Parler de l'impérialisme n'est pas une chose facile. Le sujet est très vaste. Le mot recouvre plusieurs acceptions, son utilisation sert souvent des objectifs très différents. De plus, il a été galvaudé, utilisé à trop mauvais escient par l'idéologie soixante-huitarde, aujourd'hui en totale déliquescence, considérée par ses sectataires d'hier comme une sympathique vieillerie.
Le Golfe : répétition d'un vieux scénario
Pourtant, les événements actuels, en l'occurrence l'affaire du Golfe Persique, le conflit irako-américain, remettent sur le tapis la question irrésolue et refoulée de l'impérialisme. Le procédé utilisé par Bush contre Saddam Hussein rappelle furieusement, à ceux qui savent s'en souvenir, la question d'Orient qui a préoccupé l'Europe à la veille de la Première Guerre mondiale. À cette époque, l'alliance entre l'Allemagne de Guillaume II et l'Empire ottoman fondait une continuité territoriale, géopolitique et géostratégique d'Héligoland en Mer du Nord à l'embouchure de l'Euphrate sur les rives du Golfe Persique. Cet état de choses était inacceptable pour les théoriciens de l'Empire britannique, car pas une puissance, à leurs yeux, ne pouvait occuper des points stratégiques importants dans l'Océan Indien. La présence germano-turque dans le Golfe constituait une menace pour les Indes, clef de voûte de l'Empire.
Après avoir dépecé l'Empire ottoman vaincu en même temps que l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie, les Britanniques, animés par la même logique, refusent l'unité arabe, pourtant promise à un Lawrence d'Arabie, favorisent l'implantation des premières colonies sionistes en Palestine et créent en 1922 le Koweït à l'embouchure de l'Euphrate, condamnant de la sorte le jeune État irakien à dépendre de Londres pour le commerce international. Dans l'optique britannique, aucun État ne pouvait prendre le relais de la Turquie ottomane au fond du Golfe, fût-il une toute petite puissance comme l'Irak.
Cette vieille stratégie qui consiste à empêcher un hinterland de bénéficier des facilités de ses propres côtes avait déjà été appliquée en Europe en 1648, lors des traités de Westphalie : quand la Hollande est détachée du Reich et contrôle les embouchures du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut, condamnant l'Allemagne à ne pas avoir de destin au-delà des mers. La Suède, elle, occupe les embouchures de la Weser et de l'Elbe, et jugule ainsi toute initiative qui prendrait le relais de la Hanse.
Aujourd'hui, c'est exactement, je le répète, la même logique qui est à l'œuvre : l'Irak, quasi autonome sur le plan alimentaire — ce qui est une grande victoire du régime baathiste — disposant de ressources importantes en matières premières, essentiellement du pétrole, était obligé de passer sous toutes les formes de fourches caudines que lui imposait le Koweït, cette création artificielle des bureaux londoniens. Les 17 millions d'Irakiens étaient obligé de payer un tribut constant aux 100.000 Koweïtiens, tous, en leur personne, relais des grands trusts britanniques exploitant le pétrole. Des relais qui, de surcroît, investissaient toutes leurs plus-values à Londres ou à New York, ôtant ainsi à leur propre peuple des capitaux qui auraient pu servir à des travaux d'irrigation à grande échelle, à la création d'universités et d'écoles techniques, à donner un travail valorisant au surplus démographique arabe, ce qui aurait permis d'ordonner et de normer les flux migratoires.
Cette logique complexe, à vitesses multiples, avec ses facettes géostratégique, financière, militaire, cette logique que l'on a nommé "impérialiste", est précisément cette logique qui favorise le parasitisme à grande échelle, le parasitisme des petits rentiers oisifs qui vivaient des dividendes de l'Empire hier, et qui vivent aujourd'hui des dividendes du Tiers-Monde ou des capitaux koweïtiens ou saoudiens, investis dans les banques occidentales.
Définir et dénoncer l'impérialisme
Car l'impérialisme n'est pas le colonialisme qui, étymologiquement, signifie défrichage de terres vierges ou rentabilisation de terres arides. Le colonialisme peut être intérieur, non agressif, comme pendant l'ère agronomique en France au XIXe siècle, dans les zones sablonneuses et les landes d'Allemagne du Nord, dans les polders hollandais gagnés sur la mer, etc.
Car l'impérialisme ne procède pas d'une conscience identitaire nationale ; ses manifestations se qualifient par un mot que l'on a oublié aujourd'hui mais que les polémistes du début de notre siècle n'hésitaient jamais à employer : le jingoïsme. Un mélange de clinquant, de tintamarre triomphaliste et de sadisme. C'est la clochette folklorique pour justifier le massacre d'indigènes récalcitrants dans des colonies lointaines, des indigènes qui par leur existence même pourraient faire diminuer les dividendes. Pensez : ils doivent se nourrir, les bougres… Ça coûte cher… Ça fait chuter les cours en bourse… Qu'on se rappelle les Cipayes ou les Mahdistes ou les Boers… Ou les Irakiens qui réclament une côte-part aux sheiks du Koweït pour avoir payé le lourd impôt du sang pendant la guerre qui les opposait à l'Iran.
Jingoïstes sont les déclamations ronflantes de la propagande américaine. Comme étaient jingoïstes les manchettes des feuilles londoniennes quand les soldats kakhis parquaient les femmes et les enfants boers dans des mouroirs sinistres entourés de barbelés qu'on n'appelait pas encore camps de concentration… L'objet de ce crime : les mines d'or du Transvaal ; l'objet du blocus du Golfe : le pétrole de Mossoul.
Le jingoïsme, ersatz impérialiste du réflexe identitaire
Le jingoïsme, écrivait un polémiste britannique du nom de Hobson en 1902, « c'est uniquement la convoitise non ennoblie par un effort, un risque ou un sacrifice personnel quelconque, du spectateur qui se délecte des dangers, des souffrances et de l'extermination de ses frères, qu'il ne connait pas, mais dont il souhaite ardemment l'anéantissement, dans un accès de haine et de vengeance aveugle et artificiellement provoqué. Le jingoïste est entièrement absorbé par le risque et la colère aveugle de la lutte. La difficulté et la monotonie pesante d'une marche, les longues périodes d'attente, les dures privations, l'accablement d'une longue campagne, ne jouent aucun rôle dans son imagination. Les moments qui ennoblissent la guerre, le beau sentiment de la camaraderie que développe le danger commun, les fruits de la discipline et de l'abnégation, le respect de la personne de l'ennemi dont on doit reconnaître le courage, et dans lequel on reconnaît peu à peu un homme, son semblable, tous ces moments qui atténuent la réalité de la guerre, sont des sentiments absolument inaccessibles au jingoïste…
Il est tout à fait évident que la volonté du jingoïste spectateur est un facteur très sérieux de l'impérialisme. La fausse dramatisation tant de la guerre que de toute la politique d'expansion impérialiste en vue de développer cette passion dans les larges masses occupe une place importante dans l'art des véritables organisateurs des exploits impérialistes : les petits groupes d'hommes d'affaire et d'hommes politiques qui savent ce qu'ils veulent et comment l'obtenir. Aveuglé par l'auréole vraie ou fausse de l'héroïsme militaire et les brillantes prétentions à l'édification d'empires, le jingoïsme devient l'âme d'un patriotisme particulier que l'on peut pousser à n'importe quelle folie ou à n'importe quel crime ». Voilà ce que nous disait Hobson en 1902 et que Lénine a consigné soigneusement dans ses cahiers sur l'impérialisme (Cahier "kappa").
La conjonction de la pratique impérialiste et de l'hystérie jingoïste prépare l'ère du parasitisme généralisé. Citons une nouvelle fois Hobson via Lénine :
« Une grande partie de l'Europe occidentale pourrait alors prendre l'apparence et le caractère qu'ont maintenant certaines parties des pays qui la composent : le Sud de l'Angleterre, la Riviera, les régions d'Italie et de Suisse les plus fréquentées des touristes et peuplées de gens riches : à savoir une poignée de riches aristocrates recevant des dividendes et des pensions du lointain Orient, à laquelle viennent s'ajouter un groupe de plus en plus nombreux d'employés professionnels et de commerçants et un nombre plus importants de domestiques et d'ouvriers occupés dans les transports et dans l'industrie travaillant à la finition des produits manufacturés. Quant aux principales branches de l'industrie, elles disparaîtraient et la grande masse des produits alimentaires et semi-ouvrés affluerait d'Asie et d'Afrique comme un tribut ».
Paroles prophétiques… à l'heure où l'Europe ne jouit pas d'une pleine indépendance alimentaire et où un grand nombre d'objet de consommation nous viennent de Taïwan, de Singapour ou de Chine.
Nous retrouvons une analyse similaire dans une étude récente, sur l'impérialisme français cette fois, due à la plume de J. Marseille. Ce professeur contemporain, à la suite d'une étude minutieuse des chiffres, démontre que l'aventure impérialiste française a été un frein à l'essor, au développement et à la modernisation du capitalisme français métropolitain. En d'autres termes, si la France a aujourd'hui plus de problèmes que l'Allemagne dans le jeu de la concurrence internationale, c'est parce qu'elle a trop investi dans son empire jadis et n'a pas misé, à l'instar de sa voisine germanique, sur les énergies nationales autochtones. Pour J. Marseille, au contraire, la décolonisation, dans les années soixante, favorise l'éclosion d'une industrie française parfaitement apte à la concurrence.
L'historien conservateur britannique Paul Johnson parle, pour sa part, d'hubris [démesure] et de némésis [vengeance] quand il évoque le lent déclin de l'empire britannique, tout en citant Bismarck qui a eu cette parole tranchée : "Les colonies n'ont pas plus d'utilité pour nous qu'une fourrure pour un comte polonais qui n'a pas de chemise". Johnson rappelle également les ravages de la Révolution industrielle en Grande-Bretagne : les masses paysannes écossaises et irlandaises ont été contraintes de travailler dans les industries ou d'émigrer en Amérique ou en Australie. La Grande-Bretagne perdait de la sorte son paysannat, socle de la nation.
À la même époque, les castes dirigeantes allemandes imposent des tarifs douaniers pour protéger le paysannat afin qu'il ne soit pas contraint de partir en Amérique : « l'agriculture doit nous fournir des soldats et l'industrie doit payer pour qu'il en soit ainsi ». Cet axiome de la politique allemande, partagé par les autres grandes puissances européennes, demeure la base de la politique agricole de la CEE : préserver une paysannerie européenne par de lourds prélèvements dans les secteurs industriel et des services. Le regard que nous venons de jeter sur l'histoire permet de comprendre la logique des négociations scabreuses du GATT qui viennent de se dérouler à Bruxelles, dont l'enjeu n'est rien moins que la subsistance économique de 50% du paysannat européen, soit 2,5 millions de familles.
L'impérialisme : une logique de fuite et une logique parasitaire
L'impérialisme est une logique qui privilégie les profits immédiats au détriment des investissements à long terme. Il est une logique de l'argent facile, de la jouissance hédoniste non une logique de travail et de discipline intérieure. L'Empire britannique s'est effondré, nous explique Johnson, et l'Angleterre est devenue un pays pauvre parce que ses élites ont été obnubilées par la vie facile du rentier, de celui qui manipule habilement les techniques boursières, obnubilés par le clinquant des aventures militaires impériales, par le jingoïsme, par les discussions sans objet des parlements de Westminster au lieu de s'investir dans les sciences et les techniques, la chimie ou la construction de machines, à la mode allemande, et de rationaliser ainsi les processus de production. Conclusion : la logique de l'impérialisme est une logique de fuite devant les réalités.
Logique de fuite qu'un des plus grand livre de la décennie 80 a bien mis en exergue. Je veux parler de l'ouvrage du professeur Paul Kennedy, The Rise and Fall of the Great Powers [Naissance et déclin des grandes puissances], digne héritier du célèbre Déclin de l'Occident d'Oswald Spengler. Kennedy souligne le danger de l'imperial overstretch [surexpansion impériale], de la surtension impériale, qui fait que la dispersion ubiquitaire de la puissance d'une nation sur l'ensemble de la planète, provoque à moyen ou long terme des déséquilibres budgétaires terriblement fragilisants, si bien que l'empire d'hier n'est plus qu'un gringalet aujourd'hui. Analyse qui s'applique tant à l'Empire britannique qu'au réseau impérialiste américain de notre après-guerre.
Or, Roosevelt avait annoncé avec fracas que le XXe siècle serait le "siècle américain", en fait un siècle dominé par une idéologie où se mêlent impérialisme économique, messianisme laïque, universalisme (one-worldisme) et jingoïsme. La justification morale de cet impérialisme offensif, de type nouveau, réside dans l'absolue certitude que l'Amérique, et l'Amérique seule, est l'incarnation du bien en ce monde. Pour l'Administration Roosevelt, les institutions américaines doivent être exportées partout dans le monde, afin de l'éclairer, sans, bien sûr, que l'on prenne la peine de voir si cette transposition peut ou non fonctionner dans n'importe quel contexte.
Avec l'instrument du dollar, l'Amérique doit unifier le monde, s'attacher le monde comme un appendice : tel était l'objectif du Plan Marshall. Quant aux récalcitrants, qui refuseraient cette béatitude, le feu de l'enfer doit les frapper : sous l'aspect des bombes au phosphore de Hambourg ou de Dresde, du feu atomique d'Hiroshima ou de Nagasaki, du napalm et des défoliants du Vietnam, des tapis de bombe de Panama, et des foudres dont on menace actuellement Saddam Hussein.
Selon l'un des pères fondateurs de la sociologie moderne, le Feldmarschall-Leutnant autrichien Gustav Ratzenhofer (1842-1904), la barbarie se distingue par une consommation effrénée qui engloutit plus qu'elle ne produit ; la civilisation, elle, se mesure au fait que la production dépasse toujours la consommation, par respect pour la Terre-mère et par souci de construire quelque chose de durable pour les générations futures. La société américaine présente tous les symptômes de la barbarie selon Ratzenhofer. La folie du crédit, la spirale des intérêts qui en découle, le gaspillage éhonté des ressources et des énergies, montrent bien qu'il y a hypertrophie de la consommation dans la société américaine, donc déséquilibre permanent donc barbarie.
Le Regnum grand-européen à bâtir
Cette absence d'éthique de la responsabilité, de souci du salut public, montre que l'impérialisme, sous toutes ses formes, est radicalement antinomique par rapport à notre idée impériale. Pour nous, quand nous utilisons le terme "empire" dans un sens positif, nous nous référons au Reich médiéval, au Regnum œkuménique européen ou, plutôt, aux théories modernes qui en récapitulent l'esprit, comme celles d'un Constantin Frantz au XIXe siècle ou celles, audacieuses et contemporaines d'un Reinhold Oberlercher.
Notre notion d'empire n'est pas inspiré de la Rome impériale déjà décadente, où les provinces étaient livrées à des proconsuls pillards, alors que la Rome républicaine reste une source vive d'inspiration pour toute la pensée politique européenne. Notre notion d'empire ne s'inspire pas de l'aventure napoléonienne, car, dans le sillage de la Grande Armée, s'instaure en Europe un droit révolutionnaire bourgeois et individualiste, hostile aux corporations et à toutes les formes d'associations professionnelles, d'enracinement local et économique.
Notre notion d'empire ne s'inspire pas non plus du modèle britannique, car celui-ci est économiquement exploitateur et favorise le parasitisme de petits rentiers improductifs. Et quand nous parlons d'empire, nous n'évoquons pas, bien sûr, j'ai été assez explicite à ce sujet, le modèle politique américain que Raymond Aron appelait la "république impériale".
L'Europe, si elle veut survivre, est appelée à devenir un bloc soudé par le destin, comme Carl Schmitt et Karl Haushofer l'avaient prédit : un grand espace soustrait à toutes les ingérences extérieures et, en même temps, un grand espace qui s'abstient, dans la mesure du possible, de s'immiscer dans les affaires des autres grands espaces de la planète. Exactement dans le sens de la véritable Doctrine de Monroe, élaborée pour un espace donné, rigoureusement circonscrit par la géographie. Effectivement, la Doctrine de Monroe n'a pas été conçue pour être étendue au monde entier, comme l'ont fait, par étapes successives, les présidents américains Théodore Roosevelt, Wilson et Franklin Delano Roosevelt.
