Julien dit l'Apostat (en latin Flavius Claudius Julianus) : empereur romain (361-363), fils de Julius Constantinus et neveu de Constantin Ier. Bien que ce jeune orphelin ait reçu une instruction chrétienne dispensée par un favori de Constance, l'évêque Georges (qui avait supplanté Athanase à Alexandrie), il est instruit plus tard des traditions païennes et de la philosophie néoplatonicienne. Il étudie à Constantinople, Milan et Athènes. À Éphèse, il abjure secrètement le christianisme et pratique le culte du Soleil. Son cousin Constance II le nomme César (355) et l'envoie défendre la Gaule contre les Germains. Julien s'évertue à tout apprendre du métier des armes et du commandement militaire. Il s'installe à Lutèce, participe à la prise de Cologne (356), remporte la victoire de Strasbourg (357) et améliore l'administration de la Gaule. Il réussit si bien que Constance II, toujours méfiant, décide de lui retirer ses troupes pour les envoyer combattre les Perses. Les soldats gaulois et germains, n'ayant aucune envie de batailler si loin, le proclament Auguste (février 360) : l'usurpation est consommée. Constance II marche contre lui, mais meurt de fièvre (nov. 361), ce qui évite à l'Empire la guerre civile semblant se préparer. Julien est dès lors Auguste sans contestation possible. Durant son court règne, il veut rompre avec le despotisme bureaucratique et la solennité de l’appareil monarchique pour revenir à la simplicité des empereurs du Haut-Empire. Ce “retour à la normale” est inséparable d'une restauration du paganisme. Les temples, restitués aux cultes locaux, se relèvent ; à l'instar des autres emplois élevés, les postes d'enseignant deviennent réservés aux seuls païens même si l'enseignement reste ouvert à tous (édit de 362). Julien n'en pratique pas moins une politique de tolérance dont bénéficient les chrétiens qui jusque-là avaient souffert de l'interventionnisme pro-arien de Constance. Néanmoins en confessionnalisant l'hellénisme, il le confisque. Julien se considère comme un personnage divin, issu du dieu Soleil, gouvernant sous l’inspiration des dieux : ces conceptions théocratiques restent incompatibles avec la restauration d’un principat libéral. L’attachement de Julien à la vieille religion grecque était sincère mais, pour l’essentiel, ses convictions se rattachaient au courant mystique oriental de la nouvelle religiosité. Sa religion était finalement fort éloignée du paganisme classique. Il voulut également abandonner le despotisme bureaucratique et la solennité de l’appareil monarchique pour revenir à la simplicité des empereurs du Haut-Empire. Ces mesures étaient, en fait, peu réalistes et mêlées de beaucoup de contradictions. Doué de sens politique, bon stratège, il périt le 26 juin 363 dans une bataille contre les Perses en Mésopotamie. Sa personnalité était singulière et souvent attachante, mais rien ne lui survécut de son œuvre politique et religieuse. Ne reste de lui que des écrits philosophiques, satiriques et politiques. Jovianus, un chrétien, lui succéda. L'Empire était maintenant définitivement chrétien. En dépit des apparences, Julien n'a jamais été chrétien et donc jamais apostat.
L'empereur Julien : Contre les Galiléens
Julien, le dernier empereur païen mort dans des circonstances mystérieuses, avait rédigé en 362 un traité de polémique antichrétienne : le Contre les Galiléens. Galiléen étant une insulte à l'époque : les Judée-Chrétiens se voyaient ainsi réduits dans l'esprit des Romains à une peuplade minable du fin fond de la Palestine. Julien relègue le christianisme au rayon des croyances absurdes, propres à une secte juive sans importance fondée par un certain Jésus, un illuminé dont les disciples, tous des marginaux, auraient fait de son "message" un mouvement religieux à prétention universelle. Inutile de dire que ce livre fut maudit par le pouvoir chrétien, brûlé en place publique, chuchoté par quelques audacieux copistes byzantins (dont certains crypta-païens de l’École de Mistra). Il a été traduit en français pour la première fois par un ami de Voltaire en 1764 et abondamment lu par les philosophes des Lumières. Les éditions universitaires belges Ousia, spécialisées dans l'édition de textes philosophiques, proposent une nouvelle traduction complète présentée et commentée par Christopher Gérard, l'éditeur de la revue païenne Antaïos. Il s'agit du premier livre anti-judéo-chrétien (l'Ancien et le Nouveau Testaments sont attaqués sévèrement) écrit par un “renégat”, philosophe et empereur. En effet, Julien le Grand avait entrepris de restaurer le paganisme hellénique après la reconnaissance du christianisme par Constantin l'Apostat. Son livre sulfureux a été pendant des siècles le credo de la résistance païenne… et il pourrait bien le redevenir, car Julien est une sorte de penseur différencialiste avant la lettre : sa théorie des dieux nationaux, attachés à un peuple et à un sol, mais tous soumis à Zeus pourrait être modernisée par les milieux néo-païens. Un autre intérêt de ce livre explosif est de montrer à quel point nous sommes influencés par une vision déterministe et linéaire de l'histoire, selon laquelle christianisme et monothéisme devaient immanquablement l'emporter. Vision absurde, qui rappelle le sens de l'histoire cher aux hégélo-marxistes. Enfin, l'empereur Julien s'attaque aussi à la thèse du peuple élu : le dieu des Hébreux n'est pas le créateur de l'univers, il n'est qu'un dieu parmi d'autres. Idem pour le peuple qu'il protège donc ! Ce livre est aussi un traité de philosophie politique impériale et gibeline : l’lmperium y est justifié en termes métaphysiques. Julien théorise le cosmopolitisme impérial : chaque peuple homogène y honore ses dieux, nul n'est exclusif et Rome, prise dans un sens plus mystique que géographique, commande à un univers pacifié. Voilà un livre à lire et à méditer, et qui devrait susciter réflexions et réactions chez tous les Impériaux, qui compteront désormais le grand Julien parmi leurs héros aux côtés de Friedrich II de Hohenstaufen.
L'empereur Julien, Contre les Galiléens, trad. de Christopher Gérard, Ousia, Bruxelles, 1995. [Postface : « Sens philosophique et politique du “Contre les Galiléens” », Lambros Couloubaritsis, pp. 139-181]
• nota bene : Benoist-Méchin avait publié de passionnantes biographies de Julien et de Frédéric Il chez Perrin. Des livres qu'il faut aussi (re)lire, bien évidemment.
article de Claude Lepelley, Encyclopaedia Universalis
L'empereur Julien ou le conflit de l'hellénisme et du christianisme, Joseph Bidez, Delpeuch, Paris, 1929; rééd. La vie de l'empereur Julien, Belles-Lettres, 1930, 2012
« Les amis de l'empereur Julien sont toujours des gens bien ; et ses calomniateurs des canailles », G. Matzneff, Boulevard Saint-Germain, 1998
« Julien est admirable. Il y a toujours des moments dans la vie où son exemple fait chanceler », Michel Déon, lettre du 24 novembre 2002
[Ci-contre : solidus d'or, une des rares représentations nous restant de Julien]
Le 26 juin 363 mourait l'empereur Julien, « le plus grand homme qui peut-être ait jamais été » (Voltaire) [1], tué à l'ennemi… mais par un javelot romain ! Nul ne sait qui arma ce bras, qui priva l'Antiquité de son dernier grand capitaine et Rome de sa plus belle victoire depuis Hannibal : la chute de l'empire perse, son seul concurrent sérieux… À Julien agonisant, ses amis les philosophes néoplatoniciens Priscos et Maxime d'Éphèse transmirent un oracle d'Hélios :
« Quant à ton sceptre tu auras soumis la race des Perses, Jusqu'à Séleucie les pourchassant à coups d'épée, Alors vers l'Olympe tu monteras dans un char de feu Que la région des tempêtes secouera dans ses tourbillons. Délivré de la douloureuse souffrance de tes membres mortels, Tu arriveras à la lumière éthérée de la cour royale de ton père, D'où tu t'égaras jadis, quand tu vins demeurer dans le corps d'un homme ».
Ces quelques vers parurent réconforter l'Empereur, qui expira à 32 ans, après un trop court règne de vingt mois.
Né en 331 d'une vieille famille d'adorateurs de Sol Invictus, Julien assista, à l'âge de six ans, au massacre de son père, de son oncle, de ses cousins, égorgés sous ses yeux sur l'ordre du chrétien Constance II. Seul survivant avec son demi-frère Gallus de ce carnage dynastique, il fut élevé dans la religion chrétienne, qu'il connut donc de l'intérieur avant de la combattre. Le surnom insultant d'Apostat (“renégat”) [2], donné par les chrétiens ne se justifie que dans une vision déformée de l'Histoire (parle-t-on de Constantin l'Apostat ?) ; il est donc plus juste de l'appeler Julien le Philosophe ou même Julien le Grand, comme ses contemporains. Voire « Julien le Fidèle », comme Régis Debray [allusion à sa pièce de théâtre publiée en 2005]. Julien, « l’immense Julien » (Gabriel Matzneff), ne fit que rejeter la religion des assassins de ses parents, qu'un baptême fort opportun avait, aux yeux du clergé, lavés de leurs crimes. Après une enfance cloîtrée et studieuse, passée en Cappadoce dans l'amitié des livres mais dans la crainte constante d'être à son tour liquidé, Julien étudia la philosophie et la littérature grecques, qui achevèrent de le convaincre de l'imposture chrétienne. Dès 351, Julien est redevenu ce qu'il était depuis toujours : un adorateur des anciens Dieux, et tout particulièrement d'Hélios. En témoigne l'une des plus belles pages de l'Antiquité, celle qui ouvre son Hymne à Hélios-Roi :
« Je suis l'adepte du roi Hélios. Et si je garde à part moi, à titre privé, les preuves les plus sûres de cette appartenance, voici ce que j'en puis dire sans encourir de sacrilège. Dès l'enfance j'ai été pénétré d'un amour passionné pour les rayons du dieu ; dès mon plus jeune âge, la lumière de l'éther m'a mis si complètement l'esprit en extase que non seulement je désirais de fixer mes regards sur les rayons du soleil, mais que, s'il m'arrivait de sortir, la nuit, par un temps serein, sans nuages et pur, me délivrant de toute autre pensée je m'attachais aux splendeurs du ciel, sans plus rien comprendre ce qu'on pouvait me dire ni plus faire attention moi-même à quoi que je fisse ». [3]
[ci-contre : Helios, Franz Stassen, 1901]
À l'âge de vingt ans, sa conversion au paganisme consommée [sa conversion philosophique est initiée par Maxime d'Éphèse], Julien fréquente les cénacles païens, qui observent d'un œil plein de sympathie pour ce jeune prince impérial dévoué à leur cause. Pour cette franc-maçonnerie païenne, qui rêve au retour des Dieux, Julien représente l'espoir de restaurer l'hellénisme, de sauver l'Empire de la décadence qui le mine. Supérieurement intelligent et lucide, rempli d'un amour aristocratique du passé et d'un mépris infini pour le présent chrétien, Julien, qui est aussi le dernier descendant de la famille de Constantin, mène alors la vie rangée du jeune philosophe, simple et accessible, d'où sa popularité, qui ne laisse d'inquiéter Constance II. Vers 350, le christianisme est encore largement minoritaire : les classes dominantes, l'intelligentsia, la haute administration, le corps professoral, l'armée et l'aristocratie demeurent fidèles aux Dieux de l'Empire. Sous Constantin (306-337), les chrétiens ne représente que 10 % de la population mais ils sont remarquablement organisés en une Église, qui est déjà un modèle de parasitisme et d’opportunisme. Les conversions sont souvent dictées par l'intérêt, comme celle de l'évêque de Pégase, adorateur en secret d'Hélios… Dans ce contexte, parler de “crépuscule des Dieux”, de “fin du paganisme” ne correspond nullement à la réalité : à l'instar de la civilisation romaine, on peut dire, en paraphrasant Piganiol, que le paganisme a été assassiné par une multitude de lois scélérates. Julien ne se convertit donc pas à un paganisme moribond, archéologique mais bien à une forme de néo-paganisme caractérisé par le goût pour l’occultisme, le syncrétisme, par l'importance accordée à la théologie solaire et au rituel, tous éléments qui se trouvent déjà chez Jamblique [4], le maître à penser du Prince. L'un des multiples intérêts de l’œuvre de Julien réside dans le fait qu'elle constitue le seul témoignage personnel de conversion religieuse, avec celle d'Augustin. Cette conversion a été expliquée de diverses manières depuis l'Antiquité, au gré des préjugés.
Naturaliter paganus, le jeune prince a, très tôt, ressenti une répulsion instinctive pour la foi chrétienne, totalement incompatible avec son mysticisme panthéiste et solaire, son amour de la culture grecque, méprisée par les Galiléens. Primordial est le rôle joué par son pédagogue, Mardonios [qui lui apprit le grec avec Homère], qui fut, pendant les années de jeunesse de l'orphelin, le seul adulte à lui témoigner de l'affection. Il semble qu'il y ait eu conversion à Mardonios [ou plutôt influence première de celui-ci], qui se mua en conversion à la Paideia hellénique, ce qui explique son refus du christianisme, en tant que contre-culture. Après quelques courts moments passés à Athènes, où il se fait initier aux Mystères d’Éleusis, Julien se voit confier la défense des Gaules ravagées par les Barbares. Il y fait ses premières armes et montre des qualités militaires et administratives inattendues chez un rat de bibliothèque. Sa popularité ne cesse de croître, attisée par ses amis crypto-païens, à la tête desquels se trouve le médecin Oribase. Enhardi par ses premiers faits d'armes, Julien écrase les Germains près de Strasbourg : il est alors maître d'une Gaule pacifiée pour 50 ans. Il n'hésite pas à franchir le Rhin à plusieurs reprises, dernier César à porter les aigles impériales au-delà du fleuve. C'est dans sa chère Lutèce, dans l'Ile de la Cité, qu'il est proclamée Auguste à la mode germanique en 360 par les troupes celtiques révoltées.
