Être ou ne pas être : le dilemme d’Hamlet se pose à la jeunesse d’Europe
[ci-contre : Hamlet, ex-libris de Julian Jordanov, 2006]
Quand Samuel Huntington, professeur à Harvard, a publié son célèbre livre, The Clash of Civilizations (1), aujourd’hui cité jusqu’à la nausée, il augurait l’avènement d’une nouvelle dimension conflictuelle dans le monde, suscitée cette fois par les origines culturelles, rassemblées dans des espaces organiques autocentrés de dimensions continentales, espaces opposés les uns aux autres ; dans cet affrontement planétaire à acteurs multiples, il réservait à l’Europe un rôle pour le moins ambigu. Il désignait notre continent comme la matrice de la “civilisation occidentale”, admettait qu’il allait devenir une superpuissance économique et militaire. Mais au fil de son exposé, il finissait par répéter l’hypothèse que, dans le futur, l’Europe continuerait son petit bonhomme de chemin comme dans les années 50, au sein de ce que l’on appelle depuis lors le “monde occidental”. Il n’y aura pas, selon Huntington, deux agrégats indépendants et autonomes respectivement sur le continent nord-américain et en Europe. Cette thèse n’a guère préoccupé les esprits, elle est passée quasi inaperçue, la plupart des observateurs ont considéré que ce vice d’analyse dérive d’un effet d’inertie, propre de la culture américaine, qui s’est répercuté sur le cerveau de l’honorable professeur, par ailleurs excellent pour tous les brillants raisonnements qu’il produit.
Huntington mérite aussi nos éloges pour avoir eu tant d’intuitions, pour avoir prospecté l’histoire européenne, en feignant un à-peu-près qui découvre par “accident” les rythmes réels du monde, qui lui permettait de prédire que le destin de notre Europe n’était pas prévisible comme l’était celui des autres parties du monde. Certes, l’Europe pourra soit se muer en un bloc autocentré soit garder le corps de ce côté de l’Atlantique et le cerveau de l’autre. La question reste sans solution. Et si le livre de Huntington — comme le soulignent quelques esprits plus fins — n’était pas un simple essai académique mais plutôt un scénario à l’usage de l’établissement américain… Quoi qu’il en soit, l’établissement a très bien retenu la leçon de Huntington et a vite mis tout en œuvre pour agencer le monde selon ses intérêts économiques et géopolitiques.
Les deux concurrents les plus sérieux des États-Unis à l’échelle de la planète, selon la logique d’affrontement décrite par Huntington, devraient être l’Empire européen et un Califat islamique rené de ses cendres. L’Empire européen (potentiel), fort d’une culture spécifique et pluri-millénaire, humus indestructible d’une formidable mentalité, capable de disposer d’une technologie militaire de pointe, bénéficiant d’un marché intérieur supérieur à celui des États-Unis, aurait facilement marginalisé le colosse américain grâce à un partenariat quasiment obligatoire avec les pays limitrophes de l’Europe de l’Est et à un développement harmonieux des pays de la rive sud de la Méditerranée. De son côté, le monde islamique, qui peut plus difficilement engager un dialogue avec la civilisation américaine, décrite par quelques scolastiques musulmans comme le pire mal qui ait jamais frappé la planète et le contraire absolu de tout ce qui est “halal” (pur) ou “muslim” (obéissant à la loi de Dieu). Ce monde musulman connaît une formidable expansion démographique et détient la majorité des gisements de pétrole. Si l’Empire européen voit le jour, se consolide et s’affirme, il est fort probable que ce monde musulman change de partenaires commerciaux et abandonne les sociétés américaines. Le monde orthodoxe-slave-byzantin, handicapé par la totale dépendance de la Russie vis-à-vis de la Banque mondiale, connaît actuellement une terrible phase de recul.
Actuellement, les mages de la stratégie globale américaine semblent avoir trouvé une solution à tous les maux. D’un côté, ils favorisent la constitution d’un front islamique hétérogène, avec la Turquie pour fer de lance et l’Arabie Saoudite pour banque. Ce front en forme de “croissant” ( !) aura l’une de ses pointes au Kosovo, c’est-à-dire au cœur de l’Europe byzantine, et l’autre dans la république la plus orientale de l’Asie Centrale ex-soviétique : ainsi, toute éventuelle renaissance du pôle orthodoxe ou panslave sera prise dans un étau et le monde islamique sera coupé en deux. Pire, en ayant impliqué l’Union Européenne dans l’attaque contre la Serbie, les stratèges américains ont empoisonné tout dialogue futur en vue de créer une zone d’échange préférentiel entre cette Union Européenne et le grand marché oriental slave et orthodoxe. Or, ce marché est l’unique espoir de voir advenir un développement européen et de sortir l’Europe ex-soviétique du marasme actuel ; le passage de l’aide américaine à l’aide européenne aurait permis un saut qualitatif exceptionnel.
L’Europe se trouve donc dans l’impasse. Comment faire pour en sortir ? Mystère ! Une Europe forte économiquement, même bien armée, s’avère inutile si elle n’est pas libre et indépendante ; tout au plus peut-elle être le complément subsidiaire préféré d’une autre puissance. Toute Europe autonome et puissante est obligatoirement le principal concurrent des États-Unis tant sur le plan économique et commercial que sur le plan politique et diplomatique. Notre continent devra donc opérer ce choix crucial et historique : ou bien il restera ce volet oriental du Gros-Occident, niant de ce fait sa propre spécificité, diluant progressivement sa propre identité dans une sur-modernité qui la condamnera à demeurer terre de conflits et zone frontalière, limes [zone-frontière] face à l’Est et face à l’Islam pour protéger les intérêts et la survie d’une puissance impériale d’au-delà de l’océan ; ou, alors, l’Europe se réveillera et retrouvera une nouvelle dimension, qui est tout à la fois sa dimension la plus ancienne ; elle ramènera son cerveau en son centre et en son cœur, elle rompra les liens de subordination qui l’entravent et partira de l’avant, redevenant ainsi maîtresse de son destin.
Ce réveil est le juste choix. Mais est-il possible ? On ne peut malheureusement rien prédire aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, il reste en Europe une certaine volonté d’agir dans la liberté et l’indépendance.
► Marcello De Angelis, Nouvelles de Synergies européennes nº41, 1999.
(article paru dans Area, juin 1999)
Note en sus :
1. Le Choc des civilisations est issu d'un article, The Clash of Civilizations publié à l'été 1993 par la revue Foreign Affairs et inspiré de l'ouvrage de l'historien français Fernand Braudel Grammaire des civilisations (1987). Cet article a permis à Samuel Huntington [1927-2008] d'accéder à la notoriété. Il l'a ensuite développé pour en faire un livre paru en 1996 et traduit en 39 langues (la version française est publiée en 1997 aux éditions Odile Jacob). Le politologue considérait que dans le monde de l'après-Guerre froide, les conflits viendraient moins des frictions idéologiques entre les nations que des différences culturelles et religieuses entre civilisations. La fin des conflits idéologiques n'a pas sonné le glas de l'Histoire. La faillite des grands récits ne produirait nullement une pacification, mais le remplacement des anciens conflits idéologiques entre l'Est et l'Ouest par des affrontements de cultures, comme entre l'islam et le monde occidental. C'est pourquoi il a construit une vision cohérente des nouvelles relations internationales, qui permet de réfléchir aux moyens de réduire les conflits de civilisation. La diplomatie culturelle permettra d'éviter ce choc entre blocs civilisationnels comme auparavant entre chocs des idéologies : en favorisant une solidarité politique et géopolitique entre les différents pays du camp occidental, en incitant le "bloc islamique" à se stabiliser autour d'un pays dominant (il voit volontiers la Turquie jouer ce rôle), de même que le "bloc asiatique" est ou sera dominé à terme par la Chine. Néanmoins, la vision de Huntington est réductrice car d'abord, elle n'explique pas que le Japon, la Chine et l'Inde concilient tradition religieuse et modernité. Ensuite, elle ne tient pas compte de la bipolarité croissante de “l'Occident”, partagé entre l'Europe et les États-Unis. Enfin elle identifie organisation sociale et politique économique au sein d'une entité abstraite définie comme “civilisation”. La liste des huit civilisations établie par Huntington est contestable : elle est marquée par une vision "américaine" du monde. La problématique d'Huntington, même s'il serait injuste de la ramener à l'instrumentalisation qui en est faite, est posée dans un cadre qui n'est pas nôtre. Le véritable enjeu demeure : le travail sur soi de l'Europe. Comment penser les relations internationales aujourd’hui quand on est européen ? Avons-nous des intérêts stratégiques qui peuvent être exprimés différemment de ceux des États-Unis ?
◘ Documentation : [es] Elementos n°80 et n°81.
L’approche civilisationnelle en question
Le monde huntingtonnien
Lancée par Samuel P. Huntington voilà quelques années, tout d’abord par la publication d’un article dans Foreign Affairs puis dans par livre traduit en français chez Odile Jacob, la thèse du « choc des civilisations » (Le choc des civilisations, titre de l’ouvrage de Samuel Huntington, est tiré d’une analyse de Bernard Lewis, datant de 1990, sur les racines de la violence musulmane) fait aujourd’hui recette en France d’autant plus après l’attentat multicible de New York, car il faut expliquer au public comment cela a pu être possible, trouver des fondements à l’inexplicable et mettre cela en perspective.
La thèse du livre tient dans sa vision originale du monde d’aujourd’hui et des conflits de demain ; nous sommes confrontés à une nouvelle structure organisationnelle du monde, laquelle n’est plus idéologique, politique, ou économique, mais culturelle et civilisationnelle. Sur cette vision du monde, quelques reproches, dont la liste des “civilisations” reconnues par l’auteur, liste contestable parce qu’implicitement en découle une dynamique relationnelle inter-étatique bien convenable pour les États-Unis. Le monde nous dit Huntington est décomposé en huit entités : occidentale, islamique, hindou, slave-orthodoxe, japonaise, africaine, latino-américaine et confucéenne. Toujours selon l’auteur, les conflits à venir seront inter-civilisationnels, et s’opèreront surtout aux différentes zones de ruptures, aux zones de contacts inter-civilisationnelles. Néanmoins, on constate que seuls les lignes de contact entre le monde islamique et les autres civilisations fait apparaître conflits et affrontements sanglants.
Parmi ces “conflits inter-civilisationnels”, Huntington en recense un particulièrement révélateur de la profondeur et de la puissance de ses arguments : le conflit du Timor. Dans cette partie du monde nous serions, selon l’auteur, à une des zones de contact entre la civilisation islamique et la civilisation occidentale : CQFD. Pourtant, pour peu que l’on connaisse les origines de ce conflit, force est de constater qu’il est plus de nature politique que “civilisationnel”, religieux ou même ethnique. Sur l’île de Timor, tant dans la partie indonésienne que dans la partie orientale, 98% de la population est chrétienne catholique, et d’une ethnie homogène. Seul le fait politique et le sentiment national expliquent ici le conflit, et il suffit de lire les noms de tous les chefs du camp pro-intégrationiste (donc indonésien) comme de leurs partisans pour constater qu’ils sont tous catholiques. L’Islam n’a donc rien à voir dans ce conflit ; il y a d’un côté ceux qui défendent l’idée du rattachement du Timor oriental à l’Indonésie et de l’autre ceux qui veulent l’indépendance. On cherche en vain le motif religieux, civilisationnel…
Nous pourrions développer sur la faiblesse de la thèse huntingtonienne en passant au crible d’autres conflits qualifiés de “civilisationnels” par l’auteur et présentés sur sa carte du monde, pour démontrer l’inanité de ce motif unique, sorte de deus ex machina de son paradigme. Ce tableau montrerait que le motif civilisationnel n’est pas le seul et encore moins le premier des facteurs entrant en ligne de compte pour expliquer les différents conflits à travers le monde où la civilisation islamique entre en contact avec les autres civilisations.
Une grille d'analyse binaire et monocausale
Certes, nous pourrions admettre que si le paradigme civilisationnel est instructif, en ouvrant des possibles et des jeux nouveaux dans le concert des nations, il n’est pas pour autant suffisant ; l’élément géostratégique demeurant nécessaire à une bonne lecture du monde. En elle-même, cette explication des conflits est déjà une politique étrangère, une lecture idéologique du monde ; car ce qui frappe surtout dans la thèse huntingtonnienne, c’est la grille d’analyse proposée : binaire et mono causale.
