Un préjugé défavorable accompagnera ce livre de Günther. En effet, en France, Günther jouit d'une réputation détestable, celle d'être “l'anthropologue officiel” du Troisième Reich de Hitler. Cet étiquetage n'a que la valeur d'un slogan et il n'est pas étonnant que ce soit le présentateur de télévision Polac qui l'ait instrumentalisé, lors d'un débat à l'écran, tenu le 17 avril 1982 sur la “Nouvelle Droite” d'Alain de Benoist. Avec la complicité directe d'un avocat parisien, Maître Souchon, et la complicité indirecte d'un essayiste britannique, ayant comme qualification scientifique d'être un “militant anti-fasciste”, Michael Billig (1), Polac pouvait fabriquer, devant plusieurs centaines de milliers de téléspectateurs, le bricolage médiatique d'un “Günther hyper-nazi”, maniaque de la race et dangereux antisémite. Comme aucun représentant de la “Nouvelle Droite”, aucun anthropologue sérieux, aucun connaisseur des idées allemandes des années 20 et 30, n'étaient présents sur le plateau, Polac, Souchon et leurs petits copains n'ont pas dû affronter la contradiction de spécialistes et le pauvre Günther, décédé depuis 14 ans, a fait les frais d'un show médiatique sans la moindre valeur scientifique, comme le démontre avec brio David Barney dans Éléments (n°42, été 1982) [cf. extrait en bas de page].
Qui fut Günther ? Hans Friedrich Karl Günther est né le 16 février 1891 à Fribourg en Brisgau, ville où il vécut sa jeunesse. Il y fréquenta l'université et, après un séjour d'études à Paris, acquit les diplômes qui sanctionnaient ses connaissances en linguistique comparée et en philologie germanique. La formation de Günther est donc celle d'un philologue, non celle d'un anthropologue. Quand éclate la guerre de 1914, Günther se porte volontaire mais, atteint d'un rhumatisme des articulations pendant son instruction, il est renvoyé chez lui et jugé inapte au service actif. Il servira ultérieurement le Reich dans la Croix-Rouge. La guerre finie, il enseigne à Dresde et à Fribourg.
Son premier ouvrage paraît en 1920 et s'intitule Ritter, Tod und Teufel : Der heldische Gedanke (Le chevalier, la mort et le diable : L'idée héroïque), conjointement à une pièce de théâtre, d'inspiration nationaliste, faustienne, païenne et romantique, Hans Baldenwegs Aufbruch : Ein deutsches Spiel in vier Auftritten (Le départ de Hans Baldenweg : Pièce allemande en 4 actes). Le destin de Günther venait d'être scellé. Non par le contenu intellectuel de ces 2 travaux, mais par la personnalité de son éditeur munichois, Julius Friedrich Lehmann, enthousiasmé par Ritter, Tod und Teufel.
Cet éditeur connu avait repéré des qualités innées d'anthropologue chez son jeune protégé. Günther, avait remarqué Lehmann, repérait tout de suite, avec justesse, les caractéristiques raciales des individus qu'il rencontrait au hasard, dans les rues ou sur les chemins de campagne. Il était dès lors l'homme que cherchait Lehmann, pour écrire un précis de “raciologie” vulgarisé, accessible au grand public, commercialisable à grande échelle. Malgré l'avis défavorable d'un professeur d'anthropologie de l'université, Lehmann décide de payer Günther pendant 2 ans, afin d'achever, à l'abri du besoin, sa “raciologie”. En juillet 1922, Rassenkunde des deutschen Volkes sort de presse. Plusieurs éditions se succéderont jusqu'en 1942 et 124.000 exemplaires du livre trouveront acquéreurs. En 1929, paraît une édition abrégée, Kleine Rassenkunde des deutschen Volkes, rapidement surnommée Volksgünther, qui sera, elle, tirée à 295.000 exemplaires.
Auteur d'un ouvrage scientifique de référence sur “l'idée nordique” en Allemagne (2), Hans-Jürgen Lutzhöft explique les raisons qui ont fait le succès de ces 2 manuels :
◊ 1) En reprenant les classifications des races, dressées par les anthropologues anglo-saxons Beddoe et Ripley, Günther analysait la population allemande et repérait les mixages dont elle était le résultat. C'était la première fois qu'un livre aussi didactique sur la question paraissait en Allemagne. Günther faisait dès lors figure de pionnier.
◊ 2) Didactique, Günther initiait ses lecteurs, avec une remarquable clarté, aux arcanes et aux concepts fondamentaux de l'anthropologie biologique. Le lecteur moyen acquérait, avec ce livre, un texte “initiatique” pratique, concret et instructif.
◊ 3) Les 2 ouvrages étaient richement illustrés, ce qui ôtait toute abstraction ennuyeuse aux descriptions des phénotypes raciaux (physionomies, corpulences, formes des crânes, couleur des cheveux et des yeux, etc.).
◊ 4) Le style du livre était précis, clair, compréhensible, convaincant.
◊ 5) La simplicité des démonstrations encourageait la lecture.
◊ 6) Günther ne sombrait dans aucune polémique gratuite. Certes, sa race “favorite” était la race nordique mais jamais il ne médisait des autres races européennes. Cette absence de propos médisants, inhabituelle dans les vulgarisations anthropologiques de l'époque, accordait à Günther un public nettement plus large que celui des petites sectes nordicomanes.
◊ 7) Vulgarisation qui n'avait pas la prétention d'être autre chose, la Rassenkunde possédait un niveau scientifique réel et incontestable, malgré les lacunes que pouvaient repérer les spécialistes autorisés des universités. Pour l'anthropologue Eugen Fischer, le plus renommé dans sa profession pendant l'entre-deux-guerres allemand, la lecture de la Rassenkunde était impérative pour le débutant et même pour le professionnel qui voulait acquérir une souplesse didactique dans sa branche.
Le succès incroyable et inattendu de la Rassenkunde permet à Günther d'envisager la vie d'un écrivain libre. Il suit les cours de l'anthropologue Theodor Mollison (1874-1952) à Breslau et rencontre à Dresde celle qui deviendra bien vite son épouse, la jeune musicologue norvégienne Maggen Blom. En 1923, il suit la jeune fille à Skien, sa ville natale, dans le Telemark norvégien, et l'épouse en juillet. Deux filles naîtront de cette union, Ingrid et Sigrun. Les Günther resteront 2 ans à Skien, puis se fixeront à Uppsala en Suède, où se trouve l'Institut d'État suédois de biologie raciale. Il travaillera là avec les anthropologues Lundborg et Nordenstreng. En 1927, la famille va habiter dans l'île de Lidingö près de Stockholm.
Les années scandinaves de Günther sont indubitablement les plus heureuses de sa vie. Son âme de solitaire trouve un profond apaisement en parcourant les forêts et les montagnes peu peuplées de Norvège et de Suède. Il décline plusieurs invitations à revenir en Allemagne. En 1929, pourtant, quand le Reich est frappé durement par la crise économique, les ventes de la Rassenkunde baissent sensiblement, ce qui oblige Günther à abandonner sa vie de chercheur libre. Son ami Hartnacke use de son influence pour lui donner, à Dresde, un emploi de professeur de Gymnasium à temps partiel.
C'est à ce moment que des militants nationaux-socialistes ou nationalistes commencent à s'intéresser à lui. Darré estime que la Rassenkunde a donné une impulsion déterminante au “mouvement nordique”. Ludendorff en chante les louanges. Rosenberg, lui, avait déjà, dans le Völkischer Beobachter du 7 mai 1925, réclamé la présence d'un homme du format de Günther à la Deutsche Akademie. Ce sera finalement Wilhelm Frick, ministre national-socialiste de l'intérieur et de l'éducation populaire du Land de Thuringe, qui, avec l'appui de Max Robert Gerstenhauer, Président thuringien de la Wirtschaftspartei (Parti de l'Économie), bientôt alliée au NSDAP, déploiera une redoutable énergie pour donner à Günther, apolitique et simplement ami du responsable national-socialiste Paul Schultze-Naumburg, une chaire de professeur à l'université d'Iéna. Le corps académique résiste, arguant que Günther, diplômé en philologie, n'a pas la formation nécessaire pour accéder à un poste de professeur d'anthropologie, de raciologie ou d'hygiène raciale (Rassenhygiene).
Frick et Gerstenhauer circonviennent ces réticences en créant une chaire “d'anthropologie sociale”, attribuée immédiatement à Günther. Ce “putsch” national-socialiste, que Günther, bien que principal intéressé, n'a suivi que de loin, finit par réussir parce qu'une chaire d'anthropologie sociale constituait une nouveauté indispensable et parce que Günther, en fin de compte, avait amplement prouvé qu'il maîtrisait cette discipline moderne. La seule réticence restante était d'ordre juridique : les adversaires des nazis jugeaient que Frick posait là un précédent, risquant de sanctionner, ultérieurement, toutes interventions intempestives du politique dans le fonctionnement de l'université. Le 15 novembre 1930, Günther prononce son discours inaugural seul, sans la présence du recteur et du doyen de sa faculté. Mais bien en présence de Hitler, qui vint personnellement féliciter le nouveau professeur, qui ne s'attendait pas du tout à cela… Hitler prenait sans doute la nomination de Günther comme prétexte pour être présent à l'université lors d'une séance publique et pour encourager ses compagnons de route à intervenir dans les nominations, comme l'avaient fait Frick et Gerstenhauer.
En 1933, quand Hitler et ses partisans accèdent au pouvoir, 2 adversaires de Günther sont destitués voire emprisonnés, sans doute pour avoir milité dans des formations hostiles à la NSDAP victorieuse. Rosenberg fait accorder à Günther le “Prix de science de la NSDAP” en 1935. En 1936, Günther reçoit une distinction honorifique moins compromettante : la “Plaquette Rudolf Virchow de la Société berlinoise d'Ethnologie, d'Anthropologie et de Proto-histoire”, dirigée par Eugen Fischer. En 1937, il entre dans le comité directeur de la Société Allemande de Philosophie. Pour son 50ème anniversaire, le 16 février 1941, il reçoit la “Médaille Gœthe d'Art et de Science” et, ce qui est cette fois nettement compromettant, l'insigne d'or du parti.
En 1932, Günther publie un ouvrage très intéressant sur la présence d'éléments raciaux nordiques chez les Indo-Européens d'Asie (Indo-iraniens, Beloutches, Afghans, Perses, Tadjiks, Galtchas, Sakkas, Tokhariens et Arméniens). Günther décèle de cette façon la voie des migrations indo-européennes, amorcées vers -1600 avant notre ère et repère les noyaux de peuplement encore fortement marqués par ce mouvement de population (3).
En 1935, paraît un autre livre important de Günther, Herkunft und Rassengeschichte der Germanen. Par la suite, jusqu'en 1956, Günther se préoccupera essentiellement d'hérédité, de sociologie rurale, etc., tous thèmes difficilement politisables. Malgré cet engouement du régime pour sa personne, Günther demeure en retrait et ne fait pas valoir sa position pour acquérir davantage d'honneurs ou d'influence. Hans-Jürgen Lutzhöft estime que cette discrétion, finalement admirable, est le résultat des dispositions psychiques, du tempérament de Günther lui-même. Il n'aimait guère les contacts, était timide et solitaire. Par dessus tout, il appréciait la solitude dans la campagne et avait en horreur la fébrilité militante des organisations de masse.
Comme le montre bien Frömmigkeit nordischer Artung (1934, 6e éd. : 1963), Günther détestait le “byzantinisme” et le fanatisme. En 1941, en pleine guerre, Günther fait l'apologie d'un sentiment : celui de la “propension à la conciliation”, fruit, dans le chef de l'individu, d'une fidélité inébranlable à ses principes et d'une tolérance largement ouverte à l'égard des convictions d'autrui ; pour Günther, véritablement “nordique”, donc exemplaire selon les critères de sa mythologie, était l'adage : « You happen to think that way ; allright ! I happen to think this way » (Vous pensez de cette façon ? Fort bien ! Moi, je pense de cette autre façon). Nostalgique de la Scandinavie, Günther — dit Lutzhöft — a souvent songé à émigrer ; mais, une telle aventure l'aurait privé, lui et sa famille, de bien des avantages matériels…
Le cours des événements a fait réfléchir Günther et a renforcé son attitude réservée à l'endroit du régime. Entre l'idéologie officiellement proclamée et la pratique politique réelle de l'État national-socialiste, l'observateur détaché que voulait être Günther constate des différences flagrantes. Ce scepticisme croissant apparaît clairement dans le manuscrit qu'il prévoyait de faire paraître en 1944. Ce livre, intitulé Die Unehelichen in erbkundlicher Betrachtung (Les enfants illégitimes vus sous l'angle des notions d'hérédité) fut en dernière instance interdit par les autorités nationales-socialistes, surtout à l'instigation de Goebbels et de Bormann. Pourquoi ? Günther, personnellement, ne reçut jamais aucune explication quant à cette interdiction, surprenante lorsqu'on sait que l'anthropologue détenait l'insigne d'or du parti.
Lutzhöft donne quelques explications intéressantes, qui, approfondies, vérifiées sur base de documents et de témoignages, permettraient d'élucider davantage encore la nature du régime national-socialiste, encore très peu connu dans son essence, malgré les masses de livres qui lui ont été consacrées. La raison majeure de l'interdiction réside dans le contenu du manuscrit, qui défend la monogamie et la famille traditionnelle, institutions qu'apparemment la dernière garde de Hitler, dont Bormann, souhaitait supprimer. Pour Günther, la famille traditionnelle monogame doit être maintenue telle quelle sinon le peuple allemand “risque de dégénérer”. L'urbanisation croissante du peuple allemand a entraîné, pense Günther, un déclin du patrimoine génétique germanique, de telle sorte qu'un bon tiers de la nation pouvait être qualifié de “génétiquement inférieur”. Sur le plan de la propagande, un tel bilan s'avère négatif car il autorise tous les pessimismes et contredit l'image d'une “race des seigneurs”.
Pour Günther, une politique raciale ne doit pas être quantitative ; elle ne doit pas viser à l'accroissement quantitatif de la population mais à son amélioration qualitative. Günther s'insurge dès lors contre la politique sociale du IIIe Reich, qui distribue des allocations familiales de façon égalitaire, sans opérer la moindre sélection entre familles génétiquement valables et familles génétiquement inintéressantes. Ensuite, il critique sévèrement l'attribution d'allocations aux filles-mères parce qu'une telle politique risquerait de faire augmenter indûment les naissances illégitimes et de détruire, à plus ou moins courte échéance, l'institution du mariage.
Günther avait eu vent des projets d'établissement de la polygamie (conçus par Himmler et les époux Bormann) afin de combler le déficit des naissances et l'affaiblissement biologique dus à la guerre. Le trop-plein de femmes que l'Allemagne allait inévitablement connaître après les hostilités constituait un problème grave devant être résolu au profit exclusif des combattants rescapés de l'épopée hitlérienne. Bormann envisageait une institution polygamique prévoyant une femme principale et des femmes secondaires ou “amantes légales”, toutes destinées à concevoir des enfants, de façon à ce que les Germains demeurent majoritaires en Europe. Pour Günther, ce système ne pourrait fonctionner harmonieusement.
Les “amantes légales”, souvent sexuellement attrayantes, fantaisistes, gaies, auraient monopolisé l'attention de leurs mâles au détriment des femmes principales, plus soucieuses, en théorie, de leurs devoirs de mères. En conséquence, pense Günther, les femmes sexuellement fougueuses, qui ne sont pas nécessairement valables génétiquement (Günther, en tout cas, ne le croit pas), verraient leurs chances augmenter au détriment de la race, tandis que les femmes plus posées, génétiquement précieuses, risquent d'être délaissées, ce qui jouerait également au détriment de la race. Pire, ce système ne provoquerait même pas, dit Günther, l'accroissement quantitatif de la population, pour lequel il a été conçu. La polygamie, l'histoire l'enseigne, produit moins d'enfants que la monogamie. L'opposition de Günther au régime est évidente dans cette querelle relative à la politique sociale du IIIe Reich ; il adopte une position résolument conservatrice devant la dérive polygamiste, provoquée par la guerre et la crainte d'être une nation dirigeante numériquement plus faible que les peuples dirigés, notamment les Slaves.
Revenu à Fribourg pendant la guerre, il quitte une nouvelle fois sa ville natale quand son institut est détruit et se fixe à Weimar. Lorsque les Américains pénètrent dans la ville, le savant et son épouse sont réquisitionnés un jour par semaine pour travailler au déblaiement du camp de Buchenwald. Quand les troupes US abandonnent la région pour la céder aux Russes, Günther et sa famille retournent à Fribourg, où l'attendent et l'arrêtent des militaires français. L'anthropologue, oublié, restera 3 ans dans un camp d'internement. Les officiers de la Sûreté le traitent avec amabilité, écrira-t-il, et la “chambre de dénazification” ne retient aucune charge contre lui, estimant qu'il s'est contenté de fréquenter les milieux scientifiques internationaux et n'a jamais fait profession d'antisémitisme. Polac, Billig et Souchon, eux, sont plus zélés que la chambre de dénazification… S'ils avaient été citoyens ouest-allemands, ils auraient dû répondre devant les tribunaux de leurs diffamations, sans objet puisque seule compte la décision de la chambre de dénazification — contrôlée par la France de surcroît puisque Fribourg est en zone d'occupation française — qui a statué en bonne et due forme sur la chose à juger et décidé qu'il y avait non-lieu.
Günther se remit aussitôt au travail et dès 1951, recommence à faire paraître articles et essais. En 1952, paraît chez Payot une traduction française de son ouvrage sur le mariage : Le Mariage, ses formes, son origine. En 1953, il devient membre correspondant de l'American Society of Human Genetics. En 1956 et 1957, paraissent 2 ouvrages particulièrement intéressants : Lebensgeschichte des Hellenischen Volkes et Lebensgeschichte des Römischen Volkes (Histoire biologique du peuple grec et Histoire biologique du peuple romain), tous 2 repris de travaux antérieurs, commencés en 1929.
En 1963, paraît la 6ème édition, revue et corrigée, de Frömmigkeit nordischer Artung. Cette 6ème édition, avec l'édition anglaise plus complète de 1967 (Religious attitudes of the Indo-Europeans, Clair Press, London, 1967), a servi de base à cette version française de Frömmigkeit nordischer Artung, dont le titre est dérivé de celui d'une édition italienne : Religiosita indoeuropea. Le texte de Frömmigkeit… est une exploration du mental indo-européen à la lumière des textes classiques de l'antiquité gréco-romaine ainsi que de certains passages de l'Edda et de poésies de l'ère romantique allemande. Avec les travaux d'un Benveniste ou d'un Dumézil, ce livre apparaîtra dépassé voire sommaire. Sa lecture demeure néanmoins indispensable, surtout pour les sources qu'il mentionne et parce qu'il est en quelque sorte un des modestes mais incontournables chaînons dans la longue quête intellectuelle, philologique, de l'indo-européanité, entreprise depuis les premières intuitions des humanistes de la Renaissance et les pionniers de la linguistique comparée.