[Ci-dessous : C'est en sa « chère Lutèce » où il passe l'hiver 359-360, que Julien attise la révolte des légions, qui décident d'un putsch. Julien est sacré Auguste par ses soldats, lesquels refusent d'aller combattre en Orient, loin de leurs foyers qu'ils laisseraient à la merci desAlamans… Vignettes tirées de la bdApostatpar Ken Broeders]
Relisons ce qu'en dit Julien. Les hommes de Constance tentent de soudoyer ses partisans, mais « l'un des officiers de la suite de ma femme surprend cette sournoise manœuvre et me la révèle sans tarder. Quand il voit que je n'en fais aucun cas, hors de lui comme les gens inspirés par les Dieux, il se met à crier en public, au milieu de la place : “Soldats, étrangers et citoyens, ne trahissez pas l'Empereur !” À ces mots, l'indignation saisit les soldats : tous accourent en armes dans le Palais, et là, m'ayant trouvé vivant, ils se livrent à la joie comme on le ferait à la vue inespéré d'un ami. Ils m'entourent de tous côtés, m'embrassent, me portent sur leurs épaules. C'était un spectacle digne d'être vu : on se serait cru devant un divin transport ». Ammien Marcellin décrit la façon, peu orthodoxe pour un Romain, dont fut couronné Julien : « On (les Celtes et les Pétulants) le hissa sur un bouclier de fantassin, et tandis qu'il se dressait bien haut au-dessus de la foule sans que personne fît silence, il fut déclaré Auguste ; […] un certains Maurus retira la torque qui était son insigne de porte-étendard, et le posa avec une belle audace sur la tête de Julien ». Ce sont donc des corps francs celtiques, au courage reconnu, qui proclament le dernier empereur païen, sur le pavois comme un chef barbare et le coiffent d'un torque gaulois en guise de couronne. Image saisissante que ces Celtes du Bas Empire qui, comme leurs ancêtres de la période de Halstatt mille ans plus tôt, offrent un torque à leur chef. Quelle continuité ! Que les descendants de ces guerriers qui résistèrent à César se révèlent — fascinant paradoxe — les plus fidèles soutiens de l'Empire quatre siècles plus tard m'émeut au suprême. J'y vois l'une de ces contradictions qui donnent leur sel à la vie : malgré l'immense tort causé par Rome, malgré la dépopulation et les massacres, malgré l'interdiction du druidisme sous Claude, des Celtes, fidèles à la parole donnée, se battent et meurent pour un suzerain dont ils se veulent les vassaux.
À l'origine de ce pronunciamiento, l'activité souterraine et inlassable d'une sorte de fraternité groupée autour d'Oribase. La mort providentielle de Constance II le laisse seul maître de l'Empire en 361. Julien est libre d'adorer les Dieux en public et d'inaugurer une ambitieuse politique de restauration païenne. Lors de son arrivée triomphale à Constantinople, il est promu aux plus hauts grades du culte de Mithra, le Dieu perse né d'une vierge le 25 décembre, identifié au IVe siècle avec le Soleil Invincible, principale manifestation de l'Être. Toute sa vie, Julien respectera scrupuleusement la morale mithriaque, exigeante et chevaleresque : loyauté, maîtrise de soi, bonté et piété. Une des premières mesures de l'autocrate est de proclamer la liberté religieuse, pour les païens, dont les temples en Orient étaient pillés par le clergé, pour les hérétiques. Ces derniers sont libres de rentrer d'exil, de sortir de la clandestinité, à la grande fureur des orthodoxes. Nulle persécution donc, comme l'a prétendu l'hagiographie ecclésiastique : tout simplement les chrétiens redeviennent des citoyens comme les autres. Pour le clergé, le temps des privilèges, du parasitisme des finances publiques, de la spoliation systématique des biens païens est terminé. Quelques émeutes anti-chrétiennes éclatent en Orient, à Alexandrie par ex. Julien entreprend de réformer la Cour orientalisante de ses prédécesseurs : il supprime les postes inutiles ainsi que le cérémonial calqué sur celui des Sassanides pour revenir à une certaine austérité, une simplicité plus romaines. Car, fidèle à ses modèles Trajan et Marc-Aurèle, le jeune empereur aspire à un retour au principat libéral des Antonins avec un Sénat respecté, des cités autonomes. Tout le contraire de l'Empire centralisé et totalitaire des souverains chrétiens, leur police politique (les agentes in rebus) toute-puissante, leur administration tentaculaire, sans oublier le fisc… Tout comme Marc-Aurèle, Julien pratique une politique de déflation, réduit les charges, répartit mieux les impôts, qui diminuent de 20%. Dans l'armée, il rétablit la discipline et veille au paiement régulier de la solde. L'avènement de Julien marque le début d'une authentique réforme intellectuelle et morale, d'un effort de recivilisation. En effet, le Prince éprouve, depuis toujours, une vive répulsion pour la violence physique et la répression aveugle, fait unique au IVe siècle, « époque où l'on a haï le plus » (Cioran). Dans ce siècle de fer, Julien le Philosophe sera le seul souverain réellement tolérant, le seul à refuser les conversions forcées : « Pour persuader les hommes et les instruire, il faut recourir à la raison, et non aux coups, aux outrages, aux supplices corporels. Je ne puis trop le répéter : que ceux qui ont du zèle pour la vraie religion ne molestent, n'attaquent ni n'insultent les foules des Galiléens ».
Son légalisme fait de lui l'Anti-Néron, son souci de régénérescence morale le Luther païen. Inspiré au début de son règne par le Roi-Philosophe de Platon, Julien évolue toutefois vers une forme de théocratie avec son clergé hiérarchisé, ses dogmes (immortalité de l’âme parente des Dieux, éternité du monde), sa charité. En fait, il copie l'organisation de l’Église pour rivaliser avec elle [5]. Il se fait ainsi le continuateur des réformes entreprises un siècle plutôt par l'empereur Daïa et apparaît comme un curieux mélange de despote éclairé et de théocrate néo-païen. Julien réunit en lui les trois fonctions idéales de l’Antiquité tardive : empereur, théologien et théurge. Cette idée de “papauté païenne” est étrangère à l'hellénisme ; elle annonce Byzance, où les empereurs se mêlent de théologie. Son rejet du christianisme, qu'il justifie dans le Contre les Galiléens[6], un traité de polémique philosophique, peut s'expliquer par la haine qu'il porte à Constance, l'assassin de sa famille, que l'Église avait lavé de ses crimes par le truchement du baptême. Par le fait aussi que cette religion, par ses innombrables querelles théologiques qui dégénèrent vite en sanglantes émeutes, constituait un facteur de division pour l’Empire. Au IVe siècle, il n'est en effet pas rare qu'une discussion sur la nature du Fils débouche sur une rixe… Mais ce qui scandalise surtout Julien, le lettré, c'est la simplicité toute rustique à ses yeux des Écritures. Pour lui, l'hellénisme est l'humanisme par excellence : le renier, comme le font nombre de Chrétiens de son temps, est à ses yeux le pire des crimes. Mille générations d'hommes, et non des moindres, Homère, Hésiode, les Tragiques, le divin Platon, seraient perdus à jamais pour n'avoir pas adoré le Christ ? Idée impensable pour ce philhellène. Le “Tu n'adoreras pas d'autres Dieux”, le “Je suis un Dieu jaloux” lui paraissent de purs blasphème et, à ses yeux, le Dieu d'Israël n'est qu'un Dieu national, celui des Hébreux. Il y a chez Julien un refus net de l'universalisme religieux. Déjà le polémiste Celse ironisait sur la révélation envoyée « dans un seul coin de la terre ». L'arrivée tardive du novus Deus Galilaeus faisait les gorges chaudes païens anciens : Celse l'appelle « Celui qui vient d'apparaître ». En fait, pour Julien, les Chrétiens, qui ne sont même pas fidèle au Dieu des Hébreux, sont des apatrides, qui n'ont point leur place dans vision hiérarchisée du Cosmos où chaque peuple a ses Dieux nationaux, qu'il appelle “ethnarques”.
Au mois de Mars 363, aveuglé par le mirage oriental, l'Empereur lance contre la Perse la grande expédition dont il ne reviendra pas. Après sa mort, providentielle pour l'Église, son successeur, le chrétien Jovien, signe une paix honteuse avec les Perses, réduisant à néant les acquis de la campagne. Le clergé pavoise et les païens se terrent. C'est le début de la légende noire de Julien, qui durera mille ans. Pourtant, nombreux sont les chrétiens qui reconnaissent l'envergure exceptionnelle et le charisme de l'autocrate. Ses idées forment de la propagande païenne au Ve siècle et son prestige fait de lui le héros de la résistance au christianisme. Ses œuvres continuent d'être lues à Byzance par des cénacles non-conformistes, qui perpétuent sa mémoire et recopient inlassablement ses manuscrits. En 1489, Laurent de Médicis fait représenter une pièce ou Julien apparaît comme le défenseur de la grandeur romaine et de l'hellénisme. Ses écrits sont alors publiés, devenant accessibles à toute l'élite cultivée.
Il a souvent été reproché à Julien d'avoir péché par excès de passéisme, par manque de réalisme. Vision romantique d'une sorte de Don Quichotte peu au fait des réalités de son temps ou mirage du “sens de l'histoire”, préjugé judéo-chrétien par excellence. Ce reproche est vide de sens car fondé sur une interprétation a posteriori des faits : le triomphe “inévitable” de l'Église. Julien n'a jamais eu l'intention d'éradiquer le christianisme, ni même de le persécuter. Simplement, il voulut l'évincer des classes dirigeantes et le réduire à une foi de simpliciores, ce qu'il était aux origines. Si Julien avait régné vingt ou trente ans, il est fort probable qu'il aurait récupéré les élites encore peu touchées par la nouvelle religion. Leur énergie aurait été mise au service de l'Empire et non point de l'Église.
En marginalisant le clergé chrétien, en le privant de ses privilèges politiques et financiers, Julien aurait sans doute pu éviter le triomphe sans partage d'une Église ivre de puissance temporelle ainsi que l'effondrement du paganisme. Une forme de syncrétisme pagano-chrétien serait vite apparue.
Pour un contemporain, l'immense Julien demeure un modèle de droite, de pureté, ainsi que le héros clandestin de notre culture. Comment ne pas partager l'opinion de Montaigne : « C'était, à la vérité, un très grand homme et rare, […] ; et, de vrai, il n'est aucune sorte de vertu de quoi il n'ait laissé de très notables exemples » [7] ; ou celle de Montesquieu : « Il n'y a point eu après lui de prince plus digne de gouverner les hommes » ?
► Christopher Gérard, Antaïos n°1, 1993. [Texte remanié, repris in : Parcours Païen ; puis dans : La Source pérenne]
• Notes en sus :
1. In : L'examen important de Milord Bolingbroke (1736), ch. XXXIII. Comme le note FE Boucher (Les révélations humaines, 2005), « la figure de Julien l'Empereur […] est souvent regardée dans le monde philosophique du XVIIIe siècle comme la vérité se dressant contre l'imposture, la figure éternelle du philosophe luttant contre la fausseté d'une religion pernicieuse. Plusieurs philosophes des Lumières se reconnaissent en lui, le comprennent et se donnent pour but de continuer sa lutte. Par la puissance de son caractère, par l'étendue de ses connaissances et de son amour pour le travail, Julien l'Empereur incarne ce que fut vraiment la société païenne, c'est-à-dire une société juste et rationnelle » (p. 68). De Voltaire, consulter aussi : article « Julien », in : Dictionnaire philosophique (1764) ; Discours de l'empereur Julien contre les chrétiens (édité par Voltaire en 1768. Cette traduction, avec le texte grec, a d'abord été publiée en 1764 sous le titre Défense du paganisme par l'empereur Julien. Dans l'édition de 1768, Voltaire conserve la dédicace et quelques-unes de ses notes, mais remplace d'autres parties d'Argens par "Avis au lecteur", "Portrait de l'empereur Julien", "Examen du discours de l'empereur Julien contre la secte des Galiléens" et "Suppléments au discours de Julien", toutes ces parties étant de Voltaire, bien que le 2e et la 4e soient attribuées à l'auteur du Militaire philosophe, écrit par J.A. Naigeon et le Baron d'Holbach).
2. Neveu de Constantin, le premier empereur romain à s’être converti au christianisme, Julien est proclamé empereur à son tour et règne de 361 à 363. Peu de temps après, il annonce sa décision de revenir au polythéisme traditionnel qui avait cours dans l’empire romain pendant huit siècles avant que Constantin ne substitue le dogme chrétien à ces différents cultes. Mais si l’on envisage la chose du point de vue moins œcuménique de l’orthodoxie chrétienne, cela signifie qu’à peine Julien est-il fait empereur qu’il se convertit au paganisme. C’est pour cette raison que ses premiers détracteurs, dont Saint Cyrille d’Alexandrie (375-444), auteur du virulent Contre Julien (Contra Julianum), et Théodoret de Cyr (393-458), lui décernent le titre d’« Apostat ». Ce surnom lui est resté, au moins parmi les chrétiens.
3. Ce passage renvoie dans un langage voilé à une initiation mithriaque même s'il faut se garder de considérer, tel Bidez, héliolâtrie et mithriacisme comme synonymes.Sur la dévotion au Soleil (identifié à Apollon), cf. «La dévotion de Proclus au Soleil», HD Saffrey, in : Le néoplatonisme après Plotin, Vrin, 2000.
4. Sur Jamblique, lire la notice de B. Boudon sur l'entrée Crowley.
5. Notons que la hiérarchie ecclésiale et la célébration cultuelle, entre autres éléments, empruntent elles-mêmes auculte de Mithra.
6. Rédigé en 362, leContre les Galiléensde l'Empereur Julien, qui constitue une imprécation contre le christianisme, est l'un des 3 traités antichrétiens conservés. Ouvrage de polémique antichrétienne, ce texte révèle aussi les fondements philosophiques et théologiques du polythéisme hellénique, tels qu'ils sont reconnus par la plupart des philosophes païens entre le IIIe et le VIe siècle de notre ère. Livre maudit, brûlé en place publique par le pouvoir chrétien, il a été republié : Contre les Galiléens : Une imprécation contre le Christianisme (Ousia, Bruxelles, ) dont C. Gérard nous propose une traduction dépoussiérée, accompagnée de commentaires pertinents ainsi que d'une introduction campant un contexte historique complexe. Dans la postface de l'ouvrage, Lambros Couloubaritsis analyse avec beaucoup d'acuité le sens philosophique et politique de ce traité antichrétien. Il s'agit d'une vive polémique contre les chrétiens. Il a été réfuté par Cyrille d'Alexandrie, qui en cite de longs fragments dansContre Julien, ce qui en a permis la reconstitution. Ce qui subsiste du texte est un témoignage important sur les rapports entre religion et politique : la structure politico-religieuse de la société est le reflet de l'organisation du monde divin. Julien relègue le christianisme aux croyances d'une secte juive limitée que les disciples (de Jésus) auraient transformée en un mouvement religieux et politique à prétention universelle. Il lui oppose l'universalité polythéiste. Signalons pour compléter sur cette période trouble Christianisme et Paganisme du IVe au VIIIe siècle de Ramsay McMullen aux Belles-Lettres, 2004.
