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Jahn

JahnFriedrich Ludwig Jahn :

“Turnkunst” et patriotisme allemand

 

Friedrich Ludwig Jahn (1778-1852) est un des grands noms de la gymnastique moderne, avec le suédois Ling. Jahn et Ling sont à l'origine du mouvement en faveur de l'éducation physique qui a pour eu effet de ramener la question de l'exercice et de la formation corporelle à l'avant-plan au début du XIXe siècle.

Jahn forgera le concept de Turnen (dérivant du mot Tournoi) pour désigner ce que dans les autres pays on continuait d'appeler la gymnastique, mot que Jahn méprisait car étranger à la langue allemande. Les villes allemandes se peupleront de Turnenplätze au XIXe siècle, palestres publiques où la jeunesse réappris la dignité à travers l'éducation physique et le jeu. L'Allemagne venait d'être battue à Iéna par la Grande Armée française. Les Allemands étaient un peuple humilié comme la France le sera après Sedan en 1870. Dans cet ouvrage, Jahn sert une vigoureuse harangue à ses compatriotes. Jahn fit partie du corps-franc du baron prussien von Lützow qui pratiqua la guérilla contre les troupes napoléoniennes entre 1813 et 1815.

Parmi les devoirs qui s'imposent à l'État allemand, outre celui de regrouper la nation éparse autour des symboles forts de la germanitude, celui de redonner de l'air et de la vigueur à ses jeunes, et surtout leur enlever la tête des livres. Il faut que l'Allemand retrouve la force de ses ancêtres qui n'hésitaient à affronter, en corps-à-corps, l'ours des sombres forêts germaniques. La gymnastique sert un des leitmotiv du nationalisme germanique qui prend forme avec la naissance de l'État-nation. En “rebronzant” sa jeunesse, l'Allemagne saura s'imposer parmi toutes les nations, car elle seule aura conservée son identité ethnique, sa culture, ses racines.

 

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◘ Extraits de Deutsches Volkstum (De la nationalité allemande), publié en France en 1825 :

 

Exercices du corps

Depuis 1648 l'humilité est un vice héréditaire chez l'Allemand ; il s'estime lui-même si peu de chose qu'il le devient en effet, et les peuples voisins le méprisent. On lit dans tous les livres de boudoir : L'Allemand est ainsi, et l'invective retentit de toutes parts. Parce qu'il est maintenant ainsi, chacun pense qu'il faut s'en servir comme il est. Aucun transrhénan ou transalpin n'ose lui refuser la force et la persévérance, qui est la véritable force de la victoire, car la simple inspection extérieure démentirait ce grossier mensonge. On n'attribue pas au lion ce qui l'a fait triompher de l'ours, et les hommes crédules le répètent et l'écrivent, car on le leur dit dans les pays étrangers. L'Allemand, et surtout l'habitant du N. E., soumis à de rudes travaux et à une nourriture grossière ne peut rivaliser avec les peuples du sud pour l'adresse et l'agilité ; à moins qu'il ne travaille dans ce but et n'exerce son corps. Lorsqu'il était encore chasseur, qu'il combattait l'ours corps à corps, qu'il conduisait ses troupeaux dans de vastes pâturages et cultivait peu les champs ; les Romains eux-mêmes s'étonnaient de leur agilité. En général, leur force consiste plutôt en infanterie ; ils ont des fantassins qui combattent mêlés aux cavaliers ; leur légèreté naturelle est favorable à ce genre de combat (Tac. Germ. VI). Teutoboch, roi des Teutons, était certainement supérieur à tous les écuyers modernes (Flor. I. III. c. 5.). Des Germains sauvèrent César dans l'insurrection générale des Gaulois, et dans les champs de Pharsale leurs coups de figure bien dirigés lui conquirent la domination du monde. Les Romains vantaient la belle tenue de la jeunesse germaine, qui l'avait certainement acquise par l'exercice. Ils furent tels pendant le Moyen Âge, jusqu'au temps de Maximilien qui fut le dernier chevalier sur le trône impérial. Les Allemands modernes ne soignent point leur corps, négligent d'acquérir une agilité indispensable, et méconnaissent leur force naturelle. Les Romains disaient d'un vaurien : Il ne sait nager ni lire. Nous autres bourgeois allemands à âmes de brebis, nous disons : Il ne sait ni lire ni prier. Que chaque père animé de l'esprit allemand crie à la mère pleine de sollicitude : « Ils doivent tout apprendre. Celui qui veut traverser vaillamment la vie, doit être armé pour l'attaque et la défense » (Schiller. Guill. Tell.).

Marcher, courir, scruter, lancer, porter, sont des exercices qui n'occasionnent aucune dépense, et sont praticables partout. L'État peut les exiger de tous, du pauvre, de la classe moyenne et du riche, car chacun en a besoin.

Grimper, monter, se tenir en équilibre, sont des exercices peu coûteux, et que l'on pourrait mettre partout en usage, moyennant une légère dépense de la part de l'État. On ne peut s'exercer à gravir les montagnes et les rochers que dans les pays de montagnes ; mais aussi ne devrait-on pas le négliger. Nager devrait être l'exercice principal dans les provinces abondantes en fleuves ; les fleuves qui ne sont pas navigables peuvent porter des nageurs. (Voir Lavater, Sur l'Utilité et les dangers des bains dans les lieux libres ; suivi de quelques propositions pour en diminuer le danger, 1804).

La natation était fort estimée chez les Romains, et des exercices du Champ de Mars la jeunesse allait dans le Tibre (Veget. 1. I. cap. z o). Les petits-maîtres romains fuyaient le fleuve (Hor. od. I. I. 8) ; un jeune homme faisait consister sa gloire à être le meilleur nageur (Hor. od. I. III. 7). Il n'en est pas de même en Allemagne. Peu de temps avant la guerre de sept ans, on corrigeait par le fouet les enfants qui n'avaient pu résister au désir de se baigner dans la rivière. Un bain de sable leur était sans doute permis comme à des poules. Plus tard encore, pendant la guerre de la révolution, le surintendant d'une grande école en Prusse défendit les bains à ses commensaux sous peine de perdre sa table. Une telle éducation aurait-elle produit Sertorius et César, qui par leur habileté dans la natation sauvèrent leur liberté, leur honneur et leur vie ? Chez les Romains, tous devaient apprendre à nager, le fantassin, le cavalier ; le vivandier, et même le cheval (Veget. 1. III. c. 4). On connaît l'intrépidité du grand écuyer Seidlitz. En 1780, Wrzbicky, alors officier dans le régiment de Salzwedel, traversa souvent l'Elbe à cheval près de Tangermund, tandis qu'en 1805 les Cosaques n'osèrent pas le tenter à Boitzenbourg dans le Meklenbourg, quoiqu'on leur offrit une forte récompense.

Pendant sa jeunesse, le célèbre poète et prédicateur Jean Rist traversa souvent l'Elbe à la nage, depuis Altona jusqu'à Grafenhof, et cela dans les temps du reflux. Son père lui avait volontiers fait apprendre à nager, parce qu'étant tombé en Suisse entre les mains de brigands, ce fut en nageant qu'il sauva sa vie.

Glisser en traîneau était, avant la guerre de sept ans, une faute grave et sévèrement punie parmi les écoliers ; plus tard on regarda cet exercice comme peu convenant. Il n'en devrait cependant pas être ainsi dans les pays où il y a des hivers.

Glisser avec des patins, art chanté par Klopstock, sur lequel Wieth a fait un discours, et préconisé par Frank dans sa Police médicale, n'est pas un exercice répandu aussi généralement qu'il pourrait l'être parmi la moyenne classe.

Le tir est un exercice auquel les jeunes gens se livrent volontiers. Les clefs péniblement limées et les fréquents malheurs qu'elles occasionnent, en sont la meilleure preuve. Cet exercice ne coûterait rien à l'état que l'inspection sur les tirs publics, et peut-être quelques lièvres aux gardes-chasse.

L'adresse nécessaire pour ramer, gouverner et manœuvrer, est indispensable au citoyen d'un état comme la Prusse, qui a des côtes basses, des îles, des péninsules, qui possède des fleuves, des rivières, dont les débordements causent de grandes inondations, et tant de lacs que les anciens géographes en comptaient plus de mille.

On peut lire dans Vegetius (I. I. c. g. 10. 11 . 13) comment les Romains se livraient dès leur enfance à des exercices préliminaires à celui des armes, et principalement à ceux qui concernent l'art de la guerre ; nous-nous expliquerons alors toutes leurs grandes actions. Si l'on observe combien les exercices du corps sont tombés en désuétude, puisque savoir manier une plume d'oie et sauter au milieu d'une danse barbare est tout ce qui nous en reste, les merveilles de nos guerres modernes auront une cause toute naturelle. Montécuculi disait : « La force d'une armée repose sur les jambes de l'infanterie ». La seconde guerre punique n'eût pas été terminée auprès de Zama et de Sena gallica, ni la décadence de Carthage préparée, si Cl. Nero n'eût fait en six jours 260 milles romains (à peu près 90 lieues) sans relais ni transports. Annibal le dit à Livius, et de son temps il était le plus grand connaisseur dans l'art de la guerre. À la queue de la charrue, dans les ateliers et les carrosses, dans la chambre d'études et sur la place d'armes, on ne songe pas à de telles vérités ; on ne les y apprend pas non plus.

Des écoles d'armes et d'équitation doivent être annexées aux écoles des marches. Partout et sans de grandes dépenses, on peut s'exercer à la voltige. Les Romains l'apprenaient aussi, mais beaucoup mieux que nous pour la pratique, et sans toutes nos petites manières de tournebroches (Veg. l. II. c. 18)

Une véritable éducation du peuple, doit avoir pour but de préparer de futurs défenseurs à la patrie, aussi bien que de faire tendre à tout autre perfectionnement ; car on doit puiser dans chaque école des instructions pour l'usage et la pratique.

La plante dépérit dans l'obscurité, le glaive suspendu dans un coin se couvre de rouille, l'esprit devient obtus par le défaut d'exercice, la volonté qui ne peut se manifester devient souple et perd toute son énergie. Notre force corporelle est un trésor enfoui ; nous la laissons moisir jusqu'à ce que l'étranger vienne en faire usage. Comme puissance maritime, nous semblons nous être éloignés de la mer ; depuis longtemps on ne nous y entend plus tirer que le canon de détresse. Qui le sait encore, que la Hanse teutonique a été la première à faire usage du canon sur les navires ; que les Allemands ont enseigné aux Anglais la construction des vaisseaux de guerre ; que le grand prince électeur de Brandebourg avait une flotte possédait des établissements en Afrique (Baczkow , Petits écrits), qu'il prit à son service un célèbre amiral hollandais, lui donna le bailliage de Lenz et se fit payer des Espagnols qui n'acquiesçaient pas à une juste demande ? Ignore-t-on encore qu'en 1790 les marins allemands décidèrent la bataille de Swenskesund, et que leur chef, navigateur allemand de Wolgast, mangeait encore, il y a quelques années, dans la vaisselle d'argent du prince de Nassau ?

Nous étions autrefois les meilleurs tireurs, nos chasseurs le sont encore. Nous avions les premiers nageurs de l'Europe dans la classe patriote des sauniers. On n'a pas su s'en servir ! On a fait quelques tentatives à cet égard dans la Silésie, où les pêcheurs et les mariniers devaient apprendre à nager. Pourquoi ne l'a-t-on pas fait partout ? Les pêcheurs de Krollwitz près de Giebichenstein, ont de temps en temps des joutes, espèces de tournois sur l'eau. Cette fête populaire, bien décrite dans la Mercure de Wieland, rendait les pêcheurs courageux et désireux d'honneurs. Pourquoi ne, laisserait-ou pas aux corps des pêcheurs le soin de se livrer chaque année à de semblables exercices, là surtout où ils sont nombreux, comme à Postdam, à Brandenbourg et à Damm près de Stettin ? Ce serait un très beau spectacle près de Strahlau. Les joutes n'occasionnent pas de grandes dépenses ; il faut seulement une lance obtuse et un bouclier de bois suspendu à la poitrine. Les pêcheurs ont des canots qu'un enfant peut conduire. On pourrait certainement établir une nouvelle saline près de Colberg, et une petite troupe de sauniers auprès de la Persante.

Le peuple allemand a pour toute sorte d'exercices des dispositions que l'on cherche à étouffer, surtout depuis le temps où les sages de l'État ont introduit la loterie. Krause a soigneusement énuméré ces divers genres d'exercices.

Les exercices du corps sont un moyen efficace pour arriver à une parfaite éducation du peuple, moyen qui a soutenu l'épreuve du temps chez les deux peuples, modèles de l'antiquité.

Les Grecs et les Romains savaient très bien ce qu'ils devaient aux exercices du corps. Les plus grands génies de leur temps, Platon, Aristote et autres, en faisaient l'éloge.

Notre ignorance ne peut maintenant nous excuser. Villaume en a fait sentir l'utilité pour les individus, Frank regarde cet objet comme digne des soins de l'État, et un parfait ami de la patrie, Gutsmuths, a publié là-dessus un excellent livre.

► F. Jahn, Recherches sur la nationalité, l'esprit des peuples allemands et les institutions qui seraient en harmonie avec leurs mœurs et leur caractère, trad. P. Lortet, Paris, 1825.

• Republié sous le titre Essai historique sur les mœurs, la littérature et la nationalité des peuples de l'Allemagne contenant des détails sur leur religion, leur éducation, leurs coutumes, leurs usages, etc., éd. G. Doyen, Paris, 1832.

 

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JahnLes origines de la gymnastique allemande

Ce que nous appelons aujourd’hui la « gymnastique » est née au cours du XIXe siècle d’un double phénomène : la transformation de l’art militaire et le progrès des sciences. La guerre moderne réclamait des collectivités disciplinées plutôt que des individualités puissantes ; c’était le principe qui, depuis Iéna, guidait la Prusse dans l’œuvre de son relèvement et la préparation de sa revanche. D’autre part, des hygiénistes dont le plus connu fut le suédois Ling voyant le corps humain livrer successivement les secrets de son organisme, conçurent l’idée de lui faire atteindre artificiellement son plus haut degré de perfection. Ainsi se créèrent en Allemagne la gymnastique à tendances spéciales à l’aide de laquelle on prépare des soldats et, en Suède, la gymnastique à tendances locales par laquelle on poursuit le rétablissement ou la consolidation de la santé.