Après la mort de sa femme en 1966, Günther vit encore plus retiré qu'auparavant. Pendant l'hiver 1967-1968, il met péniblement en ordre — ses forces physiques l'abandonnent — ses notes personnelles de l'époque nationale-socialiste. Il en sort un livre : Mein Eindruck von Adolf Hitler (L'impression que me fit Adolf Hitler). On perçoit dans ce recueil les raisons de la réticence de Günther à l'égard du régime nazi et on découvre aussi son tempérament peu sociable, hostile à tout militantisme et à tout collectivisme comportemental.
S'il fut, malgré lui, un anthropologue apprécié du régime, choyé par quelques personnalités comme Darré ou Rosenberg, Günther fut toujours incapable de s'enthousiasmer pour la politique et, secrètement, au fond de son cœur, rejetait toute forme de collectivisme. Pour ce romantique de la race nordique, les collectivismes communiste ou national-socialiste sont des “asiatismes”. L'option personnelle de Günther le rapproche davantage d'un Wittfogel, théoricien du “despotisme oriental” et inspirateur de Rudi Dutschke.
L'idéal social de Günther, c'est celui d'un paysannat libre, sans État, apolitique, centré sur le clan cimenté par les liens de consanguinité. En Scandinavie, dans certains villages de Westphalie et du Schleswig-Holstein, dans le Nord-Ouest des États-Unis où se sont fixés de nombreux paysans norvégiens et suédois, un tel paysannat existait et subsiste encore très timidement. Cet idéal n'a jamais pu être concrétisé sous le IIIe Reich.
Mein Eindruck von Adolf Hitler (4) est, en dernière instance, un réquisitoire terrible contre le régime, dressé par quelqu'un qui l'a vécu de très près. Ce document témoigne d'abord, rétrospectivement, de la malhonnêteté profonde des pseudo-historiens français qui font de Günther l'anthropologue officiel de la NSDAP et, ensuite, de la méchanceté gratuite et irresponsable des quelques larrons qui se produisent régulièrement sur les plateaux de télévision pour “criminaliser” les idéologies, les pensées, les travaux scientifiques qui ont l'heur de déplaire aux prêtres de l'ordre moral occidental…
Épuisé par l'âge et la maladie, Günther meurt le 25 septembre 1968 à Fribourg. La veille de sa mort, il écrivait à Tennyson qu'il souhaitait se retirer dans une maison de repos car il ne ressentait plus aucune joie et n'aspirait plus qu'au calme.
►Robert Steuckers (Bruxelles, sept. 1987).
◘ Notes :
• (1) Michael Billig, L'internationale raciste : De la psychologie à la science des races, Maspero, 1981.
• (2) Hans-Jürgen Lutzhöft, Der Nordische Gedanke in Deutschland, 1920-1940, Ernst Klett Verlag, Stuttgart, 1971. La présente introduction tire la plupart de ses éléments de cet ouvrage universitaire sérieux.
• (3) Cf. Hans F. K. Günther, Die Nordische Rasse bei den Indogermanen Asiens, Verlag Hohe Warte, Pähl, 1982 (réédition).
• (4) Hans F. K. Günther, Mein Eindruck von Adolf Hitler, Franz v. Bebenburg, Pähl, 1969.
◘ Légende illustrations de la page (de haut en bas) :
• 1 : Couverture de l'édition française (1987).
• 2 : La célèbre gravure de Dürer intitulée “Le Chevalier, la Mort et le Diable” (1513) donne son titre au premier ouvrage de Günther, Le Chevalier, la Mort et le Diable : une pensée héroïque (1920), titre qui avait déjà repris en 1915 par le fameux recueil de poèmes de guerre de Rudolf Herzog. Cette figure allégorique devient le symbole de la situation du Volk [communauté populaire]. Avec les Allemands dans le rôle du chevalier… Ce court essai rencontre une forte audience : à travers la figure néo-romantique du chevalier, Günther brosse le portrait d'un héros explicitement völkisch, présidant au commencement du monde, prenant en main le sort de l’homme par sa force intérieure, pour le modeler selon ses propres critères. Alors que le personnage de chevalier chez Ernst Bertram tentait de créer le muthos de l’époque tout en transcendant le cadre historique limité de l’homme germanique, le héros envisagé par Günther, intimement convaincu de sa vocation, ne tire légitimité que de son allégeance à l'esprit du Volk dont il est le serviteur : ses actes et ses idées n'ont de portée que rattachés aux intérêts immédiats du peuple et du sol dont il est issu. En présentant les valeurs du chevalier comme émanant du Volk, dont les vertus raciales sont considérées comme inaliénables et éternelles, Günther entend restaurer à nouveau ces dernières. Le chevalier, sorte de surhomme moderne représentant les qualités habituellement attribuées aux anciens Allemands — héroïsme, loyauté, honnêteté et sens ethnique —, se consacre précisément à la restauration de la grandeur du Volk. Günther associe ici les idéaux nietzschéens biologisés à la vision de la grandeur germanique retrouvée. Cette figure allégorique connut une grande popularité, notamment parce qu'elle était en résonance avec les angoisses d'avenir d'un public se demandant si Weimar ne conduisait pas l'Allemagne à perdre son âme. Elle impressionna Himmler par l'image du chef et attira l’attention de Walther Darré, futur spécialiste de l’agriculture du IIIe Reich, qui l'utilisera abondamment comme personnage modèle dans ses exhortations aux agriculteurs les incitant à soutenir sans réserve la nouvelle Allemagne.
♦ Œuvres de Hans Günther en français
♦ Études
La lecture évolienne des thèses du raciologue H.F.K. Günther
Hans Friedrich Karl Günther (1891-1968), célèbre pour avoir publié, à partir de juillet 1922 et jusqu'en 1942, une Rassenkunde des deutschen Volkes (Raciologie du peuple allemand), qui atteindra, toutes éditions confondues, 124.000 exemplaires. Une édition abrégée, intitulée Kleine Rassenkunde des deutschen Volkes (Petite raciologie du peuple allemand), atteindra 295.000 exemplaires. Ces 2 ouvrages vulgarisaient les théories raciales de l'époque, notamment les classifications des phénotypes raciaux que l'on trouvait — et que l'on trouve toujours — en Europe centrale.
Plus tard, Günther s'intéressera à la religiosité des Indo-Européens, qu'il qualifiera de « pantragique » et de « réservée », qu'il définira comme dépourvue d'enthousiasme extatique (cf. H. Günther, Religiosité indo-européenne, Pardès, 1987 ; tr. fr. et préface de R. Steuckers ; présentation de Julius Evola). Günther, comme nous l'avons mentionné ci-dessous, publiera un livre sur le déclin des sociétés hellénique et romaine, de même qu'une étude sur les impacts indo-européens/nordiques (les 2 termes sont souvent synonymes chez Günther) en Asie centrale, en Iran, en Afghanistan et en Inde, incluant not. des références aux dimensions pantragiques du bouddhisme des origines. Intérêt qui le rapproche d'Evola, auteur d'un ouvrage de référence capital sur le bouddhisme, La Doctrine de l'Éveil (cf. HFK Günther, Die Nordische Rasse bei den Indogermanen Asiens, Hohe Warte, Pähl Obb., 1982 ; préf. de Jürgen Spanuth).
L'anti-celtisme de Günther
Pour Günther, les Celtes d'Irlande véhiculent des idéaux matriarcaux, contraires à l'« esprit nordique » ; en évoquant ces idéaux, il fait preuve d'une sévérité semblable à celle d'Evola. Mais, pour Günther, cette dominante matriarcale chez les Celtes, notamment en Irlande et en Gaule, vient de la disparition progressive de la caste dominante de souche nordique, porteuse de l'esprit patriarcal. Dans sa Rassenkunde des deutschen Volkes (pp. 310-313), Günther formule sa critique du matriarcat celtique :
« Les mutations d'ordre racial à l'intérieur des peuples celtiques s'aperçoivent très distinctement dans l'Irlande du début du Moyen Âge. Dans la saga irlandaise, dans le style ornemental de l'écriture et des images, nous observons un équilibre entre les veines nordiques et occidentales (westisch) ; dans certains domaines, cet équilibre rappelle l'équilibre westique/nordique de l'ère mycénienne. Il faut donc tenir pour acquis qu'en Irlande et dans le Sud-Ouest de l'Angleterre, la caste dominante nordique/celtique n'a pas été numériquement forte et a rapidement disparu. Le type d'esprit que reflète le peuple irlandais — et qui s'aperçoit dans les sagas irlandaises — est très nettement déterminé par le substrat racial westique. Heusler a suggéré une comparaison entre la saga germanique d'Islande (produite par des éléments de race nordique) et la saga d'Irlande, influencée par le substrat racial westique.
Face à la saga islandaise, que Heusler décrit comme étant “fidèle à la vie et à l'histoire du temps, très réaliste et austère”, caractérisée par un style narratif viril et sûr de soi, la saga irlandaise apparaît, en son “âme” (Seele), comme “démesurée et hyperbolique” ; la saga irlandaise “conduit le discours dans le pathétique ou l'hymnique” ; plus loin, Heusler remarque que “l'apparence extérieure de la personne est habituellement décrite par une abondance de mots qui suggère une certaine volupté”.
Heusler poursuit : “La saga irlandaise aime évoquer des faits relatifs au corps (notamment en cas de blessure), en basculant souvent dans la crudité, le médical, de façon telle que cela apparaît peu ragoûtant quand on s'en tient aux critères du goût germanique” (…). La saga chez les Irlandais nous dévoile, par opposition à l'objectivité factuelle et à la retenue de la saga islandaise, une puissance imaginative débridée, un goût pour les idées folles et des descriptions exagérées, qui, souvent, sonnent “oriental” ; on croit reconnaître, dans les textes de ces sagas, un type de spiritualité dont la coloration, si l'on peut dire, vire au jaune et au rouge et non plus au vert et au bleu nordiques ; ce type de spiritualité présente un degré de chaleur bien supérieur à celui dont fait montre la race nordique. Nous devons donc admettre que la race westique, auparavant dominée et soumise, est revenue au pouvoir, après la disparition des éléments raciaux nordiques momentanément dominants (…).
À la dénordicisation (Entnordung), dont la conséquence a été une re-westicisation (Verwestung) de l'ancienne celticité (nordique), correspond le retour de mœurs radicalement non nordiques dans le texte des sagas irlandaises. Ce retour montre, notamment, que la race westique, à l'origine, devait être régie par le matriarcat, système qui lui est spécifique. Les mœurs matriarcales impliquent que les enfants appartiennent seulement à leur mère et que le père, en coutume et en droit, n'a aucune place comparable à celle qu'il occupe dans les sociétés régies par l'esprit nordique. La femme peut se lier à l'homme qu'elle choisit puis se séparer de lui ; dans le matriarcat, il n'existait pas et n'existe pas de mariage du type que connaissent les Européens d'aujourd'hui. Seul existe un sentiment d'appartenance entre les enfants nés d'une même mère.
La race nordique est patriarcale, la race westique est matriarcale. La saga irlandaise nous montre que les Celtes d'Irlande, aux débuts de l'ère médiévale, n'étaient plus que des locuteurs de langues celtiques (Zimmer), puisque dans les régions celtophones des Îles Britanniques, le matriarcat avait repoussé le patriarcat, propre des véritables Celtes de race nordique, disparus au fil des temps.
Nous devons en conséquence admettre que, dans son ensemble, la race westique avait pour spécificité le matriarcat (…). Le matriarcat ne connaît pas la notion de père. La famille, si toutefois l'on peut appeler telle cette forme de socialité, est constituée par la mère et ses enfants, quel que soit le père dont ils sont issus. Ces enfants n'héritent pas d'un père, mais de leur mère ou du frère de leur mère ou d'un oncle maternel. La femme s'unit à un homme, dont elle a un ou plusieurs enfants ; cette union dure plus ou moins longtemps, mais ne prend jamais des formes que connaît le mariage européen actuel, qui, lui, est un ordre, où l'homme, de droit, possède la puissance matrimoniale et paternelle. “Ces états de choses sont radicalement différents de ce que nous trouvons chez les Indo-Européens, qui, tout au début de leur histoire, ont connu la famille patrilinéaire, comme le prouve leur vocabulaire ayant trait à la parenté…”.
Le patriarcat postule une position de puissance claire pour l'homme en tant qu'époux et que père ; ce patriarcat est présent chez tous les peuples de race nordique. Le matriarcat correspond très souvent à un grand débridement des mœurs sexuelles, du moins selon le sentiment nordique. La saga irlandaise décrit le débridement et l'impudeur surtout du sexe féminin. (…) Zimmer avance toute une série d'exemples, tendant à prouver qu'au sein des populations celtophones de souche westique dans les Iles Britanniques, on rencontrait une conception des mœurs sexuelles qui devait horrifier les ressortissants de la race nordique.
La race westique a déjà d'emblée une sexualité plus accentuée, moins réservée ; les structures matriarcales ont vraisemblablement contribué à dévoiler cette sexualité et à lui ôter tous freins. La confrontation entre mœurs nordiques et westiques a eu lieu récemment en Irlande, au moment de la pénétration des tribus anglo-saxonnes de race nordique ; les mœurs irlandaises ont dû apparaître à ces ressortissants de la race nordique comme une abominable lubricité, comme une horreur qui méritait l'éradication. Chaque race a ses mœurs spécifiques ; le patriarcat caractérise la race nordique. Il faut donc réfuter le point de vue qui veut que toutes les variantes des mœurs européennes ont connu un développement partant d'un stade originel matriarcal pour aboutir à un stade patriarcal ultérieur ».
Comme Evola, mais contrairement à Klages, Schuler ou Wirth, Günther a un préjugé défavorable à l'endroit du matriarcat. Pour Evola et Günther, le patriarcat est facteur d'ordre, de stabilité. Les 2 auteurs réfutent également l'idée d'une évolution du matriarcat originel au patriarcat. Patriarcat et matriarcat représentent 2 psychologies immuables, présentes depuis l'aube des temps, et en conflit permanent l'une avec l'autre. Dans Il mito del sangue, Evola résume la classification des races européennes selon Günther et évoque tant leurs caractéristiques physiques que psychiques. En conclusion de son panorama, Evola écrit :
« Du point de vue de la théorie de la race en général, Günther assume totalement l'idée de la persistance et de l'autonomie des caractères raciaux, idée plus ou moins dérivée du mendelisme. Les “races mélangées” n'existent pas pour lui. Il exclut en conséquence que du croisement de deux ou de plusieurs races naisse une race effectivement nouvelle. Le produit du croisement sera simplement un composite, dans lequel se sera conservée l'hérédité des races qui l'auront composé, à l'état plus ou moins dominant ou dominé, mais jamais porté au-delà des limites de variabilité inhérentes aux types d'origine.
“Quand les races se sont entrecroisées de nombreuses fois, au point de ne plus laisser subsister aucun type pur ni de l'une race ni de l'autre, nous n'obtenons pas, même après un long laps de temps, une race mêlée. Dans un tel cas, nous avons un peuple qui présente une compénétration confuse de toutes les caractéristiques : dans un même homme, nous retrouvons la stature propre à une race particulière, unie à une forme crânienne propre à une autre race, avec la couleur de la peau d'une troisième race et la couleur des yeux d'une quatrième”, et ainsi de suite, la même règle s'étendant aussi aux caractéristiques psychiques.
Le croisement peut donc créer de nouvelles combinaisons, sans que l'ancienne hérédité ne disparaisse. Tout au plus, il peut se produire une sélection et une élimination : des circonstances spéciales pourraient — au sein même de la race composite — faciliter la présence et la prédominance d'un certain groupe de caractéristiques et en étouffer d'autres, tant et si bien que, finalement, de telles circonstances perdurent ; il se maintient alors une combinaison spéciale relativement stable, laquelle peut faire naître l'impression d'un type nouveau. Sinon, si ces circonstances s'estompent, les autres caractéristiques, celles qui ont été étouffées, réémergent ; le type apparemment nouveau se décompose et, alors, se manifestent les caractères de toutes les races qui ont donné lieu au mélange.
En tous cas, toute race possède en propre un idéal bien déterminé de beauté, qui finit par être altéré par le mélange, comme sont altérés les principes éthiques qui correspondent à chaque sang. C'est sur de telles bases que Günther considère comme absurde l'idée que, par le truchement d'un mélange généralisé, on pourrait réussir, en Europe, à créer une seule et unique race européenne. À rebours de cette idée, Günther estime qu'il est impossible d'arriver à unifier racialement le peuple allemand. “La majeure partie des Allemands — dit-il — sont non seulement issus de géniteurs de races diverses mais pures, mais sont aussi les résultats du mélange d'éléments déjà mélangés”. D'un tel mélange, rien de créatif ne peut surgir » (pp. 130-131).
Une conception non-raciste de la race
C'est ce qui permet à Evola de dire que Günther développe, d'une certaine façon, une conception non raciste de la race. La dimension psychique, puis éthique, finit par être déterminante. Est de “bonne race” [au sens ancien, de bonne lignée], l'homme qui incarne de manière toute naturelle les principes de domination de soi. Après avoir été sévère à l'égard du bouddhisme dans Die Nordische Rasse bei den Indogermanen Asiens (op. cit., pp. 52-59), parce qu'il voyait en lui une négation de la vie, survenu à un moment où l'âme nordique des conquérants aryas établis dans le nord du sub-continent indien accusait une certaine fatigue, Günther fait l'éloge du self-control bouddhique, dans Religiosité indo-europénne (op. cit.).
Éloge du bouddhisme
Evola en parle dans Il mito del sangue (p. 176-177) :
« Intéressante et typique est l'interprétation que donne Günther du bouddhisme. Le terme yoga, qui, en sanskrit, désigne la discipline spirituelle, est “lié au latin jugum et a, chez les Anglo-Saxons la valeur de self-control ; il est apparu chez les Hellènes comme enkrateia et sophrosunè et, dans le stoïcisme, comme apatheia ; chez les Romains, comme la vertu purement romaine de temperentia et de disciplina, qui se reconnaît encore dans la maxime tardive du stoïcisme romain : nihil admirari. La même valeur réapparaît ultérieurement dans la chevalerie médiévale comme mesura et en langue allemande comme diu mâsze ; des héros légendaires de l'Espagne, décrits comme types nordiques, du blond Cid Campeador, on dit qu'il apparaissait comme 'mesuré' (tan mesurado). Le trait nordique de l'auto-discipline, de la retenue et de la froide modération se transforme, se falsifie, à des époques plus récentes, chez les peuples indo-germaniques déjà dénordicisés, ce qui donne lieu à la pratique de la mortification des sens et de l'ascèse”.