7. Essais, II, 19. La polémique autour de l’Empereur Julien au XVIe siècle mérite éclairage. Après la proclamation, par Charles IX (à l’instigation de Catherine de Médicis, sur les conseils de Michel de l’Hospital), de l’Édit de Janvier en 1562, qui reconnaît aux huguenots le droit à la liberté de conscience, le cas de Julien, empereur païen du IVe siècle partisan de la même politique religieuse, est souvent cité dans le débat autour des conséquences politiques en France de la liberté de conscience. On commence à publier les œuvres de Julien, à les traduire en lange vernaculaire, à polémiquer à son sujet. Si les huguenots comme Théodore de Bèze ou Innocent Gentillet voient en Julien un tyran et un athée pour qui la liberté de conscience n’est qu’un instrument machiavélique permettant de diviser pour mieux régner, les catholiques modérés comme Jean Bodin ou Michel de Montaigne admirent Julien pour avoir toléré les différences religieuses dans l’intérêt de la paix impériale. Dans son chapitre « De la liberté de conscience », publié pour la première fois en 1580 dans le livre II des Essais, Montaigne s’intéresse au cas de Julien et cherche à contrebalancer l’excès d’anathème dont ses détracteurs chrétiens l’ont frappé. Outre les anecdotes empruntées à Ammien Marcellin (330-400), ancien officier de Julien et devenu son historien, l'apologie de Julien l'Apostat tire son origine du traité historiographique du jurisconsulte humaniste Jean Bodin, Methodus ad facilem historiarum cognitionem [éd. princeps : 1566], p. 87 de l'édition de 1576 [notons une traduction anglaise, Method for the Easy Comprehension of History (1969) et une traduction italienne par S. Miglietti, 2013. Cf. The 'Methodus ad facilem historiarum cognitionem' of Jean Bodin : A critical study, John Lackey Brown, Catholic Univ. of America Press, Washington DC, 1939 ; Histoire et méthode à la Renaissance : Une lecture de la Methodus… de Jean Bodin, MD Couzinet, Vrin, 1996]. Au chapitre IV de sa Méthode de l’Histoire (il s'agit d'une nouvelle méthodologie de la science juridique basée sur la comparaison historique des systèmes politiques et juridiques), Bodin décrit Julien comme l’un de ces personnages dont les fautes ont éclipsé les qualités aux yeux des historiens chrétiens. Montaigne, qui a vraisemblablement lu l’ouvrage de Bodin juste avant de composer le chapitre « De la liberté de conscience », s’intéresse comme lui au défi historiographique que constitue la figure de Julien. Il décide ainsi d’aborder par le biais de l’histoire — celle de Julien — les enjeux politiques contemporains : en 1580, lorsqu’il évoque la « recepte de liberté de conscience » que « nos Roys viennent d’employer » pour calmer les dissensions, l’allusion à un passé récent laisse à penser qu’il parle plutôt de l’Édit de Beaulieu (1576) que de l’Édit de Janvier de 1562. L’exemple de Julien permet à Montaigne dans un premier temps d’illustrer l’idée selon laquelle la vérité est souvent déformée par toutes sortes de zélateurs. Après avoir accusé certains de ses concitoyens catholiques de se laisser emporter par « la passion [qui] pousse hors les bornes de la raison », Montaigne étend sa critique aux premiers chrétiens, notamment ceux qui firent disparaître de nombreux livres païens. Et sa condamnation est sans appel : « J’estime que ce desordre ait plus porté de nuysance aux lettres que tous les feux des barbares ». Les zélateurs de « nostre religion », comme il la qualifie, sont coupables de dommages injustifiables et surtout irréparables pour le savoir et les lettres : « Le zèle religieux est souvent excessif et conséquemment injuste. C’est à ce zèle outré des premiers chrétiens qu’il faut attribuer la perte d’un grand nombre d’ouvrages de l’Antiquité. Leur intérêt les a aussi portés à soutenir de très mauvais empereurs, à en calomnier d’autres. Du nombre de ces derniers est Julien surnommé l’apostat ». Or Montaigne aurait pu, à l’instar de nombreux exégètes chrétiens, défendre une tout autre thèse et arguer qu’en détruisant ainsi les œuvres païennes, les premiers chrétiens cherchaient à protéger la vérité que Dieu leur avait révélée. Il choisit au contraire de les tenir pour responsables d’une grave distorsion de la vérité historique, puisqu’ils ont choisi de « prester aisément des louanges fauces » aux empereurs romains qui soutenaient leur cause et de « condamner universellement » ceux qui leur étaient hostiles. Si Julien intervient à ce moment de l’argumentation, c’est parce qu’il est de ces empereurs romains que les historiens chrétiens ont exagérément attaqués. D’entrée de jeu, Montaigne place le portrait qu’il dresse de Julien sous le signe d’une « vérité » qui va à l’encontre des convictions les plus profondes de ses adversaires : « C’estoit, à la vérité, un tres-grand homme et rare ». De toute évidence, il cherche ici à contrebalancer l’excès d’anathème dont ses détracteurs chrétiens ont frappé Julien. Cette réhabilitation de l'empereur païen fut blâmée à Rome. En mars 1581, les censeurs du Vatican rendent à Montaigne son exemplaire des Essais « châtiés selon l’opinion des docteurs moines ». Leur troisième objection tient au fait que Montaigne aurait « excusé » Julien. En 1595 apparaît une édition genevoise des Essais, version expurgée à destination d’un lectorat calviniste, où le chapitre « De la liberté de conscience » est supprimé ; et dans la section « Vengeances » (647-652) des Tragiques (1616), D’Aubigné répondra à Montaigne, traitant Julien de « froid meurtrier » des âmes. Il paraît donc évident que la contribution de Montaigne ne satisfait personne de part et d’autre du conflit religieux à la fin du XVIe siècle. [source note]
À quand le grand colloque historique sur l'empereur Julien ? Ceux qui ont lu les livres flamboyants de Merejkowski (1), de Benoist-Méchin (2), et le dernier en date, celui de Claude Fouquet, parmi bien d'autres (3), sont consumés du besoin d'en savoir plus encore (4). Il semblerait pourtant que tout ait été dit et toutes les sources sur ce règne insolite épuisées. Mais la richesse même des détails concordants, la variété des interprétations du personnage, l'incertitude sur ses desseins attisent l'interrogation plutôt qu'elles ne l'éteignent. C'est que l'homme est solaire, sa vie et son œuvre météoriques. Selon le télescope avec lequel on le regarde et le filtre qu'on y applique, le spectre s'étend du mysticisme oriental au pur rationalisme grec, de la politique à la littérature, du génie précurseur au rêve rétrograde. Une seule constante dans toutes ces approches : la totale sympathie. Pour les modernes, Julien a une image entièrement positive, son surnom d'Apostat fait sourire, il ne discrédite que ceux qui l'en ont longtemps affublé.
Paradoxalement, c'est parce que le tableau peint par Claude Fouquet nous a fasciné par son érudition et sa vraisemblance que notre curiosité reste en éveil. Ce très beau récit se veut suffisant en lui-même et il est vrai qu'un registre de références en eut doublé le volume. Les Belles Lettres qui s'ouvrent audacieusement à la fiction historique bien tempérée estiment sans doute que leur public haut de gamme a sous la main Ammien Marcellin et l'œuvre du dit Empereur Julien. Assurément le livre de C. Fouquet ne craint aucune contre-expertise. Le public des non-initiés peut y entrer en toute sécurité et il y trouvera en supplément une richesse poétique et intellectuelle aussi effervescente que l'était probablement l'âme de Julien et l'esprit de son temps. Reste que, sur le caractère du héros, la marge est grande pour l'appréciation subjective : moins génial qu'Alexandre, bien meilleur que Néron (c'est Pierre Grimal lui-même qui suggère le rapprochement), il participe, mais à quel degré ?, de l'aura des jeunes princes réformateurs, voire révolutionnaires, qui nimbent leur tête des rayons du Soleil-Roi. À cet égard, il s'inscrit dans la lignée d'Akoun-Aton, lignée qui semble n'avoir connu que de brillants échecs historiques et des destins prématurément brisés, calcinés, selon la forte image de Benoist-Méchin.
Ce dernier nous avait laissé sur la vision d'un Julien fulgurant, conquérant inspiré, agité par une faim de gloire [il fit campagne contre Alamans et Francs qui avaient envahi la Gaule, il battit les Alamans devant Sens, puis, en août 357, il remporta sur les Barbares un succès décisif près d’Argentoratum (Strasbourg), les repoussant au-delà du Rhin]. Claude Fouquet nous le montre sous les mêmes traits, mais avec une nuance d'instabilité caractérielle. Plutôt Hamlet que Jules César. L'Empereur miraculé — il a échappé de justesse au massacre de sa famille dans la succession sauvage de Constantin — s'écoute lui-même, écoute les oracles, écoute ses amis, hésite et fonce. D'abord il déconcerte ses adversaires, meutes de préfets, d'évêques et d'eunuques, postés partout comme des espions, et gagne. L'Empire romain de Byzance est admirablement décrit ici dans sa lourdeur bureaucratique et policière : les systèmes de ce type peuvent être mis en échec quelque temps, en certains endroits, par des coups d'audace imprévisibles. Puis la viscosité se reconstitue, la nomenklatura resserre ses rangs. On voit à la fin un Julien désenchanté laisser peu à peu passer ses chances d'humaniser l'Empire, de refouler les barbares, d'arrêter la décadence, de restaurer le paganisme et de vaincre les Perses.
Son échec est plus tragique que celui de Marc Aurèle dont il avait fait son modèle. C'est qu'il venait trop tard dans un monde romain trop vieux. Au milieu du IVe siècle, les chrétiens n'étaient plus une petite minorité persécutée, ils étaient triomphants et persécuteurs. Les Perses n'étaient plus des Arsacides débilités, mais des Sassanides agressifs. La décadence romaine n'était plus impensable, elle s'étalait à Byzance dans le plus oriental des despotismes. Quant aux barbares, ils formaient les cadres de l'Empire et s'installaient dans une interminable ère féodale. Il ne faut pas innocenter Marc Aurèle de toute responsabilité dans cette évolution régressive. Il a raté sa succession immédiate. Mais pour son lointain successeur Julien, tenter de revenir deux siècles en arrière dans l'espoir de réussir cette fois-ci sonexpérience était le rêve d'un fou.
Alors qui était ce Julien, qu'on nous montre sage parmi les sages, disciple de Platon, humain, trop humain, ami fidèle, polémiste chaleureux ? Sans doute, comme Marc Aurèle, un enfant anxieux, porté malgré lui au pouvoir suprême, un philosophe frustré, un écrivain refoulé, poursuivi par le besoin d'autojustification. Un familier de la mort, également. Mais aussi, comme Alexandre, un impulsif, un instable, un joueur aux réflexes rapides, alternant avec un rêveur dépressif. C. Fouquet nous a livré une des clefs de ce caractère aux combinaisons variées. Une clef étincelante pour ouvrir et refermer une étrange parenthèse de l'Histoire.
► François Fontaine, Commentaires n°32, hiver 1985-86.
• Notes :
• (1) Julien l'Apostat : la mort des Dieux (en russe 1896, tr. fr. Gallimard, 1957). • (2) L'empereur Julien, ou le rêve calciné (Clairefontaine, Lausanne, 1969, puis Perrin, 1977). • (3) Par ex. André Fraigneau, Le songe de l'empereur (Table Ronde, 1952) ; Luc Estang, L'Apostat (Seuil, 1962). • (4) Pour faire le point sur le mythe, la légende et l'histoire de Julien en Occident, on se reportera aux 2 volumes collectifs publiés par l'université de Nice : Jean Richer et alii auctores : L'Empereur Julien – De l'histoire à la légende (331-1715) (Belles Lettres, 1978, 430 p.) et L'Empereur Julien – De la légende au mythe (De Voltaire à nos jours) (Belles Lettres, 1981, 576 p.).
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Faites pour un moment abstraction des vérités révélées ; cherchez dans toute la nature, et vous n'y trouverez pas de plus grand objet que les Antonins ; Julien même (un suffrage ainsi arraché ne me rendra point complice de son apostasie), non, il n'y a point eu après lui de prince plus digne de gouverner les hommes.
C'était à Lutèce [en 360] par une nuit embrumée d'hiver, tout près de ce qui est aujourd'hui le boulevard Saint-Michel. Hurlements et fracas des épées contre les boucliers. Les fantassins gaulois se sont mutinés, refusant de partir pour les déserts torrides de la Perse et ils investissent le palais de leur jeune général [actuel Palais de Justice]. Timide philosophe envoyé par son cousin Constance II pour redresser la situation aux frontières, Julien s'est métamorphosé en quelques mois en un efficace chef de guerre qui les a portés de victoire en victoire. Maintenant, ils veulent le proclamer Auguste, c'est-à-dire empereur. Il hésite, puis cède à la foule.
L'usurpateur. « On l'embrasse, on l'entoure, des mains robustes l'empoignent, le placent d'autorité sur le bouclier d'un fantassin et le voilà hissé sur le pavois, ce qui était bien la première fois pour un empereur romain », raconte le philosophe et historien Lucien Jerphagnon, dans cette réédition remaniée de sa biographie de Julien dit l'Apostat [1ère éd. : Seuil, 1986]. Le petit-neveu de Constantin le Grand, le premier empereur chrétien, commence son règne comme un chef barbare. Avec ses guerriers gaulois, il fonce au travers des Alpes, arrive jusqu'au Danube afin d'affronter les armées de son cousin. Ce dernier meurt inopinément. L'usurpateur devient empereur et il restaure le culte des anciens dieux. « Il revient à la religion millénaire qui avait fait la force des empires et la sérénité des hommes et il veut leur rendre leur innocence en tentant d'ôter le péché du monde », écrit son biographe. Pris par l'hubris — l'ivresse de soi — il se lance à l'assaut de la Perse. Il meurt peu après, en juin 363, tué dans une bataille près de l'actuelle Mossoul, dans le nord de l'Irak. Il avait 32 ans. Son règne avait duré moins de trois ans. L'empire redevint chrétien.