En se revendiquant de la Doctrine de Monroe, nous explique Carl Schmitt, ces 3 présidents se réclamaient d'une thèse précise, énoncée au départ pour un espace donné, mais l'appliquaient tous azimuts, sans aucune restriction d'ordre géographique, ce qui est une contradiction majeure et une inconséquence. Contradiction et inconséquence sur lesquelles reposent la puissance américaine dans le monde depuis 1917. En pratique, ce monopole de proclamer des doctrines de non-ingérence doit être réservé aux États-Unis : personne ne peut intervenir en Amérique mais l'Amérique peut intervenir partout. Tel est le sens de la fameuse Doctrine de Stimson, proclamée en 1932, qui affirme que les États-Unis seuls sont en droit de reconnaître ou de ne pas reconnaître telle ou telle modification de frontière dans le monde. Et nous voilà revenu à l'affaire irako-koweïtienne… Et aux pourparlers du GATT à Bruxelles, où les États-Unis tentent par forcing d'imposer leur vision de l'organisation agricole du globe.
Le Grand Espace doit relayer l'État-Nation
Le danger que recèle l'interventionnisme tous azimuts des États-Unis et leur volonté de dicter les conditions économiques de toutes les régions du globe, rend impérieuse, aujourd'hui, une réflexion sur les notions schmittiennes et haushofériennes du Grand Espace, du Regnum européen, préfiguration d'une alternative planétaire au one-worldisme en vogue depuis Roosevelt. Le Grand Espace est l'instance qui doit englober et dépasser l'État-Nation issu de la Révolution française. Son avènement, en Europe et en Extrême-Orient, a été retardé par la victoire américaine de 1945. Mais malgré ce retard, sa pertinence n'en est pas pour autant caduque.
Au sein du Regnum, les nations, les nationalités, les ethnies, les identités, les patries charnelles sont à la fois préservées, dépassées et englobées. Le Regnum grand-européen ne pourra pas imiter le Regnum soviétique aujourd'hui en pleine liquéfaction : ce Regnum soviétique — même si, sur le papier, il prévoyait le respect de toutes les différences — est resté un cocktail explosif de peuples unis de force, par une idéologie communiste peu séduisante.
Le Regnum doit rassembler des nations ou des nationalités, soit des sujets réels et non formels du droit des gens, dans un projet commun, appuyé par un modèle constitutionnel précis, conjugant l'idée gaullienne d'un parlementarisme à vitesses multiples, avec les partis, les professions et les régions, à l'idée fédérale suisse et allemande, laissant aux Länder ou aux cantons une large autonomie en diverses matières. Sans oublier une charte sociale prévoyant la participation et l'intéressement.
L'Europe avance certes vers une "dévolution" générale : en Espagne, en Tchécoslovaquie, en Belgique, en Allemagne, en Grande-Bretagne, les instances de l'État central délèguent aux régions une partie de leurs anciens pouvoirs, selon le principe dit de subsidiarité, c'est-à-dire tout ce qui peut être dévolu, doit être dévolu. Mais est-ce suffisant ? Quel rôle devons-nous jouer, nous les inclassables, dans la foulée de cette tendance ? Notre rôle est de ne pas laisser cette dévolution s'opérer sans réforme de la représentation et sans volet social d'inspiration participationniste. Notre rôle est de traquer sans relâche l'influence néfaste des vieilles idées vermoulues qu'ont injectées les partis idéologico-centrés dans le tissu social.
Asseoir cette notion saine, populiste, ancrée, enracinée, du Regnum, c'est favoriser le retour du réel, de la concrétude, du charnel dans l'arène politique, dans les res publicae, et barrer plus sûrement la route aux ingérences de toutes natures portées par des projets irréels et irréalisables, qui, comme par hasard, sont tous d'inspiration universalistes, comme l'impérialisme américain, qui sont tous sans ancrage, comme les bénéficiaires de dividendes de la vieille Angleterre impériale.
En conclusion, je vous invite à lutter contre les discours médiatiques qui embrayent systématiquement sur la propagande jingoïste venue de Washington, capitale d'un pays en faillite et qui n'a, par conséquence, plus aucune leçon à nous donner. Je vous invite à compléter les inévitables dévolutions européennes par des programmes sociaux participationnistes, en revendiquant sans cesse une réforme des parlements dans le sens gaullien, en engageant un Kulturkampf sans compromis contre les reliquats des vieilles pensées et des vieilles pratiques partisanes. Ce qui trébuche, il faut l'abattre, disait Nietzsche en évoquant les vieux édifices philosophiques qui ne pouvaient plus prendre le réel à bras le corps. À l'aube du XXIe siècle, c'est, je crois, une citation qu'il convient de méditer.
Je vous remercie.
► Robert Steuckers, Vouloir n°68-70, 1990.
(intervention au colloque d'Espace Nouveau, Paris, 8 déc. 1990)
♦ Analyse : Bruno Colson, La stratégie américaine et l'Europe, Economica, 1997.
Il est des auteurs que l'on découvre trop tardivement (c’est ce que j’ai pensé en lisant récemment Le serpent à plume de D. H. Lawrence). En géopolitique, j'ai ressenti une impression semblable en découvrant Bruno Colson à travers son dernier ouvrage : La stratégie américaine et l'Europe. Colson n'en est pourtant pas à son premier coup d'essai ! Mea culpa ! Le sujet abordé dans cet essai n'est pas nouveau. Paul-Marie de la Gorce, dans un article du Monde Diplomatique, l'avait abordé. Mais, obligation du genre, avec moins de profondeur. Colson lui-même avait évoqué la problématique dans un ouvrage (2e référence, note 1).
Que nous dit Colson ? Que, depuis 50 ans, la politique internationale des États-Unis est restée inchangée. Que l'endiguement des Ennemis comme des Alliés est resté une priorité. Que cette stratégie apparaît clairement dans le nouveau concept de “stratégie nationale de sécurité”. Que cette dernière, conçue comme une stratégie intégrale où intérêts militaires, économiques et culturels sont intimement liés, est particulièrement mise en œuvre en Europe, entraînant par là même un affaiblissement politique de cette dernière.
Pour les Européens, qui ne voient en l'Amérique qu'une grande démocratie apportant la paix au monde entier (simples citoyens abrutis de TV, se passionnant pour les galipettes de Clinton où l'anniversaire de Lady Di, mais aussi et surtout décideurs politiques non moins abrutis), l'ouvrage de Bruno Colson devrait être une manne et les sortir de leur léthargie et de leur angélisme. Un ouvrage décapant et mettant au clair la Weltanschauung américaine vis-à-vis du continent européen.
Dans un rapide avant-propos, Hervé Couteau-Bégarie (président de l'Institut de stratégie comparée, géopolitologue de renom et grand connaisseur de l'œuvre de Georges Dumézil) (2), expose la démarche de Colson : la politique étrangère américaine est d'une remarquable cohérence. « Stratégie intégrale », elle s'organise autour de 3 axes : stratégie générale économique, stratégie militaire et stratégie générale culturelle. C'est ce que les Américains appellent aujourd'hui la “stratégie nationale de sécurité”. Mûrement pensée et précédée d'une réflexion systématique, Colson démontre que cette logique implacable ne suppose aucune organisation politique totalitaire.
Partant d'un constat que, depuis 1945, « la stratégie ne se situe plus uniquement dans la guerre » mais que s'y est substituée une stratégie dite « totale ou intégrale » où se fondent l'économique, le culturel et le militaire, Colson examine l'attitude des USA vis-à-vis de l'Europe occidentale (tout en précisant que tôt au tard c'est toute la masse eurasiatique qui sera concernée. Les Américains ne font d'ailleurs aucune différence entre l'Europe et l'Eurasie). Mais Colson va encore plus loin. « Au-delà des paroles lénifiantes sur la solidarité transatlantique… », son but est de dépister les implications politiques de la stratégie américaine en utilisant le critère “Ami-Ennemi” élaboré par Carl Schmitt. L'on notera ici qu'avec Colson nous sommes en terrain ami. Que son exposé, au-delà de la simple démonstration, se veut engagé et sert directement notre démarche géopolitique d'indépendance du grand espace eurasiatique auquel nous aspirons.
Le débat conceptuel de l'après-guerre froide ou comment rester une puissance hégémonique
Colson prend 1989 comme année charnière de cette fin de XXe siècle. Pour beaucoup, elle représente en effet une fracture. Nous-mêmes avons loué le “printemps des peuples” [1989] et souligné la chance qui s'offrait alors aux Européens. Dix années viennent de passer, que d'occasions ratées ! Pendant ce temps d'autres puissances ne sont pas restées inactives. Ainsi les États-Unis n'ont jamais cessé d'élaborer des concepts stratégiques dont le plus connu est celui de “nouvel ordre mondial”. À bien y regarder, ce concept n'introduisait aucun changement fondamental : les EU continuaient à se penser comme “conscience des démocraties”. C'est par une fuite en mars 1992 (parution dans le New York Times d'une version du Defence Planning Guidance du Pentagone) que l'interprétation du nouveau concept était dévoilée : les États-Unis doivent garder leur statut de superpuissance unique et l'Europe et le Japon devront être empêchés de porter ombrage à cette domination.
L'Amérique, puissance unipolaire, justifierait alors sa présence pour gérer l'interdépendance transnationale. C'est-à-dire, par l'intermédiaire du GATT, du FMI, du Traité de non prolifération nucléaire, de l'Agence internationale de l'énergie atomique, gérer et assurer le leadership mondial et être le “grand arrangeur” (comme la Grande-Bretagne au XIXe). À noter que le concept d'unipolarité implique la reconnaissance, au centre du système mondial, d'une confédération occidentale où des abandons progressifs de souveraineté seraient prévus. L'objectif final, toujours présent, étant d'arriver à un marché commun mondial. Wattenberg (vice-président de Radio Free Europe et de Radio Liberty) résumait bien la problématique : « un monde unipolaire, c'est une bonne idée, si l'Amérique est réellement le seul pôle ». CQFD ! L'impérialisme américain se dévoilait bien pour ce qu'il était : un impérialisme éternellement prédateur.
Colson bat alors en brèche l'« isolationnisme américain » : les États-Unis sont incapables « d'avoir une politique étrangère sans avoir un rôle ». Fondés sur des principes universels, ils ne peuvent abandonner leur vocation universaliste sans se renier eux-mêmes. L'Amérique a toujours eu besoin d'une dimension morale dans sa politique étrangère. Mais plutôt que de sacrifier à un internationalisme global, les États-Unis semblent maintenant préférer un « nouvel internationalisme, pragmatique et sélectif », préservant leur capacité à agir unilatéralement et faisant jouer les mécanismes de la sécurité collective. La thalassocratie américaine veut être reconnue pour ce qu'elle est (insulaire, maritime et commerçante), donc aspirant à une « américano-occidentalisation du monde », mais elle n'interviendra plus que dans les régions où ses intérêts seront directement menacés.
La stratégie nationale de sécurité
Datant de février 1995, la stratégie nationale des EU s'organise autour de 3 axes :
L'intérêt et la force de cette stratégie réside dans l'imbrication des 3 dimensions militaire, économiques et culturelle et la totale confusion entre « les politiques intérieure et extérieure ». Si la démocratie doit s'étendre c'est avant tout pour des raisons commerciales. La stratégie américaine assimile désormais intérêts économiques et intérêts de sécurité. La prospérité économique est devenue le principal objectif de cette stratégie. Étendre le « royaume du libre-échange » : la parousie dans l'échange commercial ! À noter que l'Amiral Mahan avait déjà affirmé que le binôme guerre-commerce était gage de puissance. Décidément, les Américains font preuve d'une irréductible continuité dans leur stratégie. La culture elle-même est incorporée à cette stratégie, et notamment l'information. Les EU ont bien compris la force qu'elle représente. Maîtres de cette “puissance douce” (soft power) et du “parapluie de l'information”, les EU n'ont plus aucune peine à « attirer et persuader ». La culture populaire, dont nous subissons quotidiennement l'influence, constitue sans aucun doute un vecteur idéal de domination. Et ce n'est pas à nous que l'on apprendra qu'un peuple est vaincu lorsqu'il adopte volontairement le vocabulaire de l'étranger.
Développant pour chaque région du monde une stratégie, les EU ont à l'égard de l'Europe (à laquelle est toujours associée l'Eurasie) une attitude claire : stabilité et économie. Dans leur esprit, cela suppose une Europe démocratique, intégrée et coopérante. C'est ici qu'intervient l'OTAN, qui a toujours été, dans l'esprit des Américains, plus qu'une réponse transitoire à une menace temporelle. Plusieurs tâches (non officiellement avouées) lui ont été attribuées :
Durant ces dernières années, plus que jamais, l'OTAN a été “au cœur de la stratégie européenne”. Tempérons l'optimisme de ceux qui voudraient y voir une forme d'altruisme. Les initiatives prises, admission de nouveaux membres (nouveau souffle), coopération OTAN / Russie, Partenariat pour la paix, intégration de l'UE, ne vont que dans un sens : défense des intérêts des EU. Le concept d'identité européenne ne serait-il alors rien d'autre qu'une concession de façade ? (3). Outre que l'OTAN supervise toujours l'utilisation de toutes les infrastructures, elle est aussi une formidable machine à fabriquer des militaires et des diplomates européens « stratégiquement corrects ». On ne soulignera jamais combien la « socialisation des élites européennes par un réseau d'accoutumances technique » issue de la lourde et séduisante machine américano-otanienne aura décérébré et déraciné nos décideurs. Notons qu'en Europe centrale et orientale les mêmes pratiques se mettent en place dans le laisser-faire et l'attentisme le plus complet.
Ne nous berçons pas d'illusion. Toutes les ouvertures concédées ne se feront jamais au détriment de l'OTAN. En décembre 1995 fut signé à Madrid le “Nouvel Agenda Transatlantique” (NAT) : était réaffirmée l'indivisibilité de la sécurité transatlantique dont l'OTAN est la pièce maîtresse. L'Europe est avant tout considérée comme une zone d'expansion commerciale (c'est d'ailleurs pour cela que les EU préfèrent la Commission Européenne au Conseil qui incarne l'approche de Jean Monnet). Dans la même optique, l'élargissement à l'Est n'est invoqué que dans une optique strictement économique, sans souci des conséquences de dilution de l'Europe politique. Dans ce processus, l'Allemagne est devenue un relais des intérêts stratégiques usaïques en Europe.
Dans ce jeu stratégico-économique, Colson montre l'interpénétration des économies américaines et européennes. Le pouvoir des marchés financiers mondiaux évoluant au-delà des banques centrales et des gouvernements, les acteurs non-gouvernementaux (hommes d'affaires), tout en pénétrant les sociétés civiles étrangères, ont un rôle de plus en plus important. Là encore les EU ont su exploiter cette convergence des stratégies économiques et culturelles.
Fondamentalement, les EU rêvent d'un grand accord de libre-échange transatlantique (TAFTA ), et même d'un projet plus vaste, celui d'une Union atlantique dotée (au point où l'on en est pourquoi pas !) d'un Parlement atlantique. Colson, lucide et réaliste, conclut : « la réussite d'un tel projet, soyons clairs, ôterait toute raison d'être à l'UE ». L'on peut se demander si nous n'en sommes pas déjà là !
La géopolitique américaine ne peut être comprise sans la restituer dans son histoire. Outre que le processus de mondialisation a été mis en place dès les années 40 (mais des la crise de 1929 I'Europe était considérée comme un débouché vital pour les produits américains), la stratégie américaine a des fondements bien plus enracinés.
◊ Des fondements diplomatiques : marqués par l'expérience coloniale d'avant l'indépendance et par les discours fondateurs d'un Georges Washington, d'un Thomas Jefferson ou d’un James Monroe, les EU ont toujours eu une attitude ambivalente d'amour et de rejet vis-à-vis de l'Europe. La volonté de reconstruire ailleurs une sorte de Jérusalem céleste guide les Américains. Cette ambivalence se retrouve à travers leur vision du projet de construction européenne. S'il fut soutenu, c'est parce qu'il était d'ordre économique et visait l'instauration d'un grand marché euro-américain, mais dès qu'il s'agit d'évoquer une force politique autonome, le bât blesse. D'où, en sous-main, un travail de sape continue (id est : pousser la Grande-Bretagne à entrer dans la CE, freiner l'Allemagne dans sa coopération avec la France, casser l'axe Paris-Berlin dont on sait qu'il est le noyau d'une puissance paneuropéenne). Mais les décideurs européens eux-mêmes ne sont-ils pas les premiers “collabos” de l'ordre américain ? N'ont-ils pas, en 1949, quasiment “supplié” les Américains de leur venir en aide !
