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Eranos

L’influence du Yi King et de la sagesse chinoise sur le Cercle Eranos

 

Pendant les années 20, Jung réunissait un aréopage de chercheurs de toutes nationalités, pour sonder l’âme humaine : le Yi-King, le grand “Livre des Mutations” de la Chine antique, devint leur vade mecum

 

Eranos

 À Monte Verità, le  “temple taoïste” de Henri Oedenkoven (résidence construite en 1904 pour loger la petite communauté de Lebensreformer en quête d’harmonie avec les lois de la nature), récemment rénové et racheté par le baron Eduard von der Heydt (à g.), août 1926. Un des pionniers de l'ancienne colonie, Gusto Gräser, traduisit très librement le Tao Te King [lire un extrait] et le confia en 1916 à Hermann Hesse (une édition de 1979 sauva ce texte de l’oubli). La sagesse chinoise inspirera aussi le Cercle Eranos.

 

« Nos contemporains sont très crédules : ils croient à ce qui est écrit dans les journaux mais ils ne prêtent aucune foi à ce qui est écrit dans les étoiles ». Telle est l’opinion d’un des grands de notre époque, le centenaire Ernst Jünger, qui en explique les raisons dans son Traité du rebelle. Un autre sage mystérieux du XXe siècle, Carl Gustav Jung, fondateur de la psychologie analytique, était plus enclin à retenir les informations que lui fournissait l’antique Oracle chinois plutôt que celles issues de l’astrologie. Il était tout particulièrement intéressé par le plus ancien des livres des Oracles : le livre chinois Yi King. Ce fut au cours des années 20, au cœur du groupe L’école de Sagesse qui se réunissait à Darmstadt autour de Hermann Keyserling, à la recherche des racines communes à toutes les religions, que Jung découvrit l’Oracle chinois et l’étudia de façon approfondie. En 1923, le missionnaire allemand Richard Wlhelm, de retour de Chine, apporta à l’École sa propre traduction du Yi King chinois. Jung connaissait le texte par l’intermédiaire de la seule traduction alors disponible, celle de James Legge, un Anglais qui qualifiait lapidairement ces symboles de grotesques… Jung fut ainsi très impressionné par le travail de Wilhelm.

La vie de Jung dans la “Tour”

EranosPar ailleurs, l’œil exercé du psychologue des profondeurs comprit immédiatement les orientations moralisatrices du missionnaire, qui n’avait pris en considération que les textes postérieurs à Confucius alors qu’il en existait de bien plus anciens. Il prit donc le gros volume dactylographié de Wilhelm, l’emporta à Zurich et ensuite à la Tour, comme il appelait le château qu’il construisait, aidé par deux de ses amis, un mur à la fois, sur les rives du lac, dans un site alors complètement isolé et sauvage. Pendant la journée, Jung travaillait dans le jardin, il cassait du bois pour son âtre, il arrachait les mauvaises herbes et la chienlit, puis, au coucher du soleil, il ôtait son tablier de jardin, entrait dans la salle circulaire du château, allumait le feu dans la grande cheminée (encore aujourd’hui, par sa volonté expresse, il n’ y a pas de chauffage ni de lumière électrique et les toilettes à la turque se trouvent dehors, dans un coin du jardin), il plaçait le vénérable et antique texte chinois sur la table et se concentrait sur la question à soumettre à l’Oracle.

[Ci-dessus : le sinologue Richard Wilhelm]

« Je demandai au Yi King », raconta-t-il plus tard dans la préface (1) au texte de Wilhelm, « un avis à propos de mon intention de le présenter à la conscience occidentale ». Jung jeta donc les pièces de monnaie six fois de suite, selon le rituel, sur la lourde table en hêtre, et la réponse se manifesta par un signe : le creuset, qu’il décrit comme un récipient sacré capable de transformer son contenu en nourriture spirituelle. En particulier, la séquence de lignes obtenue par le lancer des pièces de monnaie de Jung, donnait deux indications supplémentaires. Dans la première, il était dit : « Il n’y a pas de nourriture dans le creuset ». Dans la deuxième : « Le manche du creuset est altéré. La graisse du faisan ne se mange pas. Après, quand la pluie tombera, la santé reviendra ». Jung en conclut que le Yi King était un bon oracle, qu’il aurait pu nourrir l’âme occidentale, mais que pour le moment, notre rationalisme superficiel empêchait d’en cueillir son meilleur contenu : la graisse du faisan. Il fallait donc agir pour faire tomber la pluie, pour rendre réceptive l’âme desséchée de l’Occident. Et il le fit.

Le Yi King, sa diffusion et son étude furent placés au centre des préoccupations du cercle jungien. Ainsi, pendant que l’Europe courait vers le désastre, tout un monde de chercheurs-sondeurs d’âme, venus des quatre coins du monde, se mit à pratiquer, à étudier et à améliorer l’usage de l’Oracle Chinois, à réparer le manche défectueux du creuset afin de pouvoir goûter à ses richesses profondes. Au centre de ce travail, depuis le début, il y avait Casa Eranos avec son grand parc parsemé de palmiers et de canéphores, à Ascona, sur le lac Majeur, du côté du Canton du Tessin. Sa généreuse propriétaire était Olga Fröbe-Kapteyn, qui attirait dans son sillage tout un petit monde de personnalités bizarres et de savants qui transitait dans sa maison. Pendant les années 20, Ascona était devenue l’un des plus formidables centres de la culture et, inévitablement, des extravagances de l’époque.

Le Monte Verità et Olga Fröbe-Kapteyn

Eranos[Ci-contre : O. Fröbe-Kapteyn dans les années 30. Ph. : Margarethe Fellerer]

Tout avait commencé quand le Baron Eduard von der Heydt, déjà banquier du Kaiser, s’était acheté [en 1926] une bonne partie du Monte Verità, une colline luxuriante de végétation en bordure du lac, et y avait fait construire une auberge de haut standing, qu’il décora avec sa collection personnelle d’art oriental. Très vite arrivèrent les théosophes Anne Besant et Jiddu Krishnamurti, ensuite y séjournèrent Hermann Hesse, Rudolf Steiner, Isadora Duncan, Stefan George, Hans Arp, Emil Ludwig et Erich Maria Remarque. L’ombre de Bakounine se déplaçait entre les livres et les grottes (les tavernes tessinoises), pendant que celle du psychiatre rebelle Otto Gross, jadis soigné par Jung, animait, toujours d’après Jung, des orgies grotesques et misérables.