Tout géopoliticien même commençant, sait que la civilisation n’est pas et ne peut être l’élément unique à même de permettre une analyse méthodique et rationnelle de la réalité mondaine. La géographie, la réalité des nations, les différences ethniques et raciales, la religion, l’idéologie, la politique et l’économie sont autant de facteurs entrant en ligne de compte pour lire le monde et ses mouvements. Certes, il y a une hiérarchie dans ces éléments, mais il appartient de ne pas choisir (?) celle qui nous est présenté par autrui, ce dernier fut-il le maître du monde, l’hyper-puissance mondiale elle-même. Le choix et la hiérarchie d’entre ces éléments ne peuvent et ne doivent être que le résultat de l’analyse politique des rapports de pouvoirs dans les relations internationales, c’est à dire le produit de la réflexion et de l’action de l’homme politique, œuvre géostratégique qu’il établit à partir des intérêts propres de son pays.
Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, les États-Unis et l’Europe, si elles embrassent la même religion chrétienne, n’ont pas pour autant les mêmes intérêts ni les mêmes approches économiques, politiques, culturelles. La “civilisation occidentale” regroupant USA et Europe, ne possède donc pas un “nous”. Comment l’Europe, et en particulier la France, pourraient-elles avoir la même géopolitique que les États-Unis alors qu’un océan les sépare, que leur géographie respective les ouvre à des perspectives de relations internationales différentes, que leur Histoire et leur civilisation bien que parfois concomitantes sont néanmoins distinctes à jamais ? Des accords ou des alliances existent et ont existé, mais elles ne peuvent avoir qu’un caractère contingent.
Par ailleurs, force est de constater que l’approche civilisationnelle du monde se calque sur la grille de lecture qui prévalait avant la chute du mur et la désagrégation de l’URSS, celle qui existait pendant la guerre froide, et qui avait réussi à scinder le monde en deux : le “camp de la liberté” et celui du communisme. Aujourd’hui donc, avec Huntington, encore deux camps exclusifs, cette fois l’Occident et l’Islam (isme). Pauvre vue que celle de ce professeur à Harvard, qui ne peut se départir d’une approche binaire et mono causale des relations internationales.
Cette « analyse » qui récuse formellement tout idéologie, créé en fait un système de représentation tout en symbiose avec celle de son « ennemi », de son double en fait : l’islamisme. “L’Occident” dont nous parle Huntington, cette sphère civilisationnelle dont l’État-Phare serait les États-Unis, n’est que le résultat d’une représentation idéologique du monde ; une idéologie au service et au bénéfice ultime des États-Unis seuls, à moins que l’on accepte la vassalisation de l’Europe et de la France, que l’on approuve ce statut de “dimmitude” accordé par ceux qui détiennent la “puissance globale” à un moment donné de l’histoire du monde.
Avec l’Occidentalisme et l’Islamisme, nous sommes en fait en présence de deux idéologies totalitaires et hégémoniques, idéologies et systèmes de représentation corollaires qui font que quiconque ne choisit pas un des deux camps est immédiatement rejeté dans l’autre. C’est le manichéisme le plus total.
— Vous récusez le Jihad, le concept coranique de guerre, la vision islamique/islamiste du monde ? Vous êtes donc un chien d’infidèle, un matérialiste athée et un rien qu’un consommateur !
— Vous refusez de choisir le camp de la Liberté, de la défense de l’Occident et de ses valeurs (démocratie, droits de l’Homme, la loi du marché) ? Vous faites le jeu de l’Islamisme, vous êtes complice de la Jihad qui s’annonce, vous êtes un ennemi de la Liberté !
Un discours qui mène à la vassalisation définitive de l’Europe
Ces visions du monde binaire, ont le privilège de “fonctionner” à merveille dans le discours politique car ils sont simples, à même d’être entendu par tous, mais ils radicalisent et polarisent aux extrêmes les esprits, poussant à l’affrontement et conduisant à la guerre. Notons qu’en France depuis peu, certains chercheurs en géopolitique ont trouvé le moyen d’avoir de l’audience en reprenant le paradigme de guerre civilisationnelle, souvent même en récusant cette parenté intellectuelle pourtant claire. Mais cette attitude conduit logiquement d’une part à la défense et au soutien inconditionnel de pays au cœur de la déstabilisation moyen-orientale, et enfin à la vassalisation définitive de l’Europe par une puissance étrangère. Cette vassalisation passant aujourd’hui par la mise en place du bouclier anti-missiles NMD, comme elle le fut par l’IDS, la “guerre des étoiles”, ou par le parapluie nucléaire américain, et plus loin encore le Plan Marshall.
Face à ces déterminismes existentiels et géopolitiques, il faut rappeler que la liberté réside en la faculté de choisir dans l’univers des possibles, et que la volonté politique peut ouvrir une troisième voie, que celle-ci pourrait être à même de faire valoir le sens de l’intérêt national. Une vision du monde bipolaire est par elle-même belligène. Rappelons que plus il y aura de camps, plus il y aura de pôles, plus il y aura d’options politico-stratégiques, moins il y aura possibilité de conflits car les antagonismes seront diffus. A contrario, quand les antagonismes seront réduits à deux ou trois parties, l’élan mobilisateur et la cristallisation des polarités seront à même de s’ouvrir sur la guerre totale.
Il reste à nos hommes politiques mais aussi à nos concitoyens d’œuvrer dans le sens d’une politique étrangère française authentiquement nationale, respectueuse de l’identité des autres pays, et défendant une vision du monde originale s’inscrivant dans une tradition historique éprouvée.
► Philippe Raggi, 3 déc. 2001, in : Au fil de l’épée recueil n°30 (supplément à NSE n°53), février 2002.
• Présentation : Samuel Huntington, dans Le choc des civilisations, constatait après l’effondrement du bloc soviétique, que l’ordre bipolaire de la guerre froide n’avait été qu’un mode éphémère de relations internationales, laissant réapparaître le monde réel de toutes époques, multipolaire, où la tradition et les mœurs, la mémoire collective et la conscience identitaire, sont ce qui conditionne durablement les rapports entre les peuples. À ses yeux, la géopolitique du monde n’est pas essentiellement fondée sur des clivages idéologiques ou politiques, mais sur des oppositions culturelles dans lesquelles le substrat religieux tient une place centrale. Décryptage de ce modèle théorique.
Archives de SYNERGIES EUROPÉENNES - 2003
"Le choc des civilisations" de Samuel Huntington
Conférence de Metz- Samedi 27.09.03
• Présentation d’un ouvrage de géopolitique : HUNTINGTON (Samuel P.), Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 1997.
[Ci-contre : Taking Liberty, Patti Levey, 2003]
◊ Introduction
Identification de l’auteur : Samuel P. Huntington est professeur à l’Université de Harvard. Il dirige le John M. Olin Institute for Strategic Studies. Il a été expert auprès du Conseil national américain de sécurité (NSC) sous l’administration Carter (1977-1981). Par ailleurs, il est le fondateur et l’un des directeurs de la revue Foreign Policy. Il s’agit donc d’un personnage important au sein de “l’école de géopolitique” américaine. Et il n’est pas négligeable de signaler que son livre a été salué par deux autres théoriciens américains de renom :
Avant de rentrer dans une explication plus approfondie des grands thèmes développés par Huntington dans chacun des chapitres de son ouvrage, il est nécessaire de retracer brièvement sa genèse et les objectifs poursuivis par son auteur.
Le livre est issu d’une réflexion amorcée par Huntington dans un article publié durant l’été 1993 dans la revue Foreign Affairs. Cet article s’intitulait The Clash of Civilizations ? et était rédigé sous forme d’hypothèse : Les conflits entre groupes issus de différentes civilisations sont-ils en passe de devenir la donnée de base de la politique globale ? Selon les éditeurs de la revue, cet article a suscité des réactions et des commentaires en provenance de tous les continents. À tel point que Huntington, afin de répondre à ses laudateurs comme à ses détracteurs, a approfondi sa réflexion et a couché sous forme de thèse cette fois-ci, une nouvelle grille de lecture des relations internationales dans le livre constituant l’objet de notre conférence. Il a été publié pour la première fois en 1996 par Simon et Schuster sous le titre : The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order. Il a été traduit en français dès 1997 chez Odile Jacob. Cette œuvre est plus intéressante que celle publiée par Brzezinski car elle témoigne d’une véritable recherche et n’hésite pas à se référer à des auteurs importants comme Toynbee - Spengler - Braudel - De Maistre. En substance, le professeur Huntington y affirme :
L’objectif poursuivi par Samuel Huntington est avant tout de donner aux dirigeants politiques américains et pourquoi pas européens une nouvelle grille de lecture des relations internationales. Certains ont accusé Huntington de théoriser et de justifier dans son ouvrage la confrontation entre les États-Unis et le reste du monde, bref d’adopter une logique ouvertement belliciste. Nous pensons que cet avis est erroné si nous nous en tenons au texte réel d’Huntington. La réflexion de Huntington n’est pas le fruit de son imagination, elle s’appuie sur des faits concrets. Huntington constate ainsi le déclin de l’Occident et l’émergence de nouveaux pôles de puissance aux intérêts divergents. Sa logique n’est donc pas offensive mais plutôt défensive. Ce livre résonne comme un signal d’alarme à l’adresse de la classe dirigeante occidentale : si vous ne tenez pas compte de cette nouvelle réalité qu’est l’émergence des autres civilisations, le triomphe de notre civilisation risque bientôt de n’être plus qu’un souvenir d’ici quelques dizaines d’années. N’en doutons pas, la thèse de Huntington est destinée à constituer un paradigme, un modèle permettant de décrypter la réalité confuse en matière de politique internationale. Son livre est à ce titre truffé de concepts opératifs réutilisables dans l’interprétation de nombreux événements politiques, concepts que je tenterai de dégager au cours de cette conférence. À la doctrine Truman qui a dominé toute la période de la guerre froide, doit succéder la doctrine Huntington. Huntington précise toutefois que, comme toute théorie des relations internationales, sa doctrine n’est pas infaillible. Elle ne saurait rendre compte de tous les événements politiques d’importance survenus après la guerre froide. Toutefois, elle permet d’en expliquer une majorité et c’est en cela qu’il estime sa théorie plus valide que les autres.
◊ Chapitre premier : Le nouvel âge de la politique globale
Dans son chapitre premier, Huntington passe en revue toutes les théories survenues après la guerre froide afin de donner de nouveaux repères aux géopolitologues. Il analyse leurs qualités et leurs défauts à la lumière d’une règle simple mais efficace. En géopolitique, une théorie est semblable à une carte topographique. Plus une carte est détaillée, plus elle reflète la réalité mais l’abondance d’informations représentées la rend d’autant plus compliquée à lire. Au contraire, une carte simplifiée n’indiquant que les axes principaux de communication se lit plus aisément à l’instar d’une théorie plus englobante des faits politiques permettant d’apporter une réflexion d’ensemble sur la réalité internationale. Toutefois, si elle est trop simplifiée, la carte risque de perdre le voyageur tout comme une théorie trop abstraite qui contribuerait moins à interpréter les faits qu’à enfermer l’analyste dans une logique trop réductrice. L’auteur ne veut donc pêcher ni par excès de détails, ni par simplification outrancière des événements internationaux.
À la lumière de ces critères de qualité, il n’est pas inutile de développer brièvement les quelques théories qu’Huntington entend dépasser.
Un seul et même monde : euphorie et harmonie : La fin de la guerre froide a pu sembler signifier la fin des conflits importants et l’émergence d’un monde relativement harmonieux. La formulation de ce modèle la plus connue est celle de Francis Fukuyama, qui a avancé la thèse de la “fin de l’histoire”. Selon Fukuyama, nous pourrions la définir en ces termes : « Nous avons atteint le terme de l’évolution idéologique de l’humanité et de l’universalisation de la démocratie libérale occidentale en tant que forme définitive de gouvernement ». L’avenir ne sera pas fait de grands combats exaltés au nom d’idées ; il sera plutôt consacré à la résolution de problèmes techniques et économiques concrets. Au vu et au su du nombre de conflits qui ont éclaté après la fin de la guerre froide, Huntington déclare que la réalité jure trop avec cette théorie pour qu’elle puisse nous servir de repère.