◊ Des fondements géopolitiques : lorsqu'en février 1995 l'administration Clinton définit sa stratégie nationale de sécurité et son application à cinq régions du monde, l'Europe est associée à l'Eurasie. Cette référence à l'Eurasie et la crainte de sa domination par une puissance hégémonique marquait le retour de la géopolitique en Amérique. Un retour qui ne faisait que confirmer l'arrivée de géographes au sein même du gouvernement américain au cours de la seconde guerre mondiale (suivant en cela l’exemple allemand, mais sous une forme encore plus structurée). Depuis lors, les fondements de la géopolitique usaïque restent inchangés : « empêcher l’émergence de toute superpuissance rivale en Europe occidentale, en Asie ou sur le territoire de l'ex-Union soviétique ». Extraordinaire continuité alors que nombreux sont ceux qui considèrent que l'Amérique n'a pas de géopolitique structurée !
◊ Des fondements économiques : depuis 1945, les EU sont obsédés par l’idée de maintenir une économie globale ouverte. Dans cette optique, les EU ont lancé le plan Marshall (permettant ainsi aux Européens de continuer à acheter “made in America”), entretenu une exagération des menaces afin de justifier un « keynésianisme militaire » et maintenu leur leadership afin de contrôler le système et empêcher tout Autre d'acquérir les capacités d'une protection autonome.
◊ Des fondements culturels : légalisme, moralisme, zèle missionnaire, la politique étrangère américaine s'est toujours drapée du manteau de la colombe. Cela n'a jamais empêché le réalisme basé sur la géopolitique et les intérêts économiques où l'éthique de la conviction (cf. l’élargissement de l'Otan) s'est toujours substituée à l'éthique de la responsabilité sans considération des conséquences (4).
L'ouvrage de Colson éclaire formidablement la géopolitique et la Weltanschauung américaine. Puissance thalassocratique, l'Amérique, a défini une « stratégie nationale de sécurité » dans laquelle la stratégie militaire, noyau dur, n'exclut ni l'économique ni le culturel. Cette imbrication n'est pas perçue par les Européens qui préfèrent le statu quo à l'aventure du politique et du stratégique. Cette attitude ne peut que réjouir les EU qui évacuent le politique dans leurs relations avec l'Autre (not. avec l'Europe) mais qui pour leur part agissent en acteur politique à part entière.
L'Europe est en guerre. Dans un ouvrage toujours d'actualité, le Général Lucien Poirier évoquait le concept de “stratégie intégrale” : une nation doit désormais agir en stratège intégral, s'envisager comme une entreprise politico-stratégique (5). Nos dirigeants n'ont pas fait un pas depuis ce temps. Le regretté Jean Cau écrivait :
« C'est de maîtres de volonté que nous avons besoin. Attendons leur venue mais telle est l'angoisse : une volonté, ça se fond dans le bronze et je n'aperçois, encombrant les ateliers de nos démocraties, que des gâcheurs de plâtre en train de siffloter l'air des droits de l'homme et de mouler des masques de carnaval ».
Cela ne doit pas nous empêcher d'espérer (il y a toujours des raisons d'espérer) et de rêver. Rêver à une Respublicae europeae possédant une “stratégie totale”, anti-impérialiste, anti-colonialiste et ayant comme objectif l'indépendance politique, militaire et culturelle de notre grand espace européen. L'Imperium reste notre projet. Un projet que nous devons irriguer non seulement de notre pensée géopolitique mais aussi de notre vision du sacré sans laquelle aucune renaissance authentique ne sera possible.
► Lucien Favre, Nouvelles de Synergies Européennes n°39, 1999.
• Notes :
Entretien avec le sociologue italien Roberto Giammanco à propos du fondamentalisme américain
Des Peaux-Rouges aux communistes, et des communistes aux Arabes, la lutte à outrance "contre le démon", c'est-à-dire contre l'ennemi du jour, est une constante de l'histoire américaine. Dans cet entretien, le sociologue Roberto Giammanco explique à nos collègues de la revue Elementi le pourquoi du fondamentalisme américain, ce mélange de racisme, de moralisme, de nationalisme aux effets dévastateurs. (Propos recueillis par Andrea Tomasini)
*-*-*-*-*-*-*-*-*-*
Traversons les lieux célèbres de l'histoire des Indiens, parcourons les vallées auxquelles ils ont donné leur nom ; franchissons les fleuves qui portent encore le nom des tribus mais où les huttes ou les tipis du village d'origine ont fait place à la maison de "l'homme civilisé"… C'est là, raconte un vieillard, que se tenait le grand conseil des Iroquois. Et je lui ai demandé : que sont devenus les Indiens ? "Les Indiens", m'a répondu mon hôte, "ils s'en sont allé mais ils ne se sentent pas bien, là-bas, au-delà des grands lacs ; c'est une race en voie d'extinction ; ils ne sont pas faits pour la civilisation, qui les tue". C'est ainsi que, dans Quinze jours dans le désert américain, Tocqueville décrivait la situation en 1831 ; l'aristocrate normand avait été impressionné par l'ampleur des expulsions, par l'élimination du peuple indien de l'histoire, par leur extermination et par leurs restes, devenus superflus dans le cadre de l'Amérique naissante. Écoutons encore sa voie prophétique : "Au milieu de cette société qui est comme gelée par la moralité et la philanthropie, on rencontre l'insensibilité la plus complète quand il s'agit des indigènes américains, une sorte d'égoïsme sourd et implacable". Face à sa stupeur, des citoyens américains lui ont répondu : "Ce monde nous appartient… Dieu, qui a refusé à ses premiers habitants la faculté de se civiliser, les a dès le départ destiné à une destruction inévitable. Les vrais propriétaires de ce continent sont ceux qui ont su profiter de ses richesses".
La conviction de détenir la mission de fonder la Jérusalem nouvelle au cœur du désert pour combattre le démon dans toutes ses manifestations, un démon qui prend à chaque coup le visage de l'ennemi du jour, est une constante de l'histoire américaine. Pour George Washington, "les États-Unis sont une nouvelle Jérusalem désignée par la Providence pour être le théâtre où l'homme doit se consacrer à sa véritable dimension, où la science, la liberté, la félicité et la gloire devront se répandre dans la paix". Jefferson, quant à lui, affirmait le caractère de "nation universelle qui poursuit des idéaux universellement valables". "Les États-Unis, écrit John Adams, sont une république pure et vertueuse, dont le destin est de gouverner le globe et d'introduire la perfection dans l'homme".
Ils sont réaffirmés avec force aujourd'hui, ces idéaux, qui se concrétisent dans le principe qui est à la base de la prétention des États-Unis à mener seuls des guerres justes — prétention qui a très naturellement pour conséquence de déshumaniser les conflits parce qu'elle en fait des oppositions absolues entre le bien et le mal. Pendant l'ère Reagan, nous avons assisté à une restructuration de l'imaginaire religieux collectif, grâce à une orchestration multi-médiatique très efficace ; cette restructuration a eu pour moteurs les télé-prédicateurs. L'Amérique moyenne, rassurée, s'est recroquevillée sur sa propre identité conservatrice et patriotarde, par le biais d'une rénovation/réactivation par la technologie de ses leitmotive traditionnels : le salut individuel, la Nation qui sert les desseins de Dieu, le millénarisme.
Ainsi, cent ans après le massacre final des Peaux-Rouges à Wounded Knee, au lendemain du jour où l'on a déclaré la Guerre du Golfe terminée, il est bien possible que Hollywood, la fabrique productrice d'imaginaire collectif aux États-Unis, se nourrissant rétrospectivement de l'ethnocide des Indiens qu'il est de bon ton de condamner dans les salons où l'on cause, en revienne à ce genre de westerns récompensés par des pluies d'oscars, westerns qui sont les produits typiques, bien ficelés, de l'Amérique de gauche, de la liberal America, qui s'insurge contre les atrocités militaristes, qui agite le drapeau de l'humanisme, qui pleure ou fait semblant de pleurer le massacre des Indiens et qui, pour compenser, fabrique de la pellicule où il y a un bon héros qui veut arrêter tout ça, mais un bon héros qui est blanc, comme les créatures qui peuplent les salons de gauche où l'on a des états d'âme.
Roberto Giammanco, qui enseigne la méthodologie des sciences sociales à l'Université de Michigan, a toujours concentré son attention sur les problèmes des minorités et sur leur imaginaire pour étudier le rapport qu'elles entretiennent avec la société dominante. Après avoir publié de nombreuses études sur le mouvement des Noirs américains et sur la condition des Peaux-Rouges, il s'est préoccupé du fondamentalisme islamique. Ses études sur les dimensions socio-psychologiques propres aux minorités sous pression, face aux formes variées d'intervention du pouvoir externe, ont été systématisées dans son dernier livre, publié chez l'éditeur Pellicani, L'immaginario al potere. Religione, media e politica nell'America reaganiana (L'imaginaire au pouvoir. Religion, médias et politique dans l'Amérique reaganienne). Nous avons pensé que le Professeur Giammanco était l'interlocuteur le plus apte à commenter cette réaffirmation du rôle des États-Unis comme gendarme planétaire, dont la prémisse est le fondamentalisme américain. (A.T.).
*-*-*-*-*-*-*-*-*-*
Q. : Nous assistons à un regain d'intérêt pour la culture des Indiens : ces derniers jours, nous avons pu lire dans la presse que le directeur du National Museum of the American Indians a décidé de restituer "tous les restes funéraires, les objets de culte et de cérémonie, les reliefs humains" aux tribus indiennes qui en feraient la demande…
RG : L'expropriation des restes funéraires, dont ont été victimes les Indiens, est l'un des très nombreux et terribles effets dus au racisme de la tradition américaine, racisme dont on parle très peu en Italie. Le concept de race anglo-saxonne, qui prend forme vers la fin du XVIIIe siècle, a été l'objet de très nombreuses études, notamment sur le rapport entre cette race et la notion de Manifest destiny, l'idée selon laquelle la race anglo-saxonne, en vertu de son génie, est divine d'un point de vue religieux et investie d'une mission. Puisqu'elle est la race capable de transformer la nature en commerce et donc en développement, en progrès, elle exerce une domination libératrice sur le monde ; et pour conserver ce caractère, cette identité religieuse/raciale, elle doit absorber les autres races, et, sur le plan pratique, faire d'elles, de leurs résidus, des instruments du progrès. Sur cette vision religieuse racisée, repose également l'éthique du capitalisme, mise en évidence par Max Weber ; éthique qui trouve une correspondance au niveau biologique : la race anglo-saxonne en vient à être définie, dans la tradition américaine, comme véritablement supérieure et comme directrice de l'ensemble de la race blanche. Au moment où cette vision a été codifiée, bien avant le nazisme, elle impliquait déjà l'extinction des populations autochtones d'Amérique. Niant de façon absolue toute possibilité de développement autonome, elle postule l'insertion et l'absorption dans la culture dominante, provoquant, en même temps, au sein des minorités, la conscience d'être condamnées à la disparition. Tels sont les présupposés qui ont poussé le gouvernement des États-Unis à autoriser le Bureau of Indian Affairs, institution animée par des conceptions anthropologiques marquées par la science positiviste et classificatrice, à exhumer les cadavres des Indiens et à répartir les corps et les ossements aux universités et aux musées, afin de démontrer, à l'aide de l'anthropométrie et des théories positivistes du XIXe, que les Peaux-Rouges étaient des "sauvages", bien différents de la race blanche. Sous prétexte d'objectivité, on étudiait les Indiens comme s'il s'était agi d'une espèce animale nomade : raison pour laquelle on se permettait d'exhumer leurs morts. Cela, c'était une des choses les plus atroces qu'on pouvait leur infliger, vu l'importance du culte des morts dans la culture des Amérindiens ; c'était une mutilation supplémentaire de leur âme, qui s'ajoutait à toutes les autres reçues, sur un mode sans doute moins sanguinaire mais d'autant plus subtil, d'autant plus destructeur d'identité.
• Nous sommes en plein dans le racisme en acte! Dans le racisme comme négation de la différence. À tel point qu'il n'est plus possible d'y échapper… Nous avons affaire à un nœud inextricable où se mêlent la notion de manifest destiny, le fondamentalisme et le racisme pur et brut…
C'est exact ! Au-delà de ce qui les différencie, les églises fondamentalistes sont toutes blanches par tradition, précisément parce qu'elles sont toutes basées sur une conception précise de la religion personnelle, laquelle implique une sorte de prédestination : seuls ceux qui ont été élus, qui sont les "saints", sont en mesure de pratiquer cette religiosité individualiste, de vivre ce processus dit de "renaissance dans le Christ", dont la prémisse est cette sensation d'appartenir à un groupe élu, prédestiné. Le mécanisme de la prédestination fait que ces églises ne sont ouvertes que du côté de l'individu, c'est-à-dire qu'en réalité elles demeurent absolument fermées et totalement intolérantes.
Le mot "fondamentalisme" a des origines récentes et dérive du nom d'une collection de livres, les Fundamentals, financée à partir de la première décennie de notre siècle par un groupe d'industriels américains pour indiquer au bon peuple quels sont les principes fondamentaux de la foi qu'il faut accepter si l'on veut faire partie des élus. Par dessus tout, nous trouvons la prophétie, laquelle implique déjà une division entre ceux qui seront sauvés et ceux qui ne le seront pas. On pense tout de suite au concept de rapt, d'être ravi dans le Christ, lequel est placé à mi-chemin entre le ciel et la terre, d'être sauvés des tribulations et des errements qui surviendront après le déclenchement de la bataille finale d'Armageddon, ce lieu mythique où se déroulera la confrontation finale entre le bien et le mal après la seconde venue du Christ.
Ces croyances, nous pourrions les envisager avec curiosité, si leur valeur symbolique n'avait pas une importance capitale : la signification du "rapt" est proprement celle de la prédestination, de l'élection : dans le cas précis des Américains de souche anglo-saxonne, c'est tout une race, tout un groupe de fidèles qui sont choisis et les autres ne le sont pas, les autres sont tous damnés. Dostoïevski fait dire à l'un de ses personnages : « Qu'importe que l'un soit sauvé quand tous les autres sont damnés ». L'écrivain russe énonce la théorie contraire.
• En général, on ne parle des risques du fondamentalisme qu'en évoquant le Tiers-Monde. Vous êtes l'un des rares intellectuels à parler du fondamentalisme américain, en vous référant explicitement aux racines de l'histoire des États-Unis. À notre époque, comment les instances religieuses ont-elles brusquement rencontré la modernisation, ont fusionné avec elle ?
Pour comprendre quel est le discours que fait la droite politico-religieuse, la droite de la Moral Majority du Révérend Jerry Falwell, je voudrais d'abord esquisser un bref cadre historique. Les années 60 ont constitué une césure assez nette à cause de la vague de contestation juvénile. Il s'est agi d'une sorte de parricide, d'une révolte des nouvelles générations contre le conformisme, la platitude et l'homogénéisation de la société américaine, de l'Amérique moyenne. Cette révolte a été théorisée au moment culminant de la protestation juvénile, dans le mouvement des étudiants contre la guerre du Vietnam, dans la contestation des Noirs, chez les Indiens ; c'était en 1968 quand les élections ont porté Nixon au pouvoir avec une majorité jamais vue qu'il réussira à obtenir une nouvelle fois en 1972. Dans cette phase de l'histoire américaine, on a vu clairement qu'il existait 2 pays, 2 cultures : d'une part, le monde universitaire de la contestation, les minorités, le féminisme ; d'autre part, l'Amérique moyenne qui resserrait les rangs et en revenait aux vieilles positions conservatrices. À ce moment, extrêmement important, Nixon représentait déjà la Moral Majority, que l'on appelait encore Silent Majority.
• Mais la classe ouvrière, elle aussi, s'est rangée derrière Nixon…
Oui. Nous avons assisté, aux États-Unis, à des phénomènes incroyables : j'ai vu, de mes yeux vu, et j'ai photographié des pancartes sur lesquelles il était inscrit : "Davantage de bombes sur le Vietnam ! Davantage d'heures supplémentaires !". Quand eut lieu l'occupation de la Columbia University, les ouvriers de la ville sont arrivés casqués et armés de bâtons pour frapper les étudiants : sans le moindre alibi idéologique, uniquement pour "défendre" leur boulot contre la "subversion". On mesure ainsi à quel point la contestation terrorisait et scandalisait la classe moyenne.