L'Indo-Germain antique affirme la vie. Au concept de yoga, propre de l'Inde ancienne, dérivé de ce style tout de retenue et d'auto-discipline, propre de la race nordique, s'associe le concept d'ascèse, sous l'influence de formes pré-aryennes. Cette ascèse repose sur l'idée que par le biais d'exercices et de pratiques variées, notamment corporelles, on peut se libérer du monde et potentialiser sa volonté de manière surnaturelle. La transformation la plus notable, dans ce sens, s'est précisément opérée dans le bouddhisme, où l'impétuosité vitale nordique originelle est placée dans un milieu inadéquat, lequel, par conséquent, est ressenti comme un milieu de “douleur” ; cette impétuosité, pour ainsi dire, s'introvertit, se fait instrument d'évasion et de libération de la vie, de la douleur.
À partir de la diffusion du bouddhisme, l'État des descendants des Arî n'a plus cessé de perdre son pouvoir. À partir de la dynastie Nanda et Mauria, c'est-à-dire au IVe siècle av. JC, apparaissent des dominateurs issus des castes inférieures ; la vie éthique est alors altérée ; l'élément sensualiste se développe. Pour l'Inde aryenne ou nordique, on peut donc calculer un millénaire de vie, allant plus ou moins de 1400 à 400 av. JC ».
Evola reproche à Günther de ne pas comprendre la valeur de l'ascèse bouddhique. Son interprétation du bouddhisme, comme affadissement d'un tonus nordique originel, a, dit Evola, des connotations naturalistes.
► Robert Steuckers, Vouloir n°119/121, 1994.
Prenons d'abord quelques exemples a contrario pour montrer comment la religiosité indo-européenne ne s'exprime jamais, de manière à pouvoir reconnaître ultérieurement comment elle s'exprime spécifiquement, de la façon la plus pure et la plus indéterminée. Je tenterai, dans la mesure du possible, de faire abstraction du contenu de la religion de chaque peuple indo-européen pris en particulier et de décrire seulement les sentiments caractéristiques communs qui président au face-à-face de l'homo indo-europeanus avec le divin, quelle que soit la forme dans laquelle il imagine ce divin. S'il fallait décrire cela par des mots, je dirais que ce n'est pas tant la religion ou les religions des Indo-européens qui m'intéressent, mais leur religiosité ; c'est elle que je m'efforcerai de cerner.
Tout d'abord, il convient de savoir que la religiosité des Indo-européens ne dérive d'aucune espèce de crainte, que ce soit la crainte de la divinité ou la crainte de la mort. Les paroles d'un poète romain du Bas-Empire, signalant que la crainte fut jadis la matrice des dieux (Statius, Thebais III, 661 : primus in orbe fecit deos timor) ne révèlent d'aucune façon la sensibilité religieuse indo-européenne. La “crainte du Seigneur” (cf. Proverbes, Salomon, IX, 10 ; Psaume, 111, 30) n'a jamais constitué le commencement de la sagesse ou de la foi, dans les pays où s'est déployée librement la religiosité indo-européenne.
Une telle crainte, génératrice de religiosité, ne pouvait survenir chez les Indo-européens car ceux-ci ne se percevaient pas comme les “créatures” d'une divinité et ne concevaient pas le monde comme une “création”, comme l'œuvre d'un dieu créateur, commencée à un début hypothétique des temps. Pour l'Indo-européen, le monde est davantage un “ordre intemporel”, dans lequel tant les dieux que les hommes ont leur place, leur temps et leur fonction. L'idée de création est orientale, principalement babylonienne, tout comme l'idée d'une “fin du monde” (venue d'Iran mais non de l'esprit indo-iranien), avec un “jugement” inaugurant un Règne de Dieu, au cours duquel tout sera transformé de fond en comble. Les Indo-européens croyaient, devinant ainsi par anticipation les connaissances et les présupposés de la physique et de l'astronomie modernes, à une succession sans début ni fin de naissances et de déclins de mondes, à des crépuscules de dieux suivis de rénovations de mondes et de panthéons ; l'Edda et la Völuspa décrivent ce sentiment de manière particulièrement poignante. Les Indo-européens croyaient donc en des cataclysmes successifs (ainsi que les dénommaient les Hellènes) qui seraient suivis de nouveaux dieux et de nouveaux mondes. En Iran, sous l'influence des croyances proche-orientales, est née, de l'idée de succession de naissances et de déclins de mondes, la représentation d'une unique fin du monde à venir ; d'une fin du monde qui serait précédée de la venue d'un “Sauveur” (Saoshyant) et accompagnée d'un “jugement”. Venue d'Iran, cette vision religieuse se serait implantée dans le monde judaïque en déclin. Dans les sphères de civilisations où l'homme ne perçoit pas le monde comme une création (c'est le cas chez les Indo-européens) et ne conçoit pas Dieu comme un créateur, le sentiment d'être une créature, liée et déterminée par la volonté d'un créateur, ne pouvait en aucune façon marquer la religiosité et imprégner essentiellement la piété.
De ce fait, ne pouvait se manifester ici aucune religiosité qui aurait perçu l'homme comme un esclave soumis à un Dieu absolu. La soumission servile de l'homme à Dieu est une caractéristique des peuples de langues sémitiques. Les noms de Baal, Adon, Melech (Moloch), Rabbat et autres désignent des avatars d'un Dieu absolu devant lequel se prosternent, le front collé au sol, des hommes-esclaves : ses créatures. Pour l'Indo-européen au contraire, honorer Dieu, prier une divinité, c'est encourager et cultiver toutes les impulsions nobles de l'homme : le Romain utilisera le verbe colere, et le Grec le verbe therapeuein. Dans les langues sémitiques, le terme “prier” dérive de la racine abad qui signifie “être esclave”. Hanna (1. Samuel, 1, 11) demande à Yahvé, au départ dieu de la tribu des Hébreux, de lui offrir un fils, à elle, son esclave ; David se définit lui-même (2. Samuel, 7, 18) comme un serviteur de son Dieu, tout comme Salomon (2. Rois, 3, 6). C'est la crainte, la terreur, qui constitue l'essence de Yahvé (cf. 2. Moïse, 23, 27 ; Isaïe, 8, 13). Les Indo-européens n'ont jamais perçu leurs dieux de cette manière. Les Hymnes à Zeus de stoïcien Cléanthe d'Assos (331-233), dont Paul de Tarse s'est inspiré afin de s'adapter au mental hellénique, contredit radicalement la religiosité exprimée notamment dans le Psaume 90.
Dans le christianisme également, l'attitude du croyant devant Dieu se désigne très souvent par l'adjectif humilis, montrant par là que l'humilité, le sentiment de servilité constitue le noyau ultime de cette religiosité. Une telle attitude n'est en rien indo-européenne ; elle dérive d'une religiosité orientale. Parce qu'il n'est pas “serviteur” ou “esclave” d'un Dieu jaloux et absolu, l'Indo-européen ne prie généralement pas à genoux ou ployé en direction de la terre, mais debout avec le regard tourné vers le haut, les bras tendus vers le ciel.
Comme un homme total, à l'honneur intact, l'Indo-européen honnête (honestus : homme de rectitude en latin) se tient debout devant son Dieu ou ses dieux. Toutes les religiosités qui voudraient ôter quelque chose à l'homme, afin de le diminuer par rapport à une divinité devenue toute-puissante et opprimante, sont non-indo-européennes. Toute religiosité qui considère l'une ou l'autre partie du monde ou de l'homme comme dépourvue de valeur, comme inférieure ou “souillante”, toute religiosité qui cherche à “racheter” l'homme et à le préparer pour des valeurs “supra-terrestres” ou “supra-humaines” n'est pas authentiquement indo-européenne. Chaque fois que “ce monde” se voit désacralisé au profit d'un “Autre Monde”, supposé contenir le “Bien éternel”, nous quittons le domaine de la religiosité indo-européenne. La religiosité indo-européenne est en conséquence une religiosité de “l'ici-bas”, de l'immanence. Toutes les formes dans lesquelles elle s'exprime l'attestent.
C'est pourquoi il nous est très difficile de comprendre correctement la grandeur de la religiosité indo-européenne, car nous sommes habitués à mesurer toute religiosité par rapport aux valeurs et formes d'expression de religiosités essentiellement non-indo-européennes. La plupart des critères par lesquels nous jugeons les religiosités dérivent d'univers mentaux étrangers à l'indo-européanité, généralement orientaux ; ce sont surtout les christianismes primitif et médiéval qui président à nos approches des autres religiosités. Notre évaluation de la religiosité indo-européenne en pâtit ipso facto ; c'est en fait comme si nous tentions d'expliquer la structure linguistique des parlers indo-européens au moyen de ces mêmes éléments qui se sont avérés pertinents pour expliquer les structures linguistiques des langues sémitiques. Ainsi nous sommes habitués à ne voir véritable religiosité que dans une religiosité de l'au-delà et à considérer toute religiosité de l'en-deça (de l'immanence) comme quelque chose de lacunaire ou de sous-développé ou de n'y voir qu'une étape en direction de quelque chose de plus accompli.
Les représentations d'essence judéo-chrétienne, imposées à nos peuples, nous empêchent en conséquence de reconnaître la grandeur et la noblesse de la religiosité indo-européenne. Cet handicap est si prononcé que même dans les travaux scientifiques qui ont pour objet de comparer les religions, les conceptions religieuses indo-européennes sont considérées comme inférieures en importance parce que l'auteur, généralement, utilise des critères de comparaison calqués sur les valeurs orientales. Cette remarque vaut particulièrement pour un texte de Rudolf Otto, Das Heilige. La grandeur et la plénitude du monde spirituel indo-européen demeurent donc largement méconnues. Quiconque cherche à mesurer une quelconque religiosité par rapport au degré d'abaissement que s'inflige l'homme devant la divinité ; quiconque veut évaluer une quelconque religiosité à la manière dont elle juge combien “ce monde” doit apparaître problématique pour l'homme, [monde] dépourvu de valeur ou “souillé” face à “l'autre monde” ; quiconque tente de jauger une quelconque religiosité par la façon dont elle pose l'homme essentiellement comme “cassure” entre un corps périssable et une âme indestructible, entre la chair (sarx) et l'esprit (pneuma), trouvera effectivement que la religiosité des Indo-européens est pauvre et élémentaire.
Les dieux d'une part, et les hommes d'autre part, ne sont pas, chez les Indo-européens, des êtres incomparables, éloignés les uns des autres. Et certainement pas chez les Hellènes. Les dieux y apparaissent comme des hommes immortels, à “grandes âmes” (cf. Aristote, Métaphysique, III, 2, 997b), et les hommes, s'ils sont des descendants bien nés de tribus nobles et illustres, possèdent en eux quelque chose de divin et peuvent prétendre représenter, avec leur famille et tribu, une part du divin : « Agamemnon, pareil aux dieux ». Dans la nature même de l'homme — la divinité le veut — résident des potentialités qui lui permettent quelquefois d'apparaître comme diogenes, c'est-à-dire issu des dieux. C'est pourquoi tous les peuples indo-européens ont tenté, littéralement, d'incarner les valeurs aristocratiques et populaires dans leurs familles ; c'est ce que les Grecs nommaient la kalokagathia.
La religiosité indo-européenne n'est nullement servitude ; elle n'implique nullement les pleurs de l'esclave foulé aux pieds devant son maître inaccessible et impitoyable, mais bien l'accomplissement dans la confiance d'une réelle communauté englobant et les dieux et les hommes. Platon parle dans son Banquet (188c) d'une « communauté (philia) réciproque entre les hommes et les dieux ». Le Germain, lui, savait qu'une amitié le liait à son dieu, son fulltrui (celui en qui il avait pleine confiance). Chez les Grecs de l'Odyssée (24, 514), on retrouve la même confiante certitude dans l'expression theoi philoi (dieux-amis). Dans la Baghavad-Gita des Indiens (IV, 3), le dieu Krishna nomme l'homme Arjuna son ami. La plus haute divinité est honorée, comme Zeus, en tant que “père des dieux et des hommes”, en tant que père selon l'image du maître de logis dans les grandes fermes ; tel est Zeus Herkeios. Rien de semblable, donc, à un Dieu unique, jaloux et absolu. Le nom même du dieu exprime cet état : chez les Indiens il est Dyaus-pitar [Père des Cieux], et chez les Romains il est Jupiter.
► Hans F.K. Günther, Religiosité indo-européenne, ch. II, Pardès 1987, tr. fr. RS.
[illustration : Boris Olshanskiy]
La Religiosité des Indo-Européens
♦ Recension : Religiosité indo-européenne, Hans F.K. Günther, Pardès, Puiseaux, 1987, 162 p.
À l’heure actuelle, les multiples aspects linguistiques et mythologiques des civilisations indo-européennes sont devenus familiers à un large public. Ce résultat positif est dû, pour l’essentiel, aux recherches patientes d’érudits tels que Benveniste, de Vries, Haudry, etc., et surtout Dumézil qui donna ses lettres de noblesse aux études indo-européennes. Au sein de cette féconde lignée de « quêteurs de l’indo-européanité » trouve légitimement place le linguiste et philologue allemand Hans F. K. Günther, véritable précurseur de G. Dumézil.
Günther se présente comme le théoricien du courant “nordique” dans l’Allemagne de la République de Weimar. Il publia en 1934 un essai, désormais classique, intitulé Frömmigkeit nordischer Artung (que l’on traduit par “Religiosité de type nordique”), dans lequel il présentait de façon largement synthétique les grands traits spirituels des religions indo-européennes. Cet essai, édité récemment par les Éditions Pardès et traduit ici pour la première fois en français, est issu des textes de la sixième édition allemande, parue en 1963, et de l’édition anglaise, plus complète, parue en 1967. Quant au titre, qui présente une notable différence avec le titre originel allemand, il est tiré de celui de l’édition italienne intitulée Religiosita indoeuropea.
C’est certes une gageure, voire un péril, compte tenu de l’actuel climat “intellectuel”, que de rééditer l’ouvrage d’un chercheur aussi contesté et incompris que Hans F. K. Günther. Pour certains de nos contemporains, aux opinions fabriquées et imposées par les médias, Günther apparaîtra comme un “type” bizarre, “démodé”, passablement dangereux par les idées qu’il expose, tant les mots et les expressions qu’il emploie ont le pouvoir sémantique d’évoquer un ensemble d’idées qui prévalurent au cours d’une période précise de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe. De plus, ce brillant chercheur allemand passe volontiers, à tort, pour l’anthropologue officiel du IIIe Reich. Dans cette optique, la pensée et les travaux de Günther ont subi une “tabouisation” et une “criminalisation” de la part des Torquemada au petit pied du conformisme moral occidentalo-mondialiste et des minus médiatiques. C’est pour cela que la décision des Éditions Pardès de traduire et de publier ce maître-livre de Günther constitue, non seulement un acte d’utilité quant à une plus grande connaissance des recherches de l’auteur allemand, mais aussi un acte de courage. Nous ne pouvons que nous en féliciter.
Dès l’abord, l’ouvrage s’ouvre sur deux textes importants : une Préface du traducteur, R. Steuckers, qui fournit une utile présentation sur la vie et l’œuvre de Günther, suivie d’une Présentation de J. Evola, parue pour la première fois dans une revue italienne de 1970. Après des précisions apportées quant à l’opportunité du changement de titre, le terme “nordique” cédant la place au terme “indo-européen”, J. Evola apporte aux lecteurs les nécessaires correctifs aux tendances « naturalistes » et « biologistes » de l’auteur allemand, et rectifie certaines « fausses perspectives » dans lesquelles, parfois, se place Günther, ou certains jugements pour le moins hâtifs portés par le chercheur. Ainsi en est-il, par exemple, d’un certain « défaut méthodologique » de Günther, ou encore de la méconnaissance par ce dernier de tout ce qui se rapporte à la « dimension de la transcendance », etc.
Le reste de l’ouvrage est consacré au texte même de Hans F. K. Günther. Ce texte, véritablement “pré-dumézilien”, ne vise rien moins qu’à répondre à la question suivante : qu’est-ce que la religiosité indo-européenne ? Plus précisément, quelle est l’essence véritable de l’« attitude bien distincte des peuples et des hommes de souche indo-européenne vis-à-vis des puissances divines » que décrit Günther ?
Partant d’un postulat, démontré depuis, de l’« existence d’une langue indo-européenne commune ou “primale”, dérivée d’un noyau commun datant de l’Âge du Bronze », qui renvoie forcément à un ensemble de peuples faisant usage de cet idiome, Günther en conclut logiquement et justement à l’existence d’une religiosité spécifique à ces peuples, déterminée « en comparant les diverses formes de religiosité de ces peuples ». Dès lors, son objet sera de « jeter un regard panoramique sur les lignes de faîte de la religiosité indo-européenne, de saisir cette religiosité dans ce qu’elle a de plus complet et de plus spécifique, en analysant ses expressions les plus pures et les plus riches ». Quant à la démarche d’ordre méthodologique adoptée par Günther afin de dégager les grandes lignes de cette religiosité, elle est des plus fécondes : c’est l’étude des sources tirées de l’ancien monde hellénique, romain, iranien et indien, non celles issues des peuples nordiques, dont, selon l’auteur, un grand nombre de conceptions seraient en fait altérées par des apports non indo-européens. Et Günther, à l’appui de ses dires, de citer l’exemple du célèbre Odin (Wotan) dont « de nombreux traits (…) ne sont pas indo-européens, et ne sont même pas spécifiquement germaniques ! »
À partir du chapitre II commence une analyse systématique des lignes fondamentales de la religiosité indo-européenne ; apparaît clairement l’opposition radicale entre les religions non-révélées (dites “païennes”) et les religions révélées (comme le christianisme, par ex.). La caractéristique essentielle de la religiosité des Indo-Européens se situe dans la complète absence de crainte envers les dieux, « que ce soit la crainte de la divinité ou la crainte de la mort », qui génère bien entendu une “disposition” mentale et des attitudes particulières. Comme il n’approche pas les dieux avec une attitude servile, craintive, humble, et que, de plus, il ne se conçoit nullement comme simple “créature”, l’homo indo-europeanus éprouve un sentiment de familiarité, de “camaraderie”, avec le divin. Par conséquent, les sphères divine et humaine ne peuvent être nettement délimitées : les dieux et les hommes ne sont jamais très éloignés les uns des autres. Günther précise : « Les dieux y apparaissent comme des hommes immortels (…), et les hommes (…), nés de tribus nobles illustres, possèdent en eux quelque chose de divin… » Et l’auteur de noter : « Agamemnon, pareil aux dieux ». Autre précision importante : pour l’Indo-Européen, ce monde, qui est “sans commencement ni fin”, donc éternel, n’est jamais « dévalorisé » par une “souillure” ou un “péché” quelconque au profit d’un “autre monde”, d’un “arrière-monde” jugé meilleur. Il ignore de même, l’opposition entre « corps périssable et âme immortelle entre chair et esprit ». Toute conception se rapportant au « péché » (remplacé par la “faute” et le “déshonneur”, que l’on trouve également dans le Japon traditionnel), à la “rédemption”, au “Sauveur”, etc., lui est également étrangère. C’est là, véritablement la différence capitale entre la religiosité indo-européenne et celle ’issue du monde proche-oriental, essentiellement sémite.