Deux mondes : “eux” et “nous” : Quoi de plus facile au sortir de la guerre froide que de diviser le monde en deux entités bien distinctes ! Division qui se prête admirablement bien à tous les manichéismes. Ainsi certains ont eu coutume de diviser le monde entre le Nord et le Sud, c’est-à-dire, entre les pays modernes, développés et les pays traditionnels, sous-développés ou en voie de développement. D’autres préfèrent à cette séparation matérielle, une séparation culturelle entre l’Occident et l’Orient. Huntington réfute la validité tout comme l’utilité de cette division en terme géopolitique. Il est effectivement improbable que l’on vit un jour apparaître une coalition des pays sous-développés désireuse de faire la guerre aux “capitalistes du Nord”. De même la division culturelle entre Occident et Orient relève plus de nos propres fantasmes que d’une réalité bien établie. Autant l’unicité de l’Occident peut-elle être partiellement prouvée en matière économique, politique et culturelle [même s’il est douloureux pour nous Européens de le reconnaître]. À ce sujet, nous renvoyons nos auditeurs à l’ouvrage d’Alexandre Zinoviev : L’Occidentisme : Essai sur le triomphe d’une idéologie [Plon, 1995]. Autant la réalité orientale est multiple. Quoi de plus différentes entre elles constate Huntington que les sociétés hindoues, musulmanes ou encore chinoises. Cette théorie est donc caduque car elle caricature trop la réalité.
Cent quatre-vingt-quatre États environ : D’après la théorie “réaliste” des relations internationales, les États sont les acteurs majeurs, et même les seuls importants dans les affaires mondiales. Pour assurer leur survie et leur sécurité, les États s’efforcent immanquablement de maximiser leur puissance. Si un État constate qu’un autre est en train d’accroître sa puissance et peut donc devenir une menace potentielle, il s’efforce de protéger sa sécurité en accroissant sa propre puissance et/ou en s’alliant à d’autres États. Ces hypothèses permettent de prédire les intérêts et les actions des 184 États environ qui existent dans le monde d’après la guerre froide. Ce paradigme étatique donne une image bien plus réaliste et opératoire de la politique globale que les paradigmes unitaire et binaire. Pour autant, ses limites sont importantes. Il suppose en effet que tous les États perçoivent de la même façon leurs intérêts et agissent de la même façon. Cette théorie ne saurait donc expliquer pourquoi le Canada ne s’arme pas afin de résister à une invasion potentielle des États-Unis. Elle ne saurait non plus expliquer pourquoi les pays européens ont décidé de se réunir en une entité politique plus large. Huntington constate que les valeurs, la culture et les institutions influencent grandement la façon dont les États définissent leurs intérêts. Des États qui ont une culture et des institutions similaires ont des intérêts communs. Des États démocratiques ont des points communs avec d’autres États démocratiques.
Un pur chaos : L’affaiblissement des États et, dans certains cas, leur échec accréditent une quatrième image, celle d’un monde réduit à l’anarchie. Ce paradigme s’appuie « sur le déclin de l’autorité gouvernementale, l’explosion de certains États, l’intensification des conflits tribaux, ethniques et religieux, l’émergence de mafias criminelles internationales, le fait que les réfugiés se comptent par dizaines de millions, la prolifération des armes de destruction massive, nucléaires ou autres, l’expansion du terrorisme, la persistance des massacres et des nettoyages ethniques » [p. 35]. Comme le paradigme étatique, le paradigme chaotique est proche de la réalité. Il donne une vision imagée et précise d’une bonne partie de ce qui se produit effectivement dans le monde. Cependant, ce paradigme n’est pas opératoire ; on ne saurait effectivement prendre de décision politique rationnelle si l’on considère que le monde fonctionne comme un pur chaos. Le monde s’il devient de plus en plus chaotique, ne va pas sans un certain ordre, celui des civilisations !
◊ Chapitre II : Les civilisations hier et aujourd’hui
Encore faut-il s’entendre sur la définition d’une civilisation. Aux XVIIIe et XIXe siècles, le concept de “civilisation” servait à désigner toute société évoluée, notamment en terme matériel et institutionnel par opposition aux sociétés dites “barbares”. Ce n’est évidemment pas le sens que prend le terme “civilisation” dans l’ouvrage d’Huntington. Il n’étudie pas “la civilisation” comprise dans un sens universaliste. Il critique même cette conception purement occidentale à certains passages du livre. Au contraire, il étudie “les civilisations” caractérisées selon lui par divers éléments :
Enfin, après avoir donné sa définition de ce qu’est une civilisation, Huntington dénombre sept grandes civilisations contemporaines (ou plutôt six et demi) :
En analysant la figure n°1 (carte 1.3 [p. 22]) fournie par Huntington, on remarque que le géopolitologue laisse la place à deux autres entités qu’il classe également sous le titre de civilisation : l’espace orthodoxe et l’espace bouddhiste. Toutefois, il considère que le Bouddhisme et l’Orthodoxie bien que ce soient deux grandes religions, n’ont pas été à la base de grandes civilisations. Remarquons également que dans son analyse, Huntington opère une distinction très nette entre l’Europe et la Russie orthodoxe (cf. figure n°3 = carte de ligne de partage entre l’Europe et le monde orthodoxe [p. 231]) Certes, la Russie se différencie du reste de la population européenne par son origine slave et sa religion orthodoxe mais les peuples slaves sont majoritairement chrétiens, ils sont indo-européens, blancs et leur histoire est étroitement liée depuis plusieurs siècles déjà à l’histoire européenne. La distinction religieuse est d’ailleurs plutôt simpliste pour ne pas dire fausse quand on sait qu’aux yeux de la religion catholique, les protestants sont considérés comme hérétiques alors que les orthodoxes sont simplement schismatiques. Comment ne pas voir dans cette séparation une habile manœuvre politique destinée à théoriser auprès de nos “élites” européennes, une frontière culturelle qui est loin d’être évidente. Comment ne pas y voir la peur sous-jacente d’une alliance euro-russe, peur déjà bien présente à l’esprit des Américains en 1939 lors du Pacte Molotov-Ribbentrop. Comment ne pas y voir un voile discret jeté sur l’idée d’une alliance continentale que tous les stratèges britanniques ou américains ont cherché à combattre depuis Mackinder en passant par Mahan, Spykman, Brzezinski et plus récemment Kissinger. Il suffit de lire leurs ouvrages pour comprendre que le cauchemar américain est effectivement la réalisation d’un bloc politique eurasiatique s’étendant de Reykjavik à Vladivostok tel que l’ont théorisé Thiriart ou Guillaume Faye. Nous aurons l’occasion de revenir dans notre conclusion sur cet élément important.
Après avoir dénombré les différentes civilisations contemporaines, Huntington souligne un détail essentiel. En quoi la situation a-t-elle changé par rapport au passé ? Les civilisations existent depuis longtemps. Pourquoi tout d’un coup pointer du doigt le risque d’un choc des civilisations alors que certaines d’entre elles sont plusieurs fois millénaires ? Tout simplement parce qu’aux rencontres limitées entre civilisations a succédé une période d’intenses interactions. Au XVe siècle l’influence puissante et unidirectionnelle de l’Occident sur les autres civilisations a commencé à se manifester. Pendant 400 ans, les relations intercivilisationnelles se sont résumées à la subordination par l’Occident des autres civilisations. « L’expansion de l’Occident a été facilitée par la supériorité de son organisation, de sa discipline, de l’entraînement de ses troupes, de ses armes, de ses moyens de transport, de sa logistique, de ses soins médicaux, tout cela étant la résultante de son leadership dans la révolution industrielle. L’Occident a vaincu le monde non parce que ses idées, ses valeurs, sa religion étaient supérieures mais plutôt par sa supériorité à utiliser la violence organisée. Les Occidentaux l’oublient souvent, mais les non-Occidentaux jamais » [p. 61]. Cependant cette supériorité a commencé à s’estomper à partir de la Première Guerre mondiale. Au XXe siècle, les relations entre civilisations sont passées d’une période dominée par l’influence unidirectionnelle d’une civilisation en particulier sur les autres à une phase d’intenses interactions multidirectionnelles entre toutes les civilisations. L’expansion de l’Occident s’est arrêtée tandis que la révolte contre celui-ci a commencé. Par à coups, la puissance de l’Occident a décliné relativement à celle des autres civilisations. Cette situation laisse donc la place à l’émergence des sociétés non occidentales qui redeviennent les actrices de leur propre histoire, surtout depuis la fin des conflits idéologiques. Dans ce contexte et vu les échanges de plus en plus soutenus entre les différentes civilisations à l’échelle mondiale, un choc entre civilisations a beaucoup plus de chance de se produire que par le passé ! Les États-Unis tentent de se substituer au rôle de gendarme du monde autrefois tenu par l’Europe mais ils ne cessent de s’attirer la haine des peuples. Une haine lourde de conflits à venir.
◊ Chapitre III : Existe-t-il une civilisation universelle ? Modernisation et occidentalisation
La civilisation universelle ?
Samuel P. Huntington est très critique vis-à-vis du concept de civilisation universelle que l’on apparente souvent à la culture de Davos. Sont convertis à cette culture nombre de nos hommes politiques, dirigeants d’entreprise, banquiers, hauts fonctionnaires, intellectuels et journalistes. « Ils partagent tous la même foi dans les vertus de l’individualisme, de l’économie de marché et de la démocratie politique » [p. 71]. Cette culture est extrêmement importante parce que les personnes qui la partagent possèdent des responsabilités dans presque toutes les institutions internationales, dans plusieurs gouvernements, dans l’économie mondiale, dans la défense et dans les universités. Cependant, souligne Huntington, que représentent ces convertis à l’échelle mondiale ? Il est probable qu’en dehors de l’Occident, ils ne sont qu’une petite poignée (1% [peut-être moins] de la population) à partager ses valeurs et ils ne sont pas forcément en position de force au sein de leur propre société. Il suffit pour cela de prendre comme exemple la Jordanie durant la dernière guerre du Golfe pour se rendre compte que seuls les dirigeants soutenaient l’effort américain dans la région tandis que la population jordanienne y était largement hostile. Cette culture de Davos est donc loin de former une culture universelle.
De même, Huntington critique l’idée selon laquelle la diffusion des structures de consommation et de la culture populaire occidentale à travers le monde crée une civilisation universelle. Entendez l’idée selon laquelle, puisqu’un hindou boit du coca-cola et porte des blue-jeans, il est forcément converti aux valeurs consuméristes de la société américaine. En effet, nous sommes assez d’accord avec Huntington lorsqu’il affirme que nous ne pouvons identifier les simples aspects matériels d’une culture avec ses valeurs et ses idéaux profonds. « Seule l’arrogance, dit-il, incite les Occidentaux à considérer que les non-Occidentaux “s’occidentaliseront” en consommant plus de produits occidentaux. Le fait que les Occidentaux identifient leur culture à des liquides vaisselle, des pantalons décolorés et des aliments trop riches, voilà qui est révélateur de l’Occident » [p. 72-73]. Cependant nous rajouterons qu’il ne faut pas sous-estimer, sur certains esprits plus faibles, le pouvoir attractif de toutes nos cochonneries. La colonisation massive de peuples allochtones que l’Europe connaît à l’heure actuelle n’est hélas pas là pour le démentir. Quoique, la capacité d’intégration de la société occidentale tende à diminuer à mesure que le nombre d’étrangers y est plus important. Le regroupement communautaire massif de ces populations favorise en effet la conservation des pratiques culturelles issues du pays d’origine. Face à un peuple s’identifiant aux marques de shampoing et aux voitures de luxe, il est normal que des cultures plus fortes comme la culture arabe prennent progressivement le dessus à l’extérieur, comme à l’intérieur de nos frontières !
Enfin Huntington bat également en brèche la thèse selon laquelle un surcroît d’interactions (commerces, investissements, tourisme, médias, communication électronique) engendrerait une culture mondiale. Et dans la mesure où ce sont de grands groupes américains et européens qui dominent la diffusion de l’information à l’échelle planétaire, cette culture mondiale serait forcément occidentale. Premier argument critique avancé par Huntington : les populations du monde ne perçoivent pas les informations avec les mêmes schèmes de pensée. Chaque culture possède sa grille de lecture. Les Chinois ne regardent pas Dallas de la même manière que les Américains ! Deuxième argument, à notre sens le plus important, sous forme de question critique : en quoi les interactions de plus en plus nombreuses entre les peuples seraient synonymes de paix et de solidarité ? On avait déjà argué par le passé que si l’on augmentait les rapports commerciaux entre les nations, la probabilité qu’une guerre éclate entre elles diminuerait. Cette affirmation est évidemment totalement fausse et tout le monde connaît à l’heure actuelle l’expression “guerre commerciale” qui n’a pas besoin d’être commentée tant elle est lourde de sens. De même, la sociologie a abondamment prouvé cette règle très simple que beaucoup de nos “penseurs” contemporains s’évertuent pourtant à oblitérer : « On se définit par ce qu’on n’est pas ». En psychologie sociale, la théorie de la distinction montre que les personnes se définissent par leurs différences dans un certain contexte. Autrement dit, comme les communications, le commerce et les voyages multiplient les interactions entre civilisations ; on accorde en général de plus en plus d’attention à son identité civilisationnelle. « Deux Européens, un Allemand et un Français, qui interagissent ensemble s’identifieront comme allemand et français. Mais deux Européens, un Allemand et un Français, interagissant avec deux Arabes, un Saoudien et un Égyptien, se définiront les uns comme Européens et les autres comme Arabes » [p. 86].