Aujourd'hui, Jerry Falwell a dissous la Moral Majority ; il a mis la clef sous le paillasson, parce qu'elle n'a plus la moindre utilité. En effet, elle a démarré dans une condition de marginalisation et elle a fini par atteindre tous les objectifs qu'elle s'était fixés. Aujourd'hui, les membres de la Moral Majority sont au gouvernement, ils détiennent entre leurs mains une bonne partie des leviers de décision dans le pays. Leur programme, leurs problèmes sont le programme et les problèmes de la nation. Née avec la volonté d'éliminer les terreurs suscitées par la culture de la contestation juvénile, la Moral Majority a diffusé dans l'imaginaire de la classe moyenne toutes les valeurs patriotiques qui peuvent coïncider avec les valeurs religieuses, dans le sens où elle a répandu l'image d'une nation guidée par Dieu, d'une nation qui a une mission à accomplir.
• Peut-on parler, dans cette optique, d'un effet rassurant du nationalisme ?
Certainement. Nous en avons la preuve aujourd'hui. Avec l'énorme crise qui sévit actuellement aux États-Unis, avec le déclin social, avec 35 millions de citoyens qui vivent en-dessous du niveau de pauvreté, avec un nombre de chômeurs impossible à déterminer, avec la crise inouïe de l'industrie manufacturière, avec tous ces problèmes insurmontables, la guerre du Golfe coïncide brusquement avec l'explosion de patriotisme ! Coïncidence qui procure l'effet rassurant : nous avons notre identité et c'est grâce à elle que nous avons vaincu !
• En somme, il s'agit d'une opération de revival ?
Oui. Et sa fonction est celle d'une résurrection. Revival signifie revitalisation des vieilles valeurs que l'on fait ressusciter dans les formes que nous rencontrons aujourd'hui. Et toutes sont des valeurs de l'imaginaire suprématiste.
• Alors, en fait, il ne reste qu'une seule question : quel est le mauvais du jour ?
Oui. L'exemple de la Guerre Froide nous montre bien comment ce système a fonctionné : l'Union Soviétique a servi de contre-modèle au seul niveau de l'imaginaire — et je parle de l'imaginaire de la classe moyenne, de l'Amérique moyenne — mais ne s'est jamais traduit en formes politiques concrètes : c'est-à-dire que le communisme n'a jamais été un mouvement politique contre lequel cette Amérique moyenne a dû se mesurer, contre lequel elle a dû combattre. Non, c'était tout simplement "le mal" ! C'est ce qui explique l'extraordinaire succès de Reagan qui, au moment où la crise secouait vigoureusement les régimes de l'Est, parlait tout bonnement du communisme comme de "l'Empire du Mal". Et c'est ainsi qu'il a motivé sa demande d'augmenter les budgets militaires. Cette mobilisation de l'imaginaire a donné le signal d'un revival : "nous sommes, disaient les Américains à la suite de leur Président, partis combattre l'Empire du Mal".
• Pendant la Guerre du Golfe, Saddam a fait appel au fondamentalisme arabe, en s'en servant comme d'un instrument, car il est laïc. Bush a également fait appel au fondamentalisme, mais en étant directement impliqué dans le jeu de cette force politique, à cause de l'amitié qui le lie à Jerry Falwell, le fondateur de la "Moral Majority", mouvement autour duquel s'est condensée la New Religious-Political Right. Ainsi, dans son discours, Bush a parlé du mal absolu, de l'ennemi absolu pour pouvoir légitimer le rôle de gendarme planétaire que voulaient jouer les États-Unis. Et ensuite ?
Exactement. Evil, le "Mal" : c'est ainsi que Bush a défini Saddam Hussein. C'est un concept théologique, fondamentalement calviniste. C'est l'utilisation de ce concept qui oppose les Américains, dans un contentieux toujours latent, au Pape et au Vatican, un contentieux qui apparaît bien clairement quand le Saint-Siège, notamment à l'occasion du "petit concile" de mars, note que l'ONU ne trouve cohésion que lorsqu'il s'agit de s'attaquer aux Arabes et que cette exclusive fait, en réalité, que l'ONU n'existe plus. Et tandis que le Pape prononce des discours qui sont, dans un certain sens, purement politiques, les Américains font des discours relevant de l'imaginaire ! Le discours du State of Union du 30 janvier de cette année était volontairement un appel à l'imaginaire, exactement comme ceux que lançait Reagan ; dans ces appels, les problèmes concrets n'existent plus, l'unique fait qui est mis en évidence, c'est qu'il faut vaincre "parce que nous sommes les meilleurs". À ce propos, il y avait une phrase impressionnante dans le discours State of Union, celle-ci : « Nous sommes l'unique nation morale du monde qui puisse résoudre ces problèmes » (the only moral nation). Le pouvoir américain utilise ces instruments, que nous qualifierons de politico-culturels ou de socio-psychologiques, pour obtenir un consensus que nous, Européens, ne comprenons pas et que nous attribuons à la manipulation, au bombardement médiatique.
• Dans le fondamentalisme islamique, nous trouvons une superposition de différentes strates sociales, politiques et religieuses. Quant au fondamentalisme américain, quelles marges de différenciation laisse-t-il à ces différentes strates ?
Le fondamentalisme est bien différent des formes extrêmes de la politique que nous avons connues à la fin des années 70. Il est né à une époque où ces strates commencent à s'organiser politiquement, soit comme une réaction contre le mouvement de contestation des jeunes, soit comme une réponse aux mutations sociologiques qui traversent le pays. À partir des années 50 et 60, un processus de modernisation a commencé dans le sud, qui devient le cœur des activités productrices des États-Unis, notamment par le fait que c'est dans cette région que se fixent les grandes concentrations de l'industrie militaire, laquelle représente, là-bas, une donnée économique de très haute importance. Par le biais de cette nouvelle réalité, naît une classe moyenne aux revenus nettement plus élevés, qui exige davantage de respect social. Et comme les églises fondamentalistes ont un caractère populiste, s'adressent à des gens au niveau socio-culturel assez bas, elles devaient forcément se préoccuper de ces mutations sociales, les appréhender et les coloniser : c'est ainsi qu'a débuté l'organisation socio-politique d'une région, sous l'enseigne d'une idéologie à fortes connotations conservatrices.
• En Amérique, le lien qui unit fondamentalisme et politique, grâce à l'intervention massive des médias, semble renverser complètement le rapport au réel. Quels sont, dès lors, les marges d'intervention sociale qu'offre ce culte millénariste ?
Il a mis à l'ordre du jour des thèmes essentiellement religieux, par ex. la lutte contre l'avortement, qui est une réaction contre le mouvement féministe. L'avortement est l'un des thèmes de fond : c'est là que se jouent les rapports entre les sexes, les rapports de contrôle social, le "redimensionnement" de la femme et son retour aux rôles subalternes ; ensuite, entre aussi en jeu le concept de supériorité de la race blanche, moins impliquée par le drame de l'avortement que les autres races, où la dissolution de la famille est plus rapide. Nous avons également la lutte pour réintroduire la prière dans les écoles, pour replacer et l'idée de nation et la politique sous la figure de Dieu et pour relier l'idéal millénariste à la conception d'une mission assignée au pays. Sur les écrans de la télévision américaine, les télé-évangélistes, parlent pratiquement toute la journée de la "Prophétie" qui est en train de se réaliser. Ils disent qu'il ne sera pas question d'interpréter ou d'évaluer des données politiques quand sonnera l'heure de la bataille d'Armageddon et que le Christ reviendra pour sceller la fin des temps. Mais eux, les télé-prédicateurs, savent quelle est la voie du salut et que ceux qui les suivront, seront sauvés. Dans l'imaginaire américain, cette dimension d'hyper-réalité ou de méta-réalité est désormais solidement ancrée. Ce qui importe, ce n'est pas de savoir ce qui est vrai ou ce qui n'est pas vrai, mais de participer, de se joindre à ceux qui croient…
• Professeur, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.
► Vouloir n°80-82, 1991.
[entretien paru dans Elementi n°3]
Pourquoi faut-il être anti-américain ?
• 1. Parce que l'Amérique est l'ennemi géopolitique :
Quand l'Amérique a proclamé la Doctrine de Monroe en 1823, elle souhaitait chasser les puissances européennes hors du Nouveau Monde et les remplacer en Amérique latine. C'était de bonne guerre. Mais elle n'a pas poursuivi cette politique de domination de l'hémisphère occidental, où un nord développé entendait organiser un sud moins développé. Infidèle à la Doctrine de Monroe, elle n'a cessé d'intervenir en Extrême-Orient et en Europe, pour empêcher les processus d'unification continentale à l'œuvre dans ces régions du monde. D'isolationniste, l'Amérique est devenue interventionniste, mondialiste, globaliste. Elle a cassé les axes de développement nord-sud, créant en chaîne des conflits est-ouest. Or toutes les oppositions est-ouest de l'histoire génèrent des conflits insolubles, des guerres civiles au sein des unités civilisationnelles. Pour nous, l'avenir réside a) dans une collaboration nord-sud eurafricaine, où la Russie est partie intégrante de l'Europe et où les flux migratoires s'écoulent vers le sud, et b) dans une synergie pacifique nippo-centrée où les flux migratoires et culturels s'écoulent également vers le sud, sans interférences américaines.
• 2. Parce que l'Amérique est l'ennemi intérieur :
L'Amérique est en nous, parce que le parti américain détermine la gestion de nos États et influe leur diplomatie. L'Amérique parie toujours sur les strates sociales corruptibles pour installer son pouvoir. C'était évident au Sud-Vietnam comme ce l'est depuis toujours en Amérique latine. Mais, à regarder de près, cette règle ne vaut-elle pas pour l'Europe aussi ? Lutter contre l'Amérique signifie lutter contre les strates sociales qui hissent l'économisme au rang de valeur cardinale, oubliant que les règles de la politique nécessitent d'autres vertus, non matérielles, et que la "plus-value de légitimité" repose sur la mémoire historique et non sur le présentisme de la jouissance. Le parti américain regroupe ceux qui ont perdu le sens de l'État, du devoir politique, pour poursuivre des objectifs lucratifs, toujours axés sur le court terme. À ces politiques à court terme, nous opposons le long terme de la mémoire historique.
• 3. Parce que l'Amérique est l'ennemi culturel :
Les États-Unis véhiculent une culture purement individualiste et dépourvue de racines pluriséculaires voire plurimillénaires. Cet individualisme et cette absence de mémoire ont un effet dissolvant sur les cultures périphériques, ne disposant pas d'emblée d'un "marché" de 250 millions de consommateurs. Sur l'ensemble de la planète, la culture léguée par les ancêtres fait peu à peu place à une culture artificielle, construite à l'aide d'affects psychologiques, de lambeaux de mythe, de fiction minable, collés bout à bout. Cette culture artificielle n'est pas arrivée en Europe et en Asie de manière fortuite : elle y a été sciemment greffée. Rappelons que la France a été mise au pied du mur en 1948 : ou elle acceptait sans restriction l'importation massive de produits culturels et cinématographiques américains ou elle était rayée de la liste des bénéficiaires du Plan Marshall. L'Amérique, en tant que puissance dominante, pratique l'ethnocide culturel ; quand les peuples auront perdu leur mémoire, ils seront archi-mûrs, c'est-à-dire suffisamment pourris, pour accepter le super-ersatz offert par Washington. Mais cette éradication à l'échelle planétaire des mémoires recèle le danger de l'uniformité : elle ôte quantité de potentialités à l'humanité, quantité d'alternatives, qui auront été gommées irrémédiablement.
• 4. Parce que l'Amérique est l'ennemi du genre humain :
L'Amérique a réintroduit dans la pratique politique et diplomatique la notion d'"ennemi absolu", c'est-à-dire d'un ennemi qu'il ne s'agit plus seulement de vaincre mais d'exterminer. Tous les peuples de la planète peuvent devenir, au gré des circonstances, ennemis de l'Amérique. Ils risquent l'extermination, à l'instar des populations amérindiennes, liquidées par des couvertures vérolées, de l'alcool frelatée, les balles de la cavalerie, etc. Le XVIIIe siècle et l'Europe du XIXe, régie par la Pentarchie (France, Angleterre, Prusse, Autriche, Russie), avaient tenté d'humaniser la guerre, de traiter correctement les prisonniers, de soigner les blessés, de mettre les populations civiles à l'abri des conflits. L'irruption de l'Amérique dans les conflits du monde, surtout à partir de la dernière guerre mondiale, a conduit à la destruction massive d'objectifs civils (Dresde, Hiroshima, Hanoï, villages vietnamiens, Panama), au pilonnage de colonnes en retraite (Koweit/Irak), au meurtre collectif des prisonniers de guerre (les "morts pour raisons diverses", dont a parlé l'historien canadien James Bacque). Cette déshumanisation de la guerre dérive en droite ligne de l'idéologie messianique américaine : quand une personne, un pouvoir ou une puissance politique croit détenir la Vérité Ultime, elle ne tolère plus la moindre déviation idéologique, la moindre entorse à sa volonté. Et elle frappe. Cruellement. Sans égard pour autrui. Parce qu'il incarne le Diable. Aux guerres messianiques, réintroduites par les États-Unis, nous entendons substituer un nouveau jus publicum qui redonnera à la guerre une dimension moins absolue.
• 5. Que faire ?
À l'heure où le capitalisme américain semble triompher, où il est de fait la dernière idéologie économique en lice, des lézardes strient déjà l'édifice. Au sein de l'économie-monde capitaliste, des contradictions apparaissent; ses pôles accusent des divergences entre eux parce que des mémoires culturellement déterminées les agissent en dépit de l'arasement que Washington avait voulu. Incontournable demeure la solidité des communautés japonaises et de l'épargne allemande, soit autant de signes que les peuples non-américains, même largement américanisés, ont le sens de la durée et ne se contentent pas de jouir de l'instant. Qu'ils privilégient le long terme et ne s'abandonnent pas entièrement à l'individual choice, indice économique de l'American Way of Life. Et que ce pari pour le long terme, amorcé depuis plusieurs décennies déjà, en dépit de Reagan et de Thatcher, engrange désormais de formidables succès. L'éducation japonaise, le taux d'épargne nippon, scandinave et germanique, la formation des apprentis allemands en tous domaines, la plus-value que donnent tous les enracinements, battent à plate couture la permissivité américaine, l'économie basée sur le crédit, l'absence d'investissements pour la formation du personnel, l'absence de racines stabilisantes. Les États-Unis battent de l'aile parce que leurs écoliers demeurent analphabètes, ne maîtrisent même plus un anglais simplifié, parce que leurs ménages dépensent plus qu'ils ne gagnent, parce que l'angoisse de vivre, dû à l'absence de racines solides, conduit à la toxicomanie. Les rodomontades de Panama ou du Golfe n'y changeront rien.
Nous Européens devons adopter le modèle rhénan du capitalisme (comme nous l'enjoint Michel Albert dans Capitalisme contre capitalisme), car ce modèle, malgré ses insuffisances, porte quand même en lui la volonté de parier sur l'éducation, d'investir dans la recherche et dans la formation, parce qu'il lie le passé au futur grâce à l'épargne de ses citoyens. En germe, cette forme incomplète de capitalisme génèrera la puissance, précisément parce qu'elle conserve des formes qui ne sont pas libérales : rigueur de l'enseignement et de la formation, qui ne sont possibles que si l'on ne se laisse pas aveugler par le profit à court terme, tare du libéralisme.
Concrètement, lutter contre l'américanisme aujourd'hui, c'est soutenir toutes les politiques qui visent le renforcement de l'épargne des ménages, l'investissement massif dans la recherche et dans l'éducation, l'euro-centrage de nos énergies. Car alors nous aurons les armes qu'il faudra pour contenir les folies américaines au-delà de l'Atlantique. Et pour laisser, là-bas où le soleil se couche, l'anomalie historique américaine imploser, lentement mais sûrement.
► Robert Steuckers, 1991.
