, de quoi s’agit-il au fond ? Le Dieu phallique n’aime guère le titanesque, il garde ses distances, il est au refus. Il montre son pouvoir dans un autre ordre. Sa seule façon de se mouvoir tranche sur les mouvements titanesques. C’est un chasseur, qui cherche et qui trouve. Ses allées et venues inlassables ont trait au sexe ; le phallique en est l’origine et la fin. Son domaine s’étend, empli de foisonnante vie, dans un silence inviolé, qui vers l’heure de midi se condense en mutisme panique. Le mutisme de Pan, son repos sont phalliques, tout autant que son goût du vacarme, du rire et de la frénésie. Il vient du fond des origines, en géniteur, en fils des Dieux et des Nymphes. Qu’il dorme de son profond somme méridien, ou qu’il s’éveille et déambule, ses traits sont ceux du géniteur. La force de procréation n’est pas enclose en lui comme le fleuve Océan dans le Titan de même nom. Il n’a pas de place dans le monde du devenir titanesque, tissu d’efforts de volonté. Dieu qui muse parmi les Muses, présidant aux ébats du sexe, Pan s’oppose diamétralement au caractère titanesque.
Dans le loisir de Pan s’exprime une facilité de l’être propre à un Dieu qui ne connaît ni la détresse ni l’effort ; elle s’exprime dans le plaisir qu’il prend à l’œuvre des Muses. C’est le Dieu des solitudes d’Arcadie, le Dieu des campagnes à Nymphes, des danseurs aux silhouettes d’or découpées sur le bleu éternel et profond du ciel arcadien. Pan est un Dieu de maturité, propice à tout ce qui mûrit, tout comme Dionysos est un Dieu du superflu et de fécondité, d’accroissement et de don. Les Titans ne dissipent rien ; tout puissants qu’ils sont, il y a de la pingrerie en eux. Pan l’oisif n’a que faire de leurs efforts ; ses combats sont d’autre nature. Ils ressemblent aux chasses qu’il entreprend ; c’est un grand chasseur, ce qui dit bien sa relation au sexe. D’un coup, les Titans sont saisis d’effroi par l’irruption fracassante du Dieu phallique : attaqués sur le flanc où ils n’attendaient pas de l’être, avec des armes auxquelles on ne sait trop quoi opposer.
► Friedrich Georg Jünger, Antaïos n°13, 1998.
[ci-haut : Le Faune, Carlos Schwabe, 1923]
• Recension : Triomphe de Dionysos : Anthologie de l'ivresse, textes rassemblés et présentés par S. Lapaque et J. Leroy, Actes Sud, coll. Babel, Arles 1999.
Tout de subtilités, l'univers du vin n'est pas sans rappeler celui du thé et ses voies sont sacrées elles aussi : le vin se fait tour à tour médiateur entre les hommes et les Dieux, offrande de l'homme aux Immortels, libation en l'honneur des morts, communion entre les vivants. Hommage est rendu à cet autre divin nectar dans une réjouissante anthologie où une cinquantaine de romanciers et poètes nous racontent le pouvoir libérateur du vin par le biais de l'ivresse, qu'elle soit fondatrice, sacrée, gothique, française ou étrangère, autant de têtes de chapitres, image des multiples aspects de Dionysos qui fit don de la vigne à l'humanité. Un florilège de textes à déguster sans trop de modération : de la salle où Socrate banquette par la grâce de Platon au bouge de Londres où nous installe Georges Bataille, de l'extase dionysiaque des Bacchanales où nous entraîne Euripide à l'éloge brillant de l'ivresse par Quentin, héros de Blondin… Les Grecs anciens et Ernst Jünger s'en font les témoins : dans la dégustation du vin se retrouve l'esprit d'Antaios. Tel le thé, il est donc une boisson idéale pour accompagner sa lecture ! Pour les Grecs en effet, tout geste associé au vin devient sacral et, selon Homère, il réjouit le cœur. Mais encore boire en bonne compagnie du vin savamment coupé d'eau selon des règles précises, exigeant la maîtrise de soi, est un rite social civilisateur, célébré lors de symposium. Temps de partage, le symposium rassemble des hommes — Antaios y associe les dames ! — pour boire, échanger de propos, réciter de la poésie, philosopher, se rire des cuistres et des coquins. Quant à Ernst Jünger, l'un de nos maîtres, lisons ce que disent de sa perception du vin Sébastien Lapaque et Jérôme Leroy, auteurs de la préface de cette anthologie (et anciens rédacteurs de la belle revue royaliste Réaction) et des commentaires accompagnant chaque texte : « Nulle œuvre ne fut plus secrètement dédiée à l'ivresse que celle de l'anarchiste conservateur Ernst Jünger. 'Lointain reflet des temps archaïques où les Dieux entraient chez nous pour s'asseoir à notre table', l'ivresse est chez lui une modalité de la tradition. C'est grâce à la vigne et au vin, autour desquels 'flotte un parfum de vieille culture', que le vigneron peut préserver 'sa coutume et sa loi'. Dans Approches, drogues et ivresse, comme dans Héliopolis, le travail de la vigne est assimilé à une prière. Dans Sur les falaises de marbre, le Grand Forestier (…) veut d'ailleurs transformer les vignobles de la Marina en marécages pour arracher les êtres à l'ivresse, ultime refuge de leur liberté. Il appartient donc aux hommes libres de préserver cet instrument de communion qu'est le vin : 'Au royaume du vin, il règne (…) malgré et sous toutes ses diversités, une égalité profonde qui s'étend du vigneron de Tübingen aux meilleurs esprits de l'université' ».