Dans les chapitres III et IV, Günther aborde l’immense domaine de l’éthique propre aux Indo-Européen ; éthique, bien entendu liée à la profonde religiosité de ces peuples indo-européens. La première constatation que fait Günther : les Indo-Européens ont toujours eu une méfiance instinctive de l’hybris humaine, c’est-à-dire de l’orgueil de soi. Cette répulsion envers cette dernière tient essentiellement au fait que les Indo-Européens ont toujours ressenti leur “limitation” intrinsèque, leur “petitesse” d’êtres contingents et mortels, face à la “non-limitation” des Dieux, et leur dépendance vis-à-vis de ces derniers. Il est à signaler, bien que Günther n’y fasse pas allusion, que cette intuition se retrouvera chez Saint Thomas d’Aquin, dans ses concepts d’être fini et d’Être infini (Dieu). Autre particularité des peuples indo-européens, très bien mise en relief par l’auteur allemand : la reconnaissance et l’acceptation sereine, sans fatalisme, de l’inexorabilité du destin. Günther précise : « C’est essentiellement parce que, face à la certitude que surviendra un déclin, l’Indo-Européen reste lucide, conscient du fait que sa spécificité héréditaire est une spécificité de combattant ». Précision capitale. L’Indo-Européen, concevant le monde comme une arène dans laquelle se déroule un combat perpétuel, selon une conception “agonistique”, se présente, dans la paix comme dans la guerre, comme un guerrier. Loin de le désespérer, c’est cette inéluctabilité de son destin — et la tension existentielle qu’elle provoque — qui pousse l’Indo-Européen à toujours combattre. Cependant, les vertus et les qualités que réclame une telle conception du destin, font qu’elle n’est pas accessible à tout un chacun. « Les religiosités indo-européennes, précise Günther, ne peuvent être transmises à n’importe quel type humain ». Elles s’adressent, non à la masse, mais à l’élite d’un peuple, celle du « mûrissement du héros qui regarde le destin en face, debout à côté de ses dieux ».
Une conception aussi élevée réclamait une religiosité d’une même élévation. Cette religiosité indo-européenne ne pouvait être que « claire » et « limpide », faite du refus d’un “arrière-monde”, meilleur que le monde sensible, d’un sombre mysticisme, de pratiques ascétiques qui brisent le corps, et d’attitudes morbides. Selon Günther, « la religiosité des Indo-Européens est (…) une religiosité de la santé somatique et psychique (…). Elle est davantage une religiosité où l’âme emplie de force divine tente de s’élever au niveau des dieux au départ d’un équilibre : celui de toutes les forces somatiques et psychiques de l’homme ». Ces spécificités induisent, bien sûr, des attitudes particulières de la part de l’homme : prudence, réserve, « une timidité toute de noblesse, qualités qui correspondent à la plénitude du divin », répudiation des passions face à tous les phénomènes, « équilibre et dignité en face du divin », maîtrise de soi et noblesse contenue, auxquelles il faut joindre un sens certain de la mesure (la gravitas des Romains ou l’aidóos des Grecs). La religiosité indo-européenne nous apparaît essentiellement “terrestre”, pleinement enracinée dans ce monde où rien n’est inférieur en valeur par rapport à la divinité. Une telle attitude passe, par exemple, par le refus de tout dualisme, notamment celui corps/âme, pour établir, au contraire, un équilibre entre le corps — qui est honoré comme « expression visible d’une spécification spirituelle… » — et l’âme, même si les Indo-Européens conçoivent fort bien « que le corps et l’âme sont deux choses distinctes et d’essence différente ». Nous aboutissons ainsi à l’harmonieuse unité corps/âme. Ces caractéristiques ont pu faire dire à maints observateurs, à commencer par les auteurs chrétiens, que les religiosités indo-européennes, qualifiées de “païennes”, étaient essentiellement matérialistes, privées d’une véritable “dimension transcendante”. En fait, les Indo-Européens n’ignoraient nullement la notion d’Unité divine transcendante, à notre avis fort mal étudiée par Günther dans son essai. Les Indo-Européens situaient cette Unité divine, non dans un lointain et incertain au-delà, mais bien plutôt dans les actes concrets de la vie terrestre et contingente de l’homme ; aidé en cela par les actions des dieux, aspects divers de la grande Unité spirituelle et morale.
Une autre idée est développée par Günther : le monde serait conçu par les peuples indo-européens comme un ordre, un Kosmos, un tout imprégné d’une raison universelle, d’une ratio. De cet ordre du monde doté de sens dépendrait l’ensemble des “créations” : la famille, le peuple, l’État, le droit, la vie de l’esprit, etc., et bien sûr l’homme, en tant que personne et maillon responsable de la mémoire et de l’héritage ancestral se perpétuant dans un ordre continu des générations. D’où l’importance, chez les Indo-Européens, des idées de fécondité, de génération, de reproduction et d’«eugeneia. Si certaines affirmations de Günther méritent de nombreuses réserves, d’autres, par contre, sont fort pertinentes et souvent justes.
Il traite rapidement de la conception de la mort chez les Indo-Européens ; pour eux, elle « n’acquiert jamais la signification cruciale d’un incitant à la foi et à un style de vie empreint de moralisme », mais est plutôt vue comme faisant partie de l’ordre du monde et des choses, et comme un « passage vers une vie qui, dans ses traits particuliers, ressemble à la vie dans le monde des vivants ». Il constate ensuite l’absence totale de rédempteur et de messie, car la vie, telle que la concevaient les Indo-Européens, faite de l’amitié avec les dieux et de l’auto-affirmation mesurée de l’homme au sein d’un monde ordonné doté de sens, rendait inutile toute idée de rédemption et de “sauvetage”. Günther aborde ensuite la forme de mysticisme dans laquelle a pu s’épanouir la religiosité indo-européenne. Forme particulière axée, non « sur une sensibilité exacerbée et un pansexualisme outrancier ni dans la mystique des excitations dues à l’ivresse », qui est le propre des mysticismes informels des peuples du Proche-Orient, mais au contraire fondée sur des pratiques aptes à favoriser une “mise-en-forme” de la personne s’auto-affirmant dans une totale liberté. Dès lors, ce mysticisme indo-européen sera constitué certes par un repli sur soi, vers sa propre intériorité, « en prenant distance par rapport aux tumultes de la vie », mais sans jamais faire abstraction du monde extérieur. Ainsi, précise Günther : « … le mysticisme indo-européen, en tant que regard vers l’intériorité, s’allie souvent avec un regard porté vers le large, vers le grand espace du monde. Ce ne sera donc pas une mystique cherchant à se couper du monde extérieur mais, au contraire, une mystique souhaitant explorer en profondeur les ressources du moi pour porter ensuite son regard vers le lointain ». La caractéristique particulière de cette mystique génère, à son tour, une attitude spécifique. Cette “ouverture sur le monde” fera participer la spiritualité à l’unité/totalité du monde, au “grand Pan”. « Le regard porté par l’Indo-Européen, note le chercheur allemand, sur la splendide immensité du monde (…), peut être interprété comme une acceptation joyeuse d’un Tout sans commencement ni fin (…), comme une manifestation dans la pensée de ce Tout (…) ou comme un sentiment d’identité avec le Tout que l’on a appelé, par ailleurs, “mystique de la nature” ». C’est pourquoi, la religiosité indo-européenne a souvent été qualifiée de “religion naturelle”, au sein de laquelle trouve place la notion d’un Dieu cosmique, « immanent au monde et présent dans l’intériorité de l’âme ». Cette “religion naturelle” revêt, pour les Indo-Européens, un sens profond. La piété et la religiosité qu’elle permet, « reflètent l’esprit et l’éthique, la rectitude de l’homme de race nordique, dont l’attitude mesurée et respectueuse vis-à-vis de la nature se fonde sur une sensibilité marquée par l’honneur et mue par une héroïcité exemplaire ». De plus, la piété de l’Indo-Européen, dans l’atteinte de Dieu, libéré de toute responsabilité des maux qui affligent la vie terrestre, suppose un certain nombre de vertus : « la liberté, la dignité, l’attitude sublime de l’âme noble… » Tout cela renvoie aux notions d’humanitas, de dignitas, qui sont, en général, le propre d’un petit nombre de personnes, à l’instar des eleutheroï grecs ou des ingenui romains.
Dans le dernier chapitre, Günther fait une analyse serrée et fort juste du monde moderne, plus précisément du XXe siècle. En dernier lieu, l’auteur démontre comment le monde moderne occidental, répudiant les valeurs intrinsèques des antiques peuples indo-européens, est entré dans une décadence irrémédiable. Ainsi en est-il du déclin de la véritable liberté et de la dignité humaine, qui est allé de pair avec l’apparition des idéologies, en particulier des socialismes qui diminuent l’individu au profit de l’État, et, d’une “économisation” (« démonie de l’économie », comme l’a écrit J. Evola) toujours croissante de la société. Un peu plus loin, Günther précise : « … que la perte de la liberté individuelle est inévitable dans toute société industrialisée ». Après avoir constaté que le déploiement de la véritable spiritualité indo-européenne a bel et bien pris fin, Günther conclut par une remarque pessimiste, malheureusement réelle : « À cette indo-européanité qui a brillé de tous ses feux de Benarès à Reykjavik, s’applique une parole d’Hamlet : “Vous ne verrez jamais rien qui l’égalera !” »
Enfin, in fine, il faut noter une excellente Annexe du traducteur : Les races d’Europe selon Günther.
Cet ouvrage de Hans F.K. Günther est capital. Certes, il contient du bon et du moins bon, et par maints cotes, il apparaîtra, non comme dépassé, mais comme sommaire à côté des immenses et définitifs travaux d’un G. Dumézil, par ex. Cependant, il mérite largement d’être lu, ne serait-ce que pour ce qu’il est : un tout premier document important des études indo-européennes, alors balbutiantes et qui, depuis, se sont fortement enrichies.
► Bernard Marillier, L’Âge d’Or n°10, 1990.
Pour prolonger : Traité d'anthropologie du sacré, vol. 2 : L'Homme indo-européen & le sacré, (dir.) J. Ries, Édisud, 1995.
◘ Réplique aux diffamations de l'émission “Droit de Réponse” du 17 avril 1982
Est reproduit ici seulement ce qui est relatif à H. Günther dans cet article en réponse aux falsifications relevant du terrorisme intellectuel le plus grossier, visant à caricaturer à l'instar de la grande presse depuis 1979, la “Nouvelle Droite” en vilains “tenants du paganisme racial” voire en crypto-nazis.
(…)
La “nouvelle droite” a démontré la nocivité intrinsèque du racisme
Revenons maintenant au sieur Souchon. Des propos tenus par ce personnage au cours de l'émission de Michel Polac, et du texte qu'il a fait paraître dans Le Quotidien de Paris, il ressort un certain nombre d'accusations. Celles-ci peuvent se résumer de la façon suivante : 1) L'idéologie de la Nouvelle droite est de caractère « raciste » ; 2) Alain de Benoist appartient à un mouvement national-socialiste dénommé Northern League [Ligue nordiciste], fondé par le « raciologue nazi » Hans F.K. Günther, avec lequel la Nouvelle droite entretient (ou a entretenu) des rapports étroits.
À l'appui de ses dires, Souchon cite un pamphlet du propagandiste britannique d'extrême gauche Michael Billig, pamphlet qui a d'abord paru, voici quelques années, en Angleterre, avant, d'être traduit, sous une version quantitativement plus développée, aux éditions François Maspéro, sous le titre L'Internationale raciste : De la psychologie à la science des races (1981). (Une édition allemande a également été publiée depuis). Il suffit en fait de lire ce livre pour en constater la parfaite nullité : il s'agit d'une simple compilation d'informations “orientées”, plus ou moins bien recopiées à partir de sources secondaires, afin d'en faire une manière de brûlot journalistique. (Le “sérieux” de l'entreprise peut être apprécié, par ex., au fait que Billig cite, comme l'un des représentants de “l'Internationale raciste” l'un des plus célèbres psychologues contemporains, l'Anglais Hans J. Eysenck, qui, pour des raisons personnelles, a dû fuir la montée du nazisme en 1933 !).
Les assertions souchoniennes sont, bien entendu, autant de mensonges et de calomnies.
Rappelons d'abord, textes à l'appui, que la Nouvelle droite a constamment condamné le racisme. Non seulement elle l'a condamné, mais on peut même dire qu'elle est, à “droite”, la seule école de pensée qui en ait démontré, sur un plan théorique, les erreurs fondamentales et la nocivité intrinsèque. Un chapitre entier du livre d'A. de Benoist, Les idées à l'endroit (Hallier, 1979), s'intitule Contre le racisme (pp. 145-156) ; un autre, Ni haine de race, ni haine de classe (pp. 157-158). Au XIVe colloque du GRECE, le 9 décembre 1979 à Paris, le thème retenu était : « Contre tous les totalitarismes » ; le sujet de la communication d'A. de Benoist, Le totalitarisme raciste (9). Il n'y a donc pas sur ce point la moindre équivoque.
Vous avez dit Günther ?
Quant à Günther, dont les adversaires de la Nouvelle droite font grand cas (Billig lui consacre plusieurs pages, Souchon le cite à de nombreuses reprises, Olender reproche à Haudry de l'avoir mentionné), voyons de plus près de qui il s'agit.
Né le 16 février 1891, Hans F.K. Günther fait ses études à Fribourg en Brisgau et à Paris (où, en 1911, il suit notamment les cours de Durkheim). Très tôt, il se dirige vers l'anthropologie, l'ethnologie et la sociologie. En 1923, il s'installe en Suède, où il travaille notamment, à Uppsala, à l'Institut d'État de biologie raciale dirigé par le professeur Herman Lundborg.
Dès la publication de ses premiers livres, au tout début des années 20, il s'impose rapidement comme l'un des chercheurs qui gravitent plus ou moins dans l'orbite de la Révolution conservatrice. Ses ouvrages portent sur des domaines très différents, mais c'est incontestablement l'étude des races qui retient prioritairement son attention. (D'où le surnom de « Rassen-Günther » qu'on lui donnera par la suite). Son essai le plus connu, le Rassenkunde des deutschen Volkes, paru à Munich en 1922, et qui a pour sujet la distribution des types raciaux européens en Allemagne, lui vaut la célébrité. Il s'en vendra au total plus de 125.000 exemplaires. (Une version abrégée, le Kleine Rassenkunde des deutschen Volkes, publiée en 1929, dépassera le demi-million d'exemplaires). Au moment de sa parution, l'un des plus célèbres généticiens de ce siècle, Eugen Fischer (1874-1967), y voit « une étude brillante de l'ethnologie allemande (..) qui donne une image vigoureuse et, pour l'essentiel, juste des différentes races qui composent notre peuple ».
La démarche de Günther est celle, alors répandue dans le monde entier, de l'anthropologie physique et morphologique. Appliquant à l'Allemagne la méthode déjà employée par les Anglais Beddoe (Races of Britain, 1885) et Ripley (Races of Europe, 1900), Günther reprend et perfectionne la classification de Deniker, qui fait à ce moment-là autorité, et qui, au même moment, est utilisée en France par le professeur Henri Vallois, professeur au Muséum national d'histoire naturelle, directeur du Musée de l'homme et de l'Institut de paléontologie humaine, fondateur de la revue L'Anthropologie (actuellement publiée chez Masson) et auteur d'une Anthropologie de la population française (Didier, 1943) (10).
En 1929, Günther revient en Allemagne et s'installe à Iéna, où, l'année suivante, il est nommée professeur titulaire de la chaire d'anthropologie sociale à l'université. Par la suite, il enseignera à Berlin (1935), puis dans sa ville natale de Fribourg en Brisgau (1939). Son dernier livre sur les problèmes raciaux (Herkunft und Rassengeschichte der Germanen) paraît en 1935. Il se consacre ensuite essentiellement à la sociologie de la famille, à la sociologie rurale et à l'histoire des religions.
Sous le IIIe Reich, Günther fut incontestablement l'un des très rares auteurs de la Révolution conservatrice qui, malheureusement, se compromit avec le nouveau régime. Souvent cité dans les publications officielles, il fit l'objet d'un certain nombre de distinctions honorifiques, surtout, semble-t-il, grâce à l'appui d'Alfred Rosenberg, qui, à partir de 1933, entreprit également de patronner la Nordische Gesellschaft de Lübeck.
Peut-on, pour autant, définir Günther comme un « raciologue nazi » ? Les choses sont en fait beaucoup plus complexes. S'il est exact, en effet, que, dans un premier temps, une fraction du régime nazi tenta d'annexer son œuvre (11), il est non moins certain que celle-ci présentait, avec la doctrine officielle du IIIe Reich, des divergences fondamentales, qui expliquent une opposition qui, dans les dernières années du régime, devint de plus en plus manifeste.
Dans les mémoires qu'il a fait paraître après la guerre (Mein Eindruck von Adolf Hitler, Hohe Warte, Pähl, 1969), Günther porte lui-même un jugement extrêmement sévère sur le IIIe Reich. Ce point de vue est corroboré, pour l'essentiel, par le très remarquable ouvrage consacré par Hans-Jürgen Lutshöft à la « pensée nordique » en Allemagne (Der Nordische Gedanke in Deutschland, 1920-1940, Ernst Klett, Stuttgart, 1971), ouvrage dont la plus grande partie porte sur Günther, et dont l'auteur montre parfaitement le caractère très ambigu de la relation entre ce dernier et le national-socialisme.
