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Eemans

EemansMarc. Eemans ou l'autre versant du surréalisme

La conversion de Marc. Eemans [1907-1998] au Surréalisme est contemporaine de celle de René Magritte et de ses amis. Elle s'est faite entre 1925 et 1926. À cette époque Marc. Eemans avait à peine 18 ans, alors que Magritte était son aîné de quelque 9 à 10 ans.

C'est grâce à la rencontre de Geert Van Bruaene, alors directeur du Cabinet Maldoror en l'Hôtel Ravenstein, que le jeune Marc. Eemans a été initié à la poésie présurréaliste des Chants de Maldoror et c'est également alors qu'il entra en contact avec Camille Goemans et E.L.T. Mesens qui allaient bientôt devenir ses compagnons de route avec Paul Nougé, René Magritte, André Souris, Paul Hooremans et Marcel Lecomte, dans l'aventure du premier groupe surréaliste belge, groupe où ils furent bientôt rejoints par Louis Scutenaire qui, à l'époque, se prénommait encore Jean.

Certains historiens du Surréalisme en Belgique ont estimé qu'à ses débuts, Marc. Eemans, en tant que peintre, n'était qu'un épigone, un imitateur de René Magritte, mais, qu'il n'y a pas eu imitation, tout au plus chemin parallèle, ce qui s'explique aisément, car il fut une époque où le Surréalisme vivait dans l'osmose de l'air du temps.

Pour s'en convaincre, il suffit d'ailleurs de consulter la petite revue Distances, éditée à Paris par Camille Goemans en 1928, à laquelle collabora Marc. Eemans. Ajoutons-y au même titre ses dessins à la plume dans le mensuel Variétés, paraissant à la même époque à Bruxelles.

D'ailleurs, Marc. Eemans alla bien vite prendre définitivement un chemin tout autre que celui de René Magritte et de ses compagnons de route, à l'exception de C. Goemans et de Marcel Lecomte. Nous en trouvons un témoignage irréfutable dans un album paru en 1930 aux éditions Hermès, fondées par Goemans et lui-même et au titre bien significatif ! Eemans s'y révèle comme un adepte moderne de ce que Paul Hadermann, professeur à l'Université Libre de Bruxelles, a appelé le « trobar clus de Marc. Eemans » d'après le terme provençal propre aux troubadours et Minnesänger qui pratiquaient jadis une poésie hermétique “close”, accessibles aux seuls initiés. Cet album intitulé Vergeten te worden (Oublié de devenir) compte « dix formes linéaires influencées par dix formes verbales ». Il est paru initialement en langue néerlandaise, mais une réédition, avec traduction française et une introduction du prof. Hadermann, à laquelle nous venons de faire allusion, en est parue en 1983.

Prosaïsme ou symbolisme ?

93034310.jpgLa coloration du Surréalisme propre à Marc. Eemans est dès lors nettement affirmée. Ce Surréalisme s'est fortement éloigné de celui de René Magritte que Salvador Dali a qualifié un jour d'« A.B.C. du Surréalisme ».

Tandis que les options des membres de ce que Patrick Waldberg a appelé plus tard la « Société du Mystère » se sont trop souvent orientées vers les facilités d'un certain “néo-dadaïsme” au dogmatisme sectaire à la fois “cartésien” et “gauchisant” en lequel la contrepèterie se le dispute à l'humour noir et rose, voire au “prosaïsme” petit-bourgeois (le chapeau melon et la pipe, de Magritte !), Marc. Eemans, lui, accompagné en cela par C. Goemans et M. Lecomte, s'est orienté derechef vers un autre versant du Surréalisme fort proche de l'Idéalisme magique d'un Novalis et du Symbolisme de la fin du siècle dernier.

Ce Surréalisme, que les historiens du Surréalisme en Belgique semblent ignorer ou plutôt passer sous silence, répond en quelque sorte à l'appel à « l'occultation» lancé par André Breton dans son Second manifeste du surréalisme (1930). Rappelons d'ailleurs à ce propos à quel point Breton a été profondément touché par le Symbolisme, au point que Paul Valéry a été son témoin lors de son premier mariage et qu'en 1925, voire plus tard encore, lui-même ainsi qu'Éluard et Antonin Artaud se sont révélés comme des admirateurs inconditionnels du poète symboliste Saint-Pol-Roux. La filiation du Romantisme au Surréalisme via le Symbolisme est d'ailleurs évidente, aussi Alain Viray a-t-il pu écrire qu'« il y a des liens entre Maeterlinck et Breton », à quoi nous pourrions ajouter qu'il y en a également entre Max Elskamp et Paul Eluard, tandis que l'ex néo-symboliste Jean De Bosschère a viré étrangement, vers la fin de sa vie, vers le Surréalisme, un certain Surréalisme il est vrai.

Quoi qu'il en soit, l'art que Marc. Eemans a pratiqué, dès sa vingtième année, est ce que l'on pourrait appeler un “Surréalisme ouvert”, détaché de tout sectarisme et de cet esprit de chapelle cher aux surréalistes qui se considèrent de “stricte obédience”. Dès lors la question se pose : Marc. Eemans est-il encore surréaliste ? Mais en fait qu'est-ce qu'une étiquette ? What is a name ? En tout cas, Eemans a déclaré un jour, lors d'une enquête de la revue Temps Mêlés qu'il ne serait pas ce qu'il est sans le Surréalisme…

Hermès : Corbin, Heidegger, Jaspers, …

Parlons plutôt de la revue Hermès que Marc. Eemans fonda en 1933 avec ses amis René Baert et C. Goemans (c'est ce dernier qui en rédigea toutes les “Notes des éditeurs”). C'était une revue d'études comparées en laquelle poésie, philosophie et mystique furent à l'honneur. Y collaborèrent activement e.a. Roland de Reneville (un transfuge du «Grand jeu» et auteur d'un Rimbaud le Voyant), le philosophe Bernard Groethuysen, l'arabisant Henry Corbin ainsi que le poète Henri Michaux qui en devint le secrétaire de rédaction. Revue surréaliste ? Oui ou non, et nous croyons même que le mot “surréalisme” n'y a jamais figuré… Par contre y furent publiées les premières traductions en langue française de textes des philosophes Martin Heidegger et Karl Jaspers. Y collabora également le philosophe français Jean Wahl tandis qu'y figurèrent des traductions de textes poétiques ou mystiques flamands, allemands, anglais, tibétains, arabes et chinois, sans oublier l'intérêt porté à des poètes symbolistes, pré-symbolistes ou post-symbolistes.

En somme Hermès pratiqua un « Surréalisme occulté » qui a retenu l'attention d'André Breton, mais aussi l'indifférence, si ce n'est l'hostilité de certains membres de la Société du Mystère. Notons à ce propos que Breton a toujours préféré le “merveilleux” au “mystère”, en prônant surtout le recours à la magie, sans toutefois pouvoir se soustraire à la tentation d'une magie de pacotille, celles des voyantes et des médiums. Du côté d'Hermès, au contraire, il y eut toujours le souci d'un hermétisme davantage tourné vers l'austère éthique propre à tout ce qui relève de la “Tradition primordiale”. Mais ne l'oublions pas : le Surréalisme d'André Breton et de ses amis n'a jamais pu se défaire d'un certain “avant-gardisme” très parisien en lequel le goût de l'étrange, du bizarre à tout prix, de burlesque provocateur et de l'exotisme forment un amalgame des plus pittoresques fort éloigné des préoccupations profondes de Marc. Eemans et de ses amis de la revue Hermès. Chez lui surtout prévaut avant tout la soumission à des mythes intérieurs nés de ses fantasmes. Il y a chez lui une gravité qui l'a conduit à une incessante quête de l'Absolu. En témoignent aussi bien ses peintures que ses écrits poétiques. Comme l'a écrit Paul Caso (Le Soir, 26-28.XII.1980) : « On doit reconnaître l'existence de Marc. Eemans et la singularité d'un métier qui a choisi de n'être ni claironnant, ni racoleur. Il y a là un poids d'angoisse et de sensibilité ».

► Jean d’Urcq, Nouvelles de Synergies Européennes n°10, 1995.

 

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Marc. Eemans : poète peintre ou peintre poète ?

◘ En hommage à Marc. Eemans, à l’occasion du quatrième anniversaire de son absence, nous avons traduit ce texte de 1972, que lui avait consacré Jo Verbrugghen

[Ci-dessous : Variations pour un bal masqué, 1971]

ange-e10.jpgLe moins que l'on puisse dire sur Marc. Ee­mans, c'est qu'il est un artiste à facettes mul­ti­ples, un artiste très controversé, voire maudit pour certains cénacles ; quoi qu'il en soit, dans au­cun domaine où il a déployé ses activités dif­férenciées et assez dispersées, que ce soit dans le domaine de l'histoire de l'art, de la pein­ture ou de sa critique d'art indépendante, on ne peut le définir de manière complète et dé­finitive. Marc. Eemans échappe sans cesse à tou­tes les orthodoxies, à toutes les formes de dog­matisme, à toutes les classifications ar­bi­traires, qui posent des normes étroites, rigides et prédéfinies. Quant à la question (subalterne) de savoir si son œuvre appartient ou non à l'es­pace du surréalisme, elle est, à mon avis, sans importance et il l'a d'ailleurs précisé lui-mê­me en ces termes :

« Je poursuis en soli­tai­re une voie parallèle au surréalisme “ortho­doxe” (pour autant qu'il y en ait un) et que je sois considéré comme surréaliste ou non, peu me chaut. Ce n'est après tout qu'une étiquette et les injures, les suspicions et les diffamations de certains qui n'ont rien de commun avec la pensée profonde d'André Breton m'indiffèrent. Ce que je sais, c'est que je ne serais pas ce que je suis, si le surréalisme n'avait pas exis­té ».

Cette dernière phrase est importante, à coup sûr, ne fût-ce que parce qu'elle permet une approche plus juste de l'œuvre de Marc. Ee­mans en tant qu'artiste créateur.

La puissance magique originelle des sagas et des traditions

Marc. Eemans est, pour l'essentiel, un poète. De son recueil de poésies Vergeten te Wor­den (éd. Hermès, 1930), en passant par Het Boek van Bloemardinne (éd. Colibrant, 1954), par Hymnode (éd. Colibrant, 1956) et par la sé­lection la plus récente, Les cheminements de la grâce (éd. Espaces-Fagne, 1970), son œu­vre poétique présente une unité remarqua­ble, enrichissante et vraiment accomplie. Sans aucune discontinuité, Marc. Eemans coule dans les mots une nostalgie inextinguible : celle du mot qui étaye, celle du concept qui parvient vraiment à abstraire, celle de la conception irréconciliable du “mot” et du “contenu” ; bref, les éléments essentiels de la poésie et l'inten­sité intérieure de son art, il entend les lier d'une manière audacieuse et indissoluble à la puis­sance magique originelle des sagas et des tra­ditions les plus anciennes, avec ou sans re­ligiosité délibérée et vécue, avec une folie heu­reuse et avec la profondeur du transport my­sti­que qui procure identité et parole.

Réconcilier les fragments de diverses traditions

68396410.jpg[Ci-contre : Le désaccord, 1985]

Sa poésie, à laquelle il donne en toute cons­cien­ce une dimension ésotérique, ne sera vrai­ment comprise dans son message initiatique et hu­manisant que par ceux qui acceptent d'être initiés aux vérités cachées sous des oripeaux poétiques ou sous la forme de légendes dans les récits mythologiques de l'Occident et de l'O­rient : mythe du Graal, mythe de la Toison d'Or, l'Odyssée, les mythes perses de Zurvan ou de Yima, les Mystères d'Éleusis, les Nibe­lun­gen, pour ne citer que les sources princi­pa­les de son inspiration. Le message et l'intention du Marc. Eemans poète sont autant syncréti­ques que religieux : délibérément, il mélangera des fragments de diverses traditions avec des passages différents ou des sagesses issues d'ail­leurs ; il va les réconcilier, les forcer à faire éclore une nouvelle révélation, qui, en même temps, sera une prise de position particulière et personnelle de type manichéen, où il n'ac­ceptera aucune autre vérité que celle de sa pro­pre expressivité, que celle d'une univer­sali­té libératrice et englobante, bref, un mélange étrange de coercition et de libération, de ha­sard et de conséquence logique. Son art est dès lors naturellement baroque, surchargé, as­sez violent, archaïsant, déconcertant. Les ima­ges qu'il utilise sont concentrées puisqu'elles ont absorbé à satiété des éléments concrets que le poète a puisé dans la nature qui l'en­tou­re et nous entoure ou qu'il a repris, tout sim­plement, d'autres phénomènes tangibles et vi­sibles. Mais ce ne sont pas les images en elles-mêmes qui sont importantes, ni même les lam­beaux et les concepts qu'il puise dans les récits my­thologiques puisque ces images, lambeaux et concepts sont subordonnés à l'expressivité, au lien qui unit langue et sentiment, folie et image, langage et contenu : une telle position con­duit nécessairement à une spiritualisation et à une abstraction.

Des aspirations religieuses limitées au monde de l’existence temporelle

L'homme est la donnée centrale : l'homme a­vec sa nostalgie d'un ailleurs, l'homme et ses in­certitudes quant à l'existence ou la non exis­tence, l'homme avec ses doutes et ses crain­tes, ses espoirs et désespoirs, avec ses ques­tions troublantes qui n'ont pas d'autres répon­ses que de nouvelles questions dépourvues de sens, l'homme avec son incommunicable can­deur et ses efforts impuissants pour échapper à lui-même et qui se perd dans une pitoyable er­rance vers des mondes oniriques, autant de refuges que nous espérons pour échapper à nos limites temporelles et à notre désolation au spectacle de l'insuffisance humaine. Marc. Ee­mans n'accepte aucun au-delà et limite vo­lon­tairement et brutalement ses aspirations re­li­gieuses au monde de l'existence temporelle el­le-même. Son mysticisme et un mysticisme sans Dieu, sans enfer, sans ciel, sans Être su­pé­­rieur. Notre destin est la Terre. La vie se ter­mi­ne avec la mort de la vie : il n'y a pas le moin­dre espoir de fuite, ni pour lui, le poète, ni pour nous, dans un au-delà libérateur.

Tout est lié dans l’unité d’une création unique

34758610.jpgBien entendu, sa poésie est manichéenne, gno­stique : la solution, l'explication, la responsa­bi­li­­té, la libération finale de la prison de nos in­certitudes ne sont possibles que sur la voie du re­gard porté vers notre intériorité, sur la voie de la gnose qui lance ses regards tous azimuts et ne connaît ni limites ni préjugés ni particu­la­rismes. Tout se passe toujours entre la vérité et le mensonge, entre Éros et Thanatos, entre la lumière et l'obscurité, entre le bien et le mal, en­tre l'esprit et la matière et aucun de ses élé­ments ne peut être longtemps séparé de l'au­tre. Tout est lié dans l'unité d'une création uni­que. À l'intérieur des cycles de temporalité, tout passe. Il n'existe pas de bien sans le mal, pas de vérité sans mensonge, pas de certitude sans doute. L'esprit, lui-même, fait partie de no­tre propre matérialité et ce n'est que par cette voie somatique et matérielle que l'esprit peut s'exprimer. La mort n'est pas un tournant mais une fin, pire, la fin, la seule issue. L'au-de­là que nous essayons d'atteindre n'existe qu'en nous. Il se trouve en notre intériorité, il vit et meurt avec nous et le chemin du pèlerin vers l'absolu ne connaît pas d'autre issue que la porte sans sensualité de la mort. De la mê­me manière, le chemin vers la poésie la plus su­blime et vers l'abstraction la plus détachée pas­se nécessairement par la langue la plus ex­pressive, celle des images.

Un intérêt pour la mystique des Pays-Bas

Autre élément, tout aussi important dans la poé­­sie de Marc. Eemans : son intérêt pour la my­stique des Pays-Bas [Nord et Sud confon­dus], qui constitue la base et le substrat de sa propre langue poétique. En outre, le contre­poids de cet intérêt pour une mystique à la­quelle il se soumet, et qui le force à se re-créer sans cesse, est la recherche constante d'une sou­pape de sécurité, d'une libération qu'il trou­ve dans un jeu intellectualiste et, plus encore, dans le défi. Eemans provoque, blesse, défie, dé­sarçonne. L'intention et le choix des mots dans Het Boek van Bloemardinne est en ce sens une véritable provocation, voire une sorte de pastiche puisque, sur base de quelques ra­res allusions de Pomerius sur la figure mysté­rieuse de Bloemardinne, Marc. Eemans réécrit les textes légendaires, introuvables depuis le Mo­yen Âge, de cette mystique flamande héré­tique dans ses carmina nefanda. L'œuvre four­mille d'intenses éléments mystiques, très pré­gnants, d'expériences et de révélations my­stiques, mais aussi de réminiscences d'Hade­wych, de Ruusbroec et de Maître Eckhart. L'œu­­vre fourmille donc d'images visionnaires d'une haute sublimité, de détachements mais aussi d'évocations de rituels magiques lascifs et sensuels qu'Eemans fait revivre dans la Fo­rêt de Soignies, dans la région où, plus tard, Ruus­broec se dressera contre les ensei­gne­ments hérétiques de Bloemardinne. Mais Het Boek van Bloemardinne n'est pas entièrement un pastiche puisque tout est d'Eemans lui-mê­me, puisque Bloemardinne (pour autant qu'elle ait vraiment existé) n'est finalement qu'un nom, qu'un drapeau ne recouvrant aucun con­te­nu ; le livre d'Eemans est surtout un maillon précieux, mieux, un tournant décisif, entre ses premiers écrits et ses premières allusions et espérances d'ordre métaphysique, d'une part, et ses chants d'amour supra-mondains que l'on trouvait dans Hymnode.

Un surréalisme où il y a toujours référence à un mythe

phwl1110.jpgQuand il peint ou qu'il dessine, Marc. Eemans re­ste un poète. Dans ses traits et dans les for­mes concrètes et tangibles qu'il crée, il expri­me les mêmes aspects et aspirations, recrée le mê­me climat. Sur chaque toile, dans chaque es­quisse, dans chaque dessin linéaire, nous re­trouvons la même préoccupation mystique, le mê­me intérêt pour les récits mythologiques, le mê­me esprit et le même défi provocateur. Il est frappant de constater combien cette œuvre est apparentée au surréalisme, pourtant, elle n'est jamais un véritable surréalisme, ni même un vrai symbolisme, même si l'on considère les ima­ges qu'il englobe dans ses compositions — un nu féminin, un aigle, une image de la gé­mellité — comme des symboles, car elles per­mettent toujours une autre interprétation, qui re­ste peut-être secondaire, mais qui est néan­moins présente et possible. Marc. Eemans n'a pas besoin d'un langage symbolique. Il est ca­pable de s'exprimer, simplement en posi­tion­nant les uns à côté des autres des éléments fon­cièrement étrangers ente eux, d'une ma­niè­re syncrétique. Magritte aussi procédait de la sor­te, quoique dans une optique totalement dif­férente voire antagoniste. Chez Marc. Ee­mans, l'inclusion d'un motif ou d'un symbole est toujours justifiée par la référence à un my­the, de manière à ce que la composition soit et de­meure cohérente. L'élément ludique consti­tue une partie intégrante de ce sérieux créa­teur. Le défi se cache derrière un rapport trou­ble, sensuel sinon érotique : ainsi, il placera de jo­lies filles nues tirées du magazine Lui à cô­té d'éléments secondaires pour créer une com­­position inhabituelle mais à vocation éso­té­ri­que ; les modèles des photographes de Lui, dé­ployant tout le charme de leurs seins ou de leurs nombrils, se retrouvent dans une com­po­si­tion ésotérique qu'elles n'ont sûrement ja­mais soupçonnée ! Par ex., le portrait à la Van Eyck du Sire Arnolfini, Eemans va le re­pla­cer au-dessus d'un paysage marin soulevé par une tempête, qu'il aura emprunté à un maître hollandais ; de même, l'homme au turban rou­ge de Van Eyck se verra uni à un paysage ita­lien volcanique, celui du Vésuve, tel qu'on peut le voir dans le Musée de Capo di Monte. Les sou­venirs de sa première épouse, décédée, il les fera revivre dans une composition très fine, où domine une lumière nordique.

Provocation ? Kitsch ?

Sans jamais s'interrompre, Eemans provoque : jusqu'à la limite du mauvais goût, sinon du kitsch, il peint des ciels et des horizons en des cou­leurs spongieuses et blêmes ; sur d'autres toi­les, il réagit par rapport à son propre passé et aux difficultés que lui ont apportées les an­nées d'occupation. Jamais il n'avait caché, à l'é­poque, son dégoût pour les théories du Ver­di­naso de Joris van Severen et pourtant, il y a quelques années, il a peint La Croix de Bour­gogne, où des mains qui s'entrecroisent avec, en leur centre, un poing fermé, rappelle d'une manière incompréhensible le symbole du Ver­di­naso. Dans une autre toile encore, qui est une composition inachevée, il réunit, d'une fa­çon tout aussi provocante, les mêmes mains pour former un swastika.

Cette provocation déconcertante n'est à son tour qu'un masque, une image folle qui ne con­cer­ne pas l'essence de son œuvre. C'est com­me si Marc. Eemans se mettait un masque sur le visage, comme s'il retournait cette espèce de sophisme pour se défendre contre ses pro­pres expressions, pour se soustraire à notre cu­riosité qui cherche à comprendre.

“Le Pèlerin de l’Absolu” : symbole de l’œuvre tout entière

2-825110.jpg[Ci-contre : couverture du livre de Christopher Gérard avec, pour illustration, le plus beau, le plus poignant des tableaux d'Eemans : Le Pélerin de l'Absolu]

Marc. Eemans est et reste un poète qui se dis­si­mule derrière des mots et des images, qui ca­che sa vision pessimiste de la vie derrière l'ai­greur d'images secondaires. Les mots, les li­gnes, les toiles et les poèmes forment une uni­té. Dans les 2 disciplines, Eemans utilise les mê­mes paroles, mais dans un langage diffé­rent. C'est très évident dans le double et ma­gi­stral auto-portrait qu'il a réalisé en 1937 et qu'il a appelé Le Pèlerin de l'Absolu. De ma­nière très marquée, ce tableau extraordinaire ré­sume l'ensemble de son œuvre, qui est vrai­ment un unique dédoublement sublime.