Là, en face, sur l’île de Brissago, une autre dame d’origine nordique [Antoinette de Saint Léger], avait planté un jardin d’arbres rares et parfumés, amenés expressément d’Orient. Sous leur feuillage, elle abritait un artiste allemand qui, nu pendant toute l’année, érigeait des sculptures obtenues à partir d’un mélange de lait et de capsules de bière. Dans ce coin vert et (pour les gens du Nord) chaud, autour de l’année 1920 arriva Olga Fröbe-Kapteyn : née à Londres, grandie dans l’élégant et très intellectuel quartier de Bloomsbury, fille de l’inventeur des freins Westinghouse et d’une philosophe anarchique, amie de George Bernard Shaw et du prince Kropotkine, Olga, la première femme à avoir escaladé le Mont Blanc, était toutefois fragile des poumons. Pour ce motif, son père l’amena au Monte Verità et lui acheta les terrains tout autour de la Casa Gabriella, une maison de style lacustre, typique de ces lieux, aux murs épais taillés en pierre de pays.

Âme inquiète, intéressée par les religions et l’occultisme, Olga s’entoura rapidement de personnalités pour le moins étranges : Alice Bailey, la fondatrice de l’École Arcane (encore très puissante de nos jours), Martin Buber, Alexandre de Russie… Mais sa vie prit un nouveau tournant quand elle fit la connaissance de Rudolf Otto, grand explorateur du sacré, qui appela aussitôt les lieux “Eranos” (du grec ἔρανος : grande fête à ciel ouvert), il lui présenta l’expert en civilisations indiennes Heinrich Zimmer et, finalement, Carl Gustav Jung.

Ainsi débutèrent, au cours des années 30, les Conférences d’Eranos : pour y assister, des savants du monde entier se déplaçaient en plein mois d’août : de Mircea Eliade, le grand chercheur spécialiste des religions, à l’islamiste Henry Corbin, de Karol Kerényi à Gershom Scholem. Au cœur des activités d’Eranos, le centre culturel le plus actif pour la promotion de la rencontre entre Orient et Occident, on prêta toujours la plus grande attention au Yi King, au mystérieux et profond Oracle chinois.

Le principe taoïste de la Mutation perpétuelle

Juste après la consultation de Jung et sa décision de le diffuser en Occident, on travailla à la traduction en anglais de la version de Wilhelm. Pendant des années, ce fut le travail principal de Cary Baynes [1883-1977], une ex-élève du prestigieux Collège Vassar, femme, en premières noces, de l’écrivain Jaime de Angulo, qui recueillait les fables indiennes, et mariée ensuite à Helton Godwin Baynes, psychiatre et élève de Jung. Cary Baynes travailla pendant huit ans sous la direction de Jung. Le résultat fut excellent, le texte plus clair et moins moralisateur que celui de Wilhelm. Maintenant il s’agissait de le publier : une dépense colossale. Quand Cary termina la première ébauche, un banquier de New York et sa femme Mary, qui avaient connu Jung, lui demandèrent de les aider à consulter l’Oracle. Ils obtinrent cette réponse : « Le travail créatif connaît une réussite sublime. Il faut le poursuivre avec foi ».

Madame Baynes — lui dit Mary Mellon sans ambages — nous serons très heureux de financer la publication de votre œuvre ». Le Yi King de Cary Baynes devint immédiatement un best-seller et encore aujourd’hui, c’est l’un des textes les plus vendus en Amérique et dans le resta du monde. Toutefois, d’après Eranos, le manche du creuset n’était pas encore tout à fait réparé. Pour commencer, la traduction de Wilhelm ne comprenait qu’une partie des textes, ceux, fonctionnels, de la philosophie confucianiste, trop préoccupée par l’ordre et la hiérarchie pour respecter totalement le principe taoïste de la mutation perpétuelle. Mais, et surtout, les idéogrammes chinois sont des images : comment se contenter de les traduire en un seul mot alors qu’ils décrivent toute une situation bien spécifique ?

EranosRudolf Ritsema et la physique d’Augusto Shantena Sabbadini

[Ci-contre : James Hillman et Rudolf Ritsema en 1969]

Rudolf Ritsema [1918-2006], un Hollandais devenu secrétaire général d’Eranos (qui, entre-temps, s’était donné l’appellation de “Fondation”) entreprit donc un travail pointilleux et tellement vaste qu’il occupa pratiquement le reste de sa vie. Pour l’édition italienne (2), il s’est appuyé, de façon déterminante, sur un jeune physicien, Augusto Shantena Sabbadini (d’après Jung, c’était justement la physique post-atomique — qu’il connaissait bien — qui serait capable d’expliquer le fonctionnement de l’Oracle). Aujourd’hui, Rudolf Ritsema est âgé de 82 ans. Olga Fröbe-Kapteyn est décédée depuis longtemps, mais le livre est fin prêt. Il porte son titre d’origine, finalement restitué : Yi King, le Livre de la versatilité. En d’autres mots, de la capacité de cueillir et de comprendre le moment tel qu’il est : sans préjugés, avec courage et souplesse.

► Prof. Claudio Risé, Nouvelles de Synergies Européennes n°43, 1999

(Extrait de Il Giornale, mardi 25 février 1997)

Note en sus :

1. La préface est traduite en français dans son intégralité à la fin de l'ouvrage Commentaire sur le Mystère de la Fleur d'Or (Albin Michel, 1979).

2. I ching : il libro della versatilità, Unione tipografico-editrice, Turin, 1997. L’édition anglaise est plus tardive : The Original I Ching Oracle, Watkins Publishing, Londres, 2005 [recension].

 

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EranosÀ propos du Yi-King : sonder l’âme est bon pour l’âme !

