Julius Evola, né à Rome le 19 mai 1898, est à la fois une grande figure de l’ésotérisme occidental et l’inspirateur de ce qu’on appelle la “droite traditionnelle italienne”. Sa bibliographie se partage entre des ouvrages se rapportant à l’ésotérisme en général et des essais politiques, depuis son Impérialisme païen (1928), fortement anti-chrétien, jusqu’au Fascisme vu de droite (1964), en passant par Orientations (1950) et Les hommes au milieu des ruines (1953). À ce propos, il convient de noter de suite, pour éviter d’avoir à y revenir, que Julius Evola n’a jamais adhéré au fascisme mussolinien non plus qu’au national-socialisme. Un texte parmi d’autres est très explicite : « Le malentendu du “nouveau Paganisme” », de 1936 : « C’est presque en tombant dans un piège préparé d’avance que les néo-païens finissent par professer et défendre des doctrines qui se réduisent pour ainsi dire à un paganisme fictif et privé de transcendance, mais lié au sang et immergé dans un mysticisme suspect, suscité polémiquement par la dialectique de leurs adversaires. Et comme si cela ne suffisait pas encore, l’on passe sous silence, d’une manière partisane, tous les aspect supérieurs du christianisme et du catholicisme, tout comme l’on avait jadis passé sous silence les aspects supérieurs du vrai paganisme ».
Parmi ses ouvrages que l’on peut dire traditionnels, en ce sens qu’ils se rattachent à la Tradition, au sens guénonien du terme, il faut citer : Le yoga tantrique (1926 et 1949), La tradition hermétique (1931), Le mystère du Graal (1937) et ce qui constitue sans doute son apport le plus original à l’ésotérisme occidental : Métaphysique du sexe, en 1958. Mais c’est au travers de deux ouvrages singuliers que la pensée de Julius prend toute sa pertinence, du fait de son “actualité”, non seulement en ce qui concerne le XXe siècle mais aussi les temps présents : Révolte contre le monde moderne (1934) — qui n’est pas sans rappeler La crise du monde moderne de René Guénon — et surtout Chevaucher le tigre en 1961 qui reste un livre fondamental pour se prémunir contre la « seconde religiosité » ou ce que le même René Guénon désignait comme la « contre-tradition ».
◘ Entretien avec R. Steuckers sur la réception de l’œuvre de J. Evola en Belgique
[Ci-contre : La vision d'Empédocle (1976), Marc. Eemans]
RS : Dans la Librairie Devisscher, au coin de la rue Franz Merjay et de la Chaussée de Waterloo, dans le quartier “Ma Campagne”, à cheval sur Saint-Gilles et Ixelles. “Frédéric Beerens”, un camarade d’école, un an plus âgé que moi, avait découvert Les hommes au milieu des ruines dans cette librairie, l’avait lu, et m’en avait parlé tandis que nous faisions la queue pour commander d’autres ouvrages ou quelques manuels scolaires. Ce fut la toute première fois que j’entendis prononcer le nom d’Evola. J’avais 17 ans. Nous étions en septembre 1973 et nous étions tout juste revenus d’un voyage scolaire en Grèce. Pour Noël, le Comte Guillaume de Hemricourt de Grünne, le patron de mon père, m’offrait toujours un cadeau didactique : cette année-là, pour la première fois, j’ai pu aller moi-même acheter les livres que je désirais, muni de mon petit budget. Je me suis rendu en un endroit qui, malheureusement, n’existe plus à Bruxelles, la grande librairie Corman, et je me suis choisi 3 livres : L’État universel d’Ernst Jünger, Un poète et le monde de Gottfried Benn et Révolte contre le monde moderne de Julius Evola. L’année 1973 fut, rappelons-le, une année charnière en ce qui concerne la réception de l’œuvre d’Evola en Italie et en Flandre : tour à tour Adriano Romualdi, disciple italien d’Evola et bon connaisseur de la Révolution conservatrice allemande grâce à sa maîtrise de la langue de Goethe, décéda dans un accident d’auto, tout comme le correspondant flamand de Renato del Ponte et l’animateur d’un Centro Studi Evoliani en Flandre, Jef Vercauteren. Je n’ai forcément jamais connu Jef Vercauteren et, là, il y a eu une rupture de lien, fort déplorable, entre les matrices italiennes de la mouvance évolienne et leurs antennes présentes dans les anciens Pays-Bas autrichiens.
Je dois vous dire qu’au départ, la lecture de Révolte contre le monde moderne nous laissait perplexes, surtout Beerens, le futur médecin chevronné, féru de sciences biologiques et médicales : on trouvait que trop d’esprits faibles, après lecture de ce classique, se laisseraient peut-être entrainer dans une sorte de monde faussement onirique ou acquerraient de toutes les façons des tics langagiers incapacitants et “ridiculisants” (à ce propos, on peut citer l’exemple d’un Arnaud Guyot-Jeannin, tour à tour fustigé par Philippe Baillet, qui lui reprochait l’« inculture pédante du Sapeur Camember », ou par Christopher Gérard, qui le traitait d’« aliboron » ou de « chaouch »). Une telle dérive, chez les aliborons pédants, est évidemment tout à fait possible et très aisée parce qu’Evola présentait à ses lecteurs un monde très idéal, très lumineux, je dirais, pour ma part, très “archangélique” et “michaëlien”, afin de faire contraste avec les pâles figures subhumaines que génère la modernité ; aujourd’hui, faut-il s’empresser de l’ajouter, elle les génère à une cadence accélérée, Kali Yuga oblige. L’onirisme fait que bon nombre de médiocres s’identifient à de nobles figures pour compenser leurs insuffisances (ou leurs suffisances) : c’est effectivement un risque bien patent chez les évolomanes sans forte épine dorsale culturelle.
Mais, chose incontournable, la lecture de Révolte… marque, très profondément, parce qu’elle vous communique pour toujours, et à jamais, le sens d’une hiérarchie des valeurs : l’Occident, en optant pour la modernité, a nié et refoulé les notions de valeur, d’excellence, de service, de sublime, etc. Après lecture de Révolte…, on ne peut plus que rejeter les anti-valeurs qui ont refoulé les valeurs impérissables, sans lesquelles rien ne peut plus valoir quoi que ce soit dans le monde.
“Révolte…” et la notion de numineux
Plus tard, Révolte… satisfera davantage nos aspirations et nos exigences de rigueur, tout simplement parce que nous n’avions pas saisi entièrement, au départ, la notion de “numineux”, excellemment mise en exergue dans le chapitre 7 du livre et que je médite toujours lorsque je longe un beau cours d’eau ou quand mes yeux boivent littéralement le paysage à admirer du haut d’un sommet, avec ou sans forteresse (dans l’Eifel, les Vosges, le Lomont, le Jura ou les Alpes ou dans une crique d’Istrie ou dans un méandre de la Moselle ou sur les berges dela Meuseou du Rhin). Masques et visages du spiritualisme contemporain nous a apporté une saine méfiance à l’endroit des ersatz de religiosité, souvent made in USA, alternatives très bas de gamme que nous fait miroiter un XXe siècle à la dérive : songeons, toutefois dans un autre contexte, à la multiplication des temples scientologiques, évangéliques, etc. ou à l’emprise des Témoins de Jéhovah sur des pays catholiques comme l’Espagne ou l’Amérique latine, qui, de ce fait, subissent une subversion sournoise, disloquant leur identité politique.
Nous n’avons découvert le reste de l’œuvre d’Evola que progressivement, au fil du temps, avec les traductions françaises de Philippe Baillet mais aussi parce que les latinistes de notre groupe, dont le regretté Alain Derriks et moi-même, commandaient les livres non traduits du Maître aux Edizioni di Ar (Giorgio Freda) ou aux Edizioni all’Insegno del Veltro (Claudio Mutti). Je crois n’avoir atteint une certaine (petite) maturité évolienne qu’en 1998, quand j’ai été amené à prendre la parole à Vienne en cette année-là, et à Frauenfeld, près de Zürich, en 1999, respectivement pour le centième anniversaire de la naissance d’Evola et pour le XXVe anniversaire de son absence. L’idée centrale est celle de “l’homme différencié”, qui pérégrine, narquois, dans un monde de ruines. Evola nous apprend la distance, à l’instar de Jünger, avec sa figure de “l’anarque”.
Le coup d’envoi de cette longue série d’initiatives, qui nous ramène à l’actualité éditoriale que vous évoquez, a été, à Bruxelles du moins, une prise de parole de Daniel Cologne et Georges Gondinet, dans une salle de l’Helder, rue du Luxembourg, à un jet de pierre de l’actuel Parlement Européen, qui n’existait pas à l’époque. C’était en octobre 1976. Depuis, le quartier vit à l’heure de la globalisation, échelon “Europe”, Europe “eurocratique” s’entend. À l’époque, c’était un curieux mixte : fonctionnaires de plusieurs ministères belges, étudiants de l’école de traducteurs / interprètes (dont j’étais), derniers résidents du quartier se côtoyaient dans les estaminets de la Place du Luxembourg et, dans les rues adjacentes, des hôteliers peu regardants louaient des chambres de “5 à 7” pour bureaucrates en quête d’érotisme rapide camouflé en “heures supplémentaires”, tout cela en face d’un vénérable lycée de jeunes filles, qui faisait également fonction d’école pour futures professeurs féminins d’éducation physique (le “Parnasse”). En arrière-plan, la gare dite du Quartier Léopold ou du Luxembourg, vieillotte et un peu sordide, flanquée d’un bureau de poste crasseux, d’où j’ai envoyé quantité de mandats dans le monde pour m’abonner à toutes sortes de revues de la “mouvance” ou pour payer mes dettes auprès du bouquiniste nantais Jean-Louis Pressensé. En cette soirée pluvieuse et assez froide d’octobre 1976, D. Cologne et G. Gondinet étaient venus présenter leur Cercle Culture & Liberté, à l’invitation de Georges Hupin, animateur du GRECE néo-droitiste à l’époque. Dans la salle, il y avait le public “nouvelle droite” habituel mais aussi Gérard Hupin, éditeur de La Nation Belge et, à ce titre, héritier de Fernand Neuray, le correspondant belge de Charles Maurras (Georges Hupin et D. Cologne étaient tous 2 collaborateurs occasionnels de La Nation Belge). Maître Gérard Hupin était flanqué du Général Janssens, dernier commandant de la “Force Publique” belge du Congo. J’étais accompagné d’Alain Derriks, qui deviendra aussitôt le correspondant belge du Cercle Culture & Liberté. Les contacts étaient pris et c’est ainsi qu’en 1977, je me retrouvai, pour représenter en fait Derriks, empêché, à Puiseaux dans l’Orléanais, lors de la journée qui devait décider du lancement de la revue Totalité. Il y avait là D. Cologne (alors résident à Genève), Jean-François Mayer (qui fera en Suisse une brillante carrière de spécialiste ès religions), Éric Vatré de Mercy (à qui l’on devra ultérieurement quelques bonnes biographies d’auteurs), Philippe Baillet (traducteur d’Evola) et G. Gondinet (futur directeur des éditions Pardès et, en cette qualité, éditeur de Julius Evola).
Je rencontre Eemans dans une Galerie de la Chaussée de Charleroi
Tout cela a, vaille que vaille, formé un petit réseau. Mais il faut avouer, avec le recul, qu’il n’a pas véritablement fonctionné, mis à part des échanges épistolaires et quelques contributions à Totalité (une recension, un seul article et une traduction en ce qui me concerne…). Rapidement, G. Gondinet deviendra le seul maître d’œuvre de l‘initiative, en prenant en charge tout le boulot et en recrutant de nouveaux collaborateurs, dont celle qui deviendra son épouse, Fabienne Pichard du Page. Lorsqu’il revenait de Suisse à Bruxelles, en passant par Paris, Cologne faisait office de messager. Il nous racontait surtout les mésaventures des cercles suisses autour du NOS (Nouvel Ordre Social) et de la revue Le Huron, qu’il animait là-bas avec d’autres. Ainsi, en 1978, par un coup de fil, Cologne m’annonce avec fracas, avec ce ton précipité et passionné qui le caractérisait en son jeune temps, qu’il avait pris contact avec un certain Marc. Eemans, peintre surréaliste, historien de l’art et détenteur de savoirs voire de secrets des plus intéressants. À peine rentré dans la “mouvance”, j’ai tout de suite eu envie de la sortir de ses torpeurs et de ses ritournelles : alors, vous pensez, un “surréaliste”, un artiste qui, de plus, exposait officiellement ses œuvres dans une galerie de la Chaussée de Charleroi, voilà sans nul doute l’aubaine que nous attendions, Derriks et moi. J’étais à Wezembeek-Oppem quand j’ai réceptionné le coup de fil de Cologne : j’ai sauté sur mes deux jambes, couru à l’arrêt de bus et foncé vers la Chaussée de Charleroi, ce qui n’était pas une mince affaire à l’époque du “30” qui brinquebalait bruyamment, crachant de noires volutes de mazout, dans toutes les rues et ruelles de Wezembeek-Oppem avant d’arriver à Tomberg, première station de métro en ce temps-là. Il faisait déjà sombre quand je suis arrivé à la Galerie, Chaussée de Charleroi. Eemans était seul au fond de l’espace d’exposition ; il lisait, comme je l’ai déjà expliqué, « le nez chaussé de lunettes à grosses montures d’écaille noire ».
Âgé de 71 ans à l’époque, Eemans m’a accueilli gentiment, comme un grand-père affable, heureux qu’Evola ait de jeunes lecteurs en Belgique, ce qui lui permettrait d’étoffer son projet : prendre le relais de Jef Vercauteren, décédé depuis 5 ans, sans laisser de grande postérité en pays flamand. Cologne disparu, amorçant sa “vie cachée” qui durera plus de 20 ans, le groupe bruxellois n’a pratiquement plus entretenu de liens avec l’antenne française du réseau Culture & Liberté. Il restait donc lié à Eemans seul et à ses initiatives. Gondinet, bien épaulé par F. Pichard du Page, lancera Rebis, L’Âge d’or, Kalki et les éditions Pardès (avec leurs diverses collections, dont “B-A-BA” et “Que lire ?”). Baillet continuera à traduire des ouvrages italiens (dont un excellent ouvrage de Claudia Salaris sur l’aventure de d’Annunzio à Fiume) puis participera à la revue Politica Hermetica et fera un passage encore plus bref que le mien au secrétariat de rédaction de Nouvelle École, la revue de l’inénarrable de Benoist (cf. infra). Et les autres s’éparpilleront dans des activités diverses et fort intéressantes.
Eemans a donc lancé son Centro Studi Evoliani, que nous suivions avec intérêt. La tâche n’a pas été facile : Eemans se heurtait à une difficulté majeure ; en effet, comment importer le corpus d’un penseur traditionaliste italien, de surcroît ancien de l’avant-garde dadaïste de Tristan Tzara, dans un contexte belge qui ignorait tout de lui. Quelques livres seulement étaient traduits en français mais rien, par ex., de son œuvre majeure sur le bouddhisme, La doctrine de l’Éveil. En néerlandais, il n’y avait rien, strictement rien, sinon quelques reprints tirés à la hâte et en très petites quantités à Anvers : il s’agissait des éditions allemandes de ses ouvrages, dont Heidnischer Imperialismus. En français, l’œuvre n’était que très incomplètement traduite et nous n’avions aucun travail sérieux d’introduction à celle-ci, à part un excellent essai de Philippe Baillet (« Julius Evola ou l’affirmation absolue »), paru d’abord comme cahier, sous la houlette du Centro Studi Evoliani français, dirigé par Léon Colas. Ni Boutin ni Lippi n’avaient encore sorti leurs thèses universitaires solidement charpentées sur Evola. Gondinet et Cologne, dans le cadre de leur Cercle Culture & Liberté n’avaient édité que quelques bonnes brochures et les tout premiers numéros de Totalité étaient fort artisanaux, faute de moyens.
En fait, Eemans n’avait pas de véritable public, ne pouvait en trouver un en Belgique, en une telle époque de matérialisme et de gauchisme, où les grandes questions métaphysiques n’éveillaient plus le moindre intérêt. Mais il n’a pas reculé : il a organisé ses réunions avec régularité, même si elles n’attiraient pas un grand nombre d’intéressés. Au cours de l’une de celle-ci, j’ai présenté un article de Giorgio Locchi sur la notion d’empire, paru dans Nouvelle École, la revue d’A. de Benoist. Dans la salle, il y avait Pierre Hubermont, l’écrivain prolétarien et communiste d’avant-guerre, auteur de Treize hommes dans la mine, ouvrage couronné d’un prix littéraire à la fin des années 20. Hubermont, comme beaucoup de militants ouvriers communistes de sa génération, avait été dégoûté par les purges staliniennes, par la volte-face des communistes à Barcelone pendant la guerre civile espagnole, où ils avaient organisé la répression contre les socialistes révolutionnaires du POUM et contre les anarchistes. Mais Hubermont ne choisit pas l’échappatoire facile d’un trotskisme figé et finalement à la solde des services anglais ou américains : il tâtonne, trouve dans le néo-socialisme de De Man des pistes utiles.
Pendant la seconde conflagration intereuropéenne, Hubermont se retrouve à la tête de la revue Wallonie, qui préconise un socialisme local, adapté aux circonstances des provinces industrielles wallonnes, dans le cadre d’un “internationalisme” non plus abstrait mais découlant de l’idée impériale, rénovée, en ces années-là, par l’européisme ambiant, notamment celui véhiculé par Giselher Wirsing. Hubermont était heureux qu’un gamin comme moi eût parlé de l’idée impériale et, avec une extrême gentillesse, m’a prodigué des conseils. D’autres fois, le Professeur Piet Tommissen est venu nous parler de Carl Schmitt et de Vilfredo Pareto. Une dame est également venue nous lire des textes de Heidegger, à l’occasion de la parution du livre de Jean-Michel Palmier, Les écrits politiques de Heidegger. Les thèmes abordés à la tribune du Centro Studi Evoliani n’étaient donc pas exclusivement “traditionalistes” ou “évoliens”.
Eemans lance également l’édition d’une série de petites brochures et, plus tard, nous bénéficierons de l’appui généreux de Salvatore Verde, haut fonctionnaire italien de ce qui futla CECA et futur directeur de la revue italienne Antibancor, consacrée aux questions économiques et éditée par les Edizioni di Ar (cette revue éditera notamment en version italienne une de mes conférences à l’Université d’été 1990 du GRECE sur les “hétérodoxies” en sciences économiques, que l’inénarrable de Benoist n’avait bien entendu pas voulu éditer, en même temps que d’autres textes, de Nicolas Franval et de Bernard Notin, sur les “régulationnistes” ; je précise qu’il s’agissait de la “cellule” mise sur pied à l’époque par le GRECE pour étudier les questions économiques). Toutes les activités du Centro Studi Evoliani de Bruxelles ne m’ont évidemment laissé que de bons souvenirs.
J’ai très vite su qu’Eemans avait été, après guerre, un véritable encyclopédiste des arts en Belgique. Plusieurs ouvrages luxueux sur l’histoire de l’art sont dus à sa plume. Ils ont été écrits avec grande sérénité et avec le souci de ménager toutes les susceptibilités d’un monde foisonnant, où les querelles de personnes sont légion. Ces livres font référence encore aujourd’hui. Dans un coin de son salon, où était placé un joli petit meuble recouvert d’une plaque de marbre, Eemans gardait les fichiers qu’il avait composés pour rédiger cette œuvre encyclopédique. Toutefois, il n’en parlait guère. Il m’a toujours semblé que la rédaction de ces ouvrages d’art appartenait pour lui à un passé bien révolu, pourtant plus récent que l’aventure de la revue Hermès, qui ne cessait de le hanter. J’aurais voulu qu’il m’en parle davantage car j’aurais aimé connaître le lien qui existait entre cette peinture et ces avant-gardes et les positions évoliennes qu’il défendait fin des années 70, début des années 80. J’aurais aimé connaître les étapes de la maturation intellectuelle d’Eemans, selon une chronologie bien balisée : je suis malheureusement resté sur ma faim. Apparemment, il n’avait pas envie de répéter inlassablement l’histoire des aventures intellectuelles qu’il avait vécues dans les années 10, 20 et 30 du XXe siècle, et dont les protagonistes étaient presque tous décédés. Au cours de nos conversations, il rappelait que, comme bon nombre de dadaïstes autour de Tzara et de surréalistes autour de Breton, il avait eu son “trip” communiste et qu’il avait réalisé un superbe portrait de Lénine, dont il m’a plusieurs fois montré une vignette. Il a également évoqué un voyage à Londres pour aller soutenir des artistes anglais avant-gardistes, hostiles à Marinetti, venu exposer ses thèses futuristes et machinistes dans la capitale britannique : le culte des machines, disaient ces Anglais, était le propre d’un excité venu d’un pays non industriel, sous-développé, alors que tout avant-gardiste anglais se devait de dénoncer les laideurs de l’industrialisation, qui avait surtout frappé le centre géographique de la vieille Angleterre.
L’influence décisive d’un professeur du secondaire
Eemans évoquait aussi le wagnérisme de son frère Nestor, un wagnérisme hérité d’un professeur de collège, le germaniste Maurits Brants (1853-1940). Brants, qui avait décoré sa classe de lithographies et de chromos se rapportant aux opéras de Wagner, fut celui qui donna à l’adolescent Marc. Eemans le goût de la mythologie, des archétypes et des racines. Pour le Prof. Piet Tommissen, biographe d’Eemans, ce dernier serait devenu un « surréaliste pas comme les autres », du moins dans le landerneau surréaliste belge, parce qu’il avait justement, au fond du cœur et de l’esprit, cet engouement tenace pour les thèmes mythologiques. Tommissen ajoute qu’Eemans a été marqué, très jeune, par la lecture des dialogues de Platon, de Spinoza et puis des romantiques anglais, surtout Shelley ; comme beaucoup de jeunes gens immédiatement après 1918, il sera également influencé par l’Indien Rabindranath Tagore, lequel, soit dit en passant, était vilipendé dans les colonnes de la Revue Universelle de Paris, comme faisant le lien entre les mondes non occidentaux (et donc non “rationnels”) et le mysticisme pangermaniste d’un Hermann von Keyserling, dérive actualisée du romantisme fustigé par Charles Maurras.
Eemans a souvent revendiqué les influences néerlandaises (hollandaises et flamandes) sur son propre itinéraire intellectuel, dont Louis Couperus et Paul Van Ostaijen. Ce dernier, rappelle fort opportunément Tommissen, avait élaboré un credo poétique, où il distinguait entre la « poésie subconsciemment inspirée » (et donc soumise au pouvoir des mythes) et la « poésie consciemment construite » ; Van Ostaijen appelait ses éventuels disciples futurs à étudier la véritable littérature du peuple thiois des Grands Pays-Bas en commençant par se plonger dans leurs auteurs mystiques. Injonction que suivra le jeune Eemans, qui, de ce fait, se place, à son corps défendant, en porte-à-faux avec un surréalisme cultivant la provocation de « manière consciente et construite » ou ne demeurant, à ses yeux, que « conscient » et « construit ». À l’instigation surtout du deuxième manifeste surréaliste d’André Breton, lancé en 1929, un an après le décès de Van Ostaijen, Eemans explorera d’autres pistes que les surréalistes belges, dont Magritte, ce qui, au-delà des querelles entre personnes et au-delà des clivages politiques / idéologiques, consommera une certaine rupture et expliquera l’affirmation, toujours répétée d’Eemans, qu’il est, lui, un véritable surréaliste dans l’esprit du deuxième manifeste de Breton — qui évoque le poète romantique allemand Novalis — et que les autres n’en ont pas compris la teneur et n’ont pas voulu en adopter les injonctions implicites. Si l’étape abstraite de la “plastique pure” a été une nécessité, une sorte d’hygiène pour sortir des formes stéréotypées et trop académiques de la peinture de la fin du XIXe siècle, le surréalisme ne doit pas se complaire définitivement dans cette esthétique-là. Il doit, comme le préconisait Breton, s’ouvrir à d’autres horizons, jugés parfois “irrationnels”.
Quand Sœur Hadewych hérisse les surréalistes installés
Fidèle au credo poétique de Van Ostaijen, Eemans s’était plongé, fin des années 20, dans l’œuvre mystique de Sœur Hadewych (XIIIe siècle), dont il lira des extraits lors d’une réunion de surréalistes à Bruxelles. L’accueil fut indifférent sinon glacial ou carrément hostile : pour Tommissen, c’est cette soirée consacrée à la grande mystique flamande du moyen âge qui a consommé la rupture définitive entre Eemans et les autres surréalistes de la capitale belge, dont Nougé, Magritte et Scutenaire. Toute l’animosité, toutes les haines féroces qui harcèleront Eemans jusqu’à sa mort proviennent, selon Tommissen, de cette volonté du jeune peintre de faire franchir au surréalisme bruxellois une limite qu’il n’était pas prédisposé à franchir. Pour les tenants de ce surréalisme considéré par Eemans comme « fermé », le jeune peintre de Termonde basculait dans le mysticisme et les bondieuseries, abandonnait ainsi le cadre soi-disant révolutionnaire, communisant, du surréalisme établi : Eemans tombait dès lors, à leurs yeux, dans la compromission (qui chez les surréalistes conduit automatiquement à l’exclusion et à l’ostracisme) et dans l’idéalisme magique ; il trahissait aussi la “révolution surréaliste” avec son adhésion plus ou moins formelle et provocatrice à l’Internationale stalinienne. Pour Eemans, les autres restaient campés sur des positions figées, infécondes, non inspirées par la notion d’Amour selon Dante (à ce propos, cf. notre « Hommage à Marc. Eemans » sur http://marceemans.wordpress.com/ ).
Pour poursuivre leur œuvre de contestation du monde moderne (ou monde bourgeois), les surréalistes, selon Eemans, doivent obéir à une suggestion (diffuse, lisible seulement entre les lignes) de Breton : occulter le surréalisme et s’ouvrir à des sciences décriées par le positivisme bourgeois du XIXe siècle. Breton, en 1929, en appelle à la notion d’Amour, telle que l’a chantée Dante. La voie d’Eemans est tracée : il sera le disciple de Van Ostaijen et du Breton du deuxième manifeste surréaliste de 1929. Pour concrétiser cette double fidélité, il fonde avec René Baert la revue Hermès. Le surréalisme y est « occulté », comme le demandait Breton, mais non abjuré dans sa démarche de fond et sa revendication primordiale, qui est de contester et de détruire le bourgeoisisme établi, et s’ouvre aux perspectives de Dante et de la mystique médiévale néerlandaise et rhénane. Cette situation générale du surréalisme français (et francophone) est résumée succinctement par André Vielwahr, spécialiste de ce surréalisme et professeur de français à la Fordham University de New York : « Le surréalisme éprouvait depuis plusieurs années des difficultés insolubles. Il sombrait sans majesté dans le poncif. L’écriture automatique, l’activité onirique s’étaient soldées par un supplément de “morceaux de bravoure” destinés à relever les œuvres où ils se trouvaient sans jamais fournir la clé capable d’ouvrir indéfiniment cette boîte à multiple fond qui s’appelle l’homme » (in : S’affranchir des contradictions – André Breton de 1925 à 1930, L’Harmattan, 1998, p.339).