Dans son article du Quotidien de Paris, Georges Souchon affirme que Günther « collaborait régulièrement aux publications nationales-socialistes officielles Die Sonne Volk und Rasse et Neues Volk », ainsi qu'à la Zeitschrift für Rassenkunde, dont il était le « rédacteur en chef » ; qu'il fut décoré en 1941 de la médaille Gœthe par Rosenberg ; qu'il figurait « parmi les invités d'honneur de la conférence inaugurale de l'Institut de recherches sur la question juive de Francfort, créé par Rosenberg en mars 1941 » ; enfin que, « chassé de l'université allemande, où le régime nazi l'avait fait entrer, Günther sera contraint, après la guerre, d'écrire sous pseudonymes pour échapper à sa réputation de raciologue nazi ».
Dans ces “informations”, que Souchon recopie chez Billig (12), un seul fait est exact. À l'occasion de son 50ème anniversaire, le 16 février 1941, Günther a effectivement reçu la médaille Gœthe pour les arts et les sciences (13). Le reste est fantaisie pure ou information tronquée.
L'art de diffamer en accumulant les erreurs de détail
La revue Die Sonne Volk und Rasse, citée comme telle par Billig (op. cit., p. 55), n'a tout simplement jamais existé. Il y a eu, par contre, deux revues bien différentes, Die Sonne et Volk und Rasse, dont Billig, suivi par l'inénarrable Souchon, parle donc par ouï-dire, sans en avoir jamais lu une ligne.
Die Sonne est une publication, d'abord hebdomadaire, puis mensuelle, créée en 1924 et animée par Hans Wegener, Hanno Konopacki-Konopath, Max Robert Gerstenhauer et Werner Kulz. Aucun de ces personnages n'a appartenu à la mouvance nationale-socialiste. Günther n'a pas donné sous le IIIe Reich un seul article à Die Sonne, qui a d'ailleurs cessé de paraître en 1940.
Créée en 1926 à l'initiative de l'anthropologiste Walter Scheidt, la revue Volk und Rasse fut dirigée à partir de 1928 par Otto Reche, professeur à l'université de Leipzig ; à partir de 1929, par Otto Reche et Hans Zeiss ; à partir de 1930, par Reche et Bruno Kurt Schultz. En 1933, sous l'influence de Schultz, elle abandonna son caractère académique, changea complètement d'orientation et rallia le nouveau régime. Loin d'y collaborer « régulièrement », Günther y donna, en tout et pour tout, 2 articles mineurs, l'un sur Jésus (Wie sah Christus aus ?, VII, 1932, 118 ff.), l'autre sur la nuptialité et la fécondité humaine (Bedeutung und Grenzen des Geschlechtstriebes in der Menschlichen Ehe, XV, 1940, 122 ff.).
Quant à la grande revue scientifique Zeitschrift für Rassenkunde und ihre Nachgebiete (à partir de 1937, Zeitschrift für Rassenkunde und die gesamte Forschungen am Menschen), publiée à partir de 1935 sous la direction d'Egon von Eickstedt, directeur de l'Institut d'anthropologie et d'ethnologie de l'université de Breslau, si elle compta dans son comité de patronage bien des célébrités de l'époque – R. Biasutti (Florence), J. Czekanowski (Lemberg), A.C. Haddon (Cambridge), L.S.B. Leakey (Cambridge), H. Lundborg (Uppsala), F. Sarrasin (Bâle), etc. –, la France y étant représentée par Henri Vallois, Günther n'en fut jamais le rédacteur en chef, n'appartint à aucun moment à son comité de rédaction, et n'y fit paraître que 2 brefs articles pendant toute la durée de sa parution (Rassenseelenforschung und Musikwissenschaft, IX, 1939, 40-47 ; Form und Grösser des Türkensattels und die Beziehungen zu den Kopfdimensionen, XIII, 1942, 183-193).
Günther, enfin, ne fit paraître dans Neues Volk qu'un seul et unique article, sur la famille au Japon (Die japanische Familie, X, 1942, 3-6).
Ainsi, le bilan total de la collaboration « régulière » – Souchon dixit – de Günther à des publications « nationales-socialistes officielles » (qui, pour la plupart, n'en étaient pas) s'établit, pour toute la durée du IIIe Reich, à… quatre articles sans aucun caractère politique, représentant une vingtaine de pages environ !
Quant à la conférence inaugurale de l'Institut de recherches sur la question juive de Francfort, Günther y fut bien invité. Mais il n'y prononça pas un mot, ne collabora pas à ses publications, pas plus qu'il ne participa à la moindre activité dans les différentes organisations nationales-socialistes à caractère “racial” ou anti-sémitique (14). Ce que Souchon, Olender et Billig, se gardent, bien entendu, de préciser.
Un fait très remarquable, en revanche, est l'interdiction de publication dont fit l'objet, en 1944, un livre de Günther intitulé Die Unehelichen in erbkundlicher Betrachtung. Günther avait commencé à y travailler dans le courant de 1942, et y condamnait fermement le fanatisme, l'impérialisme et le militarisme. Confié à l'impression à l'automne de 1943, le livre fut interdit quelques mois plus tard, à la demande de Goebbels, de Himmler et de Bormann.
Le 18 août 1949, Hans FK Günther passe devant la chambre de « dénazification » (Spruchkammer). Celle-ci ne retient aucune charge contre lui, et souligne qu'« il a toujours été actif dans les milieux scientifiques internationaux et n'est jamais tombé dans la haine antisémite » (sich immer im Rahmen internationaler Wissenschaft bewegt und sei nie in eine antisemitische Hetze verfallen). Günther reprend immédiatement ses travaux, en liaison avec ses collègues allemands et étrangers. En 1953, il est choisi comme membre correspondant de l'American Society of Human Genetics. Il meurt à Fribourg en Brisgau, le 25 septembre 1968, à l'âge de 77 ans.
Précisons encore que l'affirmation souchonienne selon laquelle Günther, après la guerre, aurait été contraint de publier sous pseudonyme pour « échapper à sa réputation » est parfaitement fausse. En plus de ses mémoires, déjà cités, Günther a publié sous son nom ses 2 grands livres d'histoire des peuples grec et romain (Lebensgeschichte des hellenischen Volkes, Hohe Warte, Pähl, 1956 et 1965 ; Lebensgeschichte des römischen Volkes, Hohe Warte, Pähl, 1957 et 1966), ainsi que bien d'autres ouvrages : Formen und Urgeschichte der Ehe (Musterschmidt, Göttingen, 1951), Bauernglaube (Hans Pfeiffer, Hannover, 1965), Platon als Hüter des Lebens (Hohe Warte, Pähl, 1966), Vererbung und Umwelt (Hohe Warte, Pähl, 1967), etc. Son essai sur Le mariage, ses formes, son origine est également paru, tout à fait normalement, chez Payot, en 1952, avec une préface de L. Lamorlette (15).
Que penser de l'œuvre de Günther ? Qu'elle contient un certain nombre d'éléments intéressants, mais qu'elle est à beaucoup d'égards incompatible avec les vues de la Nouvelle droite. Parmi ce qu'il y a de plus positif chez Günther, il faut signaler ses écrits sur la pensée héroïque (Ritter, Tod und Teufel, Lehmann, München, 1920), sur la pensée de Platon (Platon als Hüter des Lebens, op. cit.), sur l'influence indo-européenne en Asie (Die nordische Gedanke bei den Indogermanen Asiens, Lehmann, München, 1934), sur la religiosité européenne (Frömmigkeit nordischer Artung, Jena, 1934), voire certaines des données rassemblées dans le Rassenkunde des deutschen Volkes. Beaucoup de ces éléments sont toutefois vieillis, et exigent d'être appréciés de façon critique.
À propos de la “Northern League” : faux et usage de faux
D'autres aspects sont beaucoup plus critiquables. Dans son œuvre, Günther témoigne trop souvent d'une véritable obsession vis-à-vis du fait racial, dont il donne une approche presque exclusivement “zoologique”. Il tend à reconduire la sociologie à la biologie. Il n'hésite pas à hiérarchiser les races entre elles, et prononce une apologie très exagérée de la race nordique (ce en quoi il s'oppose, par ex., à l'approche ethnopluraliste d'un Ludwig Ferdinand Clauss). Ces aspects, qui sont précisément ceux qui lui valurent la faveur de certains nationaux-socialistes, sont, on s'en doute, en contradiction directe avec les points de vue développés par la Nouvelle droite. C'est la raison pour laquelle celle-ci n'a jamais publié d'articles de Günther, consacré à son œuvre de substantielles études ni, à plus forte raison, prononcé de plaidoyer en sa faveur (16) (17).
Venons-en à la Northern League. Cette association a été créée, non pas en 1958 comme le prétend Billig, mais en 1957, en Angleterre, avant de s'installer, très rapidement, aux Pays-Bas. Son fondateur, l'anthropologiste Roger Pearson, alors à Calcutta, lance à la même époque une revue, Northern World, dont le contenu est strictement culturel. (Son sous-titre : A Cultural Non-Political Journal). Deux ans plus tard, rentré en Europe, il constate que la Northern League est en train de se transformer en une organisation politique d'extrême droite. Il la quitte immédiatement et abandonne la direction de Northern World, qui cessera de paraître en 1963. Quelques années plus tard, il entame aux États-Unis une brillante carrière universitaire, publie chez l'un des plus grands éditeurs new yorkais un manuel scolaire intitulé Introduction to Anthropology (Holt Rinehart & Winston, New York, 1974), devient président du département d'anthropologie de l'université de Hattiesburg, puis doyen des affaires académiques au Collège technique de Butte, dans le Montana. Il lance enfin le Journal of Indo-European Studies, revue d'études indo-européennes dont la rigueur et le sérieux lui valent d'être aujourd'hui largement diffusée dans les milieux universitaires de tous les pays.
À l'heure actuelle, la Northern League (ou ce qu'il en reste) est animée à Amsterdam par un dénommé Kruls. Ce n'est nullement un mouvement néo-nazi, mais un groupuscule d'extrême droite du type le plus classique, qui doit avoir 15 ou 20 adhérents et dont l'influence est rigoureusement nulle (18).
À propos de la Northern League, Billig écrit : « Comme on pouvait s'y attendre (sic), Günther en était l'un des membres fondateurs » (op. cit., p. 57). C'est rigoureusement faux. Non seulement Günther n'a jamais été l'un des fondateurs de la Northern League, mais il n'y a même jamais appartenu. Dans son livre, Lutzhöft l'indique expressément (Günther… gehörte nicht als eingeschriebenes Mitglied, op. cit., p. 403). Or, Billig a lu l'ouvrage de Lutzhöft, puisqu'il le décrit, à juste titre pour une fois, comme « l'étude la plus détaillée de Günther et de l'école nordique » (p. 53). Par conséquent, il ment – et il sait qu'il ment.
A. de Benoist, bien entendu, n'a jamais appartenu non plus à la Northern League. Sur ce point, Billig et Souchon jouent d'une confusion volontaire avec une association culturelle normande, la Ligue nordique, fondée en 1973-1974 par plusieurs journalistes, artistes et écrivains, dont Alain de Benoist a fait partie – et dont il a fait lui-même état, à ce titre, dans sa notice du Who's Who (édition de 1975-1976) (19).
Ainsi, tout le discours billigo-souchonien s'effondre. L'idéologie de la Nouvelle droite n'est pas “raciste”, mais antiraciste. Haudry n'a jamais soutenu que les Indo-Européens « formaient originairement une race ». Günther n'a jamais collaboré « régulièrement » aux publications citées par Souchon. Son attitude vis-à-vis du national-socialisme n'a pas été exempte de réticences, ni même d'opposition. Il n'a pas été « l'un des fondateurs » de la Northern League – à laquelle A. de Benoist n'a pas non plus appartenu. Enfin, la Nouvelle droite n'a jamais entretenu avec lui de rapports intellectuels étroits.
Qu'on appelle l'inquisiteur ! Il vous fera avouer !
Ce qui frappe le plus, dans les pamphlets d'un Billig ou d'un Souchon, c'est la façon dont ils relèvent essentiellement de la causalité diabolique. Comme l'a écrit A. de Benoist, l'œuvre de Günther, « tout compte fait, vaut bien celle de Lévi-Strauss ou de Lacan (la lisibilité en plus) » (Le Quotidien de Paris, 24-25 avril 1982). Or, de toute évidence, Souchon n'a jamais lu une ligne de Günther (dont il cite constamment le nom sans même parvenir à l'orthographier correctement une seule fois !). Mais peut-on demander à un Souchon d'avoir la moindre culture historique ou intellectuelle ? Pas plus qu'un Polac, il n'est capable de distinguer entre Clauss et Günther, Moeller van den Bruck et Johann von Leers, Hans Sponholz et Wilhelm Schäfer. Günther a écrit une bonne quarantaine de livres, où il a réuni quelques milliers de données. Qu'on puisse lire ces livres comme on lit ceux de Lukàcs ou d'Adorno, en notant ce qui peut y avoir d'intéressant, en soulignant ce qui doit être critiqué ou rejeté, voilà ce qui rend malades Billig et Olender. La démarche de ces derniers relève entièrement de la démonologie. Haudry a cité le titre d'un livre de Günther. C'est comme s'il avait invoqué le diable.
C'est que, précisément, il n'est pas question de lire. Il n'est pas question de rendre compte d'une œuvre. Vis-à-vis de Günther comme vis-à-vis de la Nouvelle droite, il s'agit seulement de dénoncer. Détruire, disent-ils. Et dès lors, la fiche de police prend tout naturellement le pas sur la fiche de lecture. On n'est pas jugé sur ce que l'on écrit – sur l'ensemble de ce que l'on écrit –, mais sur des points de détail, des questions de virgule, des distinctions dont on a fait l'objet, des lettres qu'on a reçues, des “contacts” réels ou supposés. Méthode de flic ou d'ecclésiastique. Avec qui est-on en relation ? Qui a-t-on rencontré ? Combien de fois ? Pourquoi ? Ainsi se déroule tout un chapelet de raisonnements faux, fondés sur une fausse logique, sur une méthode dépourvue de sens. Prémisse : « Alain de Benoist a rencontré Günther, dont Rosenberg a fait l'éloge ». Conclusion : « Alain de Benoist = Rosenberg ». C'est le principe même de la chasse aux sorcières, le principe de l'Inquisition. Et aussi, plus récemment, le principe de la chasse aux commies (communistes) sous McCarthy. Vous avez cité Günther ? Question identique à : vous avez eu commerce avec le diable ? Allons, avouez ! Ce n'est pas un hasard si vous erriez dans la campagne le soir du sabbat ! Qu'on appelle l'inquisiteur ! Il vous fera avouer !
Une méthode infaillible pour faire dire n'importe quoi à n'importe qui
Quand Souchon et les zigotos de son acabit lisent les publications de la Nouvelle droite, ce n'est évidemment pas pour rendre compte de ce qu'il y a dedans. C'est pour enrichir leur collection, c'est-à-dire pour trouver, au fil des lignes (ou, plus généralement, entre les lignes), ce qui pourrait servir à corroborer leurs idées préconçues. La méthode, notons-le-bien, est infaillible. Elle permet de faire dire n'importe quoi à n'importe qui. (Qu'on me donne 10 pages d'un auteur, disait quelqu'un, et je me charge de le faire condamner à mort).
Cette démarche a également le mérite de la simplicité. Tout ce qui convient par rapport à la thèse arrêtée par avance est retenu (même si cela ne représente que 2 % de l'ensemble) ; tout ce qui contredit la thèse est écarté ou gommé, ou encore interprété comme “alibi”, “dissimulation”, “couverture”, etc. (même si cela représente 98 % du total). De cette façon, on écarte les nuances, les réserves, les textes gênants. On feint d'ignorer les contradictions. On attribue à un auteur l'opinion des auteurs qu'il s'est contenté de citer. On tronque les citations, on les dénature en les sortant de leur contexte, etc. C'est ainsi qu'on peut fabriquer des “dossiers” sur la Nouvelle droite, où l'essentiel de ses travaux n'est pas évoqué une seule fois.
Prenons un exemple. Dans Éléments (8-9, nov. 1974 – fév. 1975), A. de Benoist publie, il y a 7 ans déjà, un long entretien intitulé Contre tous les racismes. Il y explique – position qui sera ensuite cent fois répétée et développée – pourquoi il y a, en profondeur, incompatibilité totale entre les doctrines ou les attitudes racistes et les idées de la Nouvelle droite. Au revers d'une phrase, pour montrer que certains racismes insidieux peuvent aussi se dissimuler « sous le masque d'un “antiracisme” de convenance », il cite un passage des Nuisances idéologiques (Calmann-Lévy, 1971), où le professeur Raymond Ruyer déclare qu'« un racisme intelligent, qui a le sens de la diversité des ethnies, est moins nocif qu'un antiracisme intempérant, niveleur et assimilateur ». Le propos relevant du sens commun, et le professeur Ruyer n'étant pas précisément un théoricien raciste, tout commentaire semble apparemment superflu. Erreur ! Chez Michel Polac, en 1982, cela devient : « Je noterai qu'il (A. de Benoist) a écrit une fois qu'il “condamnait le racisme, sauf le racisme intelligent”… » (Le Quotidien de Paris, 24-25 avril 1982).
On constate tout de suite, dossier en main, que : 1) la phrase est citée de façon erronée ; 2) elle est sortie de son contexte, à savoir d'une longue critique contre le racisme ; 3) elle est portée au compte d'A. de Benoist, qui ne l'a jamais écrite, tandis que le nom de Raymond Ruyer est escamoté. Dès lors, de 2 choses l'une. Soit Polac sait ce qu'il en est, et c'est un escroc. Soit il s'est laissé abusé, ce qu'on veut bien croire, et c'est un imbécile qui a fait preuve, en excitant de la sorte à la haine, d'une légèreté criminelle.
Pour bien apprécier la campagne que l'on vient d'évoquer, il faut d'abord comprendre que tous ses protagonistes sont étroitement liés entre eux. (…)
► David Barney (pseud. AdB), extrait de : « Le stade pipi-caca de la pensée » (la Nouvelle Droite répond à ses diffamateurs), éléments n°42, été 1982, p. 9-12.
◘ Notes :
Julius Evola, des théories de la race
à la recherche d’une anthropologie aristocratique
Nous abordons ici l’un des aspects les plus brûlants de l’œuvre de Julius Evola, principal représentant, en Italie, de la pensée “traditionnelle” : sa conception du racisme. Il faut préciser d’emblée qu’il serait extrêmement réducteur de définir Evola comme un auteur “raciste”. Il s’intéressa en effet à de très nombreux problèmes — de la morphologie de l’histoire aux doctrines métaphysiques orientales, de la philosophie idéaliste à l’art d’avant-garde, de la politologie à la critique de la civilisation moderne et de ses mythes —, pour ne parler que des principales recherche du penseur italien. Evola traita tous ces domaines en suivant le fil conducteur de la conception “traditionnelle” du monde, conception tirée des textes sacrés de la pensée métaphysique orientale et occidentale, et passée au crible de sa sensibilité personnelle, qui a marqué cette conception d’une empreinte toute particulière et, parfois, sans nul doute discutable. Avec son approche très personnelle du “racisme”, Evola eut l’ambition d’appliquer la vision traditionnelle du monde, telle qu’il la comprenait, à un aspect particulier de la réalité : les différences existant entre les êtres humains, considérés soit individuellement, soit collectivement.