Pour la première fois parait en langue italienne l’édition intégrale d’un classique chinois millénaire, Le Livre des Mutations (Yi King), une œuvre qui ouvre même les yeux des occidentalistes impénitents sur les secrets des sages chinois.

Il ne s’agit pas d’un horoscope qui donne des prévisions du style : “Vous trouverez l’amour avec un grand A” ou “Vous gagnerez le gros lot à la loterie”. Nous sommes ici devant le Livre des Oracles, livre chinois en l’occurrence, qui, bien plus subtilement nous livre des messages tels : « Restez en attente en vous penchant vers la boue » ou encore « Déracinez les ajoncs enchevêtrés », « Obtenir l’honneur en se penchant vers le centre du mouvement », « Caché dans la montagne, il y a le tonnerre ». Ici c’est l’intuition du consultant qui l’aidera à comprendre s’il s’agit de reconstituer la Démocratie Chrétienne (dans le cas du premier et du troisième message) ou s’il vaut mieux plier bagage et s’éloigner avant l’éruption (l’interprétation la plus élémentaire du quatrième message).

Cette édition du Yi King, le livre mutations (éd. RED), est un gros volume rouge de 858 pages dans sa version originale, extrêmement subtil dans sa doctrine mais parfaitement compréhensible pour tous ceux qui sont pourvus de curiosité et de patience mais aussi d’amour pour les cultures autres que celle de notre Occident. Il s’agit d’une lecture (ou mieux d’une consultation) hautement déconseillée aux gens pressés et aux personnes hyperactives, mais on peut la recommander à ceux qui aiment ou éprouvent le besoin de sonder les profondeurs de l’âme, les ambiguïtés des langages, les inconnues du futur, le mystère des complexités qui habitent en chacun de nous.

Au milieu des vicissitudes de cette turbulente fin de deuxième millénaire, il ne sera pas hasardeux de prétendre que le Yi King trouvera bien davantage d’une poignée de lecteurs : nous sommes nombreux à nous tourmenter à propos d’une foule de questions qui ne trouvent presque jamais de réponses satisfaisantes ou d’explications conséquentes. Notre culture est empreinte de logique et de rationalisme, pose des conséquences précises entre cause et effet, et ce genre de mentalité est totalement inadapté pour sonder le chaos de l’âme. Et la religion ? Et la psychanalyse ? Elles paraissent consommées comme une boite de mouchoirs de papier usagés.

Des chamans de la dynastie Shang à Wen Wang, “roi-écriture”

Le Yi King a des racines anciennes et des stratifications qui se perdent dans la nuit du temps. Il vient de loin, des arts divinatoires pratiqués déjà depuis le XVIIIe siècle avant JC par les chamans de la dynastie Shang, arrivée à cette époque en territoire chinois depuis l’Asie centrale. Ceux-ci formulaient des oracles à travers la lecture des fissures visibles dans les ossements d’animaux sacrifiés. Aux environs de XIIe siècle avant l’ère chrétienne, cet ensemble de sagesses, propres des aruspices de la steppe, a trouvé, d’après la tradition, son prophète mythique : il s’agit de Wen Wang, appelé aussi Roi-dessin ou Roi-écriture, lequel aurait mis fin à la transmission orale des prophéties. L’invention des six lignes qui constituent l’hexagramme — le message à lire et à interpréter — serait par contre due à Wu Xian, appelé aussi le chaman conjoncteur pour son œuvre d’union entre mots et signes.

Les Occidentaux ont eu connaissance de ce texte beaucoup plus tard, presque trois mille ans après les premières expériences des oracles de l’époque Shang. Par ailleurs, un fragment du Yi King a été publié à Paris en 1687 sous le règne de Louis XIV par le père jésuite Couplet (l’ordre de Saint Ignace de Loyola avait pénétré en Chine et en avait ramené quelques découvertes exotiques en même temps que les trésors du savoir). Même la première traduction du Yi King, publiée à Tübingen entre 1834 et 1839, en latin, est l’œuvre d’un Jésuite, Jean-Baptiste Regis. L’édition intégrale qui est maintenant publiée en italien est une initiative de vulgarisation du Centre Eranos de Ascona, fondée par Olga Fröbe-Kapteyn pendant les années 30.

Eranos, mot grec qui indique le banquet spirituel, propose la rencontre spirituelle entre Orient et Occident. Et le Yi King est justement l’un des lieux métaphoriques de cette rencontre : on est donc bien loin, bien plus haut dans les pics de l’esprit que le regard distrait jeté sur ce que disent les astres pendant qu’on boit son café du matin tout en lisant les prédictions de l’horoscope du jour, et puis vite partis, téléphone qui sonne, l’affaire à ne pas manquer, le rendez-vous de travail. S’il ne suffit pas de survoler les titres des différents chapitres pour en saisir toute la portée et la profondeur, il faudra donc parcourir attentivement les procédures officielles de consultation de l’Oracle.

Hexagramme et baguettes d’achillée

Elles sont vraiment longues et compliquées et elles constituent le premier et incontournable rite d’initiation qui conduit le lecteur à l’intérieur du Livre des Mutations. Avant d’affronter l’Oracle qui peut être clair et net mais qui peut aussi réclamer une interprétation plus profonde en tournant les mots dans son cœur, il est nécessaire d’arriver à l’hexagramme le plus approprié. Ici la patience est durement mise à l’épreuve. Avant de trouver l’hexagramme, la consultation débute en manipulant un faisceau de cinquante petites baguettes, fabriquées traditionnellement dans des tiges d’achillée, une plante extrêmement commune, coupées en morceaux d’une dizaine de centimètres et séchées. Dans les cas les plus urgents, on peut recourir à des bâtonnets d’un bois quelconque.

En des temps moins reculés (façon de parler : il y a environ mille ans), on a même introduit la consultation par un lancer de six pièces de monnaie. Dans ce cas il y a une grande perte du caractère rituel et des possibilités de méditation : s’approcher du message convoité devient presque aussi banal que payer son ticket de bus, et toute magie disparaît. Toutefois il est préférable de ne pas gâcher le subtil plaisir de la consultation, et le soulagement de se retrouver soi-même, et son propre sort, entre les plis de la prophétie ne peut pas être diminué à cause d’une procédure trop rapide ou pressée.