Aller au-delà des poncifs et trouver le clé (traditionnelle) qui permet de découvrir l’homme dans sa prolixité kaléidoscopique de significations et de le sortir de toute l’unidimensionnalité en laquelle l’enferme la modernité a été le vœu d’Eemans. Qui fut sans doute, à son corps défendant, l’exécuteur testamentaire de Pierre Drieu la Rochelle qui écrivait le 1er août 1925 une lettre à Aragon pour déplorer la piste empruntée par le mouvement surréaliste : Drieu reconnaissait que les surréalistes avaient eu, un moment, le sens de l’absolu, « que leur désespoir avait sonné pur », mais qu’ils avaient renié leur intransigeance et, surtout, qu’ils « avaient rejoint des rangs » et n’étaient pas « partis à la recherche de Dieu » (A. Vielwahr, op. cit., pp. 66-67). Aragon avait reproché à Drieu que s’être laissé influencé par les gens d’Action Française, qui étaient, disait-il, « des crapules ». En quémandant humblement la lecture des écrits mystiques de Sœur Hadewych, Eemans, jeune et candide, s’alignait peu ou prou sur les positions de Drieu, qu’il ne connaissait vraisemblablement pas à l’époque, des positions qui avaient hérissé les « partisans alignés du surréalisme des poncifs ». Notons qu’Eemans travaillera sur les rêves et sur l’écriture automatique, notamment à proximité d’Henri Michaux, qui sera, un moment, le secrétaire de rédaction d’Hermès. Il reste encore à tracer un parallèle entre la démarche d’Eemans et celles d’Antonin Artaud, Georges Bataille, Michel Leiris et Roger Caillois. Mais c’est là un travail d’une ampleur considérable…
Eemans m’a souvent parlé de sa revue des années 30, Hermès. Il en possédait encore une unique collection complète. Hermès était une revue de philosophie, axée sur les alternatives au rationalisme et au positivisme modernes, dans une perspective apparemment traditionnelle ; en réalité, elle recourrait sans provocation à des savoirs fondamentalement différents de ceux qui structuraient un présent moderne sans relief et, partant, elle présentait des savoirs qui étaient beaucoup plus radicalement subversifs que les provocations dadaïstes ou les gestes des surréalistes établis : pour être un révolutionnaire radical, il fallait être un traditionaliste rigoureux, frotté aux savoirs refoulés par la sottise moderne. Hermès voulait sortir du “carcan occidental” que dénonçaient tout à la fois les surréalistes et les traditionalistes, mais en abandonnant les postures provocatrices et en se plongeant dans les racines oubliées de traditions pouvant offrir une véritable alternative. Pour trouver une voie hors de l’impasse moderne, Eemans avait sollicité une quantité d’auteurs mais l’originalité première d’Hermès, dans l’espace linguistique francophone, a été de se pencher sur les mystiques médiévales flamandes et rhénanes.
De tous ses articles dans Hermès sur Sœur Hadewych, sur Ruysbroeck l’Admirable, etc., Eemans avait composé un petit volume. Mais, malheureusement, il n’a plus vraiment eu le temps d’explorer cette veine, ni pendant la guerre ni après le conflit. Il faudra attendre les ouvrages du Prof. Paul Verdeyen (formé àla Sorbonneet professeur à l’Université d’Anvers) et de Geert Warnar (1) et celui, très récent, de Jacqueline Kelen sur Sœur Hadewych (2) pour que l’on dispose enfin de travaux plus substantiels pour relancer une étude générale sur cette thématique. Notons au passage qu’une exploration simultanée de la veine mystique flamande / brabançonne, jugée non hérétique par les autorités de l’Église, et des idées de “vraie religion” de l’Europe et d’“unitarisme” chez Sigrid Hunke, qui, elle, réhabilitait bon nombre d’hérétiques, pourrait s’avérer fructueuse et éviter des dichotomies trop simplistes (telles paganisme / catholicisme ou renaissancisme / médiévisme, etc. empêchant de saisir la véritable “tradition pérenne”, s’exprimant par quantité d’avatars).
Mystique flamando-rhénane et matière de Bourgogne
Dans l’entre-deux-guerres, l’exploration de la veine mystique flamando-rhénane, entreprise parallèlement à la redécouverte de l’héritage bourguignon, avait un objectif politique : il fallait créer une “mystique belge”, non détachée du tronc commun germanique (que l’on qualifiait de “rhénan” pour éviter des polémiques ou des accusations de “germanisme” voire de “pangermanisme”) et il fallait renouer avec un passé non inféodé à Paris tout en demeurant “roman”. Les tâtonnements ou les ébauches maladroites, bien que méritoires, de retrouver une “mystique belge”, chez un Raymond De Becker ou un Henry Bauchau, trop plongés dans les débats politiques de l’époque, nous amènent à poser Eemans, aujourd’hui, comme le seul homme, avec son complice René Baert, qui ait véritablement amorcé ce travail nécessaire. Autre indice : la collaboration très régulière à Hermès du philosophe Marcel Decorte (Université de Liège) qui donnait aussi des conférences à l’école de formation politique de De Becker et Bauchau dans les années 1937-39.
Le lien, probablement ténu, entre Decorte, Eemans, Bauchau et De Becker n’a jamais été exploré : une lacune qu’il s’agira de combler. Les travaux sur l’héritage bourguignon ont été plus abondants dans la Belgique des années 30 (Hommel, Colin, etc.), sans qu’Eemans ne s’en soit mêlé directement, sauf, peut-être, par l’intermédiaire de la chorégraphe Elsa Darciel, disciple des grandes chorégraphes de l’époque dont l’Anglaise Isadora Duncan. Elsa Darciel avait entrepris de faire renaître les danses des « fastes de Bourgogne ». Malheureusement, ni l’un ni l’autre ne sont encore là pour témoigner de cette époque, où ils ont amorcé leurs recherches, ni pour évoquer le vaste contexte intellectuel où les cénacles conservateurs belges et ceux du mouvement flamand cherchaient fébrilement à se doter d’une identité bien charpentée, qui ne pouvait bien sûr pas se passer d’une “mystique” solide. Sur l’Internet, les esprits intéressés découvriront une étude substantielle du Prof. Piet Tommissen sur la personne d’Elsa Darciel, notamment sur ses relations sentimentales avec le dissident américain Francis Parker Yockey, alias Ulrick Varange.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Eemans a eu des activités de “journaliste culturel”. Cette position l’a amené à écrire quantité de critiques d’art dans la presse inféodée à ce qu’il est désormais convenu d’appeler la “collaboration”, phénomène qui, rétrospectivement, ne cesse d’empoisonner la politique belge depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. On ne cesse de reprocher à Marc. Eemans et à René Baert la teneur de leurs articles, sans que ceux-ci n’aient réellement été examinés et étudiés dans leur ensemble, sous toutes leurs facettes et dans toutes leurs nuances (repérables entre les lignes) : Eemans se défend en rappelant qu’il a combattu, au sein d’un Groupe des Perséides, la politique artistique que le IIIe Reich cherchait à imposer dans tous les pays d’Europe qu’il occupait. Cette politique était hostile aux avant-gardes, considérées comme “art dégénéré”.
Eemans racontait aux censeurs nationaux-socialistes qu’il n’y avait pas d’“art dégénéré” en Belgique, mais un « art populaire », expression de l’âme « racique » (le terme est de Charles de Coster et de Camille Lemonnier), qui, au cours des 4 premières décennies du XXe siècle, avait pris des aspects certes modernistes ou avant-gardistes, mais des aspects néanmoins particuliers, originaux, car, in fine, l’identité des “Grands Pays-Bas” résidait toute entière dans son génie artistique, un génie que l’on pouvait qualifier de “germanique”, donc, aux yeux des nouvelles autorités, de “positif”, les artistes d’avant-garde dans ces “Grands Pays-Bas” étant tous des hommes et des femmes du cru, n’appartenant pas à une quelconque population “nomade”, comme en Europe centrale. La “bonne” nature vernaculaire de ces artistes, en Flandre, ne permettait à personne de déduire de leurs œuvres une “perversité” intrinsèque : il fallait donc les laisser travailler, pour que puisse éclore une facette nouvelle de « ce génie germanique local et particulier ». L’énoncé de telles thèses, sans doute partagées par d’autres analystes collaborationnistes des avant-gardes, comme Paul Colin ou Georges Marlier, avait pour but évident d’entraver le travail d’une censure qui se serait avérée trop sourcilleuse.
Finalement, on reprochera surtout à Eemans et à Baert d’avoir rédigé des articles pour le Pays Réel de Léon Degrelle. Baert assassiné en 1945, Eemans reste le seul larron du tandem en piste après la guerre. Il sera arrêté pour sa collaboration au Pays Réel et non pour d’autres motifs, encore moins pour le contenu de ses écrits (même s’ils portaient souvent la marque indélébile de l’époque). « Je faisais partie de la charrette du Pays Réel », disait-il souvent. Après la fin des hostilités, après la levée de l’état de guerre en Belgique (en 1951 !), après son incarcération qui dura 4 années au “Petit Château”, Eemans revient dans le peloton de tête des critiques d’art en Belgique : ses “crimes” n’ont probablement pas été jugés aussi “abominables” car le préfacier de l’un de ses ouvrages encyclopédiques majeurs fut Philippe Roberts-Jones, Conservateur en chef des Musées royaux d’art de Belgique, fils d’un résistant ucclois mort, victime de ses ennemis, pendant la seconde grande conflagration intereuropéenne.
“Hamer”, Farwerck et De Vries
Sous le IIIe Reich, les autorités allemandes ont fondé une revue d’anthropologie, de folklore et d’études populaires germaniques, intitulée Hammer (Le Marteau, sous-entendu le “Marteau de Thor”). Pendant l’été 1940, on décide, à Berlin, de créer 2 versions supplémentaires de Hammer en langue néerlandaise, l’une pour la Flandre et l’autre pour les Pays-Bas (Hamer). Quand on parle de néopaganisme aujourd’hui, surtout si l’on se réfère à l’Allemagne nationale-socialiste ou aux innombrables sectes vikingo-germanisantes qui pullulent aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, tout en influençant les groupes musicaux de hard rock, cela fait généralement sourire les philologues patentés. Pour eux, c’est, à juste titre, du bric-à-brac sans valeur intellectuelle aucune. C’est d’ailleurs dans ce sens qu’Eemans adoptera les thèses d’Evola consignées, de manière succincte, dans un article titré « Le malentendu du néopaganisme ». Mais ce reproche ne peut nullement être adressé aux versions allemande, néerlandaise et flamande de Hammer / Hamer. Des germanistes de notoriété internationale comme Jan De Vries, auteur des principaux dictionnaires étymologiques de la langue néerlandaise (tant pour les noms communs que pour les noms propres, notamment les noms de lieux) ont participé à la rédaction de cet éventail de revues.
Eemans était l’un des correspondants de Hamer / Amsterdam à Bruxelles. Cela lui permettait de faire la navette entre Bruxelles et Amsterdam pendant le conflit et de s’immerger dans la culture littéraire et artistique de la Hollande, qu’il adorait. Il est certain que l’on a rédigé et édité des études sur Hammer en Allemagne ou en Autriche, du moins sur sa version allemande ou sur certains de ses principaux rédacteurs. Je ne sais pas si une étude simultanée des 3 versions a un jour été établie. C’est un travail qui mériterait d’être fait. D’autant plus que la postérité de Hamer / Amsterdam et Hamer / Bruxelles n’a certainement pas été entravée par une quelconque vague répressive aux Pays-Bas après la défaite du IIIe Reich. De Vries est demeuré un germaniste néerlandais, un “neerlandicus”, de premier plan, ainsi qu’un explorateur inégalé du monde des sagas islandaises. Son œuvre s’est poursuivie, de même que celle de Farwerck, que l’on n’a commencé à dénoncer qu’à la fin des années 90 du XXe siècle !
De l’écolier de Termonde influencé par Brants, son professeur wagnérien, du cadet de famille influencé par Nestor, son aîné, autre Wagnérien, au disciple attentif de Van Ostaijen et du lecteur scrupuleux du deuxième manifeste surréaliste de Breton au directeur d’Hermès et au rédacteur de Hamer, du réprouvé de 1944 au fondateur du Centro Studi Evoliani et au collaborateur d’Antaïos de Christopher Gérard, il y a un fil conducteur parfaitement discernable, il y a une fidélité inébranlable et inébranlée à soi et à ses propres démarches, face à l’incompréhension généralisée qui s’est bétonnée et a orchestré le boycott de cet homme à double casquette : celle du dadaïste-surréaliste-lénino-trostkiste et celle du wagnéro-mystico-évoliano-traditionaliste. Et pourtant, il y a, derrière cette apparente contradiction une formidable cohérence que sont incapables de percevoir les esprits bigleux. Ou pour être plus précis : il y a chez Eemans, surréaliste et traditionaliste tout à la fois, une volonté d’aller au “lieu” impalpable où les contradictions s’évanouissent. Un lieu que cherchait aussi Breton dès son second manifeste.
Après la guerre, Eemans participe à la revue Fantasmagie ; l’étude de Fantasmagie mérite, à elle seule, un bon paquet de pages. L’objectif de Fantasmagie était de faire autre chose que de l’art bétonné en une nouvelle orthodoxie, qui tenait alors le haut du pavé, après avoir balayé toute interrogation métaphysique. Dans les colonnes de Fantasmagie, les rédacteurs vont commenter et valoriser toutes les œuvres fantastiques, ou relevant d’une forme ou d’une autre d’“idéalisme magique”. On notera, entre bien d’autres choses, un intérêt récurrent pour les “naïfs” yougoslaves. Quant à Eemans, il se chargeait de la recension de livres, notamment ceux de Gaston Bachelard. Je compte bien relire les exemplaires de Fantasmagie qui figurent dans ma bibliothèque mais je n’écrirai de monographie sur cette revue, ou sur l’action et l’influence d’Eemans au sein de sa rédaction, que lorsque j’aurai dûment complété ma collection, encore assez lacunaire.
Harcèlement et guéguerre entre surréalistes
L’après-guerre est tout à la fois paradis, purgatoire et enfer pour Eemans. Dans le monde de la critique d’art, il occupe une place non négligeable : son érudition est reconnue et appréciée. En Flandre, on ne tient pas trop compte des allusions perfides à sa collaboration au Pays Réel et à Hamer. En revanche, dans l’univers des galeries huppées, des expositions internationales, des colloques spécifiques au surréalisme en Belgique et à l’étranger, un boycott systématique a été organisé contre sa personne : manifestement, on voulait l’empêcher de vivre de sa peinture, on voulait lui barrer la route du succès “commercial”, pour le maintenir dans la géhenne du travail d’encyclopédiste ou dans l’espace marginal de Fantasmagie. Son adversaire le plus acharné sera l’avocat Paul Gutt (1941-2000), fils du ministre des finances du cabinet belge en exil à Londres pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1964, Paul Gutt organise un chahut contre 2 conférences d’Eemans en diffusant un pamphlet en français et en néerlandais contre notre surréaliste mystique et traditionaliste, intitulé « Un ton plus bas ! Een toontje lager ! » et qui rappelait bien entendu le « passé collaborationniste » du conférencier. Le même Paul Gutt s’était aussi attaqué au MAC (Mouvement d’Action Civique) de Jean Thiriart, futur animateur du mouvement Jeune Europe, en distribuant un autre pamphlet, intitulé, lui, « Haut les mains ! ».
En 1973, Eemans intente un procès, qu’il perdra, à Marcel Mariën qui, à son tour, pour participer allègrement à la curée et traduire dans la réalité bruxelloise les principes de la “révolution culturelle” maoïste qu’il admirait, avait rappelé le « passé incivique » de Marc. Eemans. L’avocat de Mariën était Paul Gutt. En 1979, dans son livre sur le surréalisme belge, qui fait toujours référence, Marcel Mariën, pour se venger, exclut totalement le nom de Marc. Eemans de son gros volume mais encourt simultanément, mais pour d’autres motifs, la colère de Georgette Magritte et d’Irène Hamoir, ancienne amie d’Eemans et veuve du surréaliste « marxiste pro-albanais » (poncif !) Louis Scutenaire. Marcel Mariën ne s’en prenait pas qu’à Eemans quand il évoquait l’époque de la seconde occupation allemande : dans ses souvenirs, publiés en 1983 sous le titre de Radeau de la mémoire, il accuse Magritte d’avoir fabriqué dans ses caves de faux Braque et de faux Picasso, « pour faire bouillir la marmite »…. ! Plus tard, en 1991, le provocateur patenté Jan Bucquoy brûlera une peinture de Magritte lors d’un happening, pour fustiger le culte, à son avis trop officiel, que lui voue la culture dominante en Belgique. On le voit : le petit monde du surréalisme en Belgique a été une véritable pétaudière, un « panier à crabes », disait Eemans, qui ne cessait de s’en gausser.
Eemans était désabusé, en dépit de sa joie de vivre. Il était un véritable pessimiste : joyeux dans la vie quotidienne mais sans illusion sur le genre humain. Cette posture s’explique aisément en ce qui le concerne : ses efforts d’avant-guerre pour réanimer une mystique flamando-rhénane, pour réinjecter de l’Amour selon Dante dans le monde, pour faire retenir les leçons de Sohrawardi le Perse, n’ont été suivi d’aucuns effets immédiats. De bons travaux ont été indubitablement réalisés par quantité de savants sur ces thématiques, qui lui furent chères, mais seulement, hélas, au soir de sa vie, sans qu’il ait pu prendre connaissance de leur existence, ou après sa mort, survenue le 28 juillet 1998. L’assassinat par les services belges de son ami René Baert, dans les faubourgs de Berlin fin 1945, l’a profondément affecté : il en parlait toujours avec un immense chagrin au fond de la gorge. Un embastillement temporaire et des interdictions professionnelles ont mis un terme à l’œuvre d’Elsa Darciel, qui n’aurait plus suscité le moindre intérêt après guerre, comme tout ce qui relève de la matière de Bourgogne (à la notable exception du magnifique « Je soussigné, Charles le Téméraire, Duc de Bourgogne » de Gaston Compère). Eemans s’est plongé dans son travail d’encyclopédiste de l’histoire de l’art en Belgique et dans Fantasmagie, terrains jugés “neutres”. Ces territoires, certes fascinants, ne permettaient pas, du moins de manière directe, de bousculer les torpeurs et les enlisements dans lesquels végétaient les provinces flamandes et romanes de Belgique.
Car on sentait bien qu’Eemans voulait bousculer, que “bousculer” était son option première et dernière depuis les journées folles du dadaïsme et du surréalisme jusqu’aux soirées plus feutrées (mais nettement moins intéressantes, époque de médiocrité oblige…) organisées par le Centro Studi Evoliani. Eemans avait en effet bousculé la bien-pensance comme les garçons de son époque, avec les foucades dadaïstes et surréalistes, auxquelles Evola lui-même avait participé en Italie. Comme Evola, il a cherché une façon plus solide de bousculer les fadeurs du monde moderne : pour Evola, ce furent successivement le recours à l’Inde traditionnelle (Doctrine de l’Éveil, Yoga tantrique, etc.) et au Tao Te King chinois ; pour Eemans, ce fut le recours à la mystique flamando-rhénane, destinée à secouer le bourgeoisisme matérialiste belge, qui n’avait pas voulu entendre les admonestations de ses écrivains et poètes d’avant 1914, comme Camille Lemonnier ou Georges Eeckhoud, et s’était empressé d’abattre bon nombre de joyaux de l’architecture “Art Nouveau” d’Horta et de ses disciples, jugeant leurs audaces créatrices peu pratiques et trop onéreuses à entretenir ! Eemans aimait dire qu’il était le véritable disciple d’André Breton, dans la mesure où celui-ci avait un jour déclaré qu’il fallait s’allier, si l’opportunité se présentait, « avec le Dalaï Lama contre l’Occident ». Pour Evola comme pour Eemans, on peut affirmer, sans trop de risque d’erreur, que le « Dalaï Lama » évoqué par Breton, n’est rien d’autre qu’une métaphore pour exprimer nostalgie et admiration pour les valeurs anté-modernes, donc non occidentales, non matérialistes, qu’il convenait d’étudier, de faire revivre dans l’âme des intellectuels et des poètes les plus audacieux.
Le “Centro Studi Evoliani” : la déception
Une fois son travail d’encyclopédiste achevé auprès de l’éditeur Meddens, Eemans voulait renouer avec cette audace du « bousculeur » dadaïste, en s’arc-boutant sur le terrain d’action prestigieux que constituait l’espace de réflexion évolien, et en provoquant les contemporains en reliant à l’évolisme de la fin des années 70 ses propres recherches entreprises dans les années 30 et pendant la seconde guerre mondiale. Il a été déçu. Et a exprimé cette déception dans l’entretien qu’il nous a accordé, je veux dire à Koenraad Logghe et à moi-même (et que l’on peut lire un peu partout sur l’Internet, notamment sur euro-synergies.hautetfort.com et sur centrostudilaruna.it, le site du Dr. Alberto Lombardo). Pourquoi cette déception ? D’une part, parce que la jeune génération ne connaissait plus rien des enthousiasmes d’avant-guerre, ne faisait pas le lien entre les avant-gardes des années 20 et le recours d’Evola, Guénon, Corbin, Eemans, etc. à la “Tradition”, n’avait reçu dans le cadre de sa formation scolaire aucun indice capable de l’éveiller à ces problématiques ; d’autre part, l’espace ténu des évoliens était dans le collimateur de la nouvelle bien-pensance gauchiste, qui étrillait aussi Eemans quand elle le pouvait (alors qu’on lui avait foutu royalement la paix dans les années 50 et 60). Être dans le collimateur de ces gens-là peut être une bonne chose, être indice de valeur face aux zélotes furieux qui propagent toutes les “anti-valeurs” possibles et imaginables mais cela peut aussi conduire à attirer vers les cercles évoliens des personnalités instables, politisées, simplificatrices, que la complexité des questions soulevées rebute et lasse. En outre, toute une propagande médiatisée a diffusé dans la société une fausse “spiritualité de bazar”, où l’on mêle allègrement toute une série d’ingrédients comme le bouddhisme californien, la cruauté gratuite, le nazisme tapageur, l’occultisme frelaté, le monachisme tibétain, la runologie spéculative, etc. pour créer des espaces de relégation vers lesquelles on houspille trublions et psychopathes, les rendant ainsi aisément identifiables, criminalisables ou, pire encore, dont on peut se gausser à loisir (exemple : “extrême-droite” = “extrême-druides”, intitulé tapageur d’une émission de la RTBF). Sans compter les agents provocateurs de tous poils qui font occasionnellement irruption dans les cercles non-conformistes et cherchent à prouver qu’on est en train de ressusciter des “ordres occultes”, préparant le retour de la “bête immonde”.
Eemans, âgé de 71 ans quand il lance le Centro Studi Evoliani de Bruxelles, n’avait nulle envie de répéter à satiété le récit des phases de son itinéraire antérieur face à un public disparate qui était incapable de faire le lien entre monde des arts et écrits traditionalistes ; ensuite, lui qui avait connu une revue de qualité dans le cadre du “national-socialisme” des années 40, comme Hammer, n’avait nulle envie d’inclure dans ses préoccupations les fabrications anglo-saxonnes qui lancent dans le commerce sordide des marottes soi-disant “transgressives” un “occultisme naziste de Prisunic”. Il a décidé de mettre un terme aux activités du Centro Studi Evoliani, car celui-ci ne pouvait pas, via l’angle évolien, ressusciter l’esprit d’Hermès, faute d’intéressés compétents. Une Fondation Marc. Eemans prendra le relais à partir de 1982, dirigée par Jan Améry. Elle existe toujours et est désormais relayée par un site basé aux Pays-Bas (http://marceemans.wordpress.com/), qui affiche les textes d’Eemans et sur Eemans dans leur langue originale (français et néerlandais). Au début des années 80, toutes mes énergies ont été consacrées à la nouvelle antenne néo-droitiste EROE (Études, Recherches et Orientations Européennes), fondée par Jean van der Taelen, Guibert de Villenfagne de Sorinnes et moi-même en octobre 1983, quasiment le lendemain de ma démobilisation (2 août), de mon premier mariage (25 août & 3 septembre) et de la défense de mon mémoire (vers le 10 septembre).
La réception d’Evola en pays flamand est surtout due aux efforts des frères Logghe : Peter Wim, l’aîné, et Koenraad, le cadet. Peter Wim Logghe, au départ juriste dans une compagnie d’assurances, a fait connaître, de manière succincte et didactique, l’œuvre d’Evola dans plusieurs organes de presse néerlandophones, dont Teksten, Kommentaren en Studies, l’organe du GRECE néo-droitiste en Flandre, et a traduit Orientations en néerlandais (pour le Centro Studi Evoliani d’Eemans). Koenraad Logghe, pour sa part, créera en Flandre un véritable mouvement traditionnel, au départ de sa première revue, Mjöllnir, organe d’un “Orde der Eeuwige Werderkeer” (OEW, Ordre de l’Éternel Retour). Allègre et rigoureuse, païenne dans ses intentions sans verser dans un paganisme caricatural et superficiel, cette publication, artisanale faute de moyens financiers, mérite qu’on s’y arrête, qu’on l’étudie sous tous ses aspects, sous l’angle de tous les thèmes et figures abordés (essentiellement le domaine germanique / scandinave, l’Edda, Beowulf, etc., dans la ligne de Hamer et du grand philologue néerlandais Jan de Vries ; une seule étude sur Evola y a été publiée dans les années 1983-85, sur Ur & Krur par Manfred van Oudenhove).
K. Logghe fondera ensuite le groupe Traditie, suite logique de son OEW, avant de s’en éloigner et de poursuivre ses recherches en solitaire, couplant l’héritage traditionnel de Guénon essentiellement, à celui du Néerlandais Farwerck et aux recherches sur la symbolique des objets quotidiens, des décorations architecturales, des pierres tombales, etc., une science qui avait intéressé Eemans dans le cadre de la revue Hamer, dont les thèmes ne seront nullement rejetés aux Pays-Bas et en Flandre après 1945 : de nouvelles équipes universitaires, formées au départ par les rédacteurs de Hamer continuent leurs recherches. Dans ce contexte, K. Logghe publiera plusieurs ouvrages sur cette symbolique du quotidien, qui feront tous autorité dans l’espace linguistique néerlandais.
Eemans participera également à la revue Antaïos que Christopher Gérard avait créée au début des années 90. Il avait repris le titre d’une revue fondée par Ernst Jünger et Mircea Eliade en 1958. Gérard bénéficiait de l’accord écrit d’Ernst Jünger et en était très fier et très reconnaissant. Lors de la fondation de l’Antaios de Jünger et Eliade, ceux-ci avaient demandé la collaboration d’Eemans : il avait cependant décliné leur offre parce qu’il était submergé de travail. Dommage : la thématique de la mystique flamando-rhénane aurait trouvé dans la revue patronnée par l’éditeur Klett une tribune digne de son importance. Eemans écrivait parfaitement le français et le néerlandais mais non l’allemand. J’ai toujours supposé qu’il n’aurait pas aimé être trahi en étant traduit. C’est donc dans la revue Antaïos de C. Gérard, publiée à Bruxelles / Ixelles, à un jet de pierre de son domicile, qu’Eemans publiera ses derniers textes, sans faiblir ni faillir malgré le poids des ans, jusqu’en ce jour fatidique de la fin juillet 1998, où la Grande Faucheusel’a emporté.
Personnellement, je n’ai pas suivi un itinéraire strictement évolien après la dissolution du Centro Studi Evoliani, dans la première moitié des années 80. Eemans m’en a un peu voulu, beaucoup au début des années 80, moins ultérieurement, et finalement, la réconciliation définitive est venue en deux temps : lors de la venue à Bruxelles de Philippe Baillet (pour une conférence à la tribune de l’EROE, chez Jean van der Taelen) puis lorsqu’il m’a invité à des vernissages, surtout celui qui fut suivi d’une magnifique soirée d’hommage, avec dîner somptueux fourni par l’édilité locale, que lui organisa sa ville natale de Termonde (Dendermonde) à l’occasion de ses 85 ans (en 1992). Pourquoi cette animosité passagère à mon égard ? Début 1981, eut lieu à Bruxelles une conférence sur les thèmes de la défense de l’Europe, organisée conjointement par Georges Hupin (pour le GRECE-Belgique) et par Rogelio Pete (pour le compte d’une structure plus légère et plus éphémère, l’IEPI ou Institut Européen de Politique Internationale).