Huntington appuie sa critique du concept de civilisation universelle en constatant un renouveau des langues nationales au détriment des langues coloniales. En Inde par exemple, il est plus facile pour un voyageur qui traverse le pays de communiquer en hindi qu’en anglais. De même il constate une « indigénisation » de langues comme le français ou l’anglais, deux langues qui ont pourtant des prétentions universalistes. En effet, l’anglais parlé au Cachemire ou le français de Côte d’Ivoire sont loin d’avoir gardé les accents de leur métropole d’origine. Le renouveau religieux notamment dans les pays musulmans est un autre signe manifeste d’une plus grande conscience identitaire des anciens pays colonisés.
Les réactions à l’Occident et à la modernisation
Un autre versant intéressant de la réflexion du stratège américain réside dans sa conceptualisation des réactions des peuples traditionnels face à l’Occident et la modernisation. Il en comptabilise trois :
Comme vous pouvez le constater, l’ouvrage de Huntington est intéressant car il contient une foule de concepts permettant d’abstraire et ainsi de comprendre la réalité. À partir de ces concepts, l’esprit peut explorer de nouvelles voies. Huntington constate par exemple que beaucoup de pays traditionnels ont évolué du kémalisme vers le réformisme. En effet, durant les premières phases du changement, l’occidentalisation favorise la modernisation. Pendant les phases suivantes, la modernisation favorise la désoccidentalisation et la résurgence de la culture indigène de deux manières. « À l’échelon sociétal, la modernisation renforce le pouvoir économique, militaire et politique de la société dans son ensemble et encourage la population à avoir confiance dans sa culture et à s’affirmer dans son identité culturelle. À l’échelon individuel, la modernisation engendre des sentiments d’aliénation et d’anomie à mesure que les liens et les relations sociales traditionnelles se brisent, ce qui conduit à des crises d’identité auxquelles la religion apporte une réponse » [p.99].
La religion comme moteur civilisationnel
La place que Huntington confère à la religion est importante. Il est évident que pour nombre de personnes désorientées, surtout dans des sociétés vides de sens, la religion peut constituer un refuge, voire une façon plus solide d’appréhender la vie dans son ensemble. La religion rend aux gens la fierté qu’ils avaient perdue, elle leur donne un passé, un présent, un futur, une structure mentale et sociologique ainsi que des aspirations communes. C’est ce qui fait la force des sociétés culturellement homogènes et la faiblesse des États multiethniques et multiculturels. Les pays à majorité musulmane sont un bon exemple de ce phénomène. Les organisations islamiques y sont de plus en plus présentes sur le terrain. Elles ont compris que pour prendre le pouvoir, il fallait être les premières à agir en cas de problème et s’imposer comme la seule alternative possible face au gouvernement en place. Lors des tremblements de terre en 1992, au Caire, ces dernières étaient souvent les premières à soigner les blessés tandis que les secours gouvernementaux tardaient. Huntington note qu’en 1995, tous les pays majoritairement musulmans, sauf l’Iran, étaient culturellement, socialement et politiquement plus islamiques et islamistes que quinze ans auparavant. L’exemple irakien est encore plus criant. Dans la détresse la plus totale, le peuple irakien se retourne inexorablement vers ses racines sunnites ou chiites. Les hôpitaux musulmans ne désemplissent pas car ils sont les seuls à offrir un service de soins efficaces et gratuits ! La suppression du régime laïc de Saddam a ouvert une voie royale à une réislamisation du pays, la présence américaine ne faisant qu’exacerber davantage la conscience identitaire de la population. Huntington assimile donc la religion à un véritable moteur civilisationnel, source de dynamisme. C’est une interprétation techniciste et bien américaine d’un phénomène à notre sens plus profond. Cependant, ignorer superbement cette donnée essentielle en politique internationale serait une erreur. Elle a déjà coûté cher à l’Occident et risque encore de lui poser des problèmes dans un proche avenir.
◊ Chapitre IV : L’effacement de l’Occident : puissance, culture et indigénisation
Si Huntington constate un déclin de l’Occident, il est néanmoins d’accord pour dire qu’à l’heure actuelle, après sa victoire contre le communisme, la société occidentale profite toujours de sa position d’hyper puissance avec à sa tête un leader américain incontesté. Ouvrons une parenthèse pour remarquer au passage que Huntington prend bien soin de définir le communisme vaincu comme un phénomène extra-occidental. Dans son obsession de séparer la Russie de l’Europe, Huntington commet là une faute grave. Considérer le communisme indépendamment de ses racines occidentales est un non-sens historique. En effet, quoi de plus “occidental” au sens traditionnel, que le progressisme et le matérialisme historique qui caractérisent la société communiste ?
Vu sa position de leader, les sociétés appartenant à d’autres civilisations ont toujours besoin de l’Occident aujourd’hui pour parvenir à leurs fins et protéger leurs intérêts car les nations occidentales :
Mais qu’adviendra-t-il demain de la société occidentale. Huntington inventorie aussi les signes manifestes de notre déclin :
Parmi les plus évidentes manifestations du déclin moral, Huntington cite avec une très grande lucidité :
Il s’ensuit une certaine érosion de la culture occidentale, tandis que les mœurs, les langues, les croyances et les institutions indigènes, enracinées dans l’histoire, sont réaffirmées. La puissance accrue des sociétés non occidentales sous l’effet de la modernisation engendre le renouveau des cultures non occidentales dans le monde entier. « Le lien entre puissance et culture a presque toujours été négligé par ceux qui pensent qu’apparaît et doit apparaître une civilisation universelle comme par ceux pour qui l’occidentalisation est une condition nécessaire de la modernisation. Ils refusent de reconnaître que la logique de ces raisonnements les incline à soutenir l’expansion et la consolidation de la domination de l’Occident sur le monde et que si les autres sociétés étaient libres de façonner leur propre destin, elles revigoreraient leurs croyances, leurs habitudes et leurs pratiques, ce qui, selon les universalistes, est contraire au progrès » [p. 125-126]. Et pourtant, désormais, les Extrêmes-Orientaux attribuent leur réussite économique non aux emprunts à la culture occidentale mais à leur adhésion à leur propre culture. Ils réussissent, pensent-ils, parce qu’ils sont différents des Occidentaux. Cette résurgence des cultures non occidentales, Huntington la désigne au moyen du concept d’“indigénisation”. Cette indigénisation s’accompagne d’un renouveau religieux favorisé notamment par la chute du communisme. Les civilisations voient le communisme comme le dernier dieu laïc à avoir échoué. La religion prend la place de l’idéologie, et le nationalisme religieux remplace le nationalisme laïc. Nous sommes habitués dans nos pays d’Europe occidentale à associer la pratique religieuse à la vieille génération. Force est de constater que dans les pays musulmans ou encore en Inde, ce sont les jeunes de la classe moyenne qui sont à la tête de ce mouvement religieux qu’Huntington appelle aussi « la revanche de Dieu ». Face à cette déferlante jeune et dynamique, à forte conscience identitaire, Huntington n’a-t-il pas raison de lancer un cri d’alarme, n’en déplaise à ses détracteurs ?
◊ Chapitre V : Économie et démographie dans les civilisations montantes
Ce chapitre n’est pas essentiel. Il ne fait qu’appuyer, colonnes de chiffres à l’appui que l’économie et la démographie occidentale régressent alors que plusieurs autres civilisations émergent dans les deux domaines. Huntington écrit un peu avant la crise financière asiatique et n’en parle donc pas.
◊ Chapitre VI : La recomposition culturelle de la politique globale
Une autre conséquence de la fin de la guerre froide est la suivante. Alors qu’avant il était loisible à un peuple de se définir comme non aligné, c’est-à-dire comme n’appartenant ni à l’une ni à l’autre idéologie, il devient de plus en plus difficile à l’heure actuelle d’échapper à cette question : “Qui êtes-vous ?”. Selon Huntington, tous les États doivent pouvoir répondre à cette question au risque de ne pas trouver leur place dans le concert des nations. Ce problème d’identité est évidemment d’autant plus intense dans les pays où vivent d’importants groupes de population appartenant à différentes civilisations. C’est un élément crucial en effet. Lorsque l’Inde entre en conflit avec son voisin pakistanais, les combats n’embrasent pas seulement les frontières mais également les centres urbains où cohabitent hindous et musulmans. Huntington a très bien compris le danger que pouvaient représenter la cohabitation au sein d’une même entité politique de plusieurs communautés d’origine différentes. La moindre étincelle est susceptible de mettre le feu aux poudres. Nous croyons d’ailleurs que les dirigeants européens commencent tout doucement à comprendre le phénomène : leur refus de prendre part à la dernière guerre du Golfe n’était sans doute pas seulement motivé par le respect des institutions internationales.
Si le livre d’Huntington a suscité tant de cris de chattes effarouchées de la part de nos intellectuels européens “immigrophiles”, c’est sans doute parce qu’il est bâti sur un principe très simple, tellement simple mais aussi tellement dérangeant que la propagande émolliente caractérisant nos médias tente chaque jour de nous le faire oublier : les affinités culturelles facilitent la coopération et la cohésion, tandis que les différences culturelles attisent les clivages et les conflits. C’est pourquoi, pour répondre à ses détracteurs, Huntington dresse dans son chapitre six, un argumentaire en six points appuyant ce principe :
La structure des civilisations
Parmi les concepts opératifs majeurs présents dans son ouvrage, les plus importants à notre sens sont relatifs à la structure des civilisations. Huntington propose de classer les pays selon différentes catégories :
◊ Chapitre VII : États phares, cercles concentriques et ordre des civilisations
Les rôles assumés par l’État phare d’une civilisation sont multiples. Il est à la fois un leader, un protecteur, un gendarme, un modèle et un centre autour duquel gravitent les autres États. La création d’un bloc civilisationnel uni politiquement autour de son État phare n’est pas si saugrenue que certains voudraient le penser. Elle génère en effet dynamisme et ordre au sein d’un vaste espace géographique et évite souvent nombre de guerres intestines au sein d’une même civilisation. Dans la même logique, l’absence d’État phare à l’intérieur d’une civilisation condamne celle-ci à la stagnation et à la faiblesse face aux autres réellement cohérentes.
Un cas particulier, le monde arabe
À la lumière de cette règle on comprend mieux le manque d’unité du monde arabe. En effet, en Occident, le parangon de la loyauté est depuis le XVIIe siècle l’État-nation. Les groupes qui transcendent les États-nations - communautés religieuses, linguistiques ou civilisations - requièrent une loyauté et un engagement moins intense. Dans le monde islamique, au contraire, les deux structures fondamentales, originales et durables sont d’une part la famille, le clan, la tribu et d’autre part la Religion et l’Empire à plus grande échelle. Les tribus ont été centrales dans la vie politique des États arabes, tandis que les gens se sentaient unis par de-là les différences tribales dans une même communauté de langue, de culture, de style de vie et surtout de religion, la communauté des croyants, la Oumma, transcendant les particularismes.
Cependant, l’Islam est divisé en plusieurs centres de pouvoirs concurrents, chacun tentant de capitaliser à son profit l’identification des musulmans avec la Oumma afin de réaliser la cohésion islamique sous son égide. Le concept de Oumma présuppose que l’État-nation n’est pas légitime, et pourtant la Oumma ne peut être unifiée que sous l’action d’au moins un État phare fort qui fait actuellement défaut. Pour que l’Islam comme communauté religieuse se matérialise, il faudrait que les suprématies religieuse et politique (califat et sultanat) soient combinées en une seule entité gouvernementale. Ce manque d’unité a été savamment entretenu tout au long de l’histoire coloniale, d’abord par les Britanniques puis après la Deuxième guerre mondiale par les États-Unis et leur allié israélien. On sait maintenant que, dans la guerre fratricide qui a opposé l’Iran et l’Irak durant de nombreuses années, la politique des États-Unis ne consistait pas à s’engager pour un camp ou pour l’autre mais à en entretenir le conflit afin d’éviter l’émergence de tout État phare dans la région.