Comme pour la poésie ou pour le rêve — lit-on dans la préface — ceci est un texte iridescent, constitué de phrases (terme impropre, puisqu’il s’agit d’idéogrammes qui composent un hexagramme), apparemment incompréhensibles. C’est un effort de méditation pour la compréhension du message qui constituera un guide de vie. En clair, c’est une sorte d’alchimie qui permettra la consultation de la réponse. Celle du Yi King est sans doute une expérience intérieure caractérisée par la participation active de celui qui veut savoir et comprendre (et dans un sens hautement différent de l’interrogation usuelle des astres qui passe par la médiation de l’astrologue — il faut savoir comprendre le message). C’est pourtant un effort qui paye.

Cet aspect de la culture chinoise avait déjà été compris par la sagesse populaire, même par celle de bas niveau. Dans le vieux Milan, l’expression Laùra de cinès [lavoro da cinese] (travailler comme les Chinois) voulait justement indiquer l’œuvre patiente et méticuleuse du bon artisan. La seule différence est que dans le Livre des Mutations, en plus des yeux, c’est l’esprit qui est gratifié.

► Marta Boneschi, Nouvelles de Synergies Européennes n°43, 1999

(Extrait de Il Giornale, mardi 25 février 1997)

 

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 pièce-jointe :

 

EranosEranos

Un certain enchantement lacustre

[Ci-contre : Olga Fröbe-Kapteyn près de la Casa Eranos en 1933]

Sur la rive du lac Majeur, à Moscia non loin de Monte Verità sur la route qui d’Ascona mène à Brissago et à l’Italie tout roche. Eranos est une propriété privée qui va prendre place dans l’histoire culturelle du XXe siècle. Elle va inspirer les rencontres, exposés, débats, réflexions et recherches d’esprits éminents et favorisera la diffusion de leurs idées jusqu’à leur conférer un extraordinaire retentissement dans les sciences humaines. Un nom de sonorité grecque et que nous allons décrypter — Eranos — désigne donc d’abord le lieu où Olga Froebe-Kapteyn (1881-1962) fait construire une maison en 1928, à quelques mètres du lac (l’année même où Eduard van der Heydt bâtit son Grand Hôtel sur la colline de Monte Verità). Là vont être instituées les Rencontres d’Eranos (Eranos Tagungen), et l’appellation renvoie tantôt à l’ensemble de ce domaine lacustre ou à la salle de réunion pour une centaine de personnes qui y sera aménagée, tantôt à des publications, ou aux conférences elles-mêmes, qu’on appellerait peut-être à présent des séminaires ou des colloques. L’endroit exerce une éducation exceptionnelle. Les eaux profondes du lac Majeur s’y voient enchâssées dans des montagnes abruptes, mais d’une luxuriance presque tropicale au niveau des jardins accrochés au bas des versants. Des vagues d’une vivacité parfois alpestre clapotent contre la terrasse d’Eranos offrant une vue sur les petites îles Brissago.

Dans la propriété tout en pelouses et en arbres, trois maisons séparées par quelques massifs, Casa Eranos, Casa Gabriella, Casa Shanti, se reflètent dans le lac limpide. Leurs couleurs sont pastel, les boiseries craquellent et du désordre de livres entassés, des bouquets, dessins et tableaux aux parois, des meubles de brocante en bois, des tissus de couleurs chaudes se dégagent un sentiment d’accueil et un certain enchantement. C’est là que des conférenciers de grand renom séjournent, discutent et partagent leurs repas. Sans filiation directe ni communauté de propos, nous sommes là, proches d’Ascona, dans l’orbite de Monte Verità et sous l’emprise des génies du lieu.

EranosDes Rencontres aux Eranos Jahrbücher

[Ci-contre : Mircea Eliade & Louis Massignon à Eranos en 1956]

Cinquante-cinq volumes de l’Eranos Jahrbuch, portant les dates de 1933 à 1988, constituent l’ensemble unique des textes écrits par celles et ceux qui furent invités à ces rencontres. Les participants sont en majorité des chercheurs en sciences humaines, rassemblés par une volonté de comprendre ce qu’il faut peut-être appeler simplement la dimension spirituelle du monde et des hommes. Un thème très général, on le voit. Mais nous percevons la direction que prennent les échanges par les thèmes des trois premières années de conférences : 1933 : « Yoga et méditation en Orient et en Occident » ; 1934 : « Symbolisme et guides de l’âme en Orient en en Occident » ; 1935 : « Guides de l’âme en Orient et en Occident ».

Deux parties du monde et deux attitudes sont mises en des relations qui apparaissent d’emblée comme un objectif majeur. Il est frappant que ces rencontres commencent en 1933, portées et inspirées par de nombreux intellectuels de langue allemande, alors que l’Allemagne, précisément pendant cette période, bascule dans le totalitarisme qui porte Hitler au pouvoir. Nous percevons qu’en plein processus où l’Europe se fissure, les réflexions et discussions se développent sur le fil du rasoir. Tantôt les approfondissements témoignent d’une grande ouverture et d’une rare rigueur dans la recherche d’un fonds commun de l’humanité, avec une implication personnelle des auteurs, tantôt des courants suspects font surgir des notions d’eugénisme, de pureté de la race et de supériorité de tel groupe par rapport à d’autres. Rudolf Otto, théologien luthérien devenu grand connaisseur des spiritualités orientales et africaines, recourt dans Le sacré (livre de 1918) aux termes fascinans et tremendum pour décrire le poids des forces qui s’attirent, se repoussent et menacent d’entraîner leurs proies vers les extrêmes. II cerne là le risque couru par un créateur, tel un danseur de corde qui peut basculer et tomber d’un côté ou de l’autre. De nombreux invités d’Eranos ont ainsi balancé sur cette corde, mais leurs ouvrages sont devenus des références jusque dans les débats de fond d’aujourd’hui. Il est particulièrement remarquable que plusieurs de ces textes aient été écrits dans la propriété même d’Eranos ou fortement marqués par le séjour tessinois de leurs auteurs.