La rencontre Eemans / de Benoist
En marge de cette initiative, où plusieurs personnalités prirent la parole, dont Alain de Benoist, l’excellent et regretté Julien Freund, le Général Robert Close (du Corps des blindés belges stationnés en RFA), le Colonel Marc Geneste (l’homme de la “bombe à neutrons” au sein de l’armée française), le Général Pierre M. Gallois et le Dr. Saul Van Campen (Directeur du cabinet du Secrétaire Général de l’OTAN), j’avais vaguement organisé, en donnant 2 ou 3 brefs coups de fil, une rencontre entre Marc. Eemans et Alain de Benoist dans les locaux de la Librairie de Rome, dans le goulot de l’Avenue Louise, à Bruxelles, sans pouvoir y être présent moi-même (3). Visiblement, l’intention d’Eemans était de se servir de la revue d’A. de Benoist, Nouvelle École, dont j’étais devenu le secrétaire de rédaction, pour relancer les thématiques d’Hermès. À l’époque, malgré quelques rares velléités évoliennes, A. de Benoist n’était guère branché sur les thématiques traditionalistes ; il snobait délibérément G. Gondinet, qualifié de « petit con qui nous insulte » (remarquez le “pluriel majestatif”…), tout simplement parce que le directeur de Totalité avait couché sur le papier quelques doutes quant à la pertinence métapolitique des écrits du “Pape” de la ND, marqués, selon le futur directeur des éditions Pardès, de “darwinisme”. De Benoist reprochait surtout à Gondinet et à son équipe la parution du n°11 de Totalité, un dossier intitulé “La Nouvelle Droite du point de vue de la Tradition”.
De Benoist, qui a certes eu des dadas darwiniens, sortait plutôt d’un “trip” empiriste logique, de facture anglo-saxonne et “russellienne”, dont on ne saisit guère l’intérêt au vu de ses errements ultérieurs. Il tâtait maladroitement du Heidegger et voulait écrire sur le philosophe souabe un article qui attesterait de son génie dans toutes les Gaules (on attend toujours ce maître article promis sur le rapport Heidegger / Hölderlin… est germanomane par coquetterie parisienne qui veut, n’est pas germaniste de haut vol qui le prétend…). Sur les avant-gardes dadaïstes et surréalistes, de Benoist ne connaissait rien et classait tout cela, bon an mal an, dans des concepts généraux, dépréciatifs et fourre-tout, tels ceux de “l’art dégénéré” ou du “gauchisme subversif”, car, en cette époque bénie (pour lui et son escarcelle) où il œuvrait au Figaro Magazine, le sieur de Benoist se targuait d’appartenir à une bonne bourgeoisie installée, inculte et hostile à toute forme de nouveauté radicale, comme il se targue aujourd’hui d’appartenir à un filon gauchiste, inspiré par le Suisse Jean Ziegler, un filon tout aussi rétif à de la véritable innovation car, selon ses tenants et thuriféraires, il faut demeurer dans la jactance contestatrice habituelle des années 60 (comme certains surréalistes se complaisaient dans la jactance communisante des années 30 et n’entendaient pas en sortir).
En ce jour de mars 1981 donc, A. de Benoist dédicaçait ses livres à la Librairie de Rome et Eemans s’y est rendu, joyeux, débonnaire, chaleureux et enthousiaste, à la mode flamande, sans doute après un repas copieux et bien arrosé ou après quelques bon hanaps de “Duvel” : on est au pays des “noces paysannes” de Breughel, du “roi boit” de Jordaens et des plantureuses inspiratrices de Rubens ou on ne l’est pas ! Cette truculence a déplu au “Pape” de la “nouvelle droite”, qui prenait souvent, à cette époque qui a constitué le faîte de sa gloire, les airs hautains du pisse-vinaigre parisien (nous dirions de la Moeijer snoeijfdüüs), se prétendant détenteur des vérités ultimes qui allaient sauver l’univers du désastre imminent qui l’attendait au tout prochain tournant. Pour de Benoist, la truculence breughelienne d’Eemans était indice de “folie”. Les airs hautains du Parisien, vêtu ce jour-là d’un affreux costume de velours mauve, sale et tout fripé, du plus parfait mauvais goût, étaient, pour le surréaliste flamand, indices d’incivilité, de fatuité et d’ignorance.
Bref, la mayonnaise n’a pas pris : on ne marie pas aisément la joie de vivre et la sinistrose. Le courant n’est pas passé entre les deux hommes, éclipsant du même coup, et pour toujours, les potentialités immenses d’une éventuelle collaboration, qui aurait pu approfondir considérablement les recherches du mouvement néo-droitiste, vu que la postérité d’Hermès débouche, entre bien d’autres choses, sur les activités de Religiologiques de Gilbert Durand ou sur les travaux d’Henri Corbin sur l’islam persan, et surtout qu’elle aurait pu démarrer tout de suite après l’écœurante éviction de Giorgio Locchi, germaniste et musicologue, qui avait donné à Nouvelle École son lustre initial, éviction qu’Eemans ignorait : les arts et la musique ont de fait été quasiment absents des spéculations néo-droitistes qui ont vite viré au parisianisme jargonnant et “sociologisant” (dixit feu Jean Parvulesco), surtout après la constitution du tandem de Benoist / Champetier à la veille des années 90, tandem qui durera un peu moins d’une douzaine d’années.
La brève entrevue entre le “Pape” de la “nouvelle droite” et Eemans, à la “Librairie de Rome” de Bruxelles, n’a donc rien donné : un nouveau dépit pour notre surréaliste de Termonde, qui, une fois de plus, s’est heurté à des limites, à des lacunes, à une incapacité de clairvoyance, de lungimiranza, chez un individu qui s’affichait alors comme le grand messie de la culture refoulée. Cela a dû rappeler à notre peintre l’incompréhension des surréalistes bruxellois devant son exposé sur Sœur Hadewych…
Eemans m’en a voulu d’être parti, quelques jours plus tard, à Paris pour prendre mon poste de “secrétaire de rédaction” de Nouvelle École. Eemans jugeait sans doute que l’ambiance de Paris, vu le comportement malgracieux d’A. de Benoist, n’était pas propice à la réception de thèmes propres à nos Pays-Bas ou à l’histoire de l’art et des avant-gardes ou encore aux mystiques médiévale et persane ; sans doute a-t-il cru que j’avais mal préparé la rencontre avec le “Pape” de la “nouvelle droite”, qu’en “audience” je ne lui avais pas assez parlé d’Hermès ; quoi qu’il en soit, pour l’incapacité à réceptionner de manière un tant soit peu intelligente les thématiques chères à Eemans, notre surréaliste réprouvé avait raison : de Benoist se targue d’être une sorte d’Encyclopaedia Britannica sur pattes, en chair (flasque) et en os, mais il existe force thématiques qu’il ne pige pas, auxquelles il n’entend strictement rien ; de plus, Eemans estimait que “monter à Paris” était le propre, comme il me l’a écrit, furieux, d’un « Rastignac aux petits pieds » : ma place, pour lui, était à Bruxelles, et non ailleurs. Mais, heureusement, mon escapade parisienne, dans l’antre du « snobinard tout en mauve », n’a duré que 9 mois. Revenu en terre brabançonne, je n’ai plus jamais ravivé l’ire d’Eemans. Et c’est juste, la sagesse populaire ne nous enseigne-t-elle pas “Oost West — Thuis best !” ?
Vienne et Zürich / Frauenfeld
Ma première activité strictement évolienne date de 1998, année du décès de Marc. Eemans. Evola suscitait à l’époque de plus en plus d’intérêt en Allemagne et en Autriche, grâce, notamment, aux efforts du Dr. T. H. Hansen, traducteur et exégète du penseur traditionaliste. Du coup, toutes les antennes germanophones de Synergies Européennes voulaient marquer le coup et organiser séminaires et causeries pour le centième anniversaire de la naissance du Maître. Au printemps de 1998, j’ai donc été appelé à prononcer à Vienne, dans les locaux de la Burschenschaft Olympia, une allocution en l’honneur du centenaire de la naissance d’Evola ; on avait choisi Vienne parce qu’Evola adorait cette capitale impériale et y avait reçu, en 1945, pendant le siège de la ville, l’épreuve doublement douloureuse de la blessure et de la paralysie : un mur s’est effondré, brisant définitivement la colonne vertébrale de J. Evola. À Vienne, il y avait, à la tribune, le Dr. Luciano Arcella (qui a tracé des parallèles entre Spengler, Frobenius et Evola dans leurs critiques de l’Occident), Martin Schwarz (toujours animateur de sites traditionalistes avec connotation islamisante assez forte), Alexandre Miklos Barti (sur la renaissance évolienne en Hongrie) et moi-même. J’ai essentiellement mis l’accent sur l’idée-force d’“homme différencié” et entamé une exploration, non encore achevée 13 ans après, des textes d’Evola où celui-ci fut le principal “passeur” des idées de la Révolution conservatrice allemande en Italie. Cette exploration m’a rendu conscient du rôle essentiel joué par les avant-gardes provocatrices des années 1905-1935 : il faut bien comprendre ce rôle clef pour saisir correctement toute approche de l’école traditionaliste, qui en procède tant par suite logique que par rejet.
En effet, on ne peut comprendre Evola et Eemans que si l’on se plonge dans les vicissitudes de l’histoire du dadaïsme, du surréalisme et de ses avatars philosophiques non communisants en marge de Breton lui-même, et du vorticisme anglo-saxon. Les éditions “L’Âge d’Homme” offrent une documentation extraordinaire sur ces thèmes, dont la revue Mélusine et quelques bons “dossiers H”. En 1999, à Zürich / Frauenfeld, j’ai prononcé à nouveau cette même allocution de Vienne, en y ajoutant combien la notion d’“homme différencié”, proche de celle d’“anarque” chez Ernst Jünger, a été cardinale pour certains animateurs non gauchistes de la révolte étudiante italienne de 1968. En Italie, en effet, grâce à Evola, surtout à son Chevaucher le Tigre, le mouvement contestataire n’a pas entièrement été sous la coupe des interprètes simplificateurs de Éros et civilisation d’Herbert Marcuse. Dans les legs diffus de cette révolte étudiante-là, on peut, aujourd’hui encore, aller chercher tous les ingrédients pratiques d’une révolte qui s’avèrerait bien vite plus profonde et plus efficace dans la lutte contre le système, une révolte efficace qui exaucerait sans doute au centuple les vœux de Tzara et de Breton…
Deux mémoires universitaires ont été consacrés tout récemment en Flandre à Evola, celui de Peter Verheyen, qui expose un parallèle entre l’auteur flamand Ernest van der Hallen et Julius Evola, et celui de Frédéric Ranson, intitulé « Julius Evola als criticus van de moderne wereld » (4). Ranson prononce souvent des conférences en Flandre sur J. Evola, au départ de son mémoire et de ses recherches ultérieures. En Wallonie, en Pays de Liège, l’homme qui poursuit une quête traditionnelle au sens où l’entendent les militants italiens depuis le début des années 50 ou dans le sillage de Terza Posizione de Gabriele Adinolfi est Philippe Banoy. La balle est désormais dans leur camp : ce sont eux les héritiers potentiels de Vercauteren et d’Eemans. Mais des héritiers qui errent dans un champ de ruines encore plus glauque qu’à la fin des années 70. Un monde où les dernières traces de l’arèté grec semblent avoir définitivement disparu, sur fond de partouze festiviste permanente, de niaiserie et d’hystérie médiatiques ambiantes et d’inculture généralisée.
Evola, Eemans et la plupart des traditionalistes historiques de leur époque sont morts. Jean Parvulesco vient de nous quitter en novembre 2010. Un mouvement authentiquement traditionaliste doit-il se complaire uniquement dans la commémoration ? Non. Le seul à avoir repris le flambeau, avec toute l’autonomie voulue, demeure un inconnu chez nous dans la plupart des milieux situés bon an mal an sur le point d’intersection entre militance politique et méditation métaphysique : je veux parler de l’Espagnol Antonio Medrano, perdu de vue depuis ses articles dans la revue Totalité de Georges Gondinet. Ce mois-ci, en me promenant pour la première fois de ma vie dans les rues de Madrid, je découvre une librairie à un jet de pierre de la Plaza Mayoret de la Puerta del Sol qui vendait un ouvrage assez récent de Medrano. Quelle surprise ! Il est consacré à la notion traditionnelle d’honneur. Et la jaquette mentionne plusieurs autres ouvrages d’aussi bonne tenue, tous aux thèmes pertinents (5). Aujourd’hui, il conviendrait de fonder un “Centre d’Études doctrinales Evola & Medrano”, de manière à faire pont entre un ancêtre “en absence” et un contemporain, qui, dans le silence, édifie une œuvre qui, indubitablement, est la poursuite de la quête.
Enfin, il ne faut pas oublier de mentionner qu’Eemans survit, sous la forme d’une figure romanesque, baptisée Arminius, dans le roman initiatique de C. Gérard (6), rédigé après l’abandon, que j’estime malheureux, de sa revue Antaïos. Arminius / Eemans y est un mage réprouvé (« après les proscriptions qui ont suivi les grandes conflagrations européennes »), ostracisé, qui distille son savoir au sein d’une confrérie secrète, plutôt informelle, qui, à terme, se donne pour objectif de ré-enchanter le monde.
Pour conclure, je voudrais citer un extrait extrêmement significatif de la monographie que le Prof. Piet Tommissen a consacré à Marc. Eemans, extrait où il rappelait combien l’œuvre de Julius Langbehn avait marqué notre surréaliste de Termonde :
« Au moment où il préparait son recueil Het bestendig verbond en vue de publication, Eemans fit d’ailleurs la découverte, grâce à son ami le poète flamand Wies Moens, du livre posthume Der Geist des Ganzen de Julius Langbehn (1851-1907) (…) Langbehn y analyse le concept de totalité à partir de la signification du mot grec “Katholon”. Selon lui, le “tout” travaille en fonction des parties subordonnées et se manifeste en elles tandis que chaque partie travaille dans le cadre du ‘tout’ et n’existe qu’en fonction de lui. Le “mal” est déviation, négation ou haine de la totalité organique dans l’homme et dans l’ordre temporel ; le “mal” engendre la division et le désordre, aussi tout ce qui s’oppose à l’esprit de totalité crée tension et lutte. Pour que l’esprit de totalité règne, il faut que disparaisse la médiocrité intellectuelle car elle est le fruit d’hommes sans épine dorsale ou caractère et sans attaches avec la source de toute créativité qu’est la vie vraiment authentique de celui qui assume la totalité de sa condition humaine. Langbehn rappelle que les mots latins vis, vir et virtus, soit force, homme et vertu, ont la même racine étymologique. Oui, l’homme vraiment homme est en même temps force et vertu, et tend ainsi vers le surhomme, par les voies d’un retour aux sources tel que l’entend le mythe d’Anthée ».
Dans ces lignes, l’esprit averti repèrera bien des traces, bien des indices, bien des allusions…
► Propos recueillis par Denis Ilmas en avril et mai 2011.
• Bibliographie :
• Notes :
L'itinéraire spirituel de Julius Evola
[Ci-contre : Le Vengeur, Arno Breker, 1940]
Nous ne croyons plus devoir présenter Julius Evola à nos amis, mais peut-être est-il intéressant de voir de plus près le cheminement de sa pensée depuis son ardente jeunesse, où il a côtoyé les mouvements artistiques d’avant-garde au lendemain de la Première Guerre mondiale, jusqu’à l’époque où il a pris pleinement conscience de son identité de philosophe de la tradition gibeline.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, donc, le Futurisme, lancé par le poète Marinetti vers la fin de la première décennie du XXe siècle, avait été pris de vitesse par le Dadaïsme et le Surréalisme, aussi est-ce à ces deux mouvements qu’Evola porta non seulement toute son attention, mais aussi son adhésion avant de fonder le groupe “Ur”.
À première vue c’est une bien étrange route que celle qui conduit de ces mouvements avant-gardistes vers les arcanes de la Tradition, aussi avons-nous tâché de voir un peu plus clair dans l’évolution d’Evola, et pour ce faire nous avons fait appel aux lumières de deux spécialistes en la matière, notamment à Renato del Ponte et Philippe Baillet.
Dans le texte de sa conférence « Introduction à l’œuvre d’Evola » (1), Philippe Baillet nous apprend que :
« Evola fut attiré par le Dadaïsme parce qu’il ne s’agissait pas seulement d’une tendance parmi tant d’autres de l’art d’avant-garde, mais plutôt, selon lui, d’une vision générale de la vie sans laquelle l’impulsion vers une libération absolue de toutes les catégories logiques, éthiques et esthétiques se manifestait sous des formes paradoxales et déconcertantes ».
Et P. Baillet d’ajouter :
« Certaines paroles de Tristan Tzara, qu’il connut personnellement, trouvaient en lui un écho, comme par exemple : “Nous cherchons la force droite, pure, sobre, unique, nous ne cherchons rien d’autre”. Mais l’attirance pour le Dadaïsme était indissolublement liée à la crise qu’Evola traversait alors. La crise passée, il mourut en quelque sorte à tout cela ».
En attendant cette “mort spirituelle”, Evola n’en fut pas moins un des représentants les plus actifs du Dadaïsme en Italie, comme en témoignent des poèmes et des peintures (car Evola a également été peintre), sans oublier ses livres La parole obscure du paysage intêrieur et Arte abstrata qui parurent en 1920 dans la “Collection Dada” de Zurich. Tout comme la plupart des Dadaïstes français se rencontrèrent, après l’effacement du Dadaïsme, dans le mouvement surréaliste d’André Breton, Evola se sentit également attiré durant tout un moment par le Surréalisme, mais certains cotés encore trop dilettantes de celui-ci ne purent le retenir, et Evola se tourna derechef vers les spéculations philosophiques, pour découvrir par ce détour la voie de la Tradition et des doctrines sapientielles, surtout orientales. Il s’intéressa ainsi au Tao Tö King de Lao-Tseu et entra en contact avec John Woodroffe, le traducteur des Tantras hindous. C’est par cette voie qu’Evola commença à méditer sur l’essence de « l‘Individu Absolu ». En 1927, parurent Teoria dell’Individuo assoluto et en 1928, Imperialismo pagano (2). Pour Evola ce fut la rupture défintivé avec la pensée bourgeoise et le saut tout aussi définitif vers le monde de la Tradition.
En 1927, Evola fonda avec quelques amis le groupe “Ur” dont le nom était emprunté au préfixe germanique “ur” (“oer”, en néerlandais, à prononcer comme le “ur” allemand) qui était entré dès le Moyen-Âge dans le vocabulaire philosophique et mystique. Ce préfixe se réfère au “primordial originel”, tout comme il rappelle également le “Pyr” grec, le feu. Mais rappelons également que “ur” est la première syllabe du nom du dieu Uranus et que celui-ci est dans la mythologie le symbole de l’éveil du Feu primordial, tandis que l’adjectif “ouranien”, si cher à Evola, qualifie la pure flamme de l’Esprit, car Uranus est aussi la quintessence même de tout ce qui élève les Fils du Nord et du Monde Hyperboréen vers la totalité de l’Être en quête de cette transcendance dont Evola n’a cessé d’évoquer la nécessité.
Le nouveau groupe fut immédiatement doté d’une revue qui entendait être une « rivista di indirizzi per une scienza dell’ Io ». Dès janvier 1926, la revue devint une « rivista di scienze esoteriche », dirigée, outre Evola, par P. Negri et G. Parise. Bien que Julius Evola fût dès le départ un farouche adversaire de la franc-maçonnerie, celle-ci (à ce moment interdite en Italie) tâcha d’imprimer son sceau sur l’orientation et l’activité du groupe qui finit par en subir les plus grands dommages, avant de se disloquer. Pour situer l’activité du groupe “Ur”, il nous suffira d’avoir encore recours à la conférence de Philippe Baillet :
« Pendant trois ans, le groupe publiera des monographies abondantes sur les différentes doctrines traditionnelles, des extraits commentés de textes initiatiques contemporains, comme ceux de Kremmerz, Meyrink, Crowley et des traductions de textes traditionnels, parmi lesquels on peut citer le Rituel Mithriaque du grand Papyrus Magique de Paris, le texte hermétique de la Turba Philosophorum, les Vers Dorés de Pythagore, des extraits d’un Tantra, du Milindapanha bouddhiste, quelques-uns des chants de l’ascète tibétain Milarepa, etc. Le tout sera rassemblé plus tard en 3 grands volumes sous le titre d’Introduction à la Magie en tant que science du Moi, et forme vraiment une somme unique dans le genre, tant par l’importance de la matière rassemblée que par la qualité des différentes études ».
Et Phillippe Baillet de poursuivre :
« Vers la fin de sa seconde année d’existence, le groupe connaît une scission dont il ne se remettra pas, scission provoquée à l’instigation de certains éléments qui voulaient maintenir en vie la franc-maçonnerie, alors interdite sous le régime fasciste ».
Quant à savoir ce que fut au juste l’activité profonde et “opérative” d’“Ur”, il nous suffira de recopier la réponse que donna Renato del Ponte (3) à une question qui lui fut posée le 11 avril 1975, au cours d’une réunion d’étude du Centre Studi Evoliani français et que nous reproduisons d’après la traduction de Pierre Pascal, un des plus fidèles disciples d’Evola :
« Le Groupe d’UR, à ce que j’en sais, n’avait point de “filiations” directes avec aucun groupe préexistant. C’était quelque chose de complètement nouveau qui avait pris corps sur l’initiative de Julius Evola : autour de lui, se trouvaient diverses personnes qualifiées, provenant d’expériences diverses, qu’ils entendaient faire fructifier, en réalisant un unique et nouveau cours psychique. Le point de départ était situé dans le problème existentiel du Moi, la crise de qui ne croit plus aux valeurs courantes à tout ce qui donne habituellement sur le plan, tant intellectuel que pratique, une signification à l’existence. L’homme “Nouveau” doit aspirer à la vision directe de la réalité. “Comme en un éveil complet”. Une telle aspiration, à travers la connaissance transcendante des pratiques magiques, qui conduit à un changement d’état, dont le point d’arrivée coïncide avec l’Opus transformationis alchimique. Julius Evola écrit que “se transformer est la prémisse de la connaissance supérieure, laquelle ignore les ‘problèmes' et ne connaît que ‘devoirs’ et ‘réalisations’”. Par le mot magie, plutôt que l’entendre selon la signification que lui avait donné l’Antiquité, le Groupe d’UR donna à ce terme une signification nouvelle, qui servit essentiellement à marquer une assomption particulièrement active — comme à tout le Groupe — des disciplines traditionnelles et initiatiques : autrement dit, la “magie” que Roger Bacon définit comme une “métaphysique pratique’. C’est ainsi que fut créée une “chaîne” au moyen de pratiques collectives. Sur les critères suivis et les instructions correspondantes, existent deux monographies d’Introduction à la Magie. Parmi les membres du Groupe, il s’en trouvait, pour le moins, deux qui étaient dotés de pouvoirs réels. Quant aux finalités, les plus immédiates étaient d’éveiller une force supérieure, pouvant servir d’aide au travail individuel de chacun, force dont chacun pouvait éventuellement faire usage. Existait aussi une fin plus ambitieuse : sur une sorte de corps psychique, que l’on entendait créer, pouvoir greffer, par évocation, une véritable influence, provenant d’en-haut. En un tel cas, n’aurait pas été exclue la possibilité d’entreprendre de derrière les “coulisses”, une action, allant jusqu’à s’exercer sur les forces prédominantes telles qu’ elles existaient dans le milieu global de l’époque. Cette seconde possibilité, toutefois, ne connut point d’effets concrets » (4).
Retournons à présent une fois de plus au texte de Philippe Baillet, pour apprendre qu’après la disparition du groupe “Ur”, Julius Evola fonda, en 1930, la revue bimensuelle La Torre avec comme principaux collaborateurs Guido de Giorgio, Girolamo Comi, Gino Ferrenti, Roberto Pavese, Domenico Rodatis et Emilio Servandio. Cette revue entendait « défendre des principes qui se trouvent au-delà du plan politique (car Evola, depuis la parution de son Imperialismo pagano s’occupait de plus en plus d’exposés “métapolitiques”), mais qui, appliqués sur ce plan, « peuvent donner lieu à un ordre de différentiations qualitatives, c’est-à-dire de hiérarchie, c’est-à-dire aussi d’autorité et d’imperium dans le sens le plus vaste ». Dans ce même exposé auquel nous venons d’emprunter ces lignes, Evola déclara encore :
« avec la tentative de La Torre nous voudrions prouver qu’il existe dans l’Italie fasciste la possibilité d’exprimer une pensée rigoureusement impériale et traditionnelle, à jamais libre de tout asservissement politique, adhérant à la pure volonté de défendre une idée ».
Comme l’a écrit P. Baillet : « À afficher aussi librement ses positions, la revue ne tarda pas à avoir des ennuis avec le pouvoir politique ». Et en effet, déjà le numéro 3 fut suspendu… Par la suite, sur ordre des plus hautes instances politiques du régime, il fut interdit aux imprimeurs de Rome d’imprimer la Torre, et la revue cessa de paraître le 15 juin 1930, après la sortie de son numéro dix. C’est également l’époque où Evola ne sortait plus qu’accompagné de garde du corps.
Les bonzes du Parti ne parvinrent toutefois pas à juguler la pensée d’Evola, et c’est assez paradoxalement dans un quotidien éminemment fasciste Il Regime fascista, dirigé par son ami Roberto Farinacci, qu’il obtint la libre disposition d’une page spéciale « réservée à la défense et à l’affirmation des valeurs traditionnelles » qui lui étaient chères. Cette collaboration dura de 1932 jusqu’à l’effondrement du régime fasciste et la disparition du journal hospitalier.
Durant toutes ces années, cette page évolienne publia, outre des articles d’Evola et de ses amis, des textes d’un Gonzague de Reynold, d’un Prince Karl-Anton Rohan, de l’économiste autrichien Othmar Spann, de René Guénon et de plusieurs membres du Kreis [Cercle] du poète allemand Stefan George, dont le poète juif Karl Wolfskehl.
Cette activité journalistique de Julius Evola s’accompagna de la publication de la plupart de ses livres majeurs aussi bien sur le plan purement ésotérico-philosophique que sur celui de la “méta-politique”, ces derniers défendant une conception gibeline d’une société basée sur le respect de la tradition et par conséquent à l’opposé de tous les systèmes politiques qui ont actuellement cours, aussi bien à droite qu’à gauche. C’est surtout en raison de ses deux livres Rivolta contro il mondo moderno (1934) et Cavalcare la Tigre (1961) (5) qu’Evola a été appelé le philosophe de la Révolution conservatrice.
► Marc Eemans, in : Julius Evola, penseur et philosophe traditionaliste italien, Centro Studi Evoliani, Bruxelles 1980.
◘ Notes :
Julius Evola et la métapolitique
Du fait que René Guénon aussi bien que Julius Evola, que l’on considère à juste titre comme les deux plus grands auteurs traditionalistes de ce siècle, ont en effet écrit nombre d’œuvres relevant de la Tradition, qui sont d’une valeur insigne, on n’a que trop tendance à ne les aborder que sous l’angle des études traditionnelles, pour négliger pour autant tout ce qu’ils ont pu écrire dans le sens de leur “révolte contre le monde moderne”, pour reprendre le titre de l’œuvre maîtresse de Julius Evola.
Certes, leur connaissance du monde de la Tradition a pu conduire Guénon aussi bien qu’Evola à asseoir sur celle-ci leur “révolte” contre tout ce qui relève des aberrations spirituelles, sociales et politiques du “Kali-Yuga” ou “âge sombre” au sein duquel nous sommes condamnés à vivre, mais il n’en est pas moins vrai que Guénon aussi bien qu’Evola se sont élevés avec une rare violence contre tous les cuistres, les charlatans et les analphabètes qui se réclament de la Tradition et qui n’en connaissent ou n’en propagent que la caricature. Comme l’a écrit Paul Sérant, il y a en effet pire que le refus de la spiritualité, c’est la spiritualité à rebours (1). Guénon aussi bien qu’Evola n’ont eu que sarcasme pour les “initiés” et les “gourous”, les “yogis” et les “soufis” ou autre bateleurs de tous genres, aussi bien orientaux qu’occidentaux de la fausse Tradition. Rappelons ainsi que Guénon a consacré, entre autres, tout un livre à L'Erreur spirite et qu’Evola a écrit Masques et visages du spiritualisme contemporain, ouvrage dans lequel il analyse et stigmatise les « erreurs de l’homme moderne à la recherche de nouveaux dieux ». Il s’y prend aussi bien à la théosophie qu’à l’anthroposophie, au spiritisme qu’à la psychanalyse, au néo-mysticisme à la Krishnamurti qu’aux démarches néo-païennes d’un Aleister Crowley, au soi-disant catholicisme ésotérique qu’au “traditionalisme intégral”. C’est en somme un impitoyable réquisitoire contre tout ce qui prétend se réclamer d’hermétisme ou d’occultisme et tente de tromper les crédules avec des “connaissances” et des “pouvoirs” supra-normaux qu’ils soient métapsychiques, parapsychologiques, thaumaturgiqes ou astrologiques et autres fariboles propres à envoûter les âmes simples férues de mystère et de magie, d’alchimie, de sorcellerie, de satanisme ou d’autres transcendances un peu trop terre à terre.