En 1773, un admirateur et un disciple de Rousseau, le célèbre Basedow fonda à Dessau une école dans laquelle les exercices physiques eurent une place d’honneur; on alla même jusqu’à restaurer le Pentathlon des Grecs. Mais les athlètes faisaient défaut. Pestalozzi n’avait guère été plus heureux dans ses entreprises successives. En 1784, Salzmann disciple de Basedow, créa à son tour une école près de Gotha ; celle-là vécut. De 1785 à 1839 y enseigna Guts Muths. Aux premiers jours de son apostolat, Guts Muths définissait son système « un travail en plein air pour la récréation et le plaisir de la jeunesse ». Plus tard il le définit « un ensemble d’exercices tendant à la perfection corporelle ». Plus tard encore il déclara que « la vraie gymnastique doit être basée sur la physiologie et tout mouvement réglé d’après les particularités physiques de l’individu ». On saisit la gradation et par là, l’évolution des idées de Muths. Mais chose curieuse, sa gymnastique n’évolua pas en même temps que ses idées. C’était l’esprit qui changeait et non la forme. Les exercices qu’il faisait exécuter à ses élèves étaient de vrais sports ; le saut à la perche, la course, la lutte, le travail des poids. Quelques marches rythmées et des « balancements » indiquaient seuls la voie nouvelle qui allait s’ouvrir.

Dès 1804, Guts Muts avait attiré l’attention du ministre prussien Massow sur l’utilité d’introduire les exercices physiques obligatoires dans les écoles afin de préparer de bons soldats pour l’avenir. Cette utilité fut aussitôt admise. Scharnhorst, Stein et Humboldt se montrèrent favorables mais leur sympathie demeura platonique et ne se traduisit par aucun décret. Ce fut une association privée et secrète qui ouvrit en 1809 à Braunsberg le premier Turnplatz.

Deux ans plus tard, Jahn en ouvrit un autre dans le Hasenheide près de Berlin. Ludwig Jahn avait alors trente-trois ans. Rien dans sa carrière d’étudiant indiscipliné errant d’université en université, ne semblait le prédestiner au rôle qu’il a joué. Il ne témoignait même pas d’un goût personnel très vif pour les exercices du corps mais son tempérament fougueux et entreprenant le rendait plus réfractaire encore au militarisme et cependant le militarisme fixait et concentrait toutes ses pensées parce qu’il y devinait l’instrument nécessaire du relèvement germanique. Son patriotisme, au début, se traduisit de manière étrange. Il fit porter à ses élèves un costume spécial, restaura à leur usage de vieilles formes teutoniques de langage et leur remit des insignes sur lesquels se lisaient ces chiffres cabalistiques : 9-919-1519-1811.

C’étaient les dates du désastre de Varus, de l’introduction des tournois en Allemagne, de la célébration du dernier tournoi et de la création récente du Turnplatz de Berlin, Ce symbolisme fut en haut lieu, discuté et ridiculisé ; mais il obtint quand même du succès parmi les masses. Après les campagnes de 1813 et de 1814 pendant lesquelles Jahn et ses élèves se battirent héroïquement, le mouvement s’affirma ; il revêtit un caractère bien marqué d’union patriotique. C’est ainsi qu’à Breslau, catholiques et protestants, élèves et professeurs, officiers et civils fréquentaient en commun le Turnplatz.

En 1819, l’assassinat de Kotzebue par un membre d’un Turnverein changea brusquement les bonnes dispositions du gouvernement et compromit l’œuvre de Jahn. Une réaction violente éclata. Jahn lui-même fut arrêté avec son disciple Lieber ; ce dernier, relâché, gagna l’Amérique ; il dirigeait en 1827 un institut de gymnastique à Boston. Les Turners furent abolis pour ne renaître que vingt-deux ans plus tard, en 1842. Leur fondateur qui vécut jusqu’en 1852 ne recouvra jamais de son vivant, son influence et son prestige. Au Parlement de Francfort, en 1848, il joua un rôle effacé. Son dernier écrit, publié vers cette époque, se terminait par ces mots qui donnent à l’existence de ce grand patriote sa véritable signification : « L’unité de l’Allemagne a été le rêve de ma première enfance, la lumière matinale de mon adolescence, la splendeur ensoleillée de mon âge viril ; elle demeure l’étoile du soir qui guide encore mes pas au seuil de l’éternel repos. »

À partir de 1860, le mouvement reprit avec vigueur ; six mille gymnastes participèrent au festival de 1861 à Berlin, vingt mille à celui de Leipzig en 1863. En 1864, le nombre des adhérents était déjà de 170.000. Il atteignit 550.000 en 1896. Il est juste de dire que dans ce nombre, il y a beaucoup de membres honoraires. L’organisation d’ensemble des Turnvereine embrasse toute l’Allemagne y compris l’Autriche allemande. Le pays est divisé en quinze cercles et les cercles en districts. Dans chaque société il y a deux classes : les jeunes gens de 14 à 17 ans, et les hommes ; les uns et les autres sont groupés d’après leurs qualités physiques.

Quant aux exercices, ils ne ressemblent guère à ceux que recommandaient Guts Muths et Jahn. Jahn s’il visait à « rétablir la symétrie perdue de la nature humaine » appelait d’autre part le Turnplatz un « lieu de contestations chevaleresques ». Ce point de vue tout sportif a disparu. La gymnastique allemande dérive en somme d’Adolphe Spiess qui enseigna, de 1830 à 1848, à Giessen d’abord, puis à Darmstadt et fut le véritable instigateur, sinon le créateur des mouvements d’ensemble. Par là il donna à la pensée de Muths et de Jahn toute sa portée ; il mit en usage l’instrument qui pouvait le mieux répondre à leurs vues et atteindre le but qu’ils s’étaient proposé. 

Revue Olympique n°17, mai 1907.

 

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JahnFriedrich Ludwig Jahn (1778-1852)

 

« Deux voies s’offrent à l’écrivain :

courir avec la foule ou marcher d’un pas ferme contre le torrent ; j’ai choisi la dernière. »

 

Il faisait encore chaud en cette fin de journée de septembre 1815, où le soleil prometteur d’un long et beau crépuscule brillait sur le jardin des Tuileries, allumant sur le marbre et le bronze des reflets rougeâtres. Dans cette tiédeur automnale, les badauds semblaient plus nombreux que de coutume à déambuler autour de l’arc de triomphe du Carrousel.

Il n’y avait pas si longtemps que les mêmes badauds se rendaient au même endroit, pour admirer l’empereur des Français chevaucher à la tête d’un état-major chamarré, tous plumets au vent. Devant Lui, défilaient des troupes victorieuses, marquant le pas au son des trompettes et des cymbales. Pendant une bonne douzaine d’années, ces parades triomphantes avaient semblé si naturelles aux Parisiens qu’elles faisaient partie du décor même de leur capitale et de leur époque. Maintenant, ils pouvaient à peine y croire, tout était fini. À bord du Northumberland, Napoléon voguait vers la petite île de Sainte-Hélène. Il n’était plus bercé par la gloire, mais par la longue houle de l’océan et de l’exil — définitif, cette fois. L’Europe respirait.

La foule semblait, ce jour-là, aussi nombreuse qu’aux journées triomphales de naguère. Mais elle se trouvait maintenue à l’écart du monument aux trois arches par un cordon de soldats, baïonnette au canon. Leur uniforme blanc ne semblait certes pas inconnu aux anciens militaires, souvent repérables à leur redingote vert olive serrée à la taille, à leur canne torsadée et à leur chapeau haut de forme, enfoncé de guingois sur des visages burinés où parfois de longues cicatrices se perdaient sous les favoris et les moustaches cirées.

— C’est tout de même malheureux de voir ça, grogna l’un d’eux. Des Kaiserlicks (1) qui font la loi chez nous !

Sa remarque se perdit dans un pesant silence. La foule, muette et grise, semblait accablée. Comme si elle ne parvenait pas à réaliser que le rêve était brisé à jamais et que les Parisiens étaient les citoyens d’une capitale occupée. Devant l’arc de triomphe, des fourgons ennemis paraissaient attendre un chargement.

En haut du monument, le quadrige que Bonaparte avait enlevé à Venise, en 1797, pour en faire don à la ville de Paris, semblait soudain s’animer. Des silhouettes d’hommes en bras de chemise se découpaient sur le ciel sans nuages et s’affairaient autour des chevaux plaqués d’or, passant entre les pattes, s’accrochant aux crinières, disposant des poutres et des poulies, d’où des cordages pendaient jusqu’au sol.

Soudain, un petit groupe de civils, fendant la foule, franchit le cordon des troupes aux uniformes blancs, et s’approcha des officiers autrichiens, qui, appuyés sur le pommeau de leurs longs sabres, se tenaient au milieu du cercle, droits comme des “i”.

Les nouveaux venus étaient conduits par un personnage étrange, tenant à la main un gourdin ferré. Grand, large d’épaules, massif, il avait une allure rogue et rustre. Sa tenue surprenait d’autant plus qu’elle évoquait tout à la fois le paysan et le soldat : l’homme arborait une redingote noire de coupe sévère, ornée de larges boutons de cuivre et il portait un shako de même couleur sombre, d’où tombait sur le côté une chenille de poils. Une grande barbe rousse, ébouriffée, s’étalait sur sa poitrine et ses yeux d’un bleu faïence semblaient lancer des éclairs, tant il regardait toute chose d’un air furieux. Il ne manquait qu’une hache à cette sorte de bûcheron de la sombre forêt germanique, qui s’approcha d’un commandant autrichien et le salua militairement :

— Herr Major, annonça-t-il d’une voix caverneuse, nous sommes des membres prussiens de la commission chargée de récupérer les trésors artistiques que les Français nous ont volés depuis vingt ans.

Et il ajouta, dans un style très militaire :

— J’ai l’honneur de vous demander l’autorisation de monter en haut de ce monument pour voir les choses de plus près.

— À qui ai-je l’avantage de parler ? demanda l’officier.

— Je suis Friedrich Ludwig Jahn (2).

— Autorisation accordée.

L’officier avait souri, subitement intéressé. Ce nom de Jahn était loin de lui être inconnu. Depuis quelques années, il évoquait pour tous les Allemands, de Hambourg à Trieste, celui du plus farouche partisan de l’unité des peuples germaniques.

— On m’a dit, monsieur Jahn, que vous mangiez un Français à chaque repas, dit l’officier avec une moue malicieuse.

— J’ai cessé de le faire, répondit le grand gaillard sans sourciller. Cela me donnait des coliques.

Au milieu des rires, le Prussien se dirigea vers l’échafaudage. Tous les yeux le suivaient maintenant. Ses énormes croquenots, maculés de boue séchée, attiraient l’attention des officiers dont les bottes brillaient comme des miroirs — les cireurs ne manquaient pas à Paris et venaient, pour quelques piécettes, relayer les ordonnances d’une armée installée dans cette occupation qui se prétendait libération de la tyrannie et restauration d’une monarchie revenue dans ses fourgons.

— La crotte, dit un sous-lieutenant, doit faire partie de l’uniforme de notre allié…

Ses camarades rirent avec la fatuité de jeunes aristocrates qui se retrouvaient en garnison à Paris, après ce qu’ils n’auraient jamais cru possible à Vienne, voici quelques années : une campagne de France ! Jahn avait grimpé comme un chat et se trouvait déjà en haut de l’arc de triomphe du Carrousel. Les ouvriers qui l’entouraient étaient des sapeurs du génie britannique. Mais ils ne parlaient pas anglais entre eux. L’Allemand identifia immédiatement des Irlandais et les salua dans leur langue, avec les seuls mots gaéliques qu’il connaissait :

Eiré go brath ! (Vive l’Irlande !)

Le sous-officier vint lui serrer la main. Si le patriote prussien n’hésitait pas à faire une claire allusion aux vieux griefs de l’île verte, il n’en rendait pas moins hommage à la participation volontaire d’un noble petit peuple, surgi de la brume, de la révolte et de la famine, pour participer à la lutte commune contre cet ogre de Corse, qui avait cru dominer l’Europe. Le joug brisé, un nouvel ordre allait naître sur les cadavres et les ruines. Une réaction remplaçait une tyrannie. L’heure était encore à toutes les illusions de la victoire et de la fraternité d’armes. Jahn distribua des pièces de cinq francs aux sapeurs éberlués. Puis il leur tourna brusquement le dos, comme s’ils n’existaient plus.

Le Prussien, bien campé sur ses jambes solides, découvrait enfin devant lui les fameux chevaux de Venise. Il était de ceux qui avaient mené campagne pour qu’ils fussent restitués à la façade de la basilique Saint-Marc, en dépit des protestations des autorités françaises et des obstacles qu’elles essayaient de mettre à leur enlèvement. Le général von Müssling, gouverneur de Paris, avait finalement décidé de passer outre et de se charger lui-même de l’opération. Quand la foule parisienne vit descendre le premier cheval, symbole éclatant de la gloire française disparue, elle fit entendre un sourd grondement. Quelques poings se levèrent. Les anciens soldats de l’empereur brandirent leurs cannes. La marée humaine ondula. Sur un ordre sec, les soldats autrichiens mirent à la hanche leurs fusils chargés. Les badauds, dents serrées, comprirent où se trouvait désormais la force et eurent un mouvement de recul. Jahn s’était approché du char triomphal sur lequel se dressait l’effigie de la Renommée, tenant à la main sa longue trompette. Armé d’un lourd marteau qu’il avait emprunté à un ouvrier, il sauta sur le char et brandit son outil à la hauteur du visage de la statue. Il s’écria alors d’une voix puissante, destinée à être entendue de tous les alliés présents :

— Tu nous as assez longtemps abasourdis avec les bulletins de victoire de ton invincible armée, carillonnés dans le monde entier. Il est temps de te fermer le bec à jamais !

De deux puissants coups de masse, il écrasa la bouche de la statue. Les militaires poussèrent des hourras. Alors, le Prussien s’écria :

— Blücher ! Wellington ! Leipzig ! Waterloo !

À ses pieds, les hourras redoublèrent. Stimulé par ces clameurs, il entreprit, à grands coups de marteau, de dépouiller le char de ses ornements de bronze doré. Les couronnes de lauriers tombèrent dans un tintamarre. Le grand “N” aussi. Jahn le mit de côté. Puis il s’attaqua à l’aigle qui ornait le timon. Les Anglais et leurs épouses, montés sur l’arc de triomphe à la suite de Jahn, se partagèrent des “souvenirs”. Le patriote allemand, décidément, vivait un grand moment. Il prit le temps, à l’approche de la nuit automnale, de savourer cet instant qui faisait du rêve de sa vie une réalité. La pensée que chacun de ses gestes et chacune de ses paroles entraient dans l’enchaînement d’une histoire séculaire l’exaltait au-delà de toute mesure. Il croyait incarner le destin national de son peuple. Ceux qui l’entouraient, de plus en plus nombreux, devaient absolument partager ses pensées. Il monta à nouveau sur le char et, après avoir jeté un long regard sur la “ville du péché” qui s’étendait, enfin vaincue, le long des rives toutes proches de la Seine, il clama d’une voix sourde et pleine de passion :

— Les chevaux que vous voyez ont orné autrefois le temple de Corinthe. Le vainqueur latin les emporta à Rome. Le roi vandale Genséric les transporta de Rome à Carthage, comme s’il voulait venger la cité héroïque d’Hannibal sur les petits-fils de Scipion. Bélisaire triomphant les embarqua pour Byzance, après qu’il eut détruit le royaume des Vandales. Le doge Dandolo les prit là pour donner un diadème sans pareil à Venise, la ville sans chevaux. Le Corse, qui se permettait tout, les vola au fronton de Saint-Marc, pour que ce symbole de tous les triomphes n’appartienne qu’à lui. C’était la première fois que ce quadrige n’était pas la récompense d’une victoire ! Il se voyait dérobé, en pleine paix, à un allié. Bonaparte se conduisait comme un ami qui s’empare du bien de son hôte après l’avoir bâillonné !