Il est devenu banal d’affirmer que les États-Unis sont partis en guerre contre l’Irak pour s’accaparer les ressources pétrolières du pays. Il l’est peut-être moins d’affirmer que les stratèges américains éliminaient de surcroît un pion gênant sur l’échiquier proche-oriental, cet Irak à l’idéologie ouvertement panarabe et où les discours présidentiels surfaient de plus en plus sur la vague du renouveau islamique. Lorsque les dirigeants européens accusaient l’Amérique de ne pas ramener la paix dans la région mais de semer un trouble encore plus grand, sans doute ne se doutaient-ils pas qu’ils étaient fort proches de la vérité. En prétendant devant les caméras du monde entier, vouloir ramener la paix et la sécurité au Proche-Orient, les États-Unis poursuivaient sur le terrain l’objectif inverse : diviser pour régner. Parmi les États susceptibles de jouer le rôle de centre au sein de la civilisation islamique, Huntington cite l’Indonésie, l’Égypte, l’Iran, le Pakistan, l’Arabie Saoudite et la Turquie. Il prend bien soin de ne pas mentionner l’Irak ! Notons que les groupes islamistes transnationaux tels les moudjahidin participant au djihad partout où leur foi leur dicte de combattre, ont bien compris la politique du “Grand Satan” et tentent aujourd’hui de fédérer la communauté des croyants par de-là les frontières.
◊ Chapitre VIII : L’Occident et le reste du monde : problèmes intercivilisationnels
Huntington précise sa théorie du choc des civilisations en hiérarchisant les relations entre les grands blocs civilisationnels. Les aspirations universelles de la civilisation occidentale, la puissance relative déclinante de l’Occident et l’affirmation culturelle de plus en plus forte des autres civilisations suscitent des relations généralement difficiles entre l’Occident et le reste du monde. Cependant leur nature et leur degré d’antagonisme varient considérablement et se décomposent en trois catégories (cf. figure n°4 = figure 9.1 [p. 364]). Avec ses civilisations rivales, l’Islam et la Chine, l’Occident risque d’entretenir des rapports très tendus et même souvent très conflictuels. Ses relations avec l’Amérique latine et l’Afrique, civilisations plus faibles et dans une certaine mesure dépendantes vis-à-vis de lui, impliqueront des conflits moins forts, en particulier avec l’Amérique latine. Les relations de la Russie, du Japon et de l’Inde avec l’Occident risquent, quant à elles, de se situer entre ces deux autres groupes. Ce sont des civilisations qui hésitent entre l’Occident, d’un côté, et les civilisations islamique et chinoise, de l’autre [2].
Huntington dénoue en les explicitant plusieurs nœuds de problèmes attisant les conflits entre l’Occident et le reste du monde.
La prolifération des armements
Vu l’avance technologique acquise par les États-Unis dans le domaine de l’armement, il existe peu de moyens d’empêcher sa domination. Un bon raccourci pour les États consiste à acquérir des armes de destruction massive (bombe nucléaire) avec les moyens de les utiliser (vecteurs tels les missiles). Celles-ci leur permettent tout d’abord d’établir leur domination sur les autres États de leur civilisation et de leur région, et, ensuite, elles leur donnent les moyens d’empêcher une invasion de leur civilisation ou de leur région par les États-Unis ou d’autres puissances extérieures. Huntington avoue que si l’Irak avait attendu deux ou trois ans pour envahir le Koweït, le temps de posséder des armes nucléaires, il en aurait très probablement pris possession et se serait peut-être même emparé des champs de pétrole saoudiens. Ainsi, le résultat de la Guerre du Golfe n’est pas la réduction de la prolifération des armements mais l’inverse puisque les États non occidentaux ont tiré les leçons du conflit. Désormais, des pays comme la Corée du Nord ou l’Inde savent qu’il ne faut pas se battre avec les États-Unis à moins d’avoir des armes nucléaires. « Cette leçon, déclare Huntington, a été apprise par cœur par les dirigeants politiques et les généraux dans tout le monde non occidental, avec son corollaire : « Si vous avez des armes nucléaires, alors les États-Unis ne se battront pas avec vous » [p. 271]. Nous le rappelons, ce livre a été écrit en 1996. Peu de temps après se déroulaient effectivement les premiers essais nucléaires indiens. Et dernièrement, la Corée du Nord a relancé son programme nucléaire ! Autre conséquence évidente de ce principe. Alors que son armée est en pleine déliquescence, la Russie compte toujours parmi les grandes puissances parce qu’elle a réussi à maintenir un arsenal nucléaire suffisant en état de marche. Paradoxalement, la possession de quelques armes nucléaires devient l’arme des faibles. Le terrorisme constitue également une arme privilégiée des faibles ; la plupart des États étant démunis quant à la réponse à apporter à ce type d’agression. L’État ne peut réagir en attaquant un autre État comme dans une guerre classique : le conflit possède désormais un caractère asymétrique !
Ce type de conflit est d’ailleurs tellement embarrassant pour les États modernes qu’il est souvent dénoncé comme “injuste”. Les Américains parlent souvent, à propos de l’usage des armes de destruction massive ou d’attentats terroristes, d’attaques “non conventionnelles”, “lâches”, “contraires aux lois de la guerre” parce qu’elles s’en prennent à des civils. Cette technique de propagande n’est pas neuve et il ne faut pas se laisser prendre à ce genre de jeu sémantique sur le caractère “juste” ou “injuste” des armes employées. Peut-être faudrait-il d’ailleurs rappeler aux États-Unis que ces attaques “non conventionnelles” étaient considérées il n’y a pas si longtemps par leur État-major comme tout à fait conventionnelles, notamment dans le cadre de leur opération “Little Boy” à Nagasaki et Hiroshima. Ces attaques “non conventionnelles” sont en réalité la conséquence logique de l’hyper puissance américaine puisqu’elles sont à ce jour les seuls moyens de résistance réellement efficaces des peuples qui ont choisi de résister au diktat US. Toutefois, Huntington met en garde l’Occident : « Isolément, le terrorisme et les armements nucléaires sont l’arme des faibles hors d’Occident. S’ils les combinent, les faibles non occidentaux deviendront forts » [p. 272-273] [3].
Les États-Unis ont toujours soutenu, depuis qu’ils maîtrisent l’atome, une politique de non-prolifération des armes nucléaires tant à l’extérieur de l’Alliance Atlantique qu’en son sein. Seuls les Britanniques ont pu bénéficier de cette technologie qu’ils ont toutefois dû développer en partenariat avec leurs cousins d’outre-Atlantique. La fronde française, face à cet état de fait, a permis à un autre pays membre de l’OTAN de développer son propre arsenal. Selon Huntington, à cette politique de non-prolifération doit logiquement succéder une politique de « prolifération négociée ». C’est ce qu’il appelle « la diffusion lente et inéluctable de la puissance dans un monde multicivilisationnel » [p. 280]. De plus, le politologue américain souligne que les États-Unis pourraient profiter de ce changement en stimulant la prolifération dans l’intérêt des États-Unis et de l’Occident. En d’autres mots, certains États alliés recevraient l’autorisation de développer un arsenal nucléaire. Huntington pense notamment au Japon qui pourrait ainsi contrecarrer la puissance nucléaire chinoise, permettant ainsi de sanctuariser leur propre pays et de placer en première ligne leurs alliés dans le cadre d’une guerre nucléaire. Un exemple contemporain de l’efficacité de la prolifération négociée est l’arsenal nucléaire israélien permettant de contrebalancer toute volonté de puissance arabe au Proche-Orient.
Les droits de l’homme et la démocratie
L’auteur reconnaît honnêtement que les droits de l’homme et la démocratie ne sont pas des valeurs partagées par l’ensemble des peuples de la planète et qu’il devient illusoire, voire même dangereux, vu la puissance déclinante de l’Occident, de vouloir absolument imposer ces valeurs. Non seulement cette influence diminue, mais le paradoxe de la démocratie atténue aussi la volonté occidentale de défendre la démocratie dans le monde d’après la guerre froide. « Le présupposé occidental selon lequel des gouvernements élus démocratiquement seront coopératifs et pro-occidentaux pourrait bien se révéler faux dans les sociétés non occidentales où la compétition électorale peut porter au pouvoir des nationalistes et des fondamentalistes anti-occidentaux ». C’est sans doute la raison pour laquelle les États-Unis ne mettent pas trop d’ardeur à l’heure actuelle pour transmettre le pouvoir à un gouvernement de transition élu démocratiquement par l’ensemble du peuple irakien. S’ils sont allés au feu, ils entendent bien préserver quelques avantages sur le terrain ! [4]
L’immigration
Lorsqu’il lit le chapitre d’Huntington consacré à l’immigration, le lecteur se rend vite compte qu’il n’a pas affaire à un auteur de gauche. Un auteur belge ou français s’autorisant de telles assertions aurait tôt fait d’être taxé de raciste et de fasciste, voire d’être traduit devant un tribunal pour incitation à la xénophobie. Huntington ne fait pourtant que constater des évidences.
Les citations ci-après prouvent également que Huntington est particulièrement bien renseigné sur la situation européenne :
◊ Chapitre IX : La politique globale des civilisations
États phares et conflits frontaliers
Dans un monde reposant sur l’ordre des civilisations, les relations entre entités appartenant à différentes civilisations seront souvent conflictuelles, prophétise Huntington. La paix froide, la guerre froide, la guerre commerciale, la quasi-guerre, la drôle de paix, les relations agitées, la rivalité intense, la coexistence dans la concurrence, la course aux armements seront autant d’expression caractérisant les relations intercivilisationnelles. La confiance et l’amitié seront rares. Huntington prévoit deux grands types de conflit :
L’Islam et l’Occident
Huntington développe à propos de l’Islam, et de sa relation avec l’Occident, toute une série d’idées assez sulfureuses. Le fait que le politologue attribue à cette relation un caractère problématique est une des raisons majeures expliquant l’ire que son ouvrage a suscitée dans les milieux bien pensant européens. Toutefois, vous allez pouvoir constater que ces idées ne sont pas totalement dénuées de sens. « Certains Occidentaux, déclare-t-il, comme le président Bill Clinton, soutiennent que l’Occident n’a pas de problèmes avec l’Islam, mais seulement avec les extrémistes violents. Quatorze cents ans d’histoire démontrent le contraire. Les relations entre l’Islam et le Christianisme, orthodoxe comme occidental, ont toujours été agitées. Chacun a été l’autre de l’autre. (…) C’est la seule civilisation qui a mis en danger l’existence même de l’Occident, et ce à deux reprises [7] » [p.306-307].
Les causes de cet affrontement pluriséculaire et irréductible ne sont pas contingentes mais résident dans la nature même des deux religions, déclare Huntington : « Tous deux sont universalistes et prétendent incarner la vraie foi, à laquelle tous les humains doivent adhérer. Tous deux sont des religions missionnaires dont les membres ont l’obligation de convertir les non-croyants. Depuis ses origines, l’Islam s’est étendu par la conquête et, le cas échéant, le Christianisme aussi. Les concepts parallèles de “Jihad” et de “Croisade” se ressemblent beaucoup et distinguent ces deux fois des autres grandes religions du monde » [p. 309].
À l’heure actuelle, le conflit a toutefois changé de visage. En effet, c’est moins contre l’Occident chrétien que les musulmans se battent aujourd’hui que contre l’Occident athée, ayant élevé le matérialisme au rang de religion universelle. Auparavant, l’ennemi des musulmans était le matérialisme dialectique en provenance des pays communistes. Désormais, l’ennemi principal des musulmans est le matérialisme marchand.
Dernier élément sur lequel Huntington insiste dans la relation Islam/Occident : à mesure que l’influence de l’Occident s’efface des anciennes colonies du Proche-Orient, l’émergence d’États phares capables d’unir le monde arabe se fait plus pressante, elle est aussi plus probable. On considère trop souvent que les musulmans engagés dans la guerre contre l’Occident ne représentent que la minorité. Les scènes de liesse dans les rues de nombreux pays à majorité musulmane où dans certains faubourgs musulmans de nos villes européennes le 11 septembre 2001 laissent présumer le contraire ! Soutenir et applaudir, fussent-ils des actes passifs, constituent les premières étapes de la résistance… et de la résistance à la lutte, le pas est vite franchi.
L’Asie, la Chine et l’Amérique
Pour Huntington, l’Asie, particulièrement l’Extrême-Orient, constitue le théâtre le plus probable des conflits entre civilisations. Il donne d’ailleurs à cette région le nom de « chaudron des civilisations ». En effet, « rien qu’en Extrême-Orient, on trouve des sociétés qui appartiennent à six civilisations – japonaise, chinoise, orthodoxe, bouddhiste, musulmane et occidentale -, plus l’Hindouisme en Asie du Sud. Les États phares de quatre civilisations, le Japon, la Chine, la Russie et les États-Unis, sont des acteurs de poids en Extrême-Orient ; l’Inde joue également un rôle majeur en Asie du Sud, tandis que l’Indonésie, pays musulman, monte de plus en plus en puissance » [p. 322].