► Jo Verbrugghen (juin 1972), Nouvelles de Synergies européennes n°57/58, 2002.

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Mes rencontres avec Marc. Eemans

[Ci-dessous : Le chasseur d'égoïsme, 1927]

13308410.jpgC’est Daniel Cologne, collaborateur des revues Défense de l’Occident et Totalité, qui m’a mis en contact avec Marc. Eemans. C’était en 1978. D. Cologne revenait voir ses parents — dont je n’oublierai jamais l’immense gentillesse ni le sourire de sa maman — à Bruxelles régulièrement, car il travaillait entre Genève et Paris. Lors de ces visites, il me donnait souvent rendez-vous pour discuter de Julius Evola et de tout ce qui tournait autour de son œuvre, de la Tradition et de René Guénon. Ce jour-là, il était enchanté d’avoir pris contact avec l’un des derniers représentants du surréalisme historique qui s’intéressait également à Julius Evola. Je ne percevais pas encore très bien quel pouvait être le rapport entre le mouvement Dada et les surréalistes de Breton (dont je n’avais lu, à l’époque, que L’anthologie de l’humour noir), d’une part, et l’univers traditionnel auquel Evola nous avait initiés, d’autre part. Cologne m’a annoncé, ce jour-là, que Marc. Eemans exposait ses œuvres dans une galerie de la Chaussée de Charleroi, à Saint-Gilles-lez-Bruxelles. Avec l’enthousiasme juvénile, sans hésiter, j’ai sauté dans le premier tramway pour rencontrer Eemans. Il était assis au fond de la galerie, devant un bureau de taille impressionnante, et feuilletait un magazine, le nez chaussé de ses lunettes à grosses montures noires. Il m’a reçu chaleureusement, enchanté de découvrir qu’Evola avait encore de très jeunes adeptes, y compris à Bruxelles. Je me suis empressé de lui dire que je n’étais pas le seul, que je lui ferai rencontrer mes copains, surtout le regretté Alain Derriks, passionné de traditionalisme (et de bien d’autres choses de l’esprit). Jef Vercauteren, qui avait tenté quelques années auparavant de lancer des cercles évoliens en Flandre, avait malheureusement disparu dans un accident d’automobile en 1973, tout comme Adriano Romualdi, le jeune disciple politisé d’Evola, mort la même année en Italie, dans des circonstances analogues. Eemans pensait enfin réaliser le vœu de Jef Vercauteren, travailler après lui à promouvoir en Flandre et aux Pays-Bas le corpus légué par Evola.

Cette rencontre dans la galerie de la Chaussée de Charleroi est donc à l’origine du lancement de la section belge du Centro Studi Evoliani, appellation qu’Eemans avait reprise de l’initiative parallèle de Renato del Ponte, l’homme qui avait transporté les cendres du Maître sur le sommet du Monte Rosa, selon ses dispositions testamentaires, et dirigeait la revue Arthos. Cette rencontre est aussi à l’origine des longues conversations à bâtons rompus que j’ai eues avec Eemans pendant plusieurs années.

Le “Centro Studi Evoliani”

eemans15.jpg[Ci-contre : Le dragon, 1929]

Grâce à la générosité et l’enthousiasme de Salvatore Verde, haut fonctionnaire de la CECA en poste aux Communautés Européennes, le Cercle Evola de Bruxelles a pu démarrer et organiser régulièrement des réunions privées où l’on discutait surtout des derniers numéros de Totalité parus, des initiatives de Georges Gondinet (son bref essai La nouvelle contestation a eu un grand retentissement dans notre petit groupe), de Philippe Baillet et de Daniel Cologne en France et en Suisse. Parfois nous sortions du cadre strictement évolien, notamment quand, pendant une après-midi entière, nous avons évoqué la figure de Martin Heidegger, dont la revue Hermès, fondée avant-guerre par Marc. Eemans (j’y reviens !), avait publié les premiers textes traduits en français. À l’époque, Alain Derriks (1954-1987), moi-même et quelques autres amis potassions essentiellement Les écrits politiques de Heidegger de Jean-Michel Palmier (L’Herne, 1968) [cf. aussi Écrits politiques 1933-1966, prés. et trad. de Fr. Fédier, Gal., 1995]. Au cours de cette réunion, j’ai été très impressionné par une amie germaniste de Marc. Eemans qui nous a admirablement lu, avec une diction superbe et poignante, le discours qu’avait rédigé le philosophe de la Forêt Noire sur la figure du martyr politique le plus célèbre de l’Allemagne de Weimar : Albert-Leo Schlageter.

Une autre fois, dans un salon privé de la rue de Spa, j’ai présenté maladroitement un texte de Nouvelle école sur la notion d’empire, dû à la plume de Giorgio Locchi. À cette occasion, j’ai rencontré Pierre Hubermont, ancien écrivain prolétarien de sensibilité communiste, détenteur en 1928 du Prix de la littérature prolétarienne, directeur de la revue La Wallonie et animateur principal des Cercles Culturels Wallons (CCW) pendant la Seconde Guerre mondiale, sans jamais avoir renié ses idéaux communistes et prolétariens de fraternité internationale. Pierre Hubermont était presque nonagénaire en 1978-79 : il m’a prodigué des conseils avec la patience d’un grand-père affable, a renforcé en moi la conscience impériale, seule garantie de paix en Europe. Au-delà de la barrière des années et des expériences, souvent insurmontable, nous étions d’accord, lui, l’octogénaire avancé, mûri par les revers mais indompté, et moi, le jeune freluquet qui venait à peine de franchir le cap de ses 20 ans. L’effondrement du Saint-Empire, surtout après 1648, a ouvert la boîte de Pandore en Europe, ce qui nous a menés aux boucheries de 14-18 et à l’enfer de la deuxième guerre mondiale. Deux choses chez Pierre Hubermont m’ont également frappé ce jour-là et sont restées gravées dans ma mémoire : une diction et un verbe choisis, une précision de langage dépourvue de froideur, où l’enthousiasme était intact, malgré les adversités de la vie qui ne l’avaient pas épargné.

On le voit : des commentaires sur l’aventure éditoriale de Totalité et des péripéties du mouvement évolien en Italie (avec Romualdi, Freda et Mutti) aux exposés sur Pareto, Heidegger, Wirth, Guénon, Dumézil, Eliade, Coomaraswamy et aux souvenirs de l’époque surréaliste, le Cercle Evola a été une bonne école, une école d’éveil sans contrainte. Les plus jeunes assistants — après les séances et dans une autre salle où nous fumions de longs cigares cubains et buvions soit du whisky sec soit du vin rouge, parfois jusqu’à une franche ébriété — se passionnaient bien évidemment pour La désintégration du système de Freda et pour toutes les formes qu’avait prises la quête de l’inflexible “Capitaine” de Padoue à l’époque : exploration des écrits de Celse et de l’Empereur Julien (que les Chrétiens nomment “L’Apostat”), de Porphyre (ses Discours contre les Chrétiens), de Sallustius (Sur les dieux et sur le monde), etc. Mutti a un jour avoué sa surprise à Baillet : qui pouvaient donc être cette équipe de Bruxellois qui commandaient jusqu’à 5 exemplaires de chaque livre du catalogue de ses éditions… ?

Des conversations à bâtons rompus…

image210.jpgEntre ces réunions, je rendais souvent visite à Eemans, qui n’habitait pas loin de l’école de traducteurs-interprètes où j’étais inscrit. Nos conversations, comme je viens de le dire, étaient à bâtons rompus, presque toujours autour d’un solide verre de Duvel, trouble et mousseuse, pétillante et traîtresse (la potion magique des Brabançons) : Marc. Eemans me parlait souvent d’Elsa Darciel (comme il en parle dans « Soliloque d’un desperado non nervalien », cf. infra). Elsa Darciel était une amie chorégraphe de notre peintre. Elle avait connu le dissident politique américain Francis Parker Yockey lors de ses quelques passages à Bruxelles, avant qu’il ne meure mystérieusement dans une prison du FBI en 1961. Eemans évoquait aussi les philologues germanistes wagnérisants qui avaient marqué ses années d’athénée à Termonde (E. Soens et J. Jacobs, Handboek voor Germaansche Godenleer, Gand, 1901) et éveillé ses goûts pour les mythes et les légendes les plus anciennes. Plus tard, cet engouement s’exprimera dans les colonnes de l’édition néerlandaise de Hamer, où l’empreinte d’un autre grand spécialiste de l’antiquité germanique s’est fait sentir, celle de Jan De Vries.

Marc. Eemans était une source intarissable d’anecdotes, de potins, d’histoires drôles, forçant son interlocuteur à voir le monde des arts et des lettres par le petit bout de la lorgnette. Il ne cessait de se moquer des travers et des vanités des uns et des autres, se montrant par là foncièrement brueghelien et brabançon (bien qu’il soit originaire de Flandre orientale). Les sots s’insurgent souvent devant un tel franc parler. Justement parce qu’ils sont sots. Pour moi, cette absence totale d’indulgence devant le spectacle des vanités humaines a été la grande leçon de Marc. Eemans. Tant le petit monde du surréalisme d’avant-guerre que celui de la collaboration ou celui des cénacles culturels de l’après-guerre n’échappaient à ses moqueries. Un leitmotiv revenait toutefois sans cesse : les Pays-Bas (Nord et Sud confondus) ont une spécificité ; cette spécificité s’exprime par les arts plastiques, par les avant-gardes et les audaces qui s’y manifestent. Pour lui, ni le Paris des intellectuels à la mode ni l’Allemagne nationale-socialiste, avec son obsession de l’“art dégénéré”, n’avaient le droit de s’ingérer dans la libre expression de ces arts donc de cette spécificité. Eemans, même dans les coulisses de la collaboration intellectuelle, est resté, sans compromis, un avocat de l’art libre. Une position libertaire intransigeante et inconditionnelle qu’oublient aujourd’hui beaucoup de donneurs de leçons, de moralistes à la petite semaine, de fonctionnaires subsidiés de la culture (avec carte de parti et affiliation au syndicat).

La revue “Hermès”

herm-310.jpgLors de ces conversations, immanquablement, nous avons un jour évoqué la revue Hermès, qu’il avait fondée avec René Baert dans les années 30. Il m’en a montré des exemplaires, les derniers en sa possession. Un petit tas de revues, ô combien émouvant et précieux. Je me rappelle de les avoir feuilletées avec dévotion : sur les couvertures apparaissaient les noms de Henry Corbin, de Karl Jaspers, de Martin Heidegger, de Henri Michaux, de Bernard Groethuysen, etc. Marc. Eemans avait été leur éditeur. Il avait œuvré au sommet le plus vertigineux de la culture européenne de ce siècle et une inquisition barbare l’avait chassé de cet olympe. Il en avait la nostalgie. On le comprend.

Hermès est une ouverture sur la dimension mystique de la pensée européenne (et non-européenne). Bien avant Jacques Derrida, qui nous demande aujourd’hui, au nom du multiculturalisme, de nous ouvrir à l’Autre en explorant les traditions métaphysiques et philosophiques non-occidentales et la mystique (not. arabe et juive), Eemans et Baert avaient clairement indiqué cette voie, au moins 30 ans avant lui. Plus tard, Henri Michaux, lui aussi, membre de cette rédaction bruxelloise, évoquera ses “ailleurs”, bouddhistes ou taoïstes (et non pas seulement des “ailleurs” issus de l’expérimentation de toutes sortes de stupéfiants, mescaline et autres).

L’intérêt de Marc. Eemans pour Evola provient de cette quête et de cette ouverture qu’il fut l’un des premiers à pratiquer dans notre pays. En compulsant chez lui les exemplaires d’Hermès, qu’il me montrait, j’ai eu la puce à l’oreille et je n’ai plus jamais cessé de considérer cette piste comme essentielle. Déjà, en première candidature de philologie germanique aux Facultés universitaires Saint-Louis de Bruxelles, en 1974-75, j’avais eu l’audace de lier Héraclite, Gœthe et Eliade, dans une exploration multidirectionnelle du mythe du feu, de la notion de l’éternel retour et du défi prométhéen. Je ne renie rien de cette ébauche de jeune étudiant, certes fort immature, mais néanmoins correcte dans son intention, corroborée a posteriori par des lectures plus savantes et plus attentives. Cette percée philosophique, plus acceptante et joyeuse que critique et rigoureuse, en direction de l’univers immense de l’extra-philosophicité avait déplu à la vieille fille lugubre et sinistre, décharnée et hagarde, qui pontifiait et pontifie encore et toujours dans cet établissement d’enseignement. Quelques jours avant la rédaction de ces lignes d’hommage à Eemans, un de ses étudiants me mimait ses grimaces coutumières, me paraphrasait ses tics langagiers ; en 25 ans, rien n’a changé : la pauvresse répète les mêmes bouts de phrases, prononce les mêmes salmigondis, n’a toujours pas écrit d’articles bien charpentés pour expliciter ses positions. Quel gâchis et quelle tragédie ! Elle devrait relire les textes de Nietzsche sur la sclérose des établissements d’enseignement : bonne thérapie du miroir. Outre l’ouverture à Hermès et la leçon d’Eemans, ponctuée de moqueries bien senties, 2 livres m’ont aidé à poursuivre ces recherches, tout à la fois philosophiques et extra-philosophiques, toujours dans l’esprit d’Hermès : celui de l’Indien G. Srinivasan, The Existentialist Concepts and the Hindu Philosophical Systems (acheté à Londres en 1979 dans une librairie de la Gt. Russell Street, à un jet de pierre du British Museum) et celui de l’Américain John D. Caputo, The Mystical Element in Heidegger’s Thought, acquis à Bruxelles dix ans plus tard.

“Fedeli d’Amore” et “Lumières victoriales”

Corbin, collaborateur d’Hermès, a exploré le mysticisme soufi et iranien pendant toute sa vie. Ses recherches ont certainement suscité quelques idées-forces chez Marc. Eemans. Corbin a étudié l’œuvre d’Ahmad Ghazâli, centrée autour de la notion de “pur amour”. Celle-ci a été reprise en Occident par Dante et ses Fedeli d’Amore, philosophes non abstraits, en route dans le monde, sous la conduite de l’Intelligence en personne (la “Madonna Intelligenza”). L’Amour qui compénétre tout, qui meut l’univers a toujours été une constante dans la pensée de Marc. Eemans, sans qu’il ait jamais négligé les amours plus charnels. « Nous étions de terribles hétéros », déclarait-il, dans un entretien de 1990 accordé à Ivan Heylen, journaliste flamand de Panorama. Les “Platoniciens de Perse” avaient ouvert la pensée iranienne islamisée à la sagesse de l’ancien Iran avestique, retournant ainsi aux sources pré-islamiques et pré-chrétiennes de notre culture indo-européenne. Avec Sohrawardî, la pensée iranienne avait redécouvert la “haute doctrine de la Lumière”, une théosophie que l’on qualifie d’“orientale” par opposition à l’avicennisme occidental, devenu impasse de la pensée. Sohrawardî critiquait les péripatéticiens (disciples d’Avicenne) parce qu’ils limitaient les Intelligences, les êtres de lumière au nombre de dix (ou de 55) et s’appuyaient uniquement sur le raisonnement discursif et l’argumentation logique. C’est là une clôture qu’il convient de faire éclater, pour accepter la multitude de “ces êtres de lumière que contemplèrent Hermès et Platon, et ces irradiations célestes, source de la Lumière de Gloire et de la Souveraineté de Lumière (Ray wa Khorreh) dont Zarathoustra fut l’annonciateur”. Corbin parle à ce niveau d’une philosophie qui postule vision intérieure et expérience mystique, orientale (où l’“Orient” indique la voie et signifie concrètement l’ancienne Perse avestique). La vision intérieure permet à l’homme de capter ces “splendeurs aurorales”, expression du Flamboiement primordial, de la Lumière de Gloire (Xvarnah pour les Zoroastriens, Khorreh pour les Perses et Farr/Farreh pour la forme parsie actuelle), cette énergie “qui cohère l’être de chaque être, son Feu vital, ses Lumières “victoriales”, archangéliques et michaëliennes (Michel étant l’Angelus Victor)”.

Ce détour par Corbin (cf. Histoire de la philosophie islamique, Gal., 1964) explique le passage graduel qu’ont effectué Eemans (et Evola) en partant du dadaïsme et/ou du surréalisme pour aboutir aux Traditions, mais explique aussi l’engagement ultérieur d’Eemans et de Baert aux côtés du “Feu vital” qu’ils ont cru percevoir dans les nouvelles idéologies des années 30 en général et dans le national-socialisme en particulier (ses dimensions wagnériennes et ses “cathédrales de lumière”). Cette “vision aurorale” des Platoniciens persans, qui s’est identifiée chez nos deux intellectuels bruxellois au Reich du swastika de feu (dixit Montherlant dans Le solstice de juin), s’est terminée tragiquement pour Baert ; elle a laissé beaucoup de désillusions et d’amertume dans le cœur de Marc. Eemans. Dommage qu’il n’ait jamais parlé ni sans doute entendu parler de l’Ordre fondé par Corbin, le Cercle Éranos qui a duré jusqu’en 1988 et qui se voulait une “milice de vérité”, un “Temple”, une chevalerie zoroastrienne, où l’on retrouvait également Mircea Eliade… Corbin disait :

« Éranos n’était possible qu’en un temps de détresse comme le nôtre… En un temps où toute vérité authentique est menacée par les forces de l’impersonnel, où l’individu abdique son devoir de différer devant la collectivité anonyme, où pour celle-ci l’individualité même signifierait culpabilité, nous aurons été du moins l’organe d’un monde qui depuis la “descente des Fravartis sur Terre” n’a pas succombé aux forces démoniaques, et nous aurons contribué à la traditio lampadis, parce que ce monde impérissable aura été notre passion… ».

Le Prof. Gilbert Durand, qui confesse avoir été actif dans les “rencontres d’Éranos” ajoute : Renversement radical du monde de détresse au profit de l’appel secret et permanent qu’est cet “envers des ténèbres”. Eemans a-t-il eu connaissance de ce “Cercle Éranos” ? Il ne m’en a jamais parlé mais c’eût peut-être été un havre pour lui, un espace de consolation dans l’adversité…

Feu d’Héraclite, étincelle de Maître Eckhart, énergie de Schiller, élan vital de Bergson, lumière de la tradition ouranienne chez Evola, voilà autant de signes de la vitalité et de l’intensité impérissable des grands élans de la Tradition. C’est à ce monde-là qu’appartenait Eemans, c’est de ce monde-là qu’il avait la nostalgie, c’est de sa disparition qu’il souffrait, dans l’épaisseur sans relief du monde quotidien. Dans la recherche triviale mais nécessaire du pain quotidien — sa hantise, sa cangue, il ne cessait de le répéter —, il sentait cruellement la blessure de l’exil. Un exil vécu dans sa propre patrie, gouvernée par des cuistres et devenue sourde à l’appel de tout Feu vital.

Bon nombre de souvenirs se bousculent encore dans ma tête : son intervention vigoureuse pour clore le bec d’un médiocre et grossier contradicteur de Jean Varenne lors d’une conférence du GRECE-Bruxelles ; la rencontre avec Paul Bieh­ler, exégète d’Evola ; sa présence lors de la conférence de Philippe Baillet à la tribune d’EROE, chez le regretté Jean van der Taelen ; la soirée mémorable chez lui, après un séminaire du GRECE-Bruxelles sur la Sociologie de la révolution de Jules Monnerot (aussi un ancien du surréalisme), où son épouse Monique Crokaert m’a remis son recueil de poèmes, Sulfure d’Alcyone, d’où je tiens à extraire ces quelques vers :

« Il fait soleil dans mon cœur.
Je donne, je redonne, j’ai tout donné
À celui qui m’aime et me vénère.
Je l’ai quitté pour un temps d’évanescence.
Je m’en veux.
Mes pas sont des tendresses qui deviennent délires.
J’aspire à sentir l’effluence de celui que j’aime ».

Boisfort, Termonde, Saint-Hubert

Ensuite, il y a eu les vernissages et les hommages officiels, celui de Boisfort en 1982 dans la superbe Chapelle de Boondael, pour le 75ème anniversaire d’Eemans, avec un discours de Jean-Louis Depierris et un autre de Jo Gérard, en la présence de l’inoubliable “Alidor”, alias “Jam”, dans le civil Paul Jamain, le caricaturiste le plus drôle et le plus féroce du XXe siècle en Belgique, le compagnon de Hergé avant-guerre, disparu en 1994, laissant orpheline toute la presse satirique du royaume. Ce jour-là, Alidor a été un formidable boute-en-train. L’hommage de sa ville natale, Termonde (Dendermonde) en 1992, pour son 85ème anniversaire, a été particulièrement chaleureux. Les drapeaux des XVII Provinces claquaient au vent, suspendus aux mats de l’hôtel de ville, dans un superbe jeu de couleurs chatoyantes. Eemans avait également organisé en 1992 une rétrospective Saint-Pol Roux (1861-1940) à Saint-Hubert dans les Ardennes. Le symbolisme de Saint-Pol Roux et sa volonté de représenter une réalité idéelle, son style sombre, fait de métaphores imagées à la façon du surréalisme, étaient autant d’éléments qui fascinaient Eemans. Il avait réussi à attirer vers cette manifestation des spécialistes français, britanniques et allemands de cet auteur né en Provence et mort en Bretagne. À 85 ans, Eemans était toujours sur la brèche, sur le front de la vraie culture, tandis que la culturelle officielle vaquait à ses vraies bassesses.