S’adressant aux superbes animaux, figés pour l’éternité par la grâce du génie hellénique, il leur prédit quelque superbe destin :

— Ô ! Vous, chevaux de gloire, vous finirez bien, après un long voyage, par retrouver votre Grèce natale et devenir l’orgueil de sa nouvelle capitale.

Et Jahn conclut, d’une voix encore plus forte, qui s’adressait maintenant à toute la foule du Jardin des Tuileries, vainqueurs et vaincus mêlés dans l’impitoyable éclairage des derniers rayons du soleil couchant :

— Que pour la paix du monde, celui qui fut son fléau disparaisse dans les abîmes de l’oubli ! Seul le droit mérite la durée. Désormais, les peuples pourront respirer librement et faire fleurir leur impérissable héritage !

Pendant que les soldats alliés l’applaudissaient, Jahn ramassa l’aigle, l’enveloppa dans une toile et le descendit avec lui sur la place du Carrousel. Il le déposa entre les ridelles d’un fourgon autrichien, qui — il le sut plus tard — l’emmena jusqu’en Hongrie. Le “N” doré, il le garda pour lui, en souvenir du plus beau jour de sa vie.

Friedrich Ludwig Jahn était né le 11 août 1778, à Lanz, une bourgade du Brandebourg aux confins du Mecklembourg et du Hanovre. Peuplée de petits propriétaires, elle apparaissait comme une curiosité dans cette Prusse des grands domaines ruraux. « Je n’ai pas appris — aimait à rappeler Jahn à ceux qui lui reprochaient les aspérités de son caractère — à baiser la main du Junker, et ma langue n’a pas été dressée, dès ma tendre jeunesse, à balbutier des formules serviles ». Fils de pasteur, il apprit à lire dans le Livre, où tonnaient les prophètes et la colère de Dieu. Son père l’initia très tôt à la théologie, en le préparant à l’idée qu’il dirigerait à sa suite le troupeau des fidèles. Envoyé suivre ses classes à Salzwedel, à quelques lieues de là, l’enfant s’éleva loin des jupes de sa mère. Il jouait au soldat et, dès qu’il fut capable de porter un fusil sur l’épaule, il s’exerça au tir dans la campagne environnante, non sans parfois semer la panique parmi les animaux et les travailleurs des champs. Quand Friedrich Ludwig revenait à la maison, il supportait mal la routine journalière. Alors, très jeune, il fit des fugues, en compagnie d’ouvriers agricoles saisonniers, à travers le grand-duché de Mecklembourg-Schwerin ou l’électorat de Hanovre, où il découvrait que les “étrangers” qui les habitaient étaient tout aussi allemands que ses compatriotes prussiens. Pourquoi alors n’avaient-ils pas le même souverain et le même drapeau ? Il ne comprenait pas.

À dix-huit ans, l’adolescent se rendit à Halle, pour suivre les cours de l’université. Il se réjouissait d’avance de vivre parmi des cœurs ardents, impatients comme le sien de se mettre au service de l’Allemagne. Sa déception n’en fut que plus cruelle, quand il se heurta à un milieu fermé, dont la mentalité et les usages exprimaient tout ce qu’il détestait d’instinct : la division en castes, la division en patriotismes locaux, la division en coteries. Parmi ces étudiants, on n’entendait jamais prononcer le mot d’Allemand. Ils se disaient westphaliens, marchois, poméraniens, silésiens, et plus préoccupés de se remplir de bière, de brailler des chansons obscènes et de se battre en duel pour des motifs futiles, que d’améliorer leurs connaissances ou de cultiver leur intelligence.

Le 6 mars 1798, Jahn leur déclara la guerre. Il provoqua publiquement un bretteur qui tyrannisait l’université. Le jeune Prussien l’impressionna au point qu’il ne résulta rien de l’algarade. Friedrich Ludwig n’en resta pas là. Il chercha les “sauvages”, ceux qui n’appartenaient à aucun corps. Il les regroupa autour de lui, tant et si bien qu’il se fit exclure de l’université, inquiète de ce qu’elle prenait pour des menées révolutionnaires.

Déjà attaché à l’action mal définie qu’il avait entreprise, Jahn refusa de dételer. Il se trouvait sans ressources. Il se réfugia alors dans une grotte, à Giebichenstein, à la sortie de la ville. Il avait emporté un étrange bouquin, dans le goût du temps, qui ne tarda pas à mettre son esprit en effervescence. On y contait l’extraordinaire aventure de quatre fils qui abandonnent leur foyer pour partir à la recherche de la pureté des Temps primitifs, au Pays de la Vérité et du Bonheur. À cette lecture étrange, l’étudiant eut la révélation de sa mission : lui aussi devait tout quitter pour partir sur les routes à la recherche de l’Allemagne éternelle ! Un jour, son camarade Dürre vint lui apporter un peu de nourriture, collectée parmi ses sympathisants. Il apportait aussi des journaux. Les nouvelles apparurent consternantes aux deux jeunes gens. Le congrès de Rastadt poursuivait l’œuvre de mort commencée par la paix de Bâle. Les Français venaient d’annexer la rive gauche du Rhin. Jahn marchait de long en large, le front penché :

— Tu vois, Dürre, être une nation d’un seul bloc, c’est vraiment le souverain bien, ainsi que l’ont pensé de tout temps les peuples qui ont fait l’histoire. Chez nous, on dit “il est tombé plus bas que le peuple” d’un vagabond qui déserte une armée pour toucher une nouvelle prime en s’engageant dans une autre, et qui sert sept potentats dans la même paire de souliers. Quand nous disons “être vraiment peuple”, nous pensons à un ramassis de fripons, aux clochards, aux colporteurs…

Il donna un coup de pied dans une des feuilles tombées à terre.

— Vois ce qu’ils racontent là-dedans ! Notre Saint Empire est détruit. Cela leur semble tout naturel… Sommes-nous seulement encore un peuple ? Des chiens couchants ! Nous ne nous sommes jamais relevés du honteux traité de Westphalie, qui nous a amputés des provinces hollandaises et des cantons suisses. C’est alors que le Rhin a cessé d’être l’épine dorsale de l’Allemagne, car, à sa source comme à son embouchure, n’habitent plus que des demi-Allemands. Un traité honteux, parce qu’il nous était dicté, un traité infâme, parce que nos propres alliés nous ont pillés…

L’habitant de la caverne s’exaltait de plus en plus. Un mouvement de colère l’emporta :

— Te souviens-tu, Dürre, de cette gravure prophétique où l’on voyait plumer notre aigle impérial allemand ? Un costaud portant la couronne royale et un manteau semé de lys lui a saisi l’aile et lui arrache les plumes maîtresses. De l’autre côté, un lion affamé lui plante ses griffes dans le corps. À l’arrière-plan, un bourreau lève son glaive pour l’achever et lui lance en ricanant : “Ne te débats pas, c’est pour ton bien !”

Son ami parti, Jahn retourna s’asseoir sur la grosse pierre qui lui servait de siège et, avec ses genoux pour table, il se mit à écrire. Tant que dura le jour, il noircit des feuillets. Il en oublia de manger le pain que son camarade lui avait apporté. Il dut s’arrêter quand le soleil se fut enfoncé derrière les pins noirs qui frangeaient la rive opposée de la rivière. La fraîcheur du soir envahit la grotte. Le jeune homme frissonna, s’enveloppa de sa couverture et s’allongea sur le lit de fougères qu’il s’était aménagé dans un renfoncement. Ainsi passaient les jours, à couvrir les feuillets page après page, d’une haute écriture hachée. Parfois Jahn prononçait quelques phrases à voix haute, comme s’il s’adressait à un auditoire :

« Il y a cent ans, l’État prussien n’existait pas. Depuis, il s’est mesuré dans des combats victorieux avec les guerriers de la moitié de l’Europe. Mais le chef de la maison de Brandebourg, alors qu’il n’était qu’un duc, avait derrière lui un peuple valeureux. Ce peuple a eu les chefs qu’il méritait. Aucun autre ne compte une aussi longue lignée de bons princes, d’hommes d’État capables et de généraux vaillants comme la Prusse ! Nous avons montré que la valeur supplée au nombre. Dans toute l’Allemagne, on répète : Fier comme un Prussien ! Quand on a parcouru plusieurs contrées allemandes, on s’aperçoit qu’on a pénétré en Prusse au changement du maintien des gens : virilité de la démarche, regards droits, saluts joyeux. Ailleurs, on voit circuler les gens comme des ombres, courbés tels des valets, aux regards inquiets. En Prusse, même les enfants sont différents. Ils jouent à la guerre plus que partout ailleurs et d’un camarade capon, ils disent : Ce n’est pas un Prussien ! »

Jahn se relut. Il était satisfait. Il ne se rendait certes pas compte qu’il avait fait de sa chère Prusse un portrait idéalisé, ne tenant compte ni de l’impitoyable entraînement de l’armée du Grand Frédéric qui transformait les hommes en mécaniques à tuer et à se faire tuer, ni des Junkers pleins de morgue, qui parlaient aux soldats à la troisième personne, comme pour leur faire sentir qu’il ne pouvait y avoir aucun contact direct entre la caste des officiers et le bétail en uniforme. L’automne était arrivé quand Friedrich Ludwig en eut fini avec son manuscrit. Il ne lui manquait plus que le titre. Il réfléchit et calligraphia en capitales gothiques sur la première page : Beförderung des Patriotismus im Preussischen Reiche (Sur le développement du patriotisme en Prusse). Il avait à peine terminé ce travail qu’une silhouette se détacha sur le ciel nuageux, à l’entrée de sa caverne. C’était un de ses camarades qui lui lança joyeusement :

— Salut, Fritz ! Je suis venu voir comment tu allais… Tu ne vas pas passer l’hiver dans ce trou glacé ? Il paraît que tu as écrit un chef-d’œuvre ?

Jahn regarda son condisciple avec tristesse :

— Chef-d’œuvre ou pas, ce sera de la bouillie pour les chats. Qui se soucie de relever le patriotisme en Prusse ? Demain matin, j’allumerai mon dernier feu de camp avec ce manuscrit, avant de reprendre la route, “la tête pleine et la poche vide”, selon l’expression populaire.

— Fritz, ne fais pas ça. Si tu n’as pas d’argent, je te l’achète ton manuscrit. En veux-tu dix thalers ?

Sans un mot, Jahn tendit les feuillets et empocha les pièces blanches. Il ne se doutait pas que son camarade venait de réussir une bonne affaire : l’année suivante, le livre parut à Halle, sous une signature qui n’était pas celle du véritable auteur. Pendant ce temps, Friedrich Ludwig Jahn menait une vie errante, allant d’université en université, comme le faisaient tant d’étudiants instables, ou simplement curieux, quand ils étaient attirés par la réputation d’un professeur. Le jeune Prussien s’inscrivit à Greifswald, sous un faux nom, de peur que sa réputation de Halle ne l’eusse précédé. Il voulait étudier les langues scandinaves, pour lire dans le texte les sagas islandaises dont il n’existait alors aucune traduction en allemand.

Les événements extérieurs suivaient inexorablement leur cours. Depuis le début du siècle, le Saint Empire romain de nation germanique n’était plus qu’une façade lézardée et la Diète de Ratisbonne apparaissait comme un congrès de diplomates sans aucun pouvoir. Trois cent soixante principautés et villes libres morcelaient la nébuleuse allemande. L’idée germanique, si elle vivait encore, ne s’exprimait qu’à travers les œuvres de quelques poètes, qui retrouvaient la Nature pour n’en mépriser que davantage la politique. Le quadragénaire Schiller venait d’écrire Wallenstein et Marie Stuart. Novalis, à vingt-huit ans, n’était plus qu’à quelques mois de la mort. De peu son aîné, Hölderlin rêvait de voir 1’Allemagne devenir la nouvelle Grèce païenne des temps modernes. Kleist n’avait que vingt-trois ans et courait le monde en voyageur désespéré. Tout cela n’était que du lyrisme et des songes. Leur maître à tous, Goethe, le grand Goethe, qui venait de fêter son demi-siècle, frileusement enveloppé dans son génie, allait oser dire ses compatriotes : « Vous espérez en vain, Allemands, vous constituer en nations (sic), mais vous n’en pouvez que mieux devenir des hommes ».

Napoléon Bonaparte, Premier consul qui rêvait déjà de restaurer la dignité impériale, avait imposé à l’Autriche, en février 1801, la désastreuse paix de Lunéville. La patrie germanique devait reconnaître à la France la possession de la rive gauche du Rhin, directement administrée par des fonctionnaires français. Le Rhin ! Le pays où étaient nés les Niebelungen, ces fils du brouillard septentrional ! Jahn, du coup, en oublia ses projets d’études savantes. Il fut de tous les conciliabules et s’identifia de plus en plus avec les “ordres”, ainsi qu’on nommait les sociétés secrètes dans les universités. On le crut membre du groupe redouté des Unitistes, tant les propos qu’il tenait sur l’unification de l’Allemagne semblaient exprimer leur doctrine. Il y gagna une autorité qui se fit sentir sur tout le collège estudiantin. Sous la ouverture de prétextes divers, il réunit ses sympathisants dans l’auditorium, pour les imbiber de la bonne parole. Selon le vieil usage, les anciens étaient la droite, les étudiants de seconde année la gauche et les “renards” ou bizuths, le centre. Quand il crut avoir semé une graine capable de germer, Jahn se remit en chemin, avec sur le dos sa dernière chemise. Il lui fallut travailler, ce qui signifia pour lui deux ans de préceptorat dans le Mecklembourg.