Olga Froebe dit en 1939 qu’Eranos n’a pu voir le jour que « dans un temps de détresse comme le nôtre » — l’entre-deux-guerres, période de tensions émotionnelles extrêmes, perceptibles dans les propos des conférenciers. Les champs de savoir sont divers, histoire des religions, psychologie, sociologie, anthropologie culturelle, ethnologie, éthologie, littérature, histoire de l’art, philosophie, et il ne manque pas non plus, à partir de 1946, de représentants des sciences exactes, biologie, mathématiques, physique. On note la présence active, en cette confrontation empathique entre l’Occident et l’Orient, d’indianistes, de sinologues, de tibétologues, d’égyptologues, de spécialistes du Coran, de la Bible et de la Kabbale. L’ensemble de leurs réflexions impressionne. C’est l’homme qui s’interroge sur lui-même, dans un foisonnement d’idées et d’érudition. Gilbert Durand, grand chercheur sur les mythologies et l’imaginaire, un participant à de nombreuses rencontres tessinoises les décrit en son langage : « Par la convergence des réflexions des conférenciers d’Eranos et par la lente et géniale théorisation jungienne [donc de Carl Gustav Jung, très présent], le jeu des cinquante Jahrbücher nous apporte “un nouveau ciel et une nouvelle terre” : l’espace et le temps ne sont plus des formes disjointes où se rangent de façon a-gnostique des “faits” ou des “données” qu’imposent un hasard et une nécessité qui — selon le mot profond de Corbin — “ne me regardent pas”. L’espace et le temps, qui lie indissolublement la “synchronicité”, sont les “faces  » d’un Unus mundus de signification. L’un et l’autre nous regardent lorsque nous les regardons ».

Retenons que Durand se réfère à Jung non seulement comme à un auteur incontournable ou conférencier, mais comme à un inspirateur éminent des événements d’Eranos. Henri Corbin, illustre islamologue, s’y révèle en syntonie avec la dimension mystique de l’homme et du monde. Par “synchronicité”, Jung cherche à définir des occurrences simultanées, apparemment non causées l’une par l’autre, mais qui néanmoins suggèrent un lien de signification. Durand, lorsqu’il dit Unus mundus, évoque les éclairages multiples d’une totalité, que permet Eranos, selon beaucoup de témoignages. Parmi les hautes figures intellectuelles qui reconnaissent cette dimension à ce lieu, nommons, pour la langue allemande, Jung lui-même, Gilles Quispel, Erich Neumann, Gerard Scholem, pour la langue française Louis Massignon, le Roumain Mircea Eliade, Jean Servier, Henri Corbin ou Gilbert Durand, pour la langue anglaise Joseph Campbell, Herbert Read ou James Hillman. Quoi de commun entre eux ? Peut-être le respect de l’irrationnel et en particulier du fait mystique, leitmotiv des participants. Certains auteurs tombent manifestement de la corde et pas toujours du bon côté : c’est arrivé même à Jung et à Eliade, notamment, en ce qui nous paraît aujourd’hui des égarements, sans que l’on puisse contester le retentissement de leur œuvre jusqu’à ce jour, ni la profondeur aiguë de leurs réflexions sur l’homme.

Nous pouvons regretter que depuis les années 1950, une peur de marcher sur la corde ait fait taire des interrogations et des approches aussi riches que celles d’Eranos. Autre raison de parler de ce lieu.

EranosHenri Corbin chantre d’Eranos

[Ci-contre : H. Corbin et G. Durand  à Eranos en 1966]

Après la vingtième rencontre, Henri Corbin décrit l’atmosphère et la communauté très particulières qui ont pris vie avec les années : « Ce que nous voudrions appeler le sens d’Eranos, et qui est aussi le secret d’Eranos, c’est qu’il est notre être au Présent, le temps que nous agissons personnellement, notre manière d’être. C’est pourquoi nous ne sommes peut-être pas “de notre temps”, mais nous sommes beaucoup mieux et plus : nous sommes notre temps. Et c’est pourquoi Eranos n’a même pas de dénomination officielle, ni de raison sociale collective. Ce n’est ni une académie, ni un institut, pas même quelque chose que l’on puisse, suivant le goût du jour, désigner par des initiales. Non, ce n’est vraiment pas un phénomène “de notre temps”. Et c’est pourquoi il est capable de mettre en déroute le futur historien dialectique et déductif. Il n’intéressera pas même les amateurs de statistiques, les sondeurs d’opinion. […] Je ne connais qu’une référence : la grande planisphère que le Dr Daniel Brady, notre courageux éditeur, eut l’idée de déployer sur les murs de l’exposition commémorant le vingtième anniversaire de l’Eranos-Jahrbuch dans les locaux de Rhein-Verlag, à Zurich. Planisphère sillonnée de lignes multicolores, aboutissant toutes au même centre : un point invisible sur l’immensité de la carte, Ascona, sur les rives du lac Majeur, […] les courbes indiquant les parcours d’avions, les lignes de grands trafics […]. Elles annonçaient simplement le parcours de chacun de nous, depuis les différents points du monde, vers le centre qui nous réunit. Ces lignes n’avaient aucun sens statistique. Elles étaient […] le signe fait à chacun de nous, et par chacun de nous […] : une constellation de ces volontés, et une constellation des mondes qu’elles apportent avec elles, qu’elles ont pris en charge, en les mettant au Présent… ».

L’évocation très forte de ce Présent d’Eranos à majuscule suggère aussi la présence du génie du lieu. L’inconscient collectif et l’archétype, ces grands concepts dégagés par Jung, sont perceptibles. C’est un fond partagé auquel cultures, textes et traditions très différents renvoient et que les participants du lac Majeur analysent ou décryptent.