Le dernier voyage

[Ci-dessous : Le but ultime, 1928. Repro. N&B]

lebutu10.jpgJ’ai appris le décès de Marc. Eemans en revenant de notre dernière université d’été à Trente au Tyrol et de celle qu’avait organisée Jean Mabire en Normandie, trois jours plus tard ; quelques instants aussi après avoir appris la disparition de Maurice Bardèche, également âgé de 91 ans. Mabire m’a dit à mon retour de son université d’été qu’il avait reçu la dernière lettre d’Eemans, un jour après sa mort. Preuve simple, et sublime dans sa simplicité, que la lucidité et la fidélité n’ont jamais quitté notre surréaliste réprouvé, qu’il tenait son courrier à jour, soucieux de semer et de semer encore, même en terre aride, jusqu’à son dernier souffle. Il a tenu parole. Là, dans ce qui n’est qu’apparemment un détail, est son ultime grandeur. Une semaine ou deux après mon retour de Normandie, son épouse Monique m’a averti personnellement, m’a dit qu’il nous avait définitivement quittés et elle m’a aussi annoncé que Marc avait souhaité la dispersion de ses cendres dans les eaux de l’Escaut ou de la Mer du Nord. Finalement, l’autorisation a été donnée de procéder à cette cérémonie peu fréquente, au large d’Ostende. Le rendez-vous fut fixé au 25 septembre 1998. Une cinquantaine d’artistes, d’amis et d’admirateurs ont pris place à bord d’un bateau, pour accompagner Marc. Eemans dans son dernier voyage. La mer et le ciel étaient merveilleux, ce jour-là, tout en tons pastel, un bleu-gris avec scintillements argentés pour les flots, un bleu d’une douceur caressante pour le ciel. Les cendres de Marc se sont écoulées vers la mer, frôlant la coque de bois du vieux bateau de pêcheurs, requis pour cette mission funéraire. Deux bouquets ont été lancés à l’eau l’un par les mains tordues de chagrin de son épouse et l’autre par un ami, plus ferme mais aussi très ému. Un autre ami a entonné le “J’avais un Camarade”, avec la forte voix et l’inébranlable conviction qu’on lui connaît depuis toujours. Le bateau a tourné 2 fois autour des bouquets, lentement, exécutant 2 vastes mouvements de circonférence, permettant à chacun de se recueillir, avec toute la sérénité qu’il convenait, avec cette Gelassenheit que nous a enseignée Heidegger. Une très belle cérémonie. Inoubliable.

► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes, 1998.

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Soliloque d’un desperado non nervalien

[Ci-dessous : Paysage, 1935]

7210.jpgAu cours d'une retraite de quelque 15 jours en l'île d'Égine, dans le golfe saronique, où j'ai fêté mes 90 ans loin de tout cérémonial, j'ai longuement pu me pencher sur bien des choses de ma vie, tout en faisant un petit bilan de ce que l'on appelle le “mouvement surréaliste”, auquel j'ai participé durant un bon moment. Quel gâchis ! Ce qui aurait pu être une chose fort belle, une vraie révolution dans le domaine de l’esprit, sur le plan de la poésie et des arts n’a été finalement que le prolongement, l’aboutissement, vers 1924, des divers -ismes de la fin du siècle dernier et du premier quart du nôtre. Tout cela dans le vase clos des cafés littéraires de Paris. Que d’apéritifs, que de palabres, que d’ukases et que de proclamations de politiques de gauche…

Le surréalisme n’a finalement pu que décevoir tous ceux qui y avaient mis tous leurs espoirs. Il y eut bien des fidèles jusqu’au bout, mais aussi que de défections et d’exclusions. Il y eut également des grands talents tels que Breton, Aragon, Éluard, Ernst, Dali et bien d’autres encore. Des chefs-d’œuvre ? Toutefois, chose paradoxale, les vrais grands poètes surréalistes ne furent pas surréalistes dans le sillage de Breton. Ce furent des outsiders. Et je pense alors à un Saint-John-Perse et un Patrice de la Tour du Pin, mais quelle horreur ! Patrice de la Tour du Pin, un poète “christique” ! Ah, son angélologie et sa mysticité, mais aussi ses mythes et légendes celtiques, cette École de Tess… J’ai eu l’honneur de me compter parmi ses fidèles. André Breton, bien que parti du symbolisme de Mallarmé, de Gustave Moreau, voire de Gide et de Pierre Louÿs, n’en avait pas moins passé par le dadaïsme, le communisme, le trotskisme. Il a même été “citoyen du monde”, disciple d’un farfelu américain.

Quant à moi ? Je n’ai guère l’esprit grégaire. Je ne suis point fait pour les ukases, pour proclamer avec Pirandello “à chacun sa vérité”. Par ailleurs “sans dieu ni maître” (Mesens), formé dès l’enfance au merveilleux, aussi bien gréco-romain, germanique que chrétien, de même féru de symbolisme aussi bien français que néerlandais ou allemand, avec une bonne dose d’intérêt pour la mystique et l’ésotérisme, sans oublier mon intérêt pour la tragédie des Cathares (Otto Rahn et René Nelli), ainsi que pour l’Ahnenerbe (Héritage des ancêtres). Qu’allais-je faire dans le cénacle surréaliste bruxellois où j’allais me heurter à l’ostracisme anti-art de Paul Nougé qui « nous a fait tant de tort » (Mesens) ? J’y ai perdu mon amie Irène, mais aussi gagné la jalousie de René Magritte (mes peintures étaient alors plus chères que les siennes ! Plus tard, Paul Delvaux aura également à souffrir de la même jalousie) et l’amitié de 2 fidèles compagnons de route, E.L.T. Mesens, mon premier marchand de tableaux (Galerie L’Époque) et mon deuxième marchand (hélas raté), Camille Goemans (faillite de la Galerie Goëmans de la Rue de Seine à Paris).

Au-delà du surréalisme…

fb201010.jpgAprès le court épisode surréaliste (1926-1930), ce fut pour moi un “au-delà du surréalisme” avec une traversée du désert, qui dure toujours, et aussi une assez grande dispersion dans mon activité aussi bien artistique qu’intellectuelle avec par surcroît la difficile quête du gagne-pain quotidien. Mon apport au surréalisme bruxellois ? Quelques dizaines de peintures, des dessins et 2 ou 3 gravures. Elles ou plutôt “ils” auraient contribué (selon José Vovelle) à la naissance du surréalisme néerlandais (Moesman). N’oublions pas l’édition en 1930, de l’album Vergeten te worden, à ce jour — paraît-il — le seul recueil surréaliste en langue néerlandaise…

Je reviens à ma difficile quête du pain quotidien et ma dispersion intellectuelle, surtout due à une insatiable curiosité de même qu’à un aussi insatiable besoin d’activité. D’abord ma quête du nécessaire pain quotidien. Quelques tentatives dans le domaine publicitaire (comme Magritte), collaboration dans le domaine du design, comme on dit aujourd’hui, avec mon ami l’ensemblier hollandais Ewoud Van Tonderen, finalement le journalisme et l’édition avec un passage dans la propagande touristique avec l’ami Goemans.

Ensuite ma dispersion intellectuelle. Bien que ne connaissant point une note de musique, elle fut à la fois musicologique et chorégraphique, en collaboration avec les réputés musicologues Kurt Sachs (juif exilé allemand, directeur de la collection de disques L’anthologie sonore), Charles Van den Borren, bibliothécaire à la bibliothèque du Conservatoire de Bruxelles, et son beau-fils américain, le jeune chef d’orchestre Safford Cape. Grâce à mon amie Elsa Darciel, future professeur au même Conservatoire, nous avons reconstitué les “Basses-Danses de la Cour de Bourgogne”, d’après un précieux manuscrit du XVe siècle, de la Bibliothèque Royale de Bruxelles.

L’aventure de la revue “Hermès”

37983810.jpg[Ci-contre : M. Eeemans en 1930]

Côté poétique, philosophique et mystique : fondation en 1933, avec René Baert et Camille Goemans, de la revue “métasurréaliste” Hermès, pour l’étude comparée de la poésie, de la philosophie et de la mystique, avec une brillante collaboration internationale, mais qualifiée par les surréalistes bruxellois de revue de “petits curés” ou de fascistes en dépit de collaborateur à peu près tous agnostiques, d’autres marxistes ou juifs. Un secrétaire de rédaction de marque : Henri Michaux. Toutefois, quelques supporters de qualité : Edmond Jaloux, Jean Paulhan, Ungaretti, T.S. Eliot, etc. Ma principale contribution : un numéro spécial consacré à la mystique des Pays-Bas, mais les mystiques musulmane, hindoue, chinoise et tibétaine ou grecque et scandinave ne furent point oubliées, et puis il y eut également les premières traductions de Martin Heidegger et de Karl Jaspers. N’oublions pas le symbolisme et les romantiques anglais et allemands. Notre manque d’information dans le domaine italien, nous fit — hélas — ignorer un effort à peu près parallèle, mais tout aussi “confidentiel” que le nôtre, celui de Julius Evola et de ses amis du groupe “Ur”.

Autres exemples de ma dissipation intellectuelle d’alors sont mon intérêt pour les théories du R. P. Jousse S. J. sur l’origine purement rythmique du verbe et son application au langage radiophonique dont Paul Deharme, l’époux de la poétesse surréaliste Lise Deharme (la “Dame aux gants verts” de Breton) tâchait alors de faire l’application dans ses spots publicitaires à la radio. Plus grave, du point de vue surréaliste tout au moins, fut ma présence à un colloque néo-thomiste à Meudon, chez Raïssa et Jacques Maritain, sur le thème de la distinction entre mystique naturelle et surnaturelle. Moins compromettante, toujours du point de vue surréaliste, fut ma correspondance avec le poète grec Angelos Sikelianos concernant la restauration des Jeux Delphiques.

Les années sombres…

15729410.jpgEn septembre 1939, la guerre mit brusquement un terme à la revue Hermès et en mai 1940, avec l’invasion de la Belgique, au gagne-pain de ses 2 directeurs. L’effort fut repris après la guerre par André de Renéville avec ses Cahiers de l’Hermès (2 seuls numéros remarquables) et par une nouvelle revue Hermès qu’il faut, hélas, considérer comme pirate, celle de Jacques Masui… Il existe toujours, dans le prolongement de celle-ci avec le logo de 1933, une “Collection Hermès” aux éditions Fata Morgana. Pour moi, un vrai mirage.

Durant la guerre et l’occupation de la Belgique, les 2 directeurs de la revue devinrent, quelle erreur et quelle horreur pour d’aucuns, des collaborateurs culturels, mais aussi des résistants culturels sur nombre de points, dans certains journaux et périodiques contrôlés par l’occupant. Cela leur coûta cher : pour René Baert, la vie (par assassinat) et pour moi quelque 4 ans de camp de concentration belge, à la suite d’un procès devant un tribunal illégal et selon une loi que les communistes considéraient (lorsqu’ils en étaient victimes) comme “scélérate”, c’est-à-dire “rétroactive”.

J’ai appartenu par ailleurs à, disons, une loge intellectuelle secrète, fondée au XVIIe siècle, à laquelle avait également appartenu Pierre-Paul Rubens, appelée “Les Perséides”. Elle avait pour but la réunion, tout au moins sur le plan intellectuel, des anciennes “XVII Provinces” (ou états bourguignons), séparées à la suite de la guerre de religion du XVIe siècle. Durant la dernière guerre, les “Perséides” furent particulièrement actifs. Ils entrèrent même dans la résistance thioise et la clandestinité. Sur le plan légal, ils obtinrent des autorités occupantes non-nazies (car la Belgique a été surtout occupée et gouvernée par des non-nazis) qu’il n’y eut point d’art “dégénéré” en Belgique. Dans la clandestinité, ils parvinrent à rétablir des liens intellectuels avec les Pays-Bas rompus durant l’occupation (je passai maintes fois outre frontière !). Il y eut également des réunions plus ou moins clandestines. L’une d’elles fut dénoncée à la Gestapo et plusieurs des “Perséides”, dont moi, faillirent subir un séjour forcé dans quelque camp de concentration nazi…

Après la tourmente

La traversée du désert n’en devint que plus pénible après ma libération. Heureusement des amis fidèles vinrent à mon secours dont Jean Paulhan et Patrice de la Tour du Pin, de même que le Prix Nobel T.S. Eliot, sans parler de l’éditeur flamand Lannoo et les éditions néerlandaises Elsevier en la personne de son représentant à Bruxelles Théo Meddens qui me prit à son service jusqu’à ma pension à l’âge de 75 ans. Ce fut un vrai sauvetage in extremis. Aux éditions Elsevier (plus tard Meddens), j’eus l’occasion de publier une trentaine de livres consacrés à l’histoire de l’art ou de collaborer étroitement avec nombre de personnalités éminentes, telles que le professeur Leo Van Puyvelde et le musicologue Paul Collard (me voilà redevenu musicologue !). Je pus également renouer avec la chorégraphie grâce à ma fidèle amie Darciel. Je pus également compter sur la neutralité, voire l’amitié d’Irène Hamoir et surtout sur celle de E. L. T. Mesens. Quant aux surréalistes d’après-guerre, ce fut la guerre ouverte, la diffamation par pamphlets odieux, même à propos d’expositions à l’étranger (Lausanne, La Femme et le surréalisme, où un ancien prisonnier d’Auschwitz et de Dachau, le Hongrois Carl Laszlo, un marchand de tableaux de Bâle) [sic ; ndlr : nous avons reçu ce texte après le décès de Marc. Eemans ; nous ne l’avons pas modifié, y compris cette phrase apparemment inachevée].

Puisque nous parlons de peinture, je rappellerai la fondation du groupe “Fantasmagie” consacré à l’art fantastique et magique. Mais ce mouvement dont je fus un des fondateurs sombra vite dans l’occultisme de pacotille en récoltant des membres au hasard des rencontres de bistrots de son “pape” Aubin Pasque qui avait déjà été l’inventeur d’un “surréalisme du canard sauvage” qui n’a existé que dans son imagination, mais auquel ont cru certains historiens du surréalisme en Belgique, dont David Sylvestre qui m’a interrogé un jour à son sujet… Mais côté poésie ? Je n’ai jamais cessé de pratiquer de la poésie, appelons la “métaphysique et la mythique”, avec des recueils aussi bien en langue néerlandaise que française.

Artiste maudit

23451_10.jpg[Ci-contre : Variation anatomique, 1976]

Du côté peinture, mes adversaires en ont profité, hélas, pour me boycotter, de sorte qu’on peut me classer parmi les “artistes maudits” et certainement proscrits. Point d’œuvres dans les musées, si ce n’est pas un don ou un legs. Point d’expositions officielles, pas de rétrospectives, pas de subsides, etc. etc. À présent, vieux, malvoyant, quasi sourd et ne marchant plus que fort difficilement et avec une canne de berger grec (car je demeure fidèle au mythe grec), je ne suis qu’un “gibelin” comme disent mes amis italiens. Je me demande, en vrai desperado, si je ne suis pas un raté et certainement un marginal qui n’a plus qu’à disparaître…

Heureusement que dès 1972, feu mon ami Jean-Jacques Gaillard, peintre surimpressionniste et swedenborgien, lui aussi quelque peu maudit pour avoir eu l’audace de dénoncer la grande fumisterie de l’art de Picasso, cela en pleine Académie Thérésienne, heureusement, dis-je, que l’ami Jean-Jacques m’ait prédit (belle consolation !) « une gloire posthume tristement magnifique », y ajoutant qu’« une gloire tardive est préférable à une gloire rapide qui vieillit vite ». Feu mon ami allemand, l’histoire d’art Friedrich Markus Huebner, grand admirateur de l’art flamand, de son côté m’a proclamé « l’éloquent interprète des expériences intemporelles »… Serais-je donc, moi aussi “intemporel” ?

► Marc. Eemans (20 juin-10 septembre 1997), Nouvelles de Synergies Européennes, 1998.

• Nota bene : les inter-titres sont de la rédaction.

 

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Entretien avec Marc Eemans, le dernier des surréalistes de l’école d’André Breton

eemans10.jpgAujourd'hui âgé de 83 ans [en 1990], Marc. Eemans affirme être le dernier des surréalistes. Après lui, la page sera tournée. Le surréalisme sera définitivement entré dans l'histoire. Qui est-il, ce dernier des surréalistes, ce peintre de la génération des Magritte, Delvaux et Dali, aujourd'hui ostracisé ? Quel a été son impact littéraire ? Quelle influence Julius Evola a-t-il exercé sur lui ? Ce “vilain petit canard” du mouvement surréaliste jette un regard très critique sur ses compères morts. Ceux-ci lui avaient cherché misère pour son passé “collaborationniste”. Récemment, Ivan Heylen, du journal Panorama (22/28.8.1989), l'a interviewé longuement, agrémentant son article d'un superbe cliché tout en mettant l'accent sur l'hétérosexualité tumultueuse de Marc. Eemans et de ses émules surréalistes. Nous prenons le relais mais sans oublier de l'interroger sur les artistes qu'il a connus, sur les grands courants artistiques qu'il a côtoyés, sur les dessous de sa “collaboration”…

[Ci-contre : Marc. Eemans vers 1990. © Henri-Floris Jespers]

• Q. : La période qui s'étend du jour de votre naissance à l'émergence de votre première toile a été très importante. Comment la décririez-vous ?

ME : Je suis né en 1907 à Termonde (Dendermonde). Mon père aimait les arts et plusieurs de ses amis étaient peintres. À l'âge de 8 ans, j'ai appris à connaître un parent éloigné, sculpteur et activiste (1) : Emiel De Bisschop. Cet homme n'a jamais rien réussi dans la vie mais il n'en a pas moins revêtu une grande signification pour moi. C'est grâce à Emiel De Bisschop que j'entrai pour la première fois en contact avec des écrivains et des artistes.

• D'où vous est venue l'envie de dessiner et de peindre ?

eemans12.jpg[Ci-contre : La Femme à l'oiseau, 1970]

J'ai toujours suivi de très près l'activité des artistes. Immédiatement après la Première Guerre mondiale, j'ai connu le peintre et baron Frans Courtens. Puis je rendai un jour visite au peintre Eugène Laermans. Ensuite encore une quantité d'autres, dont un véritable ami de mon père, un illustre inconnu, Eugène van Mierloo. À sa mort, j'ai appris qu'il avait pris part à la première expédition au Pôle Sud comme reporter-dessinateur. Pendant la Première Guerre mondiale, j'ai visité une exposition de peintres qui jouissent aujourd'hui d'une notoriété certaine : Felix Deboeck, Victor Servranckx, Jozef Peeters. Aucun d'entre eux n'était alors abstrait. Ce ne fut que quelques années plus tard que nous connûmes le grand boom de la peinture abstraite dans l'art moderne. Lorsque Servranckx organisa une exposition personnelle, j'entrai en contact avec lui et, depuis lors, il m'a considéré comme son premier disciple. J'avais environ 15 ans lorsque je me mis à peindre des toiles abstraites. À 16 ans, je collaborais à une feuille d'avant-garde intitulée Sept Arts. Parmi les autres collaborateurs, il y avait le poète Pierre Bourgeois, le poète, peintre et dessinateur Pierre-Louis Flouquet, l'architecte Victor Bourgeois et mon futur beau-frère Paul Werrie (2). Mais l'abstrait ne m'attira pas longtemps. Pour moi, c'était trop facile. Comme je l'ai dit un jour, c'est une aberration matérialiste d'un monde en pleine décadence… C'est alors qu'un ancien acteur entra dans ma vie : Geert van Bruaene.

Je l'avais déjà rencontré auparavant et il avait laissé des traces profondes dans mon imagination : il y tenait le rôle du zwansbaron, du “Baron-Vadrouille”. Mais quand je le revis à l'âge de 15 ans, il était devenu le directeur d'une petite galerie d'art, le Cabinet Maldoror, où tous les avant-gardistes se réunissaient et où furent exposés les premiers expressionnistes allemands. C'est par l'intermédiaire de van Bruaene que je connus Paul van Ostaijen (3). Geert van Bruaene méditait Les Chants de Maldoror du soi-disant Comte de Lautréamont, l'un des principaux précurseurs du surréalisme. C'est ainsi que je devins surréaliste sans le savoir. Grâce, en fait, à van Bruaene. Je suis passé de l'art abstrait au Surréalisme lorsque mes images abstraites finirent par s'amalgamer à des objets figuratifs. À cette époque, j'étais encore communiste…

• À l'époque, effectivement, il semble que l'intelligentsia et les artistes appartenaient à la gauche ? Vous avez d'ailleurs peint une toile superbe représentant Lénine et vous l'avez intitulée Hommage au Père de la Révolution

Voyez-vous, c'est un phénomène qui s'était déjà produit à l'époque de la Révolution française. Les jeunes intellectuels, tant en France qu'en Allemagne, étaient tous partisans de la Révolution Française. Mais au fur et à mesure que celle-ci évolua ou involua, que la terreur prit le dessus, etc., ils ont retiré leurs épingles du jeu. Et puis Napoléon est arrivé. Alors tout l'enthousiasme s'est évanoui. Ce fut le cas de Gœthe, Schelling, Hegel, Hölderlin… Et n'oublions également pas le Beethoven de la Sinfonia Eroica, inspirée par la Révolution française et primitivement dédiée à Napoléon, avant que celui-ci ne devient empereur. Le même phénomène a pu s'observer avec la révolution russe. On croyait que des miracles allaient se produire. Mais il n'y en eut point. Par la suite, il y eut l'opposition de Trotski qui croyait que la révolution ne faisait que commencer. Pour lui, il fallait donc aller plus loin !

• N'est-ce pas là la nature révolutionnaire ou non-conformiste qui gît au tréfonds de tout artiste ?

J'ai toujours été un non-conformiste. Même sous le nazisme. Bien avant la dernière guerre, j'ai admiré le Front Noir d'Otto Strasser. Ce dernier était anti-hitlérien parce qu'il pensait que Hitler avait trahi la révolution. J'ai toujours été dans l'opposition. Je suis sûr que si les Allemands avaient emporté la partie, que, moi aussi, je m'en serais aller moisir dans un camp de concentration. Au fond, comme disait mon ami Mesens, nous, surréalistes, ne sommes que des anarchistes sentimentaux.