Depuis le 2 décembre 1804, Napoléon avait été sacré par le pape, à Notre-Dame de Pans, empereur des Français. Le Corse marchait à pas de gent. Un an plus tard, jour pour jour, il remportait la victoire d’Austerlitz sur les Autrichiens et les Russes. Cette fois, le Saint Empire avait définitivement vécu et Vienne se trouvait aux mains des Français. Le Prussien Jahn, âgé de vingt-sept ans, se sentait déchiré entre l’admiration et la haine qu’il portait au vainqueur. Jalousie, peut-être. Ainsi, c’était cet étranger, ce “tyran”, qui avait commencé l’unité allemande en abaissant les particularismes et en réunissant d’innombrables principautés tout aussi gonflées de prétentions qu’enlisées dans leur impuissance, pour former une grande unité politique : la Confédération du Rhin. L’empereur des Français avait fait passer dans les chancelleries poussiéreuses le souffle du renouveau. Mais Jahn se voulait un apôtre de la liberté ; dans sa prime jeunesse, les discours de Danton l’enthousiasmaient. Il ne voulait pas de maître, encore moins d’un maître étranger. Il restait trop moraliste pour admettre sans révolte les procédés de celui pour qui tous les moyens étaient bons, pourvu que sa volonté fût faite.

Ce fut parmi les Souabes, amoureux des belles-lettres, que Friedrich Ludwig Jahn reparut, en cette dramatique année 1806, à l’université de Göttingen. Il eut alors la révélation des sommets que pourrait atteindre la langue allemande, si ceux qui la parlaient et l’écrivaient, au lieu de chercher à imiter le français, se souciaient au contraire de développer les ressources propres à l’idiome germanique. Peu lui importait la mode : « Un Allemand simple et droit, ai-je toujours été dans la vie, et je le resterai en prenant la plume ». Ce sérieux, ce fanatisme n’empêchait pas l’homme de céder souvent aux tentations de l’humour et de la fantaisie. Il était de ceux que leur manque invétéré de conformisme porte aux provocations et aux gestes qui font scandale. On pouvait y voir un moyen de se pénétrer de son indépendance vis-à-vis d’un entourage dont la veulerie le mettait en rage.

Un soir où l’armée faisait étape en ville, Jahn rencontra dans la rue, sous une pluie battante, un soldat trempé jusqu’aux os, qui ne trouvait pas son gîte pour la nuit. Il crut déchiffrer sur son billet de logement le nom d’un commerçant qu’il connaissait. Il conduisit le militaire à destination. Le bourgeois, furieux d’avoir été tiré de son lit, assura qu’il s’agissait d’un homonyme habitant une maison du voisinage.

— Bien, dit Jahn, conduisez-nous !

— Comment le ferais-je, mon cher monsieur, je suis en robe de chambre et en pantoufles.

— Montez ! lui commanda l’étudiant, en lui offrant son large dos.

Subjugué, le commerçant s’exécuta, et les voilà partis sous la pluie, l’un portant l’autre, et le soldat derrière. Au bout de quelques minutes, l’étrange cavalier dit à sa non moins étrange monture de s’arrêter. Jahn, penché en avant, l’entendit, au-dessus de lui, qui parlementait avec le logeur. Finalement, le militaire fut admis et l’huis se referma sur ses talons.

— Maintenant, dit le négociant, ramenez-moi à la maison !

— Pied à terre ! rugit Jahn.

Il laissa tomber son fardeau des deux pieds dans la gadoue, puis il s’en alla dans la nuit, en maugréant contre l’égoïsme des bourgeois.

L’été de 1806 trouva Friedrich Ludwig Jahn à Iéna, puis à Goslar où il vécut d’expédients tout en préparant une série de conférence qu’il avait l’intention de faire à Göttingen. Le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, le petit-fils du Grand Frédéric — « un monarque aussi bête qu’un sergent », disait de lui Napoléon —, avait été obligé de signer une alliance avec la France et avait reçu le Hanovre en pourboire. Mais, poussé par sa femme, la reine Louise, et fort d’une alliance secrète avec la Russie, il cachait mal sa hâte de se dresser contre l’empereur des Français. Le 1er octobre 1806, il adressa un ultimatum à Napoléon, qui avait quitté Paris depuis trois jours et se préparait à installer son quartier général à Bamberg. Jahn pensa que si son pays ne réunissait pas toutes ses forces pour tenir tête à l’empereur, c’en était fait de la Prusse. Le “vieil” étudiant décida de se joindre aux troupes qui se rassemblaient en Thuringe. Comme d’habitude, il fit la route à pied. N’ayant pas d’argent, il dut vendre une grammaire française et un cache-nez pour s’acheter quelques vivres en route. À Nordhausen, soucieux de ne pas se faire prendre, Jahn obtint un passeport. le définissant comme « professeur indépendant de Göttingen, faisant une tournée littéraire à travers la Saxe ».

Napoléon n’avait que cent soixante mille hommes à opposer aux deux cent mille Prussiens, Saxons et Hessois. Mais il croyait à son étoile. Il avait lancé à ses troupes une proclamation tonitruante : « Marchons donc, puisque la modération n’a pu faire sortir la Prusse de son étonnante erreur. Que l’armée prussienne éprouve le même sort qu’elle éprouva il y a quatorze ans à Valmy ! Que ses soldats apprennent que, s’il est facile d’acquérir un accroissement de domaine et de puissance avec l’amitié du grand peuple français, son inimitié est plus terrible que les tempêtes de l’océan ». Pendant ce temps, Jahn se dirigeait vers Iéna. Au matin du 14 octobre, il entendit une lointaine canonnade. Il était arrivé. Au quartier général de l’armée prussienne, le nouveau volontaire commença par s’enquérir naïvement des lieux occupés par les différents régiments où il avait des connaissances qui pouvaient lui être utiles. Il parla un peu à tort et à travers, ce qui lui valut d’être arrêté comme espion et soumis, entre deux gardes baïonnette au canon, à un interrogatoire sévère, pendant que la bataille faisait rage, tout près, dans les environs d’Iéna. Le flot de la déroute le libéra et l’emporta. Il arriva à Artern avec les fuyards de vingt régiments. Il n’y avait pas un homme sur trois à avoir conservé son fusil. Cette foule, saisie de panique, ne savait où se diriger. Jahn voulut en prendre la tête pour l’emmener à Magdebourg. On ne l’écouta pas. Il chercha l’appui d’un officier. Pas un n’était en vue. Seule, la petite rivière de l’Unstrut séparait les fuyards des avant-gardes françaises.

— Il faut mettre le feu au pont de bois ! cria Jahn.

Personne ne semblait l’écouter. Il accrocha le premier venu par le revers de son uniforme dégrafé et lui lança en plein visage :

— Tu ne comprends pas que c’est la seule manière de couper à l’ennemi la route du nord ?

Le soldat se dégagea d’une bourrade. Il ne se souciait de rien d’autre que de sauver sa peau. Ennemi ? Ami ? Il n’y avait plus que des hommes qui couraient en tous sens, comme des bêtes apeurées sous les éclairs de l’orage. On entendait toujours le canon qui roulait comme un tonnerre. Sans cesse, de nouveaux fuyards déferlaient, hâves, mal rasés, sans shako et sans fusil, le regard fou de terreur. Les paysans regardaient avec des yeux mauvais ces défenseurs de la patrie transformés en une horde de vagabonds.

— Il faut détruire ce pont ! répéta Jahn.

Les villageois s’en prirent au seul homme qui essayait d’enrayer la déroute et l’injurièrent :

— Vous êtes fou ! Beaucoup des nôtres sont encore de l’autre côté de l’eau. Ils vont tomber entre les mains des Français !

Quelques fuyards surgirent, l’air menaçant.

— Qui parle d’abandonner nos camarades ? demandèrent-ils.

Jahn se vit entouré d’une foule qui grossissait. Paysans et soldats avaient trouvé sur qui passer la rage et la honte de la défaite.

— Fusillons-le ! cria un énergumène.

Des coups de feu retentirent, tout proches. Une explosion. Un boulet tomba dans la rivière, soulevant une énorme gerbe d’eau. Le Prussien profita de la confusion pour prendre la fuite sans demander son reste. Il n’aurait plus manqué que cela : tomber sous des balles allemandes… À Halle, il se trouva devant un autre pont. Cette fois il fallait traverser. Des balles miaulaient de partout et cinglaient la surface de la rivière qui semblait bouillonner sous les rafales. Parfois, un projectile arrachait de grosses échardes de bois au tablier du pont. Les fuyards, le dos courbé, devaient enjamber des cadavres et des blessés gémissant pour passer sur l’autre rive. Jahn s’élança à son tour. Il tricotait de toute la vitesse de ses longues jambes, le cœur cognant dans sa poitrine au rythme de cette course folle. Comme s’il pouvait bondir plus vite que les balles. Un homme s’effondra à sa gauche, une étoile de sang au front. Encore quelques pas. Le camarade de droite s’écroula à son tour, fauché en plein élan, boulant comme un lapin frappé à mort. On entendait des hurlements dans la fumée. Des cris.

— En avant ! hurla Jahn comme les autres.

Il braillait à pleins poumons, comme s’il pouvait faire reculer la mitraille de son souffle. À côté de lui, un soldat prussien, la poitrine ouverte, acheva son cri dans un râle d’agonie, vomissant le sang à pleine bouche. Les survivants, éberlués de s’en être sortis, se retrouvèrent sur une petite place. Quelques obstinés avaient établi un retranchement et se tenaient derrière cette barricade, le fusil au poing. Au moins, ici, un homme commandait. Jahn connaissait bien les lieux. Il se présenta devant l’officier et lui lança :

— En plaçant là quelques pièces d’artillerie, on pourrait battre toutes les voies d’accès.

Le Junker le regarda d’un air rogue. L’étudiant s’obstina :

— Vous pourriez facilement interdire à l’ennemi l’approche de notre retranchement.

— Vous avez d’autres ordres à me donner, monsieur ? laissa tomber l’officier avec une moue méprisante.

Jahn tourna les talons et s’en fut, le cœur chaviré. Il avait envie de vomir. Ces soldats paniqués, ces officiers qui n’abandonnaient pas leur morgue aristocratique, tout ce peuple à la dérive sous l’orage de la guerre. Il n’avait plus qu’à poursuivre sa route. Sa peau sauvée, il lui restait à conserver sa liberté, à défaut de son honneur. Il marchait comme un somnambule. Partout, des pièces d’équipement et des armes abandonnées sur le bord de la route. Des havresacs éventrés, des buffleteries et des gibernes, des shakos semés sur le chemin de la fuite comme les cailloux du Petit Poucet. Des chevaux crevés, au ventre énorme, dressaient vers le ciel d’automne des pattes raides et noires comme des branches d’arbre. Des attelages gisaient renversés, les roues en l’air. Toute une armée fuyait sous le vol noir des corbeaux qui s’abattaient soudain pour picorer les yeux des agonisants aux pansements souillés. Tout le pays suait d’une peur immonde.

Quatre jours après la terrible bataille d’Iéna, Jahn se trouvait à Magdebourg, crotté jusqu’à la taille. Les pluies d’octobre avaient transformé tous les chemins en fondrières. Une boue gluante collait à ses lambeaux d’uniforme. Il n’y avait plus de pont. Avec quelques barques et des troncs d’arbres, on aurait pu improviser un pont de bateaux. Personne n’y songea et le flot des vaincus s’écoula le long de la rive méridionale du fleuve, à la recherche d’un passage. Ce fut à Wittenberge, tout près de son pays natal, que Jahn et quelques-uns de ses compagnons, épuisés, parvinrent enfin à franchir l’Elbe. Ils se dirigèrent vers le nord-est, vers la côte de la mer Baltique et ses vagues grises. Un bruit courait de colonne en colonne :

— L’armée prussienne va se reformer à Stettin !

Illusion. Le désordre devenait indescriptible. Tous les gradés se voyaient emportés par le flot de la déroute. Des hommes désertaient par compagnies entières. La grande rumeur des défaites s’enflait à chaque étape :

— Nous sommes trahis !

Pas de fumée sans feu. Des partisans de Napoléon travaillaient sourdement à démoraliser leurs camarades. Certains officiers songeaient déjà à changer de maître. Ordres et contrordres se succédaient et s’annihilaient, pour ne plus produire qu’un chaos incompréhensible, jetant les hommes ici et là, comme des épaves ballottées par la tempête. Quels récifs les attendaient ?

Jahn se retrouva à Swinemünde, sur l’île d’Usedom, à l’embouchure de l’Oder. Cette fois, il n’y avait pas de pont. Il chercha une barque, un radeau, n’importe quoi pour franchir le bras d’eau et gagner la rive poméranienne, là-bas vers l’est, où l’ordre prussien régnait encore. Il ne trouva rien, pas même une planche, et rebroussa chemin vers l’ouest, en direction de la vieille ville hanséatique de Lübeck, traversant le Mecklenbourg, paralysé par toutes les rumeurs de la grande tragédie.

La catastrophe atteignait ce point affreux où chacun ne pense plus qu’à soi, prêt à payer n’importe quel prix pour survivre. Les blessés et les malades agonisaient dans la boue. Encore plus de cadavres dans le fossé, comme des pantins disloqués, de fusils brisés, de canons abandonnés par batteries entières. Le pillage suivait la déroute. Partout s’allumaient des incendies. Les paysans, terrorisés, fermaient les portes de leurs chaumières devant cette horde de soldats transformés en rôdeurs. Tous ne pensaient plus qu’à fuir, à manger, à dormir au hasard d’une grange, à repartir dès l’aube, pour essayer d’échapper à la capture et à la mort. Qui aurait encore songé, dans toute cette aventure, à s’arrêter, à faire front, à se battre ? Seul souillait, sur la plate campagne de la côte baltique, le vent de la défaite et de la peur. Il s’enflait maintenant en tempête, hurlant sur les colonnes en fuite vers l’ouest. Jahn traversa ce tableau de cauchemar comme un somnambule. Il ne voyait même plus toutes ces scènes ignobles. Il ne voulait pas les voir. Pour lui, elles ne pouvaient pas appartenir à la réalité : le réel se devait d’être un songe.

Ce qui l’entourait n’était pas vrai. Les pillards, les villages en feu, les déserteurs, tout cela n’était pas vrai. Alors qu’est-ce qui pouvait bien être vrai, pour ce soldat muré dans sa fatigue, son chagrin, sa solitude ? Ce qui était vrai, au plus noir de la défaite, dans les ténèbres et les tempêtes, c’était l’avenir de gloire et de force qui brillait comme une torche dans la caverne de ses yeux brûlants d’insomnie. Un sentiment étrange l’habitait. Plus bas étaient descendues la nation prussienne et la patrie allemande et plus haut elles monteraient un jour. Il fallait cette terrible épreuve de fer et de feu pour tremper le glaive d’un nouveau Siegfried. Ses camarades apeurés, les vaincus d’aujourd’hui, seraient les vainqueurs de demain. De cela, Jahn était certain, comme il était certain que la lumière de l’aube succède à l’obscurité. Et que de la pourriture du grain jaillit la moisson couleur de soleil. Ce rêve devenait, dans sa solitude affreuse, son seul compagnon. Totalement envahi par cette vision grandiose, il marcha le jour, il marcha la nuit. Il mangea ce qu’il trouvait, il dormit où il pouvait. Il attachait peu d’importance à ces détails. Il aimait coucher sur la dure. Un peu de paille, c’était tout son luxe. Il avait horreur des « terribles bains de sueur » que lui procuraient les couettes de plume. Mais le malheur, sourdement, broyait son cœur. Un matin qu’il se penchait sur un ruisseau pour boire, il aperçut sa face encadrée de cheveux gris. Il avait vingt-huit ans.