Si nous ne nous trompons, un des tout premiers, sinon le premier livre publié par René Guénon s’intitulait La crise du monde moderne (1927) tandis qu’un de ses ouvrages capitaux est consacré à un sujet qui ne relève certes pas du soufisme, du zen ou du tantrisme, mais qui s’en prend au règne de la quantité et les signes des temps (1945). Dans d’autres ouvrages encore il renouvellera ses attaques contre le monde qui est le nôtre, aussi n’est ce pas par hasard que Louis Pauwels, doublé de Jacques Bergier, cet autre grand fumiste du Matin des magiciens, a pu définir le national-socialisme comme étant du « Guénon plus les pantzer-divisionen »…
Quant a Julius Evola, on le traite volontiers de fasciste et de nazi, voire d’éminence grise de Mussolini comme a osé l’affirmer Elizabeth Anteb dans son fameux livre Ave Lucifer (1970), et l’intelligentsia gauchiste de renchérir à toute occasion, alors qu’Evola n’a été évidemment rien de tout cela. Nous savons, en effet qu’Evola n’a jamais été membre du parti fasciste et que certains satrapes du fascisme officiel n’ont cessé de le poursuivre de leur hargne parce qu’il a osé déclarer un jour que le fascisme était trop peu (2). Cela n’empêche que ces messieurs n’ont jamais pu le museler et qu’il est même parvenu, après interdiction de sa revue La Torre à disposer librement d’une page dite “culturelle” dans le journal Il regime fascista de son ami Roberto Farinacci. Quoi qu’on en dise, sous les régimes de droite, voire d’extrême-droite, ce n’est en effet jamais le règne du “goulag”… À cette page, que nous qualifierons de “culturo-politique”, collaborèrent nombre de figures éminentes du monde intellectuel européen dont René Guénon (parfois sous le pseudonyme d’Ignitus), Gonzague de Reynold et le prince Karl Anton Rohan, sans oublier les poètes Paul Valéry et Karl Wolfskehl (un poète juif du cercle ou Kreis du grand poète symboliste allemand Stefan George). Cette page évolienne dans Il regime fascista dura jusqu’à la fin du régime fasciste lui-même, sans qu’il n’y ait plus eu d’entraves de la part des milieux fascistes officiels (3).
Sur le plan de la métapolitique, qui nous intéresse ici plus particulièrement, Evola n’a cessé de publier, outre ses ouvrages de pure érudition traditionaliste, nombre d’études et d’essais dont le premier en date est Imperialisme pagano (1928), auquel succéda, en 1934, Rivolta contro il mondo moderno, qui résume déjà toutes les positions qu’Evola développera ultérieurement en ce domaine. Par la suite il précisera certains points, notamment en 1937, dans Il mito del sangue del razzismo et, en 1941, dans Sintesi di dottrina della razza, ouvrages dans lesquels il expose les fondements non pas d’un racisme biologique, donc matérialiste à la manière nationale-socialiste, mais bien d’un racisme spirituel. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, donc après avoir été paralysé des membres inférieurs à la suite d’un bombardement aérien, Evola poursuivra son œuvre métapolitique en tout premier lieu avec une brochure, Orientamenti (1950), qui résume déjà toutes les tâches qui attendent l’homme “différencié” qui n’entend pas subir le nivellement par le bas des démocraties avilissantes et gauchissantes.
En 1953, c’est Gli uomini e le rovine, ouvrage édité, en 1957, en langue française sous le titre Les hommes au mi1ieu des ruines (éd. des Sept Couleurs). Enfin, en 1961, c’est Cavalcare la tigre, dont l’édition française (Chevaucher le tigre) parut, en 1964, aux éd. La Colombe, à Paris. Du propre aveu d’Evola, ce livre est à considérer comme son testament à la fois spirituel et métapolitique, car n’a-t-il pas écrit quelque part : « sous certains aspects, (il) reflète ma propre vie ; les maximes et les orientations qui y sont indiquées sont aussi celles que je me suis, en général efforcé de suivre dans ma propre existence ». (4) Evola, en effet, y reprend tous les thèmes déjà abordés dans ses livres métapolitiques précédents. Il suffit de reprendre le titre des huit chapitres qui composent ce livre pour s’en convaincre : Orientation / Dans le monde où Dieu est mort / L’impasse de l’existentialisme / Dissolution de l’individu / Dissolution de la connaissance / Le domaine de l’art, de la musique “physique” aux stupéfiants / La dissolution du domaine social / Le problème spirituel. Nous ne dirons pas que tous ces thèmes ont été abordés avec la même lucidité ou la même compétence, aussi avons-nous déjà dit ailleurs combien, par ex., ses vues sur Heidegger étaient injustes ou plutôt sommaires (5). Dans son ensemble le réquisitoire contre le nihilisme européen et la dissolution de notre civilisation n’en est pas moins d’une rare justesse, aussi Evola s’y attaque, entre autres, une fois de plus au spiritualisme à rebours et au problème de la “deuxième religiosité” (pp. 257 à 270 de l’édition française).
Au paragraphe 21 de ce livre, qui traite de La maladie de la culture européenne (pp. 184 à 188 de la même édition), Evola se réfère a un livre de Christoph Steding intitulé L’empire et la maladie de la culture européenne, en insistant sur le fait que le processus de dissolution de la culture européenne est « la suite de la disparition de toute référence supérieure ». Et Evola d’ajouter que ce processus de dissolution a eu deux causes : la première étant une espèce de « paralysie de l’idée qui servait de centre de gravité à tout ce qui était tradition européenne-ce qui a provoqué l’obscurcissement, la matérialisation et le déclin de l’empire et de son autorité ». Nous savons par tous les écrits d’Evola à quel point la notion d’Empire se trouve au centre de sa préoccupation majeure en matière de métapolitique, pour ne plus devoir y insister. Quant à la seconde cause, « qui s’est inscrite comme en contrepoint », Evola constate que celle-ci a été et est toujours ce « mouvement centrifuge, la dissociation et l’autonomie des parties composantes, provoquées justement par l’affaiblissement et la disparition de la force de gravité originelle ».
Plus loin Evola parle du « pathos antipolitique et de l’isolement propres à un art et une culture neutres » qui caractérisent l’idéal d’une certaine intelligentsia qui entend situer l’art et les sciences au-dessus de l’engagement politique ou social tout en ne parlant que d’une “culture” engagée dans tous les errements de la “liberté”, sans préciser de quelle “liberté” il peut bien s’agir. Celle de tout dire, de tout faire, sans tenir compte des conséquences que peut avoir une “liberté anarchique” ? Dans un petit livre d’Ernst Bertram intitulé Von der Freiheit des Wortes [De la liberté du verbe] (6), ce poète et penseur du Kreis de Stefan George a fait d’une manière vraiment remarquable le procès de cette liberté qui est celle d’une pensée en pleine dissolution et qui conduit aux pires manipulations et intoxications des masses dites démocratiques.
À cette liberté anarchique et délétère, Evola oppose le devoir d‘une sérieuse désintoxication interne. Sur ce point il nous faut citer un passage du livre Les hommes au milieu des ruines où Evola écrit : « … il faut affronter le problème de l’attitude à prendre en face de ce que l’on peut appeler, d’une façon générale, le monde moderne (…), il faut l’affronter dans l’esprit “réactionnaire” et “révolutionnaire conservateur” ». Mais nous nous heurtons ici à deux choses ou plutôt à deux notions qui peuvent prêter aux pires confusions : et d’abord que faut-il entendre par esprit “réactionnaire” et ensuite par ” révolutionnaire conservateur” ? En tant que révolutionnaires anti-marxistes on doit évidemment être tout, excepté être “réactionnaires” ou “conservateurs”. Car que reste-t-il encore dans notre monde pourri qui puisse mériter d’être “conservé” ? Certaines valeurs dites “bourgeoises” ? Certains reliquats d’une civilisation décadente ? Peut-être, mais que l’on fasse attention, et surtout que l’on ne se montre pas, au nom de la Tradition, passéiste à outrance en imitant le Mahatma Gandhi qui prôna le retour au rouet et qui laissa mourir son peuple de faim pour ne pas toucher aux vaches sacrées…
Evola a fort justement fait allusion au Japon qui a su allier le modernisme le plus avancé aux traditions séculaires du pays. Et Evola d’écrire : « Il serait, bien entendu, parfaitement utopique de vouloir s’opposer, en fait, à tout ce qui constitue, sur le plan matériel, la civilisation moderne ; cela impliquerait, entre autres choses, de renoncer aux armes actuelles d’attaque et de défense. Mais on peut toujours fixer une distance et une limite. on peut circonscrire ce qui est ‘moderne’ dans un domaine concret, ‘physique’, bien contrôlé, sur le plan des simples moyens, en lui superposant un ordre plus élevé, défendu comme il se doit, là où les valeurs révolutionnaires-conservatrices devraient être inconditionnellement reconnues » (7). Evola rejoint ici Heidegger, où le philosophe allemand, parlant de l’intrusion de la technique dans le monde moderne, affirme qu’il ne faut point rejeter celle-ci a priori, mais se détacher de l’esprit pragmatique qui domine à présent le monde de la technique (8).
Pour se détacher de “l'esprit pragmatique”, dont parle Heidegger, il nous faut un retour à tout ce que celui-ci entend par une vie “authentique”, ce que Julius Evola a traduit, en son langage traditionaliste, par une vie en harmonie avec tout ce qui peut encore relever de nos jours de la tradition primordiale. Il nous convie ainsi à une “vocation héroïque” et, se référant aux deux expériences du fascisme et du national-socialisme, il nous invite à considérer celles-ci, non avec une nostalgie romantique, mais avec un regard critique et détaché. Se référant au livre Les hommes au milieu des ruines, Philippe Baillet écrira : « Au sujet de la première expérience, on doit comprendre que “si les idées fascistes” doivent être encore défendues, elles devraient l’être, non en tant qu’elles sont “fascistes”, mais dans la mesure où elles représentent, sous une forme particulière, l’expression et l’affirmation d’idées antérieures et supérieures au fascisme » (9). Pour ce qui est de l’expérience nationale-socialiste, il convient également de faire la part entre l’idée qui a présidée à cette expérience, « entre la pureté du mouvement à ses débuts, pureté incarnée chez quelques hommes, et le titanisme inhérent à un pouvoir qui vient à prédominer après 1933 » (10).
Julius Evola a longuement réfléchi sur l’évolution et l’échec final de ces deux expériences et nous a donné les conclusions de cette réflexion dans son ouvrage Il fascismo : Saggio di una analisi critica dal punto di vista della Destra [1964], dont la deuxième édition, de 1970, était augmentée d’un appendice Note sul terzo Reich. Hélas, de cet ouvrage capital il nous manque toujours une traduction française… [L'ouvrage sera traduit par P. Baillet en 1981]
► Marc. Eemans, brochure Julius Evola et la métapolitique, Centro Studi Evoliani, Bruxelles, 1980.
(1) Dans le numéro spécial de Planète Plus consacré à René Guénon.
(2) « Nous ne sommes ni fascistes ni antifascistes. L’antifascisme n’est rien… Le fascisme est trop peu… Nous voudrions un fascisme plus radical, plus intrépide, un fascisme vraiment absolu, fait de force pure, inaccessible à tout compromis… Avec la tentative de La Torre, nous voudrions prouver qu’existe en Italie fasciste la possibilité d‘exprimer une pensée rigoureusement impériale et traditionnelle, à jamais libre de tout asservissement politique, adhérant à la pure volonté de défendre une idée » (La Torre n°5).
(3) Une première anthologie des articles parus dans Il regime fascista est parue aux Edizioni Europa, à Rome, en 1974.
(4) Il cammino del cinabro (1963). Citation rapportée par Philippe Baillet dans son Introduction à l'œuvre d'Evola (éd. Centre d'études doctrinales Evola, Paris 1975) qui ajoute : « D’une certaine façon, Evola, avec ce livre, ferme la boucle, revenant à la position de départ de la jeunesse ».
(5) Notre brochure Heidegger et la tradition de la pensée… ainsi que Introduction à l’œuvre d’Evola (P. Baillet, éd. Centre d’Études Doctrinales Evola, 1975).
(6) Insel-Bucherei n° 485. Leipzig, Insel-Verlag, s.d. (vers 1935 ?).
(7) Les hommes au milieu des ruines, p. 243 et suiv.
(8) Voir notre brochure Heidegger et la tradition de la pensée occidentale (Studi Evoliani, 1979).
(9) Op. cit.
(10) Idem
Annexe à propos de Christoph Steding
Christoph Steding, que Julius Evola, cite au paragraphe 21 de son livre L'homme au milieu des ruines, n'était pas un écrivain national-socialiste et on le disait même persona non grata auprès du Dr Goebbels, bien que son livre Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur (1938) ait été préfacé par le Reichsminister Dr W. Frank. Steding reconnaît dans son livre qu'Hitler devait être le constructeur d'une Europe nouvelle dont le Großdeutsches Reich serait le noyau central, mais pour que cette Europe nouvelle puisse surgir, il estima toutefois que tous les peuples germaniques d'Europe devraient au préalable rejoindre ce noyau, sans cependant être absorbés par celui-ci dans une espèce d'expansion impérialiste du Reich bismarckien. Pour Steding il devait s'agir d'une Volkstumpolitik au sein de laquelle la nation allemande serait rejointe par d'autres nations germaniques qui conserveraient leur autonomie linguistique et culturelle propre dans un Reich supranational. D'ailleurs Hitler, après l'Anschluß de l'Autriche n'avait-il pas déclaré lui-même : « Das römische Reich begint wieder zu atmen » (l'empire germanique romain recommence à respirer) ? Cette référence au Saint Empire est significative, mais l'idée du Saint Empire était encore loin de la réalité, et au sein même du IIle Reich nombre de figures dirigeantes de celui-ci ne poursuivaient encore qu'une politique purement impérialiste dans le sens le plus étroit du mot, d’où des conflits intérieurs nombreux. Christof Steding est mort jeune, peu après la parution de son livre dont le texte était d'ailleurs demeuré à l'état d'esquisse.
Q. : Vous avez aussi fondé le Centrum Studi Evoliani, dont vous êtes toujours le Président…
ME : Oui. Pour ce qui concerne la philosophie, j’ai surtout été influencé par Nietzsche, Heidegger et Julius Evola. Surtout les deux derniers. Un Gantois, Jef Vercauteren, était entré en contact avec Renato Del Ponte, un ami de Julius Evola. Vercauteren cherchait des gens qui s’intéressaient aux idées de Julius Evola et étaient disposés à former un cercle. Il s’adressa au Professeur Piet Tommissen, qui lui communiqua mon adresse. J’ai lu tous les ouvrages d’Evola. Je voulais tout savoir à son sujet. Quand je me suis rendu à Rome, j’ai visité son appartement. J’ai discuté avec ses disciples. Ils s’étaient disputés avec les gens du groupe de Del Ponte. Celui-ci prétendait qu’ils avaient été veules et mesquins lors du décès d’Evola. Lui, Del Ponte, avait eu le courage de transporter l’urne contenant les cendres funéraires d’Evola au sommet du Mont Rose à 4.000 m et de l’enfouir dans les neiges éternelles. Mon cercle, hélas, n’a plus d’activités pour l’instant et cela faute de personnes réellement intéressées.
En effet, il faut avouer que la pensée et les théories de Julius Evola ne sont pas à la portée du premier militant de droite, disons d’extrême-droite, venu. Pour y accéder, il faut avoir une base philosophique sérieuse. Certes, il y a eu des farfelus férus d’occultisme qui ont cru qu’Evola parlait de sciences occultes, parce qu’il est considéré comme un philosophe traditionaliste de droite. Il suffit de lire son livre Masques et visages du spiritualisme contemporain pour se rendre compte à quel point Evola est hostile, tout comme son maître René Guénon, à tout ce qui peut être considéré comme théosophie, anthroposophie, spiritisme et que sais-je encore.
L’ouvrage de base est son livre intitulé Révolte contre le monde moderne qui dénonce toutes les tares de la société matérialiste qui est la nôtre et dont le culte de la démocratie (de gauche bien entendu) est l’expression la plus caractérisée. Je ne vous résumerai pas la matière de ce livre dense de quelque 500 pages dans sa traduction française. C’est une véritable philosophie de l’histoire, vue du point de vue de la Tradition, c’est-à-dire selon la doctrine des quatre âges et sous l’angle des théories indo-européennes. En tant que “Gibelin”, Evola prônait le retour au mythe de l’Empire, dont le IIIe Reich de Hitler n’était en somme qu’une caricature plébéienne, aussi fut-il particulièrement sévère dans son jugement tant sur le fascisme italien que sur le national-socialisme allemand, car ils étaient, pour lui, des émanations typiques du “quatrième âge” ou Kali-Youga, l’âge obscur, l’âge du Loup, au même titre que le christianisme ou le communisme. Evola rêvait de la restauration d’un monde “héroïco-ouranien occidental”, d’un monde élitaire anti-démocratique dont le “règne de la masse”, de la “société de consommation” aurait été éliminé. Bref, toute une grandiose histoire philosophique du monde dont le grand héros était l’Empereur Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250), un véritable héros mythique…
◘ Extrait d'un entretien accordé à Vouloir, 1990.
L'activité diplomatique d'Evola à Vienne, Prague, Bucarest et Berlin
Pendant l'année 1938, à une date que nous ignorons, l'Ahnenerbe faisait parvenir au Reichsführer Heinrich Himmler un rapport secret sur les activités du Baron Evola qui se terminait par l'injonction suivante : « Empêcher toutes pressions qu'il pourrait exercer dans l'avenir sur le dirigeants et les fonctionnaires du parti comme de l'État ; faire surveiller ses activités de propagande dans les pays voisins » (cf. le document édité par B. Zoratto dans L'Italia Settimanale du 9 février 1994 et intitulé “Fermate Evola. Firmato SS”). Par ailleurs, on peut donner raison à Piero Di Vona qui, dans son livre Evola, Guénon, De Giorgio (Ed. Barzano, 1993), démontrer que les rapports entre Evola et le IIIe Reich ont été fort « compliqués et obscurs » ; toutefois, du fait qu'Evola ait été soupçonné de pouvoir « exercer des pressions » sur des « appareils peu perméables comme ceux du Parti ou de l'État dans l'Allemagne nationale-socialiste », le Prof. Giorgio Galli en déduit, très légitimement, dans sa préface au travail de Marco Fraquelli, Il filosofo proibito (Milan, 1994), qu'Evola « avait en réalité des projets politiques, de type élitiste, non dépourvus de potentialités opératives ».
Evola en Autriche : contacts avec Othmar Spann et le prince Rohan
Nous serons en mesure de prouver quelles étaient ces potentialités opératives en évoquant dans cet article un épisode des rapports entre Evola et le IIIe Reich. Mais quels étaient les « pays voisins » (de l'Allemagne) dans lesquels, selon l'Ahnenerbe, le Baron Evola développait ses activités ? C'était, bien sûr et avant toute chose, l'Autriche, qui, de « pays voisin » allait devenir territoire du Reich le 13 mars 1938, la même année où Himmler reçoit sur son bureau le rapport consacré à Evola. Dans son autobiographie, Le Chemin du Cinabre, Evola écrit :
« Il y avait encore à Vienne un sol fécond, où je passai l'hiver et où j'entrai en relation avec des représentants de la Droite et de l'ancienne aristocratie, notamment avec le groupe dont le philosophe Othmar Spann était le chef, un groupe qui agissait dans la même ligne. Là, j'ai collaboré étroitement avec le Prince Rohan, qui disposait d'un important réseau de relations ».
Les rapports d'Evola avec Spann avaient été dûment remarqués par les services de l'Ahnenerbe, car ceux-ci écrivent dans leur rapport : « Ses rapports concrets avec Spann ont été élucidés entretemps. Nous ne croyons pas trop nous tromper en disant qu'Evola voit en Spann un allié et profite de l'occasion pour s'en rapprocher, en essayant de donner à Spann un avenir politique ». Spann qui avait tenu la chaire d'économie et de sociologie à Vienne, fut interné immédiatement après l'Anschluss dans un camp de concentration. Il mourra à Neustift dans le Burgenland en 1950.
Evola à Bucarest : rencontre avec des légionnaires et des intellectuels
Durant le mois où l'Anschluss eut lieu, Evola était à Bucarest où, comme on le sait, il rencontra Corneliu Codreanu, de même que d'autres personnalités des mondes politique et culturel : le chef du Corps des Travailleurs Légionnaires Gheorghe Clime, l'ex-ministre Constantin Argetoianu, le doctrinaire du corporatisme Mihail Manoilescu, l'économiste Petre Tutea, le philosophe Nae Ionescu, le mathématicien Octav Onicescu, les intellectuels traditionalistes Vasile Lovinescu et Marcel Avramescu, l'historien des religions Mircea Eliade et bien d'autres (sur les milieux qu'a contactés Evola à Bucarest, cf. J. Evola, La tragedia delle Guardia di Ferro, Rome, 1996). Ce fut forcément pendant le voyage qui l'amenait ou le ramenait de Roumanie qu'Evola se manifeste publiquement à Budapest en Hongrie, où il donne une conférence dans le Château Zichy pour un public d'aristocrates. Cependant, nous ne pouvons pas en dire davantage, dans l'état actuel de nos recherches, sur les contacts hongrois d'Evola.
Toujours en 1938, le Baron Evola s'est rendu à Prague, où il a développé une action politique de grande envergure, que l'on ne peut comprendre que si l'on sait qu'Evola avait déjà séjourné en Tchécoslovaquie dans les derniers mois de 1937, ce que nous pouvons par ailleurs apprendre dans une note de l'article intitulé « Panorama della Mostra antiebraica di Monaco » (Panorama de l'Exposition antijuive de Munich) publié dans La Vita italiana de janvier 1938 et reproduite dans Il genio d'Israele (Catania, 1992). Cette note dit ceci :
« Le matériel qui constitue la base du présent article, de même que les catalogues de l'exposition de Munich, de l'exposition antibolchevique de Berlin, que les ouvrages scientifiques relatifs au problème juif dans les pays autres que la Tchécoslovaquie ont été confisqués au rédacteur du présent article au poste frontière germano-tchècoslovaque de Podmokly, sous prétexte qu'il s'agissait de publications interdites sur le territoire de la république tchécoslovaque ».
Evola est donc retourné à Prague pendant l'été 1938, comme l'attestent 2 articles qu'il publie cette même année : le premier paraît dans Lo Stato d'octobre 1938, le second, plus long et plus criconstancié, dans Bibliografia Fascista de décembre 1938. Ces 2 textes sont toujours disponibles aujourd'hui : ils ont été republiés dans des anthologies d'articles d'Evola (Lo Stato : 1934-1943, Rome, 1995, pp.262-265 ; Esplorazioni e disamine, Parme, 1994, vol. 1, pp. 237-248).
Evola écrit que « peu de temps avant la phase aigüe de la crise », donc avant la révolte et la grève générale dans le Pays des Sudètes, qui eut lieu le 13 septembre, il avait fréquenté dans la capitale tchécoslovaque de « hautes personnalités tchèques en charge du gouvernement », parmi lesquelles le ministre des Affaires étrangères :
« Kamil Krofta, alors ministre des Affaires étrangères à Prague, lors d'une conversation que nous avons eue avec lui, nous a dit qu'il n'excluait pas l'idée d'une politique d'ensemble autonome menée de concert par les diverses puissances mineures de l'Europe centrale et balkanique, y compris la Tchécoslovaquie, soit une politique qui ne se réfèrerait pas unilatéralement à Paris ou à Londres, ou qui chercherait à troubler la politique internationale de l'Axe. Ainsi, il croyait que les grandes puissances pourraient avoir à Prague une sensation de sécurité, et il nous faisait sentir qu'il n'y avait aucune raison de demeurer sur le qui-vive et de chercher tous les moyens pour garantir la liberté et l'intégrité de l'État tchèque. Pourtant l'irréparable est arrivé ».
“L'irréparable”, ce fut l'annexion du territoire des Sudètes au Reich, le 1er octobre 1938, immédiatement après les entrevues de Munich. La Tchécoslovaquie, ainsi privée de ses territoires les plus riches en matières premières et en industries, de même que de son principal système de fortifications en Europe centrale, se réduisait à un territoire de 100.000 km2, avec 10 millions d'habitants. Le 21 novembre, la nouvelle constitution avait consacré la naissance d'un État fédéral articulé sur 3 régions largement autonomes : la Bohème-Moravie, la Slovaquie et la Ruthénie.
Une “solution helvétique” pour la Tchécoslovaquie ?
Le projet d'accorder une autonomie analogue au Pays des Sudètes avait été envisagé, avant que ce territoire ne soit purement et simplement annexé au Reich. Evola nous révèle en effet qu'il a « personnellement organisé une enquête à Berlin et à Prague » pour proposer une autonomie de « type helvétique » à concéder aux Sudètes à l'intérieur de la Tchécoslovaquie, ou, d' « organiser en cas extrême un plébiscite ». On peut penser aujourd'hui que la solution du statut autonome était plus conforme aux idées politiques d'Evola, car il se montrait favorable à un système articulé d'autonomies à l'intérieur d'un État supranational. Toutefois, Evola lui-même reconnaissait que la Tchécoslovaquie ne disposait ni d'une tradition séculaire comme la Suisse ni d'un principe universel comme l'ancienne Autriche, tradition et principe qui « seraient en mesure de garantir la solidarité et la stabilité d'un système impliquant et l'unité et la pluralité ou permettant de freiner, de l'intérieur, l'inévitable tendance centrifuge des groupes ethniques particuliers ».
Quoi qu'il en soit, on n'avait jamais évoqué auparavant « une annexion sic et simpliciter ni chez les Sudètes, ni à la Wilhelmstrasse ». « On avait en revanche toujours parlé d'une autonomie interne à l'État tchéque ». “L'enquête” menée par Evola à Berlin et à Prague semble bel et bien entrer dans le cadre d'une tentative à la fois en marge et à l'intérieur du ministère des affaires étrangères du Reich et que partageaient les milieux politique que fréquentait Evola à cette époque. En tout cas, ces péripéties dans la biographie d'Evola nous révèlent une dimension “diplomatique” des activités du penseur traditionaliste italien, qu'on avait ignoré jusqu'ici.
► Claudio Mutti, Nouvelles de Synergies Européennes n°24, 1996.
(article paru dans Pagine Libere, mars 1996)
L'influence de Julius Evola en Hongrie
En Hongrie, circule une sorte de “légende évolienne”. Dans les années 30, Julius Evola s'est effectivement rendu à Budapest, où il a prononcé une conférence à Obuda, dans le Château Zichy. En effet, Evola lui-même, dans le texte de son “auto-défense”, prononcée en 1951 devant la Cour d'Assise de Rome, affirme « avoir été invité à parler dans des sociétés étrangères, ouvertes seulement aux principaux exposants de la pensée traditionnelle et aristocratique européenne » ; dans ce contexte, il a cité expressément “l'Association culturelle” de la Comtesse Zichy. Les occasions de se rendre à Budapest ne manquaient pas pour Evola. La Hongrie faisait partie de cette aire de “pays voisins” (voisins de l'Allemagne) dans lesquels Evola a développé son “activité propagandiste” qu'un rapport secret de l'Ahnenerbe signale à l'attention de Heinrich Himmler en 1938.