• Outre votre peinture, vous êtes aussi un homme remarquable quant à la grande diversité de ses lectures. Il suffit d'énumérer les auteurs qui ont exercé leur influence sur votre œuvre…

Je me suis toujours intéressé à la littérature. À l'athenée (4) à Bruxelles, j'avais un curieux professeur, un certain Maurits Brants (5), auteur, notamment, d'une anthologie pour les écoles, intitulée Dicht en Proza. Dans sa classe, il avait accroché au mur des illustrations représentant les héros de la Chanson des Nibelungen. De plus, mon frère aîné était wagnérien. C'est sous cette double influence que je découvris les mythes germaniques. Ces images de la vieille Germanie sont restées gravées dans ma mémoire et ce sont elles qui m'ont distingué plus tard des autres surréalistes. Ils ne connaissaient rien de tout cela. André Breton était surréaliste depuis 10 ans quand il entendit parler pour la première fois des romantiques allemands, grâce à une jeune amie alsacienne. Celle-ci prétendait qu'il y avait déjà eu des “surréalistes” au début du XIXe siècle. Novalis, notamment. Moi, j'avais découvert Novalis par une traduction de Maeterlinck que m'avait refilée un ami quand j'avais 17 ans. Cet ami était le cher René Baert, un poète admirable qui fut assassiné par la “Résistance” en Allemagne, peu avant la capitulation de celle-ci, en 1945. Je fis sa connaissance dans un petit cabaret artistique bruxellois appelé Le Diable au corps. Depuis nous sommes devenus inséparables aussi bien en poésie qu'en politique, disons plutôt en “métapolitique” car la Realpolitik n'a jamais été notre fait. Notre évolution du communisme au national-socialisme relève en effet d'un certain romantisme en lequel l'exaltation des mythes éternels et de la tradition primordiale, celle de René Guénon et de Julius Evola, a joué un rôle primordial. Disons que cela va du Georges Sorel du Mythe de la Révolution et des Réflexions sur la violence à l'Alfred Rosenberg du Mythe du XXe siècle, en passant par Révolte contre le monde moderne de Julius Evola. Le seul livre que je pourrais appeler métapolitique de René Baert s'intitule L'épreuve du feu (éd. de la Roue Solaire, Bruxelles, 1944) (6). Pour le reste, il est l'auteur de recueils de poèmes et d'essais sur la poésie et la peinture. Un penseur et un poète à redécouvrir. Et puis, pour revenir à mes lectures initiales, celles de ma jeunesse, je ne peux oublier le grand Louis Couperus (7), le symboliste à qui nous devons les merveilleux Psyche, Fidessa et Extase.

• Couperus a-t-il exercé une forte influence sur vous ?

eemansSurtout pour ce qui concerne la langue. Ma langue est d'ailleurs toujours marquée par Couperus. En tant que Bruxellois, le néerlandais officiel m'a toujours semblé quelque peu artificiel. Mais cette langue est celle à laquelle je voue tout mon amour… Un autre auteur dont je devins l'ami fut le poète expressionniste flamand Paul van Ostaijen [ci-contre]. Je fis sa connaissance par l'entremise de Geert van Bruaene. Je devais alors avoir 18 ans. Lors d'une conférence que van Ostaijen fit en français à Bruxelles, l'orateur, mon nouvel ami qui devait mourir quelques années plus tard à peine âgé de 32 ans, fixa définitivement mon attention sur le rapport qu'il pouvait y avoir entre la poésie et la mystique, tout comme il me parla également d'un mysticisme sans Dieu, thèse ou plutôt thème en lequel il rejoignait et Nietzsche et André Breton, le “pape du Surréalisme” qui venait alors de publier son Manifeste du Surréalisme.

• Dans votre œuvre, mystique, mythes et surréalisme ne peuvent être séparés ?

Non, je suis en quelque sorte un surréaliste mythique et, en cela, je suis peut-être le surréaliste le plus proche d'André Breton. J'ai toujours été opposé au surréalisme petit-bourgeois d'un Magritte, ce monsieur tranquille qui promenait son petit chien, coiffé de son chapeau melon…

• Pourtant, au début, vous étiez amis. Comment la rupture est-elle survenue ?

eemans14.jpg[Ci-contre : Le combat singulier, 1930]

En 1930. Un de nos amis surréalistes, Camille Goemans, fils du Secrétaire perpétuel de la Koninklijke Vlaamse Academie voor Taal en Letterkunde (Académie Royale Flamande de Langue et de Littérature), possédait une galerie d'art à Paris. Il fit faillite. Mais à ce moment, il avait un contrat avec Magritte, Dali et moi. Après cet échec, Dali a trouvé sa voie grâce à Gala, qui, entre nous soit dit, devait être une vraie mégère. Magritte, lui, revint à Bruxelles et devint un miséreux. Tout le monde disait : “Ce salaud de Goemans ! C'est à cause de lui que Magritte est dans la misère”. C'est un jugement que je n'admis pas. C'est le côté “sordide” du Surréalisme belge. Goemans, devenu pauvre comme Job par sa faillite, fut rejeté par ses amis surréalistes, mais il rentra en grâce auprès d'eux lorsqu'il fut redevenu riche quelque 10 ans plus tard grâce à sa femme, une Juive de Russie, qui fit du “marché noir” avec l'occupant durant les années 1940-44. Après la faillite parisienne, Goemans et moi avons fait équipe. C'est alors que parut le deuxième manifeste surréaliste, où Breton écrivit, entre autres choses, que le Surréalisme doit être occulté, c'est-à-dire s'abstenir de tous compromis et de tout particularisme intellectuel. Nous avons pris cette injonction à la lettre. Nous avions déjà tous deux reçu l'influence des mythes et de la mystique germaniques. Nous avons fondé, avec l'ami Baert, une revue, Hermès, consacrée à l'étude comparative du mysticisme, de la poésie et de la philosophie. Ce fut surtout un grand succès moral. À un moment, nous avions, au sein de notre rédaction, l'auteur du livre Rimbaud le voyant, André Rolland de Renéville. Il y avait aussi un philosophe allemand anti-nazi, qui avait émigré à Paris et était devenu lecteur de littérature allemande chez Gallimard : Bernard Groethuysen. Par son intermédiaire, nous nous sommes assurés la collaboration d'autres auteurs. Il nous envoyait même des textes de grands philosophes encore peu connus à l'époque : Heidegger, Jaspers et quelques autres. Nous avons donc été parmi les premiers à publier en langue française des textes de Heidegger, y compris des fragments de Sein und Zeit.

Parmi nos collaborateurs, nous avions l'un des premiers traducteurs de Heidegger : Henry Corbin (1903-1978) qui devint par la suite l'un des plus brillants iranologues d'Europe. Quant à notre secrétaire de rédaction, c'était le futur célèbre poète et peintre Henri Michaux. Sa présence parmi nous était due au hasard. Goemans était l'un de ses vieux amis : il avait été son condisciple au Collège St. Jan Berchmans. Il était dans le besoin. La protectrice de Groethuysen, veuve d'un des grands patrons de l'Arbed, le consortium de l'acier, nous fit une proposition : si nous engagions Michaux comme secrétaire de rédaction, elle paierait son salaire mensuel, plus les factures de la revue. C'était une solution idéale. C'est ainsi que je peux dire aujourd'hui que le célébrissime Henri Michaux a été mon employé…

• Donc, grâce à Groethuysen, vous avez pris connaissance de l'œuvre de Heidegger…

Eh oui ! À cette époque, il commençait à devenir célèbre. En français, c'est Gallimard qui publia d'abord quelques fragments de Sein und Zeit. Personnellement, je n'ai jamais eu de contacts avec lui. Après la guerre, je lui ai écrit pour demander quelques petites choses. J'avais lu un interview de lui où il disait que Sartre n'était pas un philosophe mais que Georges Bataille, lui, en était un. Je lui demandai quelques explications à ce sujet et lui rappelai que j'avais été l'un des premiers éditeurs en langue française de ses œuvres. Pour toute réponse, il m'envoya une petite carte avec son portrait et ces 2 mots : « Herzlichen Dank ! » (Cordial merci !). Ce fut la seule réponse de Heidegger…

• Vous auriez travaillé pour l'Ahnenerbe. Comment en êtes-vous arrivé là ?

Avant la guerre, je m'étais lié d'amitié avec Juliaan Bernaerts, mieux connu dans le monde littéraire sous le nom de Henri Fagne. Il avait épousé une Allemande et possédait une librairie internationale dans la Rue Royale à Bruxelles. Je suppose que cette affaire était une librairie de propagande camouflée pour les services de Goebbels ou de Rosenberg. Un jour, Bernaerts me proposa de collaborer à une nouvelle maison d'édition. Comme j'étais sans travail, j'ai accepté. C'était les éditions flamandes de l'Ahnenerbe. Nous avons ainsi édité une vingtaine de livres et nous avions des plans grandioses. Nous sortions également un mensuel, Hamer, lequel concevait les Pays-Bas et la Flandre comme une unité.

• Et vous avez écrit dans cette publication ?

img_6410.jpgOui. J'ai toujours été amoureux de la Hollande et, à cette époque-là, il y avait comme un mur de la honte entre la Flandre et la Hollande. Pour un Thiois comme moi, il existe d'ailleurs toujours 2 murs séculaires de la honte : au Nord avec les Pays-Bas ; au Sud avec la France, car la frontière naturelle des XVII Provinces historiques s'étendait au XVIe siècle jusqu'à la Somme. La première capitale de la Flandre a été la ville d'Arras (Atrecht). Grâce à Hamer, j'ai pu franchir ce mur. Je devins l'émissaire qui se rendait régulièrement à Amsterdam avec les articles qui devaient paraître dans Hamer. Le rédacteur-en-chef de Hamer-Pays-Bas cultivait lui aussi des idées grand-néerlandaises. Celles-ci transparaissaient clairement dans une autre revue Groot-Nederland, dont il était également le directeur. Comme elle a continué à paraître pendant la guerre, j'y ai écrit des articles. C'est ainsi qu'Urbain van de Voorde (8) a participé également à la construction de la Grande-Néerlande. Il est d'ailleurs l'auteur d'un essai d'histoire de l'art néerlandais, considérant l'art flamand et néerlandais comme un grand tout. Je possède toujours en manuscrit une traduction de ce livre, paru en langue néerlandaise en 1944.

Mais, en fin de compte, j'étais un dissident au sein du national-socialisme ! Vous connaissez la thèse qui voulait que se constitue un Grand Reich allemand dans lequel la Flandre ne serait qu'un Gau parmi d'autres. Moi, je me suis dit : « Je veux bien, mais il faut travailler selon des principes organiques. D'abord il faut que la Flandre et les Pays-Bas fusionnent et, de cette façon seulement, nous pourrions participer au Reich, en tant qu'entité grande-néerlandaise indivisible ». Et pour nous, la Grande-Néerlande s'étendait jusqu'à la Somme ! Il me faut rappeler ici l'existence pendant l'Occupation, d'une “résistance thioise” non reconnue comme telle à la “Libération”. J'en fis partie avec nombre d'amis flamands et hollandais, dont le poète flamand Wies Moens pouvait être considéré comme le chef de file. Tous devinrent finalement victimes de la “Répression”.

• Est-ce là l'influence de Joris van Severen ?

Non, Van Severen était en fait un fransquillon, un esprit totalement marqué par les modes de Paris. Il avait reçu une éducation en français et, au front, pendant la Première Guerre mondiale, il était devenu “frontiste” (9). Lorsqu'il créa le Verdinaso, il jetta un œil au-delà des frontières de la petite Belgique, en direction de la France. Il revendiqua l'annexion de la Flandre française. Mais à un moment ou à un autre, une loi devait être votée qui aurait pu lui valoir des poursuites. C'est alors qu'il a propagé l'idée d'une nouvelle direction de son mouvement (la fameuse “nieuwe marsrichting”). Il est redevenu “petit-belge”. Et il a perdu le soutien du poète Wies Moens (10), qui créa alors un mouvement dissident qui se cristallisa autour de sa revue Dietbrand dont je devins un fidèle collaborateur.

• Vous avez collaboré à une quantité de publications, y compris pendant la Seconde Guerre mondiale. Vous n'avez pas récolté que des félicitations. Dans quelle mesure la répression vous a-t-elle marqué ?

32238210.jpgEn ce qui me concerne, la répression n'est pas encore finie ! J'ai “collaboré” pour gagner ma croûte. Il fallait bien que je vive de ma plume. Je ne me suis jamais occupé de politique. Seule la culture m'intéressait, une culture assise sur les traditions indo-européennes. De plus, en tant qu'idéaliste grand-néerlandais, je demeurai en marge des idéaux grand-allemands du national-socialisme. En tant qu'artiste surréaliste, mon art était considéré comme "dégénéré" par les instances officielles du IIIe Reich. Grâce à quelques critiques d'art, nous avons toutefois pu faire croire aux Allemands qu'il n'y avait pas d'“art dégénéré” en Belgique. Notre art devait être analysé comme un prolongement du romantisme allemand (Hölderlin, Novalis, …), du mouvement symboliste (Böcklin, Moreau, Khnopff, …) et des Pré-Raphaëlites anglais. Pour les instances allemandes, les expressionnistes flamands étaient des Heimatkünstler (peintres du terroir). Tous, y compris James Ensor, mais excepté Fritz Van der Berghe, considéré comme trop “surréaliste” en sa dernière période, ont d'ailleurs participé à des expositions en Allemagne nationale-socialiste.

Mais après la guerre, j'ai tout de même purgé près de 4 ans de prison. En octobre 1944, je fus arrêté et, au bout de 6 ou 7 mois, remis en liberté provisoire, avec la promesse que tout cela resterait “sans suite”. Entretemps, un auditeur militaire (11) cherchait comme un vautour à avoir son procès-spectacle. Les grands procès de journalistes avaient déjà eu lieu : ceux du Soir, du Nouveau Journal, de Het Laatste Nieuws, etc. Coûte que coûte, notre auditeur voulait son procès. Et il découvrit qu'il n'y avait pas encore eu de procès du Pays réel (le journal de Degrelle). Les grands patrons du Pays réel avaient déjà été condamnés voire fusillés (comme Victor Matthijs, le chef de Rex par interim et rédacteur-en-chef du journal). L'auditeur eut donc son procès, mais avec, dans le box des accusés, des seconds couteaux, des lampistes. Moi, j'étais le premier des troisièmes couteaux, des super-lampistes. Je fus arrêté une seconde fois, puis condamné. Je restai encore plus ou moins 3 ans en prison. Plus moyen d'en sortir ! Malgré l'intervention en ma faveur de personnages de grand format, dont mon ami français Jean Paulhan, ancien résistant et futur membre de l'Académie Française, et le Prix Nobel anglais TS Eliot, qui écrivit noir sur blanc, en 1948, que mon cas n'aurait dû exiger aucune poursuite. Tout cela ne servit à rien. La lettre d'Eliot, qui doit se trouver dans les archives de l'Auditorat militaire, mériterait d'être publiée, car elle condamne en bloc la répression sauvage des intellectuels qui n'avaient pas “brisé leur plume”, cela pour autant qu'ils n'aient pas commis des “crimes de haute trahison”. Eliot fut d'ailleurs un des grands défenseurs de son ami le poète Ezra Pound, victime de la justice répressive américaine.

Quand j'expose, parfois, on m'attaque encore de façon tout à fait injuste. Ainsi, récemment, j'ai participé à une exposition à Lausanne sur la femme dans le Surréalisme. Le jour de l'ouverture, des surréalistes de gauche distribuèrent des tracts qui expliquaient au bon peuple que j'étais un sinistre copain d'Eichmann et de Barbie ! Jamais vu une abjection pareille…

• Après la guerre, vous avez participé aux travaux d'un groupe portant le nom étrange de “Fantasmagie” ? On y rencontrait des figures comme Aubin Pasque, Pol Le Roy et Serge Hutin…

1447210.jpgOui. Le Roy et Van Wassenhove avaient été tous deux condamnés à mort (12). Après la guerre, en dehors de l'abstrait, il n'y avait pas de salut. À Anvers règnait la Hessenhuis : dans les années 50, c'était le lieu le plus avant-gardiste d'Europe. Pasque et moi avions donc décidé de nous associer et de recréer quelque chose d'“anti”. Nous avons lancé Fantasmagie. À l'origine, nous n'avions pas appelé notre groupe ainsi. C'était le centre pour je ne sais plus quoi. Mais c'était l'époque où Paul de Vree possédait une revue, Tafelronde. Il n'était pas encore ultra-moderniste et n'apprit que plus tard l'existence de feu Paul van Ostaijen. Jusqu'à ce moment-là, il était resté un brave petit poète. Bien sûr, il avait un peu collaboré… Je crois qu'il avait travaillé pour De Vlag (13). Pour promouvoir notre groupe, il promit de nous consacrer un numéro spécial de Tafelronde. Un jour, il m'écrivit une lettre où se trouvait cette question : « Qu'en est-il de votre “Fantasmagie” ? ». Il venait de trouver le mot. Nous l'avons gardé.

• Quel était l'objectif de Fantasmagie ?

Nous voulions instituer un art pictural fantastique et magique. Plus tard, nous avons attiré des écrivains et des poètes, dont Michel de Ghelderode, Jean Ray, Thomas Owen, etc. Mais chose plus importante pour moi est la création en 1982, à l'occasion de mes 75 ans, par un petit groupe d'amis, d'une Fondation Marc. Eemans dont l'objet est l'étude de l'art et de la littérature idéalistes et symbolistes. D'une activité plus discrète, mais infiniment plus sérieuse et scientifique, que la Fantasmagie, cette Fondation a créé des archives concernant l'art et la littérature (accessoirement également la musique) de tout ce qui touche au symbole et au mythe, non seulement en Belgique mais en Europe voire ailleurs dans le monde, le tout dans le sens de la Tradition primordiale.

• Vous avez aussi fondé le Centrum Studi Evoliani, dont vous êtes toujours le Président…

Oui. Pour ce qui concerne la philosophie, j'ai surtout été influencé par Nietzsche, Heidegger et Julius Evola. Surtout les 2 derniers. Un Gantois, Jef Vercauteren, était entré en contact avec Renato Del Ponte, un ami de Julius Evola. Vercauteren cherchait des gens qui s'intéressaient aux idées de Julius Evola et étaient disposés à former un cercle. Il s'adressa au Professeur Piet Tommissen, qui lui communiqua mon adresse. J'ai lu tous les ouvrages d'Evola. Je voulais tout savoir à son sujet. Quand je me suis rendu à Rome, j'ai visité son appartement. J'ai discuté avec ses disciples. Ils s'étaient disputés avec les gens du groupe de Del Ponte. Celui-ci prétendait qu'ils avaient été veules et mesquins lors du décès d'Evola. Lui, Del Ponte, avait eu le courage de transporter l'urne contenant les cendres funéraires d'Evola au sommet du Mont Rose à 4.000 m. et de l'enfouir dans les neiges éternelles. Mon cercle, hélas, n'a plus d'activités pour l'instant et cela faute de personnes réellement intéressées.

En effet, il faut avouer que la pensée et les théories de J. Evola ne sont pas à la portée du premier militant de droite, disons d'extrême-droite, venu. Pour y accéder, il faut avoir une base philosophique sérieuse. Certes, il y a eu des farfelus férus d'occultisme qui ont cru qu'Evola parlait de sciences occultes, parce qu'il est considéré comme un philosophe traditionaliste de droite. Il suffit de lire son livre Masques et visages du spiritualisme contemporain pour se rendre compte à quel point Evola est hostile, tout comme son maître René Guénon, à tout ce qui peut être considéré comme théosophie, anthroposophie, spiritisme et que sais-je encore.

L'ouvrage de base est son livre intitulé Révolte contre le monde moderne qui dénonce toutes les tares de la société matérialiste qui est la nôtre et dont le culte de la démocratie (de gauche bien entendu) est l'expression la plus caractérisée. Je ne vous résumerai pas la matière de ce livre dense de quelque 500 pages dans sa traduction française. C'est une véritable philosophie de l'histoire, vue du point de vue de la Tradition, c'est-à-dire selon la doctrine des 4 âges et sous l'angle des théories indo-européennes. En tant que “Gibelin”, Evola prônait le retour au mythe de l'Empire, dont le IIIe Reich de Hitler n'était en somme qu'une caricature plébéienne, aussi fut-il particulièrement sévère dans son jugement tant sur le fascisme italien que sur le national-socialisme allemand, car ils étaient, pour lui, des émanations typiques du “quatrième âge” ou Kali-Youga, l'âge obscur, l'âge du Loup, au même titre que le christianisme ou le communisme. Evola rêvait de la restauration d'un monde “héroïco-ouranien occidental”, d'un monde élitaire anti-démocratique dont le “règne de la masse”, de la “société de consommation” aurait été éliminé. Bref, toute une grandiose histoire philosophique du monde dont le grand héros était l'Empereur Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250), un véritable héros mythique…

• Vous avez commencé votre carrière en même temps que Magritte. Au début, vos œuvres étaient même mieux cotées que les siennes…

Oui et pourtant j'étais encore un jeune galopin. Magritte s'est converti au Surréalisme après avoir peint quelque temps en styles futuriste, puis cubiste, etc. À cette époque, il avait 27 ans. Je n'en avais que 18. Cela fait 9 ans de différence. J'avais plus de patte. C'était la raison qui le poussait à me houspiller hors du groupe. Parfois, lorsque nous étions encore amis, il me demandait : « Dis-moi, comment pourrais-je faire ceci… ? ». Et je répondais : « Eh bien Magritte, mon vieux, fais comme cela ou comme cela… ». Ultérieurement, j'ai pu dire avec humour que j'avais été le maître de Magritte ! Pendant l'Occupation, j'ai pu le faire dispenser du Service Obligatoire, mais il ne m'en a pas su gré. Bien au contraire !

• Comment se fait-il qu'actuellement vous ne bénéficiez pas de la même réputation internationale que Magritte ?