« La destinée religieuse de l'Occident avait failli basculer », explique dans la préface l'historien Paul Veyne, soulignant que Julien fait encore rêver « parce qu'il fut un grand peut-être ». Écrite avec souffle, débordante d'érudition mais jamais pédante, la biographie de Jerphagnon réhabilite en partie la figure de l'empereur-philosophe, nourri de Platon, qui emportait ses « chers livres » en campagne. Il fut haï par les historiens chrétiens qui l'affublèrent de l'épithète infamant « d'apostat » et pendant des siècles, il fut le symbole même de l'Antéchrist. Mais le destin météorique de Julien fascina à l'opposé la Renaissance comme les Lumières, ainsi que de nombreux écrivains comme Ibsen ou Gore Vidal.
Le sous-titre ce livre foisonnant est Histoire naturelle d'une famille sous le Bas-Empire. C'est en effet la fresque d'un univers finissant, avec ses débats philosophiques passionnés et ses conflits religieux violents, y compris entre chrétiens. Les barbares sont aux portes, pour la plupart déjà romanisés, un monde grouillant de guerriers, de femmes et d'enfants débordant les défenses là où elles s'affaiblissent, pour vivre en terre d'empire : « Le climat y était plus humain et les chances de subsister plus sûres ». Dans ce monde en plein tumulte se déroule la vie de Julien, dont les péripéties dépassent les intrigues les plus échevelées des romans historiques.
Tout commença par un grand massacre : son père, ses oncles, ses cousins — en tout, une vingtaine de personnes — sont égorgés devant ses yeux de gosse sur ordre du très chrétien empereur Constance pour éviter toute contestation dynastique. Nul ne sait pourquoi le petit Julien fut finalement épargné. Mais il est enfermé dans un palais au fin fond de la Cappadoce. Entouré de sbires et sans cesse surveillé, il est destiné à devenir prêtre. Il se noie dans les livres de philosophie. « Je ne sais ce qu'ont pu enseigner à Julien les ministres du culte du temps de sa jeunesse, mais je puis affirmer qu'en dépit des apparences, Julien n'a à aucun moment de sa vie été vraiment chrétien et il n'est donc pas apostat », analyse Julien Jerphagnon. Spécialiste de saint Augustin, il montre ce qui en ces temps tourmentés pouvait rapprocher la quête de sens du jeune Julien et celle du futur auteur des Confessions. Intellectuels chrétiens et païens lisaient les mêmes livres : Platon mais aussi Aristote, les stoïciens ou Plotin, tout en y donnant des sens diamétralement opposés. « Alors que les hommes ont tant de peine à s'arracher de la matière pour s'élever vers l'esprit qui est l'enseignement de la philosophie telle que l'entendait Julien, voilà que les chrétiens prêchaient un dieu spirituel qui, par une étrange aberration, vient s'empiéger dans un corps mortel et de fait était mort crucifié », souligne Jerphagnon pour expliquer cette totale incompréhension de la foi des chrétiens en « un dieu devenu homme afin que tous les hommes puissent devenir Dieu » [« Alors que les hommes ont tant de peine à s'arracher à la matière pour s'élever vers l'esprit, ce qui est l'enseignement de la philosophie telle que Julien l'entendait et la pratiquait, voilà bien que les chrétiens prêchaient un dieu spirituel qui, par une étrange aberration, était descendu s'empiéger dans un corps mortel, et de ce fait était mort crucifié… », p. 96].
Galimatias. Aussitôt installé au pouvoir à Constantinople, Julien tente de rétablir cette tradition qui fut son refuge. Mais il est beaucoup trop tard : les dieux anciens sont morts tout comme le vieux monde gréco-romain. « Il rêvait d'un empire libéral à la façon des Antonins mais il organisait une théocratie, il prétendait imposer le règne de la raison et il incorporait à sa philosophie un illuminisme qui y contredisait », note l'auteur qui n'est guère tendre pour le galimatias idéologique du jeune empereur, « salmigondis logico-bucolique » où se mêlaient néoplatonisme, rites orientaux et culte du soleil. Il pense aussi faire reconstruire le temple de Jérusalem et y réinstaller les juifs. Mais il est réellement tolérant et ne lance aucune vague de sanglante persécution contre les chrétiens. qui ne lui en voudront que plus. « Il nous fait souffrir sans que nous puissions recueillir l'honneur d'avoir souffert en martyrs pour le Christ », s'indigne un chroniqueur chrétien. Sa somme contre les Galiléens, où il règle longuement ses comptes avec la foi de son enfance sera détruite après sa mort ; seuls quelques fragments ont survécu au travers des nombreux textes de réfutation. La peur qu'avait suscitée chez les chrétiens cette ultime tentative de restauration explique la hargne dont Julien, siècle après siècle, resta l'objet.
► Marc Semo, Libération, 13 juin 2008.
Une source méconnue des “Mémoires d'Hadrien” : Merejkowski
Même si le roman historique sur Julien de l'écrivain russe Merejkowski pourrait paraître daté (« il s’est contenté de prendre avec un sûr instinct ce qui convenait à son objet, un effet d’ensemble d’abord, le contraste banal et poétique du jeune christianisme et du paganisme agonisant », L. du Sommerard, RDM 1905) voire galvaudé (« truffé d'erreurs, hostile à l'autocrate qui ne sert que de repoussoir plus ou moins satanique » (C. Gérard, La source pérenne, p. 160), il mérite néanmoins d'être mentionné dans la réception littéraire de l'Empereur au XXe siècle.
Si originale soit-elle, la formule des Mémoires d'Hadrien s'inscrit dans la lignée assez précise du “roman historique” illustrée par l'écrivain russe Dimitri Serguévitch Merejkowski (1865-1941), dont Marguerite Yourcenar dit que son père le lui fit connaître : « Il m'a lu — j'avais dans les onze ans, et ce mystérieux, un peu dilué, presque “mondain”, a dû avoir pourtant une certaine influence sur mon orientation future — les romans historiques de Merejkowski, qui était à la mode à l'époque » (Les Yeux ouverts, p. 44-45). Il est ici fait allusion à la trilogie Christ et Antéchrist inaugurée précisément par Julien l'Apostat (La Mort des dieux) (1895) et achevée par Pierre et Alexis ou l'Antéchrist (1904) en passant par le roman de Léonard de Vinci ou la résurrection des dieux (1902), auquel Freud se réfère de façon soutenue dans son propre essai sur Léonard de Vinci (1910). Merejkowski, tout en donnant cours à l'élaboration romanesque dans l'évocation de l'histoire, s'appuyait sur une documentation historique précise, comme pour lester de matériel la « liberté poétique ». Lorsque Marguerite Yourcenar fait suivre ses Mémoires d'Hadrien d'une longue Note contenant les attendus les plus précis de sa fiction (sources, textes iconographiques, problèmes d'identification), elle procède, au moins autant qu'à la manière de Racine auquel elle se réfère, dans le sillage de la méthode merejkowskienne : la « romantisation » s'exerce dans les limites de la réalité, en sorte que l'imagination se trouve travailler dans le réel historique, plutôt que comme quelque « divagation ». Il s'agit d'une « revivification » imaginaire d'une réalité attestée par les « documents ».
Mais précisément, la façon dont Marguerite Yourcenar s'empare de l'histoire d'Hadrien s'éclaire par comparaison et contraste avec le roman merejkowskien consacré à cette autre figure impériale qu'est Julien. Du point de vue de la forme, là où Merejkowski reconstitue l'histoire de son empereur en quelque sorte à la troisième personne — en tant que “héros” de son histoire, certes, mais porté par le mouvement de l'Histoire —, M. Yourcenar choisit d'écrire les Mémoires du sien « à la première personne », pas seulement au sens syntaxique, mais en référence à un sujet de l'écriture : ce qui suppose paradoxalement une destitution (relative) de sa propre parole : « Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi » (Carnet de notes, p. 330) (on a vu l'opération inconsciente de clivage que cela suppose). Il s'agit donc de « refaire du dedans ce que les archéologues du XIXe siècle ont fait du dehors » (ibid., p. 327). Le “roman historique” merejkowskien constituait néanmoins un effort pour ressaisir un univers historique à la fois de l'intérieur et de l'extérieur — en quoi il aurait mérité une évocation plus précise dans les considérations du Carnet de notes des “Mémoires d'Hadrien” sur le “roman historique”, à côté du romantisme, de Flaubert, de Tolstoï et de Proust (p. 330-331).
Quant au contenu, le roman historique merejkowskien était au service d'une thèse générale de philosophie de l'histoire qu'il était chargé d'illustrer : celle d'une lutte entre christianisme et paganisme, entre “esprit” et “corps”, présentant Julien comme le restaurateur du paganisme et plaçant ses espoirs dans une réconciliation future entre paganisme et christianisme, synthèse entre Bien et Mal, force et beauté, bonté et cruauté, humilité et orgueil — qu'il développera dans la suite avec la figure de Léonard. On peut entrevoir une “philosophie de l'histoire” yourcenarienne, aussi discrète que précise, à l'arrière-plan de la lecture du personnage d'Hadrien, en contrepoint à celle de Merejkowski et en écho à une remarque de Flaubert : ce qui la séduit chez Hadrien, c'est « ce moment unique » où, « les dieux n'étant plus, et le Christ n'étant pas encore », « l'homme seul a été » (Carnet de notes, p. 321). Il y a bien en ce sens une sorte de fascination pour un humanisme païen, débarrassé des superstitions, mais non engagé dans la transcendance, espèce de sagesse peu soucieuse de culpabilité. Au-delà de la pertinence de l'interprétation de ce moment, cela révèle la vision du monde de M. Yourcenar. Là encore, le climat de “libre pensée conservatrice” dans lequel l'éducation paternelle l'a fait baigner pourrait trouver un écho plus précis dans l'atmosphère de la période choisie, faisant d'Hadrien un objet d'élection. Ce qui a permis au fond à M. Yourcenar de faire éclater le forme du “roman historique”, c'est la mise en acte d'un fantasme — tel que nous l'avons reconstitué —, comme si la puissance de l'enjeu inconscient l'avait poussée à trouver la voie de son originalité et à mettre le cap sur l'écriture. En lui lisant Merejkowski, le père de l'auteur des Mémoires d'Hadrien lui livrait donc à son insu, en même temps que le thème œdipien secret, le “code” de sa scénographie…
► Paul-Laurent Assoun, annexe à « Le signifiant impérial », in : Analyses & réflexions sur... les Mémoires d'Hadrien, div., ellipses, 1996.
Terre de références culturelle et religieuse pour l’Empire romain païen, la Grèce est aussi mentionnée comme l’un des premiers foyers du christianisme balbutiant: Paul n’a-t-il pas créé les communautés de Philippes, Thessalonique, Corinthe? Selon les recherches archéologiques et historiques récentes, la christianisation fut en réalité lente et tardive. Laurence Foschia, doctorante à l’École française d’Athènes, montre ainsi comment le paganisme évolua jusqu’à sa disparition définitive au VIIe siècle, et combien le IVe siècle fut une période complexe où deux systèmes religieux différents coexistaient dans le nouvel Empire byzantin.
Au détour de la route, des ruines blanches trouent le tapis bien ordonné des cultures. De la prestigieuse cité romaine de Philippes, au cœur de la province de Macédoine, ne sont plus visibles que le théâtre, les vestiges du forum et de ses édifices publics le long de la Via Egnatia, grande route romaine, qui relie le port tout proche de Kavala (Neapolis dans l’Antiquité) à la ville de Thessalonique. Le site attire pourtant de nombreux visiteurs venus, en Grèce du Nord, mettre leurs pas dans ceux de l’apôtre Paul. Celui-ci séjourna à Philippes, au milieu des années 40, lors de son second voyage, empruntant la voie Egnatia (Ac 16,11 et suivants). Subsiste-il quelque trace tangible de ce contact direct avec le christianisme ? Que sont devenus les Philippiens convertis par Paul – comme Lydie, la marchande de pourpre, et le gardien de prison? Même si les guides montrent à Philippes un minuscule cachot installé dans une citerne romaine, qui aurait été, selon la tradition, celui de Paul – arrêté parce qu’il empêchait les devins de gagner leur vie –, l’archéologie ne permet pas plus ici qu’ailleurs de confirmer les récits transmis sur les lieux de la première christianisation.
Indice plus convainquant du souvenir de Paul et de la présence très précoce d’une communauté chrétienne à Philippes: la découverte, en 1975, au beau milieu du forum, de deux modestes pièces rectangulaires fermées par une abside, sous une église octogonale un peu plus récente. La dédicace des mosaïques ne laisse aucun doute: “Porphyrios, évêque, a fait dans le Christ la mosaïque de la basilique de Paul”. Porphyre étant connu par des textes, la basilique a été datée de la fin du premier quart du IVe siècle. Il s’agit donc de l’un des plus anciens édifices chrétiens de Grèce, construit tout de même près de trois siècles après le séjour de l’apôtre.
Pour certains archéologues, cette basilique serait un martyrium, plutôt qu’une église, c’est-à-dire un sanctuaire qui célébrerait le culte de Paul à la manière des héros grecs. À l’appui de cette hypothèse: la présence, contre le mur latéral, d’un hérôon, sorte de mausolée en hommage à un héros de la cité, datant du IIe siècle av. J.-C. Cette tombe a pu être récupérée par la nouvelle religion, témoignant d’une continuité des pratiques entre le monde païen et le monde chrétien. “Il est probable que les petites communautés fondées par Paul ont vivoté à Philippes, Thessalonique, Corinthe… célébrant leur culte dans les maisons, parfois les synagogues, comme les communautés juives de la diaspora, dont on a retrouvé la trace à Sparte ou Patras (voir p. 55), suppose Laurence Foschia, doctorante à l’École française d’Athènes, qui étudie l’évolution du paganisme entre le IVe et le VIIe siècle de notre ère. Les inscriptions chrétiennes restent en effet très rares au IIIe siècle et les toutes premières églises ne sont donc attestées que dans la première moitié du IVe. Il semble que la seconde vague de christianisation arrive en Grèce par les ports et rencontre un certain écho sur les côtes, au cours des IIe et IIIe siècles. Mais les persécutions lancées à plusieurs reprises contre les chrétiens, la dernière ayant lieu sous Dioclétien, à compter de 303, a pu freiner son développement.”