Le thème de l’impérialisme est intrinsèquement associé au droit international dans la pensée de Carl Schmitt (1) , en raison de la conception politique — "décisionniste" puis, après 1933, "d’ordre concret" — du droit que prône le "juriste engagé" (2) à l’aune de son nationalisme. Cet impérialisme, de manière significative, constante et partiale, est toujours un impérialisme étranger sur ou contre l’Allemagne — il n’est jamais question d’ "impérialisme allemand"… Non content d’analyser et de dénoncer les formes modernes de domination, contrôle et intervention développées par les puissances occidentales (notamment les États-Unis, ou encore la France en Rhénanie) pour asseoir leur hégémonie, le juriste voit dans l’impérialisme (anti-allemand) des vainqueurs de 1918 le facteur principal expliquant l’évolution discriminatoire et universaliste du droit des gens, du Traité de Versailles et du pacte de la SDN au pacte Briand-Kellog et au Jugement de Nuremberg. Ce droit, dirigé contre le Reich et mis au service de la garantie du statu quo, sert de justification au système "Weimar-Genève-Versailles" (3) instauré après 1918-1919, puis, par analogie, au système Bonn-Nuremberg-Potsdam établi après 1945-1949, double institution en droit international et en droit interne de "l’impérialisme occidental" puis de "l’impérialisme Est/Ouest" contre l’Allemagne "véritable" ("prussienne") — le libéralisme allemand étant dénoncé comme l’intercesseur de la domination étrangère quand le nationalisme allemand est présenté comme un mouvement de "résistance" (4).
C. Schmitt est un juriste qui a une conception "politique", et non pas "juridique", du droit : pour lui, on ne peut saisir le sens des concepts juridiques qu’en élucidant leur dimension politique, c’est-à-dire polémique (5). Cela vaut tout particulièrement pour le droit international, dont la structure n’est pas assurée par une logique "verticale", celle du modèle hiérarchique et centralisé de l’État et de son droit interne, mais par une logique "horizontale" correspondant à un monde anarchique de sujets également souverains, dans le cadre d’une pluralité — et non d’une unité — politique (6).
Conséquemment, l’œuvre schmittienne est en prise sur la situation internationale concrète, alors même qu’elle ambitionne une réflexion théorique, et, tenant compte de la situation (géo)politique de l’Allemagne après 1919, elle relève d’un "nationalisme en acte" (7). Les États se trouvant dans un "état de nature" — ce qui n’exclut pas l’existence d’une communauté de droit des gens (8) —, l’essentiel porte sur la puissance, le pouvoir de décision et la nécessité d’être réellement souverain, c’est-à-dire indépendant de l’étranger, détenteur du jus belli et des moyens militaires sans lesquels ce jus est illusoire. Par conséquent, soit le Reich garde sa volonté d’existence politique, soit il se laisse démoraliser et il sera l’objet de la politique internationale, car ce sont toujours des États qui, au nom du droit, de l’humanité ou de la paix, luttent contre d’autres États.
Prenant position sur les grandes questions au centre du droit des gens et de la politique mondiale durant l’entre-deux-guerres, le juriste, en termes "décisionnistes" puis "d’ordre concret", se fait militant de la cause allemande : il refuse la souveraineté diminuée du Reich puis il soutient la destruction du diktat, il appelle à une coalition européenne contre l’URSS puis il se tourne contre les puissances maritimes anglo-saxonnes, tout en confrontant son argumentation à celle des auteurs de l’Ouest ou de l’École de Vienne, ou encore Max Huber, Schüching et Wehberg dont l’enseignement, dit-il, correspond à une théorie du droit international qui a entériné, avec le statu quo, les méthodes discriminatoires et les ambitions universalistes de l’impérialisme occidental.
Après 1919, la critique de Weimar par le juriste catholique anti-libéral et anti-marxiste passe par la critique des conséquences du diktat de Versailles et du statu quo garanti par la Ligue de Genève. Ses écrits sont ceux d’un opposant — renommé — au régime weimarien, attaqué et condamné pour être né de la défaite et de la révolution de 1918, pour se référer à des modèles prônés par les ennemis du Reich (idéologie wilsonienne ou démocratie parlementaire), et parce qu’il constitue l’une des pièces du système de domination occidental (les Alliés préconisent la fédéralisation et la parlementarisation de l’Allemagne, désarmée, pour la maintenir en état d’infériorité).
C. Schmitt dénonce à peu près toutes les initiatives de la diplomatie de la République, de Locarno aux projets d’union européenne en passant par l’entrée à la Société des nations, l’adhésion au pacte Briand-Kellog et le plan Young, parce que, de son point de vue, elles entérinent le statut politico-territorial et juridico-financier de 1919, partagent "l'illusion" de la "juridicisation" de la politique interétatique et épousent les nouvelles tendances du droit international gouvernées par un pacifisme officiel au service de l’impérialisme déguisé des vainqueurs.
En revanche, devenu l’un des chefs de file de la doctrine allemande après 1933, il fait sien le combat du régime national-socialiste pour l’abolition du Traité de Versailles, "l’égalité des droits" — c’est-à-dire la restauration de la souveraineté militaire du Reich (réarmement, rétablissement du service militaire obligatoire, remilitarisation de la Rhénanie) — et la réunion de tous les Allemands dans un même État, et contre le système de prohibition de la guerre et de sécurité collective institué par la Ligue de Genève et les puissances occidentales envers l’Allemagne, désignée comme "agresseur" parce qu’elle récuse le statu quo.
Après les "épreuves" de 1945-1949 (9), le nationalisme "impénitent" (10) du juriste — qui l’avait amené à soutenir "l’ordre nouveau" instauré en Europe entre 1940 et 1944 (11) — ne peut plus s’exprimer ouvertement dans le contexte défavorable de la République fédérale — d’où le recours à "l’art d’écrire" (12) par un "vaincu" (13) solitaire qui pourrait se heurter à la censure des autorités en vertu des articles 139 et 18 de la Loi fondamentale (14). La critique de Bonn et de Nuremberg n’en est pas moins incisive, jointe à la dénonciation de l’anéantissement de la Prusse et de la division d’une Allemagne "aliénée" (15). Elle passe, d’une part, par la récusation voilée de l’idée de la "culpabilité allemande", d’autre part, par l’énonciation implicite d’une thèse sur la catastrophe européenne de la première moitié du XXe siècle.
L’idée de la "culpabilité allemande", intériorisée par la République — la "responsabilité devant Dieu et les hommes", inscrite dans le préambule de la Grundgesetz, étant, pour reprendre le propos de Karl Jaspers (16), le fondement moral et juridique de la RFA — procède de la double imputation à l’Allemagne de la responsabilité de la guerre et du caractère criminel du national-socialisme (caractère étendu à des pans entiers de la société, de la culture et de l’histoire germaniques) ; elle s’est traduite initialement par "l'arrestation automatique", l’internement et la privation des droits des membres du parti nazi, de la fonction publique et de l’armée ; elle constitue enfin la source de l’interdiction faite aux Allemands d’être une "nation normale", souveraine, rattachée à son passé.
Le refus de cette disqualification morale, qui fait l’affaire des grandes puissances, se conjugue avec la critique de l’évolution du droit international et l’éloge du droit des gens classique basé sur des concepts non discriminatoires de guerre et d’ennemi (en 1950), et avec la tentative de réhabiliter l’armée allemande confrontée aux partisans dans l’Europe occupée et sur le front russe (en 1963). Primo, C. Schmitt explique les proportions gigantesques que prit le second conflit mondial et, plus généralement, le caractère dramatique de la période 1914-1949, par la criminalisation de la guerre et de l’ennemi de 1919 à 1946, qui exacerbe les conflits et précipite la ruine de facto du jus in bello (telle est la relation entre la guerre "juste", qui discrimine les belligérants, et la guerre "totale", légitimée par la mise hors la loi de l’adversaire) (17), secundo, par la stratégie de révolution mondiale, matrice de la "guerre civile internationale" et de la guerre de partisans, vecteur de l’ascension aux extrêmes de la violence en raison de la suppression de la distinction entre civils et militaires (pierre angulaire du jus in bello). Bref, ce sont les impérialismes "universels" (renvoyés dos-à-dos) de l’Ouest et de l’Est — s’identifiant à l’humanité et au "sens de l’histoire", ne voulant pas reconnaître sur un même plan moral et juridique leurs ennemis disqualifiés, prétendant monopoliser la décision sur le caractère juste ou injuste des conflits — qui ont déchaîné l’hostilité absolue et la guerre totale.
Ces impérialismes, scellés par le droit international, sont d’autant plus avérés que, pour C. Schmitt et ses disciples, rétrospectivement, les guerres mondiales livrées par les Alliés, la première au nom du "droit des peuples à disposer d’eux-mêmes" (droit dont les Allemands ne devaient pas bénéficier), la seconde au nom de "l’antifascisme", ont eu pour objectif de détruire l’Allemagne en tant que puissance, plus précisément de détruire "l’État militaire prussien" — noyau du Reich. La Seconde Guerre mondiale et le deuxième après-guerre furent ainsi une radicalisation de la Première Guerre mondiale et du premier après-guerre, cependant que la guerre froide entre l’Est et l’Ouest après 1946 reproduisait, à plus grande échelle, l’état de "paix-guerre" postérieur à 1919 entre les Alliés et l’Allemagne (18).
1) En 1918, Français et Britanniques avaient obtenu du président Wilson que l’armistice ne serait conclu qu’avec un gouvernement démocratique excluant le Kaiser et les chefs militaires du Reich, bref, après une révolution. Dès 1943, les Alliés ne reconnaissent plus de jure le gouvernement allemand et exigent une capitulation inconditionnelle, puis, en 1945, ils stipulent que la signature d’un éventuel traité de paix passe par la liquidation de l’ancien régime, la "dénazification" et l’établissement d’un nouveau régime démocratique et fédéral, bref, après une autre révolution, issue elle aussi d’une défaite militaire.
2) Après l’armistice de Rethondes, le blocus, comme acte d’hostilité et moyen de coercition, avait été maintenu par les Alliés pendant l’hiver 1919. Après la reddition de Reims, la ligne de démarcation entre la guerre et la paix est placée à la fin et non au début de la période d’occupation, laquelle représenta, de l’aveu des Alliés, une continuation de leur effort de guerre, qui ne prit fin qu’avec la refonte complète de l’État allemand (à chaque fois, les hostilités ont donc été poursuivies après la cessation de la belligérance, brouillant la distinction entre guerre et paix).
3) En 1919, le Reich, en tant que puissance vaincue et déclarée coupable, n’avait pas été admis à la Conférence de la Paix réservée aux seuls vainqueurs. En 1945-1949, il n’y a même pas de traité de paix car l’Allemagne, qui n’existe plus en tant qu’État du fait de sa capitulation et de sa debellatio, est soumise à une administration internationale (quadripartite) (19), et la guerre froide s’est installée entre les anciens alliés, parallèlement à la conservation des mesures de force et d’hostilité contre les Allemands (comme en 1919).
4) En 1919, l’Allemagne avait dû avaliser l’accusation selon laquelle elle avait déclenché et poursuivi une guerre d’agression, verser à ce titre d’énormes réparations — sous peine de sanctions —, mettre sous contrôle international les chemins de fer du Reich et la Banque du Reich, et elle n’avait échappé que de justesse à la livraison des "criminels de guerre" que les Alliés se réservaient le droit de juger (à commencer par Guillaume II, Hindenburg et Ludendorff). En 1945-1946, le Tribunal de Nuremberg, réalisant ce qui était virtuellement contenu dans les articles 227 et 230 du Traité de Versailles, entérine la criminalisation du IIIe Reich et sa liquidation judiciaire, qui s’accompagne, avec le versement de nouvelles réparations, de la culpabilisation collective du peuple allemand et de l’interdiction faite à l’Allemagne de redevenir un "État normal".
5) En 1919, le Reich avait perdu (outre l’Alsace-Lorraine, Eupen-Malmédy, le nord du Schleswig-Holstein, le Luxembourg, détaché de l’union douanière allemande, et la Sarre, administrée par la SDN) la Prusse occidentale, la Posnanie, la Haute Silésie et Memel ; Dantzig avait été érigé en "État libre" et le "corridor" polonais isolait la Prusse orientale du reste de l’Allemagne, cependant que l’état-major et l’Académie de Guerre, sanctuaires du "militarisme prussien", étaient supprimés et interdits par les Alliés. À partir de 1945, l’Allemagne perd l’ensemble des territoires à l’est de l’Oder-Neisse et la Prusse est dissoute (en 1947), moyen radical de faire disparaître le berceau du "militarisme allemand" et d’anéantir l’aristocratie prussienne.
6) En 1919, après la dislocation de l’Empire des Habsbourg, l’Autriche (qui perdait la Styrie méridionale, une partie du Tyrol et du Burgenland, ainsi que les Allemands de Bohême et de Moravie) avait été séparée du Reich par les traités de Versailles et de Saint-Germain. Après 1945, la même vocation est assignée à l’État autrichien, divisé (comme Vienne) en quatre zones d’occupation après l’annulation de l’Anschluss de 1938 puis neutralisé, celle d’empêcher la constitution d’une Grande Allemagne.
7) En 1919, des millions d’Allemands avaient été séparés de la mère patrie et transformés en minorités dans les nouveaux États centre-européens issus du démembrement des empires russe, austro-hongrois et allemand. Après 1945, les populations germaniques — du moins celles qui n’étaient pas déjà devenues des réfugiés fuyant l’avance et les exactions de l’Armée rouge durant la dernière phase de la guerre — sont systématiquement chassées de Prusse, de Posnanie, de Poméranie et de Silésie (adjugées à la Pologne et à l’URSS), des Sudètes (qui reviennent à la Tchécoslovaquie), ou encore du Banat et de Transylvanie, tandis que les Allemands de la Volga ("peuple puni", avec d’autres, par Staline) sont déportés en Sibérie et au Kazakhstan. Ces expulsions massives et forcées, qui ont touché 16 millions de personnes, jointes à l’exode constant des Allemands de la zone soviétique puis de la RDA vers l’Ouest, consomment l’effondrement complet du Deutschtum à l’Est.
8) En 1919, la Rhénanie avait été occupée et démilitarisée, le Reich désarmé, ses fortifications démantelées, ses fleuves internationalisés, son armée réduite à 100.000 hommes et son industrie de défense drastiquement restreinte. En 1945, toute l’Allemagne est occupée, démilitarisée et désarmée, puis divisée en deux États antagonistes, l’un arrimé à la coalition occidentale, l’autre rattaché au bloc soviétique, deux États à la souveraineté diplomatique et militaire limitée où stationnaient des contingents étrangers et dont les forces armées reconstituées furent intégrées, l’une à l’OTAN, l’autre au Pacte de Varsovie, c’est-à-dire soumises, l’une à un commandement américain, l’autre à un commandement russe.
9) En 1918-1919, les Alliés avaient provoqué, ou du moins contribué à provoquer, la chute de la monarchie des Hohenzollern et exigé la constitution d’ "un gouvernement démocratique et représentatif à Berlin", embryon de la future République de Weimar, dont la constitution resta liée au Traité de Versailles — à ses clauses morales, financières, territoriales et militaires — par son article 178-2. En 1945-1949, les Alliés entreprennent eux-mêmes la révolution, à savoir la suppression du militarisme et du national-socialisme, la rééducation du peuple allemand et la création d’une République fédérale, démocratique, parlementaire et juridictionnelle (à l’Ouest), la République de Bonn, laquelle, sous le contrôle des puissances de tutelle, ancrera l’Allemagne (en position subordonnée) à l’Occident (à travers l’adhésion au plan Marshall, à l’OTAN, à l’UEO, à la CECA, à la CEE et à la CEEA), et dont la "Loi Fondamentale" (20), notamment l’article 139, maintiendra les liens avec la législation d’occupation.
Les formes de l’impérialisme en droit international
L’analyse critique de la situation de la Rhénanie occupée et démilitarisée après 1919 et, plus encore, celle de l’impérialisme américain, de la doctrine Monroe à la doctrine Stimson, permettent à C. Schmitt de montrer pleinement l’instrumentalisation politique du droit typique de l’impérialisme occidental et de son système "universaliste" de justifications.
A) Les premiers textes du "juriste-nationaliste" consacrés au droit international portent sur la situation névralgique de la Rhénanie, situation qui retient son attention de manière continue de 1924 à 1936 et dont il suit tous les développements : traité de Locarno (1925), protocole de la SDN sur l’ouverture des négociations portant sur l’évacuation des provinces rhénanes (1928), accords de La Haye (1929), rétablissement de la souveraineté militaire du Reich en réponse au pacte d’assistance mutuelle franco-soviétique (1936). C’est à juste titre que C. Schmitt se concentre sur l’évolution du statut de la Rhénanie, question au cœur de la politique internationale à l’époque : la démilitarisation de la rive gauche du Rhin forme la clef de voûte de l’ordre européen établi par la France après 1919 car elle garantit la suprématie de Paris sur Berlin ; aussi la remilitarisation de mars 1936 marque-t-elle le tournant de l’histoire de l’entre-deux-guerres.