Voyez-vous, lui et moi sommes devenus surréalistes en même temps. J'ai été célèbre lorsque j'avais 20 ans. Vous constaterez la véracité des mes affirmations en consultant la revue Variétés, revue para-surréaliste des années 1927-28, où vous trouverez des publicités pour la galerie d'art L'Époque, dont Mesens était le directeur. Vous pouviez y lire : nous avons toujours en réserve des œuvres de… Suivait une liste de tous les grands noms de l'époque, dont le mien. Et puis il y a eu le formidable krach de Wall Street en 1929 : l'art moderne ne valait plus rien du jour au lendemain. Je suis tombé dans l'oubli. Aujourd'hui, mon art est apprécié par les uns, boudé par d'autres. C'est une question de goût personnel. N'oubliez pas non plus que je suis un “épuré”, un “incivique”, un “mauvais Belge”, même si j'ai été “réhabilité” depuis… J'ai même été décoré, il y a quelques années, de “l'Ordre de la Couronne”… et de la Svastika, ajoutent mes ennemis ! Bref, pas de place pour un “surréaliste pas comme les autres”. Certaines gens prétendent qu'“on me craint”, alors que je crois plutôt que j'ai tout à craindre de ceux qui veulent me réduire au rôle peu enviable d'“artiste maudit”. Mais comme on ne peut m'ignorer, certains spéculent déjà sur ma mort !

► Propos recueillis en partie par Koenraad Logghe, en partie par Robert Steuckers, Vouloir n°63/64, 1990.

Une version néerlandaise de l'entrevue avec Logghe est parue dans la revue De Vrijbuiter, 5/1989. Version italienne

◘ Notes :

  • (1) L'activisme est le mouvement collaborateur en Flandre pendant la Première Guerre mondiale. À ce propos, lire Maurits Van Haegendoren, Het aktivisme op de kentering der tijden, Uitgeve-rij De Nederlanden, Antwerpen, 1984.
  • (2) Paul Werrie était collaborateur du Nouveau Journal, fondé par le critique d'art Paul Colin avant la guerre. Paul Werrie y tenait la rubrique “théâtre”. À la radio, il ani-mait quelques émis-sions sportives. Ces activités non politiques lui valurent toute-fois une condamnation à mort par contumace, tant la justice mi-litaire était sereine… Il vécut 18 ans d'exil en Espagne. Il se fixa ensuite à Marly-le-Roi, près de Paris, où résidait son compagnon d’infortune et vieil ami, Robert Poulet. Tous 2 participèrent activement à la rédaction de Rivarol et des Écrits de Paris.
  • (3) Paul André van Ostaijen (1896-1928), jeune poète et essayiste flamand, né à Anvers, lié à l'aventure activiste, émigré politique à Berlin entre 1918-1920. Fonde la revue Avontuur, ouvre une galerie à Bruxelles mais miné par la tuberculose, abandonne et se consacre à l'écriture dans un sanatorium. Inspiré par Hugo von Hoffmannsthal et par les débuts de l'expres-sionnisme allemand, il développe un nationalisme flamand à dimensions universelles, tablant sur les grandes idées d'humanité et de fraternité. Se tourne ensuite vers le dadaïsme et le lyrisme exprérimental, la poésie pure. Exerce une grande influence sur sa génération.
  • (4) L'Athenée est l'équivalent belge du lycée en France ou du Gymnasium en Allemagne.
  • (5) Maurits Brants a notamment rédigé un ouvrage sur les héros de la littérature germanique des origines : Germaansche Heldenleer, A. Siffer, Gent, 1902.
  • (6) Dans son ouvrage L'épreuve du feu : À la recherche d'une éthique, René Baert évoque notamment les œuvres de Keyserling, Abel Bonnard, Drieu la Rochelle, Montherlant, Nietzsche, Ernst Jünger, etc.
  • (7) Louis Marie Anne Couperus (1863-1923), écrivain symboliste néerlandais, grand voyageur, conteur naturaliste et psycho-logisant qui met en scène des personnages décadents, sans volonté et sans force, dans des contextes contemporains ou an-tiques. Prose maniérée. Couperus a écrit 4 types de romans : 1) Des romans familiaux contemporains dans la société de La Haye ; 2) des romans fantastiques et symboliques puisés dans les mythes et légendes d'Orient ; 3) des romans mettant en scène des tyrans antiques ; 4) des nouvelles, des esquisses et des récits de voyage.
  • (8) Pendant la guerre, Urbain van de Voorde participe à la rédaction de la revue hollando-flamande Groot-Nederland. À l'épuration, il échappe aux tribunaux mais, comme Michel de Ghelderode, est révoqué en tant que fonctionnaire. Après ces tracas, il participe dès le début à la rédaction du Nieuwe Standaard qui reprend rapidement son titre De Standaard, et devient principal quotidien flamand.
  • (9) Dans les années 20, le frontisme est le mouvement politique des soldats revenus du front et rassemblés dans le Frontpartij. Ce mouvement s'oppose aux politiques militaires de la Belgique, notamment à son alliance tacite avec la France, jugée ennemie héréditaire du peuple flamand, lequel n'a pas à verser une seule goutte de son sang pour elle. Il s'engage pour une neutralité absolue, pour la flamandisation de l'Université de Gand, etc.
  • (10) Le poète Wies Moens (1898-1982), activiste pendant la Première Guerre mondiale et étudiant à l'Université flamandisée de Gand entre 1916 et 1918, purgera 4 années de prison entre 1918 et 1922 dans les geôles de l'État belge. Fonde les revues Pogen (1923-25) et Dietbrand (1933-40). En 1945, un tribunal militaire le condamne à mort mais il parvient à se réfugier aux Pays-Bas pour échapper à ses bourreaux. Il fut l'un des principaux représentants de l'expressionnisme flamand. Il sera lié, à l'époque du Frontpartij, à Joris van Severen, mais rompra avec lui pour les raisons que nous explique Marc. Eemans. Cf. Erik Verstraete, Wies Moens, Orion, Brugge, 1973.
  • (11) Les tribunaux militaires belges était présidés par des “auditeurs” lors de l'épuration. On parlait également de “l'Auditorat militaire”. Pour comprendre l'abomination de ces tribunaux, le mécanisme de nomination au poste de juge de jeunes juristes inexpérimentés, de sous-officiers et d'officiers sans connaissances juridiques et revenus des camps de prisonniers, lire l'ouvrage du Prof. Raymond Derine, Repressie zonder maat of einde ? Terug-blik op de collaboratie, repressie en amnes-tiestrijd, Davidsfonds, Leuven, 1978. Le Professeur Derine signale le mot du Ministre de la Justice Pholien, dépassé par les événements : « Une justice de rois nègres ».
  • (12) Pol Le Roy, poète, ami de Joris Van Severen, chef de propagande du Verdinaso, passera à la SS flamande et au gouvernement en exil en Allemagne de septembre 44 à mai 45. Van Wassenhove, chef de district du Verdinaso, puis de De Vlag (Deutsch-Vlämische Arbeitsgemeinschaft), à Ypres, a été condamné à mort en 1945. Sa femme verse plusieurs millions à l'Auditorat militaire et à quelques “magistrats”, sauvant ainsi la vie de son époux. En prison, Van Wassenhove apprend l'espagnol et traduit plusieurs poésies. Il deviendra l'archiviste de Fantasmagie.
  • (13) De Vlag (Le Drapeau) était l'organe culturel de la Deutsch-Vlämische Arbeitsgemeinschaft. Il traitait essentiellement de questions littéraires, artistiques et philosophiques.

 

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Marc. Eemans, pèlerin de l'absolu

« Comme toute chose sublime, la peinture touche au mysticisme, car elle s'applique à appréhender le réel par les voies de la participation, de la représentation et de la connaturalité, et cela par la magie de la plus parfaite fruition. » Marc. Eemans, Propositions sur la peinture, 1959

Né en 1907 sur les bords de l'Escaut, Marc. Eemans est le dernier survivant du groupe surréaliste belge. Poète, traducteur, éditeur et historien d'art reconnu par les plus grands — Marcel Brion par ex. —, Marc le Gibelin, Marc le Grec est aussi et surtout l'un de nos tout grands peintres contemporains. En témoigne une œuvre s'échelonnant sur près de trois quarts de siècles. Cette fécondité artistique le rapproche d'ailleurs d'un Ernst Jiinger, comparaison qui le fera probablement bougonner, comme il en a le secret…

En 1937, Eemans signe un autoportrait somptueux : Le pèlerin de l'absolu. Voilà notre singulier surréaliste admirablement défini, car Marc. Eemans est l'homme d'une quête incessante depuis ses débuts artistiques vers 1922: il est alors le plus jeune peintre abstrait de notre pays. Il fréquente le groupe surréaliste belge et participe aux conciliabules et aux disputes, mais rapidement, en raison de ses aspirations et de sa nature profonde, les divergences apparaîtront et, bientôt ce sera la rupture.

Pour le détail, je renvoie à l'étude érudite du professeur Tommissen. L'important est de comprendre que le nom de Marc. Eemans sera vite tabou dans le milieu surréaliste, pour des raisons multiples et complexes. Marc. Eemans reste un artiste maudit, ostracisé par les bien-pensants, dénigré. On a fait de lui un épigone de Magritte ou de Chirico, alors qu'Eemans a toujours été lui-même, pratiquant assidûment le très aristocratique art de déplaire. J'aurais mauvaise grâce de le lui reprocher. Eemans a lait les frais de pamphlets, de Mariën («Autant en rapporte de vente) et de courtisans sans envergure. Plus grave, son nom est peu cité dans maints essais sur le surréalisme en Belgique. Eemans est un gêneur, un empêcheur de colloquer en rond. Et par-dessus le marché, il fut “incivique”. Ses prises de position sous l'Occupation, sa collaboration à diverses publications (Le Soir, Hamer, Groot Nederland) n'arrangent évidemment rien et constituent des arguments rêvés pour ses détracteurs, eux-mêmes souvent admirateurs de l'Union Soviétique et thuriféraires du génial Staline. Je pense à Marcel Mariën et à son livre Quand l'acier fut trempé. Pour ma part, je suis hostile au principe même de la guerre civile et de l'épuration permanente. Eemans a payé sa dette de quatre années de Petit-Château (où eurent lieu de mystérieux convents nestoriens) ; il n'a pas de sang sur les mains et ne s'est pas enrichi. Il a participé à la résistance thioise (avec le poète Wies Moens notamment). Jeu complexe, qui rappelle mutatis mutandis celui d'un Abellio. Il faudra un jour écrire l'histoire de tous ces doubles, triples jeux, ceux qui ont échoué… et les autres.

Mais ce qui nous intéresse aujourd'hui chez Marc. Eemans, c'est ce mélange unique de mystique flamande, de mythologie grecque et de l'érotisme le plus raffiné. Ou encore l'éditeur de la revue méta ou para-surréaliste Hermès (1933-1939). L'objectif de cette prestigieuse revue (Spiritus absconditus) dirigée par notre surréaliste en rupture de ban et par le poète René Baert, et dont le rédacteur en chef fut Henri Michaux, était d'étudier les rapports entre mystique et poésie. Pour citer le message des éditeurs publié dans le numéro 1 (juin 1933) : « on ne contestera guère qu'entre ces deux apparitions passe un grand flot obscur, peu exploré encore, dont on ne sait bien s'il les oppose radicalement ou mystérieusement les unit ». Ce premier numéro est révélateur des intérêts des promoteurs: Marc. Eemans y présente Soeur Hadewych et sa Première Vision, Friedrich Gundolf y parle de Stefan George, Jean Wahl de Kierkegaard et Georges Méautis des Mystères d’Éleusis. Le numéro 2 (décembre 1933) est entièrement consacré à Ruusbroec l'Admirable. Parmi les collaborateurs des numéros suivants, on retrouve Marcel Lecomte, A. Rolland de Renéville, Marcel De Corte, Denis de Rougemont, Urbain Van De Voorde, Franz Hellens, Henry Corbin, Jean Grenier, René Daumal, Bernard Groethuysen… Y sont traduits, Jaspers, Heidegger, Ziegler.

L'entreprise est du plus haut intérêt et d'une grande originalité. Marc le Grec — mais un Grec archaïque n'ayant rien à voir avec « la Grèce des comédiens » (Nietzsche) — y rend hommage à son panthéon personnel, à ses éveilleurs : George, Maître Eckhardt, Hölderlin, la Grèce hyperboréenne, très présente dans sa peinture (je pense au sublime Songe d'Empédocle). Car Eemans est un Grec de la haute époque, tout à la fois prêtre, poète et mage. La poésie est pour lui le refuge où survit le sacré qui se retire du monde.

Après la guerre, Eemans participera à d'autres entreprises comme Fantasmagie avec A. Pâque, ou encore la revue Espace, tout en devenant un historien d'art chevronné (sous son nom ou sous plusieurs pseudonymes). Mais, pour nous, Hermès reste une référence et nous pensons qu'un éditeur entreprenant ferait bien d'en rééditer les textes, aujourd'hui inaccesibles. Il y aurait bien des pages à écrire sur son “pacifisme” (la signature du Manifeste pour la neutralité belge contre l'éternisation de la guerre européenne pour la défense des valeurs de l'esprit du 23 septembre 1939, appel également signé par Robert Poulet, Roger Avermaete, Léo Moulin, Franz Hellens, Ayguesparse, …), son intérêt pour l’œuvre de Julius Evola, son rôle important au sein des Perséides, cette société secrète sans doute fondée par l'Anversois
Rubens, et tant d'autres aspects de sa très riche personnalité. Nous préférons lui laisser la parole.

Pour conclure cette courte présentation, parfaitement subjective et totalement incomplète de ce surréaliste mythique, nous citerons l'historien Serge Hutin : « la démarche de Marc. Eemans, bien qu'elle se situe dans le prolongement du surréalisme, s'en écarte, pour nous donner, en quelque sorte, l'aspect solaire de cette quête éperdue de l'absolu qu'est somme toute le surréalisme… ».

► Christopher Gérard, Antaïos n°8/9, 1995.

Ouvrages publiés par Marc. Eemans :

- Vergeten te tvorden, Hermès, 1930.
- Grandeur et décadence du livre populaire, EEgkntine, 1935
- Woldvisioen. Een fragment, Hermès, 1938.
- Het bestendigverbond, DePhalanx, 1941.
- Anthologie de la Mystique des Pays-Bas, La Phalange, 1942.
- De Vmeg-NederlandseSchilderkunst, DePhalanx, 1944.
- Vlaamsch Kasteeleéoek, DeBurcht, 1944.
- DeVlaamse Krijgsbouwkunde, Lanno, 1950.
- Het boek van Bloemardinne, Colibrant, Lier 1954.
- Hymnode, Colibrant, Lier 1956.
- Les trésors de la peinture flamande, Meddens, 1963.
- La peintureflamande au XVIe siècle, Meddens 1963.
- Breughelde Velours, Meddens 1964.
- Les trésors de la peinture européenne, Meddens 1866.
- La peinture italienne, Meddens 1967.
- La peintureflamande de la Renaissance, Meddens 1968.
- La peinture moderne en Belgique, Meddens 1969.
- Hans Memling, Meddens 1970.
- Les cheminements de la Grâce, Ed. Henri Fagne, 1970.
- L'art vivant en Belgique, Meddens 1972.
- Approches du poétique, Ed. Henri Fagne, 1973.
- L'art moderne en Belgique, Meddens, 1984.
- Le nu de Rops à Delvaux, Arts, 1984.

Tous ces ouvrages, sauf indication contraire, ont été publiés à Bruxelles, sous le nom de M.E. ou sous pseudonyme. Marc. Eemans a collaboré à diverses revues dont Sept Arts, Variétés, Temps mêlés, DeTafelronde, Dietbrand, Le Scarabée, DePeriscoop, Fantasmagie, enzovoort'. Il a dirigé les revues Espaces et avant cela Hermès, avec le poète René Baert. Celui-ci est l'auteur de recueils de poèmes (Les Vierges de bois, Bruxelles 1924) et d'études sur l'art et la littérature. Il a également publié À la recherche d'une éthique, La Roue solaire, Bruxelles 1944. René Baert a été assassiné en mai 1945, près de Hanovre : ses meurtriers, connus, n'ont jamais été condamnés. Marc. Eemans a édité un recueil posthume de poèmes : Poèmes d'Outre-Mort, Les amis du poète, Bruxelles 1956.

Ouvrages de M.E. en préparation: «Frédéric II de Hohenstaufen. StuporMundi». «Vittoria et Michelangelo ou le néo-platonisme italien». «Petite histoire de l'art moderne en Belgique.

 

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Entretien avec Marc. Eemans, le dernier surréaliste

• La première question que je poserai est toute simple en apparence. Qui êtes-vous, Marc. Eemans ?

Pour répondre d'une façon quelque peu satisfaisante à votre question, il me faudrait en réalité écrire une vraie autobiographie intellectuelle de quelques milliers de pages… Mais tâchons d'être aussi bref que possible, tout en ne faisant pas entorse au soucis d'objectivité, sans besoin d'autosatisfaction ou d'auto-encensement. En me demandant tout d'abord qui je suis, vous me posez une question bien embarrassante… En dépit de l'injonction delphique, on ne se connaît jamais soi-même. Je ferai d'abord appel à deux témoignages bien élogieux et flatteurs il est vrai, l'un de l'écrivain Thomas Owen, alias Stéphane Rey, autre pseudonyme de Gérald Bertot, lorsqu'il écrit : « Marc. Eemans apparaît un peu comme un prince germanique, sorti de l'ombre ou du tombeau, porteur d'un message de l'autre monde, mage et prophète, sorte de revenant chargé de sortilèges ». L'autre est d'une amie tourangelle, feu la poétesse Anne-Marie De Backer qui m'appelait “Marc l'Enchanteur”, faisant de moi quelque Merlin flamand… Le poète surréaliste Paul Colinet, lui, m'appelait “Marc le Grec” (sous-entendu “dorien”), alors que pour d'autres j'étais le “sombre Viking”. Moins exalté, l'historien d'art allemand Friedrich-Marcus Huebner, dans un important essai qu'il m'a consacré, m'a qualifié d'« éloquent interprète des expériences intemporelles » tandis que le poète et critique d'art français Armand Olivennes n'hésite pas à me considérer comme « l'un des grands contemporains ». N'allez toutefois pas croire que toutes les voix sont unanimes pour faire mon éloge, loin de là ! C'est ainsi que l'historien d'art allemand Gustav René Hocke a qualifié ma peinture, reproduction à l'appui, de « surrealistischer Kitsch ». J'ai partagé cette disgrâce avec une amie surréaliste, Jane GraveroL. En dépit de l'amitié que n'ont cessé de me témoigner plusieurs de mes premiers compagnons de route du surréalisme belge, une Irène Hamoir et son mari Louis Scutenaire, un Camille Goemans, un E.L.T. Mesens et un Paul Colinet, cela jusqu'à leur disparition, nombre de post-surréalistes d'obédience stalinienne, voire maoïste, n'ont cessé eux de m'accabler de pamphlets aussi haineux qu'absurdes. Après tout, ne suis-je pas un “artiste maudit”, selon la formule d'un ami un peu sarcastique ?

Mais soyons sérieux, pour en venir à des realia, tel le lait que je suis devenu un jeune païen dès les bancs de l'école primaire, tout d'abord sous l'influence d'un frère aîné (qui est aujourd'hui à 96 ans le doyen de la presse belge, et qui a connu F. Khnopff par exemple, ndlr), avant tout athée impénitent et wagnérien fanatique. Mon frère Nestor m'a initié à la mythologie de l'Anneau des Niebelungen, initiation complétée dans la suite par un professeur de néerlandais, un homme remarquable du nom de Maurits Brants, auteur d'un livre sur la mythologie germanique. Déjà en jeune gamin féru d'art, mon dieu préféré était Balder, l'Apollon hyperboréen. C'est dans la classe de mon professeur Brants que j'ai appris à connaître et à aimer ce dieu, cela grâce au beau poème Mei du poète symboliste hollandais Herman Gorter, chez qui Balder est une figure allégorique centrale. Quant au dieu maudit Loki, je l'ai vu naître vers mes dix ans sous l'ébauchoir d'un lointain cousin sculpteur, sous la forme d'un puissant torse tourmenté. Hélas, cette œuvre digne d'un Rodin a disparu après la guerre de 14-18, car ce sculpteur, lui aussi, a été un artiste maudit en son temps… Vers l'âge de treize ou quatorze ans, j'ai fait une excursion sur le Rhin, ce qui m'a permis de découvrir le Drachenfels et la Lorelei. Durant ce même voyage, j'ai également pu approfondir mes connaissances des dieux du Walhalla par l'achat d'un livre illustré consacré aux dieux et héros des anciens Germains. J'y ajouterai l'achat, dans la même librairie de Cologne, d'une édition illustrée du Faust de Goethe. Que de fantasmagories mythologiques et autres dans le second Faust ! Et que de souvenirs païens ! Ces deux ouvrages devinrent mes livres de chevet.

Le sens de ma vie est en réalité d'ordre spirituel et éthique, voire esthétique et, surtout, non politique, fait avant tout d'une inépuisable, et peut-être naïve dose d'idéalisme, avec des hauts et des bas, et surtout des errements, de cuisants échecs, de sorte que je me demande souvent si je ne suis pas en fin de compte qu'un pauvre raté, plein de suffisance dérisoire ? J'ai appris très tôt que, pour citer mon cher Guillaume le Taciturne, « point n'est besoin d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ». Je persévère.

 Vous êtes sans doute le dernier survivant de l'aventure surréaliste en Belgique. Quelle place occupez-vous dans ce mouvement ? En quoi vous distinguez-vous des autres membres du groupe ?