Passé la tempête, Friedrich Ludwig Jahn avait repris sa vie errante sans trouver un point où s’accrocher. Il se réfugia enfin chez ses parents, qui furent heureux de l’accueillir à la maison. Au foyer paternel, le vagabond de l’idéal reprit des forces. Il communia à nouveau avec la terre du Brandebourg, ses étangs gris, ses bouquets de pins maigres, ses blocs erratiques semblables à des sentinelles semées à travers ses sables pâles. Il lm parlait : « Terre de seigle, on ne t’aime pas pour les richesses que tu ne peux donner. On t’aime parce que tu es la terre des Libres. Malheur à qui te déserte ! Malheur à qui te ment ! »

Maintenant, il répugnait à voyager. Les Français étaient partout et régentaient tout. La Prusse, hautement suspecte, fut mise sous la plus stricte surveillance et en coupe réglée. Dans le courant du mois de juillet 1807, les conditions du traité de Tilsit, entre Napoléon, le tsar et le roi de Prusse, furent publiées. La Prusse se trouvait amputée de ses territoires à l’ouest de l’Elbe qui constituaient le royaume de Westphalie. Elle perdait ses provinces à l’est de l’Oder qui se transformaient en grand-duché de Varsovie attribué à la maison de Saxe. Le roi Frédéric-Guillaume III devait quitter Berlin où les Français s’installaient en maîtres. Tout semblait perdu. Et pourtant des hommes allaient, avec intelligence et ténacité, travailler au redressement de l’État prussien. De la défaite, comme Jahn l’avait prévu, le royaume allait savoir tirer une vigueur nouvelle. Ainsi le baron Karl von und zum Stein, économiste et patriote, qui avait été ministre avant le désastre, fut rappelé sur l’intervention de la reine Louise. Il commença par présenter un texte, que l’on nommera le Mémoire de Nassau, où il se proposait d’insuffler en Prusse « un esprit vivifiant et créateur ». Au nom des libertés germaniques, il plaidait pour la décentralisation. C’était là une idée démocratique mais non révolutionnaire ; traditionaliste mais non conservatrice. Dès le début de l’automne de 1807, cet homme d’État se mettait au travail pour créer la Prusse moderne. Tout le pays ne songeait qu’à venger la honte de la défaite. Le royaume devenait une fourmilière. Et les idéologues n’étaient pas les moins ardents.

Deux ans s’écoulèrent, pendant lesquels Friedrich Ludwig Jahn chercha à réunir en un faisceau cohérent les idées qui le hantaient. Dans le cœur de cet homme un combat se livrait entre les deux éternels courants de la pensée politique : universaliste, représenté par la Révolution française, et particulariste, que lui imposait la situation de son peuple. Il était fatal que la pression de la nécessité conduisit à la suprématie du second. Son parti-pris allemand devint alors sans limite et sans frein, comme la passion déchaînée. Il se laissait emporter jusqu’à une sorte de folie, par une réaction contre la faiblesse dont il avait d’abord fait preuve, dans sa prime jeunesse, en écoutant pour la première fois le chant de la sirène welsche (3). Pourtant, les échos de ce chant qui était celui des temps nouveaux n’avaient pas fini de se répercuter à travers l’Allemagne. La philosophie des Lumières dont le quartier général fut si longtemps à Sans-Souci (4), avait détruit l’État absolu dans l’esprit du peuple et lui avait donné la conscience de son rôle comme de ses droits. Elle s’opposait, cette idéologie étrangère, au règne de la foi religieuse, au devoir de soumission et à l’empire de la raison. Par là, elle avait privé de ses bases les privilèges de la noblesse et ouvert à la nouvelle classe instruite la route du pouvoir.

Jahn ignorait combien il s’en trouvait profondément imprégné. Il devait continuer, toute sa vie, à prôner le respect de la monarchie et des institutions, tout en prêchant un évangile révolutionnaire. La contradiction l’habitait et entraînera sa chute, sans qu’il en ait jamais compris la cause.. Car, si la contradiction est insupportable à un esprit rationnel, elle n’a pas assez de présence pour troubler un esprit emporté par une passion qui le domine tout entier. En face de l’honnête homme du XVIIIe siècle, Jahn restait l’homme des cavernes. Il ne se contentait pas d’identifier en lui les impulsions primitives qui animent l’homme allemand, qui tiennent de la nature et du sang, il se livrait à elles avec ivresse. Il ne voyait pas l’histoire comme la traduction, dans les événements et les institutions, de concepts moraux ou politiques, mais comme la floraison d’une tradition ethnique. Il récusait le cosmopolitisme français, qu’il sentait comme un déguisement de l’esprit de conquête. Ce fut désormais la germanité qui compta pour lui, parce qu’il ne percevait l’humanité qu’à travers elle.

Au cours de ses déplacements, Friedrich Ludwig Jahn avait pris beaucoup de notes. Pendant la débandade de 1806, il traînait dans son sac deux manuscrits qu’il ne devait pas tarder à égarer dans la tourmente. Il se remit au travail, sans se décourager ; il parvint à reconstituer le sommaire détaillé du premier, Denkbuch für Deutsche (Mémorial pour des Allemands) et il reconstitua totalement le texte du second, qui allait devenir son livre capital, Das deutsche Volkstum (La “Nationalité” allemande) (5). Le Volkstum, c’est l’idée maîtresse de Jahn. On dit que c’est lui qui a forgé le mot. Sa traduction précise en français n’est pas aisée. Volk, c’est le peuple, mais dans une nuance inconnue des langues latines. Le peuple à travers les âges, porteur d’un atavisme et d’une tradition. Le suffixe -tum se réfère à la qualité qu’impliquent l’appartenance à ce peuple, ses virtualités et son potentiel. C’est donc une idée riche et complexe, et de plus une idée vivante, dynamique, une idée en marche, qui porte en elle des obligations morales. Jahn n’en a pas donné cette définition, qui n’était pas possible de son temps. Mais il en avait une conscience profonde et c’est pourquoi il a pu dire :

« Le Volkstum est connaissance de soi. Vie et œuvre en procèdent. Dans la vie d’un peuple, son instant le plus sacré est celui où il s’éveille de son impuissance, où il renaît de sa mort apparente, où il est, pour la première fois, content de lui, conscient de son droit le plus sacré, celui de vivre sans mensonge. Enfin, il sait qu’il commettrait un suicide en laissant son essence se dissoudre parmi les autres peuples. Oui, un peuple qui embrasse l’éternité de son essence, celui-là peut à tout instant fêter le jour de sa renaissance et de son relèvement ».

Le premier de tous les Allemands, il fit ainsi du germanisme à la fois une croyance et un programme. La vision de Jahn n’appartient pas au monde des idées. Elle est inséparable du sens, presque physique, qu’il possédait des corps de chair et de sang qui formaient son peuple ! L’idée directrice de Volkstum est la primauté de la nationalité (on devrait presque dire l’ethnicité) sur les autres facteurs de cohésion d’une collectivité à l’échelle de l’État. Elle est aussi le principe de durée d’un peuple, parce qu’elle est le lien entre les générations, le facteur essentiel de continuité. Vivre ensemble, obéir aux mêmes lois ne constitue pas une nation. Il faut vivre dans une parfaite intimité, dans une réciprocité d’amour, qui ne se rencontrent, selon Jahn, que dans le groupe ethnique. C’est pourquoi la conscience nationale est une force qui ne connaît aucun substitut. Sans elle comme guide, l’histoire n’est que chaos et sottise. L’auteur de Das deutsche Volkstum en donna de nombreux exemples. Chaque nationalité qui disparaît, ou qui se laisse détruire, c’est une perte ou un malheur pour l’humanité, qui s’appauvrit d’autant. Jahn exprimait l’idée, originale en son temps et qui lui reste très personnelle, que l’État doit s’identifier au peuple, donc en épouser toute la diversité. Il ne se sentait pas du tout pangermaniste unificateur à la manière jacobine et voulait conserver les originalités régionales, acceptant même pour l’Allemagne deux pôles, Vienne et Berlin. S’adressant, une fois par exception, aux Français, il s’exclamait :

« Français des provinces, des départements, des communes, songez qu’un copiste imite plus souvent les défauts que les beautés. Pourquoi mendiez-vous toujours des modèles ? Ne pouvez-vous être rien par vous-mêmes ? … Que les émanations de Paris cessent de vous être exclusivement agréables. Vous aurez la force de produire, des que vous repousserez son influence despotique. Cessez d’être des singes et soyez une fois vous-mêmes. Abandonnez le culte des fétiches. Même le sauvage cesse d’adorer l’idole qu’il reconnaît impuissante, et il la brise ».

Logique avec lui-même, c’est-à-dire avec ses sentiments, Jahn répudiait l’excès de centralisation :

« Si un État sans capitale ne peut employer simultanément toutes ses forces, trop de centralisation produit des effets funestes… En cas de guerre, toute province que l’ennemi parvient à isoler est une province conquise. Tel est Paris à l’égard de la France ; de là partent toutes les nominations à tous les emplois ; de là, la permission d’acheter un balai pour un établissement public ; de là, la mode règle la littérature et la forme des souliers. Eh bien, grâce à cette influence universelle, qui sera maître de Paris, sera maître de la France ! »

Au moment où la centralisation napoléonienne portait la France au sommet de sa gloire, il fallait avoir l’indépendance de jugement d’un Jahn et ses dons de visionnaire, pour oser exprimer ces opinions sacrilèges, qui font de lui, dans un étourdissant paradoxe, le médecin clairvoyant du “mal français” et le premier en date des régionalistes de l’Hexagone !

Son livre Das deutsche Volkstum montre par quel cheminement la pensée de Jahn est allée de la passion de la patrie à celle de l’éducation de la jeunesse. Il eut la révélation que la germanité, ou la pureté, puisque c’est la même chose pour lui, existe chez les enfants à l’état instinctif et que c’est l’éducation dans un esprit étranger qui la réprime et l’étouffe. Il voulut rendre sa liberté à l’instinct porteur de l’atavisme, en donnant toute sa liberté d’expression, toute sa gloire à la nature physique. Ce n’était pas là une conception tellement éloignée des idées de Jean-Jacques Rousseau et de toute une partie des révolutionnaires français.

Le sport devenait le levier essentiel pouvant agir sur l’enfance et libérant un nouvel homme, pionnier d’un nouvel État. Il ne s’agissait pas pour lui du sport en soi, pas plus que de l’État, de la langue ou de la femme en soi. Du même point de vue, il n’avait pas l’amour de la nature en soi, comme les romantiques. Elle n’était pas pour lui le spectacle grandiose qui enchantait Chateaubriand. La nature lui apparaissait comme le milieu cosmique où l’homme trouve son équilibre et puise sa force. Jahn ne concevait pas un système éducatif où l’enfant ne serait pas convié à communier avec elle et où elle-même n’aurait pas un rôle actif à jouer. Toujours dans la même perspective, il se montrait partisan du port d’un costume traditionnel allemand. Cette idée n’avait rien de “folklorique” : il voyait dans cette tenue un barrage contre la contagion de la mode et défendait la permanence contre le vain changement.

On n’aura pas tout dit sans mentionner l’idée de Jahn, alors nouvelle et originale, que la répression pure et simple des délits et des crimes n’était sans doute pas le meilleur moyen pour la société de se protéger et surtout de récupérer ses éléments dévoyés. Il exprima, dans des termes presque modernes, que la prison ne constitue pas une panacée, que la bonne voie n’est pas de châtier mais de prévenir, en supprimant notamment les injustices et les violations des droits de l’homme. C’était là encore le patriote et l’éducateur qui parlait :

« La société est-elle ce qu’elle doit être, une compagnie d’assurance et de secours mutuel ? Avez-vous donné une éducation à cette jeunesse, privée de fortune et de soutien ? Ses passions se développent et elle se trouvera jetée, sans guide et sans expérience, dans le tourbillon de la société. Lui avez-vous enseigné ses premiers devoirs ? Sur le bord de l’abîme, lui avez-vous tendu la main ? … Et vous vantez votre civilisation ! Vous n’avez rien fait pour étouffer le crime à sa naissance… Et vous prononcez le mot de justice ! Et vous vous armez de sévérité ! Et vous préparez des instruments de mort ! »

Sa préoccupation de coller au réel, de ne pas se laisser entraîner par des conceptions théoriques et des entreprises utopiques, se traduisit sur tous les plans. Jahn était moraliste, certes, mais sans s’inspirer de la Bible. Il n’avait rien gardé du dogmatisme théologique, dont son père pasteur s’était efforcé de l’imprégner : l’âme divine en lutte dramatique contre l’appel des sens et la chair pécheresse. Il pensait que « la culture du corps est la moitié de l’esprit ». Toujours soucieux de faire passer son rêve dans les faits, il eut même le projet d’une version allemande des jeux Olympiques ; il la fonda bien entendu sur la base des réalités populaires, à échelons successifs : paroisses, cercles, provinces, nation. Il voulait qu’elle fût une démonstration d’exemples et non pas un concours ouvert à n’importe qui, où le succès d’un seul éloignât l’attention de la collectivité. Une fête de retrouvailles allemandes, et non pas, surtout pas, une cohue cosmopolite.

Mélangeant hardiment le réalisme et l’utopie, Jahn rêvait pour sa future Allemagne d’une ville capitale, fondée à cet usage exclusif et qu’il baptisa du nom de Teutona. Selon lui, « elle devait se trouver sur l’Elbe, à une place bien marquée, à peu prés à mi-chemin entre Genève et Memel, entre Trieste ou Fiume et Copenhague, entre Dunkerque et Sandomir. Il est difficile de dire aujourd’hui comment pourra renaître l’unité. Que Dieu veuille nous l’accorder ! Un peuple qui a produit Arminius et Luther n’a jamais le droit de désespérer. Qu’il garde pour emblème “Le soleil qui se lève sur six fleuves !” ». Piechowsky, dans son livre sur Friedrich Ludwig Jahn (6), a donné la clé de la genèse de ce qu’on appelle improprement son idéologie : « Jahn avait, venant du plus profond de lui-même, aussi bien dans la nature que dans l’absence d’élaboration de sa pensée, une sorte d’instinct démoniaque qui fit surface en brisant la croûte des conventions ».