Un lieu entre l’Orient et l’Occident

Les Rencontres ou Tagungen d’Eranos sont nées de l’intérêt particulier que la propriétaire, Olga Froebe-Kapteyn, porte au dialogue entre Orient et Occident. En 1920 elle reçoit ce bel et vaste domaine tessinois de son père, ingénieur fortuné des Pays-Bas où elle a passé son enfance. Elle a étudié l’histoire.de l’art à Zurich et s’est mariée en 1909 avec Ivan Froebe, musicien et chef d’orchestre. Ils vivent à Berlin. Quelques années après la naissance de jumelles, dont l’une est handicapée, son mari meurt dans un accident d’avion. Pendant la Première Guerre mondiale, Olga Froebe réside à Zurich où elle tient un salon littéraire. Elle aime par ailleurs la montagne et ses séjours près d’Ascona, à Porto Ronco. Son père lui achète alors une propriété au bord du lac Majeur n’abritant à l’époque que la Casa Gabriella.

Olga Froebe ne semble pas, comme voisine, avoir éprouvé une sympathie particulière pour Henri Oedenkoven, Ida Hofmann et leur petit monde de Monte Verità qu’elle a juste eu le temps de connaître. On peut seulement observer qu’elle partageait avec Ida Hofmann un intérêt pour la théosophie. Au début des années 1920, elle a tout de même pris part à certaines activités sur la colline, proposées il est vrai par ses nouveaux propriétaires.

D’une tout autre dimension est la découverte par Olga Froebe-Kapteyn, en 1923, du texte divinatoire et de sagesse chinoise appelé 1 Ching (ou Yijing, Yi-king parmi d’autres transcriptions). Elle fréquente en cette année la Schule der Weisheit que Hermann Keyserling a fondé à Darmstadt — école de sagesse à bonne distance de l’Église et de l’Université. C’est Richard Willem, grand orientaliste allemand, qui vient d’achever une traduction du texte chinois. Froebe est amenée par cette voie à s’intéresser aux recherches sur « la racine commune de toutes les religions ». Cette préoccupation à l’esprit, elle se rend à Zurich pour rencontrer Jung. Elle est saisie par ses investigations sur le mystère de la vie individuelle, par sa plongée au centre de la personne, le Soi, comme le définit son interlocuteur. Ainsi démarre une vaste exploration des diverses traditions religieuses et des mythes anciens d’Occident et d’Orient.

Olga est présente en 1924 au séminaire donné à Monte Verità par Martin Buber sur Lao-Tse et Chuang-Tzu, que nous avons mentionné. Peut-être est-ce l’étincelle qui incite Madame Froebe-Kapteyn à organiser elle-même de telles conférences. À la différence du public assis dans l’herbe pour écouter Buber près de la Casa Semiramis, où le conférencier réside à ces occasions, Olga fait installer pour elle un fauteuil dans le pré et s’y tient assise, à l’écoute, assez austère dans son comportement mais élégante. Dix ans plus tard, Buber est invité à Eranos, où il parle du « Symbolisme et [de l’]existence sacramentaire dans l’Hébraïsme ». Le thème des rencontres de 1934, rappelons-le, est « Symbologie et guides de l’âme en Orient et en Occident ».

Olga Froebe étudie sérieusement la théosophie qui constitue, ces années-là, l’une des voies des Occidentaux vers les textes canoniques indiens. Parmi les premiers théosophes, Helena Blavatsky, Annie Besant et Alice Bailey sont toutes trois auteurs ou traductrices de livres de sagesse, disposant par ailleurs de moyens financiers importants. L’argent n’est pas un facteur négligeable dans la manière dont les idées circulent.

Olga décrit elle-même comment, en 1927, lui est venue l’idée de construire une salle de rencontre sur sa propriété. Elle a pris contact avec Alice Bailey, auteur britannique d’ouvrages sur l’ésotérisme et considérée aujourd’hui comme l’une des inspiratrices du New Age. Elle s’était alors établie aux États-Unis. Elle fut invitée à venir au Tessin donner des séminaires de théosophie. En 1928, Olga se rend elle-même au Connecticut pour proposer à Alice Bailey de diriger l’Arcane School dans sa propriété du lac Majeur, dont elle veut faire un centre spirituel sans dénomination et non sectaire, un International Center for Spiritual Research, y réunissant des penseurs ésotériques et des chercheurs de l’occulte de toute l’Europe.

En 1930, Olga envoie en effet des invitations pour une Summer School pour l’Étude de la théosophie, du mysticisme, des sciences ésotériques et de toutes les formes de recherche spirituelle. Alice Bailey y prend part avec des exposés sur les thèmes suivants : Homme et super-homme, Les stages de la méditation et La religion de l’âge nouveau. Parmi les autres conférenciers, on écoute Roberto Assagioli, connu plus tard comme promoteur de la psychosynthèse, et Alexandre, grand duc de Russie qui présente ses vues sur l’Éducation spirituelle. Ce mélange de personnalités restera l’une des caractéristiques d’Eranos. Un jeune Hindou bénit à cette occasion une nouvelle maison batte dans la propriété, qui reçoit le nom de Casa Shanti. La salle de conférence, nouvelle aussi, ne porte pas encore de nom.

Olga Froebe-Kapteyn révèle qu’elle avait aussi souhaité faire intervenir Carl Gustav Jung : « En 1930 j’avais préparé une Journée psychologique et j’avais demandé au Professeur Jung un exposé sur Le secret de la fleur d’Or. Il a décliné ». Il faut trois ans pour qu’elle réussisse à l’attirer à Ascona.

EranosNaissance des Rencontres d’Eranos

[Ci-contre : Carl Jung lors d’une conférence à Eranos, août 1933]

Alice Bailey se retire après deux ans et Olga cherche d’autres collaborations, convaincue que l’Occident doit persister à apprendre beaucoup de l’Orient. Elle pratique elle-même la méditation. La même année, on la retrouve à l’École de sagesse de Darmstadt où elle se trouve en contact avec Rudolf Otto, luthérien devenu grand connaisseur des religions, et c’est lui qui suggère, pour son lieu de rencontre au Tessin, le nom d’Eranos. « Dans la Grèce antique, écrira Olga, il signifie un repas d’invités où l’on apporte soi-même ses propres plats. Plus tard ce même mot en est venu à désigner une communauté avec des intérêts spirituels et politiques. Rudolf Otto ajoutait que ces communautés étaient des groupes libres sans dogme commun ». En somme, nous dirions un pique-nique auquel chacun contribue par une nourriture matérielle et spirituelle (poème, discours, réflexion). On la partage et la discute en commun.