J'ai appartenu au premier groupe surréaliste belge de la seconde moitié des années 20. Cela a commencé bien avant le lancement du premier Manifeste du Surréalisme d'André Breton en 1924. Figurez-vous un personnage assez pittoresque
du nom de Geert Van Bruaene, acteur flamand de son état, converti en marchand de tableaux et tenant une galerie d'art appelée Le Cabinet Maldoror, sis en l'hôtel Ravenstein, dans la rue du même nom à Bruxelles. Personnage aussi inventif et farfelu qu'instable, il a tenu par la suite toute une série d'autres galeries d'art aux enseignes les plus fantaisistes dont la dernière s'est appelée La fin des haricots, avant de devenir le tenancier d'un cabaret folklorique, poétique et surtout surréaliste appelé La fleur en papier doré (qui existe toujours, ndlr). Au cours des années, il a eu tour à tour comme associés dans ses galeries successives le dramaturge Michel de Ghelderode, le poète surréaliste Camille Goemans et enfin le poète et collagiste surréaliste E.L.T. Mesens ainsi que moi-même. Van Bruaene est à considérer comme le père du surréalisme en Belgique, fortement teinté, il est vrai, d'une belle dose de dadaïsme.

EemansJe devais avoir environ 15 ans, mais j'étais déjà bien chargé d'un bagage littéraire allant des Métamorphoses d'Ovide à Dante, en passant par Homère, Virgile et Platon, lorsque Van Bruaene, devenu mon ami et mon cicérone en matière d'avant-gardisme, me révéla les splendeurs post-romantiques et pré-surréalistes, mais surtout sulfureuses, des Chants de Maldoror du mystérieux comte de Lautréamont. J'ajouterai qu'à l'époque j'étais également féru de cet art abstrait géométrique ou “froid” comme on dit à présent, appelé en Belgique la “Plastique pure”. Je souligne “pure”, le mot-clé de toutes mes aspirations spirituelles. Besoin de “pureté”, d'aller toujours “plus oultre” [= plus loin. Équivalent de la devise latine plus ultra], selon la devise d'une vieille famille noble belge [et de la ville de Binche], bref d'être le “pèlerin” d'un perpétuel “absolu”. D'autre part, c'est dans la deuxième des nombreuses galeries d'art de mon ami Van Bruaene, appelée La Vierge poupine, que je fis la connaissance de son associé du moment, le grand poète expressionniste flamand Paul Van Ostaijen, mort hélas trop tôt à l'âge de 32 ans.

Ce fut pour moi, après la rencontre au cabaret folklorique et littéraire Le Diable au corps, du jeune poète René Baert, la rencontre capitale de ma vie intellectuelle. Je devais avoir alors 18 ans. C'est Paul Van Ostaijen qui m'apprit, notamment dans une espèce de credo littéraire — texte d'une conférence publié par la suite dans l'hebdomadaire d'avant-garde 7 Arts dont j'étais devenu l'un des principaux collaborateurs —, qu'il faudrait revoir toute l'histoire de la littérature occidentale, en mettant au pinacle les auteurs mystiques tels Hadewych et Ruusbroec pour le domaine thiois ; saint Jean de la Croix et sainte Thérèse d'Avila pour la littérature espagnole ; Maître Eckhart, sainte Hildegarde de Bingen, Mechtildd de Magdebourg, Jacob Bôhme et Angélus Silesius pour la littérature allemande ; sainte Catherine de Sienne et le fameux Cantique du Soleil du Poverello pour la littérature italienne. En ce qui concerne la littérature française, et peut-être faute de mieux, il recommandait la redécouverte de la piétiste Madame Marie-Jeanne Bouvières de la Mothe-Guyon. Énumération assez inattendue de la part d'un poète aussi “païen” que moi, et j'y aurais ajouté le quiétiste allemand Novalis dont j'avais appris à connaître Les disciples à Saïs dans la belle traduction de Maurice Maeterlinck. Mais pendant que j'y suis, pourquoi ne rappellerais-je pas que ce dernier a été le traducteur des Noces spirituelles de Ruusbroec l'Admirable ? N'est-ce pas une coïncidence étrange que cet intérêt commun pour la littérature mystique de la part d'un poète symboliste, d'un poète expressionniste et d'un futur surréaliste ? Quoi qu'il en soit, voyez-y l'origine ou plutôt une des origines de la revue Hermès.

Quant à mon “surréalisme”, oui, je suis actuellement le dernier surréaliste encore en vie, en tout cas en ce qui concerne le premier groupe belge. Pour une définition du surréalisme, je vous renvoie aux Manifestes d'André Breton, en précisant qu'il doit y avoir autant de surréalismes qu'il y a de surréalistes. En effet que peuvent avoir en commun, par exemple, les deux surréalistes belges passablement pataphysiciens Paul Colinet et Louis Scutenaire avec les théories de Breton ? Mon suréalisme à moi est d'ordre métaphysique, dans le prolongement de celui de Giorgio de Chirico et fort loin de « l'A.B.C. surréaliste » (Salvador Dali dixit) de René Magritte, dont certains s'obstinent à prétendre que je ne serais qu'un pâle épigone. Quant aux dissidences, elles sont innombrables à en juger par les bulles d'excommunication lancées par le pape du surréalisme. C'est ainsi que les plus prestigieux compagnons de route de Breton en ont été tour à tour victimes, ainsi Philippe Soupault, Antonin Artaud, Louis Aragon, Paul Éluard, Max Ernst, sans oublier le facétieux Salvador Dali.

En matière d'anticléricalisme, les surréalistes n'ont guère dépassé le stade dérisoire du blasphème de collégiens, du style d'un Benjamin Péret insultant un curé, de l'exposition du saint Sacrement dans un wc ou du désir de faire l'amour dans un confessionnal, chose que ces messieurs, si je ne me trompe, n'ont d'ailleurs jamais osé faire… Il y eut aussi l'inénarrable Ernest de Gengenbach, ancien élève des Jésuites, qui aimait se promener en soutane, à l'en croire « comme moyen de séduction érotique auprès des actrices et des riches étrangères ». Dans son “satanisme”, il doit être un jour monté en chaire de Notre-Dame de Paris. Il a d'ailleurs accusé Breton de n'avoir pas compris sa “mission”, qui était de fonder une nouvelle religion diabolique… Par contre, il y a eu au moins un surréaliste authentiquement catholique : Michel Carrouges, auteur d'un ouvrage fondamental sur le surréalisme, mais aussi collaborateur de la Revue des Études carmélitaines, ce qui lui valut un jour, de la part des surréalistes bon teint un « Merde à Dieu ! Merde à Carrouges ! ». Max Ernst, lui, sut “blasphémer” avec humour en peignant une sainte Vierge corrigeant l'Enfant Jésus d'une fessée magistrale devant Breton et Éluard comme témoins. Un ridicule incident anticlérical a néanmoins été provoqué par la très bigotte Georgette Magritte lors d'une visite à André Breton en son atelier de la rue Fontaine. Celui-ci, en voyant au cou de la femme du peintre du Viol une petite croix en or, se serait écrié : « Madame, enlevez-moi cette ordure ». Sur quoi, le couple Magritte se retira dignement, et ce fut la brouille avec Breton. Il n'empêche que Paul Éluard, bien que poète surréaliste stalinien, avait un oncle curé en compagnie duquel il se fit fièrement et très bourgeoisement “tirer le portrait”.

En fait, le surréalisme est en principe “athée”, et pour savoir ce qu'il entend par là, il faut consulter le Dictionnaire général du surréalisme et de ses environs, au mot “Dieu”. C'est assez décevant, mais il ne faut pas oublier de lire, dans le même dictionnaire, les articles consacrés au christianisme ainsi que l'article “athéisme”. En matière de religion, Breton tolérait tout au plus le druidisme, et cela en tant que patriote gaulois anti-romain, opposé à la civilisation latine… Mais n’oublions pas que Dali s'est marié trois fois avec Gala Éluard, une fois civilement, une fois selon le rite orthodoxe et la troisième fois en bon catholique.

Politiquement, tout “bon surréaliste” se doit d'être ou bien stalinien, ou bien trotskiste, à moins d'être maoïste ou encore “anarchiste sentimental” comme mon ami intime Mesens, qui me considérait comme son “disciple préféré” ! Cela ne n'empêche qu'en tant que “surréaliste maudit”, je me trouve gommé dans la plupart des “hagiographies” du surréalisme orthodoxe. Même le très scientifique personnel du Musée des Beaux-Arts de Bruxelles a cru bon de me censurer et d'écarter une de mes œuvres des cimaises d'une de ses expositions temporaires, cela en dépit d'un Hommage au Père de la Révolution (Lénine), que j'ai peint à l'âge de 18 ans… Et voilà donc pour “mon surréalisme”, qui a conduit directement à la création de la revue Hermès, dont j'ai été un des deux directeurs, l'autre étant le beau poète René Baert, tragiquement disparu, comme vous le savez.

• Hermès a été fondé par vous-même et par René Baert en 1933. Y ont collaboré les jeunes Henry Corbin, Henri Michaux, Rolland de Renéville, un ancien du Grand Jeu. Pouvez-vous nous dire quelques mots de cette aventure ?

Hermès était en somme une revue para-surréaliste, née de certains passages du Second manifeste du surréalisme commandant une « occultation » de ce dernier. Notre ami surréaliste Camille Goemans se trouvait d'ailleurs à l'origine de notre initiative, et c'est lui qui a été l'auteur des Notes des Éditeurs de chacun des onze numéros parus avant la guerre. Après celle-ci, il parut également deux Cahiers d’Hermès, dirigés par Rolland de Renéville, ainsi qu’une série “pirate” dirigée par Jacques Masui, exclu du comité de rédaction pour incompétence notoire. Ce comité était passablement hétéroclite, constitué soit par affinités électives, soit par relations amicales, soit aussi par les hasards du mécénat. C’est ainsi qu’Henri Michaux, un condisciple et ami de Goemans au Collège jésuite Saint-Michel de Bruxelles, devenu notre secrétaire de rédaction, a été le seul collaborateur rémunéré de la revue. En dehors des fondateurs surréalistes, cette rédaction se composait ainsi d’un ancien du Grand Jeu et auteur d’un Rimbaud le Voyant, d’un anglicisant futur bibliothécaire de l’Université Libre de Bruxelles, d’un philosophe marxiste (avec lui et son amie nous avons repéré toutes les demeures de Marx à Bruxelles, pour le compte de l’Institut Lénine de Moscou !), d’un juif d'origine italienne et d’une dame mécène luxembourgeoise, qui a fini par payer les factures de la revue. Et puis il y avait également les collaborateurs, les uns catholiques, d’autres protestants, des agnostiques et des juifs. Il y avait aussi des sympathisants et collaborateurs occultes, tel le cher et grand Jean Paulhan, qui nous passa les bonnes feuilles des livres de Martin Heidegger — ce qui me valut un mot de remerciement de ce dernier —, de Karl Jaspers et de Léon Chestov, sans oublier la traduction de mystiques orientaux, avec la précieuse collaboration d’Henry Corbin et de Michel Leiris. Hermès, faut-il le préciser, était une revue éclectique et nullement dogmatique, destinée avant tout à l’exploration de tous les domaines de la spiritualité. Elle se voulait surtout le lieu d’études comparatives de poésie, de mystique et de philosophie. Tout cela sans me considérer comme un mystique, car je ne possède pas la grâce… Considérez-moi plutôt comme quelqu'un de non-dogmatique et de non-fanatique, pour qui la formule de Pirandello « à chacun sa vérité » est chose sacrée.

• Qu'entendez-vous par “numineux”, terme que vous utilisez dans vos textes ?

Question capitale pour qui entend explorer les domaines du Sacré. Il faut relire Das Heilige de Rudolf Otto (réédité chez Payot tout récemment, ndlr) qui a d'ailleurs mis le mot à la mode. Ce savant professeur de l'Université de Marbourg y a cerné de près « l'élément non rationnel dans l'idée du divin et sa relation avec le rationnel », sans toutefois épuiser le sujet. Voyez également mon essai La poésie et le sacré, dans mon petit livre Approches du Poétique (éd. H. Fagne, Bruxelles 1973, voir plus loin).

• Quels furent pour vous les “grands voyages” ?

Quant à mes voyages en Grèce, en Italie, en Allemagne, pays auxquels j'ajouterai la Grande-Bretagne, le Portugal, la Suisse, la Norvège et la Tunisie, disons que ce furent des voyages initiatiques, des pèlerinages aux sources de notre civilisation, actuellement en pleine décomposition, hélas… J’ai surtout été attiré par les hauts-lieux de notre tradition artistique et spirituelle, à commencer par Delphes, où j’ai fait un pieux pèlerinage à la maison d’Angelos Sikélianos, que je n’ai malheureusement connu qu’au travers d’une précieuse correspondance, aujourd'hui perdue, sur sa tentative de résurrection des antiques jeux delphiques. Il y a surtout l’Acropole d’Athènes au pied duquel j’ai assisté, un soir d’été, sur les gradins de l’Odéon d’Hérode Atticus, à une représentation d’Œdipe à Colonne de Sophocle. Je connais à peu près tous les temples de la Grèce et de la Grande Grèce. J’ai même passé 15 jours inoubliables à Paestum, l’antique cité des plus beaux temples grecs d’Italie. Dans ce pays, j’ai également marché sur les traces du Paganisme néo-platonicien du cercle de Laurent de Médicis. Entre parenthèses, notre Paganisme actuel aurait beaucoup à apprendre de cette prodigieuse renaissance de la sagesse antique. Dans un autre registre, il y a mon pèlerinage à Castel del Monte, ce haut-lieu gibelin, œuvre de Frédéric II de Hohenstaufen, personnage quasi mythique à qui je voue un vrai culte et à qui j'ai consacré toute une évocation historicopoétique. Toute la Pouille respire encore son esprit, et puis il y a son tombeau,
en la cathédrale de Palerme…

• Qu 'en est-il du Paganisme et de ses mythes ?

 Rappelez-vous ce que Georges Sorel a pu écrire au sujet des mythes mobilisateurs. Relisez Nietzsche, dont Ainsi parla Zarathoustra est une véritable bible du Paganisme. Tout cela est fort loin d’un Paganisme folklorique aux cérémonies plus ou moins grotesques, qui n’est que du toc. L’Allemagne nazie et l’Italie fasciste ont connu pareil carnaval. Heureusement, qu'il subsiste de cette époque, malgré les destructions dues à la guerre, mais aussi au vandalisme systématique des alliés américano-soviétiques, d’admirables témoignages d’architecture et d’art néo-païens, surtout de sculpture néo-classique, dignes des plus belles époques du Paganisme et du style impérial romain. Non, l’actuel bric-à-brac païen mérite souvent de figurer dans le livre lucide de Julius Evola consacré aux Masques et visages du spiritualisme contemporain. Dans cet ouvrage, le tout grand maître de la “Tradition primordiale” met tour à tour au pilori le théosophisme, l'anthroposophie, le néo-mysticisme à la Krishnamurti, sans oublier les obsédés du Surhomme et les tenants d'un christianisme “scientiste”, ésotérique à la sauce cathare ou non, ou encore le christianisme “positif”, qui fut à la mode sous le Ille Reich et qui finit par faire du Christ un pur Aryen, car “Galiléen” ! Je vois plutôt un Paganisme philosophique et poétique ressuscitant à l’occasion les dieux antiques, soit comme pure fiction, soit comme allégorie ou symbole, un Paganisme qui aurait comme figures tutélaires un Hölderlin, un Rilke, un Stefan George et un Heidegger, lui qui a si bien parlé des « Dieux à venir ». Sans oublier un Wagner, un Nietzsche et un Evola, le prophète d'une révolte contre le monde moderne et d’un « impérialisme païen » et gibelin.

Savez-vous qu'on m’appelle parfois Marc le Gibelin ? À rejeter, un René Guénon, qui a bien des mérites en matière de recours à notre antique Tradition polaire, mais qui s'est converti à l'Islam, hélas… Je songe à la nécessité de créer un haut-lieu de la spiritualité païenne, où l’on approfondirait nos connaissances au cours de réunions périodiques du genre des universités d’été. Je vois, pour ces études, un édifice digne du Goetheanum de Steiner, près de Bâle, que j'ai visité à deux reprises. Rivalisant avec les fastes de ce Goetheanum anthroposophique, il y eut aussi l'éphémère centre initiatique du Paganisme germanique du Wevelsburg, en Westphalie, dont le noyau devait être l’ancienne résidence d’été des princes-évêques de Paderborn, mais restaurée et adaptée à ses nouvelles fonctions. Autour du Wevelsburg devait surgir une vaste cité initiatique dont les plans furent établis par l’architecte Hermann Bartels. Mais si l’homme propose, Odin en disposa autrement. Aussi tout cela s’écroula-t-il dans le Ragnarök de 1945… Folie des grandeurs, me répliquera-t-on. En effet, mais il y a alors la suggestion, oubliée depuis, d'un ami moldave, le prince Demetrios Ghika, qui proposa, lors d’une réunion à Athènes de savants traditionalistes, de créer un modeste Centro Studi Evoliani sur une petite  île grecque, loin du tourisme de masse, par ex. l'île de Paxos, en Mer ionienne… Ici à Bruxelles, je vois le lieu idéal pour mon Paganisme : le Palais Stoclet de l’avenue de Tervueren, merveilleuse construction dans le plus pur Jugendstil viennois. Hélas, il s'agit d’une demeure privée que je n’ai pu visiter jusqu’ici. Toutefois, à ce somptueux édifice d'un mécène capitaliste, j’aurais préféré la demeure vraiment initiatique — également en style Sécession viennoise — du peintre symboliste Fernand Khnoppf, immeuble qui a succombé à la rage destructrice d'un promoteur immobilier pour être remplacé par un “building” bourgeoisement banal.

• Quid du Centro Studi Evoliani de Bruxelles ?

Ce fut en fait une déception en raison du peu d'envergure des intéressés, qui formaient un curieux mélange assez haut en couleur. Quant à ma Fondation, car il existe une Fondation Marc. Eemans, qui devait devenir un centre d'études de l'art et de la littérature idéalistes et symbolistes (y compris le surréalisme), mis à part quelques membres protecteurs, j'en suis pratiquement resté le seul membre actif, après avoir usé quelques présidents, quelques secrétaires et un trésorier… Je crains fort qu'après moi, cette Fondation ne disparaisse elle aussi. Elle a néanmoins à son actif une belle série d'initiatives et possède nombre de dossiers, de documents divers : livres, catalogues et revues. Ajoutons quelques milliers de fiches et des manifestations à Saint-Hubert, en Ardenne belge, et à Termonde, ma ville natale, sans parler de visites guidées dans des collections privées et de modestes éditions.

• Pour terminer, pouvez-vous nous dire quelles sont vos divinités tutélaires ?

Question bien embarrassante, car je n’en ai pas, à proprement parler. Il y a bien quelques penseurs tels que Julius Evola et Martin Heidegger, mais ils ne sont pas des “divinités”. Je vois aussi quelques mythes ou personnages mythiques tel Frédéric II de Hohenstaufen… En fait, je suis actuellement un vieux, un très vieux “sage” revenu de bien de joies et de pompes de ce bas monde, mais dont la devise pourrait toujours être “Plus oultre”, sous le signe de l’Esprit qui unit et qui efface toutes choses terrestres.

► Propos recueillis par Christopher Gérard (le 11 déc. 1994), Antaïos n°8/9, 1995.

 

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Ce que fut la revue méta-surréaliste “Hermès” (1933-1939)

S’il faut en juger d’après les historiens de l’art et de la poésie surréalistes en Belgique, ce mouvement se résumerait a l’activité de ce que l’on appelle, depuis Patrick Waldberg, l’un des principaux biographes du peintre René Magritte, la Société du Mystère. De ce groupe bruxellois feraient alors partie, outre René Magritte, les poètes Paul Nougé, Camille Goemans, Marcel Lecomte, Louis Scutenaire, Irène Hamoir, Paul Colinet, le poète-collagiste E.L.T. Mesens et le compositeur André Souris (1). Pour d’aucuns on peut y ajourer l’activité du “groupe surréaliste du Hainaut”, dont le poète Achille Chavée fut la figure de proue, un groupe qui ne fut pas toujours en amitié avec le cénacle bruxellois. À l’heure présente (1979), un tard venu, Marcel Mariën, joue un peu le rôle de l’homme omniscient ès orthodoxie surréaliste en Belgique, en groupant autour de lui plusieurs jeunes néo-surréalistes ainsi que quelques figures marginales.

Il ne nous appartient pas de dire ici tout ce qui a pu séparer le groupe belge de celui de Paris, tout comme il ne nous appartient pas de rappeler certains conflits qui ont pu surgir entre les deux groupes. Qu’il nous suffise d’évoquer à quel point le surréalisme d’un Magritte et d’un Nougé est proche d’un certain rationalisme cartésien pour lequel la poésie ne peut être que l’objet d’une concertation plus qu’attentive. Mais citons Marcel Mariën à l’appui de cette affirmation : « Pour Nougé, pour Magritte, jamais il n’a été question de concevoir autrement l’activité poétique que sous l’angle de la préméditation ». Et plus loin : « Une telle démarche, il va sans dire, exclut le hasard en tant que facteur primordial. Elle réclame une attention soutenue, la méditation prolongée, des précautions, des ratures, des reprises, une hésitation, une prudence infinies » (2). Dans le même écrit, Mariën oppose cette conception surréaliste belge de la poésie à celle d’André Breton en déclarant : « Or Breton, à partir de l’expérience de l’écriture automatique, a construit une théorie, un véritable système philosophique qui élève l’inspiration naïve (3) au rang de vérité, ce qui l’englue à mon sens dans la mystique » (4). De cette affirmation de Mariën, nous voulons détacher “inspiration naïve” et “mystique”, pour affirmer à notre tour qu’il faut être soi-même bien naïf ou faire preuve d’une totale incompréhension du surréalisme tel que l’entendait André Breton pour parler de “naïveté” à propos de l’inspiration poétique et d’une plus grande incompréhension encore pour affirmer que la conception que Breton a de la poésie “englue” celle-ci dans la “mystique”, d’autant plus que Mariën doit avoir une conception fort simpliste de ce que peut être le “mysticisme”… Pour ne pas s’appesantir sur ce point, disons qu’il y a malentendu entre le surréalisme de Breton et celui des membres de la Société du Mystère, et ce malentendu se retrouvera sur bien d’autres points encore.