Dans ses textes, le juriste dénonce les manœuvres tendant à séparer de l’Allemagne désarmée et contrôlée les provinces rhénanes occupées et démilitarisées, et à les transformer en "objet de politique internationale".
La Rhénanie, avec son statut territorial distinct relevant du droit international et non plus du droit interne allemand, échappe à la souveraineté du Reich : c’est une commission internationale composée de représentants des gouvernements alliés et présidée par un Français (la HCITR) qui décide des questions de sécurité, d’ordre public et d’état d’exception à l’ouest du Rhin (elle peut y décréter l’état de siège) ; c’est donc elle qui détient la souveraineté réelle sur l’espace le plus industrialisé de l’Allemagne. Le statut politico-juridique des provinces de l’Ouest, substitut à la constitution d’un État rhénan séparé du Reich à laquelle Paris n’a pu procéder par suite du refus anglo-américain, équivaut à la suppression de toute possibilité de défense, à la création d’un glacis entre la France et l’Allemagne aux dépens de cette dernière, qui sacrifie à un conflit éventuel 14 millions d’Allemands pris en otages.
La démilitarisation de la Rhénanie — partie du système général des restrictions et amputations de la souveraineté allemande — est conçue, avec le désarmement du Reich, comme une garantie de la paix, et elle est elle-même garantie par les stipulations des traités de Versailles et de Locarno, qui considèrent toute infraction à cette démilitarisation "comme un trouble contre la paix" et comme un "acte hostile" contre chacune des 27 puissances signataires du traité de 1919. Ces stipulations ont un sens politique précis : tandis qu’une occupation de la Rhur par l’armée française peut être qualifiée de "mesure pacifique", l’Allemagne peut être désignée comme agresseur — et donc sanctionnée — pour n’importe quel motif, car l’interdiction des "mesures de mobilisation" peut faire l’objet d’interprétations illimitées de la part des puissances occidentales. Par conséquent, le simulacre du système de prévention et de prohibition de la guerre, avec ses "fictions juridiques" qui détruisent l’honnêteté du droit des gens, fonctionne contre l’Allemagne, désarmée et démilitarisée, mais présumée agresseur.
B) La critique schmittienne des formes américaines d’hégémonie, notamment l’article "Völkerrechtliche Formen des modernen Imperialismus" (21), marque le point culminant de l’approche ("décisionniste") associant droit international et impérialisme (22).
Toute politique d’expansion doit trouver une justification : il ne s’agit pas là simplement d’un "masque idéologique" mais de l’illustration de cette vérité qu’il n’y a pas de pratique internationale sans discours légitimant.
Jusqu’au XIXe siècle, le droit des gens reposait sur la distinction entre les peuples européens-chrétiens et les autres ; en découlaient certaines notions spécifiques : les privilèges consulaires, le régime d’exemption des juridictions étrangères, l’extraterritorialité des Européens. Cette distinction s’est sécularisée dans la distinction entre peuples civilisés, à demi civilisés et non civilisés, qui a été à la base des concepts et méthodes de l’impérialisme européen au tournant du siècle.
L’article 22 du pacte de la SDN est à la fois le modèle et la synthèse de la justification offerte par l’idée de "civilisation" à cet impérialisme : aux colonies et aux protectorats s’ajoutent désormais les mandats.
L’impérialisme américain, lui, a dépassé ce stade, car il a pour principe et spécificité de séparer l’économie et la politique, ce qui a valu à l’expansion américaine de passer pour "pacifique", parce qu’ "économique" et donc "apolitique", si bien qu’il n’y aurait pas, à proprement parler, d’ "impérialisme" américain. C. Schmitt récuse, bien évidemment, cette interprétation : "l’impérialisme américain est un impérialisme économique ; il ne cesse pas pour autant d’être un impérialisme" (23), car les intérêts du capitalisme mondial anglo-saxon vident de leur substance les principes d’autodétermination, d’indépendance et de souveraineté nationales. La démarche consistant à jouer l’antithèse économie/politique n’est qu’une manière anti-politique de déguiser le caractère politique de phénomènes économiques.
Les États-Unis ont ainsi développé des concepts et méthodes spécifiques de domination internationale : le nouveau clivage politique qu’ils ont instauré est celui qui oppose les créanciers et les débiteurs, division — politique, et pas seulement financière — qui s’impose au premier chef à "l'État de réparations" menacé de "sanctions" qu’est l’Allemagne — soumise à l’extorsion internationale de son produit national. La question des dettes, dommages de guerre et réparations, levier politique majeur, était étroitement liée à l’occupation militaire de la Rhénanie jusqu’à l’adoption du plan Young ; celui s’est efforcé de "dépolitiser" ladite question, permettant aux Américains, après qu’ils eurent joué un rôle déterminant durant la guerre mondiale puis à la Conférence de la Paix, de se muer en arbitres des finances de l’Europe, position devenue la matrice de la nouvelle direction politique donnée au droit des gens.
L’essentiel de l’argumentation américaine, en droit international et en politique étrangère, s’articule autour de la doctrine Monroe ; s’y ajoutent 2 moyens spécifiques : l’accord d’intervention et la reconnaissance des gouvernements ; enfin, le pacte Kellog et la doctrine Stimson marquent le dernier stade de l’impérialisme moderne.
♦ 1) Historiquement, la doctrine Monroe, selon C. Schmitt (24), est d’abord un principe d’éviction des puissances européennes qui garantit le régime républicain des États du continent américain, ensuite un instrument d’hégémonie et d’ingérence des États-Unis dans l’hémisphère occidental, enfin un principe d’intervention impérialiste dans le monde entier.
Cette doctrine est capable de justifier les politiques les plus opposées — c’est en son nom que Washington a d’abord refusé de s’engager dans le conflit européen, ce qui n’a pas empêché l’entrée en guerre contre l’Allemagne en 1917, quitte à signer un traité de paix séparé avec le Reich en 1921 —, car le gouvernement américain a le monopole de sa définition, de l’interprétation et de l’application, puisqu’elle constitue une déclaration unilatérale d’un président américain. Cette déclaration n’en a pas moins une extraordinaire portée internationale, car les États-Unis sont parvenus à faire reconnaître par tous les États du monde, ainsi que par la SDN, une doctrine dont l’interprétation est leur affaire exclusive, de sorte qu’on ne peut rien exiger d’eux qui lui soit contraire, tandis qu’ils peuvent exiger à tout moment son respect, dont ils sont les seuls à décider quel contenu lui donner.
Apparemment absents de la Ligue de Genève — dont ils ont imposé la fondation —, les États-Unis sont effectivement présents, d’une façon indirecte mais efficace, par le biais de la doctrine Monroe dont le primat sur le Pacte de 1919 est reconnu dans l’article 21 et qui met le continent américain à l’abri de toute ingérence extérieure (y compris de la Société), et par le biais des États latino-américains membres de la Ligue, réputés "souverains" mais dont la politique étrangère est en réalité contrôlée par Washington. Autrement dit, les décisions de la SDN sur l’Europe ou l’Asie sont influencés par les États de l’hémisphère occidental — États présents à Genève (en 1932, Panama siège même au Conseil !), alors que la puissance qui les contrôle en est absente —, tandis que la SDN, elle, ne peut exercer aucune influence sur les affaires américaines puisqu’elle s’est pliée à ladite doctrine. Cette combinaison d’absence officielle et de présence effective des États-Unis en Europe est particulièrement frappante dans le domaine des finances où il n’y a pas d’accord passé entre l’Allemagne et les Alliés sans la présence décisive d’un "citoyen américain" — non pas d’un représentant officiel du gouvernement de la Maison blanche. Il en va de même lors de la constatation d’un manquement aux obligations de réparations de la part du Reich, c’est-à-dire lors de la prise de sanctions éventuelles : est encore présent un "citoyen américain".
♦ 2) À partir de la doctrine Monroe, s’organisent à la fois l’hégémonie continentale et l’expansion mondiale, car les États-Unis sont en passe de devenir, en 1932, l’arbitre international. De ces 2 directions découlent des phénomènes et des reclassements spécifiques en droit des gens, ainsi que de nouvelles méthodes de domination : l’accord d’intervention et la reconnaissance des gouvernements.
a) Sur la base de l’égalité juridique formelle des États, se profilent des formes inédites de contrôle et d’intervention, car il n’y a pas d’impérialisme sans hégémonie et donc sans ingérence dans les affaires d’États dépendants. Ces nouvelles méthodes, qui assurent les avantages d’une annexion sans ses coûts politiques et qui sont compatibles avec les prescriptions du droit international (lequel interdit la conquête militaire mais pas l’exploitation économique), trouvent leur point de systématisation dans "l’accord d’intervention" inventé par les États-Unis. Cet accord permet à un État (les États-Unis en l’occurrence) d’intervenir de jure, dans des conditions et avec des moyens spécifiques, dans les affaires d’un autre État (les États d’Amérique centrale et des Caraïbes en l’occurrence), théoriquement souverain mais réellement contrôlé par le biais de clauses restrictives qui donnent à la puissance étrangère, et à elle seule, le droit de décider si les conditions de l’intervention sont réunies (troubles à la sécurité et à l’ordre public, inobservation des traités internationaux, menaces sur la liberté et la propriété des étrangers, etc.) ; l’État qui a la faculté d’intervenir, en cas d’exception à l’ordre qu’il a établi, est de facto souverain, pas celui qui est l’objet de l’intervention.
b) À côté de ce genre d’accord, Washington dispose d’un autre moyen typique de contrôle et d’ingérence, à savoir un concept spécifique de reconnaissance ou de non-reconnaissance, bientôt étendu à l’ensemble du globe. Les États-Unis n’entendent reconnaître que les gouvernements "légaux" en Amérique latine, à l’exclusion des gouvernement "illégaux" ou "révolutionnaires" ; cela signifie concrètement qu’ils décident du caractère licite ou illicite des (instables) régimes latino-américains dont ils déterminent le destin politique.
♦ 3) D’après C. Schmitt, le pacte Kellog et la doctrine Stimson ont acquis pour le monde entier une fonction analogue à celle de la doctrine Monroe pour le continent américain : celle de justifier l’impérialisme (économique) des États-Unis et ses méthodes d’intervention.
Le pacte de 1928 est le point d’orgue d’une évolution qui profite à Washington au détriment de Genève, car "le pouvoir de décider de la paix du monde, le gouvernement américain l’a confisqué à la Société des nations par le pacte Briand-Kellog" (25). En effet, la solennelle condamnation de la guerre en tant "qu’instrument de politique nationale", adoptée par presque tous les États du monde, y compris des États non membres de la SDN comme l’URSS, n’a que l’apparence d’une proscription générale, car le pacte autorise implicitement, a contrario, les guerres menées à des fins de politique internationale (impérialiste), et il en reste à une conception de la belligérance comme emploi direct de la force armée, à l’exclusion des autres moyens de coercition ou de subversion. Passant d’un plan bilatéral franco-américain à un plan multilatéral, la renonciation à la guerre, ne reposant plus sur l’amitié réelle des cosignataires, devient d’autant plus aléatoire que chaque État détermine souverainement l’existence ou non d’une agression et décide des mesures coercitives à prendre, qu’aucune modalité de changement pacifique n’est envisagée, que les réserves et interprétations gouvernementales ajoutées au pacte — la réserve de la légitime défense, la réserve britannique de la sécurité des communications de l’Empire, la réserve américaine de la doctrine Monroe ou la réserve selon laquelle "toute action contre la propriété ou la personne d’un citoyen américain est un acte d’hostilité" — vident de tout sens la condamnation formelle de la guerre. In fine, au lieu de mettre celle-ci "hors-la-loi", le pacte de 1928 invite les États à légitimer leur emploi de la force ou à mener une guerre de facto sans déclaration formelle, ou encore à engager des hostilités non militaires.
La doctrine de 1932, qui visait initialement les actions du Japon en Chine, donne aux États-Unis le droit de reconnaître ou de ne pas reconnaître, partout dans le monde, les changements politiques ou territoriaux, et, partant, le droit d’intervenir ou de ne pas intervenir dans le monde entier. Cette ligne politique "universaliste", associée à un pacte Kellog ouvert à toutes les interprétations, se révèle fondamentalement impérialiste, conduisant l’Amérique à participer à toute action collective destinée à punir un État agresseur. Comme le déclarera Stimson en 1941, la Terre, en raison du progrès technique, est devenue plus petite, trop petite pour admettre des systèmes politiques opposés, trop petite pour que les États-Unis n’aient pas à employer la force en Asie, en Europe ou en Afrique, contre des régimes "illégaux" ou "révolutionnaires" : la doctrine du secrétaire d’État américain, credo du pan-interventionnisme américain au plan mondial, aboutit ainsi à universaliser les conflits au nom de l’unité du genre humain. La charte des Nations unies signée en 1942 succède à la doctrine révisée en 1941 : elle est, en quelque sorte, la charte du monde unipolaire américanocentré.
♦ 4) Plus déterminant encore que l’impérialisme économique, apparaît l’impérialisme culturel et linguistique, c’est-à-dire l’emprise sur les mots et les concepts.
L’essentiel dans les notions cruciales du droit et de la politique, c’est de savoir qui détient la clé de leur définition, interprétation et application ; ce qui est décisif, et qui est l’expression de la vraie puissance, c’est la faculté de définir soi-même le contenu de ces notions clés. Dans l’impérialisme d’envergure historique, et notamment américain, ce qui importe n’est pas tant le potentiel économique ou militaire que la capacité d’imposer aux peuples dominés, et de leur faire accepter et adopter, des conceptions "hégémoniques" (26) du droit et de la politique.
Face à cette capacité, la faiblesse de l’Allemagne paraît immense : le peuple allemand, soumis aux "suggestions morales" des puissances occidentales emmenées par Wilson (puis Roosevelt), a fini par douter de son bon droit et par voir sa propre cause à travers le regard de ses ennemis. Contre cette abdication morale, juridique et intellectuelle, C. Schmitt appelle à une prise de conscience du caractère éminemment politique du "juridisme" et du "moralisme" qui inspire le droit international moderne.
En conclusion, l’impérialisme américain, du point de vue de ses objectifs et de ses moyens, est le nec plus ultra de l’impérialisme libéral, fondé sur la morale et l’économie (27) : il tire sa justification de l’idéologie du One World et de la "philosophie de l’histoire" qui lui est associée, à savoir la foi dans le progrès d’une humanité civilisée (dont l’Amérique serait la tutrice) ; il utilise, de manière privilégiée, des instruments de pression et de coercition économiques et financiers qui l’autorisent à prohiber l’usage de la force armée au service d’intérêts économiques et financiers. La criminalisation de la guerre, du pacte Kellog au Tribunal de Nuremberg, fait partie des méthodes de cet impérialisme, souligne le juriste allemand, d’abord parce que, en l’absence de modalité de peaceful change, elle entérine le statu quo au bénéfice des possédants et permet d’assimiler l’adversaire à un coupable pour avoir rompu ou perturbé la paix, c’est-à-dire le statu quo, fût-il injuste (au regard du principe des nationalités ou du droit des peuples) ; ensuite parce que la décision sur la paix, la sécurité, et le caractère licite ou illicite de la guerre, appartient aux grandes puissances gardiennes de l’ordre mondial ; enfin parce que l’emploi de la force peut être légitimé par la distinction entre agression et légitime défense, guerre et action collective, guerre juste et injuste, et par l’élaboration d’une terminologie pacifiste où il n’est plus question de "guerre", mais de "sanctions", de "police internationale", de "maintien de la paix", autant d’opérations "internationales" légalisées et censément justes que mènent les puissances impérialistes, et notamment les États-Unis (28).
L’Évolution universaliste et discriminatoire du droit international, stade suprême de l’impérialisme
Après 1918, les Alliés, principalement la France, entendent conserver une paix durement gagnée par l’établissement d’un réseau d’alliances collectives et, via la SDN, d’un système international de garanties, d’obligations et de sanctions qui discrimine l’agresseur.