► Anne Ramaekers, Antaios n°15, 1999.
Dans son livre sur Dionysos, Walter F. Otto insiste sur cette idée que Dionysos est un dieu fou qui se présente à nous comme « l'esprit sauvage de l'antithèse et du paradoxe, de la présence immédiate et du retrait total, de la joie et de l'horreur, de la vitalité infinie et de la plus cruelle destruction. L'élément de joie dans sa nature, les éléments de création, de ravissements et de malédictions ont tous leur part dans sa sauvagerie et dans sa folie ». La cruauté de Dionysos fait, en effet, partie de sa nature même ; dans sa lacération, elle constitue l'essence de tout un mode de vie, dans la consommation ludique de tous ceux dont le dieu se joue, elle manifeste le principe d'une marche en avant et d'une danse que rien ne saurait arrêter, surtout pas le respect ou l'amour dû à une personne humaine, cette apparence dont il importe d'abord de se délivrer. Son rire, accompagnant les combinatoires sadiques, sera lui-même cruel. Une telle cruauté préside à toutes les tentatives de transfiguration du dieu, c'est pourquoi Nietzsche remarque que trois éléments essentiels font partie des plus anciennes fêtes de l'humanité : l'instinct sexuel, l'ivresse, la cruauté ; car la participation dionysiaque « accepte même les qualités les plus effroyables et les plus équivoques de l'existence et les considère comme sacrées : l'éternelle volonté d'engendrer, de porter du fruit, de naître ; le sentiment de l'union nécessaire entre la création et la destruction » (VP IV, § 556).
À partir du moment où l'on proclame que l'homme n'a pas d'essence, qu'il est nécessaire qu'il s'éclate dans le monde et se laisse posséder par les champs de toute sorte, la cruauté devient le ferment du viol de l'homme par lui-même et le moteur du “ravissement” dont il attend la libération du principe d'identité : « Dionysos : sensualité et cruauté. L'instabilité des choses pourrait être interprétée comme la jouissance d'une force qui engendre et détruit, comme une création perpétuelle » (VP IV, § 540).
La violence et la cruauté se manifestent tout au long de la quête gnoséologique du désir puisque, pour celui-ci, le toi n'est qu'une occasion qui se précise en une gêne ; c'est pourquoi tout moi n'est pour lui qu'un point de vue sur le monde, qu'une monade se réduisant à une note, ou tout au plus à une phrase laissant échapper la musique totale à laquelle Dionysos aspire. Pour lui, « le bonheur que nous trouvons dans le devenir n'est possible que dans l'anéantissement du réel, de “l'existence”, de la belle apparence, dans la destruction pessimiste de l'illusion — c'est dans l’anéantissement de l’apparence, même la plus belle, que le bonheur dionysiaque atteint à son comble » (VP IV, § 547). Dans sa volonté d'annuler le temps et l'espace vécus comme des dates et des lieux, dans son effort de survol des consciences, dans sa soif sans cesse inassouvie de concilier le moi et le non-moi, Dionysos marche par-delà les êtres qui ne sauraient que l'arrêter sans pouvoir le retenir. C'est pourquoi il se nourrit de leur mort en leur faisant violence ; il les nie cruellement afin de pouvoir les dépasser. Dans son désir de faire l'amour même avec la respiration des autres, dans son acharnement sadique à redistribuer les organes sexuels afin que ses milliards de cellules puissent s'accoupler avec tous les autres milliards de cellules, Dionysos voit dans l'autre un aliment et non celui à qui il faut apporter une nourriture. Il reproche à chacun de n'être que ce qu'il est et de ne pouvoir être tous les autres ; sa cruauté, qui tend à la suppression de l'autre, naît du vertige par lequel est posé le tort de l'autre de n'être qu'un avatar, dans la double acception du terme, de ce Tout-Autre qu'il désire.