Lorsque Breton lança en 1930 son Second manifeste du surréalisme, dans lequel figure la fameuse proclamation : « Je demande l’occultation profonde, véritable du figuré du surréalisme. Je proclame, en cette madère, le droit à l’absolue sévérité. Pas de concessions au monde et pas de grâce », avec sa longue note en bas de page et ses références au Troisième Livre de la magie, de même qu’au Quatrième, le fossé dut encore s’agrandir entre Breton et ses amis bruxellois, mais pas tous, car c’est ici que s’affirmèrent des affinités électives entre Breton et quelques membres de la Société de Mystère, notamment Camille Goemans, Marcel Lecomte et nous-même. Il y eut rupture, certes point uniquement idéologique (car il y eut aussi d’autres raisons de rupture pour Goemans et nous-même, sur lesquelles il vaut mieux ne pas insister). Mais tandis que Lecomte continua à fréquenter autant le groupe Nougé-Magritte que celui des deux autres “dissidents”, ceux-ci se retirèrent dans cette « occultation profonde, véritable du surréalisme » que réclamait Breton. Avec quelques amis nouveaux (dont nous parlerons plus loin), ils s’appliquèrent à approfondir les domaines spirituels dont le Second manifeste n’avait fait qu’entrevoir les possibilités de “réduction des antinomies” en écrivant que « tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, cessent d’être perçus contradictoirement ».

Le poète expressionniste flamand Paul Van Ostaijen, qui fut durant quelque temps un compagnon de route des surréalistes belges, avait déjà reconnu l’apport “poétique” de certains mystiques occidentaux, orthodoxes ou non, pour insister sur la nécessité non pas d’une « poésie subconsciemment inspirée », mais d’une « poésie consciemment construite avec récupération de la matière première », soit du subconscient. Van Ostaijen, en tant qu’ami personnel de Goemans et de l’auteur de ces lignes, nous avait déjà orientés, bien avant le Second manifeste, vers l'”occulte” et la “magie” de même que vers les Romantiques allemands parmi lesquels surtout Novalis, dont Breton devait à son tour subir les enchantements “magiques”. Il y avait donc convergence, et il n’y avait plus qu’à aller à la quête de tout ce qui pouvait conduire à la récupération de la “matière première” du “poétique”. Mais alors que les démarches ultérieures d'André Breton continuèrent à se situer dans un certain prolongement du dadaïsme et ne se complurent que trop souvent dans une approche superficielle de monde “subliminal” qu’il entendait révéler dans sa démarche poético-surréaliste, ses trois compagnons de route bruxellois songèrent à un centre d’études comparées de la mystique, de la poésie et de la philosophie qui trouva sa réalisation concrète dans la revue Hermès. Le titre même de cette revue est déjà révélateur de son orientation puisqu’il évoque l’Hermès Trismégiste de la Tradition. La note des éditeurs, rédigée par Camille Goemans, de même que le sommaire du premier numéro entendaient toutefois faire comprendre immédiatement qu’il ne s’agissait pas une nouvelle revue “traditionaliste” du genre Voile d’Isis.

Voyons tout d‘abord la note des éditeurs, qui prend ses distances quant à l’esprit de chapelle si cher aux surréalistes tant parisiens que bruxellois, en affirmant : « La revue Hermès ne présente pas un groupe bien défini, un faisceau de volontés communes dirigées vers un même but, une seule intention. Il semble bien au contraire que les personnalités qui s’y coudoieront seront aussi dissemblables qu’il est possible de le penser d’hommes dont les convictions profondes, la manière d’être et d’agir apparaissent dès l’abord comme aussi différentes. Seul le sujet de leurs préoccupations, ce à quoi ils appliquent leur pensée, les réunit, quels que soient par ailleurs leur point de départ et leurs tendances ».

Les collaborateurs que parvint à réunir Hermès au cours de ses quelque sept ans de parution (5) vinrent en effet de tous les horizons : le croyant et l’agnostique y côtoyèrent fraternellement le philosophe marxiste et le penseur non politiquement engagé, car au contraire des surréalistes “orthodoxes”, les deux directeurs et le Comité de rédaction entendaient se tenir au-dessus de la mêlée politique qui conduisit à la dislocation du groupe surréalistes “orthodoxes”, les deux directeurs et le conduisit à la dislocation du groupe surréaliste parisien ainsi qu’à celle de la revue Esprit dirigée par Pierre Morhange et dont les futurs philosophes marxistes Henri Lefèvre, Georges Politzer et Georges-Philippe Friedmann assuraient la haute tenue de pensée.

La direction de la revue Hermès était assumée par le poète René Baert et le signataire du présent article ; son rédacteur en chef était le poète Henri Michaux, tandis que le Comité de rédaction se composait, outre Camille Goemans, du publiciste Joseph Capuano, de Madame Mayrisch St. Hubert, du poète et essayiste André Rolland de Renéville, du philosophe Bernard Groethuysen et d’Étienne Vauthier, à cette époque bibliothécaire à la Bibliothèque Royale de Belgique. Parmi les principaux collaborateurs, nous citerons les philosophes Jean Wahl et Marcel Decorte ainsi que l’orientaliste Henry Corbin, par ailleurs un des premiers traducteurs français des philosophes allemands Karl Jaspers et Martin Heidegger. C’est dans la traduction de Corbin qu’Hermès eut le privilège d’être la première à révéler ces deux philosophes au public non spécialisé de langue française, bien avant que Sartre ne publiât ses premiers écrits philosophiques dits “existentialistes”.

Mais voyons le sommaire de ce premier numéro de la revue. Il y avait là une traduction de la première vision de la mystique flamande sœur Hadewych (XIIIe siècle), un article de Friedrich Gundolf sur le poète symboliste allemand Stefan Georg, un article de Jean Wahl sur « Kierkegaard et le mysticisme » et un texte de Georges Méautis sur les mystères d’Éleusis et la science moderne ainsi qu’une « Note sur le yoga et la mystique ». Par la suite, Hermès publia des numéros spéciaux sur le mystique flamand Ruusbroec l’Admirable, sur la mystique des Pays-Bas (réédité sous forme de livre en 1942. NDLR), sur Maître Eckhart, sur la poésie et la magie, sur la philosophie existentialiste de Léon Chestov, Karl Jaspers et Martin Heidegger, sur la mystique musulmane. Mentionnons également au fil des numéros, des traductions de plusieurs poètes pratiquant la “poésie métaphysique” dont William Blake, S.T. Coleridge, George Russell, Traberne, O.V. de L. Milosz, Henry Vaughen, etc., de la Vision de Tondalus, du poème mystique tibétain La précieuse guirlande de la loi les oiseaux (traduction intégrale), de textes de Tchouang Tseu (traduits par Pierre Leyris), etc.

Particulièrement significatives quant aux intentions plutôt voilées qu’avouées des éditeurs de la revue sont les « Notes sur la poésie et l’expérience » signées J.C.G., qui sont les initiales de Joseph Capuano et Camille Goemans, mais dont le style trahit surtout le mode de penser et d’écrire de ce dernier. On y décèle une démarche nettement “méta-surréaliste”, démarche d’ailleurs toujours sous-jacente à toutes les préoccupations dans le domaine de la poésie des quatre principaux manœuvriers de la revue que sont, outre ses deux directeurs, Camille Goemans et Henri Michaux amis depuis l’adolescence.

Nous croyons superflu d’insister ici sur les accointances de Camille Goemans tant avec le groupe surréaliste parisien qu’avec celui de Bruxelles qui le récupéra d’ailleurs (après plus de dix ans de quarantaine pour des raisons qui n’ont rien de surréaliste), pour nous intéresser plus particulièrement au “méta-surréalisme” d’Henri Michaux (6). Dès son entrée en littérature, en 1923, Michaux a suivi un itinéraire poétique à peu près parallèle à celui des surréalistes français, sans toutefois tomber dans les pièges de la facilité littéraire et les tentations du parisianisme. Voici tout d’abord quelques fragments de l’allocution prononcée par Michaux au XIVe Congrès International des P.E.N. Clubs à Buenos Aires le 14 septembre 1936 : « … Je réponds de la sorte à la question : “Où va la poésie ?”… Abandonnant le vers, le verset, la rime, la rime intérieure et même le rythme, se dépouillant de plus en plus, elle cherche la région poétique de l’être intérieur, région qui autrefois était peut-être la région des légendes, et une part du domaine religieux… ». Et plus loin : « … l’étude de plus en plus poussée et expérimentale des troubles du langage, de la synesthésie, des images du subconscient et de l’intelligence tend à donner au poète la curiosité de toucher tout cela de l’intérieur, et le goût de plus audacieuses incursions aux états seconds, aux états dangereux de soi ».

Ne sont-ce pas là des paroles fort proches des préoccupations essentielles de la quête poétique d’André Breton, tout en étant fort éloignées de celles des surréalistes bruxellois ? Mais chez Michaux, il n’y a pas que ces points de concordance, il y a aussi les divergences et ses critiques quant au mouvement surréaliste en tant que mouvement qui se voudrait efficace sur le plan de la révolution sociale. C’est ainsi qu’il a pu traiter les surréalistes de “pseudo-révolutionnaires” et de révoltés “bien gentils”, en qualifiant leur démarche politique de “révolte de pose, pas axée sur l’essentiel”. À l’encontre des surréalistes, Michaux prit fort tôt ses distances quant au freudisme et, dans un entretien avec Anne Le Bouteiller, il aurait qualifié les tentatives d’ouverture sur l’irrationnel entreprises par Breton et ses amis de « pose… fausse magie… balbutiements ». Tout comme ses amis de la direction d’Hermès, Michaux reprocha à Breton et à ses amis d’être restés à la surface des choses qui les préoccupaient et de n’admirer que de loin tout ce qui pourrait élever le surréalisme au-delà de la littérature…

Ici il nous plaît d’attirer l’attention sur une démarche à peu près parallèle à celle d’Hermès qui se fit en Italie dans les années 30, mais dont nous ne prîmes connaissance qu’il y a peu en nous intéressant aux écrits traditionalistes et autres de Julius Evola, décédé à Rome le 15 juin 197 4. Dans sa jeunesse, Evola adhéra au dadaïsme de Tristan Tzara et publia même en 1920 à Zurich, dans la collection “Dada”, une plaquette intitulée Arte Astratta (7). Par la suite, il aurait également été en contact avec André Breton, dont il aurait cependant très tôt rejeté le “dilettantisme” et, en 1927, il fonda avec quelques amis le groupe “Ur” qui sera assez proche par l’esprit et les intentions de notre revue Hermès. Aux sommaires de la revue qu’édita le groupe et dont l’ensemble fit l’objet d’une réédition en 3 tomes intitulée Introduzione alla magia (8), on peut trouver nombre de textes qui auraient très bien pu figurer dans Hermès et dont certains y figurent en effet.

Dans le texte liminaire de la plaquette Arte Astratta, que l’on peut considérer comme un “manifeste surréaliste” avant la lettre, Julius Evola se réfère également, tout comme le fit Paul Van Ostaijen en 1925, et comme le fera beaucoup plus tard André Breton dans ses Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non (1942) à certains auteurs mystiques ou para-mystiques. Il citait ainsi Plotin, Eckhart, Maeterlinck, Novalis et Swedenborg, en y ajoutant les noms de Rimbaud et de Tzara.

Tout cela relèverait-il d’une « certaine confusion », comme l’a un jour écrit notre ami E.L.T. Mesens à notre propos (9), qui conduirait vers « un culte mystico-panthéiste dont l’expression est symboliste et ne peut rien avoir en commun avec la réduction des antinomies que le surréalisme s’est toujours proposé » ?

Il a déjà été répondu plus amplement ailleurs à cette question, mais posons à notre tour la question: En quoi les démarches de la Société du Mystère ont-elles contribué à “la réduction des antinomies” chère au surréalisme ? Ces démarchent ne procèdent-elles pas le plus souvent de la plus évidente gratuité dans le sens d’un humour rarement “noir”, toujours bien terre à terre et d’une authenticité passablement douteuse? Nous croyons pouvoir dire que le “méta-surréalisme” de la revue Hermès et du groupe italien “Ur” a davantage travaillé à cette réduction. En ce qui nous concerne personnellement, nous n’avons cessé d’y travailler par tous les moyens en notre pouvoir comme peut en témoigner notre plaquette Approches du poétique (10), qui se trouve tout entière dans le prolongement des préoccupations poétiques qui furent celles d’Hermès… et d’André Breton.

► Marc. Eemans, Antaïos n° 13, sept. 1998.

◘ Texte emprunté à : Le Journal des Poètes II, 1979.

♦ Notes :

(1) Nous omettons ici volontairement l’auteur de ces lignes, bien qu’il ait participé pendant plusieurs années à l’activité de Ia Société du Mystère, car, dans les milieux surréalistes belges actuels (texte rédigé en 1979, NDLR), il fait l’objet d’un ostracisme soutenu.
(2) M. Mariën, Rétrospective et Nouveautés 1937-1967, éd. Galeries Defacqz, Bruxelles 1967.
(3 et 4) Souligné par nous.
(5) Nous ne parlons pas ici des deux Cahiers d’Hermès parus sous la direction d’André Rolland de Renéville, ni des numéros “pirates” dirigés par jacques Masui.
(6) Pour plus de détails, voir l’étude d’Anne le Bouteiller sur « Henri Michaux et le surréalisme », in : La Revue Générale, Bruxelles, nov. 1976.
(7) Rééditée en 1976 dans le n° 3 des Quaderni di testi evoliani de la Fondazione Julius Evola (Rome).
(8) Ed. Mediterranee, Rome.
(9) « Les apprentis magiciens au pays de la pléthore », dans Les Arts plastiques, nº spécial “Le fantastique dans l’art belge de Bosch à Magritte”, Bruxelles, 1954.
(10) Ed. Henry Fagne, Bruxelles 1973. Un extrait de ce texte a été reproduit dans le n° 8/9 de la revue Antaïos (Lumières du Nord), qui contient un long entretien avec Marc. Eemans.

 

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La poésie et le sacré

Au seuil de cette communication en forêt de Brocéliande où mythes et légendes affleurent encore, je tiens à dire que je n’entends nullement empiéter sur le domaine de l’ethnologue, du philosophe, du psychologue des profondeurs ou de l’historien des religions, pour me contenter de partir de ce postulat que “l’homme est un mystère sacré”, comme l’a écrit un jour le poète Patrice de la Tour de Pin. Oui, l’homme est un mystère sacré aussi bien en sa chair qu’en son âme. Que l’on n’entende cependant point par la que l’homme est un saint ou un ange, comme l’affirme parfois l’adage populaire, mais qui ajoute aussitôt que “celui qui veut faire l’ange, fait la bête”. En vérité, l’homme, avec toutes ses tares et toutes ses vertus ou ses vices, n’est somme toute qu’un bien pauvre hère qu’il faut plutôt plaindre que condamner ou louanger. Mais si l’on réduit l’homme à son essence profonde, a sa vertu première, qui est celle d’être, l’on approche aussitôt de son mystère ontologique et des lors il s’ouvre a tous les possibles.

Toutefois, à présent que l’homme vit dans une société de plus en plus désacralisée, il appartient aux meilleurs d’entre les humains de restituer l’homme a cette essence profonde, de détecter et de sublimer ce qu’il peut encore receler en lui de sacré en dépit de tout ce qui tend a le rendre veule et le réduire a cet être de réelle inconsistance qu’il est devenu en notre monde qui est bien celui du mépris de l’homme, bien que notre civilisation par trop matérialiste ne cesse de lui faire accroire qu’il a enfin accédé ou est près d’accéder a ce royaume paradisiaque ou tout ne serait plus que “liberté, égalité et fraternité”, ce slogan d’imposture in vente il y aura bientôt deux siècles afin de mieux pouvoir l’aveugler et le réduire en esclavage. “Homo homini lupus”, certes, mais en certains moments de grâce, ou quelque expérience privilégiée vient le toucher, même l’homme le plus ville plus démuni du sens du sacré s’élève aussitôt vers des sublimités dont lui-même continuera peut-être a ignorer toutes les résonances dans les vraies profondeurs de son être. Il en est ainsi de ses expériences de l’orgasme au cours desquelles, même s’il les aborde avec salacité ou avec le sordide sentiment du péché, il dépasse, ne serait-ce qu’un instant, sa quotidienneté d’être pour atteindre a cette illumination d’au-delà de lui-même qui précède ce qu’il est convenu d’appeler “la petite mort”.

Comme je l’ai écrit un jour, « l’orgasme est peuple de dieux ». Mais bien que l’amour, voire ses contrefaçons les plus veules, puisse être un des catalyseurs privilégiés du sacré, il y a d’autres expériences, parfois ou plutôt souvent plus transcendantes, qui peuvent transfigurer l’homme et le conduire vers certaines exaltations et des extases ou il échappe à lui-même et à son sentiment de déréliction et de n’être la que pour la mort, comme le souligne la philosophie de Martin Heidegger. Songeons tout d’abord aux hallucinogènes qui ne le conduisent que trop souvent vers ces paradis artificiels dont Baudelaire, Thomas de Quincey et Henri Michaux ont fait l’expérience avec l’illusion d’à voir pu satisfaire leurs impérieux besoins du numineux et de ses extases (1). Certaines âmes d’élite douées d’une sensibilité particulière sont parfois plus ouvertes que d’autres aux appels du divin et parmi celles-ci figurent incontestablement ceux que l’on désigne sous les noms de mystiques et de poètes, certains poètes s’en tend, car parmi ces derniers il faut écarter ceux qui ne sont que rimailleurs et qui se suffisent de quelques métaphores, de quelques sentences bien senties et du ronron de leurs vers plus ou moins bien tournés (2). Bien souvent mysticisme et poésie vont de pair, et pour ne point nous aventurer dans le vaste et trop lointain univers des mystiques orientales, constatons qu’en notre Occident plus d’un grand auteur mystique a été un poète particulièrement inspire et doué des plus hautes grâces du numineux. Qu’il me suffise, par exemple, d’évoquer les prodigieux élans poétiques du Saint Jean de la Croix du “Cantique spirituel” ou les poèmes si ineffablement numineux du Cherubinischer Wandermann [Le Pèlerin chérubinique] du mystique baroque allemand Angelus Silesius.

En tant que Flamand, que l’on me permette de citer ici les trois dernières strophes d’un poème de la grande mystique et visionnaire médiévale que l’on appelle communément Sœur Hadewych. (3) Je vous citerai ces trois strophes dans leur version originale, car leur traduction ne pourrait être que trahison. Cette version est en moyen-néerlandais et bien que vous soyez très probablement ignorants de cette langue, je puis vous affirmer que peu importe en fin de compte le sens des mots, des que vous saurez que ce poème parle de l’amour divin ou plutôt des émois et des transes de la fruition, de l’union d’amour de l’âme avec Dieu. Il s’agit en l’occurrence d’une véritable glossolalie en laquelle les assonances et les allitérations se répondent avec des soupirs et des exclamations qui témoignent des affres et des brûlures de l’orgasme divin. Dans la première de ces strophes il y a encore trace du mysterium tremendum, de l’effroi devant l’irruption du numineux dans le pauvre “état de créature”, avec « le sentiment de la créature, comme le dit Rudolf Otto, qui s’abîme dans son propre néant et disparaît devant ce qui est au-dessus de toute créature ». Puis, dans la dernière strophe, ce sont enfin les transes de l'hénosis qui précède l'hésychia. Bref, c’est la mania du délire sacré des Grecs, de l'évohé des ménades et des bacchantes. Voici :

Ik beve, ik kleve, ik geve.
Ik leve op hagen waan ;
Dat mijne pijne, die fijne,
In de zijne zal ontvaan.

Ay, lief, hebb’ik lief een Lief.
Zij dij, Lief, mijn lief,
Die Lief gavet omme lief
Daar Lief lief me de verhief !

Ay, Minne, ware ik minne
Ende met minnen, Minne, u minne !
Ay, Minne, om Minne gevet dat Minne
Die Minne al Minne volkinne !

À la réflexion, et ayant trouvé une version française de ces vers particulièrement inspirés dans un livre paru en 1954 aux éditions du Seuil, intitulé Hadewych d’Anvers, voici tout de même une approximation de ces trois strophes :

Je tremble, j’adhère et me donne (a Lui);
Je vis dans la haute foi
Que ma peine, ma noble peine recevra tout dans
Sa peine divine.

Ah! cher Amour, s’il est un amour que j’aime,
c’est Vous, mon amour,
vous qui donnez grâce pour grâce, par quoi
l’Aimé soutient l’aimée.

Ah ! bel Amour, si j’étais amour
et vous aimais, Amour, avec l’amour même !
Ah! bel Amour, donnez-moi par amour
que l’amour connaisse pleinement l’Amour

En vérité, Hadewych est tout entière possédée par la Minne, cet amour divin qui pulvérise l’âme dans le grand mystère de l’ineffable de ce qui n’est ni conçu ni compris, mais profondément ressenti dans le grand effroi mystique, dans la nuit de l’âme qui précède l’illumination et qui conduit, à reconnaître le “mysterium fascinans” au sein de l’indicible Béatitude.

C’est également par des sons inarticulés, que devaient interpréter les prêtres d’Apollon, que la pythie de Delphes, lorsqu’elle se trouvait en transe de son dieu, transmettait ses messages de l’au-delà pour guider les humains en leurs actes publics ou privé (4). Pour en rester un moment au domaine grec, rappelons également que les curetès et les corybantes, en leurs rites orgiastiques poussaient des cris frénétiques au son des tympanons, des crotales et des boucliers frappés. En faisaient de même les galles, tout comme le faisaient également à Rome les prêtres saliens et les vierges qui les accompagnaient. En Grèce, après le culte de Cybèle, de Rhéa et d’Attis, vint celui de Dionysos avec ses grandes et petites Dionysies. Euripide, de son côté, nous a laisse a ce propos une tragédie d’une étrange puissance d’évocation, en laquelle les bacchantes revêtues de la nébride sacrée s’adonnent à la démesure de l’ivresse divine. Nous pourrions citer bien d’autres exemples encore de l’exaltation qui accompagne l’hénosis précédant l’hésychia et qui nous font entendre, par la bouche de ceux et de celles qui en sont possédés, la voix de Celui qui se trouve au-dessus de toute créature”. De nos jours encore l’appel du divin résonne à de certaines heures dans l’œuvre des poètes. Que l’on se souvienne de l’affirmation de Paul Valéry selon laquelle le premier vers nous est donné (5), alors que pour le poète romantique c’est le baiser de la muse qui lui procurait l’émoi de ce qu’il appelait l'”inspiration” (6).