La première Eranos Tagung a finalement lieu en 1933, présentée comme une rencontre entre cultures occidentale et orientale avec référence à la mythologie, à la religion et à la psychologie. Des intervenants réputés garantissent le sérieux des exposés et des discussions. Rudolf Otto, apparemment pour des raisons de santé, est absent. En revanche, Olga souhaite Jung et elle éveille son intérêt. Son intervention s’intitule La base empirique du processus d’individuation.

Jung ne regrette pas son déplacement. Dès l’année suivante, il va participer activement à dresser la liste des invités et il suggère d’orienter le programme vers « l’étude scientifique du phénomène religieux dans l’acception d’Otto », écrira Olga Froebe-Kapteyn, ajoutant qu’il suggère un changement dans ces rencontres. Le travail désormais « doit être fondé sur des bases scientifiques si l’on veut qu’il soit fructueux ».

Les conférenciers insistent maintenant sur le recours à des démarches rationnelles et dans les limites de ce qu’on peut clarifier. Néanmoins ils font fréquemment référence à des impressions ou à des convictions qui s’imposent à eux pendant les rencontres elles-mêmes et qui échappent à l’ordre strictement scientifique. On parle beaucoup de symboles, d’archétypes, d’inconscient collectif, du Soi.

La Gnose est le thème central de plusieurs colloques. Le gnostique aspire à découvrir, dans son être personnel et authentique, ce qui peut être considéré comme le noyau. N’est-ce pas l’une des façons, comme le recommandait Hermann Hesse, de devenir intégralement celui qu’on est ? Cette connaissance de soi est indissociable de la connaissance de la divinité, en tant que racine essentielle de homme. La voie gnostique est l’expérience vécue d’une régénération spirituelle, guidée par le Soi dont il est question dans la mystique chrétienne, islamique et orientale. Cela s’illustre par les mythes dont il est amplement question aux Rencontres d’Eranos. À partir de 1946, Adolf Portmann, biologiste et zoologue suisse, ajoute aux discussions une dimension nouvelle. Selon lui il y a pour chaque être vivant une nécessité biologique de manifester son intériorité spirituelle. Fort de cette intuition, il explore, dans les espèces naturelles, bêtes et plantes, les manifestations souvent étonnantes de formes et d’ornements parfaitement géométriques, d’assemblages ordonnés de couleurs, de sons, d’odeurs qu’élabore chaque individu.

Oui, chaque être vivant est un tout, dit Portmann, et il s’emploie à démontrer comment liberté et conditionnement appartiennent tout à la fois à la sphère biologique et aux phénomènes culturels. L’atmosphère d’Eranos est si particulière à ce lieu qu’elle marque les personnes présentes et les inspire. Olga Froebe en parle en 1939 quand ces rencontres en sont à leur septième année : « Pourquoi [les participants sont-ils] touchés, émus, épris comme à aucun autre moment ? La plupart d’entre eux projettent la raison de ce sentiment sur les Démons d’Ascona, sur les puissances débordantes de l’environnement, au fond comme nous avons tous tendance à le faire dans notre vie, à chercher l’explication d’un état de fait à l’extérieur plutôt qu’à l’intérieur. [Entre bien des facteurs] nous soulignons à Eranos la proximité de la nature et le rôle des éléments au cours des conférences ou en dehors d’elles. Les contributions de l’Eau, de la Terre, du Vent et du Soleil ne sont pas des hasards à Eranos. C’est l’interaction des symboles auxquels renvoient ces éléments dont il est question si souvent. Les forces élémentaires de la nature donnent aux Rencontres leur intensité, elles communient et répondent aux questions posées. Il n’est pas d’autres conférences dont émane la nature comme à Eranos. »

Cette explication quelque peu exaltée reprend le thème d’un sentiment de proximité avec la nature souvent éprouvé en effet dans ces rencontres. Les historiens des religions, qui furent des participants assidus, ont même tenté de nommer les divinités présentes à Eranos. Les Tagungen ayant lieu au mois d’août, le lac Majeur est agité par de violents orages, circonstances où les dieux puissants s’invitent au banquet. Mircea Eliade fait revivre l’un de ces moments dans son journal :

« Ascona, Juillet [sic, c’est en août !] 1957 : L’orage de cette nuit. La foudre est tombée dans le lac à quelques pas de la terrasse, elle a secoué la maison jusqu’aux fondations et fait sauter tous les plombs. Nous avons allumé des bougies et fini le dîner dans un roulement de coups de tonnerre. Ensuite, dans la chambre de Corbin, autour d’une fiasque pansue de Chianti, à la lumière d’une bougie, longue discussion sur le gnosticisme et les Évangiles apocryphes. Toujours aussi furieux, l’orage a continué jusqu’à l’aube. Le matin, le lac était semblable à une étoupe gorgée d’eau ».

Genio loci ignoto

EranosEn 1949, à l’instigation de Jung et de l’historien des religions Gerardus van der Leeuw, une pierre taillée par Paul Spek est posée dans le jardin d’Eranos avec cette inscription : GENIO LOCI IGOTO. Belle dédicace au génie inconnu, autour duquel nous tournons jusque dans les pages de ce livre, sans jamais le saisir vraiment, présent dans la propriété de Moscia comme à Monte Verità. Cette pierre d’environ 80 cm se dresse près de la grande table ronde sous un cèdre qu’Olga Froebe plaça résolument là, dès le début, pour les repas qui suivent les conférences. Une douzaine de convives y trouvaient place, dont inévitablement l’hôtesse et Jung accompagné de sa femme Emma.

La semaine d’Eranos se déroule selon un rituel : Olaa Froebe, souvent aidée par Jung, fixe un thème général pour l’année suivante et une liste d’invités est établie. Elle comporte des chercheurs suggérés par les participants et d’autres noms voulus par Olga ou certains de ses amis proches. Les mêmes invités se retrouvent d’une année à l’autre, noyau de base quoique changeant au cours du temps. Ainsi Jung lui-même participe régulièrement de 1933 à 1951, Louis Massignon de 1939 à 1955, Károly Kerényi de 1940 à 1963, Adolf Portmann de 1946 à 1977, Gilles Quispel de 1947 à 1971, Erich Neumann de 1948 à 1960, Henri Corbin de 1949 à 1976, Herbert Read de 1952 à 1964, Mircea Eliade de 1957 à 1967, Joseph Campbell en 1957 et en 1959, Gilbert Durand de 1964 à 1988, James Hillman de 1966 à 1987, Jean Servier de 1971 à 1986.