Une chose est certaine cependant, les auteurs hongrois cités par Evola ne sont pas nombreux : il y a Endre Ady, Lajos Ligeti, Franz Lehár et quelques autres. Evola consacre toutefois une certaine attention à deux autres auteurs hongrois : Károly Kerényi (1897-1973) et son élève Angelo Brelich (1913-1977). Il a signalé l'existence de ces 2 auteurs aux lecteurs de Bibliografia fascista : Brelich à l'occasion de la traduction italienne de son premier ouvrage, parue auprès d'un institut universitaire de Budapest et Kerényi pour l'édition de Die antike Religion, parue chez Zanichelli. Ces 2 écrivains hongrois n'ont jamais cessé de recevoir les hommages d'Evola : Brelich publiera 2 articles dans les colonnes de Diorama filosofico quindicinale, une publication dirigée par Evola pour le compte d'Il Regime fascista, tandis que Kerényi a une nouvelle fois attiré l'attention d'“Ea” (pseudonyme d'Evola) pour son Einführung in das Wesen der Mythologie.
Kerényi avait fondé à Budapest en 1935 un cercle littéraire, le Sziget (L'Île), avec un écrivain qui fut le premier à s'occuper sérieusement de l'œuvre d'Evola en Hongrie : Béla Hamvas (1897-1968). « Mon maître est Béla Hamvas » dira de lui Sándor Weöres (1912-1989), le Rimbaud magyar. En 1927, la Föváresi Könyvtár (la Bibliothèque de la capitale hongroise) avait engagé Hamvas au titre de bibliothécaire. C'est ainsi qu'il prit connaissance de Révolte contre le monde moderne et d'Impérialisme païen, ouvrages dont il assura la diffusion, traduisit plusieurs extraits, notamment dans l'un de ses essais de 1935, consacré à la “littérature de la crise”. Hamvas a dit de l'œuvre d'Evola : « Evola n'est pas un spécialiste : il n'est ni un sociologue ni un psychologue ni un historien, il ne s'occupe pas de gnoséologie, il ne privilégie pas le point de vue de la biologie ou de l'esthétique ou de la politique ou de la morale ou de la philologie. L'objet de sa pensée est “l'entier”… et donc “l'entier” dans la crise ».
Dans un article de l'année suivante aussi, Hamvas ne cite que les deux livres d'Evola, Révolte… et Impérialisme païen. En 1942, Hamvas publie un essai sur Guénon, dans lequel « Leopold Ziegler et Julius Evola », constamment associés l'un à l'autre, sont présentés comme les pionniers d'une conversion nécessaire de l'intelligence européenne au traditionalisme. En 1943, Evola est une nouvelle fois cité dans A láthatatlan történet (L'histoire invisible), où Hamvas écrit que Révolte… est « son plus grand livre ». Entre 1943 et 1944, Hamvas écrit une grande œuvre de synthèse, Scientia Sacra. D'Evola, Hamvas y dit qu'avec Guénon et Ziegler, le traditionaliste italien forme la triade la plus significative dans le champ des études traditionnelles. Cependant, selon Hamvas, il convient de distinguer, dans l'œuvre d'Evola, les ouvrages d'importance décisive, comme ceux sur l'individu absolu et sur la tradition hermétique, des ouvrages comme Révolte… et Impérialisme païen, qui « donnent l'impression d'avoir été écrit de manière précipitée ».
Après la guerre, à la suite de la condamnation prononcée par le grand inquisiteur György Lukács (« la preuve vivante de la tolérance du régime » selon une curieuse opinion de François Fejtö), Hamvas est mis à l'index ; il est privé de son poste de travail et rejeté en marge de la société. Certains exemplaires de ses livres, toutefois, parviennent à échapper au pilon et circulent sous le manteau, alimentant une culture souterraine dont les textes de références sont ceux de Hamvas mais aussi ceux d'Evola. Ainsi, pendant les années de “socialisme réel”, a pu se former une “seconde génération” d'évoliens, dont le principal exposant a été András László et les premiers traducteurs hongrois d'Evola, Franco de Fraxino et Renée Kelemen. Le théologien et philosophe László ont commencé à prononcer des conférences en 1975 dans l'illégalité pour des groupes de 20 à 30 personnes, et c'est à ce travail clandestin que l'on doit l'émergence d'une “troisième génération” d'évoliens hongrois.
La première traduction hongroise d'un extrait d'un livre d'Evola après 1944 provient de Masques et visages du spiritualisme contemporain. Elle est parue en 1990 dans une revue d'inspiration anthroposophique (Steiner), intitulée Harmadik Part (Troisième rive). Mais l'événement décisif pour la diffusion des écrits d'Evola a eu lieu en mars 1991, quand sort à Budapest Öshagyomány : Tradicionális Szellemi Mühely (La Tradition primordiale : Laboratoire de l'esprit traditionnel), une revue de l'École de la Tradition et de la Transcendance, fondée une année auparavant par Arpád Szigeti. Sous la direction de Szigeti lui-même, Öshagyomány continuera à sortir de presse jusqu'en juin 1995. Sur les 20 fascicules publiés, 11 accueilleront divers extraits de livres d'Evola (de La doctrine de l'éveil, La tradition hermétique, Métaphysique du sexe, Introduction à la magie et East and West), à côté d'écrits de René Guénon, de Mircea Eliade et d'autres auteurs, pour la plupart hongrois. En 1992, l'École inaugure une collection de livres, “les livres de la Tradition primordiale” ; elle édite ainsi Guénon, Schuon et un volume rassemblant les traductions du Tao-tê-ching, interprété par Evola et des extraits de Masques et visages…
Sous la supervision de László, Rudolf Szongott et Róbert Horváth fondent en 1994 Arkhé, une revue qui porte curieusement le même nom que la maison d'édition fondée à Milan dans les années 70 par un Hongrois émigré en Italie, László Tóth. Si la maison d'édition Arché de Milan, fondée par Tóth a publié plusieurs titres d'Evola, la revue Arkhé de Budapest réserve depuis sa naissance un poste d'honneur à Julius Evola. De fait, le premier numéro, immédiatement après la présentation, s'ouvre avec 2 textes tirés d'Introduction à la magie et de L'Arc et la Massue, auxquels fait suite un troisième, également tiré de L'Arc et la Massue, mais placé plus loin dans la revue. D'autres extraits de ces 2 livres d'Evola ont été traduits dans les numéros ultérieurs d'Arkhé.
Un long extrait de Révolte contre le monde moderne a été traduit en 1995 pour les Quaderni di Pendragon, une revue éditée auprès des presses universitaires de Debrecen et qui se présente comme un « périodique d'esprit traditionnel ». Un autre texte, tiré de L'Arc et la Massue, illustré par une photo d'Evola et traduit par Monika Imregh, est paru la même année dans l'élégante revue Noe. Elle est éditée par un cercle dont le moteur est le groupe musical Actus, qui, dans l'un de ses disques édité en 1995 et intitulé Das Unbenennbare (L'innommable), a introduit un passage explicitement inspiré d'Evola : Der ewigliche Akt des Prinzips (L'acte éternel du principe). Toujours en 1995, lors de la tentative de donner vie à une Lega Pannonica, flanquée d'un Pannon Front (Front Pannonique), mensuel politique dirigé par József Bognár, qui, dès son premier numéro, a aligné des citations d'Evola. Notamment, son n°4 publie une photo d'Evola et publie un entretien avec András László, où celui-ci affirme que « René Guénon et Julius Evola… représentent les fondements les plus importants de la doctrine traditionaliste ». Dans le n°5, Miklós Kórleónisz définit Evola comme « une des plus grandes figures du traditionalisme spirituel et métaphysique ». Dans le n°6, on trouve un article d'Evola sur l'Empereur Julien. Le n°7 publie en couverture une photo d'Evola et accueille un article de Gianfranco De Turris sur la fortune de l'évolianisme en Italie aujourd'hui. En 1996, la maison d'édition Camelot a inauguré la collection Regulus par la publication d'une plaquette rassemblant les écrits d'Evola ayant pour thème commun “la race de l'homme en fuite”.
Aujourd'hui donc, en Hongrie, l'œuvre d'Evola circule dans des milieux relativement restreints, parce qu'on n'a pas encore trouvé là-bas une maison d'édition suffisamment importante pour prendre en charge sa diffusion sur une plus grande échelle, s'adressant à un public plus vaste. Róbert Horváth écrit :
« Aucun individu, aucun cercle des évoliens hongrois n'a pu encore jusqu'ici réalisé la grande percée. Sans aucun doute, celui qui, en Hongrie, a fait plus que tous les autres pour la diffusion des idées d'Evola est András László. Par ses conférences, une nouvelle génération est arrivée au stade adulte ; les principaux orateurs de ce cercle — Rudolf Szongott, Csaba Szmorad, Ferenc Buji, Tibor Imre Baranyi — ont pu renouer avec le fil de la Tradition spirituelle et métaphysique. Dans la mesure où ces hommes ont pu conserver la Tradition et la développer, où ils se sont concentrés sur l'essentiel, nous avons assisté en Hongrie à plus que la simple divulgation des œuvres d'Evola et la publication de ses livres. On en verra les résultats dans les 5 prochaines années : la doctrine traditionnelle vit en Hongrie, grâce à ceux dont nous venons de parler, mais aussi parce que les gens voient les effets pervers des phénomènes anti-traditionnels, pseudo-traditionnels et contre-traditionnels. Tout cela concourt à une renaissance, avec le nom et les enseignements de Julius Evola ».
► Claudio Mutti, Nouvelles de Synergies Européennes n°28, 1997.
(article paru dans Pagine Libere, avril 1997)
Renaissance évolienne en Hongrie
Le message évolien circule particulièrement bien dans l'Est de l'Europe.
Juste après avoir édité sous forme de brochure les résultats d'une recherche que nous avions menée sur les activités de Julius Evola dans certains pays de l'Europe centrale, et sur l'influence des écrits de cet auteur traditionaliste dans ces régions (Julius Evola sul fronte dell'Est, Ed. All'insegna del Veltro, Parma, 1998), nous avons eu connaissance de faits nouveaux qui confirment l'idée de départ de notre enquête, à savoir, la certitude d'une présence évolienne active et opérationnelle dans cette partie de l'Europe.
À cent ans de la naissance de ce penseur italien, l'intérêt des Hongrois pour l'œuvre d’Evola est un facteur culturel important, à tel point que le professeur Imre Madarasz, directeur du Département d'études italianistes de l'Université de Debrecen, dans un essai intitulé Un traditionaliste antitraditionnel : la découverte de Julius Evola, parle même d'un phénomène de « Renaissance évolienne ». D'autre part, les traducteurs du volume de mise à jour du Vlagirodalmi Lexikon (Dictionnaire littéraire mondial), paru en 1996, ont jugé opportun d'insérer, aux pages 347-348, une nouvelle entrée : « Evola, Julius ». En ce qui concerne l'essai du professeur Madarasz, le sens de ce titre étrange est justifié par l'auteur lui-même par ces mots :
« Le paradoxe suprême, le plus grand, le plus caractéristique et le plus instructif de l'œuvre et de la philosophie de Julius Evola est qu'en Europe aucun philosophe anti-traditionaliste n'a jamais été aussi actif que Julius Evola, qui est considéré comme l'un des (voire le plus significatif) penseurs traditionalistes les plus significatifs. Pour l'homme européen, la Tradition (Hagyomany), celle qu'on écrit avec un grand “T”, représente exactement ce qu’Evola, de plus en plus énergiquement au fil de ses activités, a toujours condamné et réfuté de façon presque totale : l'Antiquité classique, le Christianisme (dont Novalis usait comme d'un synonyme d'Europe par le biais de la conjonction oder [ou]), l'Humanisme de la Renaissance, synthèse des deux termes précédents, et tous ces courants qui en conservent, augmentent et développent ultérieurement l'héritage, comme le rationalisme, l'idéologie des Lumières, les libéralismes nationaux et la démocratie. Tout ce qui se place en dehors de ces linéaments ne fait pas partie de cette “Tradition”, car il n'y a pas, alors, de continuité. Ce qui existait avant ces “traditions” se réduit à des hypothèses, des spéculations, voire des légendes. Ce qui s'est opposé à tout cela ne mérite pas beaucoup de gratitude de la part de l'Europe moderne : et c'est précisément “cela” qu’Evola a appelé “Tradition positive” ».
On pourrait objecter que le rapport d’Evola avec l'Antiquité (même celle dite “classique”) et avec le Christianisme est un peu plus complexe que le tableau qui nous en esquisse le professeur Madarasz. Mais, à part cela, pourquoi s'occuper de l'œuvre d’Evola, si on ne partage pas la conception évolienne de la Tradition et si on refuse sa position par rapport aux courants de pensée qui ont marqué de leur sceau la culture européenne ? D'après le professeur Madarasz, l'œuvre d’Evola a la valeur d'un défi. Puisque la menace d'une interruption de la tradition culturelle européenne, cette tradition où réside le seul remède possible pour guérir les maux de l'Europe (et en particulier de l'Europe centrale et orientale) est bien réelle ; aujourd'hui plus que jamais, trouver ce remède équivaudra à « trouver la réponse la plus authentique au défi lancé par Evola ».
Toujours à l'occasion du centenaire de sa naissance, deux écrits d’Evola sont parus dans un volume de mélanges intitulé Tradicio, à côté d'auteurs classiques (Guénon, Burckhardt, Hossein Nasr, Hamvas, etc.) ; ensuite un article de Robert Horvath sur le thème évolien de l'anarchisme de droite est également paru ; enfin, une maison d'éditions de Budapest, Stella Maris, a réuni 3 courts textes d’Evola (La doctrine aryenne de lutte et de victoire, Éthique aryenne et Orientations) dans un petit livre édité par Robert Horvath. D'autres traductions d'écrits évoliens sont parues entre 1997 et 1998 dans le magazine Sacrum Imperium, édité par la Kard-Kereszt-Korona Szovetség (Association Épée-Croix-Couronne). Mais l'événement le plus marquant dans le cadre de la Renaissance évolienne en Hongrie reste la parution, en 1997, de l'édition magyare de Révolte contre le monde moderne [Lazadas a modern vilag ellen], auprès de la maison d'éditions Kotet (Budapest), dans une collection qui porte le titre évolien de « Les livres du Chemin du Cinabre ».
► Claudio Mutti, Nouvelles de Synergies Européennes n°42, 1999.
[article paru dans Orion n°166 (n°7 / nouvelle série), juil. 1998. Tr. fr. : LD]
L'éveil du traditionalisme en Allemagne
Le terme “traditionalisme” n'a pas de définition précise en langue allemande. Il peut s'appliquer au catholicisme pré-conciliaire ou, plus généralement, à des personnes ou à des mouvements qui persistent à défendre le point de vue d'une tradition qui leur a été léguée. Dans les pays de langues romanes, le “traditionalisme” est quelque chose de plus précis : les vocables “traditionnel” ou “traditionalisme” y détiennent un sens particulier, surtout lorsqu'ils se réfèrent au groupe des écrivains ou des philosophes de la religion qui entendent demeurer fidèles au “traditionalisme intégral”, c'est-à-dire à “un héritage non humain”, déterminé par un “absolu d'origine divine”. Ces formules, nous les devons à l'Italien Julius Evola qui, à côté du Français René Guénon, est l'une des principales figures de proue du Traditionalisme.
Depuis quelque temps, des ouvrages importants d'Evola ont été traduits en allemand, comme Revolte gegen die moderne Welt (chez Arun à Engerda), Das Mysterium des Grals (chez AAGW à Sinzheim) et Menschen inmitten der Ruinen (chez Hohenrain à Tübingen). Ces ouvrages abordent principalement la “théologie politique” d'Evola et moins l'autre aspect majeur de sa pensée, les doctrines ésotériques. Toutefois, en 1989 déjà, le livre Hermetische Tradition était paru chez Ansata à Interlaken et, dix ans auparavant, chez le même éditeur, Magie als Wissenschaft vom Ich, un livre qu'Evola avait cosigné avec le “Groupe d'Ur”. Ce recueil important ne nous livrait finalement qu'une esquisse ; il vient toutefois d'être complété de son deuxième volume (Schritte zur Initiation, chez Scherz, une maison d'édition très importante, établie simultanément à Berne, Munich et Vienne). Ce nouveau volume compte près de 500 pages et contient, outre des écrits d'ordre hermétique dans une traduction nouvelle, de nombreux articles qui traitent pour l'essentiel de diverses questions de “pratique magnétique”, dans une acception assez inhabituelle du terme.
Si l'œuvre d'Evola se limite encore essentiellement à l'Italie et à la France, si, jusqu'ici, elle n'a soulevé que peu d'intérêt en Allemagne (à l'exception notoire de Hermann Hesse, Gottfried Benn, Edgar J. Jung et Ernst Jünger, plus récemment de Botho Strauss), les études traditionnelles font désormais lentement leur chemin en Allemagne. La preuve : la parution récente d'une nouvelle revue, Gnostika (Sinzheim). Le premier numéro est paru à l'automne dernier. Jusqu'ici 3 livraisons ont été envoyées aux abonnés. L'éditeur est l'AAGW ou Archiv für Altes und Geheimes Wissen (Archives pour le Savoir Ancien et Occulte). Cet éditeur offre également une édition bibliophilique du livre d'Evola Mysterium des Grals. Nous avons affaire ici à un organe très différent de toutes ces publications sans relief émanant de la sphère “New Age” : le niveau intellectuel en est très élevé, les auteurs traitent des matières ésotériques avec une grande compétence. Beaucoup de contributions de Gnostika n'éveilleront que l'attention des spécialistes, mais la présentation succincte de l'histoire de l'hermétisme, des travaux de Nicholas Goodrick-Clarke sur les rapports entre Rosicruciens et philosophie des Lumières, de même qu'un essai du Dr. H. Th. Hakl, publié en plusieurs parties, sur le national-socialisme et l'occultisme méritent d'être connus d'un public plus large.
Si en général l'on désigne aujourd'hui le traditionalisme comme un phénomène propre aux pays de langues romanes, il convient, me semble-t-il, de faire quelques exceptions. Surtout si l'on se souvient du poète et penseur religieux Leopold Ziegler. Après avoir connu une gloire beaucoup trop brève dans les années 20, cet Allemand a sombré dans l'oubli. Mais on vient de le réhabiliter. Une revue qui a l'habitude de nous surprendre, Tumult / Schriften zur Verkehrswissenschaft (Vienne) vient de consacrer son n°23 à Ziegler (le n°16 avait été consacré à Ernst Kantorowicz ; le n°18 à Georges Dumézil). Le n°23, consacré à Ziegler, présente 5 essais de cet auteur, dont le livre Überlieferung (Tradition), paru en 1936, a joué un rôle essentiel et constitue très certainement la profession de foi traditionnelle la plus solide en Allemagne. Ziegler se réfère aux conceptions de Guénon, qu'il complète de ses propres réflexions, mûries au départ d'un livre de 1922, Gestaltwandel der Götter. Rappelons la phrase récente de Botho Strauss : « Eh oui, Leopold Ziegler fait bien partie de cette liste d'auteurs qu'il faut absolument redécouvrir ». Cette nécessité ne doit pas valoir pour Ziegler seul, elle doit s'étendre à tous les traditionalistes, qui représentent une branche injustement oubliée de la pensée européenne.
► Karlheinz Weißmann, Nouvelles de Synergies Européennes n°28, 1997.
(article paru dans Criticón n°154/1997 ; tr. fr. : Robert Steuckers)
◊ Evola en Italie ◊
Evola est l’ultime proscrit pour la culture officielle. Mais, à l’occasion du XXe anniversaire de sa mort, des récits inattendus ressurgissent à propos de sa personne. On avait en effet oublié qu’il avait été patronné par Benedetto Croce, qu’il avait été un collaborateur de Giovanni Gentile dans l’Enciclopedia Italiana, qu’il avait entretenu des rapports avec Ugo Spirito et avec Laterza. En somme, ce “marginal” par excellence n’a pas été aussi isolé qu’on ne l’avait cru…
On se souviendra assurément davantage de l’année 1994 que de l’année 1984, celle qu’Orwell a immortalisée en écrivant son célèbre livre apocalyptique prédisant un monde ultra-totalitaire, où nous aurions été tous broyés irrémédiablement. On ne s’en souviendra pas seulement pour l’événement politique du 27 mars en Italie, mais surtout pour les conséquences que ce “renversement” pourrait (j’insiste sur le conditionnel !) avoir dans l’orbite culturel. Quoi que l’on pense de la victoire de Berlusconi et de ses alliés, elle a déjà eu un premier résultat : l’organisation d’un colloque consacré à la personnalité de Giovanni Gentile ; il s’est tenu à Rome les 20 et 21 mai 1994 à l’initiative du conseil municipal de gauche (ce qui fait honneur à la gauche italienne, de même que le colloque ultérieur qu’il a consacré à Nietzsche). On s’est souvenu de celui que l’on a toujours défini comme le “philosophe du fascisme”, 50 ans après sa mort, alors qu’il a été assassiné par un commando de partisans communistes à Florence le 15 avril 1944. Après avoir emprunté un parcours intellectuel long et sinueux, plusieurs philosophes post-marxistes, comme Colletti, Marramao et Cacciari, l’ont revendiqué comme une figure authentique de la gauche, du moins pour une bonne part de son œuvre.
Gentile recouvre donc toute sa dignité pour la culture “officielle” en Italie ; certes, il s’agit surtout du philosophe Gentile et non de l’homme et du militant politique. Il n’empêche, sa réhabilitation en tant que philosophe marque un pas en avant dans la libération des esprits. L’ultime tabou pour les intellectuels italiens reste donc Julius Evola, comme l’a bien dit Pierluigi Battista il y a quelques mois dans les colonnes de Tuttolibri. Or, cette année-ci, nous commémorons aussi le XXe anniversaire de la mort d’Evola (11 juin 1974). Pour Gentile, la culture officielle italienne a fini par accepter, après un demi-siècle et à quelques années de l’an 2000, les positions et l’importance du philosophe “actualiste” et fasciste. Pour Evola, au contraire, le silence est toujours de mise, même si, imperceptiblement, on sent que quelque chose est en train de changer.
Dilettante luciférien…
Evola, dans la culture officielle, est passé d’une extrême à l’autre : d’une part, il est le démon, le diable, un personnage quasi luciférien, un ultra-raciste à qui on n’accordera jamais le salut ; d’autre part, il est le guignol de la culture, le dilettante approximatif, un non scientifique superficiel, un clown de l’ésotérisme, le “Mage Othelma”. En nous intéressant à lui, nous risquons donc de basculer dans le risible, sauf si une voix plus autorisée commence à parler de lui.
Il y a donc encore beaucoup de travail à accomplir sur Evola, que ce soit comme penseur à intérêts multiples, comme organisateur de colloques et promoteurs d’initiatives intellectuelles pendant l’entre-deux-guerres, comme homme de culture aux contacts innombrables, qui recevait de nombreuses suggestions de ses contemporains et en donnait à son tour.
Pendant les 20 années qui ont suivi sa mort, peu de choses ont été faites sur son œuvre et sa personne en Italie et c’est là le travail du petit nombre de ceux qui se sont toujours référé à Evola. Nous n’avons trouvé ni le temps ni les personnes. C’est l’amère vérité mais c’est ainsi. Il suffit de penser à la recherche d’archives : pour reconstituer faits et idées, pour combler les “vides” dans la vie et dans l’évolution de la pensée évolienne, il nous faut des documents et ceux-ci ne sont pas encore tous archivés. Ces documents existent : il suffit d’aller les chercher là où l’on pense qu’ils se trouvent…
Par ex., nous ne disposons pas de documents complets sur les rapports entre Evola et le monde philosophique italien des années 20 et 30 : Croce, Gentile, Spirito, Tilgher… Nous ne savons finalement que ce qu’Evola raconte sur lui-même dans son “autobiographie spirituelle”, Le chemin du Cinabre. Enfin, nous savons ce que nous pouvons déduire de ses prises de position sur les divers systèmes philosophiques et sur ce que nous devinons intuitivement. En général, nous ne connaissons que les avis et opinions sur Evola des historiens et universitaires qui ont tout spécialement étudié cette période de la culture italienne : et ils disent qu’Evola était un isolé, un marginal, que ses idées n’étaient pas prises en considération, qu’il était un personnage original sinon folklorique. Mais ces opinions correspondent-elles vraiment à la réalité ?
Nous croyons pouvoir affirmer aujourd’hui que les choses n’étaient pas aussi simples, qu’Evola était plus pertinent en son époque qu’on ne le croit. Et nous l’affirmons sur base d’une série d’indices, occultés jusqu’à présent. L’hebdomadaire romain L’Italia Settimanale consigne ces indices dans un encart spécial pour la première fois, en espérant susciter débats et recherches.
Sponsorisé par Croce… ?
Evola a entretenu des rapports bien plus complexes avec Croce et Gentile qu’on ne l’a cru pendant plusieurs décennies. Pouvait-on imaginer un Evola “sponsorisé” par Croce ? Un Evola collaborateur de l’Enciclopedia Italiana, patronnée par le régime mussolinien et dirigée par Gentile ? Un Evola proche d’Adriano Tilgher ? Un Evola en contact direct avec Ugo Spirito ? Nous pouvons désormais deviner que ces relations étaient plus suivies qu’on ne l’imaginait, mais nous n’avons pas les preuves formelles ni les documents qui les attestent définitivement. “L’isolé” n’était finalement pas un isolé, le personnage marginalisé n’était pas aussi marginalisé qu’on a bien voulu le dire, l’intellectuel qui n’a pas réussi grand’chose ou a tout raté sous le fascisme, a eu, finalement, plus d’impact qu’on ne l’a cru. Je pense qu’il faut chercher et reconnaître notre faute, celle de ne pas y avoir songé plus tôt et d’avoir donné une image tronquée d’Evola : avec une vision complète de l’action et de l’œuvre évoliennes, nous aurions pu réfuter bien des lieux communs. Ce ne sera possible que si les Archives Croce de Naples et la Fondation Gentile de Rome acceptent de nous laisser consulter les documents qu’elles détiennent et qui concernent les relations de Croce et Gentile avec Evola.
Mieux vaut tard que jamais. L’avenir nous dira, après nos travaux, si Evola sera toujours, pour la culture progressiste, un tabou, sera le diable, le clown…
► Gianfranco De Turris, Vouloir n°119/121, 1996.
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♦ Lire aussi :
• Quand Benedetto Croce “sponsorisait” Evola…
• Gentile / Evola : une liaison ami / ennemi
◘ Moi, Tzara et Marinetti
♦ Nous publions ici quelques extraits d'un entretien télévisé inédit d'Evola, transmis sur les ondes en 1971 par la TFI, la télévision suisse de langue française. Cet entretien rappelait aux téléspectateurs la période où Evola fut un peintre dadaïste…
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En mars 1971, je fréquentais à Paris l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, pour obtenir un doctorat en philosophie politique. Mais le cinéma et la télévision m'intéressaient déjà. Un soir, j'ai discuté avec Jean-José Marchand qui réalisait alors pour l'ORTF “Les Archives du XXe siècle” et cette discussion nous a conduit à une collaboration fructueuse. Nous étions tous deux animés du désir de rencontrer Julius Evola. Nous voulions l'introduire dans une série d'entretiens portant sur trois points importants du dadaïsme. J'ai organisé cet entretien et il a duré longtemps… Au départ, Evola n'y était pas entièrement hostile, mais il demeurait sceptique. Puis, dans un français impeccable, il m'a parlé très longtemps de l'expérience dada et des doctrines ésotériques. De ce long dialogue, la télévision n'a retenu que trois minutes…
Pour la postérité je dois signaler qu’Evola a refusé de répondre à deux questions. La première : « Dans le Livre du Gotha qui appartenait à mon ancien camarade de collège à Genève, Vittorio Emanuele de Savoie, et à son père Umberto, il n'y a pas de Baron Evola qui soit mentionné. Êtes-vous vraiment baron ? ». La seconde : « Pourquoi, dans l'édition Hoepli de 1941 de votre livre de synthèse des doctrines de la race avez-vous mis en illustration un portrait de Rudolf Steiner, sans mentionner son nom, mais en signalant qu'il était un exemple de race nordico-dinarique, de type ascétique, doté d'un pouvoir de pénétration spirituelle ? ». Ce jour-là, j'ai compris que Steiner avait cessé de l'intéresser, voire de lui plaire. Evola me fit une grande et belle impression. Voici quelques petits extraits de notre long entretien…
♦ Parlons du dadaïsme. Quelles ont été ses manifestations en Italie et quelle a été votre contribution personnelle au dadaïsme ?