Il se savait porteur d’un message. Pour que ce message passât, il dut renverser les obstacles qui lui fermaient la voie. Il n’y avait pas là un choix idéologique, mais une nécessité tactique. Ainsi, ce ne fut pas pour des motifs esthétiques et dans un but littéraire qu’il voulait purifier la langue allemande, à la manière de Goethe, mais pour disposer d’un moyen adéquat d’exprimer une pensée ne devant rien à l’étranger. Ce n’est pas par respect de son âme immortelle ou par un sens quelconque de la justice, qu’il voulait rehausser le rôle de la femme, mais parce que la femme était la façonneuse primordiale des hommes ; c’est de leur première “mise en chantier”, qui lui incombait totalement, que dépendait le succès de l’éducation à laquelle il voulait soumettre l’enfant.

En 1809, Friedrich Ludwig Jahn décida de s’installer à Berlin. Il arriva dans la capitale de la Prusse le jour même où le roi Frédéric-Guillaume III retrouvait enfin sa ville après de longs mois d’exil. Le lent travail de redressement se poursuivait. Le baron Stein avait été obligé de démissionner à l’automne précédent, sur la demande pressante de Napoléon qui se méfiait de son appétit de réformes. Hardenberg, qui allait le remplacer, se préparait à mener un double jeu subtil entre les Français et les Russes. Une profonde révolution culturelle allait précéder et préparer la renaissance politique et l’insurrection militaire. Le roi, en nommant le savant baron Wilhelm von Humboldt comme premier recteur de l’université de Berlin, donnait une âme à la résistance.

Jahn, lui, devint professeur dans un collège, puis dans une institution. Il y constata que la Prusse enseignait à ses enfants l’histoire des Grecs et des Romains, mais pas la leur. De là venait le manque d’intérêt des jeunes pour le germanisme. Il se souvint d’avoir assisté à Halle, en 1798, à un cours du professeur Krause sur l’histoire de la formation de la Prusse, devant douze auditeurs sur huit cents élèves ! Il avait vu le résultat de cette éducation qui oublie « qu’entre la tête, les mains et les pieds, il y a le cœur et que c’est l’honneur qui le fait battre… Avec un corps affaibli, une intelligence assoupie — et une bourse vide —, le libertin se présente à l’examen, où il exige de sa seule mémoire, qu’il a précipitamment surchargée, la réponse aux questions posées ». L’éducation, pour Jahn, ne signifiait pas la simple accumulation de connaissances, mais la formation du caractère. C’est pourquoi, au cœur d’une société portée à suivre le courant de facilité d’une aristocratie sceptique et jouisseuse, il fit l’effet d’un austère moraliste. Il interdit à ses élèves les jeux de cartes, qui les rendaient absents au monde où ils avaient un devoir à remplir. Il ne toléra pas les conversations légères pour la même raison. Quand il fonda sa première société de gymnastique, il imposa un uniforme sobre, le vieil habit droit allemand. Foin des tenues luxueuses et des perruques poudrées ! Et il donna l’exemple en laissant flotter ses cheveux au vent.

Quand la guerre éclata entre la France et l’Autriche, en 1809, Friedrich Ludwig Jahn crut à nouveau que le destin de l’Allemagne allait se jouer. Il se mit en route à grandes enjambées vers le Sud, en frappant martialement la route de son bâton ferré. Mais les grognards de Napoléon ne lui laissèrent pas le temps d’atteindre la frontière de la Bohême. Quand il apprit que Vienne avait été occupée le 12 mai, il dut faire tristement demi-tour. Était-il dit que les guerres auxquelles il essayait de prendre part resteraient surtout verbales ? Jahn rentra à Berlin plus crotté qu’un barbet et le ventre creux, pour apprendre qu’un colonel von Dörnberg s’était soulevée Hesse contre le roi imposé, Jérôme, frère de Napoléon, et que le major von Schill avait lui aussi choisi la rébellion, à la tête de son régiment de hussards, dans les provinces du nord. Jahn entra de nouveau en effervescence. Il participa à tous les plans des patriotes. Il fut à Stendal, on le dit à Rostock, on l’attendit à Sagan. Il arriva à temps pour dissuader un certain Katte de tenter de s’emparer de la forteresse de Magdebourg par un coup de main qu’il jugeait mal préparé. Quand il apprit que Schill avait été tué devant Stralsund, le 31 mai, et ses onze officiers survivants fusillés, il souffrit dans sa chair. Il connaissait le major, partageait sa fougue et espérait confusément qu’un jour, ensemble, ils feraient de grandes choses, en unissant le verbe à l’action.

Friedrich Ludwig était revenu chez ses parents à Lanz. Il avait besoin de récupérer, de dormir surtout. Quand il se trouvait en campagne, la nuit n’arrêtait pas son activité. Il utilisait souvent les ténèbres pour faire de la route. Au matin, à califourchon sur une chaise, la tête sur les bras, il se contentait alors de sommeiller une heure ou deux. « Et je me réveillais, joyeux comme un pinson, frais comme un nouveau-né ». C’est ce qu’il croyait. Cette fois-ci, il ne devait guère avoir le temps d’oublier ses peines et ses fatigues, comme il comptait bien le faire, dans les bras de Morphée. Un grand gaillard sauta de cheval devant sa porte. Le Prussien le connaissait de vue, c’était le maître de poste de Perleberg, un homme sûr.

— Monsieur Jahn, on a besoin de vous. Nous avons un courrier secret sur les bras. Vous seul avez assez de tours dans votre sac pour le tirer d’affaire. Si vous permettez, je vous emmène incontinent.

Jahn devina vite que cet événement devait avoir quelque rapport avec le projet de débarquement anglais dans les bouches de la Weser ou de l’Elbe. Il ne se trompait pas. En route, le maître de poste le mit au courant. Le messager était un gentleman anglais, porteur de dépêches importantes destinées au commandant des forces britanniques en Allemagne et au prince régent d’Angleterre. Les Français le suivaient à la trace. Arrivé de Berlin, il se trouvait à la frontière du Mecklembourg, à Perleberg précisément, et il s’agissait de le convoyer jusqu’à la côte, aunez et à la barbe de l’occupant. Les deux hommes pressèrent l’attelage. Deux heures plus tard, Jahn se trouva en face de l’Anglais.

— Alors, vous voulez traverser la pièce d’eau ?

— Je ne saisis pas.

— Bon, je veux dire au-delà de la tache verte où barbotent vos rats d’eau, la bonne vieille joyeuse Angleterre, le paradis du porter, du pudding et du roast-beef, ce que vos marins appellent l’autre bord. Voilà, je suis prêt à vous emmener et à vous faire arriver à bon port, mais à la condition que vous m’obéissiez aveuglément.

— Quelle garantie de succès me donnez-vous ?

— Non pas une, sir, mais quatre. Primo, mon devoir de sauver un chrétien en danger. Secundo, les ennemis de mes ennemis sont mes amis. Tertio, en vous permettant d’accomplir votre mission, je rends service à mon pays. Quarto, l’affaire est risquée et ça m’amuse.

L’Anglais sourit :

— Vous êtes un bon sportsman, lui dit-il.

Jahn lui demanda de montrer les missives qu’il transportait. Il soupesa les enveloppes cachetées. En lisant les adresses, il n’épargna pas ses remarques mordantes sur la politique louvoyante de l’Angleterre :

— C’est un jeu de perdants que ces espoirs déçus, ces vœux contrariés et ces plans devenus caducs. Et ce qui risque de se perdre pour longtemps, c’est la confiance dans la loyauté anglaise.

Puis il demanda au Britannique de se débarrasser de ses armes :

— Laissez pour une fois la peau de lion et contentez-vous de celle du renard. Votre voiture est trop voyante. Il faudra en prendre une autre.

Et il ajouta aussitôt d’un ton impératif.

— Vous allez me confier vos lettres. Si on vous saisit au collet, moi je file avec le courrier. Mais, soyez tranquille, cela n’arrivera pas, si vous faites toujours ce que je vous dis. Croyez-moi, je ne désire nullement aller ramer sur les galères françaises.

Après quelques hésitations, l’Anglais remit ses dépêches au Prussien. En s’avançant pour les prendre, Jahn marcha brutalement sur le pied de son vis-à-vis, sans s’excuser. Le Britannique lâcha un juron sonore en allemand.

Alors Jahn, ravi, lui saisit les mains :

— Amis pour la vie et la mort ! Vous avez surmonté l’épreuve du feu. Vous avez réussi dans un cas de surprise comme celui-ci à ne pas céder au réflexe de jurer dans votre langue maternelle. C’est plus que j’attendais de vous, car chacun sait que l’Anglais vient au monde avec Goddam dans la bouche !

Jahn porta le toast :

— À notre bonne chance ! À bas Sa Très Haute Majesté l’Empereur !

Reposant son verre, il conclut rapidement l’entretien.

— Je vais voir pour la voiture.

Quand il se fut retiré, le maître de poste rassura l’Anglais un peu interloqué.

— Comprenez-le, c’est un original. Il ne fait rien comme les autres. Et quand on voit comment font les autres, on pense qu’il n’a pas tort. Sa force est dans la riposte instantanée. Mais il n’a rien d’un primesautier. Il est persévérant, fidèle, dévoué, inébranlable dans ses convictions. Il hait la domination étrangère et le patriotisme lui brûle les entrailles. Vous avez eu de la chance de tomber sur lui. Et vous verrez, le voyage ne sera pas maussade. Il n’arrêtera pas de faire des bons mots et de raconter des calembredaines.

La nouvelle voit ure se présenta au départ, mais pas le convoyeur. L’Anglais dut s’embarquer avec le seul postillon. Un peu en dehors de la localité, au détour de la route, un vagabond fit signe. La casquette à la main, il demanda humblement s’il pourrait profiter de la voiture un bout de chemin. C’était Jahn. Il s’expliqua :

— On nous a vus tous les trois dans l’auberge. Il n’en repart que deux. Donc, le troisième veut brouiller sa piste. C’est lui, éventuellement, qu’on recherchera, pas vous.

Et comme prévu, commencèrent les bonnes histoires. L’Anglais ne se tenait plus de rire. Jahn parlait avec soin bas-allemand, comme il convenait à un miséreux. Chemins de traverses, haltes impromptues à l’abri d’un rideau de bois, le guide était à son affaire. Au relais suivant, Jahn se transforma en montreur de marionnettes. Le postillon recommanda qu’on ne parle pas de lui, car cela aurait nui à sa réputation si on savait qu’il avait un saltimbanque comme ami. Un triple pourboire assura le silence du valet d’écurie. Plus loin, Jahn avait pris l’aspect d’un élégant bourgeois rhénan, s’exprimant dans un allemand contourné. Il prit place à l’intérieur du coche, en faisant des courbettes. Le soir, l’Anglais fut présenté comme un haut fonctionnaire qu’il ne fallait pas importuner et son compagnon dit de lui-même qu’il était venu acheter une propriété dans les environs. En trois jours ponctués de comédies de ce genre, le trio arriva sans encombre à l’Elbe. Les Français apparurent fort nombreux. On voyait les jeunes filles écouter leurs galanteries.

— Cela vous laisse indifférent ? demanda l’Anglais.

— Non, répondit Jahn, mais je remonte aux causes. Les campagnardes imitent les bourgeoises et les bourgeoises suivent la mode. Les hommes n’ont-ils pas, depuis vingt ans, jeunes et vieux, fait l’éloge des Français sans discontinuer ? Ce sont les prophètes des temps nouveaux, des modèles qu’on admire. Ce sont les chevaliers de l’honneur, du droit et de la liberté. C’est du moins ce qu’ils prétendent et on les croit sur parole. Si les hommes sont aussi niais, pourquoi voulez-vous que les femmes aient plus de jugeote ?

— N’exagérez-vous pas un peu ?

— Hélas, non. Il y a des foyers, dans ces pays que nous traversons, où la mère menace du fouet un enfant qui prononce un mot d’allemand, des écoles où professeurs et institutrices francisent à fond la jeunesse. Ce genre d’éducation pave la route au vainqueur. Nos garçons sont des gandins efféminés. Qu’est-ce que nos femmes peuvent en attendre ? Au moins, les Français se battent pour leur pays.

Et l’Anglais arriva à bon port.

L’année 1810 fut une année capitale pour Friedrich Ludwig Jahn, qui parvint enfin à faire publier Das deutsche Volkstum, dont il voulait faire le manifeste de la nouvelle Allemagne. Le livre venait à son heure. Il paraissait moins de deux ans après le Reden an die deutsche Nation, ce Discours à la nation allemande de Johan Gottlieb Fichte, dans lequel le célèbre philosophe affirmait que le peuple allemand était le « peuple des origines » (Urvolk) et qu’il possédait les vertus qui pouvaient régénérer l’humanité… Heinrich von Kleist, qui avait écrit cette année-là son chef-d’œuvre le Prince de Hombourg et dirigeait à Prague la revue Germania, s’acheminait vers un romantique suicide à Wannsee, dans la banlieue de Berlin, tandis qu’Achim von Arnim venait de faire paraître un recueil des chants populaires de toute l’Allemagne, sous le titre Das Knabur Wunderhorn, le Cor merveilleux.

1810, c’était aussi l’année où une Suissesse, Mme Necker, baronne de Staël-Holstein, publiait à Paris son livre De l’Allemagne, proposant, en contrepoint du nationalisme rigoureux de Fichte, une image fort romantique du germanisme. L’ouvrage, tout imprégné d’un idéalisme sentimental, provoqua la fureur de Napoléon qui fit saisir et détruire les épreuves de l’ouvrage. L’empereur ne pouvait souffrir des phrases de ce style : « Qu’entend-on par un peuple fait pour être libre ? Je répondrai simplement : c’est celui qui veut l’être ». « Être un peuple, voici la religion de notre époque », c’est ce qu’avait déjà affirmé le poète Ernst Moritz Arndt, de dix ans l’aîné de Jahn et qui était devenu le collaborateur du ministre Stein. Pour ce professeur d’histoire, hanté par l’abolition de tout servage, l’Allemagne devait retrouver sa puissance politique en se constituant en un État moderne. Cet État idéal, on pouvait aussi en discerner la théorie dans l’œuvre du philosophe Hegel, qui tirait magistralement les leçons de l’Antiquité hellénique ou de la Révolution française (7).

Jahn ne fut donc pas le maître à penser du nationalisme allemand. Il n’était pas un théoricien. Il n’était pas davantage un homme d’État comme Stein, Hardenberg ou Görres, qui avaient su mieux ordonner et exprimer les mêmes idées que lui. Il était une sorte d’éveilleur populaire, dont le rôle souterrain allait se révéler plus tard capital. Tous ceux qui travaillaient au redressement de la Prusse et à l’unité de l’Allemagne réussirent à créer un climat d’accueil pour les prédications de Jahn, peu faites pour convaincre d’emblée des auditoires classiques. Dans cette véritable révolution culturelle berlinoise, il fut comme poisson dans l’eau, car s’il n’était ni vraiment un doctrinaire ni vraiment une “bête politique”, il était quand même un peu les deux à la fois, réunissant dans son étrange personnage des attitudes souvent contradictoires d’homme de pensée et d’homme d’action. Jahn sut donner à beaucoup d’idées, qui somme toute étaient “dans l’air”, un écho populaire et les transformer en dynamisme collectif. Dans un certain sens, il imagina un mythe et réussit à l’imposer.