Ce pacifisme officialisé, tourné contre toute révision qui s’appuierait sur la force armée, C. Schmitt et la droite allemande le dénoncent comme un pacifisme de vainqueurs, un impérialisme masqué. La lutte contre cet impérialisme passe donc par la mise en cause radicale des institutions universalistes — et vice-versa — car ces institutions, placées au service des grandes puissances, sont des instruments de légitimation du statu quo, puis, après 1938 — à cette date, l’ordre établi à Versailles a disparu —, des instruments de légitimation de la guerre collective que les démocraties occidentales menacent de livrer à l’Italie fasciste et à l’Allemagne nationale-socialiste. La critique adressée à la SDN, à la CPJI (29) ou au système de sécurité collective et de prohibition de l’agression est ainsi une attaque dirigée contre les puissances de l’Ouest qui, en prônant la paix et en proscrivant la guerre, défendent en réalité le statut juridique issu des diktat de 1919-1920, conforme à leurs propres intérêts. Elle marque aussi la récusation d’une utilisation des concepts de droit et de paix qui disqualifie l’Allemagne et qui légitime la domination de la France, de la Grande-Bretagne ou des États-Unis, car le "règne du droit" invoqué par Paris, Londres ou Washington n’est en fin de compte qu’une validation des traités en vigueur ou bien le règne des puissances qui savent en appeler à ce droit, qui le définissent, l’interprètent et l’appliquent.
Les nouvelles tendances du droit international, du pacte de la SDN au pacte Briand-Kellog et aux conventions de Londres de 1933 — tendances qui trouveront leur conclusion à Nuremberg en 1946 — aboutissent à transformer la politique mondiale en "police mondiale" ou en "action collective" contre l’agresseur disqualifié. Or, qui est l’agresseur et qui est l’ennemi désigné — et criminalisé — au plan international ? celui qui refuse le statu quo, c’est-à-dire l’Allemagne, toujours implicitement visée dans les accords et traités internationaux. Justifiant la "guerre totale" contre le peace breaker mis "hors la loi", l’évolution vers un concept discriminatoire de guerre et d’ennemi, sapant le droit de la neutralité et le jus in bello, marque la dogmatisation en droit international d’un impérialisme arrivé au stade suprême de l’universalisme.
A) Le vainqueur cherche toujours à donner à la situation politique acquise après la victoire la garantie de la légitimité : l’appel au primat du droit a ce sens politique précis. Versailles le confirme : les idées de la Société des nations sur le maintien de la paix, la juridiction internationale ou la sécurité collective visent à légitimer le statut de l’Europe instauré par les traités de 1919-1920.
Or, ce statut légalisé à Genève, souligne C. Schmitt, n’instaure ni la paix ni la justice, d’abord parce qu’il a généralisé un état intermédiaire de "paix-guerre" en faisant de la paix "une continuation de la guerre par d’autres moyens", ensuite parce qu’il n’est pas conforme à la structure et au fondement du droit des gens, c’est-à-dire à l’égalité souveraine des États, enfin parce qu’il ne respecte pas le principe du droit des peuples à l’autodétermination (au nom duquel s’est pourtant déroulée la guerre et édifiée la SDN, mais aboutirait à l’Anschluss, à la récupération du "corridor" polonais et à la dislocation de la Tchécoslovaquie). Malgré la primauté qu’il accorde au politique, le juriste allemand attache une grande importance à l’idée d’un ordre juridique, un ordre que l’on tienne pour "normal et juste", la reconnaissance d’un principe de légitimité (le principe des nationalités) servant de critère de validation au droit des gens, c’est-à-dire à la garantie aussi bien qu’à la révision de l'uti possidetis.
Mais ce souci s’accompagne, de manière privilégiée, d’une analyse critique des déguisements juridiques de la politique étrangère des puissances occidentales : principalement l’institution de la SDN et ce qui s’y rattache, mais aussi la multiplication des "commissions internationales" (sur la Rhénanie, le désarmement ou les réparations) qui donnent l’illusion de la dépolitisation et prêtent des formes "légales" à la domination.
◘ 1) La SDN n’est pas un "super-État" reproduisant le schéma de la distinction des pouvoirs (Conseil, Assemblée, Cour permanente de justice internationale, Secrétariat), et les obligations qu’elle crée ne sont pas l’effet d’une contrainte juridique supranationale, car la "Société des nations" ne désigne pas un système politico-juridique indépendant des États membres et détenant une souveraineté supra-étatique propre, ce dont le juriste allemand se félicite.
La Ligue de Genève n’abolit pas plus les États qu’elle n’élimine les guerres puisqu’elle en légitime certaines et en sanctionne d’autres (tout comme le pacte Briand-Kellog). Elle est toutefois plus qu’une simple conférence diplomatique flanquée d’un bureau international (le Secrétariat), car la règle fondamentale du droit contractuel selon lequel un traité ne produit pas d’effets à l’égard de ceux qui n’y ont pas pris part, ne s’applique pas à la Société. Les membres permanents du Conseil de la Ligue, principalement la France et la Grande-Bretagne, peuvent obliger les autres États, membres ou non membres, à les suivre dans les guerres qu’ils livreront puisque leurs décisions s’imposent, y compris aux États étrangers (art. 17-1), cependant que ces mêmes membres permanents ne peuvent être contraints à la guerre par une autre volonté que la leur, en vertu de la règle de l’unanimité au sein du Conseil qui donne un droit de veto aux grandes puissances (art. 5-1). Le Covenant consacre donc l’inégalité des États — alors que l’égalité des États est un principe fondamental du droit des gens —, en ce sens que tous les États sont obligés d’appliquer les décisions du Conseil tandis que les grandes puissances ont le pouvoir d’imposer aux autres États des mesures qu’il est impossible de leur imposer à elles-mêmes.
Par l’entremise de la SDN, les puissances victorieuses de 1918 disposent ainsi de moyens d’intervention et de contrôle légitimés, ainsi que du monopole juridique de la désignation de l’ennemi au plan international, ce qui leur permet d’entraîner le reste du globe dans l’orbite de leurs intérêts impérialistes. L’adhésion de l’Allemagne à l’institution de Genève en 1926 n’a pas modifié leurs privilèges, ni la distinction entérinée en 1919 entre vainqueurs et vaincus, armés et désarmés, contrôleurs et contrôlés, créanciers et débiteurs, distinction renforcée par la menace des sanctions de la part des États garantissant la sécurité contre les États virtuellement agresseurs. En effet, le Reich — désarmé, contrôlé, tributaire, donc placé dans une situation de facto inégale — n’a pu utiliser ni les modalités d’intervention réservées aux puissances du Conseil (art. 11) ni les modalités de révision pacifique de l’article 19 (rendues inapplicables par l’hostilité des tenants du statu quo, not. la France).
◘ 2) Continuation de l’Entente, la SDN est un instrument de légitimation du statu quo post-Versailles, affirme C. Schmitt.
L’article 10 du Pacte garantit l’intégrité territoriale et l’indépendance politique des États membres contre l’agression ou la menace d’agression ; il garantit essentiellement l'uti possidetis juris contre toute modification par la force armée, autrement dit, il abolit le droit de conquête, sans pour autant interdire toute révision (les changements sont possibles, ils doivent seulement ne pas être le résultat d’une conquête militaire ; inversement, la guerre reste possible, elle doit seulement ne pas être le moyen d’une modification territoriale). Apparemment, cet article ne contient donc pas une garantie pure et simple du statu quo, mais une protection contre toute modification par la force, protection qui semble bénéficier à une Allemagne désarmée — même si tombent sous la garantie de l’article les clauses territoriales des traités de 1919-1920. Le danger véritable pour le Reich ne réside pas dans l’exclusion des moyens militaires — l’Allemagne désarmée ne peut songer à les employer —, mais dans la légitimation du statu quo qu’entraîne l’adhésion du Reich à la SDN. En effet, l’admission et l’entrée dans la Ligue impliquent un postulat de normalité, de conformité au droit et de légitimité de l'uti possidetis de chacun des membres de l’ordre politico-juridique garanti par la Ligue.
Plus la SDN voudra proscrire l’usage de la force, plus elle devra envisager de mettre au point des procédures de changement — et pas seulement de règlement — pacifique. Or, le droit international est de nature nettement statique : il est orienté vers le maintien de l'uti possidetis entériné juridiquement, non pas vers le peaceful change. Y a-t-il dans le Pacte des dispositions qui permettent une modification paisible de l’état des choses ? L’article 11 donne au Conseil de larges possibilités d’intervention, il ne permet pas de changer le statu quo ; il parle au contraire en faveur de la légitimité de ce statu quo puisque c’est celui qui tente de le modifier qui passe pour un "perturbateur". L’article 19 confère à l’Assemblée la faculté d’inviter les membres de la Société à procéder à un examen des traités devenus inapplicables ou dont le maintien mettrait la paix en péril ; la décision du Conseil et de l’Assemblée doit être unanime, se pose donc le problème de l’existence ou de l’absence du droit de veto de l’État concerné par la révision, celui-ci pouvant soit bloquer toute décision, soit, s’il ne trouve aucun appui au Conseil ou à l’Assemblée, se voir partiellement ou totalement annexé sous la forme de "l'invitation" de l’article 19 ; cet article joue, lui aussi, en faveur du statu quo, puisque c’est le tenant de la révision qui est considéré comme un fauteur de trouble, et puisqu’il exclut de la révision les traités déjà exécutés, d’où l’impossibilité de demander la modification des clauses territoriales pour cause d’inapplicabilité, dès lors que ces clauses sont par nature exécutées immédiatement, créant une situation irrévocable et définitive.
◘ 3) La "juridicisation" croissante des procédures de règlement des conflits internationaux, avec la création de la CPJI et les projets visant à rendre la juridiction ou l’arbitrage obligatoires, va également dans le sens de la légitimation du statu quo.
D’après les "juristes-pacifistes" Schucking et Wehberg, la Cour de justice ne doit pas seulement protéger le droit devenu positif — c’est-à-dire posé dans les traités —, elle doit aider le droit "juste" à percer, sans l’usage de la force. En admettant que les États souscrivent à la charge de compétence obligatoire, sur quel autre fondement que l'uti possidetis le juge, sans sortir de sa fonction judiciaire et même en statuant ex æquo et bono, pourrait-il rendre un verdict, demande C. Schmitt ? L'uti possidetis est la base et la référence du droit international positif et du règlement des différends internationaux ; or, le statut politico-territorial de l’Europe, c’est celui qui a été fixé par les diktat de 1919-1920. Toute décision de justice a pour référence une situation préétablie et supposée normale ; la tendance à la "juridicisation" aboutit ainsi à ce que l'uti possidetis est considéré comme le fondement du droit : on ne se demande plus si le statu quo est juste, on en déduit qu’il est fondé en droit — parce qu’il est inscrit dans les traités — et qu’il est le fondement du droit.
Le tribunal saisi d’un litige statue selon le droit positif en vigueur : c’est à un nouveau beati possidentes qu’aboutit le "règne du droit" (du juge) au plan international. L'uti possidetis juris bénéficie toujours à celui contre qui est réclamée une révision ; le possédant considère inévitablement la revendication d’une modification comme étant illégale et illégitime, car le "droit" est assimilé à la possession ; la conséquence est que celui qui veut changer les choses passe nécessairement pour l’agresseur. En l’absence de possibilité effective de peaceful change, le "règne du droit" (le transfert de la décision à une Cour internationale) n’est donc qu’une garantie de la légitimation du statu quo au bénéfice de l’impérialisme satisfait des puissances victorieuses.
◘ 4) En l’absence d’un principe de légitimité respecté et de modalités de révision appliquées, le droit international ne marque que la tentative de pérenniser un statu quo fixé à tel ou tel moment, arbitrairement choisi, de l’histoire mondiale — en l’occurrence le 28 juin 1919. Mais pourquoi l’histoire devrait-elle s’arrêter ce jour là et pourquoi le rapport des forces établi devrait-il être du "droit" ? Dans un système normatif qui est au service de la garantie de l'uti possidetis, poursuit C. Schmitt, les présomptions relatives à la définition de l’agression et à la détermination de l’agresseur, liées à la mise en œuvre des sanctions prévues à l’article 16 du pacte de la SDN puis fixées dans les conventions de Londres (30), sont inévitablement dirigées contre celui qui veut modifier l’état des choses.
Par conséquent, la création d’un système de prévention et de prohibition de la guerre s’avère une entreprise "pernicieuse", puisqu’en l’absence de modalités de peaceful change, l’interdiction de l’agression revient à un interdictum uti possidetis renforcé par l’institution de la sécurité collective. Celle-ci relève de l’idée de contraindre les États au maintien de la paix, au besoin par la force, c’est-à-dire par des sanctions internationales ; tenant à la fois de l’assistance mutuelle (obligatoire) et de la répression pénale — c’est pourquoi elle est liée à la criminalisation de la guerre en droit des gens —, elle propose une garantie de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique des États au moyen du principe de l’indivisibilité de la paix — la rupture de la paix en un endroit quelconque affecte l’ensemble de la communauté internationale — et du principe de la supériorité collective des forces du statu quo, c’est-à-dire tous les États contre l’agresseur.
En tant que traité de sécurité collective (relayé par les autres "pactes collectifs" inspirés par la diplomatie française), le Covenant offre aux grandes puissances — qui décident s’il y a agression et qui est l’agresseur — à la fois une "super-garantie" de l'uti possidetis, ainsi que le droit de s’ingérer dans les litiges mettant en cause les autres États et la faculté d’obliger ces derniers à les suivre dans les propres conflits qu’elles mèneront. En outre, seule l’agression caractérisée, militaire, étant condamnée, à l’exclusion des moyens de pression et de coercition économiques ou à l’exclusion des pratiques d’ingérence et de subversion, qui permettent de menacer les États sans violer les frontières, la définition de l’agression liée à la mise en œuvre de l’action collective se tient au service de l’impérialisme économique (occidental) ou de la stratégie révolutionnaire (soviétique).
B) Jusqu’en 1937, C. Schmitt et la doctrine allemande s’opposent au système de Versailles en affirmant les principes de la souveraineté, de l’honneur et de l’égalité des États. Après cette date, la lutte contre la Ligue de Genève et contre l’introduction d’un concept discriminatoire de guerre par les puissances de l’Ouest, exige un autre type d’argumentation que l’ancienne théorie des "droits fondamentaux des États" ; elle implique de se placer sur un nouveau terrain, celui de la problématique du bellum justum, problématique que développera encore le juriste après — et contre — Nuremberg.
En 1938-1939, il s’agit de répondre à ce à quoi le Reich semble confronté, c’est-à-dire aux tentatives occidentales de s’arroger, via la SDN, le monopole de la décision sur le droit ou le non-droit de la guerre, avec effet international obligatoire, et, par conséquent, de pouvoir discriminer les États qui sont dans leur tort et ceux qui sont dans leur droit. En effet, la doctrine (31) de droit international élaborée à Genève, Paris, Londres ou Washington tend à substituer à l’ancien concept non discriminatoire de guerre du droit des gens européen classique (32), 2 concepts opposés : l’action armée devient, du côté conforme au droit (du côté des Alliés), "légitime défense" ou "suppléance de la police", "action collective" ou "police internationale", et, du côté contraire au droit (du côté de l’Axe), "agression" ou "crime international". C’est une domination mondiale, universaliste et discriminatoire — que seule une guerre mondiale, universaliste et discriminatoire, pourrait réaliser — que les puissances occidentales revendiquent, selon C. Schmitt, à travers la prétention de déterminer si telle guerre est licite ou illicite, si tel belligérant est dans son droit ou dans son tort, prétention qui exacerbe l’hostilité, et qui va à l’encontre aussi bien de l’égale souveraineté des États et du jus belli traditionnel que de l’égalité morale et juridique des belligérants.
Le Tribunal de Nuremberg, comblant la lacune entre l’illégalité de la guerre d’agression, la responsabilité des États et la pénalisation individuelle des auteurs de la guerre, achèvera l’évolution universaliste et discriminatoire du droit des gens. Après le procès des dirigeants du IIIe Reich, il s’agira pour le juriste — en passant sous silence la guerre de conquête allemande et le judéocide — de disculper l’Allemagne, d’accuser les Alliés d’avoir déchaîné la "guerre totale" au nom de la "guerre juste", de dénoncer la mutation du droit des gens en même temps que le caractère non fondé en droit positif du TMI.