Durant tout le IVe siècle, le paganisme reste bien vivant. “C’est un siècle de bouillonnement spirituel et de coexistence des deux religions” constate l’historienne. Du côté “grec”, c’est-à-dire païen – “ceux qui sacrifient” –, les temples, entretenus par le pouvoir impérial, continuent à fonctionner normalement jusqu’à l’extrême fin du IVe siècle; les Jeux olympiques sont célébrés au moins jusqu’en 385 ; étudiants païens et chrétiens fréquentent ensemble la célèbre Académie d’Athènes où ils n’hésitent pas d’ailleurs à entamer des controverses, à rivaliser d’éloquence pour défendre le bien fondé de leur religion respective. Des cultes agraires semblent même reprendre vigueur: Zeus Ombrios, divinité liée à la pluie et aux intempéries, est ainsi populaire dans certains sanctuaires situés sur des sommets de collines. Au cours du IIIe siècle, les cultes orientaux de Cybèle ou Mithra se développent tandis qu’Apollon prend de l’importance et peut parfois être honoré comme seul dieu. Les temples d’Asclépios prospèrent également au IVe siècle. Des historiens ont rapproché le succès de ce culte guérisseur de l’expansion parallèle du christianisme, en partie à cause de ses aspects miraculeux.
L’ETRANGE PAGANISME DE JULIEN L’APOSTAT
Entre 361 et 363, l’empereur Julien, persuadé que le christianisme est responsable de la crise que traverse l’Empire, tente d’imposer une restauration païenne et rouvre des temples ce qui suscite un certain enthousiasme. Mais sa conception du paganisme est elle-même très influencée par le christianisme. « Il s’agit d’un paganisme puritain qui n’avait jamais existé auparavant, et qui est très intellectuel, élitiste », explique Laurence Foschia. Julien souhaite créer un clergé païen très hiérarchisé, calqué sur l’Église; il copie également le système de charité chrétien. Il cherche à théoriser un polythéisme foisonnant, reprend à son compte la théologie de la rédemption, rendue possible par le repentir. À Antioche, il se rend impopulaire en organisant un sacrifice de cent bœufs. La population païenne ne retrouve pas ses pratiques dans ce trop-plein de rites et de sacrifices, et ne comprend pas cette religion. Cette révolution religieuse ne survivra pas à la mort de l’empereur.
Ils décèlent, derrière ces évolutions, une quête spirituelle, une volonté d’expérimentation, voire l’affirmation d’un paganisme plus personnel en écho à une crise agricole, une période d’angoisse et de remise en question. Pourtant, à Athènes, où le paganisme est littéralement inscrit dans les murs et la conscience “nationale”, les divinités antiques de la cité sont toujours scrupuleusement célébrées – la continuité des Panathénées en est la meilleure preuve (voir p. 22-27). Selon une autre hypothèse, les rites se maintiendraient surtout en apparence. Ne recouvrant plus une réelle piété, ils conserveraient seulement un aspect festif, voire folklorique. “Mais, nuance Laurence Foschia, il est difficile la plupart du temps d’affirmer que la signification religieuse tombe en désuétude alors que dans le paganisme, c’est justement la pratique qui induit la foi.”
Lente christianisation
Les empereurs, qui tolèrent le christianisme à partir de 312, vont peu à peu encadrer et restreindre l’exercice des cultes. Ils commencent par interdire les statues, puis les sacrifices, mais admettent la coexistence des deux religions jusqu’à Théodose, qui en 392, met en place une législation qui réprime véritablement toutes les pratiques païennes. Et en 435, est ordonnée la destruction de tous les sanctuaires païens qui pourraient encore subsister. “L’abondance même de la législation anti-païenne montre que le paganisme est toujours pratiqué et nous ignorons en outre dans quelle mesure ces lois étaient bien appliquées” précise Laurence Foschia. En effet, les empereurs recrutent une partie de leurs hauts fonctionnaires chez les païens. Ce n’est qu’à partir de 415 que les non chrétiens sont bannis de toute charge officielle.
Côté chrétien, les textes, très nombreux, nous renseignent surtout sur les querelles théologiques que les conciles sont chargés de clarifier: les chrétiens sont avant tout en quête de définition de leur foi. Parallèlement, les informations archéologiques sont maigres avant le IVe siècle: peu d’églises encore et peu d’inscriptions sont à mettre en regard des textes – car malheureusement pour les épigraphistes, cette pratique recule à l’époque. Alors que l’Empire continue d’entretenir les temples, il ne finance pas encore les églises. Les vestiges chrétiens les plus anciens sont souvent découverts hors les murs des cités, soit autour des tombes de personnes considérées comme saintes, dans les nécropoles, soit parce que les communautés peu riches ne possédaient pas de terrains dans les cités. Dans un second temps, des traces chrétiennes apparaissent dans la cité. C’est le cas de la basilique de Paul, à Philippes, qui va se transformer au Ve siècle en cathédrale, entourée d’un véritable quartier épiscopal tandis que plusieurs autres basiliques, beaucoup plus grandes, sont à leur tour construites, bouleversant l’urbanisme romain. Elles témoignent d’une puissance nouvelle et de communautés chrétiennes désormais majoritaires et prospères.
À partir du Ve siècle, tout bascule. Thessalonique, résidence impériale entre le IIIe siècle et la fin du IVe, est un bon exemple de cette évolution qui réutilise les édifices païens ou les imite pour finalement, à partir du VIe siècle, créer une architecture différente – qu’on qualifie de byzantine. Son forum monumental a aujourd’hui presque totalement disparu, enfoui sous les constructions modernes. L’un des rares vestiges du IVe siècle est un mausolée romain, aujourd’hui l’église Saint-Georges. Si l’édifice subsiste, c’est qu’il fut très tôt converti en lieu de culte chrétien. En fouillant le petit jardin qui entoure l’imposante rotonde de brique rouge, les archéologues grecs tentent actuellement d’en apprendre davantage sur l’époque et la nature de cette transformation. Les premières certitudes ne remontent qu’au VIe siècle, lorsqu’une abside encore bien visible fut ajoutée à l’est et une nouvelle entrée percée à l’ouest. Ce témoin privilégié de la transition entre l’Empire romain et le monde chrétien est à mettre en parallèle avec l’église de l’Acheiropoiétos, située quelques rues plus loin. Il s’agit là au contraire d’une construction originale du troisième quart du Ve siècle qui remplace des bains romains. Mais elle suit le plan rectangulaire typique utilisé dans l’Empire pour les basiliques civiles. Les éclatantes mosaïques à décor floral et les chapiteaux aux feuilles d’acanthe dentelées qui surmontent les colonnes de la nef centrale remontent aux origines de l’église.
“En Grèce continentale, il n’est pas rare que des temples soient convertis en églises. Soixante cas ont été relevés jusqu’à présent, observe Laurence Foschia. Le procédé peut être interprété comme un signe de triomphalisme, mais il est surtout pragmatique: rapide et moins onéreux qu’une construction nouvelle, il heurte sans doute moins la population qui voit là une continuité d’espace sacré.” Il suffit de changer l’orientation des temples en fermant l’entrée (à l’est) par une abside, et en ouvrant une porte au fond de l’ancienne cella. C’est ainsi que le Parthénon d’Athènes a survécu. Tous les grands temples d’Athènes sont également devenus des églises mais les historiens ne sont pas d’accord sur l’époque de leur christianisation qu’ils évaluent entre le Ve siècle et le VIIe. La cité a été partiellement pillée en 396 par les Wisigoths d’Alaric et une période d’abandon a pu précéder leur conversion. Seuls indices: les plus anciens graffitis chrétiens sur l’Acropole ne remontent qu’au VIIe siècle.
THASOS ET SES BASILIQUES
Paul, se rendant de l’île de Samothrace à Néapolis (Kavala) puis Philippes, passa au large de l’île de Thasos, célèbre pour la qualité de son marbre. Y aborda-t-il ? Les Actes des Apôtres ne le laissent pas entendre. Ici aussi, les premières traces du christianisme ne remontent qu’au Ve siècle. À Aliki, presqu’île bucolique du sud-est de l’île, un sanctuaire païen a fonctionné jusqu’au IVe siècle. Il n’a pas été réutilisé. Les chrétiens ont préféré construire une basilique double de l’autre côté de la colline, surplombant la mer. Les vestiges de cet ensemble, qui date du premier quart du Ve siècle pour la première phase de construction, sont encore lisibles au milieu des pins. Étudiées par Jean-Pierre Sodini, dans le cadre des fouilles de l’École française d’Athènes, les deux églises (ci-dessous) ont livré des éléments de décor: ambon, autel, chancel et mosaïques… Plusieurs annexes, dont la fonction reste mal définie, encadraient le narthex. De nombreuses tombes furent creusées dans la cour. Dans ce paysage somptueux, sauvage aujourd’hui, il est difficile d’imaginer la vie religieuse animée qui devait se dérouler là, tandis qu’à quelque dizaines de mètres, les plages de marbre blanc résonnaient du bruit des pics des ouvriers travaillant aux carrières (ci-contre). Les basiliques furent abandonnées au VIIe siècle, à l’époque des invasions slaves sur l’île. Tout récemment, en lisière de la ville de Thasos, au nord de l’île, le service des Antiquités grecques a mis au jour les vestiges d’une autre importante basilique double et de ses annexes, dont le plan ressemble à celle d’Aliki. Le site est en cours de fouille.
Parallèlement, sur les pentes de l’Aréopage, les fouilles américaines ont mis au jour une cache de statues de dieux antiques, dans des maisons de l’époque romaine tardive. Il est probable que ces demeures, situées en bordure de l’Agora, aient servi de refuge aux derniers philosophes païens, anciens enseignants de l’Académie d’Athènes qui continuaient là à pratiquer un culte domestique. L’Académie reste en effet, aux yeux des empereurs, le fief de la philosophie antique, liée au paganisme. Elle est fermée en 529 sur ordre de Justinien qui supprime également la liberté de conscience et rend obligatoire le baptême. Certains philosophes préfèrent alors s’exiler à la cour du roi perse.
Par un renversement de tendance, le christianisme semble être devenu un mouvement urbain qui triomphe dans l’ensemble des cités à partir du Ve siècle, alors que les derniers païens se réfugient dans les campagnes: quelques sanctuaires locaux, situés sur des collines reprennent vigueur, ainsi qu’en témoignent des offrandes de lampes datées de l’époque tardive; plusieurs caches de statues de divinités ont aussi été retrouvées dans des citernes de cette époque, des sanctuaires sont aménagés dans de grandes demeures privées… Circonstances obligent, ce dernier paganisme serait aussi plus personnel, d’une pratique plus intime, avant de disparaître. Dans le grand Empire byzantin désormais entièrement chrétien, bientôt, seule la littérature antique transmettra le souvenir des mythes et du panthéon grecs.
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Païens, chrétiens : un drôle de IVe siècle
Terre de références culturelle et religieuse pour l’Empire romain païen, la Grèce est aussi mentionnée comme l’un des premiers foyers du christianisme balbutiant : Paul n’a-t-il pas créé les communautés de Philippes, Thessalonique, Corinthe ? Selon les recherches archéologiques et historiques récentes, la christianisation fut en réalité lente et tardive. Laurence Foschia, doctorante à l’École française d’Athènes, montre ainsi comment le paganisme évolua jusqu’à sa disparition définitive au VIIe siècle, et combien le IVe siècle fut une période complexe où deux systèmes religieux différents coexistaient dans le nouvel Empire byzantin.
Au détour de la route, des ruines blanches trouent le tapis bien ordonné des cultures. De la prestigieuse cité romaine de Philippes, au cœur de la province de Macédoine, ne sont plus visibles que le théâtre, les vestiges du forum et de ses édifices publics le long de la Via Egnatia, grande route romaine, qui relie le port tout proche de Kavala (Neapolis dans l’Antiquité) à la ville de Thessalonique. Le site attire pourtant de nombreux visiteurs venus, en Grèce du Nord, mettre leurs pas dans ceux de l’apôtre Paul. Celui-ci séjourna à Philippes, au milieu des années 40, lors de son second voyage, empruntant la voie Egnatia (Ac 16,11 et suivants). Subsiste-il quelque trace tangible de ce contact direct avec le christianisme ? Que sont devenus les Philippiens convertis par Paul – comme Lydie, la marchande de pourpre, et le gardien de prison ? Même si les guides montrent à Philippes un minuscule cachot installé dans une citerne romaine, qui aurait été, selon la tradition, celui de Paul – arrêté parce qu’il empêchait les devins de gagner leur vie –, l’archéologie ne permet pas plus ici qu’ailleurs de confirmer les récits transmis sur les lieux de la première christianisation.
Indice plus convainquant du souvenir de Paul et de la présence très précoce d’une communauté chrétienne à Philippes : la découverte, en 1975, au beau milieu du forum, de deux modestes pièces rectangulaires fermées par une abside, sous une église octogonale un peu plus récente. La dédicace des mosaïques ne laisse aucun doute : “Porphyrios, évêque, a fait dans le Christ la mosaïque de la basilique de Paul”. Porphyre étant connu par des textes, la basilique a été datée de la fin du premier quart du IVe siècle. Il s’agit donc de l’un des plus anciens édifices chrétiens de Grèce, construit tout de même près de trois siècles après le séjour de l’apôtre.
Pour certains archéologues, cette basilique serait un martyrium, plutôt qu’une église, c’est-à-dire un sanctuaire qui célébrerait le culte de Paul à la manière des héros grecs. À l’appui de cette hypothèse : la présence, contre le mur latéral, d’un hérôon, sorte de mausolée en hommage à un héros de la cité, datant du IIe siècle av. JC. Cette tombe a pu être récupérée par la nouvelle religion, témoignant d’une continuité des pratiques entre le monde païen et le monde chrétien. “Il est probable que les petites communautés fondées par Paul ont vivoté à Philippes, Thessalonique, Corinthe… célébrant leur culte dans les maisons, parfois les synagogues, comme les communautés juives de la diaspora, dont on a retrouvé la trace à Sparte ou Patras (voir p. 55), suppose Laurence Foschia, doctorante à l’École française d’Athènes, qui étudie l’évolution du paganisme entre le IVe et le VIIe siècle de notre ère. Les inscriptions chrétiennes restent en effet très rares au IIIe siècle et les toutes premières églises ne sont donc attestées que dans la première moitié du IVe. Il semble que la seconde vague de christianisation arrive en Grèce par les ports et rencontre un certain écho sur les côtes, au cours des IIe et IIIe siècles. Mais les persécutions lancées à plusieurs reprises contre les chrétiens, la dernière ayant lieu sous Dioclétien, à compter de 303, a pu freiner son développement.”