On ne trouve pas, chez Evola, l’obsession paranoïaque typique des racistes à plein temps, pour lesquels tout doit être subordonné au mythe de la race, ramené de surcroît aux horizons étroits d’une des nombreuses idéologies “modernes”, dans leurs variantes rationalistes aussi bien qu’irrationalistes. On ne peut pas non plus affirmer que l’auteur de Révolte contre le monde moderne ne s’intéressa au racisme que parce que le fascisme italien avait adopté, en 1938, une série de “lois raciales”, ce que firent en revanche un certain nombre d’“intellectuels” médiocres, lesquels se découvrirent à l’improviste une profonde vocation raciste, dictée en réalité par la servilité la plus méprisable.
En effet, attentif à tous les ferments politiques et culturels qui agitaient alors l’Europe, Evola avait déjà eu l’occasion d’exprimer bien avant 1938 ses idées sur le problème de la race, notamment en se penchant sur le phénomène national-socialiste : il suffira de mentionner, par ex., ses 2 articles « Il “mito” del nuovo nazionalismo tedesco » (1), paru dans la revue Vita Nova (VI, 11, nov. 1930), et « La “mistica del sangue” nel nuovo nazionalismo tedesco », paru dans la revue Bilychnis (XX, 1, janv.-fév. 1931). Toute la pensée évolienne sur la question de la race se trouve déjà en germe dans ces écrits ; elle sera développée ensuite avec cohérence, si l’on excepte certaines “chutes de niveau”, souvent explicables par des motifs contingents. Voyons donc quels sont les fondements de la conception d’Evola à ce sujet, tels qu’il les a exposés principalement dans Sintesi di dottrina della razza (Milan, 1941), et secondairement dans Il mito del sangue (Milan, 1937), Tre aspetti del problema ebraico (Rome, 1936), Indirizzi per una educazione razziale (Naples, 1941) (2), ainsi que dans des articles parus, pour la plupart d’entre eux, dans les revues La Vita Italiana, La Difesa della razza et Bïbliografia fascista. Il convient d’ajouter à cette liste l’introduction qu’Evola écrivit pour la réédition, due à Giovanni Preziosi, de la version italienne des Protocoles des Sages de Sion (Rome 1938).
Il faut tout d’abord préciser que, pour Evola, le mot “race” est synonyme de “qualité” (le langage courant dit volontiers d’une personne distinguée qu’elle est “racée” : c’est une signification semblable que reprend Evola). Nous sommes donc en présence d’un attribut qualifiant l’être humain, non d’une entité collective, biologique, qui s’imposerait au premier plan. La “forme”, en tant qu’élément actif, dynamique, individuant, représente l’essence même du très particulier “racisme” évolien. Dans cette perspective, essentiellement aristocratique, ce qui différencie et qualifie vaut plus que ce qui égalise : pour Evola, en effet, il n’y a égalité que lorsque prévaut une dimension amorphe, indifférenciée, obscure, qui constitue un “moins” par rapport à ce qui s’élève, se distingue, émerge avec une configuration spécifique, un visage propre. C’est l’opposition du chaos et du cosmos, de la passivité et de l’activité, de la matière et de l’esprit. L’anthropologie aristocratique d’Evola se caractérise par son fondement métaphysique, sa structure rigoureusement verticale et, en même temps, organique. Pour le penseur italien, l’homme n’est pas simplement un animal chanceux, qui se serait affirmé tout au long du processus d’évolution, ni un “serviteur” du Dieu chrétien, croyant en une religiosité jugée par Evola suspecte et évanescente parce que souvent ennemie du monde (le royaume de l’orgueil et du péché).
Pour Evola, qui s’appuie sur les doctrines traditionnelles non chrétiennes, l’homme véritable, intégral, concentre en lui plusieurs dimensions, c’est une structure unitaire qui s’exprime à 3 niveaux : biologique, psychique, spirituel. Comme l’a écrit Elémire Zolla, « une fois qu’on a établi les topographies de l’homme intérieur typiques des diverses cultures, on s’aperçoit avec étonnement qu’elles sont superposables. L’intériorité apparaît subdivisée de manière identique dans toutes les traditions, selon un archétype permanent (…) L’homme (…) tend à se subdiviser en un corps, une âme et un esprit (…) Tout ce qui est extérieur à l’homme, ne vaut et n’a de force spirituelle qu’en tant que cela renvoie à ce qui lui est intérieur » (3). L’anthropologie évolienne n’est donc pas le produit d’une pensée “originale” au sens moderne, individualiste, mais se rattache à une sagesse universelle, qui transcende le temps et l’espace, puisqu’elle se situe dans une dimension archétypale, au sens platonicien du terme. C’est une pensée “originelle” : elle ne remonte pas en arrière dans le temps, elle s’élève verticalement hors du temps, en direction du noyau transcendant où s’enracinent tous les aspects des sociétés dites “traditionnelles”, donc en direction de la véritable origine de celles-ci.
Race et personnalité spirituelle
Le problème qui se pose éventuellement, dans cette optique, est de savoir si Evola n’a pas parfois “forcé” la signification de certaines doctrines traditionnelles, pour en tirer des conclusions discutables et très subjectives. Il faudrait en effet vérifier si Evola adopta une attitude “prudente” ou si, inversement, il appliqua à notre époque, de manière illégitime, des préceptes valables pour un monde qualitativement différent. Nous reviendrons sur ce point. Pour le penseur italien, l’homme ne vaut pas d’abord pris en soi, à l’égal d’un atome, d’un nombre, mais doit être considéré en tant que « membre d’une communauté » (Sintesi, p. 16). Il ne se qualifie pas en tant qu’“individu”, mais en tant que “personne”, en tant que porteur et détenteur de rapports organiques, horizontaux et verticaux, en tant qu’héritier de traditions. À la conception bourgeoise et illuministe de la culture comme élément cérébral, qu’on peut apprendre à son gré, à condition simplement de le vouloir et de posséder les capacités intellectuelles requises, Evola oppose les dons comportementaux, réputés fondamentalement innés : courage, fidélité, volonté, sens de l’honneur, etc. Il affirme que lorsque tout cela fait défaut, une intelligence brillante et une culture immense ne valent pas grand chose : privées d’un contenu éthique et spirituel, elles relèvent avant tout de l’aspect instrumental et mécanique de la totalité “homme” et doivent être placées, étant donné leur valeur moindre, dans une position hiérarchiquement subordonnée. Dans sa version “traditionnelle”, le racisme, anti-individualiste, se veut donc aussi antirationaliste, mais au nom de facteurs suprarationnels et non pas de facteurs instinctifs et naturalistes, typiques, au contraire, des conceptions racistes en vogue dans les années 30. La race n’est pas réductible au seul domaine culturel ou rationnel, ni au domaine biologico-naturel. Cet ordre d’idées, très spécifique, entre évidemment en conflit avec de nombreux mythes enracinés dans la mentalité moderne.
La référence à la dimension transcendante conduit Evola à affirmer que les différences entre les hommes dérivent de causes intérieures, mais non dans un sens foncièrement naturaliste (même si l’aspect biologique doit être pris en compte à son niveau propre). Il faut par conséquent condamner toute conception scientiste qui substitue « à l’action mécanique du milieu (…) le fatalisme de l’hérédité » (Sintesi, p. 21). Il serait en effet dénué de sens de critiquer l’environnementalisme au nom d’une théorie qualitativement analogue, en restant prisonnier du déterminisme. Dans les 2 cas, la personnalité ne serait guère plus qu’un simple mot, elle serait privée d’une véritable contrepartie dans la réalité. Le racisme entendu comme « matérialisme zoologique » ne marque donc pas un progrès par rapport à l’égalitarisme. Dans un article publié par La Difesa della Razza (« Razza, eredità, personalità », 5 avril 1942) — le bimensuel dirigé par Telesio Interlandi, où furent parfois publiées des interventions vraiment ignobles, privées de toute dignité et de tout sérieux, destinées à dépeindre de façon aussi répugnante que possible les « ennemis de la race italienne » (sic), en particulier les Juifs —, Evola précisa très clairement sa pensée au sujet de la valeur de la personnalité dans une perspective raciale, contredisant notamment de nombreuses idées soutenues par le groupe dirigeant de la revue (composé, outre Interlandi, de Landra, Cipriani et Cogni). « L’hérédité raciale — écrivait Evola — peut (…) être comparée à un patrimoine réuni par les ancêtres et transmis à la descendance. Il n’y a pas de déterminisme, parce qu’est concédée à la descendance, à l’intérieur de certaines limites, une liberté d’usage à l’égard d’un tel patrimoine : on peut l’assumer, le renforcer, en tirer de telle ou telle façon le meilleur parti, tout comme on peut, inversement, le disperser et le détruire. De ce que lui a potentiellement transmis une hérédité aussi bien spirituelle que biologique, l’individu peut donc, dans la fidélité à sa race et à sa tradition, tirer la force pour atteindre une perfection personnelle et pour valoir comme une incarnation parfaite de l’idéal de toute une race ; ou bien il peut contaminer cet héritage, il peut le dissiper ». À titre de conséquence, Evola souligne l’importance du rôle de la personnalité dans le domaine racial, donc la nécessité d’« éveiller un sens de la responsabilité bien précis chez l’individu ». On a là un élément typique de la conception évolienne : le caractère fondamental, central, des choix de chaque être humain, le droit d’accepter ou de refuser, de dire oui ou non et, en même temps, le devoir de l’Etat de rendre l’individu conscient du sens de ses choix, mais sans les appels obsessionnels en faveur de mesures coercitives et violentes, appels si fréquents dans les argumentations des racistes de l’époque.
Ce que recherchait Evola, c’était principalement une révolution spirituelle radicale, une transformation des consciences. Il adoptait un antidéterminisme déclaré, se traduisant tant dans le refus de la conception mécaniciste de l’homme, qu’elle fût d’inspiration héréditariste ou environnementaliste, que dans le rejet du progressisme, entendu comme fatalisme optimiste appliqué à l’histoire, conception linéaire du devenir. Pour Evola, la doctrine de la race démolit l’idée d’un progrès continu de l’humanité, concept abstrait et fallacieux, et la remplace par une vision agonistique, polémologique (la lutte, l’ascension et le déclin des races), ouverte à l’influence de réalités transcendantes, « sur-naturelles ». Evola oppose à la réduction de l’histoire à un seul sujet (l’humanité) et à un seul destin (le progrès), une conception plurielle ; l’histoire est le fait de protagonistes irréductibles les uns aux autres (les grandes races), et elle est susceptible de connaître plusieurs issues, rien moins que prévisibles et évidentes (soit vers des cultures supérieures, soit vers la barbarie et le chaos). Evola oppose également à la moderne « idéologie économique », selon laquelle l’action humaine est déterminée, en dernière analyse, par des motivations utilitaires, mercantiles, un ensemble de luttes dont la racine la plus profonde réside dans la dimension spirituelle, dans des systèmes de valeurs antagonistes. Si la vérité, au niveau métaphysique pur, est une, pour Evola, quand elle se manifeste dans le monde sous diverses expressions formelles (« différentes façons de concevoir les valeurs suprêmes »), elle assume les spécificités des races. Il s’ensuit qu’il faut sélectionner les contenus de la culture de chaque peuple et les “vérités” elles-mêmes (répétons-le : “vérités” dérivées, par adaptation aux lieux et aux temps de manifestation, de la Vérité une, d’ordre métaphysique, donc universelle et supra-raciale).
Selon Evola, il existe donc des « vérités » valables pour une race et non pour une autre. À ce sujet, Piero Di Vona, auteur de l’excellent essai Evola e Guenon : Tradizione e civiltà (Napoli 1985), voit dans la théorie évolienne une forme de « matérialisme masqué et transposé » (p. 19). À notre avis, on ne peut cependant parler que d’un relativisme des valeurs, d’ailleurs limité à la forme expressive de celles-ci. La critique évolienne de certaines formes ambiguës d’universalisme ne doit pas être confondue avec le refus de toute réalité supérieure qui transcende et unifie la multiplicité. Evola écrit : « Le vrai sens de la doctrine de la race, c’est en effet l’aversion pour ce qui est en dessous ou en deçà des différences, avec ses caractères d’indifférenciation, de généralité, de non-individuation ; mais contre ce qui est effectivement au-dessus ou au-delà des différences, notre doctrine de la race ne peut avancer de sérieuses réserves » (Sintesi, p. 27). Dans Éléments pour une éducation raciale, Evola précise encore mieux sa pensée, mettant en évidence la limite qui s’impose à « la norme raciste de la “différence” et du déterminisme des valeurs de la race. Ce déterminisme est réel et décisif, même dans le domaine des manifestations spirituelles, lorsqu’il s’agit des créations propres à un type “humaniste” de civilisation, c’est-à-dire de civilisations où l’homme s’est interdit toute possibilité de contact effectif avec le monde de la transcendance, a perdu toute véritable compréhension des connaissances relatives à un tel monde et propres à une tradition vraiment digne de ce nom. Lorsque, cependant, tel n’est pas le cas, lorsqu’il s’agit de civilisations vraiment traditionnelles, l’efficience des “races de l’esprit” elle-même n’outrepasse pas certaines limites : elle ne concerne pas le contenu, mais uniquement les diverses formes d’expression qu’ont prises, chez tel ou tel peuple, dans tel ou tel cycle de civilisation, des expériences ou connaissances identiques et objectives en leur essence, parce que se rapportant effectivement à un plan supra-humain » (pp. 51-52). Il nous semble qu’il n’y a pas là trace de matérialisme, ni même de relativisme, de relativisme total s’entend. Pour Evola, les races ne constituent pas des monades fermées, mais présentent, du moins dans de nombreux cas, des interrelations qui excluent tout particularisme séparatiste, véritable transposition de l’individualisme au niveau des entités collectives.
Esprit, âme, passions
Voyons maintenant de façon plus détaillée la tripartition de l’être humain, qu’Evola emprunte à la pensée traditionnelle. L’esprit représente l’élément supra-rationnel et supra-individuel, l’âme la force vitale, l’ensemble des passions, les facultés de perception, le subconscient rattachant l’esprit au corps, qui est assujetti aux 2 niveaux supérieurs. Evola définit comme suit le rapport existant entre les différents plans : « Tout en obéissant à des lois propres, qui doivent être respectées, ce qui dans l’homme est “nature” se prête à être l’organe et l’instrument d’expression et d’action de ce qui, en lui, est plus que “nature” » (Sintesi, p. 48). Dans la conception évolienne, la “race pure” n’est pas une réalité banalement biologique, comme dans la rhétorique nazie avec ses stéréotypes formés par les hommes blonds aux yeux bleus. Il y a “race pure” lorsqu’il y a transparence et harmonie parfaites entre le corps, l’âme et l’esprit, lorsque ce dernier a unifié et domine tout l’être humain. Evola situe au pôle opposé les « races de nature », dont le centre s’est déplacé, par dégénérescence, dans l’élément instinctuel-collectif, infra-personnel, devenu autonome et prépondérant. La forme religieuse de ces « races de nature » s’identifie au totémisme. Pour l’auteur traditionaliste, « dans le monde moderne, lorsque les peuples gardent encore, dans une large mesure, une certaine pureté raciale, c’est précisément dans cet état de demi-sommeil qu’elles se trouvent » (Sintesi, p. 54). Evola affirme qu’en dessous de ce niveau naturaliste, les races n’existent plus : il n’y a plus alors qu’un métissage indistinct et cosmopolite, anonyme, où même la “voix du sang” reste muette. Les « races de nature » semblent contredire parfois la conception involutive de l’histoire reprise par Evola, à savoir la doctrine des 4 âges. Nous venons de voir, en effet, que ces races sont considérées comme le fruit d’un processus de dégénérescence. À plusieurs reprises pourtant (cf. par ex. Sintesi, pp. 66-67), elles sont situées à l’origine, dans un lointain passé, dans une condition originelle, donc, en toute rigueur, qualitativement supérieure à la condition actuelle, du moins dans la perspective “traditionnelle”. La pensée d’Evola reste étrangement confuse à ce sujet.
Au-delà des grandes races (blanche, jaune, etc.), Evola distingue 6 familles parmi les “Aryens” : les familles nordique, méditerranéenne, “falique”, alpine, orientale, baltique, présentes, à des degrés divers, dans la composition des peuples de l’Europe contemporaine. Etant donné les connaissances de l’époque, on ne peut pas avancer d’objections sérieuses contre l’approche évolienne de la biologie et de l’anthropologie. Dans ses interventions sur ce sujet, Evola prouve qu’il possède une préparation théorique valable, tout en n’étant pas un spécialiste. Ses méprises ou ses erreurs proprement dites sont en effet très rares, et n’ont de toute façon pas d’incidence sur la logique de son discours. Naturellement, la pensée anthropologique moderne pourrait faire remarquer que la conception biologique des races reprise par Evola, a aujourd’hui été remplacée par une autre conception : une vision statistique des différences raciales s’est substituée à l’idée, trop étroite et rigide, des groupes humains propre à la culture scientifique de la première moitié du XXe siècle. Mais Evola n’est qu’accessoirement concerné par tout cela, qui excède la partie centrale de son discours “raciste”.
Pour ce qui est du second niveau, l’âme, l’auteur italien reprend certaines observations et analyses du “raciologue” allemand Ludwig Ferdinand Clauss, un marginal de la culture nationale-socialiste qui eut à subir les foudres du régime hitlérien dans les dernières années d’existence de celui-ci. Pour Clauss (et pour Evola), les races ne se caractérisent pas tant, sur le plan psychologique, par la possession de dons spécifiques à chacune d’elles, que par la diversité d’expression de traits comportementaux, c’est-à-dire par la manifestation de styles différents. La fidélité et l’héroïsme, par ex., ne sont pas l’apanage d’une race particulière, ils appartiennent à toutes les races. Mais ils s’expriment différemment chez les Nordiques et les Méditerranéens ou, à un niveau plus général, chez les Blancs et les Jaunes. Nous sommes donc loin d’un thème cher à de nombreux racistes : l’attribution de certaines qualités à une seule race, à l’exclusion des autres. « Selon l’enseignement traditionnel antique — écrit Evola —, l’âme ne se ramène pas à ce qu’elle est pour la psychologie moderne, à savoir un ensemble d’activités et de phénomènes “subjectifs”, reposant sur une base physiologique ; pour cet enseignement, l’âme est en fait une espèce d’entité autonome (…) elle a une existence propre, ses forces réelles, ses lois, son hérédité propre, distincte de l’hérédité purement physico-biologique » (Sintesi, p. 120.) Il existe donc « deux courants distincts d’hérédité, l’un du corps et l’autre de l’âme » (Sintesi, p. 121), qui relèvent tous deux des dimensions horizontales de la réalité. L’un peut influencer l’autre ; parfois, à des époques de décadence, les 2 courants peuvent diverger et finir par s’opposer. Cependant, précise Evola, « l’unité des différents éléments ne se produit pas par hasard, ou sous l’effet de lois automatiques, mais en fonction de liaisons analogiques et électives » (Sintesi, p. 122). Il serait privé de sens de considérer ce rapport dans une optique mécaniciste et déterministe.