Il faut d'abord souligner qu'il n'y a pas eu de mouvement dadaïste au sens propre en Italie. Il y avait un petit groupe réuni autour de Cantarelli et Fiozzi qui avait publié une petite revue appelée Bleu, à laquelle ont collaboré des dadaïstes, mais c'est Tzara qui m'en a appris l'existence. Plus tard, j'y ai moi-même apporté ma collaboration, mais cette revue n'a connu que 3 numéros. Pour le reste, j'ai organisé une exposition de mes œuvres en Italie et une autre en Allemagne, dans la galerie Der Sturm de monsieur von Walden. Il y avait 60 tableaux. En 1923, j'ai participé à une exposition collective, avec Fiozzi et Cantarelli en Italie, à la galerie d'art moderne de Bragaglia ; ensuite, j'ai publié un opuscule intitulé Arte Astratta pour la Collection Dada. Donc : de la peinture, de la poésie et mon interprétation théorique de l'art abstrait. Et puis, j'ai prononcé des conférences, notamment sur Dada à l'Université de Rome. Ensuite, j'ai écrit un poème : La Parola Oscura del Paesaggio Interiore, un poème à 4 voix en langue française, qui a été publié pour la Collection Dada en 1920 à 99 exemplaires. Ce poème a été réédité récemment par l'éditeur Scheiwiller de Milan.
À Rome, il y avait une salle de concert très connue dans un certain milieu et qui s'appelait L'Augusteo. Au-dessus de cette salle, un peintre futuriste italien, Arturo Ciacelli, avait créé un cabaret à la française : Le Grotte dell'Augusteo. Dans ce cabaret, il y avait 2 salles que j'ai décorées moi-même. C'était un petit théâtre, dans lequel il y a eu une manifestation dada, où l'on a récité mon poème à 4 voix, avec 4 personnages évidemment, 3 hommes et une fille qui, pendant cette récitation, buvaient du champagne et fumaient, et la musique de fond était de Schönberg, de Satie et d'autres musiciens de cette veine ; cette soirée avait été réservée uniquement à des invités, chacun recevant un petit talisman dada. Nous avions l'intention de nous focaliser uniquement sur le dadaïsme, en l'introduisant en même temps que le manifeste dada ; malheureusement, la personne qui avait promis une aide financière n'a pas…
♦ … n'a pas tenu sa promesse ?
En effet, elle n'a pas tenu sa promesse… Quant à l'exposition dadaïste, elle ne se contentait pas seulement d'exposer des tableaux ; nous avions l'intention déclarée de choquer le plus possible les bourgeois et il y avait dans la salle toute une série d'autres manifestations. À l'entrée, chaque invité était traité comme un vilain curieux, ensuite, à travers toute la salle, étaient inscrites des paroles de Tristan Tzara : « J'aimerais aller au lit avec le Pape ! ». « Vous ne me comprenez pas ? Nous non plus, comme c'est triste ! ». « Avant nous, la blennorragie, après nous, le déluge ». Enfin, sur chaque cadre, il y avait écrit en petit, des phrases telles : « Achetez ce cadre, s'il vous plaît, il coûte 2,50 francs ». Sur une autre scène à regarder, où on dansait le shimmy, s'étalaient les antipathies de Dada : « Dada n'aime pas la Sainte Vierge ». « Le vrai Dada est contre Dada », et ainsi de suite. Par conséquent, vu cette inclinaison à laquelle nous tenions beaucoup, parce que, pour nous, une certaine mystification, un certain fumisme, une certaine ironie étaient des composantes essentielles du dadaïsme, vous pouvez bien imaginer quel fut, en général, l'accueil que recevait le public lors de ces soirées, de ces manifestations dadaïstes ; elles n'étaient pas organisées pour que l'on s'intéresse à l'art, mais pour nous permettre de faire du chahut : on recevait les visiteurs en leur jetant à la tête des légumes ou des œufs pourris ! À part le public en général, les critiques ne nous prenaient même pas au sérieux… Ils n'avaient pas l'impression que nous faisions là quelque chose de sérieux, ou du moins, dirais-je, de très sérieux, au-delà de ce masque de fumisme et de mystification. C'est pourquoi je puis dire qu'en Italie le dadaïsme n'a pas eu de suite. Quand je m'en suis allé, après avoir publié 3 ou 4 numéros, le Groupe de Mantoue s'est retiré dans le silence, et il n'a pas eu de successeur…
♦ Rétrospectivement, que pensez-vous aujourd'hui de l'expérience dadaïste et du dadaïsme ?
Comme je vous l'ai dit, pour nous, le dadaïsme était quelque chose de très sérieux, mais sa signification n'était pas artistique au premier chef. Pour nous, ce n'était pas d'abord une tentative de créer un art nouveau, en cela nous étions à l'opposé du futurisme qui s'emballait pour l'avenir, pour la civilisation moderne, la vitesse, la machine. Tout cela n'existait pas pour nous. C'est la raison pour laquelle il faut considérer le dadaïsme, et aussi partiellement l'art abstrait, comme le reflet, comme la manifestation d'une crise existentielle très profonde. On en était arrivé au point zéro des valeurs, donc il n'y avait pas une grande variété de choix pour ceux qui ont fait sérieusement cette expérience du dadaïsme : se tuer ou bien changer de voie. Beaucoup l'ont fait. Par ex. Aragon, Breton, Soupault. Tzara lui-même a reçu en Italie, peu de temps avant sa mort, un prix de poésie quasi académique. En Italie, nous avons connu des phénomènes analogues : Papini, conjointement au groupe auquel il était lié quand il jouait les anarchistes et les individualistes, est devenu ultérieurement catholique. Ardengo Soffici, qui était un peintre bien connu quand il s'occupait d'expressionnisme, de cubisme et de futurisme, est devenu traditionaliste au sens le plus strict du terme. Voilà donc l'une de ces possibilités, si l'on ne reste pas seul sur ses propres positions. Une troisième possibilité, c'est de se jeter dans l'aventure, c'est le type Rimbaud… On pourrait même dire que la méthode dadaïste n'est pas sans un certain rapport avec la formule « Dada Toujours », telle que je l'ai interprétée, et qui est aussi la formule d'Arthur Rimbaud, celle de maîtriser tous les sens pour devenir voyant. Comme je l'ai dit, l'autre solution est de se lancer dans une aventure, comme le firent d'une certaine façon Blaise Cendrars et d'autres personnes. Pour finir, il y a bien sûr d'autres possibilités positives, si bien que la nature inconsciente mais réelle de ce mouvement est une volonté de libération, de transcendance.
Poser une limite à cette expérience et chercher à s'ouvrir un chemin, ou choisir d'autres champs où cette volonté pourrait être satisfaite : c'est ce que je faisais en ce temps, après le très grave moment de crise auquel j'ai survécu par miracle. Je suis… parce que l'arrière-plan existentiel qui avait justifié mon expérience dadaïste n'existe plus. Je n'avais plus aucune raison de m'occuper de cette chose, et je suis passé à mes activités pour lesquelles je suis… essentiellement connu.
♦ Que pensez-vous du regain d'intérêt aujourd'hui pour le mouvement dadaïste, regain qui provient de milieux variés ?
À ce propos, je suis très sceptique, parce que, selon mon interprétation, le dadaïsme constitue une limite : il n'y a pas quelque chose au-delà du dadaïsme, et je viens de vous indiquer quelles sont les possibilités tragiques qui se présentent à ceux qui ont vécu profondément cette expérience. Par conséquent, je dis que l'on peut s'intéresser au dadaïsme d'un point de vue historique, mais je dis aussi que la nouvelle génération ne peut pas en tirer quelque chose de positif, c'est absolument exclu.
► Documents retrouvés par Marco Dolcetta, Vouloir n°119/121, 1994.
(Cet entretien inédit est paru dans L'Italia Settimanale, n°25/1994)
◘ Futurisme et dadaïsme chez Evola
[Ci-contre : Portrait cubiste de femme, 1919-1920]
Nous devons également mentionner l'influence qu'exerça sur Evola adolescent le groupe qui s'était constitué autour des revues de Giovanni Papini et du mouvement futuriste. Le jeune Evola ne tarda pas à reconnaître toutefois que l'orientation générale du futurisme ne s'accordait que fort peu avec ses propres inclinaisons. Dans le futurisme, beaucoup de choses lui déplaisaient : le sensualisme, l'absence d'intériorité, les aspects tapageurs et exhibitionnistes, l'exaltation grossière de la vie et de l'instinct, curieusement mêlée avec celle du machinisme et d'une espèce d'américanisme, même si, par ailleurs, le futurisme se référait à des formes chauvines de nationalisme.
Justement, à propos du nationalisme, ses divergences de vue avec les futuristes apparaissent dès le déclenchement de la Première Guerre mondiale, à cause de la violente campagne interventionniste déclenchée par le groupe de Papini et le mouvement futuriste. Pour Evola, il était inconcevable que tous ces gens, avec à leur tête Papini, épousassent les lieux communs patriotards les plus éculés de la propagande anti-germanique, croyant ainsi sérieusement appuyer une guerre pour la défense de la civilisation et de la liberté contre la barbarie et l'agression.
Evola, à l'époque, n'avait encore jamais quitté l'Italie et n'avait qu'un sentiment confus des structures hiérarchiques, féodales et traditionnelles présentes en Europe centrale, alors qu'elles avaient quasiment disparu du reste de l'Europe à la suite de la Révolution française. Malgré l'imprécision de ses vues, ses sympathies allaient vers l'Autriche et l'Allemagne et il ne souhaitait pas l'abstention et la neutralité italiennes, mais une intervention aux côtés des puissances impériales d'Europe centrale. Après avoir lu un article d'Evola dans ce sens, Marinetti lui aurait dit textuellement : « Tes idées sont aussi éloignées des miennes que celles d'un Esquimau ».
Après 1918, Evola est attiré par le mouvement dadaïste, surtout à cause de son radicalisme. Le dadaïsme défendait une vision générale de la vie sous-tendue par une impulsion vers une libération absolue se manifestant sous des formes paradoxales et déconcertantes, accompagnées d'un bouleversement de toutes les catégories logiques, éthiques et esthétiques. « Ce qui vit en nous est de l'ordre du divin, affirmait Tristan Tzara, c'est le réveil de l'action anti-humaine ». Ou encore : « Nous cherchons la force directe, pure, sobre, unique, nous ne cherchons rien d'autre ». Le dadaïsme ne pouvait conduire nulle part : il signalait bien plutôt l'auto-dissolution de l'art dans un état supérieur de liberté. Pour Evola, c'est en cela que résidait la signification essentielle du dadaïsme. C'est ce que nous constatons en effet à la lecture de son article « Sul significato dell'arte modernissima », reproduit en appendice de ses Saggi sull'idealismo magico, publiés en 1925. En réalité, le mouvement auquel Evola avait été associé n'a réalisé que bien peu de choses. Evola en avait espéré davantage. Si le dadaïsme représentait la limite extrême et indépassable de tous les courants d'avant-garde, tout ne s'auto-consommait pas dans l'expérience d'une rupture effective avec toutes les formes d'art.
Au dadaïsme succéda le surréalisme, dont le caractère, du point de vue d'Evola, était régressif, parce que, d'une part, il cultivait une espèce d'automatisme psychique se tournant vers les strates subconscientes et inconscientes de l'être (au point de se solidariser avec le psychanalyse elle-même) et, d'autre part, se bornait à transmettre des sensations confuses venues d'un “au-delà” inquiétant et insaisissable de la réalité, sans aucune ouverture véritable vers le haut.
Il est difficile de parler de la peinture d'Evola, vu l'abstraction des sujets. En contemplant les tableaux d'Evola et en lisant ses poèmes dadaïstes, on comprend que le monde moderne, tel que le percevaient les élites des premières années de notre siècle, apparaissait comme le symbole du dénuement et de la purification. Ces élites rejetaient les oripeaux de la culture bourgeoise du XIXe et voulaient créer rapidement une “Nouvelle Objectivité” que certains ont cru découvrir dans le bolchevisme et d'autres dans le nazisme.
À 23 ans, Evola cesse définitivement de peindre et d'écrire des poésies. Ses intérêts le portent vers une autre sphère.
► Salvatore Francia, Vouloir n°119/121, 1994.
(extrait de Il pensiero tradizionale di Julius Evola, Ed. Barbarossa, Milano, 1994)
Quand Julius Evola décéda, le 11 juin 1974, ses livres étaient lus par une grande partie de la jeunesse de la droite radicale italienne.
La pensée traditionaliste d’Evola, depuis les années de l’immédiate après Seconde Guerre mondiale, avait été un point de référence pour tout ceux qui n’acceptaient pas la décadence et la destruction spirituelle tant de ce pays que du monde entier. Comme chacun le sait, et comme Evola l’a écrit à de nombreuses reprises, non seulement les pays vaincus perdirent des parts de leur territoire national, de leur prestige et de leur autorité internationale, mais toutes les nations européennes perdirent en peu d’années leurs dominions et leurs empires coloniaux. Cela au profit de deux blocs, l’un occidental et l’autre oriental, le monde de Las Vegas, Coca Cola et Hollywood et l’empire communiste.
Ainsi, quand, en 1948, Evola revint à Rome, après de longs séjours dans des hôpitaux autrichiens et italiens, il fut contacté par un groupe de jeunes hommes « qui ne s’étaient pas abandonnés à la démission ambiante ». Parmi eux on remarquait: Clemente Graziani, Fausto Gianfranceschi, Roberto Melchionda, G.A. Spadaro, Enzo Erra, Paolo Andriani, Rutilo Sermonti et Pino Rauti qui relata en ses termes sa découverte d’Evola : « Nous ne le connaissions pas. À l’époque du régime fasciste, il avait peu d’audience, bien que les articles qu’il écrivait pour Diorama aient été, à mon sens, fondamentaux. Mais nous ignorions tout de la vie culturelle du fascisme. (…) Nous découvrîmes Evola durant un de nos nombreux séjours en prison. Nous lûmes Révolte contre le monde moderne qui eut pour nous une importance décisive ».
Avec tous ces jeunes hommes Evola entra dans une relation importante. Pour eux, qui furent durant les années à venir au centre de nombreuses initiatives politiques et culturelles, il écrivit ses principaux essais politiques. Il s’agissait de la jeune droite intellectuelle, proche du Mouvement social italien et surtout d’Ordre nouveau. Evola alla jusqu’à écrire plus tard : « Ordre nouveau adopta totalement mes idées ». Ces jeunes conservèrent une relation préférentielles avec Evola jusqu’à son décès. Dans les années qui suivirent, apparurent parmi les visiteurs d’Evola dans son appartement de la via Vittorio Emanuele, Mario Merlino, Gianfranco de Turris, Gaspare Cannizzo, Renato del Ponte et Adriano Romualdi qui fut le premier biographe du maître. De nombreux universitaires et écrivains de la droite radicale furent inspirés, en Italie, par la pensée évolienne. Mais il fut un penseur seul au centre d’un désert, Adriano Romualdi a écrit : « Evola constitua un point de référence obligé pour les jeunes hommes qui, entre 1948 et 1968, se formaient eux-mêmes dans le désert qu’était la culture de la droite radicale. C’est dans ce paysage désolé qu’Evola se dressait avec sa logique et son style cristallin ».
Après la mort d’Evola, ses livres continuèrent à circuler dans la mouvance nationale-radicale en Italie et surtout dans le courant traditionaliste. Parfois ses lecteurs étaient liés à un mouvement politique mais ce n’était pas toujours le cas. Même quand ce l’était, ils avaient leur approche propre de la politique. Bien que parfois, la lecture d’Evola puisse être une voie pour quitter la politique, ce n’était guère fréquent, contrairement à ce qu’a pu écrire Marco Tarchi qui a décrit les livres du maître comme constituant un « mythe incapacitant ». De nos jours, il y a de nombreux centre culturels, politique, éditoriaux et traditionalistes en Italie que l’on peut relier à la pensée évolienne. On ne peux tous les citer, mais on se doit de le faire pour les plus importants. Il y a tout d’abord la Fondazione Julius Evola qui fut crée après le décès du baron. C’est une structure culturelle, sans rien de politique, et son seul objet est de publier des livres de et sur Evola et d’organiser des conférences sur sa pensée. Son président est Gianfranco de Turris. Depuis 1998, la fondation publie une revue annuelle dont le titre est Studi Evoliani. La fondation a son siège à Rome dans les locaux de la société d’édition et de librairie Europa.
Quand Evola était encore en vie, Renato del Ponte fonda un Centro Studi Evoliani qui tissa de nombreux liens à travers le monde. Bien que le noyau italien soit disparu, certains de ses appendices à l’étranger existent toujours (par ex. en Argentine). Renato del Ponte publie un magazine nommé Arthos qui se veut d’une certaine manière le gardien de l’orthodoxie évolienne.
Un autre centre de stricte orthodoxie, très actif et doté de nombreux membres, est Raido, dont le siège est à Rome et qui publie un bulletin homonyme. Lié à Raido est le groupe sicilien Il Cinabro qui possède une librairie et qui publie un trimestriel appelé Heliodromos.
Un autre journal sicilien très important est Vie della Tradizione. C’est un trimestriel dirigé depuis 1971 par Gaspare Cannizzo et c’est le symbole de la rencontre des courants traditionalistes nés de la pensée d’Evola: païens et catholiques, musulmans et gnostiques, romain et nordique, etc.
Il existe aussi le journal Algiza — que je dirige depuis 1995 — et qui est l’organe du Centro Studi La Runa, une association traditionaliste qui a son siège près de Gène dans l’Italie du Nord. Parmi les autres publications, je dois signaler aussi Avalon, publié par Il Cerchio, une autre librairie traditionaliste d’orientation évolo-catholique.
Il existe encore une très importante maison d’édition de droite radicale, les Edizioni di Ar, fondée il y a plus de trente ans par Franco Freda. On signalera aussi All’insegna del Veltro dirigée à Parme par le professeur Mutti et les Edizioni Barbarossa qui dépendent de la librairie de Milan, La Bottega del fantastico, et qui publient un mensuel national-révolutionnaire du nom d’Orion.
► Alberto Lombardo, 2000.
Evola, un penseur “gramscien” à historiciser
◘ Entretien avec Marco Fraquelli
Récemment les pages culturelles de la presse quotidienne d'Italie se sont préoccupées d'Evola, parce qu'un philosophe en vue, Marco Fraquelli, classé à “gauche”, venait de publier un livre inattendu sur le penseur traditionaliste, intitulé significativement Il filosofo proibito (Le philosophe prohibé), auprès de la maison d'édition milanaise Terziaria. Fraquelli travaille actuellement dans le domaine de la communication d'entreprise. Son travail fouillé sur Evola est issu d'une thèse universitaire qu'il avait présentée il y a quelques années sous la houlette de Giorgio Galli, qui lui est resté fidèle : il a rédigé pour l'édition grand public de cette thèse une introduction aussi pertinente que provoquante. Le Dr. Luca Gallesi a rencontré Fraquelli pour le mensuel politico-culturel romain, Pagine Libere. Voici une version française de leur entretien :
• Q. : Vu la place que consacrent à votre livre les grands quotidiens nationaux, on pourrait croire que le nom et l'œuvre d'Evola soient enfin sortis du “ghetto” où on les avait exilés pendant tant d'années. La démonisation d'Evola n'est-elle plus qu'un souvenir ? Le cordon sanitaire impénétrable que les bien-pensants avaient dressé autour de lui vient-il d'être levé ?
MF : Sincèrement, j'aurais bien du mal à vous dire si cette démonisation vient de cesser ou non. En réalité, l'attention qu'une grande partie de notre presse consacre à mon livre, et donc à Evola, a une origine “anecdotique” et n'a rien à voir avec le contenu de mon travail. L'anecdote qui a déclenché cet intérêt, c'est le fait que j'ai présenté mon essai à la Casa della Cultura de Milan, un lieu où, traditionnellement, les gens de lettres classés à gauche se rencontrent. Le fait qu'on y parlait tout d'un coup d'Evola a suscité la curiosité des média… Évidemment si cela peut contribuer à évacuer le cordon sanitaire, tant mieux. Mais, entendons-nous bien, si je suis contre la démonisation d'Evola, je ne suis pas pour autant en faveur de sa revalorisation : je ne peux que répéter mon jugement critique et négatif à l'encontre d'Evola, mais je crois qu'il est plus utile pour tout le monde de présenter une approche exacte de l'œuvre évolienne, une approche que je qualifierais d'“historicisée”, rien de plus.
• En incluant Evola dans sa Storia delle dottrine politiche (Histoire des doctrines politiques), Giorgio Galli, dans le chapitre qu'il consacre aux “théories élitistes”, réintroduit le penseur traditionaliste dans la culture universitaire officielle et hisse Evola au rang des auteurs qu'il s'agit désormais d'approfondir. Galli conclut les pages qu'il consacre à Evola en citant un passage de Chevaucher le Tigre qui nous rappelle que l'apolitia doit être le principe de l'homme différencié. Est-ce un message qu'il adresse aux lecteurs d'Evola qui auraient choisi la voie du militantisme politique ?
Sans doute. Mais je crois qu'il a voulu dire davantage que cela. Personnellement, je suis convaincu que l'œuvre d'Evola dans son ensemble — et je fais allusion ici à toute sa production “métapolitique” des années 50 et 60 — avait pour but précis de fournir au néofascisme des référents idéels et politiques en vue de revitaliser une vision du monde antidémocratique. Mais cela n'implique pas, bien sûr, qu'il y ait un rapport mécanique entre la doctrine et la pratique. Cette dernière relève exclusivement de la responsabilité des militants. Quant au concept plus spécifique d'apolitia — qu'une grande partie de la droite radicale, surtout celle qui se définit comme “traditionaliste”, utilise pour démontrer l'“impolicité” de la pensée évolienne — je vous rappelle que pour Evola lui-même, il est évident que se référer à une dimension intérieure ne doit nullement bloquer l'action extérieure. Cela a été souligné par des exégètes reconnus de l'œuvre évolienne comme Freda et Romualdi, pour qui l'apolitia ne devait pas être une invitation à “se croiser les bras”, mais — je cite Anna Jellamo — devait être considérée « comme un moment de lutte, comme l'expression d'une non-action idéologiquement motivée et politiquement orientée, qui porte en soi les germes d'une victoire possible ».
• Dans l'introduction à votre livre, Galli parle d'Evola comme “du fil rouge qui traverse toutes les expériences du néofascisme” et bon nombre de pages analysent la polémique anti-évolienne de ce qu'il est convenu d'appeler la “nouvelle droite” qui, en Italie, accuse la doctrine évolienne d'être un “mythe incapacitant”. Vous affirmez, au contraire, qu'Evola est bien plus “gramsciste” que les “nouveaux gramscistes de droite”. Dans quel sens ?
Si on accepte, comme j'accepte, la définition que donne Revelli de la “nouvelle droite”, où cette droite est précisément celle qui fait sienne les conclusions du débat sur la crise de la politique, débat qu'avait proposé la gauche à partir de 1977. En acceptant les conclusions de ce débat, cette “nouvelle droite” (ND) choisit — au détriment de tout politique institutionnelle, du moins temporairement — de se consacrer à une action de “pénétration capillaire et extensive dans la société civile afin d'en orienter les mœurs et d'y enraciner sa propre conception du monde, c'est-à-dire, en termes gramsciens, afin de s'assurer l'hégémonie”. En tenant compte de cette définition de Revelli, on s'aperçoit immédiatement quel risque court la ND : celui d'être prisonnière d'un déterminisme, c'est-à-dire celui de croire que l'hégémonie politique doit automatiquement suivre l'hégémonie culturelle. Ce risque, comme je le rappelle d'ailleurs dans mon livre, a pourtant été mis en évidence dans les cercles mêmes de cette droite, par ex. par Giano Accame — qui affirme la nécessité d'ancrer le discours [révolutionnaire / rénovateur] dans un référent politique précis qui n'est autre que la “communauté nationale” — et par Francesco Fransoni, jeune plume de la Nuova Destra italienne, qui a consacré tout un livre à cette problématique. Pour ce qui concerne Evola, je pense pouvoir dire que ce risque, justement, ne se pose pas. Dans l'œuvre évolienne, on ne trouve par la moindre faiblesse de type déterministe : la politique et la culture sont des entités qui avancent toujours d'un même pas, en s'informant et en se complétant tout à tour. C'est en ce sens-là qu'Evola est “gramscien”.
• En posant votre regard sur l'enseignement d'Evola, vous soutenez la thèse que les analyses des nouvelles droites sur son œuvre révèlent des limites majeures, notamment dans cette attitude à vouloir coûte que coûte isoler la catégorie du “politique” de toutes les autres catégories. Dans quelle mesure ?
Je me rappelle d'un thème récurrent de la ND italienne : celui de l'“impolicité” de l'œuvre évolienne. La ND soutient que la seule issue du traditionalisme intégral d'Evola ne peut être que l'“impolicité” ; en d'autres termes, que le traditionalisme ne peut avoir aucune influence du point de vue existentiel. Je me demande quelle autre finalité pourrait avoir une attitude existentielle précise sinon celui de prédisposer l'individu à une vision du monde qui comporte inévitablement un choix de type politique, voire implique un positionnement politique. Sans doute suis-je un peu trop “pasolinien” [disciple de Pasolini] — en cela je dois reconnaître que cet autre exégète d'Evola, Gianfranco De Turris, a probablement raison — mais jamais je ne me risquerais à affirmer que la sphère politique est entièrement détachée de toutes les autres sphères de l'existence (sphère culturelle, sphère religieuse, etc.), comme me semble l'avoir fait cette pensée de droite.
• Êtes-vous d'accord avec ceux qui disent que si Evola était né 50 ans plus tard, il aurait été hippy ? Car, au fond, il a été dadaïste, a goûté à tous les types de drogue, et a toujours été, en tout, un véritable anti-conformiste…
Franchement, non, je ne suis pas d'accord. Mais je ne veux par formuler de jugement de valeur. La culture hippy se caractérise par une soif quasi inextinguible de liberté [au sens libertaire du terme], qui domine les rapports entre les individus. Evola a fait et expérimenté tout ce que vous venez d'évoquer (et même plus…) mais il n'a certainement jamais été un “libertaire” ; Evola a été — ce que souligne très bien Giorgio Galli dans la préface à mon essai — un représentant significatif d'une culture occidentale, certes “alternative”, mais de type traditionaliste, se basant sur les valeurs organiques et hiérarchiques.
• Dans votre conclusion, vous soulignez l'actualité de la doctrine politique d'Evola, qui, selon vous, a été sanctionnée par la mobilisation des thèmes évoliens chez bon nombre de protagonistes de la “droite effervescente” (c'est-à-dire celle qui a recouru au terrorisme et au “spontanéisme armé”). Ne vous semble-t-il pas que le “spontanéisme armé”, romantique, passionnel et irrationnel, ou que les vilénies du terrorisme — dont la matrice politique reste entièrement à démontrer ! — ont finalement très peu de choses en commun avec celui qui a préconisé la distance absolue et l'“agir sans l'agir” ?
Je pourrais vous répondre par une provocation : seule une distance absolue peut soutenir l'action de celui qui se prépare à commettre un acte terroriste, voire un massacre d'innocents… Mais le problème est ailleurs, au-delà des sentiers battus. Comme je vous l'ai déjà dit, je crois avoir été très clair : il serait parfaitement malhonnête, sur le plan intellectuel, de chercher des connexions mécaniques entre les paroles du “Maître” et les comportements des certains de ses “élèves”. Mais je n'accepte pas pour autant l'image d'Épinal, totalement “impolitique”, qui est celle de l'Evola que veulent nous vendre les droites depuis une vingtaine d'années ; j'ai voulu démontrer que l'œuvre d'Evola est difficilement “transférable en actes”, tâche qui pourrait même être carrément impossible, mais qu'elle reste néanmoins une pensée politique, dont les catégories ont été utilisées par d'autres hommes politiques ou idéologues, n'appartenant pas à la “droite effervescente”, mais à une tradition antérieure à Evola, pour orienter leur praxis politique. Reste à évoquer l'influence générale de nature existentielle qu'à mon avis l'œuvre d'Evola a indubitablement exercée ; cette quête et cette exploration de l'œuvre, quand elles ont été poursuivies avec lucidité, quand elles se sont évidemment démarquées de toutes expériences “effervescentes” [“éversives”] ou terroristes, ont plus simplement voulu fournir des directives politiques, donner des lignes de conduite idéales, afin de maintenir à flot ou de sauver une vision du monde rigoureusement anti-démocratique.