Durant tout le IVe siècle, le paganisme reste bien vivant. “C’est un siècle de bouillonnement spirituel et de coexistence des deux religions” constate l’historienne. Du côté “grec”, c’est-à-dire païen — “ceux qui sacrifient” —, les temples, entretenus par le pouvoir impérial, continuent à fonctionner normalement jusqu’à l’extrême fin du IVe siècle ; les Jeux olympiques sont célébrés au moins jusqu’en 385 ; étudiants païens et chrétiens fréquentent ensemble la célèbre Académie d’Athènes où ils n’hésitent pas d’ailleurs à entamer des controverses, à rivaliser d’éloquence pour défendre le bien fondé de leur religion respective. Des cultes agraires semblent même reprendre vigueur : Zeus Ombrios, divinité liée à la pluie et aux intempéries, est ainsi populaire dans certains sanctuaires situés sur des sommets de collines. Au cours du IIIe siècle, les cultes orientaux de Cybèle ou Mithra se développent tandis qu’Apollon prend de l’importance et peut parfois être honoré comme seul dieu. Les temples d’Asclépios prospèrent également au IVe siècle. Des historiens ont rapproché le succès de ce culte guérisseur de l’expansion parallèle du christianisme, en partie à cause de ses aspects miraculeux.
Ils décèlent, derrière ces évolutions, une quête spirituelle, une volonté d’expérimentation, voire l’affirmation d’un paganisme plus personnel en écho à une crise agricole, une période d’angoisse et de remise en question. Pourtant, à Athènes, où le paganisme est littéralement inscrit dans les murs et la conscience “nationale”, les divinités antiques de la cité sont toujours scrupuleusement célébrées – la continuité des Panathénées en est la meilleure preuve (voir p. 22-27). Selon une autre hypothèse, les rites se maintiendraient surtout en apparence. Ne recouvrant plus une réelle piété, ils conserveraient seulement un aspect festif, voire folklorique. “Mais, nuance Laurence Foschia, il est difficile la plupart du temps d’affirmer que la signification religieuse tombe en désuétude alors que dans le paganisme, c’est justement la pratique qui induit la foi.”
L'étrange paganisme de Julien l'Apostat
Entre 361 et 363, l’empereur Julien, persuadé que le christianisme est responsable de la crise que traverse l’Empire, tente d’imposer une restauration païenne et rouvre des temples ce qui suscite un certain enthousiasme. Mais sa conception du paganisme est elle-même très influencée par le christianisme. « Il s’agit d’un paganisme puritain qui n’avait jamais existé auparavant, et qui est très intellectuel, élitiste », explique Laurence Foschia. Julien souhaite créer un clergé païen très hiérarchisé, calqué sur l’Église ; il copie également le système de charité chrétien. Il cherche à théoriser un polythéisme foisonnant, reprend à son compte la théologie de la rédemption, rendue possible par le repentir. À Antioche, il se rend impopulaire en organisant un sacrifice de cent bœufs. La population païenne ne retrouve pas ses pratiques dans ce trop-plein de rites et de sacrifices, et ne comprend pas cette religion. Cette révolution religieuse ne survivra pas à la mort de l’empereur.
Lente christianisation
Les empereurs, qui tolèrent le christianisme à partir de 312, vont peu à peu encadrer et restreindre l’exercice des cultes. Ils commencent par interdire les statues, puis les sacrifices, mais admettent la coexistence des deux religions jusqu’à Théodose, qui en 392, met en place une législation qui réprime véritablement toutes les pratiques païennes. Et en 435, est ordonnée la destruction de tous les sanctuaires païens qui pourraient encore subsister. “L’abondance même de la législation anti-païenne montre que le paganisme est toujours pratiqué et nous ignorons en outre dans quelle mesure ces lois étaient bien appliquées” précise Laurence Foschia. En effet, les empereurs recrutent une partie de leurs hauts fonctionnaires chez les païens. Ce n’est qu’à partir de 415 que les non chrétiens sont bannis de toute charge officielle.
Côté chrétien, les textes, très nombreux, nous renseignent surtout sur les querelles théologiques que les conciles sont chargés de clarifier : les chrétiens sont avant tout en quête de définition de leur foi. Parallèlement, les informations archéologiques sont maigres avant le IVe siècle : peu d’églises encore et peu d’inscriptions sont à mettre en regard des textes – car malheureusement pour les épigraphistes, cette pratique recule à l’époque. Alors que l’Empire continue d’entretenir les temples, il ne finance pas encore les églises. Les vestiges chrétiens les plus anciens sont souvent découverts hors les murs des cités, soit autour des tombes de personnes considérées comme saintes, dans les nécropoles, soit parce que les communautés peu riches ne possédaient pas de terrains dans les cités. Dans un second temps, des traces chrétiennes apparaissent dans la cité. C’est le cas de la basilique de Paul, à Philippes, qui va se transformer au Ve siècle en cathédrale, entourée d’un véritable quartier épiscopal tandis que plusieurs autres basiliques, beaucoup plus grandes, sont à leur tour construites, bouleversant l’urbanisme romain. Elles témoignent d’une puissance nouvelle et de communautés chrétiennes désormais majoritaires et prospères.
À partir du Ve siècle, tout bascule. Thessalonique, résidence impériale entre le IIIe siècle et la fin du IVe, est un bon exemple de cette évolution qui réutilise les édifices païens ou les imite pour finalement, à partir du VIe siècle, créer une architecture différente – qu’on qualifie de byzantine. Son forum monumental a aujourd’hui presque totalement disparu, enfoui sous les constructions modernes. L’un des rares vestiges du IVe siècle est un mausolée romain, aujourd’hui l’église Saint-Georges. Si l’édifice subsiste, c’est qu’il fut très tôt converti en lieu de culte chrétien. En fouillant le petit jardin qui entoure l’imposante rotonde de brique rouge, les archéologues grecs tentent actuellement d’en apprendre davantage sur l’époque et la nature de cette transformation. Les premières certitudes ne remontent qu’au VIe siècle, lorsqu’une abside encore bien visible fut ajoutée à l’est et une nouvelle entrée percée à l’ouest. Ce témoin privilégié de la transition entre l’Empire romain et le monde chrétien est à mettre en parallèle avec l’église de l’Acheiropoiétos, située quelques rues plus loin. Il s’agit là au contraire d’une construction originale du troisième quart du Ve siècle qui remplace des bains romains. Mais elle suit le plan rectangulaire typique utilisé dans l’Empire pour les basiliques civiles. Les éclatantes mosaïques à décor floral et les chapiteaux aux feuilles d’acanthe dentelées qui surmontent les colonnes de la nef centrale remontent aux origines de l’église.
“En Grèce continentale, il n’est pas rare que des temples soient convertis en églises. Soixante cas ont été relevés jusqu’à présent, observe Laurence Foschia. Le procédé peut être interprété comme un signe de triomphalisme, mais il est surtout pragmatique : rapide et moins onéreux qu’une construction nouvelle, il heurte sans doute moins la population qui voit là une continuité d’espace sacré.” Il suffit de changer l’orientation des temples en fermant l’entrée (à l’est) par une abside, et en ouvrant une porte au fond de l’ancienne cella. C’est ainsi que le Parthénon d’Athènes a survécu. Tous les grands temples d’Athènes sont également devenus des églises mais les historiens ne sont pas d’accord sur l’époque de leur christianisation qu’ils évaluent entre le Ve siècle et le VIIe. La cité a été partiellement pillée en 396 par les Wisigoths d’Alaric et une période d’abandon a pu précéder leur conversion. Seuls indices : les plus anciens graffitis chrétiens sur l’Acropole ne remontent qu’au VIIe siècle.
Parallèlement, sur les pentes de l’Aréopage, les fouilles américaines ont mis au jour une cache de statues de dieux antiques, dans des maisons de l’époque romaine tardive. Il est probable que ces demeures, situées en bordure de l’Agora, aient servi de refuge aux derniers philosophes païens, anciens enseignants de l’Académie d’Athènes qui continuaient là à pratiquer un culte domestique. L’Académie reste en effet, aux yeux des empereurs, le fief de la philosophie antique, liée au paganisme. Elle est fermée en 529 sur ordre de Justinien qui supprime également la liberté de conscience et rend obligatoire le baptême. Certains philosophes préfèrent alors s’exiler à la cour du roi perse.
Par un renversement de tendance, le christianisme semble être devenu un mouvement urbain qui triomphe dans l’ensemble des cités à partir du Ve siècle, alors que les derniers païens se réfugient dans les campagnes : quelques sanctuaires locaux, situés sur des collines reprennent vigueur, ainsi qu’en témoignent des offrandes de lampes datées de l’époque tardive; plusieurs caches de statues de divinités ont aussi été retrouvées dans des citernes de cette époque, des sanctuaires sont aménagés dans de grandes demeures privées… Circonstances obligent, ce dernier paganisme serait aussi plus personnel, d’une pratique plus intime, avant de disparaître. Dans le grand Empire byzantin désormais entièrement chrétien, bientôt, seule la littérature antique transmettra le souvenir des mythes et du panthéon grecs.
Thasos et ses basiliques
Paul, se rendant de l’île de Samothrace à Néapolis (Kavala) puis Philippes, passa au large de l’île de Thasos, célèbre pour la qualité de son marbre. Y aborda-t-il ? Les Actes des Apôtres ne le laissent pas entendre. Ici aussi, les premières traces du christianisme ne remontent qu’au Ve siècle. À Aliki, presqu’île bucolique du sud-est de l’île, un sanctuaire païen a fonctionné jusqu’au IVe siècle. Il n’a pas été réutilisé. Les chrétiens ont préféré construire une basilique double de l’autre côté de la colline, surplombant la mer. Les vestiges de cet ensemble, qui date du premier quart du Ve siècle pour la première phase de construction, sont encore lisibles au milieu des pins. Étudiées par Jean-Pierre Sodini, dans le cadre des fouilles de l’École française d’Athènes, les deux églises (ci-dessous) ont livré des éléments de décor : ambon, autel, chancel et mosaïques… Plusieurs annexes, dont la fonction reste mal définie, encadraient le narthex. De nombreuses tombes furent creusées dans la cour. Dans ce paysage somptueux, sauvage aujourd’hui, il est difficile d’imaginer la vie religieuse animée qui devait se dérouler là, tandis qu’à quelque dizaines de mètres, les plages de marbre blanc résonnaient du bruit des pics des ouvriers travaillant aux carrières (ci-contre). Les basiliques furent abandonnées au VIIe siècle, à l’époque des invasions slaves sur l’île. Tout récemment, en lisière de la ville de Thasos, au nord de l’île, le service des Antiquités grecques a mis au jour les vestiges d’une autre importante basilique double et de ses annexes, dont le plan ressemble à celle d’Aliki. Le site est en cours de fouille.
Terre de références culturelle et religieuse pour l’Empire romain païen, la Grèce est aussi mentionnée comme l’un des premiers foyers du christianisme balbutiant: Paul n’a-t-il pas créé les communautés de Philippes, Thessalonique, Corinthe? Selon les recherches archéologiques et historiques récentes, la christianisation fut en réalité lente et tardive. Laurence Foschia, doctorante à l’École française d’Athènes, montre ainsi comment le paganisme évolua jusqu’à sa disparition définitive au VIIe siècle, et combien le IVe siècle fut une période complexe où deux systèmes religieux différents coexistaient dans le nouvel Empire byzantin.
Au détour de la route, des ruines blanches trouent le tapis bien ordonné des cultures. De la prestigieuse cité romaine de Philippes, au cœur de la province de Macédoine, ne sont plus visibles que le théâtre, les vestiges du forum et de ses édifices publics le long de la Via Egnatia, grande route romaine, qui relie le port tout proche de Kavala (Neapolis dans l’Antiquité) à la ville de Thessalonique. Le site attire pourtant de nombreux visiteurs venus, en Grèce du Nord, mettre leurs pas dans ceux de l’apôtre Paul. Celui-ci séjourna à Philippes, au milieu des années 40, lors de son second voyage, empruntant la voie Egnatia (Ac 16,11 et suivants). Subsiste-il quelque trace tangible de ce contact direct avec le christianisme ? Que sont devenus les Philippiens convertis par Paul – comme Lydie, la marchande de pourpre, et le gardien de prison? Même si les guides montrent à Philippes un minuscule cachot installé dans une citerne romaine, qui aurait été, selon la tradition, celui de Paul – arrêté parce qu’il empêchait les devins de gagner leur vie –, l’archéologie ne permet pas plus ici qu’ailleurs de confirmer les récits transmis sur les lieux de la première christianisation.
Indice plus convainquant du souvenir de Paul et de la présence très précoce d’une communauté chrétienne à Philippes: la découverte, en 1975, au beau milieu du forum, de deux modestes pièces rectangulaires fermées par une abside, sous une église octogonale un peu plus récente. La dédicace des mosaïques ne laisse aucun doute: “Porphyrios, évêque, a fait dans le Christ la mosaïque de la basilique de Paul”. Porphyre étant connu par des textes, la basilique a été datée de la fin du premier quart du IVe siècle. Il s’agit donc de l’un des plus anciens édifices chrétiens de Grèce, construit tout de même près de trois siècles après le séjour de l’apôtre.
Pour certains archéologues, cette basilique serait un martyrium, plutôt qu’une église, c’est-à-dire un sanctuaire qui célébrerait le culte de Paul à la manière des héros grecs. À l’appui de cette hypothèse: la présence, contre le mur latéral, d’un hérôon, sorte de mausolée en hommage à un héros de la cité, datant du IIe siècle av. J.-C. Cette tombe a pu être récupérée par la nouvelle religion, témoignant d’une continuité des pratiques entre le monde païen et le monde chrétien. “Il est probable que les petites communautés fondées par Paul ont vivoté à Philippes, Thessalonique, Corinthe… célébrant leur culte dans les maisons, parfois les synagogues, comme les communautés juives de la diaspora, dont on a retrouvé la trace à Sparte ou Patras (voir p. 55), suppose Laurence Foschia, doctorante à l’École française d’Athènes, qui étudie l’évolution du paganisme entre le IVe et le VIIe siècle de notre ère. Les inscriptions chrétiennes restent en effet très rares au IIIe siècle et les toutes premières églises ne sont donc attestées que dans la première moitié du IVe. Il semble que la seconde vague de christianisation arrive en Grèce par les ports et rencontre un certain écho sur les côtes, au cours des IIe et IIIe siècles. Mais les persécutions lancées à plusieurs reprises contre les chrétiens, la dernière ayant lieu sous Dioclétien, à compter de 303, a pu freiner son développement.”