◘ 1) Le droit international façonné par les intérêts des vainqueurs de 1918, lorsqu’il condamne l’agression, vise à réprimer les atteintes à l’intégrité territoriale et à l’indépendance politique des États : il ne recherche pas si ces atteintes se fondent sur un titre juridique, car c’est l'uti possidetis juris qu’il entend garantir. Lorsqu’il s’agit de désigner l’agresseur en vertu de l’article 16 du pacte de la SDN, le Conseil — c’est-à-dire le collège des grandes puissances qui décident — ne s’intéresse qu’à 2 questions : y a-t-il état de guerre ? si oui, ce recours à la guerre a-t-il eu lieu contrairement aux articles 12, 13, 15 ou 17 relatifs aux procédures de règlement pacifique des différends ? Il s’abstient donc volontairement, souligne C. Schmitt, de toute considération sur les causes de la guerre ou sur le bien fondé des revendications de "l’agresseur", pour ne s’attacher qu’à l’inobservation desdites procédures et à l’attaque militaire en premier, au franchissement des frontières.
Le critère utilisé pour distinguer la guerre licite de la guerre illicite est donc purement formel, il évacue l’arrière-plan historique du conflit, c’est-à-dire ses causes globales, objectives et matérielles, bref, il ne se préoccupe pas de la causa belli, de son caractère juste ou injuste sur le fond. L’illégitimité de l’agression et de l’agresseur ne réside pas dans l’injustice de la cause, mais dans le "crime" de l’attaque militaire en premier, du franchissement en premier des frontières, bref, dans la violation de la paix — du statu quo — en tant que telle. Que la guerre soit juste ou injuste du point de vue du fond ou de la cause, en fonction d’un principe substantiel de légitimité, importe peu, l’essentiel est que tout recours à la force armée est illégal et réprimé, dans les conditions prévues par le droit en vigueur. L’intention implicite du juriste allemand est de montrer que la guerre "d’agression", au sens juridico-formel de l’attaque en premier, n’est pas nécessairement une guerre "injuste", au vrai sens politico-matériel de la cause sous-entendu : l’Allemagne n’aurait pas forcément livré une guerre "injuste" en 1939-1945.
Enfin, identifier l’agresseur à celui qui attaque en premier peut être fallacieux : primo, l’attaque militaire peut constituer la seule réponse à des actes d’hostilité ou à des tentatives de coercition non-militaires ; secundo, exiger d’un État qu’il attende afin de ne pas attaquer le premier peut donner à son ennemi un grand avantage militaire ; tertio, la détermination de l’agresseur ne dépendant pas du fond de la question, il devient possible de pousser un adversaire de bonne foi à commettre un acte d’agression afin de déclencher contre lui la mise en œuvre de la sécurité collective, ou encore de procéder à une légitime défense simulée, c’est-à-dire provoquer avec préméditation l’attaque de l’adversaire pour pouvoir ensuite justifier l’usage de la force en invoquant la légitime défense.
◘ 2) La prohibition de l’agression, au fil des conventions internationales conclues de 1919 à 1933, était un moyen déguisé de garantir l'uti possidetis, répète C. Schmitt après la guerre, car elle aboutissait immanquablement au résultat suivant : tout État qui prendrait les armes pour briser les chaînes de Versailles, de Saint-Germain, de Trianon ou de Sèvres, serait inéluctablement condamné même si sa cause était juste. Sans considération de la justice ou de l’injustice du statu quo, sans modalités efficaces de changement pacifique et en l’absence de règlement juridictionnel obligatoire des conflits — si tant est qu’ils soient susceptibles d’une décision judiciaire et que celle-ci ne se borne pas à consacrer l'uti possidetis —, la renonciation à la guerre revient à entériner le statu quo, fût-il injuste, et finit donc par rendre inévitable (sauf dissuasion militaire) l’usage de la force.
Comment concilier les tenants du statu quo et ceux qui entendent réviser les traités ? Quelle justice peuvent espérer les vaincus ? Comment éviter que toute modification des choses ne s’opère par la force et par une "violation du droit" (assimilé à la possession) ? C’est pour remédier au hiatus entre le caractère statique (orienté vers la préservation de la paix) et le caractère dynamique du droit (orienté vers la réalisation d’un principe de justice), c’est-à-dire pour remédier à la "tension" entre l’exigence du maintien du statu quo entériné et l’exigence de sa modification, qu’a été mis en avant le thème du peaceful change durant l’entre-deux-guerres, mais les normes qui permettraient une révision restent à l’état rudimentaire (art. 19 du pacte de la SDN, clause rebus sic stantibus, art. 14 de la charte de l’ONU).
L’état du droit international permet à un État de rejeter impunément les réclamations justifiées d’un autre État, à la simple condition que sa résistance illégitime — son abus de droit — ne se transforme pas en agression caractérisée et n’autorise donc pas un recours à la légitime défense ou à des sanctions collectives. L’interdiction de l’usage de la force ne s’accompagnant pas de procédures de révision pacifique ni de l’obligation du pourvoi devant une juridiction internationale en cas de litige, cette interdiction risque d’autant plus d’être violée qu’un État qui s’estime lésé a moins de possibilité d’arriver à un règlement amiable ; et s’il viole ladite interdiction, tous les autres États auront l’obligation de sanctionner un État qui aura vu dans les armes sa dernière chance d’obtenir satisfaction ! Lorsqu’un État détenant un titre légitime ne peut contraindre son adversaire à une modification pacifique ou à un règlement juridictionnel, c’est conduire à un véritable déni de justice, au profit du possédant, que de l’obliger en toute hypothèse à exclure l’usage de la force pour défendre son bon droit.
◘ 3) Le tournant révolutionnaire du droit des gens de 1919 à 1946 a pour conséquence la criminalisation de l’ennemi, phénomène (démenti, sinon de facto au moins de jure par l’autonomie réaffirmée du jus in bello après 1949) sur lequel le juriste allemand insiste particulièrement, avec l’arrière-pensée de mettre en accusation les Alliés. La guerre devenant une "opération de police", l’adversaire (l’Allemagne) n’est plus un ennemi reconnu sur un même plan moral et juridique, mais un criminel. L’intention politique de cette disqualification est de justifier le recours à un usage extrême de la force contre cet adversaire — le juste peut employer tous les moyens contre l’injuste, telle est la relation spécifique entre la guerre juste et la guerre totale — et d’exiger de lui une capitulation inconditionnelle qui le mette à la merci de ses vainqueurs en l’interdisant de participer aux conférences de paix — on ne négocie pas avec un criminel, on l’exécute, si bien que le diktat, accompagné d’un régime de sanctions, devient l’expression même du nouveau droit, selon Georges Scelle (33).
Le point de vue schmittien jus contra bellum aboutit à une négation virtuelle du jus in bello (conceptuellement subordonné au jus ad bellum) (34), puisqu’il s’agit de punir un agresseur-coupable en lui livrant une guerre sans merci jusqu’à la reddition sans condition, d’où la montée aux extrêmes du conflit rendu inexpiable par la non-reconnaissance des belligérants. L’idéologie humanitaire ne constitue pas seulement le discours légitimant de l’impérialisme occidental, elle a un dédoublement discriminatoire qui a pour résultat l’anéantissement des ennemis — criminalisés — de cette idéologie (35). Conséquence paradoxale de l’interdiction de la guerre au nom des idéaux de l’universalisme et du pacifisme : ils intensifient et internationalisent les conflits (menés contre l’agresseur au nom de la paix, de la civilisation ou du droit) au lieu de les désamorcer et de les circonscrire.
Cette évolution du sens de la guerre vers l’hostilité absolue s’effectue parallèlement à l’accroissement des moyens de destruction et à la globalisation du theatrum belli. Seule la disqualification morale et juridique de l’ennemi permet de légitimer l’application d’une violence aussi radicale que, par ex., les bombardements aériens (a fortiori atomiques) sur les villes : la transformation de la belligérance en "opération de police internationale" contre des "criminels" justifie les méthodes (anglo-saxonnes) de la police bombing (36).
◘ 4) Autre conséquence tendancielle de la mutation du droit des gens selon C. Schmitt : la "guerre civile internationale". La criminalisation de la guerre conduit à disloquer l’unité de l’État en une population ("innocente", même si elle subit la guerre totale) et un gouvernement ("coupable", dont les membres devront être poursuivis, avec les chefs militaires et les hauts fonctionnaires, devant une Cour de justice internationale), de manière que la première se désolidarise du second. Au fur et à mesure qu’une guerre se donne comme une "opération de police" contre une violation du droit et de la paix, elle se fait passer pour une "action pénale" dirigée non pas contre le peuple, mais, de façon révolutionnaire, contre le gouvernement de l’État. Ce type de guerre idéologique, métamorphosant la guerre interétatique en guerre civile internationale, transforme le conflit politique en exécution pénale contre des hors-la-loi (37).
► David Cumin, Stratégique n°68, 4/1997.
Auteur not. de Carl Schmitt - Biographie politique et intellectuelle.
◘ Notes :
***
La vieille méthode européenne continentale de l’annexion politique, telle qu’elle s’est présentée par ex. avec le combat pour l’Alsace-Lorraine, est du point de vue de la politique mondiale moderne devenue une chose passablement démodée. À l’époque de l’impérialisme, d’autres formes de domination sont apparues qui évitent une soumission politique ouverte, laissent se perpétuer l’existence étatique du pays qu’il s’agit de dominer, et créent même, quand c’est nécessaire, un nouvel État indépendant dont on proclame expressément la liberté et la souveraineté, de sorte que se produit en apparence le contraire de ce que l’on pourrait qualifier d’abaissement d’un peuple au rang d’objet de la politique étrangère. […]
Mais ce qui est caractéristique, c’est le développement d’une forme juridique de domination qui consiste dans la combinaison d’un droit d’occupation et d’un droit d’intervention. Le droit d’intervention signifie que l’État intervenant décide de certaines notions indéterminées, mais fondamentales pour l’existence politique d’un autre État, comme la protection des intérêts étrangers, la protection de l’indépendance, l’ordre public et la sécurité, l’observance des conventions internationales, etc. Quant aux droits d’intervention, il faut toujours prendre en considération que, du fait même de l’indétermination de toutes ces notions, la puissance dominante décide en fait à son gré et garde ainsi en main l’existence politique de l’État contrôlé. […]
Pour comprendre la signification de ces méthodes nouvelles en évitant l’annexion politique ouverte ou le rattachement, nous devons tout d’abord nous demander quel est l’intérêt qui empêche l’annexion par la puissance régnante. L’intérêt le plus évident est extrêmement clair et simple : il faut empêcher que la population du territoire dominé puisse acquérir la nationalité de l’État dominant. Cet intérêt de maintenir à l’écart de nouveaux citoyens jugés indésirables montre combien la situation a changé au cours du XIXe siècle. Dans l’ancienne politique européenne, on pensait généralement qu’un accroissement de population équivalait à un surcroît de puissance. C’était encore le cas à l’époque de la politique de cabinet et des gouvernements absolutistes. Mais une Constitution démocratique contraint les États à la prudence pour ce qui est d’un accroissement de population, car on ne peut naturellement pas conférer les mêmes droits civiques à n’importe quelle population. Dans les États purement nationaux ou nés du principe de nationalité, des populations de nationalité étrangère ne sont le plus souvent pas du tout souhaitées. C’est à un degré beaucoup plus fort encore que cette tendance à se protéger des étrangers se manifeste dans un État impérialiste. Car un tel État veut dominer économiquement le monde, mais évidemment pas intéresser les autres aux gains de cette domination. D’autres raisons encore viennent s’ajouter pour faire apparaître une annexion politique ouverte comme désavantageuse. Selon la doctrine de droit international dite de la succession des États, qui a trait aux principes à observer pour le changement de domination étatique sur un territoire, il faut en effet, pour l’acquisition d’un territoire, non seulement que la population du territoire acquis obtienne la nationalité de l’État acquéreur, mais également que cet État assume nombre d’engagements de son prédécesseur, prenne en charge tout ou partie de la dette publique, etc. Ici aussi, le fait d’éviter l’annexion politique a l’avantage, juridiquement parlant, que les conséquences en termes de droit de succession des États sont éludées. À la place d’une telle succession, on a donc créé le système des droits d’intervention.
La conséquence de cette méthode est que des mots comme « indépendance », « liberté », « autodétermination », « souveraineté », perdent leur sens traditionnel. Le pouvoir politique de l’État contrôlé est plus ou moins sapé. Il n’a plus la possibilité de décider par lui-même de son destin politique en cas de conflit crucial. Il ne peut plus disposer de ses richesses économiques. Que le droit d’intervention de l’étranger ne soit exercé qu’exceptionnellement, si tout va bien, n’a pas d’importance. Ce qui est décisif, c’est que l’État dominé ou contrôlé ne trouve plus la norme déterminante de son agir politique dans sa propre existence, mais dans les intérêts et dans la décision d’un étranger. L’étranger intervient, quand cela lui apparaît conforme à son propre intérêt politique, pour maintenir ce qu’il considère être l’ordre et la sécurité, la protection des intérêts étrangers et de la propriété privée (c’est-à-dire de son capital financier), le respect des conventions internationales, etc. C’est lui qui décide de ces concepts indéterminés sur lesquels repose son droit d’intervention, et c’est pourquoi il tire de leur indétermination un pouvoir illimité. Le droit d’autodétermination d’un peuple perd de cette façon sa substance. L’étranger dispose de ce qui l’intéresse et détermine ce qu’est l’« ordre » ; ce qui ne l’intéresse pas, le reste, il l’abandonne volontiers au peuple dominé sous des noms comme souveraineté et liberté. […]
Ces méthodes modernes, qui évitent le terme de domination et préfèrent celui de contrôle, se distinguent en un point fondamental de l’annexion politique au sens ancien. L’annexé était naguère incorporé à travers l’annexion politique. Celle-ci n’a certes pas à être défendue comme un idéal, mais cela avait au moins l’avantage de la franchise et de la visibilité. Le vainqueur prenait également en charge, avec le pays et sa population, une responsabilité politique et une représentation. Le territoire annexé avait même la possibilité de devenir partie intégrante du nouvel État, de fusionner avec lui et d’échapper par ce moyen à la situation avilissante de simple objet. Tout cela est absent des méthodes modernes. L’État contrôleur s’assure de tous les avantages militaires et économiques d’une annexion sans avoir à en supporter les charges. Baty, un juriste anglais, exprime de la façon suivante une conséquence particulièrement intéressante de ces méthodes modernes : la population des territoires ainsi contrôlés ne doit disposer ni de véritables droits civiques, ni de la protection dont jouissent les étrangers et les non-nationaux. Ce qui se présente comme autorité étatique à l’intérieur du pays contrôlé est ainsi plus ou moins dépendant de la décision de l’étranger et n’est qu’une façade de sa domination, rendue invisible par un système d’accords.
Carl Schmitt, La Rhénanie, objet de politique internationale (1925)
L’essentiel réside dans les conséquences de cette attitude d’isolement par rapport au reste du monde. La prétention américaine de former un monde nouveau et non corrompu était tolérable pour les autres aussi longtemps qu’elle restait associée à un isolement conséquent. Une ligne globale qui divise le monde de manière binaire en termes de bien et de mal est une ligne fondée sur des valeurs morales. Quand elle ne se limite pas strictement à la défense et à l’auto-isolement, elle devient une provocation politique permanente pour l’autre partie de la planète. Ce n’est pas un simple problème de conséquence logique ou de pure logique conceptuelle, pas plus qu’un problème de convenance ou d’opportunité ou un thème de discussion juridique sur la question de savoir si la Doctrine de Monroe est un principe juridique (legal principle) ou une maxime politique. La question réellement posée est un dilemme politique auquel personne, ni l’auteur de la ligne d’isolement ni le reste du monde, ne peut se soustraire. La ligne d’auto-isolement se transforme très précisément en son contraire dès l’instant où l’on en fait une ligne de discrimination ou de disqualification du reste du monde. La raison en étant que la neutralité juridique internationale qui correspond à cette ligne d’auto-isolement est dans le droit international européen de XVIIIe et XIXe siècles. Quand la neutralité absolue, qui est essentielle à l’auto-isolement, vient à faire défaut, l’isolation se transforme en un principe d’intervention illimitée qui embrasse sans distinction la Terre entière. Le gouvernement des États-Unis s’érige alors en juge de la Terre entière et s’arroge le droit de s’immiscer dans les affaires de tous les peuples et de tous les espaces. L’attitude défensive caractéristique de l’auto-isolement se transforme, d’une manière qui fait apparaître toutes ses contradictions internes, en un pan-interventionnisme étendu à l’infini, sans aucune limitation spatiale.
Carl Schmitt, Changement de structure du droit international (1943)