► propos recueillis par le Dott. Luca Gallesi, Nouvelles de Synergies Européennes n°13, 1995.
(paru dans le mensuel romain Pagine Libere n°4/1995)
Mes souvenirs de Julius Evola
Renato del Ponte est une figure incontournable de l’évolisme européen. Fondateur du Centro studi evoliani à Gênes en 1969 et éditeur de la revue Arthos, il anime aussi le Mouvement traditionaliste romain. Il nous a fait l’amitié de nous accorder l’entretien qui suit.
• Renato del Ponte, votre nom est étroitement lié à celui d’Evola, pourriez vous vous présenter à nos lecteurs et préciser ce qui vous a amené à Evola et quels ont été vos rapports avec lui ?
Je suis simplement une homme qui a toujours cherché à donner à sa propre vie, sur les plans existentiels, politiques et culturels, une ligne d’extrême cohérence. Il est normal que sur cette voie mon itinéraire ait rencontré celui d’Evola qui avait fait de la cohérence dans sa vie comme dans ses écrits son mot d’ordre. Naturellement pour des raisons conjoncturelles — Evola est né en 1898 et moi en 1944 — la rencontre physique n’a pu se produire que dans les dernières années de sa vie. Les circonstances et les particularités de nos rapports sont développés en partie dans les courriers que nous avons échangé à partir de 1969 et jusqu’en 1973 (Ndlr : Édité dans le livre J. Evola, Letttere 1955-1974, Edizioni La terra degli avi, Finale Emilia, 1996, pp. 120-155). Il s’est toujours s’agit de rapports très cordiaux, emprunts pour ma part de la volonté de créer un réseau organisationnel qui fasse mieux connaître sa pensée en Italie et à l’étranger.
• C’est vous qui avez déposé dans une crevasse du mont Rosé l’urne contenant les cendres d’Evola. Pourriez vous nous dire dans quelles circonstances ?
C’est effectivement moi et d’autres amis fidèles qui avons assuré le transport et le dépôt des cendres d’Evola dans une crevasse du Mont Rosé à 4.200 mètres d’altitude, à la fin d’août 1974. Pour vous dire la vérité, je n’étais pas l’exécuteur testamentaire des dernières volontés d’Evola, mais je lui avais promis ainsi qu’à notre ami commun Pierre Pascal, que je serais vigilant à ce que les volontés concernant sa sépulture soient correctement exécutées. Comme le craignait Evola, il y eut de graves et multiples négligences qui m’obligèrent a intervenir et a procéder à l’inhumation avec l’aide d’Eugène David qui était le guide alpin d’Evola lorsqu’il fit ses ascensions du Mont Rosé en 1930. Il m’est impossible de raconter toutes les péripéties, certaines particulièrement romanesques, mais vous pouvez vous reporter à l’ouvrage collectif Julius Evola : le visionnaire foudroyé (Copernic, Paris, 1979) ou certaines sont relatées.
• Vous animez le Mouvement traditionaliste romain. Qu’est-ce ?
Le Movimento tradizionalista romano est une structure essentiellement culturelle et spirituelle qui se propose de mieux faire connaître les caractéristiques de la Tradition romaine, laquelle n’est pas une réalité historique définitivement dépassée, mais une entité spirituelle immortelle capable d’offrir encore aujourd’hui un modèle opératif existentiel et une orientation religieuse basée sur ce que nous définissons comme la “voie romaine des Dieux”. Dans ce but, le mouvement agit sur un plan interne et communautaire, très discret, voué à la pratique de la pietas, et sur un plan externe voué à faire connaître la thématique traditionnelle de la romanité au travers de manifestes, de livres — par ex. ma Religione dei Romani (Rusconi, Milano, 1992) qui a obtenu un important prix littéraire — et de revues. Pour le reste des particularités vous devez vous référer à mon intervention faites à Paris en février dernier au colloque de L’originel sur le paganisme et qui sera probablement publiée en français dans la revue Antaïos.
• Pour certains, la période du groupe Ur est la plus intéressante d’Evola. Il nous semble qu’elle mélangea politique para-fasciste, occultisme et art moderne dans un étonnant et fascinant cocktail. Est-ce exact ? Comment analyser cette phase de la vie d’Evola ?
Je ne peux pas parler de manière brève du groupe d’Ur et de ses activités. Je vous renvoie à mon livre Evola e il magico Gruppo di Ur (Sear Edizioni, Borzano, 1994). Je me limiterai à dire que c’est la période la plus engagée de la vie d’Evola. Cela parce que ce fut la période où certains courants ésotériques, qui pour une bonne part se revendiquaient de la tradition romaine, avaient quelques espérances concrètes d’influencer le gouvernement de l’Italie. Mais aussi cette phase de la vie d’Evola peut être interpétée comme une tentative, caractéristique de toute son existence, de “procéder autrement”, de dépasser les limites des forces qui conditionnent l’existence, pour créer quelque chose de nouveau, ou de meilleur, de revenir à des conditions plus “normales” d’une vie selon la Tradition.
• Comment concilier évolisme et engagement politique ?
Si vous me parlez de possibles actions politiques d’orientation une fâché plus limitée, réservée à une minorité qui est de tenter d’influencer certains groupes ou certaines ambiances, mais au niveau individuel et sans espérance concrète de publication de revues et d’édition. Nous allons bientôt recommencer à publier Arthos à un rythme trimestriel. Il est naturel que l’initiative italienne soit accompagnée par la naissance de groupes et de mouvements analogues en Europe et surtout en France où l’œuvre d’Evola est bien connue. L’année a venir verra sûrement la réalisation d’initiatives concrètes dont vous serez bien sur informés puisque nous comptons naturellement sur votre active contribution.
► Lutte du Peuple n°32, 1996.
◘ Politica Hermetica : “Les langues secrètes”
Les langues secrètes sont le thème du treizième numéro de la toujours excellente revue Politica Hermetica. Après une introduction d'Émile Poulat, nous y trouvons “Savoirs secrets et écritures secrètes des scribes mésopotamiens” (J.-J. Glassner), “Les écritures des Sages Hermétiques d'après Ibn Wahshiyya (Xe s.)” (Toufic Fahd), “Les écritures secrètes à lunettes comme moyen de communication avec le monde des intermédiaires” (Gilles Lepape), “La langue secrète de Rabelais” (Claude Gaignebet), “Langue angélique, langue magique, l'énochien” (Marco Pasi et Philippe Rabaté).
Nous signalerons particulièrement la recension critique de Philippe Baillet à propos du livre de Jean-Paul Lippi sur Julius Evola. L'intérêt de cette critique réside surtout dans la mise en lumière des limites d'Evola quant à sa compréhension des voies traditionnelles de l'Orient, que ce soit le Védanta ou le Taoïsme. P. Baillet écrit :
« Au pied du mur traditionnel qui lui refuse tout esthétisme, Evola commença par louvoyer, voyant en Lao-tseu une manière de “surhomme” chinois et dans le tantrisme un nietzschéisme en acte, donc bien plus piquant que l'autre. Puis, lentement, en rechignant, il arriva à des points de vue plus nuancés, sans pour autant jamais adhérer pleinement, en fait d'orthopraxie spirituelle, à la perspective traditionnelle. Ce qu'il ne comprit jamais totalement, c'est que “l'intuition intellectuelle” ou bien “l'intellect transcendant” — si volontiers opposé à la “confusion” du mystique — n'est pas une faculté individuelle, et que “le considérer comme tel serait contradictoire, car il ne peut être dans les possibilités de l'individu de dépasser ses propres limites”. Autrement dit, “ce n'est pas en tant qu'homme” que l'homme peut parvenir à la connaissance métaphysique ; “mais c'est en tant que cet être, qui est humain dans un de ses états, est en même temps autre chose et plus qu'un être humain”. Ceci, par définition, ruine tout volontarisme : la réalisation métaphysique n'est pas “un effet de quoi que ce soit”, ni la “production de quelque chose qui n'existe pas encore, mais la prise de conscience de ce qui est”, dans l'éternel présent où rien “n'arrive”. (les citations sont de R. Guénon). (…) Il est très révélateur de constater que chaque fois qu'Evola aborde l'étude d'une voie de réalisation, le mot “tension” apparaît très vite, quand les enseignements traditionnels, eux parlent de “lâcher prise”, d'“oubli de soi”, voire de “détente” : non pas seulement les enseignements à base dévotionnelle, affectivo-sentimentale, mais bien les enseignements proprement sapientiels ou même “martiaux” ». [p. 220 et 223]
• Les langues secrètes – Politica Hermetica n°13, L'Âge d'Homme, 1999, 234 p.
► Jean de Bussac, Nouvelles de Synergies Européennes n°46, 2000.
Julius Evola et les “électrons libres”
Autour du Dossier H consacré à Julius Evola (sous la dir. d’Arnaud Guyot-Jeannin), L’Âge d’Homme, Lausanne, 1997, 269 p.
Quand on sait que Julius Evola (1898-1974) avait déjà à son actif, en 1930, neuf ouvrages parus, mais qu’il fallut attendre l’année… 1956 pour voir enfin un premier livre de lui traduit en français — La Doctrine de l’Éveil, consacré au bouddhisme —, on mesure aussitôt combien la réception française de son œuvre fut tardive, avec tout ce que ce décalage chronologique pouvait entraîner quant à la juste “contextualisation” de celle-ci. Assez curieusement d'ailleurs pour un auteur toujours associé à l’extrême droite politique et culturelle (ou, comme disent plus justement les politologues, à la “droite radicale”), cette réception initiale se poursuivit avec la traduction de Métaphysique du sexe en 1959, donc du livre probablement le plus “impolitique” d’Evola.
Il n’entre pas dans notre propos de retracer par le menu l’histoire de la réception française de l’œuvre d’Evola, depuis la fin des années 50 jusqu’à nos jours. Cette histoire a d’ailleurs été déjà en partie écrite (1). Néanmoins, plusieurs points méritent d’être soulignés. Cette réception, jusqu’au début des années 70, n’obéit à aucun projet cohérent, ne reflète aucune volonté précise, n'est le fait d’aucun groupe organisé. Elle est au contraire le fruit d’initiatives strictement individuelles, d’où son caractère anarchique, qu’illustre par ex. la grande diversité des éditeurs et traducteurs français d’Evola. Un tournant discret a lieu en 1970, suite à un camp qui a réuni durant l’été de cette même année sept ou huit membres du Centro Studi Evoliani fondé un peu plus tôt par Renato Del Ponte (possesseur des plus importantes archives évoliennes) et quatre Français intéressés par l’œuvre d’Evola.
Une première ébauche de formation d’un milieu français faisant d’Evola sa référence essentielle sinon exclusive apparaît en 1975, avec la fondation du Centre d’études doctrinales J. Evola, qui publiera un bulletin jusqu’en 1981 mais n’échappera jamais à une confidentialité au demeurant assumée et même couvée. Le vrai changement de registre s’opère fin 1977, avec la création de la revue Totalité, qui publiera 27 numéros sur une période de dix ans (elle cesse de paraître en 1987), et dont l’effort de diffusion de l’œuvre d’Evola sera relayé et amplifié par les éditions Pardès, fondées en 1982 et qui existent toujours. Les jeunes animateurs de Totalité viennent tous, sans exception, de l’une ou l’autre famille de l’extrême droite française, belge ou suisse, mais n’entendent pas rester prisonniers d’un milieu confiné ni de ses stéréotypes. Revue bien plus attentive à l’aspect “métapolitique” qu’à l’aspect “sapientiel” de l’œuvre d’Evola, Totalité est censée favoriser l’émergence d’un “noyau dur”, homogène, qui a cependant vocation à devenir le centre d’une constellation “traditionaliste intégrale” active dans plusieurs domaines à la fois, donc susceptible de pénétrer des milieux relativement variés.
Cette « stratégie de la séduction » [définie dans Totalité n°12, 1980] se traduira plus tard par la fondation de 3 autres revues : Rebis, sous-titrée « Sexualité et Tradition », qui fera paraître 13 numéros entre 1978 et 1987 ; L’Âge d'Or, destinée aux lecteurs des ouvrages d'Evola consacrés aux doctrines traditionnelles (10 numéros entre 1983 et 1990) ; enfin Kalki (5 numéros entre 1985 et 1988), qui entend attirer des adeptes de l'aventure et de l'effort volontaires : pratiquants d’arts martiaux, d’alpinisme, de voile, etc. Au bout de quelques années, la stratégie mise en œuvre échoue, pour deux raisons essentiellement : d’une part le “noyau dur” constitué autour de Totalité s’avère en fait insuffisamment homogène et nombreux ; d’autre part la multiplication des titres se révèle bientôt disproportionnée aux moyens humains et financiers disponibles.
La sortie du ghetto, en quelque sorte officialisée par la participation de deux des animateurs de Totalité au colloque organisé par Politica Hermetica à la Sorbonne le 25 octobre 1986, ne sera qu’un feu de paille. Alors que les conditions paraissent réunies pour que l’œuvre d’Evola trouve en France — conformément au souhait formulé par son auteur lui-même dans son autobiographie intellectuelle, en référence à la situation italienne — des « personnes qualifiées arrivées à maturité qui, dans le domaine des études et en partant des positions que j’ai défendues ou fait connaître » aillent « plus loin par des développements sérieux, méthodiques et médités » (2), au-delà du psittacisme militant ou de l’enthousiasme juvénile et scolaire, on va en réalité assister aux prodromes d’une véritable régression intellectuelle.
Une certaine jeunesse militante, néofasciste mais qui préfère généralement se dire “nationaliste-révolutionnaire” (elle évolue simultanément aux marges de la “nouvelle droite” et du Front national, en ce sens précis qu’elle lit parfois les publications de la première et participe souvent à des initiatives du second), dispose désormais, grâce au travail de la génération précédente, d’un important corpus de textes évoliens : articles, brochures, livres se sont succédé à un rythme soutenu pendant plus de dix ans. Ces matériaux vont être systématiquement pillés par des jeunes gens qui ne lisent évidemment pas l’italien, qui ignorent absolument tout de la première génération “évolienne” italienne (celle active au début des années 50), de la seconde également (active vingt ans plus tard) et qui ne se sont jamais donné la peine de nouer des relations avec les meilleurs exégètes de l’œuvre d’Evola dans la péninsule. Avant même d’être ultra-sélective, leur lecture de celle-ci relève donc, chose plus grave encore, du dilettantisme et de l’improvisation. Ce phénomène a été résumé il n’y a pas si longtemps par Jean-François Mayer avec une pondération helvétique : « … certains groupes dont la référence “traditionnelle” n’est qu’une couverture ou une caricature, tendent malheureusement à utiliser Evola comme légitimation idéologique en se référant superficiellement aux aspects de son œuvre qui peuvent s’y prêter » (3). Ce sont ces groupes ainsi que certaines individualités dont l’approche d’Evola est identique à la leur, que nous qualifions ici d’“électrons libres”, pour faire comprendre qu'ils sont désormais incontrôlables, en l’absence d’un milieu “évolien” francophone vraiment structuré.
Comme si cela ne suffisait pas, à cette régression font parfois écho des formes de sectarisme de la part de certains éléments qu’on pouvait croire prémunis contre lui. C’est ainsi que David Gattegno, actif collaborateur des éditions Pardès, estime nécessaire, au motif que « le langage traditionnel » serait « fondamentalement étranger au langage universitaire », de réserver ses foudres à Christophe Boutin, auteur de la première thèse française consacrée à Evola. Le professeur visé « constitue exemplairement — selon lui — le cas du mieux informé très ignorant, en fin de compte, du principal objet de son sujet » (4). Bien entendu, la référence-révérence au Maître, qui n’aimait pas les universitaires, est de rigueur : « Rappelons au passage la formule savoureuse de Julius Evola : Il y a les aristocrates et ceux qui ont un diplôme » (5). Mais il est regrettable qu’elle soit approximative ; dans Le Chemin du cinabre, Evola attribue la formule à un aristocrate piémontais et la boutade dit précisément : « Je divise le monde en deux catégories : la noblesse et ceux qui ont un diplôme ».
Nous venons de citer un ouvrage collectif dirigé par Arnaud Guyot-Jeannin, également maître d’œuvre du Dossier H dont il convient de parler maintenant. Ce qui saute immédiatement aux yeux dans les deux cas, au-delà même de l’intérêt ou du manque d’intérêt de telle ou telle contribution, c’est l’amateurisme qui a présidé à la conception de ces deux recueils. Ce trait s’avoue particulièrement dans le Dossier H : innombrables “coquilles”, traductions affligeantes remplies de fautes de syntaxe et d’orthographe, fonds de tiroir présentés comme des « documents », etc. On verra plus loin que cet amateurisme par excès se double d’un amateurisme par défaut, lorsque nous dirons tout ce qui eût dû figurer dans ce Dossier et qui en est absent. Dès la quatrième page de couverture, on s’étonne de lire que « le directeur du présent recueil n’avait que trois ans » quand mourut Evola, en 1974. La valeur, certes, n’attend pas le nombre des années, mais ce nombrilisme satisfait prépare-t-il à la compréhension de « l’amour pour un style fait d’impersonnalité active, en vertu duquel c’est l’œuvre qui compte, non l’individu, en vertu duquel on est capable de ne pas se considérer soi-même comme quelque chose d’important, importants étant au contraire la fonction, la responsabilité, la tâche assumée, le but poursuivi » (6) ?
Dans les trois pages du « Prologue » d’A. Guyot-Jeannin, on relève très exactement 11 coquilles ! On ne s’attardera pas sur l’emploi pour le moins curieux de la majuscule dans des adjectifs comme “traditionnel” ou “traditionaliste” (emploi que l’on remarque aussi dans la contribution — de qualité, elle — de Jean-Paul Lippi) : cette entorse à l’usage pouvait se justifier à la limite, en raison du renvoi fréquent à la “Tradition primordiale”, mais une note explicative eût été nécessaire. En revanche, on ne peut pas passer sous silence les erreurs factuelles du curatore de ce Dossier, qui le disqualifient d’entrée de jeu : p. 10, les Essais politiques d’Evola deviennent les Écrits politiques ; p. 14, il est dit qu’Evola, dans la seconde moitié des années vingt, « s’intègre à un groupe d’ésotéristes : le groupe d’Ur », alors que, loin de s’y « intégrer », il en est le fondateur et l'animateur ; p. 14 encore, il est affirmé que « la publication du livre le plus important du Baron Evola, Révolte contre le monde moderne » fit « grand bruit », alors que l'ouvrage, en réalité, fut accueilli en Italie par un grand silence (7) ; p. 15, on apprend que, durant la Seconde Guerre mondiale, « Evola s’installe à Vienne », alors qu’il n’y vécut en fait que durant les derniers mois du conflit, et qu’il « y publie, en 1941, Synthèse des doctrines de la race », livre qui, en fait, parut d’abord à Milan en 1941, avant d’être traduit en allemand et publié à Berlin l’année suivante. La cerise sur le gâteau nous est offerte avec cette interprétation du curatore : « Pour lui [Evola], le bouddhisme se caractérise par […] une volonté de puissance […] poussée jusqu’au paroxysme de la métaphysique connaissante » (pp. 15-16) : on ne saurait imaginer contresens plus grossier, qui se passe de tout commentaire. Enfin, à propos de la disparition d’Evola, la conclusion imparable, digne de Monsieur Homais : « Un grand esprit venait de s'éteindre » (p. 17).
La partie « Études » de ce Dossier s’ouvre sur une contribution de Roberto Melchionda [« Evola et la philosophie »], représentant de la première génération évolienne et auteur d’un excellent essai sur les périodes artistique et philosophique d’Evola, paru en 1984. Elle met bien en relief la fonction qu’assumait la philosophie pour le jeune Evola : une propédeutique aux enseignements traditionnels, d’Orient surtout, qu’il découvrait peu à peu parallèlement à son intérêt pour l’Idéalisme allemand. Malheureusement, cette contribution est gâchée par une traduction plus que médiocre : p. 21, il est question de l’influence exercée sur Evola par « Carlo Michelstaedter, un juif de Goritz » (en fait de « Goritz », il s’agit évidemment de Gorizia, ville située à la frontière slovène — Görz en allemand — et le traducteur ignore que trois livres ou recueils de Michelstaedter ont été traduits et ont paru aux éditions de l’Éclat en 1989, 1990 et 1994). Parmi les autres influences subies par Evola à l’époque, il est fait mention d’un certain « Ottavio Hamelin » (p. 27), qui n’est autre qu’Octave Hamelin, philosophe bien oublié aujourd'hui, auteur de livres comme Le système de Descartes (1911) et Le système d’Aristote (1920). Dans la note 4, p. 32, indirizzo est rendu par “adresse” au lieu d’“orientation”, ce qui rend la note proprement surréaliste. On peut en dire autant d’un passage de la même page : « Il s’agit d’une philosophie qui remonte à l’époque héroïque du “900”, du temps des avant-gardes artistiques, etc. ». Tout étudiant sait, avant d’arriver au terme de sa première année d’apprentissage de la langue de Manzoni, que le Novecento désigne ce qui commence en 1900, à savoir le XXe siècle…
La contribution qui suit, « Julius Evola et la contre-révolution », de Luc Saint-Étienne, prend appui sur les citations, relativement peu nombreuses, de Joseph de Maistre et de Juan Donoso Cortés, que l’on trouve chez Evola, surtout celui de la dernière période, pour marquer les convergences et divergences observables entre la pensée contre-révolutionnaire d’inspiration catholique et l’œuvre de l’auteur italien. Il est aussi fait référence à deux contre-révolutionnaires contemporains, Emmanuel Malynski et Léon de Poncins [7 bis], mais sans véritable approfondissement ni critique des textes, alors qu’il eût été éclairant de tenter de cerner ce qu’Evola a emprunté, pour certains chapitres de son principal essai politique (Les hommes au milieu des ruines), au livre de Malynski La Grande Conspiration mondiale, dont de Poncins cosigna une mouture abrégée sous le titre La guerre occulte. Ceci vaut en particulier pour la critique du nationalisme. À défaut, on trouvera là une bonne présentation de la conception évolienne de la royauté sacrée et du “Spirituel d’abord !” qui lui est inhérent, par opposition aux vues maurrassiennes. Le thème « Nation et nationalisme chez Julius Evola », d’ailleurs, fait l’objet d’une autre étude, due à Charles Champetier, rédacteur en chef des revues Nouvelle École et Éléments. Une étude qui n’appelle pas de remarque particulière, dans la mesure où le thème déclaré ne semble avoir servi que de prétexte pour parler de l’analyse du nationalisme faite par d’autres auteurs, dont le sociologue Louis Dumont. Le tropisme d’Evola, Italien d’origine sicilienne, donc a-national dans une large mesure pour des raisons liées à l’histoire, n’est pas pris en compte, bien qu’il soit de toute évidence l’un des motifs de son hostilité “innée” à toute forme de nationalisme. L’auteur a cependant le mérite de souligner que, pour Evola et par opposition à l’État, « la nation […] qui désigne simplement la masse mise en forme par un héritage historique ou une caractérisation ethnique, est un concept de troisième fonction » (p. 103).
On passe de la périphérie au centre de l’œuvre avec l’étude de J.P. Lippi, « Julius Evola et la pensée traditionnelle », qui fait nettement ressortir, à travers des discussions comparatives bien conduites de plusieurs positions défendues par Evola (par rapport à Guénon sur la question disputée des relations entre autorité spirituelle et pouvoir temporel ; par rapport à Schuon sur la raison suffisante des races et des castes ; par rapport à Titus Burckhardt sur le statut religieux et/ou initiatique de l’alchimie), la « dimension de normalité axiologique de la Tradition ». Plus important encore : explorant une piste que nous avions défrichée il y a quelques années à propos du statut problématique chez Evola de la « Tradition universelle et unanime », en raison de l’interférence, dans son œuvre, du thème de la « Lumière du Nord » avec une spiritualité qui serait propre aux seuls peuples indo-européens (8), Lippi écrit fort justement, à ce propos, que « c’est la possibilité même » de la philosophia perennis « qui devient sujette à caution ». En effet, « l’imputation d’une origine géographico-raciale exclusive à la Tradition, et plus encore l’affirmation du caractère également originaire des deux “Lumières” inverses, celle du Nord et celle du Sud, retire à la notion d’universalité tout ou partie de sort contenu. Si l’on voulait pousser la logique du raisonnement évolien jusqu’à sa dernière limite, sans doute même faudrait-il parler non plus de la mais des Traditions, au nombre de deux par conséquent, et dont chacune correspondrait à un type humain, racial, particulier. […] Par un paradoxe qui n’est finalement qu’apparent, l’acceptation de la thèse de la “Lumière du Nord” risquerait de conduire à une forme insidieuse de relativisme » (p. 90).
Cette aporie majeure au sein de l’univers théorique d’Evola n’explique pas seulement la place toute particulière qu’il occupe au sein de l’École “traditionnelle”. Trouvant ses origines dans l’Idéalisme allemand, les travaux de Bachofen sur l’Antiquité et “l’actualisme” (pourtant si souvent dénoncé) de Gentile, elle explique pour partie le ralliement critique d’Evola au fascisme, sans doute autant que les potentialités supposées “traditionnelles” dudit fascisme. Car Evola, en rejetant dans sa jeunesse (et en ne revenant jamais vraiment sur ce rejet) la tradition réaliste ou “objectiviste” de la philosophie classique (de Platon à saint Thomas en passant par Aristote, pour faire bref) au profit du “contingentisme” de l’Individu absolu qui affirme la liberté suprême du Moi jusque par l’arbitraire, entrait nécessairement dans l’orbite du “culte” fasciste de l’action, entendu dans son sens le plus profond : l’activisme comme solipsisme vécu, en acte, lequel « ne peut se déployer que sur le plan de la politique, pensée comme englobant toutes les valeurs » (9). Le solipsisme évolien, indissociable d’un itinéraire très personnel où une certaine esthétique entre pour une part non négligeable, est aussi à notre sens la cause première, par le relativisme qui lui est inhérent, de l’impossibilité intrinsèque, et non accidentelle, de voir naître un jour, à partir de l’œuvre d’Evola, une école de pensée autonome, aux contours clairement définis et aux objectifs unitaires.
Avant la dernière étude de ce Dossier prend place notre contribution, « Julius Evola ou la sexualité dans tous ses “états” », un peu à l’écart des autres dans un recueil qui explore surtout l’aspect “métapolitique” de l’œuvre évolienne. Disons simplement qu’il s’agit d’une présentation de la vision évolienne de la sexualité, suivie d'une critique des thèses de Wilhelm Reich et d’une réflexion sur la conception traditionnelle de la liberté (la « maîtrise » contre l’« abandon »). Le domaine de la sexualité nous a paru être celui où Evola a le mieux su s’effacer pour laisser parler les enseignements traditionnels : d’où la grande importance de Métaphysique du sexe dans l’économie générale de son œuvre.