Durant tout le IVe siècle, le paganisme reste bien vivant. “C’est un siècle de bouillonnement spirituel et de coexistence des deux religions” constate l’historienne. Du côté “grec”, c’est-à-dire païen – “ceux qui sacrifient” –, les temples, entretenus par le pouvoir impérial, continuent à fonctionner normalement jusqu’à l’extrême fin du IVe siècle; les Jeux olympiques sont célébrés au moins jusqu’en 385 ; étudiants païens et chrétiens fréquentent ensemble la célèbre Académie d’Athènes où ils n’hésitent pas d’ailleurs à entamer des controverses, à rivaliser d’éloquence pour défendre le bien fondé de leur religion respective. Des cultes agraires semblent même reprendre vigueur: Zeus Ombrios, divinité liée à la pluie et aux intempéries, est ainsi populaire dans certains sanctuaires situés sur des sommets de collines. Au cours du IIIe siècle, les cultes orientaux de Cybèle ou Mithra se développent tandis qu’Apollon prend de l’importance et peut parfois être honoré comme seul dieu. Les temples d’Asclépios prospèrent également au IVe siècle. Des historiens ont rapproché le succès de ce culte guérisseur de l’expansion parallèle du christianisme, en partie à cause de ses aspects miraculeux.
L’ETRANGE PAGANISME DE JULIEN L’APOSTAT
Entre 361 et 363, l’empereur Julien, persuadé que le christianisme est responsable de la crise que traverse l’Empire, tente d’imposer une restauration païenne et rouvre des temples ce qui suscite un certain enthousiasme. Mais sa conception du paganisme est elle-même très influencée par le christianisme. « Il s’agit d’un paganisme puritain qui n’avait jamais existé auparavant, et qui est très intellectuel, élitiste », explique Laurence Foschia. Julien souhaite créer un clergé païen très hiérarchisé, calqué sur l’Église; il copie également le système de charité chrétien. Il cherche à théoriser un polythéisme foisonnant, reprend à son compte la théologie de la rédemption, rendue possible par le repentir. À Antioche, il se rend impopulaire en organisant un sacrifice de cent bœufs. La population païenne ne retrouve pas ses pratiques dans ce trop-plein de rites et de sacrifices, et ne comprend pas cette religion. Cette révolution religieuse ne survivra pas à la mort de l’empereur.
Ils décèlent, derrière ces évolutions, une quête spirituelle, une volonté d’expérimentation, voire l’affirmation d’un paganisme plus personnel en écho à une crise agricole, une période d’angoisse et de remise en question. Pourtant, à Athènes, où le paganisme est littéralement inscrit dans les murs et la conscience “nationale”, les divinités antiques de la cité sont toujours scrupuleusement célébrées – la continuité des Panathénées en est la meilleure preuve (voir p. 22-27). Selon une autre hypothèse, les rites se maintiendraient surtout en apparence. Ne recouvrant plus une réelle piété, ils conserveraient seulement un aspect festif, voire folklorique. “Mais, nuance Laurence Foschia, il est difficile la plupart du temps d’affirmer que la signification religieuse tombe en désuétude alors que dans le paganisme, c’est justement la pratique qui induit la foi.”
Lente christianisation
Les empereurs, qui tolèrent le christianisme à partir de 312, vont peu à peu encadrer et restreindre l’exercice des cultes. Ils commencent par interdire les statues, puis les sacrifices, mais admettent la coexistence des deux religions jusqu’à Théodose, qui en 392, met en place une législation qui réprime véritablement toutes les pratiques païennes. Et en 435, est ordonnée la destruction de tous les sanctuaires païens qui pourraient encore subsister. “L’abondance même de la législation anti-païenne montre que le paganisme est toujours pratiqué et nous ignorons en outre dans quelle mesure ces lois étaient bien appliquées” précise Laurence Foschia. En effet, les empereurs recrutent une partie de leurs hauts fonctionnaires chez les païens. Ce n’est qu’à partir de 415 que les non chrétiens sont bannis de toute charge officielle.
Côté chrétien, les textes, très nombreux, nous renseignent surtout sur les querelles théologiques que les conciles sont chargés de clarifier: les chrétiens sont avant tout en quête de définition de leur foi. Parallèlement, les informations archéologiques sont maigres avant le IVe siècle: peu d’églises encore et peu d’inscriptions sont à mettre en regard des textes – car malheureusement pour les épigraphistes, cette pratique recule à l’époque. Alors que l’Empire continue d’entretenir les temples, il ne finance pas encore les églises. Les vestiges chrétiens les plus anciens sont souvent découverts hors les murs des cités, soit autour des tombes de personnes considérées comme saintes, dans les nécropoles, soit parce que les communautés peu riches ne possédaient pas de terrains dans les cités. Dans un second temps, des traces chrétiennes apparaissent dans la cité. C’est le cas de la basilique de Paul, à Philippes, qui va se transformer au Ve siècle en cathédrale, entourée d’un véritable quartier épiscopal tandis que plusieurs autres basiliques, beaucoup plus grandes, sont à leur tour construites, bouleversant l’urbanisme romain. Elles témoignent d’une puissance nouvelle et de communautés chrétiennes désormais majoritaires et prospères.
À partir du Ve siècle, tout bascule. Thessalonique, résidence impériale entre le IIIe siècle et la fin du IVe, est un bon exemple de cette évolution qui réutilise les édifices païens ou les imite pour finalement, à partir du VIe siècle, créer une architecture différente – qu’on qualifie de byzantine. Son forum monumental a aujourd’hui presque totalement disparu, enfoui sous les constructions modernes. L’un des rares vestiges du IVe siècle est un mausolée romain, aujourd’hui l’église Saint-Georges. Si l’édifice subsiste, c’est qu’il fut très tôt converti en lieu de culte chrétien. En fouillant le petit jardin qui entoure l’imposante rotonde de brique rouge, les archéologues grecs tentent actuellement d’en apprendre davantage sur l’époque et la nature de cette transformation. Les premières certitudes ne remontent qu’au VIe siècle, lorsqu’une abside encore bien visible fut ajoutée à l’est et une nouvelle entrée percée à l’ouest. Ce témoin privilégié de la transition entre l’Empire romain et le monde chrétien est à mettre en parallèle avec l’église de l’Acheiropoiétos, située quelques rues plus loin. Il s’agit là au contraire d’une construction originale du troisième quart du Ve siècle qui remplace des bains romains. Mais elle suit le plan rectangulaire typique utilisé dans l’Empire pour les basiliques civiles. Les éclatantes mosaïques à décor floral et les chapiteaux aux feuilles d’acanthe dentelées qui surmontent les colonnes de la nef centrale remontent aux origines de l’église.
“En Grèce continentale, il n’est pas rare que des temples soient convertis en églises. Soixante cas ont été relevés jusqu’à présent, observe Laurence Foschia. Le procédé peut être interprété comme un signe de triomphalisme, mais il est surtout pragmatique: rapide et moins onéreux qu’une construction nouvelle, il heurte sans doute moins la population qui voit là une continuité d’espace sacré.” Il suffit de changer l’orientation des temples en fermant l’entrée (à l’est) par une abside, et en ouvrant une porte au fond de l’ancienne cella. C’est ainsi que le Parthénon d’Athènes a survécu. Tous les grands temples d’Athènes sont également devenus des églises mais les historiens ne sont pas d’accord sur l’époque de leur christianisation qu’ils évaluent entre le Ve siècle et le VIIe. La cité a été partiellement pillée en 396 par les Wisigoths d’Alaric et une période d’abandon a pu précéder leur conversion. Seuls indices: les plus anciens graffitis chrétiens sur l’Acropole ne remontent qu’au VIIe siècle.
THASOS ET SES BASILIQUES
Paul, se rendant de l’île de Samothrace à Néapolis (Kavala) puis Philippes, passa au large de l’île de Thasos, célèbre pour la qualité de son marbre. Y aborda-t-il ? Les Actes des Apôtres ne le laissent pas entendre. Ici aussi, les premières traces du christianisme ne remontent qu’au Ve siècle. À Aliki, presqu’île bucolique du sud-est de l’île, un sanctuaire païen a fonctionné jusqu’au IVe siècle. Il n’a pas été réutilisé. Les chrétiens ont préféré construire une basilique double de l’autre côté de la colline, surplombant la mer. Les vestiges de cet ensemble, qui date du premier quart du Ve siècle pour la première phase de construction, sont encore lisibles au milieu des pins. Étudiées par Jean-Pierre Sodini, dans le cadre des fouilles de l’École française d’Athènes, les deux églises (ci-dessous) ont livré des éléments de décor: ambon, autel, chancel et mosaïques… Plusieurs annexes, dont la fonction reste mal définie, encadraient le narthex. De nombreuses tombes furent creusées dans la cour. Dans ce paysage somptueux, sauvage aujourd’hui, il est difficile d’imaginer la vie religieuse animée qui devait se dérouler là, tandis qu’à quelque dizaines de mètres, les plages de marbre blanc résonnaient du bruit des pics des ouvriers travaillant aux carrières (ci-contre). Les basiliques furent abandonnées au VIIe siècle, à l’époque des invasions slaves sur l’île. Tout récemment, en lisière de la ville de Thasos, au nord de l’île, le service des Antiquités grecques a mis au jour les vestiges d’une autre importante basilique double et de ses annexes, dont le plan ressemble à celle d’Aliki. Le site est en cours de fouille.
Parallèlement, sur les pentes de l’Aréopage, les fouilles américaines ont mis au jour une cache de statues de dieux antiques, dans des maisons de l’époque romaine tardive. Il est probable que ces demeures, situées en bordure de l’Agora, aient servi de refuge aux derniers philosophes païens, anciens enseignants de l’Académie d’Athènes qui continuaient là à pratiquer un culte domestique. L’Académie reste en effet, aux yeux des empereurs, le fief de la philosophie antique, liée au paganisme. Elle est fermée en 529 sur ordre de Justinien qui supprime également la liberté de conscience et rend obligatoire le baptême. Certains philosophes préfèrent alors s’exiler à la cour du roi perse.
Par un renversement de tendance, le christianisme semble être devenu un mouvement urbain qui triomphe dans l’ensemble des cités à partir du Ve siècle, alors que les derniers païens se réfugient dans les campagnes: quelques sanctuaires locaux, situés sur des collines reprennent vigueur, ainsi qu’en témoignent des offrandes de lampes datées de l’époque tardive; plusieurs caches de statues de divinités ont aussi été retrouvées dans des citernes de cette époque, des sanctuaires sont aménagés dans de grandes demeures privées… Circonstances obligent, ce dernier paganisme serait aussi plus personnel, d’une pratique plus intime, avant de disparaître. Dans le grand Empire byzantin désormais entièrement chrétien, bientôt, seule la littérature antique transmettra le souvenir des mythes et du panthéon grecs.
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Orthodoxie et hérésie durant l’Antiquité tardive
La période qui s’étend du IIIe siècle de l’ère chrétienne au VIe, ce qu’il est convenu d’appeler, depuis les débuts de l’âge moderne, le passage de l’Antiquité gréco-romaine au Moyen-Âge (où âges gothiques), fait l’objet, depuis quelques années, d’un intérêt de plus en plus marqué de la part de spécialistes, mais aussi d’amateurs animés par la curiosité des choses rares, ou poussés par des besoins plus impérieux. De nombreux ouvrages ont contribué à jeter des lueurs instructives sur un moment de notre histoire qui avait été négligée, voire méprisée par les historiens. Ainsi avons-nous pu bénéficier, à la suite des travaux d’un A.I. Marrou, qui avait en son temps réhabilité cette époque prétendument “décadente”, des analyses érudites et perspicaces de P. Hadot, de L. Jerphagnon, de R. MacMullen, de Ch. Gérard et d’autres, tandis que les ouvrages indispensable, sur la résistance païenne, de P. de Labriolle et d’A. de Benoist étaient réédités. Polymnia Athanassiadi, professeur d’histoire ancienne à l’Université d’Athènes, a publié, en 2006, aux éditions Les belles Lettres, une recherche très instructive : La Lutte pour l’orthodoxie dans le platonisme tardif, que je vais essayer de commenter.
Avant tout, il est indispensable de s’interroger sur l’occultation, ou plutôt l’aveuglement (parce que l’acte de voiler supposerait une volonté assumée de cacher, ce qui n’est pas le cas), qu’ont manifesté les savants envers cette période qui s’étend sur plusieurs siècles. L’érudition classique, puis romantique (laquelle a accentué l’erreur de perspective) préféraient se pencher sur celle, plus valorisante, du Ve siècle athénien, ou de l’âge d’or de l’Empire, d’Auguste aux Antonins. Pourquoi donc ce dédain, voire ce quasi déni ? On s’aperçoit alors que, bien qu’aboutissant à des présupposés laïques, la science historique a été débitrice de la vision chrétienne de l’Histoire. On a soit dénigré ce qu’on appela le “bas empire”, en montrant qu’il annonçait l’obscurantisme, ou bien on l’a survalorisé, en dirigeant l’attention sur l’Église en train de se déployer, et sur le christianisme, censé être supérieur moralement. On a ainsi souligné dans le déclin, puis l’effondrement de la civilisation romaine, l’avènement de la barbarie, aggravée, aux yeux d’un Voltaire, par un despotisme asiatique, que Byzance incarna pour le malheur d’une civilisation figée dans de louches et imbéciles expressions de la torpeur spirituelle, dans le même temps qu’on saluait les progrès d’une vision supposée supérieure de l’homme et du monde.