Au troisième niveau interviennent les « races de l’esprit ». Evola complète ici les connaissances “traditionnelles” par la typologie qu’avait établie l’historien des religions de l’Antiquité Johann Jakob Bachofen ; il distingue donc les « races de l’esprit » solaire, lunaire, dionysiaque, titanique, tellurique, amazonienne et aphrodisienne. L’élément spirituel, présent avec une pureté maximale dans la race solaire, caractérisée par un calme « olympien », un sentiment de « centralité » et de fermeté inébranlable, s’atténue peu à peu et devient de moins en moins central et limpide en passant aux autres races, pour atteindre son obscurcissement maximal chez les êtres telluriques et aphrodisiens, en dessous desquels se trouvent, dans la conception évolienne, les « races de nature », fermées à toute transcendance. Irrationalité, élémentarité aveugle, sensualité déréglée, fatalisme, passivité de l’esprit : tels sont les traits de la décadence intérieure, certains étant présents dans la race tellurique, d’autres dans la race aphrodisienne.
Ces composantes “raciales” constituent l’hérédité verticale de l’homme, qui tend à dominer en lui les 2 autres courants d’hérédité, ceux de type horizontal : le courant de l’âme et le courant du corps. Au sujet de l’époque contemporaine, Evola souligne que les différentes « races de l’esprit » figurent toutes, à des degrés divers, chez les peuples “aryens”. Parmi ces derniers, étant donné leur état d’extrême déchéance, seule une recherche attentive permet de découvrir des caractères « olympiens » ou spirituellement élevés. Il s’agit toujours, de toute manière, de cas particuliers, de personnalités hors du commun, appartenant même parfois aux couches sociales les plus modestes. Rien d’analogue ne saurait être établi au niveau collectif, où la situation se présente comme un mélange de « races de nature » et de chaos ethnique cosmopolite. Parlant de la spiritualité “aryenne” pure, non déchue, Evola fait référence à la doctrine hindoue des 3 gunas (sattva, rajas et tamas), conditions de l’existence universelle auxquelles sont soumis tous les êtres manifestés et qui en déterminent les aspects qualitatifs les plus profonds. Mais l’exposé évolien de la doctrine traditionnelle devient ici tendancieux et inexact : la qualité rajas, par ex., est dite « ascendante », alors que ce terme sanscrit connote en fait l’idée d’“expansion” dans un sens horizontal (cf. Sintesi, p. 179). L’objectif d’Evola consiste à poser une analogie entre les caractéristiques spirituelles supposées typiques des “Aryens” (calme, style sévère, clarté, maîtrise de soi, sens de la discipline, etc.) et la qualité rajas. Mais il nous semble qu’ici, tant en raison du malentendu signalé à propos du mot rajas que de certains rapprochements imprudents, exclusifs et arbitraires, le discours évolien est, du point de vue “traditionnel”, très faible.
Beaucoup plus convaincante est la théorisation faite par Frithjof Schuon au terme d’une analyse mesurée et équilibrée des données traditionnelles (cf. Castes et races, 2ème éd., Archè, Milan 1979). Bien que se limitant aux grandes races (blanche, jaune et noire), cet auteur fait ressortir que celles-ci — placées dans un rapport d’analogie avec le feu, l’eau et la terre, donc avec des éléments qu’il faut entendre symboliquement — possèdent toutes un noyau de spiritualité pure, dès lors, du moins, qu’on considère ces races à l’état normal, non dans un état de déchéance et d’obscurcissement. À l’opposé de certaines formules simplistes d’Evola sur les Noirs, réputés “inférieurs”, Schuon écrit : « L’élément “terre” a les 2 aspects de pesanteur ou d’immobilité (lamas) et de fertilité (rajas), mais il s’y ajoute aussi, par les minéraux, une possibilité lumineuse, que nous pourrions appeler la “cristalléité” (sattva) ; la spiritualité des Noirs a volontiers une allure de pureté statique, elle met en valeur ce que la mentalité nègre a de stable, de simple et de concret » (op. cit., p. 52). Dans cette perspective, il est évident que la hiérarchie posée par Evola entre les races aryennes “supérieures” et les races non aryennes “inférieures”, fut à la fois influencée par les mythes de l’époque à laquelle il vécut et fortement “instrumentalisée”. La Tradition n’y entre que pour bien peu.
Autre concession à l’esprit du temps, chez Evola : le fait de traduire, avec trop de sûreté, le terme ârya par “noble”, sur la base de l’interprétation de vieilles inscriptions et de vieux textes, comme s’il n’était pas très courant de voir de nombreux peuples archaïques s’autodéfinir en termes élogieux ! Sur ce point, la prudence adoptée par Benveniste paraît très justifiée ; cet auteur opte d’ailleurs pour une traduction moins “tranchée”, simplement destinée à indiquer le substrat ethnique commun (4).
Contre l’illusion de la pureté raciale
Il y eut en revanche un point sur lequel Evola soutint des thèses allant résolument à contre-courant : celui des croisements entre individus de races différentes, croisements qu’il jugea positifs dans certains cas, comme stimulant pour la manifestation des meilleures qualités innées de la personnalité. Contre l’illusion d’une pureté raciale spirituellement stérile, parce qu’analogue à l’élevage et au dressage de certaines espèces animales, Evola indique une perspective dynamique et ouverte aux croisements entre “races” ayant un commun dénominateur minimum en tant qu’elles appartiennent à la même “grande race” (blanche, jaune ou noire). Dans ce cas, on ne s’orienterait pas vers le chaos ethnique, mais vers la réintégration, dans la personne même, d’éléments positifs dispersés dans plusieurs “races” ou vers le réveil de qualités assoupies, que la présence de facteurs nouveaux pourrait en quelque sorte défier et mettre à l’épreuve. Il y a plus de possibilités d’élévation là où existent des tensions, fussent-elles dangereuses, que là où est en vigueur une condition d’opacité et de fermeture statique, spirituellement et psychologiquement néfastes. En définitive, pour Evola, ce qui ne cesse de prévaloir sur tous les autres plans, c’est la force plasmatrice de l’idée, entendue au sens platonicien, et relevant donc du domaine des « races de l’esprit ».
Comme exemple d’une telle puissance se manifestant aussi sur le plan matériel, le penseur traditionaliste indique le peuple juif, qu’il considère comme un mélange de plusieurs ethnies. Contrairement à ce qu’affirment alors de nombreux racistes, Evola estime que les Juifs ne forment pas une race biologique, mais plutôt une « race spirituelle », forgée par une tradition religieuse, avec des reflets d’ordre psychologique. Sur ce point spécifique, en dehors des références habituelles aux doctrines sapientielles, Evola est largement débiteur envers la pensée d’un Juif génial, le philosophe viennois Otto Weininger. Celui-ci a résumé sa pensée sur la « judaïté » en écrivant : « Il ne s’agit pas tant pour moi d’une race, ou d’un peuple, ou d’une foi que d’une tournure d’esprit, d’une constitution psychologique particulière représentant une possibilité pour tous les hommes et dont le judaïsme historique n’a été que l’expression la plus grandiose » (5). Plus précisément encore : « Lorsque je parle des Juifs, je veux parler, non d’un type d’homme particulier, mais de l’homme en général en tant qu’il participe de l’idée platonicienne de la judaïté » (6). Analogue est la position évolienne, qui tombe très rarement dans l’antisémitisme virulent. Evola estima toujours, y compris à l’époque où de nombreux esprits s’acharnaient à démoniser les Juifs, qu’aux origines, la tradition même de ce peuple était orthodoxe, donc impeccable sous l’angle spirituel. En effet, « dans l’Ancien Testament sont présents des éléments et des symboles d’une valeur métaphysique et, par conséquent, universelle » (Tre aspetti del problema ebraico, p. 23). Evola a d’ailleurs assez souvent cité, dans ses ouvrages, des textes de la tradition hébraïque, notamment des textes kabbalistiques.
La crise spirituelle que traversèrent les Juifs donna lieu à une « décomposition » de leur tradition originelle, d’où dériva le judaïsme « moderne », dominé par un élément « infernal » (7). « Le sémitisme, de la sorte, finit par devenir synonyme de cet élément infernal, que toute grande culture — même la culture hébraïque dans sa très ancienne période royale — a soumis à sa volonté de se réaliser en tant que cosmos contre le chaos ». (Tre aspetti, p. 29). Rappelons que si Evola fait remonter le début de la crise spirituelle du judaïsme à l’époque où la figure du “voyant” fut remplacée par celle du “prophète” — signe de l’apparition d’une spiritualité décomposée et suspecte —, René Guenon, pour sa part, reconnut dans le peuple juif la présence d’un aspect dissolvant et antitraditionnel, qui s’expliquerait selon lui par le « nomadisme dévié », lui-même indissociable de la destruction du Temple de Salomon. Après cet événement, la tradition hébraïque se retrouva irrémédiablement incomplète, privée de son centre normal, le Temple, seul susceptible d’entraver ce « nomadisme ». S’inspirant visiblement de Weininger, Evola écrit qu’« on peut même faire abstraction de la référence à la race au sens strict, pour parler d’un sémitisme dans l’universel, c’est-à-dire d’un sémitisme comme attitude typique par rapport au monde spirituel » (Tre aspetti, pp. 27-28).
Judaïté et “forma mentis”
La judaïté étant élevée au rang de catégorie de l’esprit humain (comme lorsqu’on parle, par ex., de la “mentalité bourgeoise”, mais dans une acception bien plus superficielle), Evola estime qu’elle se caractérise par des facteurs comme le mysticisme imprégné de pathos, le messianisme, le sentiment de la “faute” et le besoin d’“expiation”, l’humiliation de soi, l’intolérance religieuse des “serviteurs de Dieu”, l’agitation fébrile et sombre. À ses yeux, le romantisme de l’âme moderne — névrotique, anarchique, activiste, vitaliste — est un exemple de « judaïsme de l’esprit ». Si l’on se rappelle que l’Allemagne a été le berceau de ce phénomène, on imaginera sans peine combien certaines idées évoliennes étaient inassimilables par les nationaux-socialistes, fortement influencés par de nombreux aspects du romantisme. Tout en voyant dans le Juif complètement sécularisé un vecteur du matérialisme, de l’économisme et du rationalisme modernes, Evola n’en fit pas la cause de la décadence, mais un élément de celle-ci, lui-même victime, en dernière analyse, d’un très vaste processus de dissolution : donc un instrument aveugle et souvent inconscient. Pour le penseur italien, l’action du judaïsme sécularisé dans le monde moderne fait penser à « une substance, qui exprime une action négative de par sa nature même, c’est-à-dire sans précisément le vouloir, comme le fait de brûler est propre au feu (…) Loin de rapporter au peuple juif la direction consciente d’un plan mondial, comme le voudrait un mythe antisémite trop fantaisiste, nous avons tendance à voir, dans un certain instinct juif d’humiliation, de dégradation et de dissolution, la force qui, à certains moments historiques, a été utilisée pour la réalisation d’une trame bien plus vaste, dont les fils ultimes sont antérieurs aux événements apparents, ainsi qu’au niveau où entrent en jeu les énergies simplement ethniques » (Tre aspetti, pp. 43-44).
Par conséquent, pour Evola, « ce qu’il faut vraiment combattre, ce n’est pas tant le Juif proprement dit qu’une forma mentis qu’on peut appeler par analogie, si l’on veut, “judaïque”, mais qui ne cesse pas d’être présente même là où il serait impossible de retrouver ne serait-ce qu’une goutte de sang sémite » (Tre aspetti, p. 57). On le voit une fois de plus : ce sont en fait les thèses de Weininger sur la judaïté comme « possibilité de l’âme » qui reviennent ici. Suivant avec cohérence cette façon de voir les choses, Evola ne souhaite pas des mesures violentes et coercitives, mais une action d’ordre spirituel pour que les peuples “aryens” reviennent à leur tradition la plus profonde et la plus rigoureuse ; seule une révolution de ce genre aurait pu empêcher, selon Evola, d’autres écroulements dans le cadre d’une décadence de plus en plus grave.
Même dans des brochures polémiques, visiblement écrites à des fins de propagande durant la guerre, le penseur traditionaliste — s’éloignant, en dépit de quelques concessions à l’atmosphère de l’époque, de l’antisémitisme violent — nia l’existence d’une “conspiration juive”. À une époque et dans un pays où il était presque obligatoire d’attribuer aux “Juifs perfides” toute faute et toute abomination, Evola insistait sur la nécessité de ne pas « s’abandonner à des manifestations de haine » (8). Quant à l’introduction qu’il rédigea pour une réédition des Protocoles des Sages de Sion, si l’on y trouve certaines affirmations déconcertantes et franchement pénibles (par ex. contre Tristan Tzara, avec lequel Evola avait pourtant partagé, dans sa jeunesse, la même expérience dadaïste), on peut y lire aussi des mises en garde contre toute vision étroitement “conspirationniste” de l’histoire : « Les “Sages Anciens” constituent en fait un mystère beaucoup plus profond que ce que peuvent supposer la plupart des antisémites » (9). Dans un article de la même époque, intitulé « Ebraismo ed occultismo », Evola reprochait aux adversaires du “complot judéomaçonnique” de conserver des « restes de mentalité rationaliste », et précisait ainsi sa pensée : « Nous voulons dire que ceux qui admettent l’existence de “forces occultes” (…) ne les conçoivent trop souvent que comme de simples organisations politiques secrètes, comme des conjurations de certains hommes de la ploutocratie ou de la maçonnerie, lesquels, en dehors de leur art de se masquer et d’agir indirectement, seraient, au fond, des hommes comme tous les autres. Tout cela est trop peu. Les fils du plan de subversion mondiale remontent beaucoup plus haut — ils nous renvoient effectivement à “l'occulte” au sens propre et traditionnel : à savoir des forces supra-individuelles et non humaines, dont de nombreuses personnalités, tant de la scène que des coulisses, ne sont souvent que les instruments. Faire des confusions de ce genre, et par conséquent s’arrêter à une conception superficielle et “humaniste” de l’histoire, sous l’effet de préjugés concernant “l′occulte” véritable, signifie notamment se priver de la possibilité de comprendre à fond des problèmes d’une importance essentielle dans la lutte contre la subversion mondiale » (10).
“Il n’y a pas de déterminisme absolu”
En dépit donc de quelques graves “chutes de niveau”, qui obligent à poser un regard très critique sur certains aspects de la doctrine évolienne de la race, il n’en est pas moins vrai que celle-ci est sous-tendue par un fil conducteur d’une indiscutable dignité intellectuelle, qui peut être rapprochée de l’attitude de Guénon. Celui-ci, certes plus détaché qu’Evola, s’accordait cependant avec lui pour souligner que l’obsession de vouloir toujours personnifier, dans les Juifs ou d’autres agents physiquement identifiables, les forces de l’Antitradition, révélait combien la superstition de la « méthode historique », fondée sur des documents “concrets”, seuls réputés crédibles, était également répandue dans les milieux antisémites (cf. la recension, par Guénon, de I Protocolli dei Savi Anziani di Sion, version italienne avec introduction de J. Evola, dans la revue Études traditionnelles, janv. 1938).
Mais pour bien comprendre la pensée évolienne à ce sujet, il faut mettre en évidence un point important : on a vu qu’en matière d’“hérédité raciale”, Evola insiste sur la responsabilité active de l’individu par rapport à cette hérédité, qui doit être assumée et, en cas de contradictions internes, développée de manière sélective. Il faut faire affleurer les meilleurs éléments, sous l’angle spirituel et psychologique, tout en adhérant au filon central de l’hérédité propre. Or, il semblerait que cet impératif disparaisse dans le cas des Juifs, qui agiraient dans l’histoire, du moins postérieurement à leur crise spirituelle entamée avec le prophétisme, dans un état d’inconscience médiumnique. Bien que singulière, cette exception au sein de la vision évolienne globale ne se ramène pas pour nous à une simple contradiction interne. Naturellement, on entre ici dans le domaine des hypothèses sur le contenu implicite des thèses d’Evola. Celui-ci a souligné qu’un peuple d’origine nordique, les Philistins, est entré dans la composition du peuple juif : détail qui paraît insignifiant, mais qui ne l’est pas si l’on considère que, pour Evola, les différents filons héréditaires sont ineffaçables, spécialement sur le plan spirituel et psychologique. Si l’on ajoute à cela l’impératif du choix de l’hérédité dans le mélange d’atavismes que la plupart des hommes modernes portent en eux, il semble bien que le penseur italien accorde au peuple juif une possibilité de “rachat”. Il faut en effet le redire : il n’y a pas, pour Evola, de déterminisme absolu. Et en faisant collaborer le poète juif Karl Wolfskehl, qui avait appartenu au cercle de Stefan George, à sa page culturelle Diorama filosofico, Evola démontra concrètement l’existence, à ses yeux, de cette possibilité de “rachat”.
La “dé-responsabilisation” joue donc ici un double rôle : d’une part, en accord avec une cosmohistoire réellement métaphysique, le niveau des responsabilités est situé en profondeur, sur un plan non humain, étant donné l’ampleur du phénomène de subversion antitraditionnelle ; de l’autre, les Juifs font figure, en dernière analyse, de “victimes” plus que de “bourreaux”, par opposition au discours antisémite fantasmatique, qui les a criminalisés en tant que tels dès les origines les plus reculées.
À ceux qui ont connu les démoniaques persécutions nazies, la position évolienne pourra sans doute apparaître comme également dangereuse et inacceptable. Si l’on tient compte du contexte culturel et historique de l’époque, cette position n’en mérite pas moins une considération bien supérieure à celle qu’on doit réserver aux autres conceptions racistes. Nous disons cela, en considérant non seulement le désintéressement profond et la transparence de l’œuvre évolienne qui, comme nous le verrons plus loin, resta isolée et souvent opposée à celles des autres racistes, mais aussi certains aspects proposi-tionnels de la pensée d’Evola, qui valent au-delà de tout contexte racial, discriminatoire ou hiérarchique, et qui ont pour seul objectif la réappropriation et la défense des identités ethnoculturelles.