L’auteur de Das deutsche Volkstum ne fut donc pas un isolé dans sa recherche passionnée de l’âme allemande, mais il y apportait une sombre fureur qui lui faisait écrire : « Deux routes s’offrent à l’écrivain : courir avec la foule, ou marcher d’un pas ferme contre le torrent ; j’ai choisi la dernière ». Ses mérites, malgré son caractère impossible, commençaient à être reconnus. Au printemps, il fut admis au corps des cadets, à titre d’instructeur. Les temps restaient sombres à Berlin. Découragés par leur impuissance, des patriotes connus étaient partis à l’étranger. Le colonel-comte Neidhardt von Gneisenau, ancien défenseur de Kolberg en 1807 et fidèle collaborateur de Stein et du ministre de la Guerre Scharnhorst, avec qui il s’était attaché à réformer l’armée prussienne, avait provoqué la méfiance de Napoléon et se trouvait chargé par le gouvernement prussien d’une mission diplomatique en Angleterre.

Le colonel-baron von Lützow, qui s’était illustré à Auerstaedt et avait participé à l’équipée du major Schill, décida de passer en Russie, tandis que plusieurs de ses camarades se rendaient en Espagne, pour pouvoir se battre ouvertement contre les Français. On pressait Jahn de les imiter.

— Non, dit-il, plus la patrie est tombée, plus malheureux sont ses habitants, plus je serais impardonnable de les abandonner dans leur détresse. Je reste.

Jahn avait retrouvé à Berlin ses amis Friesen et Harnisch. Tous les trois, ils rêvaient de reprendre en main la jeunesse, pour en faire l’instrument de libération de la patrie. Au cours du printemps ensoleillé, ils se retrouvaient fréquemment pour évoquer la nécessité d’une grande œuvre d’éducation. Jusqu’ici, les études ne cherchaient qu’à former les intelligences, dans une optique individuelle et rationaliste. Les professeurs classiques n’avaient pas pressenti que le plus important restait le caractère.

— Ce sont des cuistres ! tonnait Jahn. Des hommes tout juste capables d’aligner des idées creuses comme les comptables alignent des colonnes de chiffres. Ce dont la jeunesse a besoin comme éducateurs, ce sont des poètes et des soldats. Des hommes qui lui apprennent à rêver et à se battre.

Ce fut la “trouvaille” de Jahn que de comprendre le rôle du corps dans la formation de la volonté. Peu lui importait que messieurs les professeurs à diplômes le prissent pour un fou. Il savait où il allait. Vers la restauration de la force et du courage chez un peuple dont la réputation débonnaire se confortait par le goût du tabac et de la bière. Loin des tavernes enfumées de la capitale prussienne, il emmena ses élèves respirer à pleins poumons le grand air. Tout commença par d’innocentes promenades champêtres dans ce décor de lacs, de champs et de bois qui enchâsse Berlin dans une parure rurale. Le mercredi et le samedi après-midi, le professeur rassemblait ses élèves. La petite troupe partait pour une excursion en pleine nature. La chemise largement ou verte, les cheveux au vent, fouettés par l’air vif, ils prenaient la route en chantant de vieilles ballades populaires germaniques :

Wer jetzig Zeiten leben will
Müss haben ein tapfers Herze
(8),

Pendant des heures et des heures, ils marchaient et ils chantaient. De sortie en sortie, la peau se tannait au grand soleil ou sous l’averse. Ils se “fabriquaient” littéralement des muscles, du souffle, des réflexes. Ils ressemblaient de moins en moins à leurs camarades effondrés derrière leur table, trop occupés à boire et à fumer pour même comprendre ce qui était en train de naître dans les bois de Berlin. Les Prussiens qu’entraînait Jahn commençaient à ne plus ressembler aux autres. Maigres, secs, vifs, ils apprenaient à vivre à la dure. Courir et nager leur devenaient jeux. Au départ, ils n’avaient été qu’une poignée à suivre en plein vent leur étrange professeur. Maintenant, ils étaient de plus en plus nombreux à participer à ces sorties champêtres, rythmées par des ballades surgies des vieux âges de leur peuple. Quand vinrent les premiers frimas, leur nombre diminua. Contrairement à ce qu’on aurait pu croire, Jahn s’en réjouit. Seuls restaient avec lui, désormais, les “durs”. Et il n’en voulait pas d’autres comme élèves. Leur maître ne ménageait pas leur peine, sous les rafales de vent glacé. En plein hiver, ils partaient derrière lui, à l’aventure, au bord des étangs gelés que bordaient des sapinières encapuchonnées de neige et des sentiers luisants de verglas. À la halte, Jahn leur enseignait en plein vent sa morale :

— On doit souhaiter à l’homme assez de malheurs, pour qu’il apprenne à combattre victorieusement ; assez d’adversités, pour qu’il les supporte avec une force magnanime ; et assez de douleurs, pour qu’il apprenne à se connaître tout entier.

Les adolescents repartaient rapidement, les genoux nus fouettés par des fougères blanches de givre. Toute la nature semblait figée par l’hiver. La neige dégouttait des sapins comme une pluie glaciale. Ils avaient tous le nez rouge et les doigts bleus de froid. Mais, sans cesse, Jahn les relançait sur les sentiers, comme à la poursuite de quelque Graal insaisissable.

— Plus vite ! grognait-il. Encore plus vite !

S’il était encore en vie, c’est qu’il avait su courir sous la mitraille, en traversant le pont de Halle, sur la Saal, au cours de cette terrible campagne de 1806. Maintenant, les Prussiens ne devaient plus perdre de guerre… Alors il relançait ses garçons dans de nouveaux efforts. Il les faisait ramper dans la neige. Il exigeait encore qu’ils rient !

— Soyez joyeux, leur disait-il, de faire ce que les autres ne savent pas faire. Un jour, vous oserez ce qu’ils n’osent pas.

On regagnait les faubourgs de Berlin en chantant. La nuit était tombée depuis longtemps en cet hiver impitoyable. Les bourgeois rêvaient sous leurs édredons, furieux d’être réveillés par ces fous qui passaient sous leurs volets bien clos en hurlant comme des diables :

Geld nur regiert die ganze Welt,
dazu verhilft Betrügen (9).

Au printemps de 1811, ceux qui avaient surmonté les épreuves du froid et de la glace se retrouvèrent à nouveau autour de leur maître. Cette fois, avec les beaux jours revenus, il les entraîna sur la Hasenheide, la Lande des Lièvres, au sud de Berlin, dont il fit son terrain de sports favori. Pour désigner cette activité physique, une nouveauté pour l’époque, Jahn avait repris un mot singulier, Turn, qui, au Xe siècle, avait été emprunté au français tournoi (tornoi). Le mot allemand gardait quelque chose du sens ancien, que ne contient pas “gymnastique”. Turnplatz, c’était le champ clos où les chevaliers d’antan s’affrontaient. En partant de là, il fit Turnkunst, l’art de l’exercice physique ; Turnen, les sports ; Turner, le gymnaste, le sportif ; turnen, faire de l’exercice, du sport ; Turnhalle, le gymnase.

JahnComme symbole des vertus qu’il exigea de ses jeunes gymnastes, Jahn imagina un insigne singulier, en forme de croix. Il se composait de quatre lettres “F” qui formaient les initiales des adjectifs Frisch (courageux), Fromm (pieux), Froh (joyeux) et Frei (libre). Ce motif, d’une belle venue artistique et d’un grand poids sentimental (10), devait désormais illustrer la devise de tous les pratiquants du Turnkunst.

Il n’échappait pas aux observateurs étrangers que ces exercices n’étaient pas sans arrière-pensées. Si le mot de préparation militaire avait alors existé, ils l’auraient employé à son sujet. Mais les Prussiens paraissaient trop rustres pour mériter un effort d’attention et d’analyse. Un journal parisien se contenta de noter : « Une nouvelle stupidité, ils veulent revenir au temps des anciens Germains ! » Ce n’était pas le cas. Ce qu’ils voulaient, c’était préparer un soulèvement national contre l’occupation étrangère. Le Turnkunst faisait partie de ces aménagements à double fin, qui entraient dans le cadre des dispositions prises par Stein, Scharnhorst, Gneisenau ou Hardenberg pour entraîner la nation au combat et, plus particulièrement, reconstituer une force militaire à la barbe des Français.

Jahn, au début de l’été, fut victime de surmenage. Des troubles nerveux l’envoyèrent à l’hôpital pendant plus d’un mois. Il eut le temps de réfléchir et il conçut une nouvelle tactique de résistance, qu’il voulut tout à fait différente de l’insurrection romantique à la Schill. Aux amis qui venaient le visiter, le malade développait son plan : organiser un rassemblement secret des patriotes de toutes tendances, y compris les jeunes, pour agir par tous les moyens contre les Français et leurs collaborateurs allemands. Le démarrage fut pénible. Beaucoup hésitaient à franchir le pas. Enfin, dès que Jahn se vit rétabli, il convoqua ses fidèles pour une réunion de fondation. Elle eut lieu dans le sombre caveau d’une brasserie berlinoise, près de la porte de Halle, dans le voisinage de Kreuzberg. Pour les modernes, nous dirons juste au nord de l’aérodrome de Tempelhof, là même où s’étendait la Hasenheide, cette Lande des Lièvres que les gymnastes avaient choisie pour se livrer à leurs exercices. Les conspirateurs formaient un assemblage hétéroclite, où le collégien imberbe voisinait avec le vieux militaire en retraite et le professeur aux hautes cravates blanches. Un unique quinquet jetait sur les tables et les pots de bière un cône de lumière jaune, qui faisait jaillir de l’obscurité des visages tendus. Jahn se leva et prit aussitôt la parole. Sa grande taille rendait le haut de son corps peu visible et sa voix semblait sortir des ténèbres comme celle d’un oracle :

— Au départ, nous ne sommes ici que des bonnes volontés. Notre tâche est de mettre en marche le mouvement de libération. Comment, je ne le sais pas. Mais je sais que le premier combat à livrer est dans les âmes. Pourquoi notre peuple est-il passif ? Parce que son âme est malade. Il a perdu l’espoir et la confiance. C’est par la parole que nous pouvons les lui rendre, en lui expliquant qu’aucun pouvoir n’est invincible ni éternel. Les exemples abondent des dominations qui s’effondrent. Soyons, chacun de nous, un modèle de comportement pour notre peuple, enseignons-lui la fierté, chacun dans notre milieu et avant tout dans les établissements d’éducation.

Un étudiant leva la main :

— Sommes-nous pour la république ?

C’était le piège dans lequel Jahn ne voulait pas tomber.

— Non. Le respect des droits des princes est la première condition du succès de notre entreprise. L’union exclut le bouleversement. Mais le premier rôle doit être réservé à la Prusse, épée de l’Allemagne.

Puis, étendant les bras dans un geste solennel :

— Messieurs, le Deutsches Bund, l’Association allemande, est fondé. Que ceux qui veulent en faire partie s’avancent. Les autres quitteront la salle.

Puis il donna lecture des conditions de l’adhésion :

— Chacun des membres assermentés doit être allemand de naissance, sans condamnations, libre de vices. Il doit être anxieux de corriger ses faiblesses, de surveiller ses défauts et de réparer ses fautes. Su vie doit être d’une propreté sans tache et il doit gagner la considération du peuple par sa manière de penser et d’agir. Il doit apprendre, enseigner et agir à l’inverse des préceptes de l’étranger et se consacrer tout entier au combat pour la vérité, le droit et la patrie. Tendez le bras pour le serment et dites : “Je le jure !”

Un grand « Je le jure ! » résonna sous la voûte du caveau. Jahn, cette fois, avait cédé à la tentation romantique. Il proposait à la résistance un arrière-plan théâtral qu’avaient déjà dépassé, dans leur dur apprentissage de la force, les pratiquants du Turnkunst. Leur caractère et leur morale s’accordaient parfaitement au fond d’eux-mêmes, dans le grand silence d’une volonté guerrière.

Le 24 février 1812, la Prusse était obligée de signer un traité d’alliance avec la France, et de mettre à sa disposition un corps de vingt mille hommes destiné à participer à l’invasion de la Russie. Le roi en confia le commandement au général Johan Yorck von Wartenburg, que ses opinions conservatrices désignaient pour sympathiser avec les boyards. L’idée de Napoléon de réunir en un faisceau tous les Européens dans un grand dessein ne pouvait aboutir. D’abord, parce qu’elle impliquait une obéissance passive de tous à la volonté d’un tyran. Ensuite et surtout, parce qu’elle était prématurée. On vivait l’époque du réveil des nationalités qui, sortant de leurs chrysalides féodales, aspiraient à se doter d’une structure étatique nationale, dans la perspective du principe de la souveraineté du peuple, répandu par la Révolution française. Il ne pouvait être question de réaliser l’unité européenne avant que cette étape eût été franchie. L’erreur de Napoléon fut de rêver à une Europe française, comme il y avait eu une Europe romaine, puis une Europe chrétienne, contre les nationalités.

Après le traité, le roi Frédéric-Guillaume III ne sembla plus, aux yeux des patriotes prussiens, libre de ses actions. Aussi décidèrent-ils d’agir sans se soucier de lui. Justus Gruner résilia ses fonctions de préfet de police de Berlin et partit pour Prague, où il trouvait un bon poste d’observation pour suivre les événements européens. Le ministre Stein se rendit en Russie, suivi par le poète Arndt. Tous n’avaient qu’un but : frapper un jour les Français dans le dos. Les adhérents du Bund, peut-être un peu lassés des flots d’éloquence de Jahn, se rangèrent derrière Gruner. Celui-ci avait mis au point avec Friesen un plan hardi. L’idée première était de soutenir la Russie en levant en Allemagne des bandes armées clandestines, de quarante à cinquante hommes chacune, et de recruter ces partisans dans tous les milieux. Le secret se devait d’être rigoureux et la correspondance, rédigée en code, serait écrite avec de l’encre sympathique.