Plus pernicieuse fut la réécriture d’un processus qui ne laissa guère de chances aux vaincus, lesquels faillirent bien disparaître totalement de la mémoire. À cela, il y eut plusieurs causes. D’abord, la destruction programmée, volontaire ou non, des écrits païens par les chrétiens. Certains ont pu être victimes d’une condamnation formelle, comme des ouvrages de Porphyre, de Julien l’Empereur, de Numénius, d’autres ont disparu parce qu’ils étaient rares et difficiles d’accès, comme ceux de Jamblique, ou bien n’avaient pas la chance d’appartenir au corpus technique et rhétorique utile à la propédeutique et à la méthodologie allégorique utilisées par l’exégèse chrétienne. C’est ainsi que les Ennéades de Plotin ont survécu, contrairement à d’autres monuments, considérables, comme l’œuvre d’Origène, pourtant chrétien, mais plongé dans les ténèbres de l’hérésie, qu’on ne connaît que de seconde main, dans les productions à des fins polémiques d’un Eusèbe.
La philosophie, à partir du IIe siècle, subit une transformation profonde, et se “platonise” en absorbant les écoles concurrentes comme l’aristotélisme et le stoïcisme, ou en les rejetant, comme l’académisme ou l’épicurisme, en s’appuyant aussi sur un corpus mystique, plus ou moins refondé, comme l’hermétisme, le pythagorisme ou les oracles chaldaïques De Platon, on ne retient que le théologien. Le terme “néoplatonisme” est peu satisfaisant, car il est un néologisme qui ne rend pas compte de la conscience qu’avaient les penseurs d’être les maillons d’une “chaîne d’or”, et qui avaient hautement conscience d’être des disciples de Platon, des platoniciens, des platonici, élite considérée comme une “race sacrée”. Ils clamaient haut et fort qu’il n’y avait rien de nouveau dans ce qu’ils avançaient. Cela n’empêchait pas des conflits violents (en gros, les partisans d’une approche “intellectualisante” du divin, de l’autre ceux qui mettent l’accent sur le rituel et le culte, bien que les deux camps ne fussent pas exclusifs l’un de l’autre). Le piège herméneutique dont fut victime l’appréhension de ces débats qui éclosent au seuil du Moyen-Âge, et dont les enjeux furent considérables, tient à ce que le corpus utilisé (en un premier temps, les écrits de Platon) et les méthodes exégétiques, préparent et innervent les pratiques méthodologiques chrétiennes. Le “néoplatonisme” constituerait alors le barreau inférieur d’une échelle qui monterait jusqu’à la théologie chrétienne, sommet du parcours, et achèvement d’une démarche métaphysique dont Platon et ses exégètes seraient le balbutiement ou le la substance qui n’aurait pas encore emprunté sa forme véritable.
Or, non seulement la pensée “païenne” s’inséra difficilement dans un schéma dont la cohérence n’apparaît qu’à l’aide d’un récit rétrospectif peu fidèle à la réalité, mais elle dut batailler longuement et violemment contre les gnostiques, puis contre les chrétiens, quand ces derniers devinrent aussi dangereux que les premiers, quitte à ne s’avouer vaincue que sous la menace du bras séculier.
Cette résistance, cette lutte, Polymnia Athanassiadi nous la décrit très bien, avec l’exigence d’une érudite maîtrisant avec talent la technique philologique et les finesses philosophiques d’un âge qui en avait la passion. Mais ce qui donne encore plus d’intérêt à cette recherche, c’est la situation (pour parler comme les existentialistes) adoptée pour en rendre compte. Car le point de vue platonicien est suivi des commencements à la fin, de Numénius à Damascius, ce qui bascule complètement la compréhension de cette époque, et octroie une légitimité à des penseurs qui avaient été dédaignés par la philosophie universitaire. Ce n’est d’ailleurs pas une moindre gageure que d’avoir reconsidéré l’importance de la théurgie, notamment celle qu’a conçue et réalisée Jamblique, dont on perçoit la noblesse de la tâche, lui qui a souvent fort mauvaise presse parmi les historiens de la pensée.
Pendant ces temps très troublés, où l’Empire accuse les assauts des barbares, s’engage dans un combat sans merci avec l’ennemi héréditaire parthe, où le centre du pouvoir est maintes fois disloqué, amenant des guerres civiles permanentes, où la religiosité orientale mine l’adhésion aux dieux ancestraux, l’hellénisme (qui est la pensée de ce que Paul Veyne nomme l’Empire gréco-romain) est sur la défensive. Il lui faut trouver une formule, une clé, pour sauver l’essentiel, la terre et le ciel de toujours. Nous savons maintenant que c’était un combat vain (en apparence), en tout cas voué à l’échec, dès lors que l’État allait, par un véritable putsch religieux, imposer le culte galiléen. Durant trois ou quatre siècles, la bataille se déroulerait, et le paganisme perdrait insensiblement du terrain. Puis on se réveillerait avec un autre ciel, une autre terre. Comme le montre bien P. Athanassiadi, cette “révolution” se manifeste spectaculairement dans la relation qu’on cultive avec les morts : de la souillure, on passe à l’adulation, au culte, voire à l’idolâtrie des cadavres.
À travers cette transformation des cœurs, et de la représentation des corps, c’est une nouvelle conception de la vérité qui vient au jour. Mais, comme cela advient souvent dans l’étreinte à laquelle se livrent les pires ennemis, un rapport spéculaire s’établit, où se mêlent attraction et répugnance. Récusant la notion de Zeigeist, trop vague, P. Athanassiadi préfère celui d’ « osmose » pour expliquer ce phénomène universel qui poussa les philosophes à définir, dans le champ de leurs corpus, une « orthodoxie », tendance complètement inconnue de leurs prédécesseurs. Il s’agit là probablement de la marque la plus impressionnante d’un âge qui, par ailleurs, achèvera la logique de concentration extrême des pouvoirs politique et religieux qui était contenu dans le projet impérial. C’est dire l’importance d’un tel retournement des critères de jugement intellectuel et religieux pour le destin de l’Europe.
Il serait présomptueux de restituer ici toutes les composantes d’un processus historique qui a mis des siècles pour réaliser toutes ses virtualités. On s’en tiendra à quelques axes majeurs, représentatifs de la vision antique de la quête de vérité, et généralement dynamisés par des antithèses récurrentes.
L’hellénisme, qui a irrigué culturellement l’Empire romain et lui a octroyé une armature idéologique, sans perdre pour autant sa spécificité, notamment linguistique (la plupart des ouvrages philosophiques ou mystiques sont en grec) est, à partir du IIe siècle, sur une position défensive. Il est obligé de faire face à plusieurs dangers, internes et externes. D’abord, un scepticisme dissolvant s’empare des élites, tandis que, paradoxalement, une angoisse diffuse se répand au moment même où l’Empire semble devoir prospérer dans la quiétude et la paix. D’autre part, les écoles philosophiques se sont pour ainsi dire scolarisées, et apparaissent souvent comme des recettes, plutôt que comme des solutions existentielles. Enfin, de puissants courants religieux, à forte teneur mystique, parviennent d’Orient, sémitique, mais pas seulement, et font le siège des âmes et des cœurs. Le christianisme est l’un d’eux, passablement hellénisé, mais dont le noyau est profondément judaïque.
Plusieurs innovations, matérielles et comportementales, vont se conjuguer pour soutenir l’assaut contre le vieux monde. Le remplacement du volume de papyrus par le codex, le livre que nous connaissons, compact, maniable, d’une économie extraordinaire, outil propice à la pérégrination, à la clandestinité, sera déterminant dans l’émergence de cette autre figure insolite qu’est le missionnaire, le militant. Les païens, par conformisme traditionaliste, étaient attachés à l’antique mode de transmission de l’écriture, et l’idée de convertir autrui n’appartenait pas à la weltanschauung gréco-romaine. Nul doute qu’on ait là l’un des facteurs les plus assurés de leur défaite finale.
Le livre possède aussi une qualité intrinsèque, c’est que la disposition de ses pages reliées et consultables à loisir sur le recto et le verso, ainsi que la continuité de lecture que sa facture induit, le rendent apte à produire un programme didactique divisé en parties cohérentes, en une taxinomie. Il est par excellence porteur de dogme. Le canon, la règle, l’orthodoxie sont impliqués dans sa présentation ramassée d’un bloc, laissant libre cours à la condamnation de l’hérésie, terme qui, de positif qu’il était (c’était d’abord un choix de pensée et de vie) devient péjoratif, dans la mesure même où il désigne l’écart, l’exclu. Très vite, il sera l’objet précieux, qu’on parera précieusement, et qu’on vénèrera. Les religions du Livre vont succéder à celles de la parole, le commentaire et l’exégèse du texte figé à la recherche libre et à l’accueil “sauvage” du divin.
Pour les Anciens, la parole, « créature ailée », selon Homère, symbolise la vie, la plasticité de la conscience, la possibilité de recevoir une pluralité de messages divins. Rien de moins étrange pour un Grec que la théophanie. Le vecteur oraculaire est au centre de la culture hellénique. C’est pourquoi les Oracles chaldaïques, création du fascinant Julien le théurge, originaire de la cité sacrée d’Apamée, seront reçus avec tant de faveur. En revanche la théophanie chrétienne est un évènement unique : le Logos s’est historiquement révélé aux hommes. Cependant, sa venue s’est faite par étapes, chez les Juifs et les Grecs d’abord, puis sous le règne d’Auguste. L’incarnation du Verbe est conçue comme un progrès, et s’inscrit dans un temps linéaire. Tandis que le Logos, dans la vision païenne, intervient par intermittence. En outre, il révèle une vérité qui n’est cernée ni par le temps, ni par l’espace. La Sophia appartient à tous les peuples, d’Occident et d’Orient, et non à un “peuple élu”. C’est ainsi que l’origine de Jamblique, de Porphyre, de Damascius, de Plotin, les trois premiers Syriens, le dernier Alexandrin, n’a pas été jugé comme inconvenante. Il existait, sous l’Empire, une koïnè théologique et mystique.
Que le monothéisme sémitique ait agi sur ce recentrement du divin sur lui-même, à sa plus simple unicité, cela est plus que probable, surtout dans cette Asie qui accueillait tous les brassages de populations et de doctrines, pour les déverser dans l’Empire. Néanmoins, il est faux de prétendre que le néoplatonisme fût une variante juive du platonisme. Il est au contraire l’aboutissement suprême de l’hellénisme mystique. Comme les Indiens, que Plotin ambitionnait de rejoindre en accompagnant en 238 l’expédition malheureuse de Gordien II contre le roi perse Chahpour, l’Un peut se concilier avec la pluralité. Jamblique place les dieux tout à côté de Dieux. Plus tard, au Ve siècle, Damascius, reprenant la théurgie de Jamblique et l’intellectualité de Plotin (IIIe siècle), concevra une voie populaire, rituelle et cultuelle, nécessairement plurielle, et une voie intellective, conçue pour une élite, quêtant l’union avec l’Un. Le pèlerinage, comme sur le mode chrétien, sera aussi pratiqué par les païens, dans certaines villes “saintes”, pour chercher auprès des dieux le salut.
Les temps imposaient donc un changement dans la religiosité, sous peine de disparaître rapidement. Cette adaptation fut le fait de Numénius qui, en valorisant Platon le théologien, Platon le bacchant, comme dira Damascius, et en éliminant du corpus sacré les sceptiques et les épicuriens, parviendra à déterminer la première orthodoxie païenne, bien avant la chrétienne, qui fut le fruit des travaux de Marcion le gnostique, et des chrétien plus ou moins bienpensants, Origène, Valentin, Justin martyr, d’Irénée et de Tertullien. La notion centrale de cette tâche novatrice est l’homodoxie, c’est-à-dire la cohérence verticale, dans le temps, de la doctrine, unité garantie par le mythe de la “chaîne d’or”, de la transmission continue de la sagesse pérenne. Le premier maillon est la figure mythique de Pythagore, mais aussi Hermès trismégiste et Orphée. Nous avons-là une nouvelle religiosité qui relie engagement et pensée. Jamblique sera celui qui tentera de jeter les fondations d’une église, que Julien essaiera d’organiser à l’échelle de l’Empire, en concurrence avec l’Église chrétienne.
Quand les persécutions anti-païennes prendront vraiment consistance, aux IVe, Ve et VIe siècles, de la destruction du temple de Sérapis, à Alexandrie, en 391, jusqu’à l’édit impérial de 529 qui interdit l’École platonicienne d’Athènes, le combat se fit plus âpre et austère. Sa dernière figure fut probablement la plus attachante. La vie de Damascius fut une sorte de roman philosophique. À 70 ans, il décide, avec sept de ses condisciples, de fuir la persécution et de se rendre en Perse, sous le coup du mirage oriental. Là, il fut déçu, et revint dans l’Empire finir ses jours, à la suite d’un accord entre l’Empereur et le roi des rois.
De Damascius, il ne reste qu’une partie d’une œuvre magnifique, écrite dans un style déchiré et profondément poétique. Il a redonné des lettres de noblesse au platonisme, mais ses élans mystiques étaient contrecarrés par les apories de l’expression, déchirée comme le jeune Dionysos par les Titans, dans l’impossibilité qu’il était de dire le divin, seulement entrevu. La voie apophatique qui fut la sienne annonçait le soufisme et une lignée de mystiques postérieure, souvent en rupture avec l’Église officielle.
Nous ne faisons que tracer brièvement les grands traits d’une épopée intellectuelle que P. Athanassiadi conte avec vie et talent. Il est probable que la défaite des païens provient surtout de facteurs sociaux et politiques. La puissance de leur pensée surpassait celle de chrétiens qui cherchaient en boitant une voie rationnelle à une religion qui fondamentalement la niait, folie pour les uns, sagesses pour les autres. L’État ne pouvait rester indifférent à la propagation d’une secte qui, à la longue, devait devenir une puissance redoutable. L’aristocratisme platonicien a isolé des penseurs irrémédiablement perdus dans une société du ressentiment qui se massifiait, au moins dans les cœurs et les esprits, et la tentative de susciter une hiérarchie sacrée a échoué pitoyablement lors du bref règne de Julien.
Or, maintenant que l’Église disparaît en Europe, il est grand temps de redécouvrir un pan de notre histoire, un fragment de nos racines susceptible de nous faire recouvrer une part de notre identité. Car ce qui frappe dans l’ouvrage de P. Athanassiadi, c’est la chaleur qui s’en dégage, la passion. Cela nous rappelle la leçon du regretté Pierre Hadot, récemment décédé, qui n’avait de cesse de répéter que, pour les Anciens, c’est-à-dire finalement pour nous, le choix philosophique était un engagement existentiel.