Comme l’a si justement fait remarquer le poète expressionniste flamand Paul van Ostaijen (7), au cours d’une conférence faite à Bruxelles en l’année 1925, « il y a deux tendances poétiques : la poésie subconsciemment inspirée et la poésie consciemment construite, avec cette réservé qu’entre les deux extrêmes glissent tous les degrés intermédiaires ». Et Paul van Ostaijen d’ajouter que « la poésie subconsciemment inspirée résulte d’un état extatique ». Par ailleurs nous pouvons nous étonner avec lui que nos historiens de la littérature aient toujours tenté de séparer les écrits extatiques de la littérature proprement dite. Et c’est également lui qui a fait remarquer que les dadaïstes – et nous pourrions ajouter les surréalistes – « sans doute peu au courant de la littérature mystique, ont fait commencer la littérature à Lautréamont ». Il est, en effet, assez symptomatique de constater que Jules Monnerot, dans son essai La poésie moderne et le sacré, nous parle de bien des choses, y compris d’ethnographie et de sociologie, sans qu’il fasse la moindre allusion à l’expérience mystique proprement dite, bien qu’il y soit question de l’expérience des gnostiques et qu’il se réfère à plusieurs reprises à un ouvrage de Levy-Bruhl consacré à L’expérience mystique et les symboles chez les primitifs.

De même, lorsque Breton, dans son Premier manifeste du surrealisme énumère tous ceux qu’il considère à l’un ou l’autre titre comme des surréalistes avant la lettre, il ne cite aucun auteur mystique chrétien ou non, peut-être parce qu’en son athéisme foncier il ne pouvait reconnaître quelque vertu “surréaliste” a quiconque pouvait être l’interprète d’une quelconque voix divine (8). Toutefois, dans ses Prolégomènes a un troisième manifeste du surréalisme ou non, qui datent de 1942, il reconnaît que sa « propre ligne, fort sinueuse », passe entre autres par Abélard et Eckhardt qui relèvent cependant tous deux de cette religion tant abhorrée par les surréalistes. Si nous ne nous trompons, André Breton doit également avoir reconnu, un peu tard il est vrai, qu’un mystique romantique comme Novalis était, lui aussi, en quête de ce « certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passe et le futur, le communicable et l’incommunicable, cessent d’être perçus contradictoirement ». Michel Carrouges, de son côté, dans son André Breton et les données fondamentales du surréalisme, cite dans sa “Bibliographie des références”, parmi les ouvrages de sa bibliographie générale, les “œuvres choisies” du Cardinal de Cuse, parues chez Aubier.

Reconnaissons toutefois que des l’abord le surréalisme, notamment par la plume d’André Breton, a réservé une place de choix à l'”alchimie du verbe” et s’est réclamé non seulement de Rimbaud et de Lautréamont, mais aussi, et peut-être un peu trop, de Nicolas Flamel et de cet Agrippa dont Breton a salue les préoccupations quant à la “furor” a laquelle les surréalistes auraient également eu a faire. Et Breton de préciser : « qu’on me comprenne bien qu’il ne s’agit pas d’un simple regroupement des mots ou d’une redistribution capricieuse des images visuelles, mais de la recréation d’un état qui n’ait plus rien a envier a l’aliénation mentale ». Et voila donc que Breton, lui aussi, mais par les voies de l’alchimie aboutit à la “mania” et au délire inspiré… Un peu plus loin André Breton reproche a Rimbaud quelques lâchetés a propos de l’alchimie du verbe du fait que chez lui la “vieillerie poétique” tiendrait encore trop de place. Et Breton de préciser : « Le verbe est davantage et il n’est rien mains pour les cabalistes, par exemple, que ce a l’image de quoi l’âme humaine est créée ; on sait qu’on l’a fait remonter jusqu’à être le premier exemplaire de la cause des causes ; il est autant, par la dans ce que nous craignons que dans ce que nous écrivons, que dans ce que nous aimons ». Immédiatement après cette phrase, André Breton reconnaît en toute humilité que « le surréalisme en est encore à la période des préparatifs », et il ajoute : « Je me hâte d’ajouter qu’il se peut que cette période dure aussi longtemps que moi ».

À présent que Breton n’est plus, l’on peut se demander ce qu’il est advenu de la quête métaphysique qui a toujours été sous-jacente a toutes les démarches de Breton ? Comme on l’a fait remarquer plus d’une fois, toutes les préoccupations surréalistes de Breton n’ont cesse de converger vers certaines préoccupations initiatiques, alors que pour bien des surréalistes mineurs le surréalisme n’est somme toute guère plus qu’un prolongement d’un dadaïsme en quête de l’insolite, de l’incongru et du plus fol débordement de l’imaginaire, sans le moindre souci de ce “point suprême” si cher a leur maître défunt. Il est certain que la plupart ont cesse de s’en référer a l’alchimie et aux sciences occultes, et cela pour autant qu’ils s’en soient jamais préoccupés. Si le surréalisme veut poursuivre sa quête sur la lancée qui fut celle d’André Breton, il devrait rechercher à travers les romantiques allemands et les auteurs spirituels de nouvelles ouvertures sur l’immense univers des choses cachées, mais qui ne demandent qu’à être révélées. « À nous, avait déjà écrit Breton, de chercher a apercevoir de plus en plus clairement ce qui se trame à l’insu de l’homme dans les profondeurs de son esprit, quand bien même il commencerait par nous en vouloir de son propre tourbillon. »

Pour explorer les profondeurs de l’esprit humain, André Breton et ses amis s’étaient rallies au freudisme, mais voici que le psychologue suisse Jean Piaget vient d’affirmer que les théories psychanalytiques de Freud relèvent, elles aussi, du domaine des mythes et ne reposent que sur des vues purement subjectives quant au monde de nos volitions et de nos émotions. Selon ce savant, le mystère de l’âme humaine et de ses variables ne pourrait être décrypte que par des analyses endocrinologiques. Sans aller aussi loin, C.G. Jung avait déjà élaboré sa théorie de l’inconscient collectif et du monde des archétypes, tandis que Gaston Bachelard et ses disciples se sont mis en devoir d’explorer tout l’incommensurable domaine de l’imaginaire. Il va de soi que point n’est ici le moment de faire l’inventaire de tout ce que ces récentes recherches ont déjà révélé à notre émerveillement, aussi nous contente-tons-nous de constater que toutes ces disciplines de même que l’existentialisme heideggerien ont déjà apporte maintes lumières sur l’essence de la poésie ainsi que sur les relations de celle-ci avec ce qu’il est convenu d’appeler le monde de l’ineffable.

Mais retournons a Paul Van Ostaijen qui a été en mon adolescence un peu comme mon maître a penser en matière de poésie. Prenant le contrepied des affirmations selon lesquelles la vraie poésie, la poésie qui serait expression de l’ineffable commencerait avec Lautréamont, Rimbaud et les poètes symbolistes, Van Ostaijen proclamait : « Je veux exagérer également pour me faire comprendre : la littérature française commence avec Marie-Jeanne Bouvières de la Mothe-Guyon. Tous les manuels seraient à recomposer d’après une valorisation de cet ordre : oui, celui-là est le plus grand qui retient le plus de transcendance dans son œuvre. Voici que saint Jean de la Croix devient la figure centrale de la littérature espagnole; les Allemands se mettent a relire enfin leur véritable littérature : Mechtild de Magdebourg, Meister Eckehardt, Jacob Böhme, Tauler et Angelus Silesius ».

Paul Van Ostaijen insiste alors sur le fait que nos poètes actuels ne peuvent plus que difficilement se réclamer de la “poésie subconsciemment inspirée” qu’il venait d’évoquer. Et il ajoutait : « Il ne nous reste que la poésie consciemment construite, mais cette construction participera du subconscient par la récupération complète de la matière première. Il ne s’agit donc pas de noter les successions de mots que notre subconscience pousse à la surface, comme si a priori le bon Dieu parlait par notre intermédiaire, mais bien de cet acte conscient qui consiste à rechercher les affinités électives des mots; le son et les rapports sensibles et métaphysiques entre le son et le sens constitueront dans cette recherche les guides les meilleurs ». En somme, selon Van Ostaijen, il s’agit pour le poète d’avoir recours à une véritable “alchimie du verbe” en laquelle le “premier vers qui nous est donné” peut servir de départ à toute une métaphysique du mot où le sens et le son et leur résonance profonde jouent un rôle primordial.

Par ailleurs, Paul Van Ostaijen se posa également la question de savoir s’il est possible de créer volontairement une école mystique”. Et il répondait : « Non certes, mais on peut, sans se proposer cette fin et cependant sans mystification, assez loyalement, si j’ose dire, se servir de ses moyens d’extériorisation ». Et Van Ostaijen poursuivait : « Il ne faut pas oublier que dans notre intention une mystique dans les phénomènes remplace le mysticisme en Dieu et que, d’autre part, ce dernier s’exprime, chez les auteurs mystiques, surtout par un mysticisme réaliste, haussant les phénomènes par les-quels il se manifeste, à une ambiance visionnaire. Il y a une rencontre dans la mysticité des phénomènes qui nous permet, sans employer ce divin, d’user des moyens d’application subjective dans les rapports des phénomènes et des mots comme seuls l’ont fait les mystiques ». Pour conclure, Van Ostaijen ajoutait encore : « Bien que ne participant pas de l’extase, mais bien au contraire relevant toujours de la littérature volontaire – une fois cette différence située – l’émerveillement devant les possibilités de l’expression comme expression centrale, nous fait rejoindre les mystiques. Farce qu’il supprime l’extase, cet émerveillement porte sa fin en soi. C’est donc de cet état d’émerveillement que partiront nos recherches ».

Nous ne serons pas aussi kantien que notre ami Van Ostaijen, et ne retiendrons de ces dernières lignes que le mot “émerveillement”, pour le rapprocher, ne serait-ce qu’un instant, du mot “extase”. Le premier n’est-il pas un peu comme un reflet quelque peu affadi du second ? L’émerveillement n’est-il pas un peu comme l’aspect profane de l’extase, comme une extase au moindre degré ?

Dès lors, dans une approche vraiment profonde, disons métaphysique, du phénomène poétique, ne serait-il point possible de passer de l’émerveillement à l’extase, en se représentant la poésie comme un exercice spirituel à la seule portée de certains êtres d’exception susceptibles de concevoir un mysticisme sans Dieu, un mysticisme dont l’approche du numineux n’aurait point besoin du support de la foi, mais qui trouverait son illumination au plus profond de l’âme de ceux qui l’éprouvent? Et Rimbaud ne parlait-il déjà pas d’un “dérèglement de tous les sens” pour arriver a un véritable état de poésie? Cet état est-il vraiment si éloigné que cela du “mysticisme en Dieu”, ce mysticisme, lorsqu’il aboutit à la fruition, peut également provoquer un dérèglement de tous les sens, au point que des psychologues n’ont pas le site a parler d’hystérie…

Certains théologiens parlent volontiers d’un “mysticisme naturel” auquel ils opposent alors un “mysticisme surnaturel”, alors que d’autres encore, a propos de Nietzsche, ont parle d’un “mysticisme luciférien”. En réalité, peu importent ces subtilités théologiques alors que dans l’un et l’autre mysticisme il doit y a voir avant tout ce que nous pouvons appeler un “état de grâce mystique”, une exaltation intérieure qui peut aussi bien être le partage du croyant que de l’incroyant. Cet état, que d’aucuns qualifient d'”état second”, prend son départ dans une certaine vacuité d’être, cependant que ce que nous avons l’habitude d’appeler l’aime flotte dans les limbes d’une sorte de rêve éveille et que des mots viennent comme des profondeurs à la surface de ce qui, pour un poète, peut devenir un poème. Il y a alors là comme des murmures qui viennent du plus lointain des âges, qui sont comme des archétypes d’une certaine notion ancestrale du sacré et qui conduisent a chanter les vertus de l’indicible “mysterium fascinans”. Peut-être ne s’agit-il après tout que de ce que les surréalistes appellent d’une manière fort approximative et certainement très impropre l’automatisme psychique”. De toute façon, automatisme psychique ou non, tout dépend de la qualité de l’état de pureté et de sérénité ou non de celui par lequel l’indicible vient à se manifester par la bouche de ce tout grand mystère sacré qui s’appelle un poète vraiment inspire.

► Marc. Eemans, Antaïos n° 8/9, 1995.

◘ Texte emprunté à : Approches du poétique, éd. Henry Fagne, Bruxelles, pp. 21-36.

Notes :

(1) Que l’on se souvienne que les notions de “sacré” et de “numineux” ont été admirablement définies par Rudolf Otto dans son livre Le sacré (Das Heilige), paru en 1917 et dont la traduction français par André Junat date de septembre 1929. Le savant professeur de l’université de Marbourg y a cerne de près « l’élément non-rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel ». Depuis lors toute allusion au “sacré” doit nécessairement se référer a cet ouvrage, comme nous l’avons d’ailleurs fait ici.

(2) Dans la monographie que notre ami le Professeur Piet Tommissen a consacrée à la continuité dans l’évolution de la pensée de Marc. Eemans”, celui-ci rappelle l’affirmation de Pierre Drieu la Rochelle selon laquelle celui-ci aurait connu, en l’année 1914, au cours de deux combats a l’arme blanche, une extase dont il prétend qu’elle a été « égale à celle de sainte Thérèse et de n’importe qui s’est élancé à la pointe mystique de la vie ». De son côté Ernst Jünger, un autre combattant de la guerre 1914-18 – et c’est également notre ami Tommissen qui le rappelle – témoigne de même dans ses mémoires de guerre, et cela à plusieurs reprises, du “Rausch”, de l’ivresse mystique qui peut s’emparer du combattant au cours des plus furieuses mêlées.

(3) Sœur Hadewych vécut vraisemblablement au milieu du XIIIe siècle. On ignore tout quant à sa biographie. Il est toutefois a peu près certain qu’elle connaissait le latin ainsi que la poésie de son temps. Elle est l’auteur de visions et de poèmes strophiques ainsi que de quelques lettres, le tout écrit dan un moyen-néerlandais fortement imprégné du dialecte brabançon. Elle se trouve a l’origine de la mystique flamande et, à travers Ruusbroec l’Admirable, à celle de la mystique française et espagnole.

(4) En ce qui concerne le délire de la Pythie, Plutarque, dans son dialogue sur les oracles de la Pythie, précise au chapitre 7 de celui-ci : « Ce n’est pas au dieu qu’apparient la voix, les sons, les expressions et les vers, c’est à la Pythie ; pour lui (le dieu), il se contente de provoquer les visions de cette femme et de produire en son âme lumière qui lui éclaire l’avenir : c’est en cela que consiste l’enthousiasme ».

(5) Rappelons ici l’importance de ce que l’on appelle “la nuit de Gênes” pour le cours ultérieur de l’inspiration poétique de Paul Valéry.

(6) Dans le dialogue intitulé Ion, Platon affirme sans ambage que l’inspiration poétique est comme l’effet d’une véritable possession, et il écrit : « C’est de cette sorte que la Muse fait les inspires (entheoi, exactement dans la main de dieu). C’est par les poètes, ces inspirés que les autres reçoivent l’inspiration: il s’établit ainsi une chaîne ». Plus loin, s’adressant a Ion, il dit encore : « C’est une participation divine (theïa moira) et une possession, comme celles qui font les corybantes, qui ressentent immédiatement cet air qui est celui du dieu par lequel ils sont possédés et qui, sur cet air, improvisent avec abondance gestes et paroles, sans se soucier des autres » (Cf. H. Jeanmarie, Dyonysos, histoire du culte de Bacchus, Payot, 1961, pp. 134-135).

(7) Le poète expressionniste flamand Paul Van Ostaijen naquit à Anvers le 22 février 1896. Il est mort de la tuberculose a Miavoye-Anthee (Prov. de Namur) le 17 mars 1928. Il a résidé durant de nombreuses années, en exil, à Berlin, où il entra en contact intime avec le mouvement expressionniste allemand. Il est l’auteur de plusieurs recueils de poèmes, de “grotesques” en prose ainsi que de nombreux essais et articles critiques tant dans le domaine littéraire que plastique.

(8) À l’issue de la présente communication, Jean MarKale, l’auteur de maints ouvrages sur le monde et la civilisation celtes, dont Les grands bardes gallois (1956) préfacé par André Breton avec un texte intitule « Braise au trépied de Keridwen », a fait remarquer dans une courte réplique, qu’André Breton était, tout au mains dans les dernières années de sa vie, un lecteur attentif non seulement de la Bible, mais aussi des grands auteurs mystiques. Lorsque nous lui avons demandé par la suite des précisions à ce sujet, Jean Markale s’est toutefois retranché dans un silence prudent.

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◘ Bibliographie :

  • Ars magna : Marc Eemans, peintre et poète gnostique, Serge Hutin & Friedrich-Markus Huebner, éd. Le soleil dans la tête, Paris, 1959
  • Les Trésors de la peinture flamande, M. Eemans,  Meddens, 1963
  • Anthologie de la mystique des Pays-Bas, préf. et tr. M. Eemans, éd. de la Phalange, 1938 


◘ Lien :


◘ Voir aussi sur notre site :

 

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Hommage à Monique Crokaert, poétesse, épouse de Marc. Eemans, décédée le 4 janvier 2004

◘ Ce texte a été lu le jour de ses obsèques par Robert Steuckers.

12810.jpgChers parents, chers amis,

Il est l’heure de prendre congé définitivement de Monique, aujourd’hui, en cette triste journée de janvier. Monique, la fille de Jacques, cet esprit politique génial, jamais remplacé et surtout irremplaçable, Monique l’effrontée, Monique la poétesse, Monique la compagne de Marc, Monique qui aimait la vie mais qui n’en avait plus le goût depuis la mort de son grand artiste de mari, nous a quittés, il y a un peu plus d’une semaine.

Une page d’histoire se termine ainsi, trop abruptement. Des souvenirs poignants et incommunicables viennent de s’effacer. Une époque de créativité extraordinaire, artistique, littéraire et philosophique, s’éteint encore un peu plus, avec la disparition de Marc et de Monique à quelque cinq ans d’intervalle, plongeant ce Pays encore un peu plus dans la froide obscurité du Kali Youga [Âge de la discorde].

La langueur qui s’était emparée de Monique depuis le 28 juillet 1998, quand Marc s’est éteint, est sans nul doute empreinte d’une immense tristesse, mais elle nous interpelle, aujourd’hui, au-delà de sa mort. En effet, cette langueur est un appel, qu’elle a lancé à nous tous sans toujours cherché à bien se faire comprendre, un appel pour que nous continuions à œuvrer pour faire connaître, pour défendre la mémoire des peintures, des poèmes, de la pensée mystique de Marc, pour nous souvenir à jamais des poèmes de Monique, pour nous replonger dans l’œuvre politique de Jacques Crokaert.

Car tel était bel et bien le message de cette langueur, et parfois de cette rage, qui a progressivement exténué Monique au cours de ces cinq dernières années. Il serait incorrect de ne pas y répondre, car c’était, au fond, son vœu le plus cher. Que cette formidable mobilisation de l’intellect, de la volonté, de la sensibilité, de l’esprit n’ait pas été qu’un simple passage voué au néant. Que ce formidable feu d’artifice ne soit pas qu’une beauté éphémère. Qu’il y ait pour lui un lendemain. Une réhabilitation totale et définitive.

Tel était le contenu de mes conversations avec Monique au cours de ces cinq dernières années.

Je vous demande donc à tous, selon vos moyens, de réaliser son vœu, si ardent, si noble, si pressant, et de le lui promettre, ici, devant sa pauvre dépouille, devant celle qui ne pourra plus jamais nous parler, nous enjoindre de travailler, ou, même, — et je le dis avec tendresse — de nous “engueuler” parce que les choses ne bougent pas assez vite à son gré. Justement parce que la verdeur occasionnelle de son langage ne sera plus, pour aucun d’entre nous, un aiguillon ou un agacement, je vous demande de continuer ce travail.

Adieu, Monique, nous allons tous regretter tes poèmes, ta nostalgie de Marc, ta fidélité très difficile, vu les circonstances, à son œuvre, nous allons aussi regretter ta verdeur langagière, tes remontrances corsées, comme nous avons aimé les rouspétances de Marc, aigri d’être sans cesse boycotté par les Iniques.

Adieu, donc, et nous travaillerons, pour que les “Fidèles d’Amour” reprennent le flambeau et leur rôle de guide d’une humanité régénérée, pour que les “Lumières archangéliques et michaëliennes” resplendissent à nouveau, comme l’a voulu Marc pendant de longues décennies de combat mystique et philosophique.

Adieu, Monique, tu nous manqueras, parce que tu incarnais, tant bien que mal, parfois en tâtonnant, parfois en te débattant, plusieurs pages sublimes de l’histoire de notre pays. Adieu, mais, pour ne pas t’oublier, nous parlerons et reparlerons de ce qui t’a été si cher au cœur.

 

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10489410.jpg[…] Ce qui séduit cependant dans la démarche poétique de Monique Crokaert c'est qu'on y parle le langage de tous les jours, de tous les cœurs. L'auteur n'invente pas des images sophistiquées et ne se contorsionne pas pour être originale.
La vraie poésie se passe des exercices de gymnastique.
Son écriture est donc limpide, plus que son âme peut-être. Mais au fond de toute femme, la fillette innocente ne subsiste-t-elle pas, ajoutant un charme ambigu à des confidences qui ne sont pas les siennes ? […]

► Thomas Owen, extrait de son avant-propos de Sulfure d' Alcyone.

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