Otto a insisté sur cette idée que les fêtes en l'honneur de Dionysos étaient également des fêtes de la mort ; d'ailleurs les animaux qui accompagnaient le cortège de Dionysos symbolisaient la fécondité et le désir sexuel, comme le taureau et le bouc, tandis que d'autres représentaient le désir du meurtre assoiffé de sang, comme la panthère, le léopard et le lynx. Érôs et Thanatos communient en Dionysos parce que le désir est cruel dans la mesure où il s'acharne sur l'individu qui lui masque l'ouverture sur le champ de la continuité qu'il désire. Comme le dit Georges Bataille : « Nous avons la nostalgie de la continuité perdue. Nous supportons mal la situation qui nous rive à l'individualité de hasard, à l'individualité périssable que nous sommes » (L'érotisme, 1957) ; si la vie érotique est “dissolue”, c'est parce qu'elle se veut dissolution de l'être constitué selon l'ordre du discontinu. Dionysos se complaît dans la violence, la violation et la cruauté parce qu'il est tout entier tendu vers l'arrachement à cette individualité discontinue que nous sommes : « L'érotisme ouvre à la mort. La mort ouvre à la négation de la durée individuelle ».
Les cruautés de Dionysos transgressent les limites de l'existant qu'elles sacrifient sur l'autel du Grand Liant cosmique.
Telle est la raison pour laquelle Antonin Artaud baptise son théâtre, sur l'importance duquel nous avons déjà réfléchi, de “théâtre de la cruauté”, en précisant bien qu'il ne s'agit pas d'entendre par là un théâtre donnant à voir des spectacles cruels où le sang coulerait ; la cruauté dont parle Artaud est précisément celle qui accompagne la lacération de Dionysos et la boulimie vitale qui préside à son remembrement :
« J'emploie le mot de cruauté dans le sens d'appétit de vie, de rigueur cosmique et de nécessité implacable, dans le sens gnostique de tourbillon de vie qui dévore les ténèbres. […] Il y a dans le feu de vie, dans l'appétit de vie, dans l'impulsion irraisonnée à la vie, une espèce de méchanceté initiale : le désir d’Érôs est une cruauté puisqu'il brûle des contingences : la mort est cruauté, la résurrection est cruauté, la transfiguration est cruauté, puisqu'en tous sens et dans un monde circulaire et clos il n'y a pas de place pour la vraie mort, qu'une ascension est un déchirement, que l'espace clos est nourri de vies, et que chaque vie plus forte passe à travers les autres, donc les mange dans un massacre qui est une transfiguration et un bien ».
Cette cruauté se retrouve aujourd'hui dans deux domaines complémentaires : celui du règne du concept, ce lit de Procuste de la conscience incarnée, et celui du jeu sadique qui demande sans cesse à Érôs de nouvelles combinatoires et de nouvelles formes de jouissance. En notre siècle intellectualiste, Sade est fort souvent invoqué, nous l'avons déjà souligné, par les tenants mêmes des systématismes ; c'est que, comme le dit fort bien Denis de Rougemont, rien n'est « plus glacialement rationaliste que les inventions “voluptueuses” multipliées par la rage du Marquis » ; de la même manière « l'action passionnelle sur les masses, telle que la définit Hitler, se double désormais d'une action rationalisante sur les individus ».
D'ailleurs puisqu'ici il n'y a plus de modèle se référant à une transcendance et qu'il faut, nous dit Dionysos, transgresser toutes les limites et les interdictions, la ruse de Dionysos consistera à pousser la cruauté à son comble en affirmant qu'il n'y a ni cruauté ni douceur. Et c'est pourquoi l'ivresse dionysiaque aura deux attitudes à la fois différentes et identiques à l'égard de ce qu'elle se refuse à qualifier de cruauté criminelle. Toutes deux auront pour point de départ une grande lucidité : « La cruauté est avant tout lucide, nous dit Artaud, c'est une sorte de direction rigide, la soumission à la nécessité. Pas de cruauté sans conscience, sans une sorte de conscience appliquée. C'est la conscience qui donne à l'exercice de tout acte de vie sa couleur de sang, sa nuance cruelle puisqu'il est entendu que la vie, c'est toujours la mort de quelqu'un ».
On dira donc, premièrement que, puisque l'individu est une apparence et que celle-ci doit se fondre dans le tout afin d'y participer et y trouver une raison d'être en même temps qu'une raison de disparaître, l'individu doit compter pour rien face aux différentes Totalités qui le dépassent. Dès lors on pourra affirmer, sans cruauté et avec une lucidité toute logique, que l'individu est fait pour l'État, la personne pour le Plan et le malade pour la Médecine. […] Nous voici donc par-delà le bien et le mal, par-delà l'individu, ouverts aux aventures dans les totalités enivrantes.
La seconde attitude sera faite d'un esthétisme se qualifiant volontiers de transcendantal et faisant sien tous les suave mari magno de ceux qui, indépendamment de Lucrèce, considèrent d'un œil sec et désabusé les différents jeux de combinatoires auxquels se livrent les humains qui croient naïvement que certains sont préférables à d'autres. C'est ainsi que Lévi-Strauss, après avoir avoué : « Je ne serais pas effrayé si l'on me démontrait que le structuralisme débouche sur la restauration d'une sorte de matérialisme vulgaire », nous fait savoir qu'il se donne pour un “esthète” désirant étudier les hommes comme s'ils étaient des fourmis.
► Jean Brun, Le retour de Dionysos, Desclée, 1969. [recension]