Chaque conférencier s’investit sans réserve dans la préparation de son exposé, sachant que le temps de parole est libre, que la langue peut être l’allemand, le français ou l’anglais, mais aussi que l’oreille des collègues est fine et que l’auditoire jugera très vite si cet apport ajoute vraiment une pierre à l’édifice commun. La question cruciale pour tous peut être résumée ainsi : une approche de la dimension spirituelle de l’homme en termes rationnels.

Mais. bon nombre de participants ne viennent à Eranos que pour assister. Ils forment à vrai dire un public passionné. On repère là au cours des années la présence de Maria Bernoulli la première femme de Hermann Hesse, ainsi que sa troisième femme Ninon Hesse et également l’analyste de Hermann Hesse, Josef Lang, avec sa femme Gertrud. De nombreux amis de Jung viennent de Zurich. D’autres auditeurs appartiennent aux cercles d’artistes d’Ascona. Plusieurs noms sont liés à la saga de Monte Verità et von der Heydt, son propriétaire, apparaît régulièrement avec quelques personnalités dans son sillage ; il héberge par ailleurs dans son hôtel bien des conférenciers — entre autres Jung jusqu’en 1939, année où Olga Froebe fait construire un appartement au-dessus de la salle d’Eranos pour son usage personnel. Plusieurs des auteurs que nous avons rencontrés en ces pages furent quelque temps, en dehors de la période des Tagungen, les hôtes de la Casa Gabriella, parmi eux Kroly Kerényi, Erich Neumann, Mircea Eliade ou James Hillman.

Certains y ont rédigé des textes importants. Le génie du lieu s’est ainsi manifesté en bon inspirateur, mais nous nous en expliquerons dans le dernier chapitre.

Après la mort d’Olga Froebe, en 1962, Alfred Portmann assisté par Rudolf Ritsema prit d’abord les rênes de l’organisation d’Eranos. Quand décéda Portmann en 1977, Ritsema continua seul. Il a décidé depuis 1988 de réorienter la thématique des rencontres vers l’étude exclusive du I Ching, l’ouvrage classique chinois, suscitant par là une controverse qui a abouti à la création d’un, puis de deux groupes dissidents. Chacun d’eux organise ses propres programmes tout en se réclamant du grand héritage de ce lieu.

EranosLe rêve de Mircea Eliade

Mircea Eliade, l’infatigable historien des religions, l’indianiste, le mythologue, le romancier pratiquant huit langues en dehors du roumain, a décrit son expérience peu après l’un de ses exposés d’Eranos, en 1951, à sa deuxième participation. (Sa conférence avait pour titre : « Psychologie et histoire des religions : à propos du symbolisme du “centre” »). Il note dans son journal :

« Ascona, 27 août, 1951 : J’ai tenu ma conférence aujourd’hui, avec un très grand succès. […] À dix-sept heures trente a eu lieu “la discussion” avec un groupe d’auditeurs. J’ai cru que je pourrais me reposer dans l’après-midi. Je me suis déshabillé et couché. […]. Entre quinze heures et quinze heures trente j’ai eu un “rêve éveillé” très intéressant, que j’ai vainement tenté d’interrompre afin de pouvoir dormir. Il revenait et continuait contre ma volonté. Je me voyais deux heures plus tard pendant “la discussion” (qui devait avoir lieu sur la terrasse de la Casa Eranos). Je me voyais soudainement parler le sanskrit et incapable de m’exprimer dans une autre langue. Je voyais ce qui se passait autour de moi : Christinel [sa femme] et les autres “affolés”, Jung intéressé, etc. Un jour passe, puis un autre. Je jette mes vêtements, je reste presque nu et je m’installe comme ermite hindou au bord du lac. Je ne mangeais qu’une poignée de riz et je ne dormais pas. Jung fait venir l’indianiste Abegg avec lequel j’arrive enfin à m’entendre parce qu’il parlait un peu le sanskrit. Je lui dis que je m’appelle Narada (je venais de raconter le mythe de Narada dans ma conférence). Je m’aperçois qu’Ascona devient le centre de l’attention universelle : des milliers de journalistes, de cinéastes, etc. La police garde Casa Gabriella [où Eliade habite]. La désolation de Christinel et des amis. Tucci arrive par avion, ensuite Dasgupta [deux maîtres d’Eliade], très fier de m’avoir eu comme élève et de me voir célèbre. Quelquefois je marche sur l’eau comme sur la terre. Je fais d’autres miracles “yogi” (j’allume le feu d’un geste, je grimpe à une corde et je disparais, ensuite je vole, etc.). “L’Église” commence à s’inquiéter de mon “cas”. Je ne reconnais personne. Je vis comme un yogin consommé sur le bord du lac. Dans mes conversations avec Dasgupta je me plains de ne pas savoir par quelle catastrophe je suis devenu le prisonnier de ces barbares. Je continue à ne pas manger ni dormir. Et au bout de quinze jours je m’endors et me réveille brusquement. Je cherche Christinel et suis fort ennuyé d’avoir manqué la conférence de Jung. Ce rêve éveillé m’a “dominé” avec une force irrésistible pendant une demi-heure ».

À Eranos, la chambre d’Eliade a vue sur le lac Majeur. Osons écrire que le génie en émerge.

► Kaj Noschis, extrait de : Monte Verità : Ascona et le génie du lieu, PPUR, 2011. [commander] [lire un extrait]

***

• Pour prolonger : Eranos : An Alternative intellectual history of the XXth century, Hans Thomas Hakl (trad. par C. McIntosh), McGill-Queen's University Press, Montréal, 2013.

 

Eranos

La Casa Eranos (à g.) et la Casa Gabriella (à d.) en 1968, face au lac Majeur

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