Le risque de conflit généralisé dans la région est encore aggravé par les interactions de plus en plus nombreuses entres les sociétés asiatiques et les États-Unis. Or, constate Huntington, il existe des différences fondamentales de valeur entre les civilisations asiatiques et la civilisation américaine : « L’ethos confucéen dominant dans de nombreuses sociétés asiatiques valorise l’autorité, la hiérarchie, la subordination des droits et des intérêts individuels, l’importance du consensus, le refus du conflit, la crainte de “perdre la face” et, de façon générale, la suprématie de l’État sur la société et de la société sur l’individu. En outre, les Asiatiques ont tendance à penser l’évolution de leur société en siècles et en millénaires, et à donner la priorité aux gains à long terme. Ces attitudes contrastent avec la primauté, dans les convictions américaines, accordée à la liberté, à l’égalité, à la démocratie et à l’individualisme, ainsi qu’avec la propension américaine à se méfier du gouvernement, à s’opposer à l’autorité, à favoriser les contrôles et les équilibres, à encourager la compétition, à sanctifier les droits de l’homme, à oublier le passé, à ignorer l’avenir et à se concentrer sur les gains immédiats » [p. 331-332].
Enfin, comme nous l’avons théorisé ici plus haut, les États-Unis ne peuvent supporter l’émergence de la Chine comme puissance régionale en Extrême-Orient car elle est contraire selon Huntington, aux intérêts vitaux américains. Notons au passage que le gros problème de la politique américaine est le suivant : ils adoptent la doctrine Monroe à l’échelle de leur continent mais ils ne supportent pas que les États phares des autres civilisations fassent de même avec leur propre sphère de rayonnement ! Précisons toutefois qu’une Chine trop dynamique au point de vue démographique, serait contraire également à nos propres intérêts. En effet, la Chine risque à terme de déverser son trop plein de population en Europe ou dans les vastes espaces de la Sibérie, riches en matière première. À l’inverse des États-Unis, nous ne sommes pas opposés au rayonnement de la Chine en Extrême-Orient, du moment que cette expansion ne déborde pas sur notre propre sphère civilisationnelle qui comprendra nécessairement la Sibérie.
Face à cette montée en puissance de la Chine, les Américains espèrent jouer la carte du Japon, État traditionnellement “suiviste” de la puissance US depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Le “suivisme” est un des autres concepts développés par Huntington. Selon lui, les États peuvent réagir de deux manières à la montée d’une puissance nouvelle. « Seuls ou alliés à d’autres, ils peuvent s’efforcer d’assurer leur sécurité en recherchant l’équilibre avec la puissance émergente, la refouler ou, si nécessaire, entrer en guerre avec elle pour la vaincre. Au contraire, ils peuvent se rallier à elle, se mettre d’accord avec elle et adopter une position secondaire ou subordonnée vis-à-vis d’elle dans l’espoir de voir leurs intérêts clés protégés » [p. 342]. Une solution médiane constituerait à alterner recherche de l’équilibre et “suivisme” mais elle risquerait à terme de vexer à la fois la puissance émergente et les alliés alternatifs. On comprendra aisément, suite à cette définition du “suivisme”, que la solution japonaise n’est pas idéale pour les États-Unis puisque la particularité d’un État “suiviste” est d’abandonner la puissance dominante, une fois qu’une autre puissance émerge. Effectivement, suite au déclin de l’Occident, le Japon restera-t-il fidèle à son allié américain ? Choisira-t-il l’orbite chinoise ? Nous ne pouvons qu’espérer l’émergence d’une nouvelle puissance dans la région : l’Empire eurosibérien qui saura séduire et rallier la civilisation japonaise et son porte-avions insubmersible.
◊ Chapitre X : Des guerres de transition aux guerres civilisationnelles
Caractéristiques des guerres civilisationnelles
Elles ont tendance à être très violentes et sanglantes parce qu’elles mettent en jeu des questions fondamentales d’identité. En outre, elles traînent souvent en longueur ; il arrive qu’elles soient entrecoupées de trêves ou d’ententes, mais en général ces dernières ne durent pas, et les combats reprennent. « D’autre part, en cas de victoire militaire décisive de l’un des deux camps, les risques de génocide sont plus élevés lorsqu’il s’agit d’une guerre civile identitaire. (…) Les conflits civilisationnels sont parfois des luttes pour le contrôle des populations. Mais, le plus souvent, c’est le contrôle du sol qui est en jeu. Le but de l’un des participants au moins est de conquérir un territoire et d’en éliminer les autres peuples par l’expulsion, l’assassinat ou les deux à la fois, c’est-à-dire par la purification ethnique » [p. 376-377]. Les exemples du Ruanda ou encore du Kosovo sont éloquents à cet égard ! Retenons en tout cas ces deux caractéristiques fondamentales :
◊ Chapitre XI : La dynamique des guerres civilisationnelles
Les guerres civilisationnelles sont particulièrement intenses, non seulement sur le terrain mais également psychologiquement, puisqu’elles mobilisent tout autant l’énergie des combattants que leur conscience identitaire. De par ce caractère identitaire, elles ont des retombées néfastes sur l’ensemble des habitants des civilisations concernées. Une menace localisée est naturellement magnifiée et généralisée à l’échelle de la civilisation. Au début des années 90, les Russes ont ainsi défini les guerres entre clans et régions du Tadjikistan, ou la guerre en Tchétchénie, comme des épisodes d’un affrontement plus large, pluriséculaire, entre l’Orthodoxie et l’Islam, tandis que les opposants musulmans étaient engagés dans un djihad, soutenus par des groupes islamistes radicaux exploitant la conscience identitaire des révoltés. De même une défaite locale d’un pays face à un pays appartenant à une autre civilisation, peut résonner comme un échec cuisant à l’échelle civilisationnelle. On comprend dès lors l’acharnement que certains États phares mettent pour soutenir des États secondaires dans des conflits locaux. La « théorie des dominos » en vogue durant la guerre froide est remise à l’honneur : une défaite dans un conflit local peut provoquer des pertes de plus en plus lourdes et conduire ainsi au désastre à l’échelle de la civilisation [p. 406-407]. Huntington note également que les processus de “diabolisation” sont particulièrement intenses dans les affrontements de civilisations : les opposants sont souvent dépeints comme des sous-hommes, ce qui donne le droit de les tuer. De même, leur culture est vouée aux gémonies : tous les symboles, tous les objets culturels de l’adversaire deviennent des cibles. On se rappellera au Kosovo des mosquées détruites par les forces serbes mais aussi des monastères orthodoxes saccagés par les Albanais. « Dans les guerres entre culture, la culture est toujours perdante » [p. 408].
Les ralliements de civilisation : pays apparentés et diasporas.
À la différence de la guerre froide, les conflits de civilisation ne s’écoulent pas du haut vers le bas. Ils bouillonnent à partir du bas. Les États et les groupes ont différents niveaux d’engagement dans une guerre de ce genre (cf. fig. n°5 = fig. 11.1 [p. 411]) :
Dans le cadre d’un conflit régional entre des factions appartenant à deux civilisations différentes, les intérêts des gouvernements de deuxième et troisième échelon sont plus compliqués que ceux des belligérants de base. Ils apportent généralement leur soutien aux combattants élémentaires et même s’ils ne le font pas, dit Huntington, ils sont soupçonnés de le faire par les pays ennemis. Toutefois, ces gouvernements ont souvent intérêt à contenir les tensions de la base, afin de ne pas être entraînés dans un conflit civilisationnel plus large et plus destructeur. De ce constat très ingénieux, Huntington élabore une méthodologie de résolution des conflits.
Arrêter les guerres civilisationnelles
Les parties de la base ont souvent beaucoup de mal à s’asseoir à la même table des négociations. Les enjeux et les haines sont trop aiguës pour espérer par ce biais une résolution pacifique du conflit. Les guerres entre pays d’une même civilisation ont l’avantage de pouvoir parfois être résolues par la médiation d’une tierce partie désintéressée, ayant une légitimité auprès des pays belligérants. Souvent l’État phare joue un rôle d’arbitre au sein de la civilisation et limite les tensions entre les communautés. Par contre, il est difficile dans un conflit civilisationnel de trouver une tierce partie qui ait la confiance des deux protagonistes. C’est pourquoi « les guerres civilisationnelles ne sont pas interrompues par des individus, groupes ou organisations désintéressés, mais par des parties intéressées de deuxième et troisième échelon, parties qui se sont attiré le soutien de leur parentèle et qui ont la capacité de négocier des accords avec leurs homologues, d’une part, et de convaincre leur parenté d’accepter ces accords, d’autre part » [p. 442]. C’est également la raison pour laquelle, « les guerres sans parties de deuxième et de troisième échelon ont moins tendance à s’étendre que les autres guerres, mais elles sont aussi plus difficiles à arrêter, tout comme les guerres entre groupes appartenant à des civilisations sans État central » [p. 442].
Huntigton, grâce aux outils de pensée qu’il a façonnés, modélise ainsi l’arrêt des combats complet dans un conflit civilisationnel. Cet arrêt suppose :
◊ Chapitre XII : L’Occident, les civilisations et la civilisation
Dans son dernier chapitre, Huntington développe sa réflexion sur le déclin de l’Occident. Autant dire qu’il n’y va pas avec le dos de la cuillère. Nous avons déjà évoqué plus haut les caractéristiques du déclin de l’Occident et de l’Europe. Celui-ci touche les domaines moraux, démographiques, culturels et partiellement militaires. Nous n’y reviendrons pas davantage. Huntington insiste cependant sur le fait que « du déclin naît le risque d’invasion “quand la civilisation n’est plus capable de se défendre elle-même parce qu’elle n’a plus la volonté de le faire, elle s’ouvre aux envahisseurs barbares” qui viennent souvent “d’une autre civilisation plus jeune et plus puissante” [8] » [p. 456]. Néanmoins « tout est possible, mais rien n’est inévitable : tel est l’enseignement primordial qui ressort de l’histoire des civilisations. Les civilisations peuvent, et ont pu, se réformer, se renouveler. Le problème majeur pour l’Occident est le suivant : indépendamment de tout défi extérieur, est-il capable d’arrêter le processus de déclin interne et d’inverser la tendance » [p. 456].
L’un des grands périls qui guette notre civilisation d’après le politologue américain, c’est la modification du substrat ethnique européen avec comme conséquence l’émergence d’une société prétendument multiculturelle. Dans le cas de l’Europe, la forte minorité arabo-islamique en pleine progression, ne manifestant désormais plus aucun désir de s’intégrer culturellement, devient un foyer de contestation et même de rejet des valeurs européennes en terre européenne ! Aux États-Unis comme en Europe, une coalition de politiciens irénistes et de gauchistes utopistes prétendent y voir un enrichissement et les prémisses d’une société multiethnique et multiculturelle harmonieuse. Face à ces délires, le jugement d’Huntington est sans appel : « L’histoire nous apprend qu’aucun État ainsi constitué n’a jamais perduré en tant que société cohérente. (…) L’avenir des États-Unis et celui de l’Occident dépend de la foi renouvelée des Américains en faveur de la civilisation occidentale. Cela nécessite de faire taire les appels au multiculturalisme, à l’intérieur de leurs frontières. (…) Les Américains font partie de la famille culturelle occidentale ; les partisans du multiculturalisme peuvent entamer, voire détruire cette relation, ils ne peuvent lui en substituer une autre. Quand les Américains cherchent leurs racines culturelles, ils les trouvent en Europe » [p. 461-462].
Huntington préconise aussi une nouvelle construction géopolitique autour d’une zone de libre-échange transatlantique, suivie d’une véritable intégration politique, capable de donner les moyens d’un redressement civilisationnel et de redonner à l’Occident son statut de puissance hégémonique. C’est ici que l’on voit tout l’intérêt que les Américains ont d’empêcher la création d’un bloc impérial eurosibérien car selon lui : « le rejet des principes fondamentaux et de la civilisation occidentale signifie la fin des États-Unis d’Amérique tels que nous les avons connus. Cela signifie également la fin de la civilisation occidentale. Si les États-Unis se désoccidentalisent, l’Ouest se réduira à l’Europe et à quelques zones d’implantation européenne, faiblement peuplées. Sans les États-Unis, l’Occident ne représente plus qu’une fraction minuscule et déclinante de la population mondiale, abandonnée sur une petite péninsule à l’extrémité de la masse eurasienne » [p. 461-462].