Le cadre de l’anthropologie aristocratique formulée par le penseur traditionaliste ayant ainsi été précisé, voyons à présent quelles furent les relations d’Evola avec les autres courants racistes ou simplement antisémites de son temps : les païens “mystiques”, les biologistes et les catholiques. À l’égard des premiers, Evola formula dès la seconde moitié des années 30 de sérieuses réserves dans plusieurs articles bien documentés publiés, non seulement dans des publications que nous avons déjà citées, comme Vita Nova et Bilychnis, mais aussi dans d’autres revues comme La Vita italiana ou Bibliografia fascista. Comme on le sait, le mouvement païen à nuance mystique se développa au sein du national-socialisme principalement autour d’Alfred Rosenberg, auteur du très fantaisiste Mythe du XXe siècle (11). Les critiques formulées par Evola au sujet des idées de ce groupe sont, pour l’essentiel, au nombre de 3 et visent à démasquer le fond moderniste implicite qui caractérise ce néopaganisme. Parmi les aspects les plus contradictoires de ce courant, Evola dénonce en premier lieu le nationalisme jacobin, niveleur et totalitaire, préconisé par Rosenberg et son entourage, puis son immanen-tisme naturaliste, aussi nébuleux qu’ambigu, et enfin son rationalisme scientiste. Dans un certain sens, le racisme néopaïen du national-socialisme a constitué une sorte d’avatar du totémisme propre à l’Europe du XXe siècle, une sorte de redéfinition “moderne” de ce totémisme sous la forme d’un “matérialisme divinisé”. Ici, le rôle central revient au mythe du sang, entité apparemment biologique mais qui exprime en fait une trouble réalité mystico-collectiviste — d’où précisément la référence évolienne au totémisme. Dans ce racisme, écrit Evola, « nous avons une émergence du substrat prépersonnel, indifférencié, d’une souche qui, en tant qu’âme de la race, acquiert une auréole mystique, s’arroge un droit souverain et ne reconnaît de valeur à l’esprit, à l’intellectualité et à la culture, que dans la mesure où ceux-ci peuvent être transformés en instruments au service d’une entité politique temporelle » (12).
L’involution du néopaganisme
Dans cette conception néopaïenne, la personnalité se trouve dissoute, puisque toutes les capacités individuelles, même celles qui sont qualitativement supérieures, sont systématiquement rapportées à la race, entendue comme entité collective d’inspiration mystique. La personnalité devient ainsi un simple réceptacle, passif et subordonné — en fait un fantôme ou une marionnette. Pour Evola, une telle perspective était évidemment inadmissible. Aussi sa critique de l’irrationalisme et de l’instrumentalisation d’une telle idéologie raciste resta-t-elle toujours absolue, même à l’époque de l’Axe Rome-Berlin, sans la moindre hésitation, ambiguïté ni considération de contingence ou d’opportunité politique. En fait, pour le penseur italien, le racisme mystique allemand se borne à reprendre l’antique conception du monde et du sacré propre aux peuples européens préchrétiens en restant dans l’optique des déformations que lui fit subir l’apologétique chrétienne, laquelle créa précisément le terme péjoratif de “paganisme” et chercha à anéantir les religions auxquelles elle s’opposait en les dénigrant et en les confondant les unes avec les autres. Ainsi, le néopaganisme germanique est-il devenu une caricature des anciennes conceptions spirituelles, solaires et ouraniennes, propres au type indo-européen, véhiculant, outre diverses superstitions “modernes”, certaines déviations typiques de l’âme allemande (fatalisme profond, vitalisme, pathos romantique) qui, aux yeux d’Evola, témoignent d’un dangereux état d’involution. Typique à cet égard est le propos d’Ernst Bergmann, l’un des “théoriciens” de ce courant, lorsqu’il affirme que « la croyance en un monde supra-sensible, en un monde situé au-delà du sensible, relève de la schizophrénie, car seul le schizophrène voit double » (13). Mais ce néopaganisme altère aussi gravement la conception du droit, laquelle se dégrade pour devenir « un mélange de jusnaturalisme, de protestantisme et d’optimisme primitiviste. En son centre se trouve l’idée qu’une race est déjà à l’état de nature plus ou moins supra-naturelle, c’est-à-dire qu’elle inspire à tous ses membres, avec la spontanéité d’une sorte d’instinct animal, une perception directe et bien assurée d’un ordre de valeurs donné (…) La théorie des lumières naturelles de Rousseau rejoint donc ici la théorie luthérienne de l’expérience directe du divin pour annoncer comme un augure la vertu miraculeuse du sang pure » (14). Evola souligne également la « dépréciation raciste de l’idée d’État et de la valeur éthique et juridique de celui-ci, dépréciation qui découle d’ailleurs logiquement des prémices optimistes et naturalistes de la théorie, car la fonction d’organisation, d’éducation et de domination par le haut qui caractérise l’État ne peut être que plus ou moins rejetée dans un contexte où le peuple ou la race est posé comme un tout doté de rationalité et capable par lui-même d’une perception directe des valeurs éthiques et sociales » (15). Evola voit là comme un croisement, sur le plan politique, du racisme et du socialisme, qui ne peut qu’aboutir à un impérialisme pangermaniste de tendance collectiviste.
Evola n’épargne donc presque aucun aspect des théories néopaïennes, dont il critique d’ailleurs aussi les « grands précurseurs », comme Gobineau, Woltmann, Chamberlain ou Lapouge, en faisant apparaître le caractère inconsistant de leur critique de l’universalisme chrétien, critique fondée sur une confusion entre l’idée d’unité et celle d’uniformité, et en dénonçant l’absurdité d’un antichristianisme alimenté par des mythes progressistes (Renaissance, science, technologie) présentés avec exaltation comme autant d’expressions de “l’âme aryenne”. De nombreux milieux nazis manifestèrent de leur côté la même aversion pour Evola, qu’ils regardèrent avec méfiance et dont ils boycottèrent l’influence culturelle en Allemagne, en voyant en lui un personnage obnubilé par des préjugés féodaux et réactionnaires bien éloignés du national-socialisme et du fascisme (16), ou bien encore un catholique, hostile à la théorie de l’évolution, dont la pensée était la preuve même de “l’infériorité” du niveau spirituel italien (17). Ceux qui, encore aujourd’hui, s’obstinent à rejeter Evola dans l’abîme des idéologies nationalistes totalitaires des années 30 seraient bien inspirés de tenir compte de ces sévères condamnations émanant justement de représentants qualifiés desdites idéologies.
Evola a pareillement entretenu des rapports fort polémiques avec les tenants du racisme biologique, c’est-à-dire avec les scientifiques pour qui les races n’étaient qu’une affaire de gènes et de chromosomes. Dans ce cas, il ne s’agissait d’ailleurs pas seulement des auteurs allemands (Lenz, Fisher, etc.), mais aussi de chercheurs italiens, comme par ex. Guido Landra et Lidio Cipriani, qui avaient alors le soutien de personnages comme Giorgio Almirante — le futur secrétaire du Mouvement social italien (MSI) — ou comme Giulio Cogni, dont les “idées”, mélange de racisme dur et d’idéalisme gentilien très caractéristique des confusions de l’époque, avaient été également critiquées par Evola (18). Dans ces “penseurs”, Evola voit avant tout des matérialistes réductionnistes, enivrés par le mythe de la science et abreuvés de positivisme, et par conséquent incapables de comprendre correctement le rapport de “cause” à “effet” existant entre les différents éléments qui interviennent au niveau de la “race”.
Pour sa part, Evola affirme avec force qu’on ne peut faire dériver le supérieur de l’inférieur, c’est-à-dire, en l’occurrence, expliquer les qualités spirituelles par le patrimoine génétique. Or, c’est de la science que se réclament les racistes “purs”, qui ne supportent pas les remarques de ceux pour la biologie ne peut pas expliquer la totalité des faits humains : « Pour couper court aux critiques qui leur sont adressées d’un point de vue philosophique et spirituel, ils se retranchent avec arrogance dans le domaine de la science et des faits confirmés, alors même qu’ils ne retiennent que ce qu’ils veulent de cette science et ne considèrent, parmi les faits positifs, que ceux qui s’accordent avec leurs idées plus ou moins préconçues, substituant ainsi leurs propres mots d’ordre à ceux que pourrait leur suggérer la prudence scientifique » (19). « Les partisans du racisme scientifique — écrit encore Evola — voudraient que les lois de l’hérédité aient chez l’homme un caractère déterministe absolu et, en même temps, ils admettent des promesses qui en constituent l’exacte contradiction » (20) sans d’ailleurs même s’en rendre compte, étant donné leur tendance à une approche a priori des données expérimentales. Les “promesses” dont parle ici Evola sont notamment les mutations du patrimoine génétique, événements imprévisibles susceptibles d’affecter considérablement le phénotype individuel et de se transmettre par l’hérédité. La “contradiction”, pour Evola, réside dans le fait que de telles mutations pourraient être parfois provoquées par des facteurs autres que ceux d’ordre physico-matériel, éventualité qui apparaît alors en nette opposition à tout schéma déterministe et mécaniciste fondé sur un casualisme linéaire et unidimensionnel.
Certains souriront sans doute ici, jugeant l’hypothèse évolienne plutôt naïve et relevant même du miracle. Pourtant, il nous paraît difficile de nier la cohérence de Cette hypothèse par rapport à un discours de type “traditionnel”, dont les fondements ne sont certainement pas moins valables ni logiques que ceux qui sont à la base du discours scientiste. Dans le domaine des pures hypothèses, aucune de celles-ci ne peut d’ailleurs être écartée. Mais en fait, Evola n’avait pas tant l’intention de rejeter les apports de la recherche scientifique que de tenter de les insérer dans un cadre plus vaste. Pour lui, les lois de Mendel, l’anthropologie physique, la génétique sont insuffisantes pour traiter la question des races, laquelle doit avant tout relever d’une approche éthique et spirituelle afin de ne pas se réduire à une théorie de type zoologique. La biologie doit donc être mise au service de finalités et de projets de grande ampleur qui la dépassent, malgré les limitations que lui imposent, à quelques exceptions près, d’inspiration orga-niciste et aristotélicienne (Driesch, Dacqué, etc.), le préjugé évolutionniste et le mécanicisme physica-liste. Lors de la polémique qui l’a opposé de façon plus ou moins directe à Guido Landra et ses semblables, Evola écrivait :
« L’esprit, pour nous, ne signifie ni divagation philosophique, ni théosophie, ni évasion mystique ou dévote, mais simplement ce qu’en d’autres époques toute personne bien née a toujours compris en parlant de race, c’est-à-dire la droiture, l’unité intérieure, le caractère, la dignité, la virilité, la sensibilité immédiate et directe vis-à-vis des valeurs qui sont à la base de toute grandeur humaine et qui dominent en le dépassant le plan de toute réalité contingente et matérielle. Quant à la race qui n’est en fait qu’une construction scientiste, une figure de musée anthropologique, nous l’abandonnons à cette partie de la bourgeoisie pseudo-intellectuelle qui est encore l’esclave des idoles positivistes du XIXe siècle » (21).
Aux critiques d’Evola, Guido Landra répondit par un article dont le ton oscillait entre le pathos, la surprise et l’indignation, et dans lequel il reprochait au théoricien du « racisme tripartite » de s’attaquer injustement aux « pauvres racistes de la première heure », coupables de soutenir des idées trop orthodoxes (22). Landra qualifiait de « puérile » et de ne méritant que la risée la critique dirigée par Evola contre les théories biologistes. Après quoi il contre-attaquait en affirmant que « des biologistes ne peuvent que rester perplexes quand ils entendent parler de races du corps, de l’âme et de l’esprit, qui se manifesteraient indépendamment les unes des autres ». Et de conclure : « Si pour les spiritualistes les termes de biologisme et de scientisme ont une signification péjorative, nous leur répondrons que ce sera désormais pour nous un grand honneur d’être qualifiés de racistes biologistes et de scientistes ». C’était évidemment un dialogue de sourds. Evola, toutefois, ne chercha nullement à se dérober et répondit à Landra par un autre article, dans lequel il l’accusait à nouveau de simplisme et de réduction-nisme, erreurs découlant selon lui d’une mentalité de laboratoire ou d’éleveur appliquée à l’homme, y compris pour ce qui concerne les aspects les plus importants de son existence en communauté, comme par ex. le problème de la sélection des aristocraties (23).
Cette polémique publique entre les partisans de l’une et l’autre conception — au cours de laquelle Almirante intervint en faveur de Landra (24) — s’acheva par le constat réciproque d’une incompatibilité s’étendant jusqu’à la terminologie, qui avait déjà contraint Evola à interrompre depuis plusieurs mois sa collaboration à la revue La Difesa della razza. Il est intéressant, à ce propos, de noter que ce n’est pas seulement Landra, mais bien d’autres “intellectuels” fascistes orthodoxes qui, à cette occasion, manifestèrent leur hostilité au « racisme tripartite » d’orientation traditionnelle. Parmi ces tenant d’un racisme “pur et dur”, on trouve notamment Ugoberto Alfassio Grimaldi, qui deviendra communiste après la guerre et qui n’hésitait pas alors à déclarer que « le racisme de J. Evola aboutit, après bien des efforts en sens contraire, à une forme singulière d’antiracisme » (25) — une erreur assurément singulière pour un auteur exposé dans l’Italie antifasciste à une accusation exactement inverse ! Evola répondit d’ailleurs de façon précise et très argumentée à Alfassio Grimaldi (26).
Élucider le sens et le contenu des concepts
Pour finir, nous mentionnerons encore une critique de fond formulée par le penseur traditionaliste à l’encontre de tout l’édifice théorique du “racisme” fasciste officiel, critique qui s’en prenait cette fois à la notion absurde d’une fantomatique “race italienne”. En effet, remarquait Evola, « une nation uniquement composée d’éléments purs d’une seule race », cela n’existe pas : « Différentes races sont présentes dans toutes les nations existantes aujourd’hui (…) Il faut considérer les nations en tant qu’entités mixtes, en tant que lieux d’interférence de plusieurs races, non seulement du corps mais aussi de l’esprit, races qui se révèlent dans la diversité des flux culturels et civilisationnels intervenus au cours de leur formation » (27). L’identification du peuple et de la race, théorisée notamment par Giacomo Acerbo, n’est donc pour Evola qu’un nouvel avatar des vieilles idées historicistes du XIXe siècle, qui voient dans la nation une structure unitaire au lieu de la comprendre, de façon plus réaliste, comme un ensemble composite, réalisé au cours de l’histoire, de mouvements autonomes et souvent contradictoires au sein desquels on peut seulement discerner, en faisant une rigoureuse sélection des hérédités, des traditions profondes.
Dans cette bataille visant à élucider, non seulement le sens des concepts, mais également leur contenu, Evola ne s’en savait pas moins extrêmement isolé, puisqu’il pouvait constater que les catholiques eux-mêmes étaient d’ardents partisans de l’identité de la race et de la nation, pour des raisons d’ordre pratique d’ailleurs différentes de celles des autres défenseurs de cette théorie fantaisiste. Si l’on considère l’influence culturelle que le christianisme pouvait encore exercer il y a un demi-siècle en Italie, on peut alors imaginer l’inégalité de la lutte entreprise par Evola. Nous en arrivons là au dernier aspect dont nous voulions traiter, c’est-à-dire aux rapports entretenus par Evola avec le monde culturel catholique, lequel — même si son thème le plus cher était en fait l’antisémitisme — intervint maintes fois, et sous différentes formes, dans le débat sur le “racisme”. On redira ici ce que l’on a déjà précisé plus haut, à savoir qu’Evola, contrairement aux catholiques ennemis du peuple d’Israël, refusa toujours la théorie infantile du “complot juif” et qu’il n’attribuait pas non plus aux Juifs de responsabilité directe dans le processus de subversion mondiale. De même, on ne trouve pas dans ses textes de trace de l’accusation de “déicide” classiquement lancée contre les Juifs dans les milieux “religieux”, thématique qui lui a toujours paru totalement dénuée d’importance et d’intérêt. (Une lecture parallèle de 2 différentes introductions aux Protocoles des Sages de Sion, l’une de l’antisémite chrétien Nilus, l’autre d’Evola, est à cet égard révélatrice). Le “racisme de l’esprit”, enfin, ne pouvait que poser de nombreux problèmes théologiques aux catholiques. Et quant à la pratique, les différences n’étaient pas moins profondes. Pour les antisémites chrétiens, qui voient dans la Synagogue le centre d’un “complot” antichrétien, les Juifs doivent être combattus s’ils restent fidèles à leur religion, mais en revanche, s’ils se convertissent à la “vraie foi”, il n’y a plus de raison de les persécuter ou de leur faire subir la moindre discrimination. Or, pour Evola, ce sont au contraire les Juifs qui continuent de se rattacher à leur tradition primordiale la plus pure qui cessent de représenter un élément négatif et de désagrégation. Ainsi peut-on concrètement opposer, d’un côté la façon dont J. Evola propose au peuple juif de se réenraciner dans sa dimension la plus sacrale et la plus authentique, c’est-à-dire dans sa dimension originelle, et de l’autre les antisémites nazis, partisans d’un anéantissement physique du peuple juif, aussi bien que les catholiques, partisans de sa conversion, soit 2 formes différentes mais comparables, et auxquelles Evola resta toujours étranger, de déracinement et de destruction d’une même réalité ethnoculturelle.
Dans la grande solitude qui fut la sienne, Evola resta finalement, comme l’a bien noté l’historien antifasciste Renzo De Felice, parmi « ceux qui, s’étant engagés dans la voie qui leur était propre, surent la parcourir avec dignité et même avec sérieux, contrairement à beaucoup d’autres, qui choisirent celle du mensonge, de l’insulte ou de l’obscurcissement total de toute valeur culturelle et morale » (28). Quant à sa problématique anthropologique aristocratique, elle demeure une tentative complexe et audacieuse pour faire réapparaître et pour réactiver une dimension spirituelle liée à la personnalité, dimension enracinée dans un passé perçu, non comme accumulation de fragments historiques dépassés par le devenir, mais comme témoin d’archétypes éternels — presque une réminiscence platonicienne du meilleur héritage spirituel.
► Giovanni Monastra, Nouvelle École n°47, 1995. (tr. fr. : P. Baillet & S. Castelli)
◘ notes :