La partie « Études » s’achève sur un article de Piero Fenili, « Les erreurs de Julius Evola (L’incompréhension de la tradition romano-italique) », emprunté à la revue Ignis, qui a cessé de paraître en 1992 mais qui avait repris le titre de la publication animée dans les années 20 par Arturo Reghini. Collaborateur de la revue Politica Romana, recensée ici même (10), Fenili appartient à l’un des deux courants du “mouvement traditionaliste romain” : le courant dit orphico-pythagoricien, dont Reghini fut le principal représentant au XXe siècle. Ce courant se caractérise par la revendication d’une tradition « romano-italique » qui aurait secrètement survécu, un anticléricalisme certain et un farouche attachement à l’unité nationale de l’Italie (ce qui implique une interprétation positive du Risorgimento). Si discutables que soient certaines de ses thèses, on ne saurait nier sa dignité intellectuelle, qu’illustrent notamment plusieurs articles remarquables, très bien documentés, parus dans Politica Romana. L’étude de Fenili ne contrevient pas à la règle, mais est défigurée par une traduction calamiteuse, prudemment signée « A.S. ». Outre l’incompétence linguistique, l’ignorance du sujet est patente. Qu’on en juge : l’article tourne autour de l’idée selon laquelle la lecture, par Evola, de Bachofen à la fin des années 20 — lecture aggravée par la médiation de Rosenberg, l'idéologue nazi bientôt officiel — serait la cause de plusieurs erreurs importantes commises par Evola (oubli du rôle de Byzance dans l’histoire de l’idée romaine ; affirmation d’une translation de l’héritage romain — réputé “nordique” — chez les Germains ; étruscophobie parfaitement injustifiée ; incapacité à saisir l’importance de la composante sacerdotale à Rome, etc.). Mais le traducteur : 1) cite le grand livre de Bachofen, Das Mutterrecht, d’après la traduction italienne, alors que l’ouvrage a été traduit en français et publié par l’éditeur même de ce Dossier H, ce qui est le comble (11) ; 2) fait exactement de même avec Révolte contre le monde moderne ; 3) ignore que le principal livre de Rosenberg a été traduit, et ce il y a plus de dix ans (12) !
À nos yeux, le plus grand mérite de l’article de Fenili est de bien montrer que les classifications et oppositions rigides typiques de la « morphologie des cultures » exposée par Evola, tirent origine de cette lecture de Bachofen. Pour l’auteur, que l’on n’est pas obligé de suivre jusque-là, elles sont même la cause lointaine de ce qui aurait stérilisé plus ou moins l’œuvre d’Evola en terre italienne, et ce en la coupant de l’héritage historique et culturel “romano-italique”. Nul doute que Fenili, sur ce point, serait tombé d’accord avec une lectrice célèbre, Marguerite Yourcenar, qui écrivit : « Evola, comme Malaparte, semble avoir appartenu à ce type d’Italiens germanisés en qui survivent encore on ne sait quelles obsessions gibelines ».
La règle des Dossiers H veut que la partie documentaire soit importante : inédits de et sur l’auteur, correspondance, témoignages doivent venir compléter et éclairer les études qui précèdent. Avec ce Dossier sur Evola, la règle n’est que très faiblement respectée. Les « documents » n’en sont pas puisqu’il s’agit, à quelques exceptions près, de la simple reprise de recensions ou d’extraits de livres concernant Evola. Les « témoignages » italiens, tout spécialement squelettiques, se ramènent à quelques lignes tirées d’écrits du philosophe marxiste et maire de Venise Massimo Cacciari, de l’historien Renzo De Felice et du politologue Giorgio Galli. La notoriété des trois noms, fort connus en Italie, ne cache pas la minceur des textes, dont la provenance n’est jamais indiquée. Les seuls vrais documents sont la traduction, inédite, du compte rendu de Révolte que le poète Gottfried Benn écrivit en 1935 ; un bref article de Giovanni Monastra sur la liaison qu’Evola eut, en 1925, avec la poétesse, romancière et féministe Sibilla Aleramo ; quatre lettres adressées par Evola à Eliade entre 1951 et 1953 : privées de contenu doctrinal, elles ont ceci d’intéressant qu’elles prouvent que plusieurs éditeurs français importants envisagèrent, à l’époque, de faire traduire Révolte.
Un dernier texte appelle quelques commentaires : une lettre adressée par Evola à Giorgio Almirante, alors secrétaire général du Mouvement social italien, le 10 mars 1967, et dont l’origine, là encore, n’est pas indiquée. Pour avoir lu attentivement la bibliographie évolienne la plus complète à ce jour, établie par Renato Del Ponte (13), nous pouvons affirmer que cette lettre parut dans le mensuel Noi Europa, l’une des nombreuses feuilles groupusculaires de la “droite radicale” italienne auxquelles Evola ne dédaignait pas de collaborer parfois, sans doute par souci de répandre coûte que coûte la “bonne parole”. Cette réaction publique à des propos tenus par Almirante à la télévision, ne grandit pas vraimenl Evola, mais fait au contraire apparaître toute la distance, parfois immense, qui séparait ses vues si radicalement antimodernes dans l’ordre culturel et spirituel de ses choix politiques platement conservateurs si furieusement “nostalgiques”. On n’est pas loin ici du souhait de voir “la loi et l’ordre” restaurés en Italie par un “régime des colonels” : pas loin, en somme, de ce qu’un fasciste avoué comme Maurice Bardèche appela un jour ironiquement « la fascination des bottes en politique ». Il y a dix ans, nous avions attiré l’attention sur cet aspect (14), qui mériterait une étude à part. Il ne nous semble pas indispensable d’être marxiste pour poser à tout le moins la question suivante : le conservatisme politique d’Evola ne serait-il pas un cas typique de “fausse conscience”, donc de conscience de classe “mystifiée” ?
Le Dossier se clôt sur une excellente bibliographie établie par Alain de Benoist, qui relève un phénomène en expansion, à savoir « la multiplication anarchique des brochures et recueils publiés après la mort d’Evola, dont les contenus se recoupent souvent » (p. 231). On sera surpris par le nombre des traductions récentes en américain ou en allemand et par l’apparition de petits groupes évoliens en Europe de l’Est.
L’ouvrage une fois refermé, on n’en retire pas moins une impression de gâchis et d’occasion manquée. Pour nous en tenir au seul volet “métapolitique” de l’œuvre, disons qu’on aurait dû trouver au minimum dans ce Dossier : les témoignages d'hommes de la première génération évolienne (Enzo Erra, Pino Rauti, Fausto Gianfranceschi, Giano Accame), tous encore en vie et qui ont joué un rôle très important dans l’histoire de la “droite radicale” italienne de l’après-guerre ; un entretien avec Gianfranco De Turris, qui connut fort bien Evola et qui dirige depuis quelques années l’édition des Opere complete ; le point de vue parfois très critique de la “nouvelle droite” italienne, qui eût pu être exprimé par son chef de file Marco Tarchi ; une contribution de l’essayiste Marcello Veneziani, directeur de l’hebdomadaire Lo Stato et défenseur de la thèse de l’existence d’une “Révolution conservatrice” italienne dont Evola aurait été, avec Vilfredo Pareto, l’un des deux grands noms ; une autre sur les contacts d’Evola en Allemagne et en Europe centrale dans les années 30 et 40, qui eût pu être confiée à Claudio Mutti.
Parmi les documents ou textes inédits en français, il en est un qui s’imposait et qui brille par son absence : l’introduction d’Evola [cf. sa recension] à sa propre traduction (Milan, 1939) de La guerre occulte [1936] de Malynski et de Poncins. Quant aux articles, il n’y avait que l’embarras du choix : dans sa bibliographie, Del Ponte a recensé 1158 articles (!) couvrant la période 1920-1974, masse qui représenterait au moins 80% de la production “journalistique” évolienne, avec en particulier les contributions à des revues de l’époque fasciste (La Vita italiana, Bibliografia fascista, Lo Stato, etc.). En l’occurrence, le maître d’œuvre ne peut même pas invoquer la difficulté d’accès aux sources, puisque aussi bien chaque année apporte son lot d’articles d’Evola repris dans des recueils.
Si critique et sévère que soit notre compte-rendu, nous ne mettons aucunement en cause la sincérité et les bonnes intentions du curatore. La question est ailleurs : quand on prétend aborder des sujets d’une certaine gravité, et même d’une gravité certaine, il est dangereux de descendre sous un certain seuil d’incompétence. Il est des domaines, en effet, où le dilettantisme n’est jamais innocent. Laisser passer un tel gâchis sans rien dire, ou bien en se disant qu’après tout c’est quand même mieux que rien, reviendrait à avaliser ce qui est bien pire que l’erreur, laquelle peut toujours être rectifiée : la part d’imposture, d’inauthenticité, d’artificialité qui est présente chaque fois qu'on mêle le vrai au faux, et qu’il est si délicat de mettre au jour à l'intention des esprits moins informés. Laisser passer cela, ce serait aussi admettre passivement qu'une œuvre de grande envergure, dont il n’est pas question un instant de nier les faiblesses, les contradictions et les “chutes de niveau”, soit peu à peu abandonnée — sous prétexte que la mentalité moderne ne peut pas ne pas la juger haïssable et dangereuse — aujourd'hui aux amateurs, demain à la lunatic fringe et — pourquoi pas ? — après-demain à l’underground néo-nazi d’Europe et d’ailleurs (ce qui n’empêche pas de reconnaître qu’Evola, par ses trop nombreuses collaborations à des publications extrémistes, a parfois donné des verges pour se faire battre).
On observera aussi que les pratiques et le style des “électrons libres” (sous-culture, prétentions ridicules d’autodidactes, “sloganisation” des idées, goût pour la provocation, confusion entre action et agitation, etc.) répondent parfaitement aux objectifs des tenants du “politiquement et culturellement correct”, trop heureux de pouvoir désigner à la vindicte et au sarcasme pareils repoussoirs. Pour s’éviter d’avoir à réfuter un Evola, quoi de mieux que de pouvoir le discréditer par personnes interposées ?
Céline disait que « l’histoire ne repasse pas les plats ». Il se trompait : elle bégaie plus souvent qu’à son tour, surtout quand ce qui est enjeu ne relève pas tant, comme on pourrait le croire naïvement, d’une histoire aseptisée des idées que de la reviviscence de certains courants psychiques. Les meilleurs avertissements ne datent pourtant pas d’hier, à commencer par celui de Guénon, à la fin de la Seconde Guerre mondiale : « La falsification de toutes choses […] n’est pas encore la subversion à proprement parler, mais elle contribue assez directement à la préparer. […] La confusion intellectuelle qui règne partout dans le monde actuel […] est voulue par ce qui se cache derrière toute la déviation moderne ; cette réflexion s’impose notamment quand on voit surgir, de divers côtés à la fois, des tentatives d’utilisation illégitime de l’idée même de “tradition” par des gens qui voudraient assimiler indûment ce qu’elle implique à leurs propres conceptions dans un domaine quelconque. Bien entendu, il ne s’agit pas de suspecter en cela la bonne foi des uns ou des autres, car, dans bien des cas, il peut fort bien n’y avoir là qu’incompréhension pure et simple […] mais, en même temps, on est forcé de reconnaître aussi que ces erreurs d'interprétation et ces méprises involontaires servent trop bien certains “plans” pour qu’il ne soit pas permis de se demander si leur diffusion croissante ne serait pas due à quelqu’une de ces “suggestions” qui dominent la mentalité moderne et qui, précisément, tendent toujours au fond à la destruction de tout ce qui est tradition au vrai sens de ce mot (15) ».
Il est vrai qu’on peut toujours jouer les aveugles volontaires, se rassurer à bon compte et ne voir là qu’une forme “supérieure” de “conspirationnisme”…
► Philippe Baillet, Politica Hermetica n°12, 1998.
• Notes :
• nota bene : concernant une certaine réception, on pourra consulter du doxographe S. François : « Contre le monde moderne : La Nouvelle Droite et la Tradition » (Religioscope - Études & analyses n°21, 2009)
◘ Textes consultables sur ce site :
♦ De Julius Evola :
♦ Sur Julius Evola :
♦ Bibliographie commentée ♦
◘ Écrits sur la spiritualité
• Ur et Krur, Introduction à la magie [1927/1928/1929] [3 vol., Archè, 1983, 1984,1985]
• La Tradition hermétique : les symboles et la doctrine, l'art royal hermétique [1931] (tr. fr. : 1961)
• Masques et visages du spiritualisme contemporain [1932] (Pardès) : Analyse critique des principaux courants modernes vers le “suprasensible”. Tout au long de cet ouvrage, édité dans une nouvelle traduction française intégrale, J. Evola a suivi comme fil conducteur de ses considérations la défense de la personne. Hier encore enfermée dans ses horizons étouffants du matérialisme et du positivisme, la personnalité au sens courant est aujourd’hui menacée par les différents courants néo-spiritualistes, qui, loin d’annoncer une renaissance de l’Occident, sont l’un des symptômes de sa décomposition. S’appuyant sur une définition “traditionnelle” de la nature, Evola montre de façon magistrale tout ce qui sépare l’orientation vers le vrai “surnaturel” et la surconscience de la direction néo-spiritualiste vers un mysticisme invertébré uniquement ouvert à ce qui est infra-personnel et subconscient. Des courants anciens et des phénomènes plus récents sont successivement analysés : le spiritisme, la psychanalyse, le théosophisme, l’anthroposophie, les idées de Krishnamurti. Evola se penche aussi sur le “catholicisme ésotérique”, certains aspects de Nietzsche et de Dostoïevsky, le satanisme, sur plusieurs courants initiatiques dans le monde moderne, etc. Contre le caractère flatteur du néo-spiritualisme — son masque —, Evola rappelle avec force que la spiritualité authentique exige de l’homme qu’il refuse de se payer de mots et dévoile la nature factice, médiocre et lénifiante du néo-spiritualisme : son vrai visage. Dans une postface inédite, Jean-François Mayer — historien et sociologue des “mouvements religieux controversés”, auteur de nombreux livres et articles sur le phénomène des sectes — prouve, sur la base d’une documentation abondante, que le néo-spiritualisme ne fait que du neuf avec du vieux : le channeling est en fait l’héritier du spiritisme, le New Age renoue avec le syncrétisme et toutes les confusions de la Société théosophique, dans un cadre où des ersatz de surnaturel sont vendus comme des produits de consommation courante. Un livre d’une brûlante actualité, qui confirme la valeur de l’avertissement de saint Paul à Timothée sur la venue d’un temps « où les hommes ne supporteront plus la saine doctrine » et « détourneront l’oreille de la vérité pour la tourner vers les fables ».
• Révolte contre le monde moderne [1934] (Éd. de l'Homme, 1972 ; Âge d’Homme, 1991) : Initialement paru en 1934, Révolte contre le monde moderne est considéré comme l'ouvrage le plus important de Julius Evola (1898-1974 ). Ce livre prouve que déjà à cette époque, les bases d'une révolte globale contre la civilisation contemporaine avaient été posées, révolte en comparaison de laquelle la "contestation" de la fin des années 60 apparait chaotique et invertébrée. Au delà des derniers aspects du monde moderne - hypertrophie de la technique, société de consommation, conditionnement de masse - ce livre remonte aux causes, analyse les processus qui, depuis des siècles, ont exercé une action destructrice sur toute valeur authentique et toute forme supérieure d'organisation de l'existence, ont soustrait le monde des hommes aux influences spirituelles pour le livrer à l'individualisme, au matérialisme, à l’irréalisme et à sa rhétorique spectrale. La première partie du livre, "Le monde de la Tradition", définit à travers une étude comparée embrassant les civilisations les plus variées, une doctrine des catégories les plus fondamentales du monde traditionnel : la royauté sacrée, la paix et la justice, l’État et l'Empire, le rite, l'initiation et le sacre, la contemplation et l'action, la guerre, le statut de l'homme et de la femme etc. Ainsi sont indiquées les voies qui conduisaient parfois au delà de la condition humaine. À l'inverse, l'homme moderne apparait comme un cas aberrant d’être non plus relié aux forces d'en haut mais emporté par la "démonie" du collectif vers de nouvelles formes de barbarie. La deuxième partie du livre "Genèse et visage du monde moderne", développe une métaphysique de l'histoire à travers l'exposition de la doctrine traditionnelle des cycles, des considérations sur la symbolique du pôle, la "lumière du Nord" et la "lumière du sud", etc. Elle se poursuit par l'analyse des cycles de la décadence, depuis les grandes cultures préchrétiennes jusqu'à la pseudo civilisation occidentale d'aujourd'hui.
• Le mystère du Graal et l'idée impériale gibeline [1937] (Éd. traditionnelles, 1967)
• Le Mythe du Sang (1937)
• Éléments pour une éducation raciale [1941] (Pardès, 1984)
• La doctrine aryenne de lutte et de victoire [1941] : 1) tr. P. Baillet, supplément à Totalité n°7, juil. 1979 (av. avertissement de G. Freda) ; 2) HJ Maxwell, in : Julius Evola, Symboles et » mythes » de la Tradition occidentale, Ed. Archè, Milan, 1980, pp. 173-182 ; 3) tr. F. Maistre [P. Baillet], Pardès, 1987, reprint sous forme de brochure par éd. Notre combat, 2012.
• La Doctrine de l’éveil : essai sur l'ascèse bouddhiste [1943] (Adyar, 1956)
• Le Yoga tantrique [1949] (Fayard, 1971)
• Métaphysique du sexe [1958] (Âge d'Homme / Trédaniel, 2006)
• Métaphysique de la Guerre [1935] (Archè, Milan, 1980)
• L'Arc et la massue [1968] (Pardès / Trédaniel, 1984) : Par les mots “arc” et “massue”, l'auteur a voulu désigner les 2 principaux domaines traités dans ce recueil d'essais (1958). Partant toujours des mêmes principes, Evola étudie des problèmes très différents. Avec “l'arc” on atteint des objets éloignés, et sous cet aspect l'ouvrage aborde des questions d'ordre supérieur, comme celles des relations entre l'Orient et l'Occident, de la notion d'initiation, de l'essence des mythes et des symboles de la signification de la romanité, des voies de l'action et de la contemplation, etc. Avec la “massue” on frappe et on abat des objets proches et il s'agit alors des essais contenant une critique radicale et une prise de position sur différents phénomènes des mœurs et de la société contemporaines. Le lecteur y trouvera donc étudiés des problèmes actuels, très courants et à la portée de tous, mais envisagés selon des points de vue inhabituels, anticonformistes et se rapportant à une conception supérieure de la vie et de l'homme.
• Le Taoïsme [1972] (Pardès, 1989) : Le Tao Te King de Lao-Tseu est sans doute le livre de la tradition chinoise le plus lu en Occident. Mais les maximes qu'il contient sont très déconcertantes pour l'Occidental moyen. Julius Evola replace le livre dans son contexte taoïste et élimine les fausses interprétations occidentales qui ont moralisé, sentimentalisé et travesti de quiétisme les maximes du Tao Te King. De ce fait, l'opuscule d'Evola nous restitue le taoïsme dans sa pureté originelle, abrupte et sublime.
• Méditations du haut des cimes [1974] (Pardès, 1986 ; Lore, 2006) : Evola nous livre dans cet ouvrage une approche philosophique de la montagne et de l'alpinisme. Les sommets ont de tout temps été considérés comme le royaume des dieux dans les mythes des civilisations traditionnelles. A travers ces croyances diverses et le récit de ses expériences, l'auteur nous décrit les possibilités d'accomplissement intérieur qu'offre l'ascension des sommets. Un livre puissant pour tous les amoureux de montagne. [Lire un extrait]
• Écrits sur la franc-maçonnerie (Pardès, 1987) [intro. et notes de Renato Del Ponte] : Bien que largement traduite, l’œuvre de J. E. demeure peu comme du public intellectuel en France. Commencée entre les deux guerres et achevée dans les années 1960, elle fait aujourd’hui l’objet d’un débat renouvelé ; penseur de la tradition universelle, ou, plus simplement, interprète d’un courant conservateur et inspirateur du néo-fascisme italien ? (Voir Politica Hermetica n°1, la discussion entre F. Ferraresi, P.A. Taguieff et P. Baillet not.). Cette édition s’efforce de concilier les deux aspects en s’attaquant aux principales objections que lui fit Guénon à propos de la franc-maçonnerie, considérée par lui comme une forme traditionnelle authentique de spiritualité en Occident, même réduite à une initiation virtuelle. Ici encore, le débat a rebondi après la Seconde Guerre mondiale avec le développement de la Grande Loge nationale française, tournée du côté du catholicisme et tirant sa “régularité” traditionnelle d’un rattachement à la maçonnerie britannique, c’est-à-dire esquivant les difficiles problèmes de l’attitude de la maçonnerie française pendant la Révolution et, surtout, au long de sa progressive sécularisation pendant le XIXe siècle ; ainsi la critique de J. E sur l’action subversive de cet Ordre héritier du rationalisme de Descartes « le philosophe au masque », dans la Révolution ou la guerre d’Espagne comme dans ses tentatives de gouvernement mondial, s’appuyant sur les Juifs, à travers le « super État » de la SDN, est-elle encadrée des textes correspondants de Guénon. On y trouve en particulier les comptes-rendus de ce dernier sur les ouvrages de Léon de Poncins. R. Del Ponte ajoute une troisième stratification s’efforçant de montrer d’une part que G. avait accepté la franc-maçonnerie faute de mieux : d’une initiation chrétienne qui existait en fait, d’autre part que la permanence d’affaires scandaleuses du type de celles de la Loge P 2 renforcent aujourd’hui la thèse de la subversion. Le traducteur, François Maistre, conclut par une étude biographique sur L. de Poncins qualifié de contre-révolutionnaire intégral, épithète accolée plus généralement à catholique (L. de P. est réédité régulièrement par Lecture et Tradition à Chiré-en-Montreuil), qu’il confronte à Guénon autour du thème du complot. La renaissance contemporaine de l’antimaçonnisme dans des lieux aussi inattendus que la Grande-Bretagne touche des milieux très divers et parfois nouveaux ; il s’agit dans ce cas d’un rejeton d’une ancienne racine. (JP Laurant, Politica Hermetica n°2, 1988).
◘ Écrits politiques :
• Impérialisme païen [1928] (Pardès, 1993) : Les Éditions Pardès réédite ce livre paru en 1928, à la veille des accords de Latran qui devaient conduire à un accord entre l'État fasciste et l’Église Catholique. Ce texte de jeunesse d’Evola doit bien sûr être replacé dans le contexte agité de son époque. J. Evola jugea lui-même « chimérique » cette « tentative pour agir sur les courants politico-culturels de l’époque et s’opposa à sa réédition de son vivant. Anti-humaniste, anti-chrétien, ce manifeste anti-démocratique se méfie aussi du nationalisme et prône une révolution impérialiste et païenne basée sur l’idée de « descente de l’Individu Absolu ». Le texte lui-même, d’un intérêt littéraire et traditionnel très limité n’est pas représentatif de la pensée évolienne, mais il présente un intérêt historique certain. Il contribue en effet à mieux connaître la genèse de la pensée de J. Evola, telle qu’elle s’exprimera par ex. dans Révolte contre le monde moderne. Ce texte montre aussi, de notre point de vue, l’erreur relativement courante qui consiste à vouloir inscrire la Verticalité, l’Absoluité, dans la forme et particulièrement dans la forme politique qui n’est qu’un élément du décor. Julius Evola, comme beaucoup d’autres, a commis cette erreur. L’expérience de l’Absoluité ne conduit pas à changer le monde, mais à s’en libérer. Cela n’enlève en rien la valeur de l’apport de J. Evola à la Tradition. Le lecteur doit être capable de faire la part des choses, distinguer ce qui est de l’ordre du conditionnement de la personne et ce qui est de l’ordre de la queste. P. Baillet, le traducteur, d’abord hostile à cette réédition, est bien conscient des risques et avertit qu’il livre le texte pour le meilleur et pour le pire : « Pour les honnêtes, qu’ils soient catholiques, “païens”, athées, agnostiques ou autres, et qui y verront ce qu’il faut y voir : un moyen supplémentaire de mieux comprendre aujourd’hui la genèse de l’œuvre d’Evola, notamment à travers les influences qui s’exercèrent sur lui dans les années 20. Pour les malhonnêtes, champions de la mauvaise foi, de l’ignorance feinte ou de la récupération, à quelque camp qu’ils appartiennent : que ce soit au secteur le plus rance, le plus moisi, le plus étriqué d’une “contre-révolution” catholique réduite à l’obsession du “complot judéo-maçonnique” et à la dénonciation de soi-disantes infiltrations “gnostiques” ; ou bien à la confrérie des surhommes en peau de lapin, nietzschéens d’opérette, païens des petits matins douloureusement héroïques après force libations et chants allemands ; ou, enfin, à la clique des inquisiteurs laïcs, qui ont érigé l’anachronisme en méthode historique et qui concluront, après lecture, qu’Impérialisme païen, avec des renvois à Louis Rougier, doit avoir figuré parmi les livres fondateurs (mais secrets, bien sûr, réservés aux “initiés”) de la… “nouvelle droite” française ». Après avoir renvoyé tout ce petit monde dos à dos, le traducteur nous invite donc à la lecture de ce texte qui permet aussi de mesurer l’influence de Reghini, franc-maçon et pythagoricien, sur Evola et la complexité des relations et des conflits entre Église Catholique, État fasciste et Franc-maçonnerie à cette époque, complexité perceptible encore aujourd’hui dans la société italienne. Le texte est suivi d’un Appendice polémique sur les attaques du parti guelfe, réponses de J. Evola aux attaques publiées contre lui notamment dans L’Osservatore Romano. — Pour mieux comprendre Evola et pour mieux comprendre l’Italie du XXe siècle. (La Lettre du crocodile n°3/2004)
• Orientations [1950] (Pardès, 2011) [texte en pdf sans présentation ni appareil critique].
• Les Hommes au milieu des ruines [1953] (Pardès, 2005. Traduction par P. Pascal, revue, corrigée et complétée par Gérard Boulanger) : Enfin, la réédition tant attendue du grand classique de Julius Evola, Les Hommes au milieu des ruines, est sortie de presse grâce aux efforts conjugués des éditions Pardès et Trédaniel. Dans ce livre, bible politique de la droite dite “traditionnelle” d’Italie et de France dans les années 60 et au début des années 70, Julius Evola proposait à ses lecteurs une doctrine de l’État, une vision à la fois révolutionnaire et conservatrice du politique. La révolution suggérée par Evola, dans Les Hommes au milieu des ruines, est une révolution avant tout métapolitique : il nous exhorte à rejeter tout un fatras idéologique, toute une panoplie de slogans creux qui ont fait des années 55 à 75 un désert pour la culture politique, qui ont consacré ces deux décennies du boom industriel au règne du mesquin esprit de calcul, du pur quantitativisme, privilégiant le profit immédiat, le court terme au détriment de l’immémorial et du long terme. Après cette phase “métapolitique”, les institutions dérivées du fatras idéologique dénoncé par Evola suivront le même chemin : vers le dépotoir de l’histoire. L’exagération dans le culte du profit immédiat, que nous offre le néo-libéralisme, sera indubitablement le chant du cygne des idéaux quantitativistes.
Le conservatisme proposé par Evola, dans Les Hommes au milieu des ruines, est précisément, comme dans toute son œuvre, de renouer avec les fondements de cet immémorial qu’il appelle la Tradition. Pour retrouver cette Tradition, nous devons simultanément redécouvrir l’idéal “organique”, dénoncer la “démonie de l’économie” et la médiocrité du mental bourgeois. Evola nous offre là une critique conservatrice, puisant aux sources de la vision impériale européenne du Moyen Âge, du totalitarisme, du bonapartisme, du machiavélisme, de l’historicisme et du militarisme. Sous le signe de son option résolument “gibeline”, Evola casse au marteau tous les “ismes”, idoles d’une ère tristement sociologique, d’une ère sans profondeur, d’une ère amnésique et fière de l’être.
Par rapport à la première édition française des Hommes au milieu des ruines (Les Sept Couleurs, Paris, 1972), Trédaniel et Pardès ont ajouté quatre textes supplémentaires en annexe, dont “Le Mythe Marcuse” et “L’engouement maoïste” où Evola critique la superficialité des révoltes “hippy” et soixante-huitarde ainsi que l’exotisme niais et têtu qui faisait de la Chine de Mao le totem sacré des révolutionnaires musclés. Mais dans sa critique Evola ne niait pas la nécessité ni la légitimité d’une révolte. Ce qui le distingue de tous les conservateurs chiasseux. (Berthrand Eeckhoudt, Vouloir n°10, 1984).
• Chevaucher le tigre (1961) (La Colombe, 1964).
• Le Fascisme vu de droite [1964] (Pardès, 1981).