◊ Clefs pour l’avenir
L’auteur, après avoir dressé un tableau de l’état déplorable de la civilisation occidentale, préconise toute une série de solutions mais il insiste surtout sur le fait que l’Occident doit renoncer à « sa prétention à l’universalité, [qui] tient pour évident que les peuples du monde entier devraient adhérer aux valeurs, aux institutions et à la culture occidentale parce qu’elles constituent le mode de pensée le plus élaboré, le plus lumineux, le plus libéral, le plus rationnel, le plus moderne. Dans un monde traversé par les conflits ethniques et les chocs entre civilisations, la croyance occidentale dans la vocation universelle de sa culture a trois défauts majeurs : elle est fausse, elle est immorale et elle est dangereuse. (…) L’impérialisme est la conséquence logique de la prétention à l’universalité » [p. 467-468]. Il constate que les prétentions dans ce domaine pourraient mener à des conflits graves avec les autres civilisations et conduire éventuellement à la défaite de l’Occident. « En résumé, pour éviter une guerre majeure entre civilisations, il est nécessaire que les États phares s’abstiennent d’intervenir dans les conflits survenant dans des civilisations autres que la leur. C’est une évidence que certains États, particulièrement les États-Unis, vont avoir, sans aucun doute, du mal à admettre » [9] [p.478]. C’est la règle de l’abstention. Cette règle préconise aussi que les États phares s’entendent pour contrôler et réduire les conflits frontaliers entre leur civilisation respective.
Huntington propose aussi que les institutions internationales soient profondément remaniées afin que le Conseil de Sécurité de l’ONU cesse d’être le club des vainqueurs de la Seconde guerre mondiale et qu’il accueille la nation phare de chaque grande civilisation, créant ainsi un forum permanent de dialogue intercivilisationnel.
Analyse : Ce que nous retenons, ce que nous critiquons
• Ce que nous retenons
Nous considérons cet ouvrage comme fondamental et très stimulant pour une pensée prospective dans les relations internationales et civilisationnelles. Les nombreux concepts opératifs contenus dans son livre se révèlent précieux et peuvent être repris dans nos propres analyses et nos propres théories. Le caractère essentiel du livre n’a pas échappé à la critique universitaire et médiatique qui comme à son habitude, incapable qu’elle est de répondre à une pensée bien construite, s’est contentée de falsifier et de diffamer l’auteur et sa thèse afin de le discréditer.
Si Huntington ne cite pas des géopoliticiens comme Carl Schmitt ou Karl Haushofer, il nous a semblé que le concept de « civilisation » qu’il développe n’est pas sans lien avec celui de Großräume (Grand Espace) présent dans l’œuvre des deux théoriciens allemands. « Il [Carl Schmitt] souhaite surtout que différents grands espaces se constituent entre lesquels un nouveau nomos [en grec : la Loi, le Principe ordonnateur] devrait voir le jour. (…) La rivalité de ces grands espaces au sein d’un droit international reconnu [10] assurerait la présence d’amis et d’ennemis et maintiendrait l’histoire en mouvement » [11]. Contre la vision économico-matérialiste des libéraux, Carl Schmitt rejoint le schéma huntingtonien d’une unité politique basée sur une culture civilisationnelle : « Mais si l’idée de Großräume, de “Grand Espace”, est née de la conviction que les États étaient devenus trop petits au regard du développement de la technique et de l’économie, les théoriciens de ce “Grand Espace” ont également dit que celui-ci ne pouvait être ni bâti ni organisé en priorité sur l’économie. La conservation de la multiplicité des cultures est désormais un acte politique » [12]. Cependant Carl Schmitt va plus loin que la conception immanente d’Huntington car il insuffle à sa théorie une dimension transcendantale : « L’État universel technicisé et normalisé lui semble l’œuvre de l’Antéchrist : contre cette possibilité, il entend mobiliser la puissance “catéchontique” d’un nouvel ordre juridique liant entre eux les grands espaces » [11]. De même il semble qu’on puisse rapprocher le concept huntingtonien d’“État phare” avec le concept schmittien d’“Hegemon” qui doivent tous deux être le moteur de la création d’un “Grand Espace” (ou État civilisationnel) : « (…) L’idée d’unir plusieurs États sans qu’il n’y ait de puissance hégémonique est une impossibilité sociologique. Aucune véritable fédération, au sens propre du terme, ne peut voir le jour sans hegemon » [12]. Toute cette analyse mériterait cependant une recherche plus approfondie, nous nous bornons ici à tracer des pistes.
Huntington fait une analyse très intéressante de la méthode par laquelle les élites islamiques ont entrepris la reconquête de leur sphère civilisationnelle. Alors que les milieux néo-droitistes nous ont gavé de théories sur la prise de contrôle du pouvoir culturel, sans grande réussite effective d’ailleurs, les Islamistes, eux, nous donnent l’exemple d’une réussite indéniable dans le domaine. Tout comme les Musulmans, nous devons faire de la métapolitique (gramscisme) efficace en investissant non seulement la sphère politique mais surtout la sphère sociale et culturelle. L’idéologie révolutionnaire ne doit pas seulement s’exprimer dans le domaine intellectuel para-universitaire mais doit répondre aussi aux questions et aux problèmes concrets des gens. Elle doit ensuite montrer sur le terrain que ses idées sont efficaces au contraire de celle du pouvoir, raison majeure pour laquelle la population doit la soutenir. Prendre le pouvoir, c’est s’imposer comme la seule alternative possible, y compris en cassant les autres mouvements contestataires. D’ailleurs, selon le mot d’ordre de Guy Debord dans ses Commentaires sur la société du spectacle : « Le premier mérite d’une théorie critique exacte est de faire instantanément paraître ridicule toutes les autres ». « Mais il faut aussi qu’elle soit une théorie parfaitement inadmissible [par le système et son discours]. Il faut qu’elle puisse déclarer mauvais, à la stupéfaction indignée de tous ceux qui le trouvent bon, le centre même du monde existant, en en ayant découvert la nature exacte. »
• Ce que nous critiquons
La question russe
Dans son livre, Huntington pose la question suivante : « La Russie doit-elle adopter les valeurs, les institutions et les pratiques occidentales, et tenter de s’intégrer à l’Occident ? Ou bien incarne-t-elle une civilisation orthodoxe et eurasiatique différente de l’Occident et dont le destin serait de relier l’Europe et l’Asie ? Les élites intellectuelles et politiques et l’opinion sont divisées sur ces questions. D’un côté, on trouve les partisans de l’occidentalisation, les “cosmopolites”, les “atlantistes”, et de l’autre, les successeurs des slavophiles, qualifiés diversement de “nationalistes”, d’“eurasianistes” ou de “derzhavniki” (Étatistes) » [p. 205]. Huntington répond clairement à cette question dans sa conclusion. Il faut selon lui intégrer à l’Union européenne et à l’OTAN les États occidentaux de l’Europe centrale, c’est-à-dire les États du sommet de Visegrad [Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie], les Républiques baltes, la Slovénie et la Croatie. Il faut considérer la Russie comme l’État phare du monde orthodoxe et comme une puissance régionale essentielle, ayant de légitimes intérêts dans la sécurité de ses frontières sud. Les intérêts des États-Unis seront mieux défendus s’ils évitent de prendre des positions extrêmes en cherchant par ex. à intervenir dans les affaires des autres civilisations et s’ils adoptent une politique atlantiste de coopération étroite avec leurs partenaires européens, afin de sauvegarder et d’affirmer les valeurs de leur civilisation commune [p. 470-471]. Nous ne sommes pas d’accord avec Huntington pour deux raisons :
Outre les propositions détachées par Marc Rousset, nous rajoutons : ÊTRE EUROPÉEN c’est :
Donc vous l’aurez compris, à l’inverse de Huntington, nous plaçons la séparation dans le monde blanc, non sur la frontière superficielle entre le monde orthodoxe et le monde catholique mais plutôt au niveau de l’Atlantique entre d’une part la “Vieille Europe” et d’autre part le “Nouveau Monde”. Les motivations réelles qui se cachent derrière cette séparation artificielle sont clairement exprimées par Huntington lui-même à deux endroits de son livre :
« Depuis plus de deux cent ans, les États-Unis s’efforcent d’empêcher qu’émerge une puissance dominante en Europe. Depuis presque cent ans, avec la politique de “la porte ouverte” vis-à-vis de la Chine, ils procèdent de même en Extrême-Orient. Pour ce faire, ils se sont battus dans deux guerres mondiales et dans une guerre froide avec l’Allemagne impériale, l’Allemagne nazie, le Japon impérial, l’Union soviétique et la Chine communiste » [p. 338].
« Cela serait conforme à la tradition, l’Amérique s’étant toujours souciée d’empêcher que l’Europe et l’Asie soient dominées par une seule puissance. Ce n’est plus d’actualité en Europe, mais en Asie, cet objectif reste valide. En Europe occidentale, une fédération relativement lâche [ndlr. dans les deux sens du terme], liée intimement aux États-Unis d’un point de vue culturel, politique et économique ne menacerait pas la sécurité américaine » [p. 344].
D’un point de vue européaniste, nous devons bien évidemment nous atteler à réaliser cet empire eurosibérien que les Américains redoutent tant. Mais dès lors, une question se pose :
Une entité politique voulant correspondre avec une réalité civilisationnelle peut-elle contenir des minorités n’appartenant pas à la civilisation dominante ? À notre sens, un empire eurosibérien majoritairement européen peut, dans un cadre institutionnel impérial, englober des territoires ne faisant pas partie de sa civilisation mais liés à lui historiquement et géopolitiquement, telles les républiques musulmanes d’Asie centrale. À l’inverse la présence massive d’une immigration bariolée dans nos ensembles urbains ne peut être intégrée à un système fédéral basé sur les peuples et les ethnies. Nous devons privilégier au sein de l’Empire européen l’ancrage des peuples sur leur terre d’origine. Le concept de civilisation n’est donc pas réducteur ! D’aucuns voudraient nous faire croire qu’il enferme la diversité des communautés sous un même vocable et finit par tuer cette diversité. Le fait qu’un Empire s’identifie à une civilisation (Chine, projet de Synergie Européenne) ne veut pas dire pour autant que les minorités y seront automatiquement brimées. C’est la politique adoptée par les dirigeants qui conditionne la bonne cohabitation des différentes communautés. La Chine est certes un mauvais exemple qu’on nous ressert d’ailleurs un peu trop souvent pour nous convaincre que toute volonté de politique civilisationnelle rime automatiquement avec impérialisme et disparition à long terme des minorités culturelles tel le peuple tibétain au sein de la sphère chinoise. Pourtant la Russie impériale (sauf durant la courte période de russification intensive pratiquée au XIXe siècle sous l’influence du nationalisme occidental) et surtout l’Empire austro-hongrois ne sont-ils pas des beaux exemples de cohabitation réussie de différentes communautés sous une seule et même autorité politique ? Et au contraire, ne sont-ce pas justement le métissage, le multiculturalisme, le “mélange” des civilisations bref la grande soupe des peuples que nos “élites” politiques, culturelles et médiatiques nous préparent en chantant un hymne à la tolérance, ne sont-ce pas tous ces termes prononcés sur un ton solennel pour leur donner le relief qu’ils ne possèdent pas, tous ces mots creux et vides de sens qui seront dans le futur les véritables fossoyeurs des cultures ?
Les mouvements entre civilisations sont comparables à la tectonique des plaques : Sur les pourtours des sphères civilisationnelles se développent des zones de trouble comparables aux failles volcaniques. Le fait de construire la civilisation européenne n’impliquera pourtant pas automatiquement l’absence de conflits également intracivilisationnels mais ces conflits ne seront pas insurmontables dans la mesure ou deux régions d’une même civilisation qui s’opposent doivent pouvoir s’entendre au nom d’intérêts civilisationnels communs. Sauf si une civilisation ennemie vient bien entendu exciter les antagonismes. Il faut faire la promotion d’une généralisation de la doctrine Monroe au niveau civilisationnel. L’Amérique aux Américains, l’Asie aux Asiatiques, la Oumma islamique aux Musulmans et bien entendu l’Europe aux Européens !
◊ Index des concepts clefs
► Luc Moulinat et Xavier Hottepont, École des cadres de Synergies européennes-Wallonie, conférence prononcée au Cercle Hermès de Metz le samedi 27 septembre 2003.
• Notes
Les craintes de Samuel Huntington
Il y a environ deux ans, dans le cadre de son émission “Répliques” diffusée chaque samedi matin sur France-Culture, Alain Finkielkraut affirma très justement que Samuel P. Huntington est un auteur dont tout le monde parle en France, mais que personne n'a vraiment lu. Il dénonçait ainsi une maladie endémique des milieux intellectuels français, leur incorrigible frivolité.
Bien que Huntington, aujourd'hui âgé de 78 ans, ancien conseiller de Jimmy Carter et depuis longtemps professeur émérite de relations internationales à Harvard, ait publié son premier livre à la fin des années 1950 (en 1970, il codirigera un ouvrage collectif sur les régimes à parti unique, The Authoritarian Politics in Modern Society. The Dynamics of Established One-Party System), ce n'est que 40 ans plus tard qu'il sortit des sphères universitaires pour accéder à la notoriété internationale, avec un gros ouvrage très vite traduit dans de nombreuses langues, Le Choc des civilisations (1).
Il n'est pas indifférent de rappeler que la première mouture de ce livre fut « un cycle de conférences qui [se tint] à l'American Enterprise Institute de Washington, en octobre 1992 » [p. 10-11], soit dans les locaux du plus important think tank (boîte à idées) néo-conservateur, « dont est issue une bonne partie de l'administration Bush » (2). En effet, après des débuts comme libéral et démocrate typique de la côte Est, Huntington s'est peu à peu “droitisé” pour finir, non par rejoindre en réalité les néoconservateurs, mais par se faire le défenseur d'un “néonationalisme” américain. En France, Le choc des civilisations eut droit à un succès d'estime, et il faut croire que ses ventes furent satisfaisantes puisqu'il fut bientôt réédité dans une collection de poche.
Pour autant, ce livre a-t-il été lu chez nous comme il le mérite, c'est-à-dire ligne à ligne et crayon en main (3) ? À considérer les jugements hâtifs dont il fit l'objet, et ce dans les milieux les plus opposés, il est permis d'en douter. Huntington, il est vrai, ne fait aucune concession à la facilité, entrecoupant volontiers ses analyses de graphiques, statistiques et pourcentages rébarbatifs. Son allure même est à contre-courant : le vieux professeur est un WASP (White Anglo-Saxon Protestant) plus vrai que nature, un Bostonien aux yeux bleus, vifs et pénétrants, dont la calvitie laisse encore voir des cheveux blonds et qui ne porte que des blazers et des cravates rayées d'un classicisme indémodable.
Puisqu'un second livre de Huntington, consacré à la crise de l'identité nationale américaine, est paru en traduction française il y a quelques mois, il semble utile de mettre en relief les raisons de lire ou de relire le politologue américain. On va voir qu'elles sont excellentes et concernent des enjeux essentiels. Il sera bon, pour commencer, de procéder par le rappel de quelques-uns des reproches faits à Huntington et de montrer, citations à l'appui, l'inanité de ces reproches.
Huntington a d'abord été accusé de laisser entendre avec présomption qu'il avait découvert, quelques années après la fin de l'empire soviétique et le dépérissement des idéologies, la clé du dynamisme historique, donc accusé de retomber, même à son corps défendant, dans une approche idéologique. En fait, s'il a bien énoncé sa thèse centrale comme une règle (« Dans le monde nouveau qui est désormais le nôtre, la politique locale est ethnique et la politique globale est civilisationnelle » [p. 21]), Huntington s'est bien gardé de conférer à cette règle une validité permanente. Son regard est toujours strictement politique et historique : « L'approche civilisationnelle, écrit-il, peut aider à comprendre la politique globale à la fin du XXe siècle et au début du XXIe. Pour autant, cela ne veut pas dire que cette grille de lecture est pertinente pour le milieu du XXe ni qu'elle le sera pou le milieu du XXIe » [p. 10]. Ce grand défenseur de la culture anglo-protestante s'est également vu reprocher de n'avoir pas encore vraiment compris que le temps de la domination blanche est définitivement révolu. Or, non seulement Huntigton refuse toute supériorité intrinsèque à l'Occident, mais il ne croit pas que le modèle occidental soit réellement universalisable : « L'Occident, affirme-t-il, a vaincu le monde non parce que ses idées, ses valeurs, sa religion étaient supérieures […], mais plutôt par sa supériorité à utiliser la violence organisée. Les Occidentaux l'oublient souvent, les non-Occidentaux jamais. […] Seule l'arrogance incite les Occidentaux à considérer que les non-Occidentaux “s'occidentaliseront” en consommant plus de produits occidentaux. Le fait que les Occidentaux identifient leur culture à des liquides vaisselle, des pantalons décolorés et des aliments trop riches, voilà qui est révélateur de ce qu'est l'Occident » [p. 61 et p. 72-73].
La seconde partie de la citation renvoie à ce que l'on peut considérer comme l'apport le plus novateur et le plus original du Choc des civilisations à savoir la distinction capitale entre modernisation et occidentalisation. Là encore, c'est l'immense mérite de Huntington que de ne pas confondre l'ethnologie ou l'anthropologie culturelle avec l'histoire. Jusqu'à la parution de son livre ou presque, modernisation et occidentalisation étaient entendues comme des quasi-synonymes : soit pour s'en féliciter, au nom de la démocratie et de l'idéologie des droits de l'homme, réputées universalisables ; soit pour condamner le phénomène, au nom du relativisme des valeurs et de la défense du droit à la différence.
Sous l'effet d'un paradoxe qui n'est qu'apparent, l'analyse bien plus fine de Huntington nous permet de saisir que, dans notre déploration sur la perte de substance des cultures “traditionnelles” et notre croyance à leur incapacité à résister au choc de l'influence occidentale, il entre précisément beaucoup de condescendance “occidentalo-centrée”. C'est un regard de touristes cultivés, penchés avec mauvaise conscience sur l'Autre, mais qui n'imaginent même pas que cet Autre puisse opérer un tri sélectif parmi tout ce qui vient de chez nous. Huntington, lui, restitue à ces processus leurs cassures, étapes et rythmes : « Lorsque la modernisation s'accroît, cependant, le taux d'occidentalisation décline et la culture indigène regagne en vigueur […] À l'échelon sociétal, la modernisation renforce le pouvoir économique, militaire et politique de la société dans son ensemble et encourage la population à avoir confiance dans sa culture et à s'affirmer dans son identité culturelle » [p. 98-99]. Pour Huntington, c'est plutôt à l'échelon individuel que la modernisation « engendre des sentiments d'aliénation et d'anomie […], des crises d'identité auxquelles la religion apporte une réponse » [p. 99].
L'exemple de l'Inde hindouiste, où le mouvement de renouveau national sous la conduite du BJP repose avant tout sur la classe moyenne supérieure — avec des hommes et des femmes maîtrisant parfaitement les technologies de pointe d'origine occidentale, mais faisant chaque matin leurs dévotions à Ganesha ou à Shiva — semble bien confirmer la pertinence de la conclusion de Huntington : « Fondamentalement, le monde est en train de devenir plus moderne et moins occidental » [p. 103].
Mais l'universitaire américain ne se contente pas de prendre le contre-pied de nombreuses idées reçues. Il lui arrive parfois d'être politiquement très incorrect. Dans Le choc des civilisations, renvoyant explicitement au Camp des saints de Jean Raspail, il écrit : « L'Afrique, quant à elle, non seulement n'a rien à offrir pour contribuer à la reconstruction de l'Europe, mais elle déverse des hordes d'immigrants résolus à se partager les restes » [p. 477]. Au sujet de l'islam, Huntington déchire les rideaux de fumée sémantiques et affirme nettement : « Le problème central pour l'Occident n'est pas le fondamentalisme islamique. C'est l'islam, civilisation différente dont les représentants sont convaincus de la supériorité de leur culture et obsédés par l'infériorité de leur puissance » [p. 320]. Sans doute le lecteur comprend-il mieux maintenant pourquoi Huntington, malgré une impeccable carte de visite universitaire, fait grincer des dents chez les bien-pensants et autres chantres progressistes de la douce tolérance musulmane.
Il semble que ce soit le lot de Huntington, auteur complexe et subtil, d'être de toute façon mal interprété. Quand sa pensée n'est pas présentée de manière déformée pour cause d'anti-américanisme rabique, elle est par trop simplifiée. C'est ainsi que son dernier livre, qui fait grand bruit outre-Atlantique, a pu être lu (…) comme celui d'un “suprémaciste blanc”. Pourtant, dès la préface, l'auteur précise que son ouvrage « vise à défendre l'importance de la culture anglo-protestante, et non celle des Anglo-Protestants » (4).
Il est clair pour Huntington que l'identité nationale américaine repose sur deux piliers, la culture et la religion, non sur la race. Toute singularité de cette identité lui paraît résider en ceci que la culture anglo-protestante a perduré pendant trois siècles, alors même que le nombre de descendants d'immigrants d'origine anglo-protestante diminuait par rapport à la population globale.
Ce qui s'est délité depuis 1965 avec l'apparition du mouvement dit de la “déconstruction” et la montée des identités communautaires infranationales, c'est le ciment qui tenait ensemble tant d'éléments disparates : le “credo américain”, qui signifie prédominance publique et rendue obligatoire de la langue anglaise, attachement aux principes de l'État de droit, responsabilité des dirigeants, défense farouche des droits individuels et, plus généralement, des valeurs issues du “protestantisme dissident”.
Alors que les États-Unis avaient absorbé sans difficultés majeures, entre 1820 et 1924, 34 millions d'immigrants européens, l'intégration étant chose faite à la troisième génération, ils sont aujourd'hui confrontés « à un afflux, contigu, dont la population équivaut à plus d'un tiers de celles des États-Unis et est séparée d'eux par une frontière de 3.500 kilomètres matérialisée par une simple ligne tracée sur le sol et un fleuve peu profond. Cette situation est unique pour les États-Unis et unique au monde » (5). À la différence des vagues migratoires antérieures, la vague mexicaine n'est pas dispersée sur le territoire mais regroupée dans les États du Sud-Ouest (certains auteurs parlent déjà de “Mexamérique” ou d’“Amexique”) et en Californie (rebaptisée “Mexifornie”), et ne veut absolument pas abandonner la pratique de l'espagnol mais imposer au contraire un bilinguisme officiel. Elle entend bien, enfin, dans le cadre d'une double allégeance, maintenir des liens permanents avec son pays d'origine. Là comme ailleurs, les binationaux veulent et ont, comme le dit dans détour Huntington, le beurre et l'argent du beurre.
Le cauchemar americano de Huntington serait que les États du Sud-Ouest subissent un sort analogue à la “cubanisation” de Miami, devenue la vraie “capitale de l'Amérique latine” ; Miami qui, entre 1983 et 1993, a été désertée par 140.000 de ses habitants d'origine anglo-saxonne. D'autres chiffres fournis par Huntington donnent véritablement le tournis (en 2000, Los Angeles comptait 46,50 % d'habitants d'origine hispanique contre 29,70 % de “Blancs”) et justifient la formule qu'il emploie : il s'agit d'une “reconquista démographique” de territoires enlevés par la force dans les années 1830 et 1840.
Huntington sait qu'à l'horizon 2040 les Blancs d'origine européenne pourraient n'être, aux États-Unis qu'une minorité parmi d'autres, réduite à s'organiser en lobby pour se faire entendre. Chez le vieux Bostonien lucide et courageux, on perçoit même souvent des accents spengleriens, comme s'il ne s'agissait désormais que de différer le moment de la disparition. Cependant, ce réaliste qui n'a pas seulement fréquenté les bibliothèques, mais aussi les sphères du pouvoir et de la décision, cet homme qui rejette tout irénisme et qui ne perd jamais de vue les rapports de force, refuse absolument de battre sa coulpe, de s'excuser d'être né WAPS et de vouloir le rester. Observateur désenchanté du phénomène de “dénationalisation des élites”, qu'il dénonce, ce produit type de l'élite à choisi franchement la cause du peuple et de la nation.
► Philippe Baillet, Nouvelle Revue d'Histoire n°17, 2005.
Notes :
1. Odile Jacob, 1997. Éd. de poche chez le même éditeur, 2000. Les citations sont tirées de cette dernière édition.
2. Pierre Hassner et Justin Vaïsse, Washington et le monde : Dilemmes d'une superpuissance, CERI/Autrement, 2003. p. 166.
3. Le choc des civilisations a fait l'objet de plusieurs réflexions dans La Nouvelle Revue d'Histoire, et not. dans notre n°7, p. 27 et dans notre n°13, p. 5.
4. S. P. Huntington, Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures, Odile Jacob, 2004, p. 11.
5. Ibid., p. 220.