La police impériale était bien faite, même dans les pays occupés. La nouvelle que Stein, éloigné de son poste ministériel par Napoléon, en 1808, se trouvait en Russie inquiéta. L’ancien ministre prussien était une force, il avait brisé les structures anachroniques qui paralysaient le développement du royaume en tant que nation. Son prestige restait grand en Allemagne. Le Journal de l’Empire du 16 mai crut bon de mettre les choses au point : « Ce fameux Stein, pouvait-on lire, est l’objet du mépris de tous les honnêtes gens. Il voulait révolter la canaille contre les propriétaires ». En effet, le ministre prussien avait aboli le régime des castes (Stände), et supprimé le servage ; il avait donné aux manants le droit d’acquérir des terres et aux nobles la latitude d’exercer un métier vénal sans déroger ; il avait institué les conseils municipaux élus dans les villes et s’était déclaré partisan du régime parlementaire. De quoi, en somme, lui gagner la solide antipathie de Napoléon. L’empereur avait raison de se méfier, car ce fut Stein qui devait un jour convoquer les États de Prusse à Königsberg, pour leur faire admettre la création de la Landwehr, où seraient instruits des réservistes prêts à se battre. Il ne lui restait plus qu’à attendre le moment favorable de rejoindre Breslau pour convaincre le roi Frédéric-Guillaume III de s’allier aux Russes et de reprendre les armes contre la France.

Quand, à la fin de 1812, parvint à Berlin la nouvelle de l’évacuation de la Russie par la Grande Armée, Friedrich Ludwig Jahn et ses amis se hâtèrent de divulguer l’événement dans les Kneipe, les bistrots des charretiers et des postillons, pour qu’ils la répandissent, de bouche en bouche, dans toute l’Allemagne. La nouvelle se divulgua sous forme de chansons et de ballades. Au coin des rues, l’orgue de Barbarie accompagnait la complainte, quand aucune oreille indiscrète ne traînait à proximité :

Fantassin sans fusil,
Empereur sans armée,
Armée sans empereur,
………………………………
Cuirassier en robe de femme,
Cavalier sans cheval,
Fusil sans cartouche…

Elle était bien évanouie l’auréole de Napoléon. Qui a peur de celui dont on se moque ? Pourtant la police restait encore toute-puissante dans la capitale occupée, et elle s’appuyait sur un “parti français” actif. Malgré cela, Jahn se démenait. Les plans de soulèvement se succédaient dans une atmosphère fiévreuse. On se procura des armes. Les gymnastes se relayaient à la meule du coutelier pour aiguiser leurs rapières et ajuster des pointes d’acier à leurs javelots, dans l’idée d’en faire des piques, à la manière des lansquenets dont ils chantaient les chansons graves et cadencées. Cet armement primitif et dérisoire, bien incapable d’inquiéter la moindre escouade de soldats français, n’entra heureusement jamais en action.

Le soleil rouge de 1813 se leva sur des champs glacés ou s’égrenaient les débris lamentables de la Grande Armée : des groupes en haillons, la plupart sans armes, cavaliers, artilleurs, fantassins, sapeurs, mélangés, indifférents, hagards. Plus d’un avait le nez ou les oreilles gelés. D’autres boitaient lamentablement. Les gavroches berlinois s’en donnaient cruellement à cœur joie.

— Monsieur, puis-je tenir votre cheval ? demanda l’un d’eux à un lancier appuyé sur deux béquilles.

Si inattendu que cela puisse paraître, Jahn n’était pas de ceux qui versaient de l’huile sur le feu. Joint à sa volubilité verbale, il avait un sens rassis des possibilités, qui l’empêchait au dernier moment de se livrer à un geste inconsidéré. Il devait se targuer plus tard de s’être opposé à l’incendie du poste de garde de la place Dönhof, ce qui aurait donné le signal de l’insurrection à la population berlinoise. Sous son impulsion, on se rabattit sur l’espionnage. On comptait les canons et les fourgons dans les parcs. Des gamins recensaient les logements des officiers supérieurs français. Ils se glissaient la nuit dans les écuries, pour serrer autour des paturons des chevaux des lacets de soie, invisibles, qui les feraient boiter. Les forgerons étaient prêts à faire rougir au feu de leurs forges des tringles de fer qui devaient être jetées dans les formations de cavalerie, pour effrayer les montures.

L’agitation gagna les universités, par le canal des nouvelles associations d’étudiants nationalistes, que visitaient des émissaires de Jahn. Dans le galetas où il habitait, ses élèves, des étudiants, des employés, des officiers se pressaient pour entendre de sa bouche les paroles qui raffermissaient leur foi. Il avait “une oreille pour chacun”. Il fut vite populaire. Ses bons mots nourrissaient la chronique berlinoise. Enfin, Jahn savait tenir un auditoire en haleine. Un soir, un de ses visiteurs lui objecta que l’Allemagne, dans son ensemble, ne suivrait pas la Prusse, parce qu’elle manquait d’un sentiment national commun. Jahn bondit :

— Vous parlez du passé. Ne voyez-vous pas que tout est en train de changer ? Y a-t-il un plus grand Allemand que Stein qui, en quatorze mois, a créé l’État moderne en Prusse et qui aujourd’hui prépare la revanche en Russie ? Il était hessois. Maintenant il est prussien. Scharnhorst, qui après l’humiliation de Tilsit, a trouvé le système permettant de tourner la limitation de nos effectifs à quarante mille hommes, et nous a rendu une force militaire ? Il nous vient du Hanovre, ce pays qu’on prétend plus anglais qu’allemand (11). Arndt, qu’on dit mon père spirituel, où est-il né ? En Poméranie suédoise. Fichte, l’auteur de ces Discours à la nation allemande, que vous savez par cœur, était saxon. Comme l’est Gneisenau et comme l’était le regretté Schill. Görres, qui fait le même travail que nous en Rhénanie, est par la loi citoyen français. À mourir de rire ! Vous savez bien que notre grand York était d’origine écossaise, et ma famille à moi vient de Bohême !

Jahn, qui tenait là un de ses sujets favoris, poursuivit avec chaleur :

— C’est ça la Prusse ! Une société d’hommes libres, venus de partout, que l’âme allemande enveloppe et embrase. Vous êtes prêts à suivre Blücher ? Vous allez suivre un sujet du grand-duc de Mecklembourg-Schwerin ! Napoléon nous opprime sous sa botte, mais il nous a rendu un grand service, il a mis fin au morcellement à l’ouest de l’Allemagne, pendant que nous donnions le modèle d’un grand État à l’est. Les petites principautés allemandes étaient du type provincial et ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez. La France les a groupées dans la confédération du Rhin. Elle les a mises dans sa poche, mais pas la Prusse des Hohenzollern, un État conquérant, comme l’a toujours été la France. Avec nous, elle va trouver à qui parler. C’est donc à nous qu’il appartient de faire l’Allemagne !

— C’est aussi ce que je pense, monsieur Jahn, l’interrompit un jeune officier, un rien arrogant. Mon père possède deux mille journaux de terre et huit cents de forêt. Nous sommes barons. À chaque génération, nous avons servi le roi et versé notre sang pour la Prusse. Quelle place nous réservez-vous dans votre future Allemagne ?

— La place que vous mériterez, monsieur le baron, avec un titre ou sans titre. La seule noblesse est celle du mérite !

— Bien ! Bien ! s’exclamèrent joyeusement les assistants.

Les premiers jours de 1813 apportèrent une nouvelle sensationnelle qui courut comme un feu de poudre dans Berlin :

— Le général Yorck, commandant le corps prussien de la Grande Armée, resté en Lituanie, est passé avec armes et bagages du côté des Russes !

Cet événement produisit l’effet d’un signal. Mais les Français restaient toujours en force dans la capitale et il fallait contenir sa joie et son impatience. Le roi ne pouvait, sans entrer en rébellion ouverte contre les alliés-occupants, entériner cette sédition. Yorck fut démis et même cité devant un conseil de guerre. Du coup, l’idée de réunir un corps franc à Breslau, en zone non occupée, trouva un écho favorable. Quand Hardenberg, le successeur de Stein, s’y rendit, Jahn obtint la permission de l’accompagner, car il craignait d’être arrêté à tout moment. Ayant peur de donner l’alerte, il n’emmena pas, cette fois, sa suite de fervents. Pour encore quelque temps, la Prusse se trouvait officiellement le partenaire de la France. Jahn ne fut alors suivi que de son fidèle Friesen ; ils étaient les deux premiers volontaires de la guerre de libération. Avant de partir, le chef du Turnkunst voulut laisser un testament. Il résolut de dissoudre le Bund, car l’heure était à la poudre et au fer, et non plus à la conspiration. Puis il réunit ses gymnastes :

— Hommes allemands ! Debout ! Armes en main ! C’est le com bat pour la vie et la mort ! Pour nos biens et notre honneur ! La liberté et la patrie ! La guerre de vengeance contre l’ennemi de toujours !

L’exaltation l’emportait :

— Pouvons-nous dire qu’ils nous ont laissé quelque chose ? Rien ne nous appartient plus : ni cour ni maison ! Ni femme ni enfant ! Ni terre ni sol ! Ni l’héritage de nos pères ni le salaire de notre travail ! Ni nos lois ni notre langue !

Le pathos dura une heure, haché de cris d’approbation et de hourras. Ce n’était plus une pensée, même poussée jusqu’à la caricature, c’était un torrent de fureur incontrôlée, mais qui exprimait un élan et une volonté inébranlables, et c’est bien ainsi que l’auditoire, affamé d’héroïsme, perçut ces paroles incohérentes.

Huit jours après le départ pour la Silésie, parut, le 2 février 1813, l’ordonnance chargeant le major Lützow de fonder un corps franc, sous l’appellation de « détachements de chasseurs, à la disposition de bataillons et escadrons de l’armée ». Motif déclaré : étoffer les forces armées, sans une nouvelle hémorragie budgétaire. Le caractère supplétif de la formation se trouvait conforté par le règlement qui baissait le minimum d’âge à dix-sept ans et prévoyait que les gradés de tous rangs devaient être élus par leurs hommes. À Berlin, le tiers des gymnastes se porta volontaire. La même émulation régnait dans les écoles. L’université enregistra deux cent cinquante-huit engagements, les hautes instances judiciaires, cinquante-huit, les tribunaux de la ville, cinquante-quatre. Les jeunes filles ne voulaient pas être en reste. Elles s’agitaient pour se définir un rôle. Ouvriers, employés, boutiquiers se présentaient en nombre. En trois jours, Berlin pouvait s’enorgueillir de neuf mille volontaires dont une faible partie devait être reconnue bonne pour le service. Le roi avait cru prudent de se rendre aussi à Breslau. Quand il vit, du balcon de son château, défiler l’interminable cortège des véhicules amenant les volontaires, les larmes coulèrent de ses yeux. Il fut d’un coup dédommagé des humiliations sans nombre que lui avait infligées le vainqueur. En attendant, les soupçons des Français s’éveillaient. Eugène, le vice-roi d’Italie, résidant à Köpenick près de Berlin, ordonna d’arrêter le recrutement des volontaires et interdit qu’ils fissent mouvement. Mais Potsdam, leur place de rassemblement, ne fut pas occupée.

Treize gymnastes tentèrent les premiers une sortie. Ils étaient armés et certains d’entre eux portaient l’uniforme. Se payant d’audace, ils suivirent les grandes routes, se donnant aux contrôles qui les interceptaient pour un renfort destiné à une des unités allemandes de l’armée française. Les gendarmes westphaliens firent semblant de les croire. L’officier bavarois qui commandait le dernier barrage sur la route de Breslau leur souhaita discrètement bonne chance. À Halle, les étudiants vendirent leurs livres et tout ce qu’ils possédaient pour s’armer et se faire un pécule de route. Un de leurs groupes attira un peu trop l’attention par la panoplie hétéroclite qu’il arborait fièrement ; il choisit alors d’emprunter des chemins de terre. Le soir, les jeunes gens s’y enlisèrent sous la pluie et durent chercher un refuge dans la première auberge qui s’offrait. Ils la trouvèrent remplie de soldats français qui dormaient, jonchés sur le sol. Se faisant passer pour des étudiants en goguette, les volontaires firent tant de. bruit que les grognards leur abandonnèrent la grand-salle, à et lieues de soupçonner leur véritable identité, malgré tout leur attirail militaire de flamberges et de pistolets… À Breslau, l’auberge du Sceptre d’or devint le quartier général. De Iéna, Greifswald, Göttingen, Königsberg, les étudiants s’y présentaient dans leurs atours pittoresques, très fiers de leurs dagues et autres rapières. Ils étaient avides de gloire et un tantinet fanfarons. Jusqu’ici, tout les avait amusés. Jahn, son ami Friesen ou le poète Theodor Korner étaient leurs dieux.

Pour l’instant, seule la Prusse s’était soulevée contre Napoléon. Les rebelles de toute l’Allemagne convergeaient sur Breslau. Maintenant arrivaient des volontaires plus âgés, des propriétaires, des fonctionnaires d’un certain rang. On vit même se présenter un ministre de Saxe et son fils. Il y avait des médecins, des artistes, des professeurs. On entendait tous les dialectes. Le bourgeois faisait l’exercice à côté de son savetier. Le corps franc de Lützow devint la poésie de la résistance. Il était le symbole de l’unité allemande, car il ne se voulait ni prussien, ni hessois, ni rhénan, ni bavarois, mais seulement allemand. Quoique son rôle eût été bien défini comme devant être “les yeux et les oreilles de l’armée”, et que personne n’eût de raison valable de refuser à une formation de guérilla de ce genre un autre état d’esprit qu’à un corps de troupes régulier, des doutes persistaient sur ses intentions réelles. L’administration lui mettait des bâtons dans les roues. Ses cadres, pourtant, avaient d’autres soucis. Ils étaient débordés par un excès de compétences et de prétentions. La plupart des volontaires représentaient une élite à un titre quelconque. Peu d’entre eux paraissaient disposés à se contenter d’une place obscure dans le rang. Ils voulaient tous être plus ou moins chamarrés et jouer aux héros, en attendant d’en être. Un jour, Jahn, faisant une inspection, remarqua un nouveau venu qui se pavanait dans un uniforme rutilant, avec des bottes lui montant jusqu’aux cuisses, un sabre brinquebalant sur le pavé, un knout de cosaque au poing. Feignant l’admiration, il alla vers lui :

— Bonjour, camarade, te voilà fantastiquement équipé ! Quelle est ta fonction ?

— Commis aux écritures, Herr Professor !

Le nombre croissant des volontaires provoquait des problèmes d’encadrement et de logement. Jahn, toujours enthousiaste, ne se privait pas d’annoncer que bientôt ils allaient être cent mille. La joie et l’orgueil lui gonflaient le cœur à éclater. C’était lui, le petit élève en théologie de Salzwedel, qui se trouvait à l’origine de ce prodige : une armée “allemande” ! On l’appelait le Corps franc Lützow, mais on pourrait aussi bien l’appeler le Corps franc Jahn. Les jeux martiaux de plein air de ses gymnastes l’avaient préparé et rendu possible. Dans son enthousiasme, son fondateur restait aveugle aux faiblesses de cette “armée” de trois mille hommes, plus remarquable par son exubérance que par ses aptitudes militaires. L’unité, il faut l’avouer, donnait sur les nerfs des professionnels, disciples du célèbre Clausewitz. Schrnhorst, face à cette multitude disparate qui avait élu des chefs ignorant tout de l’art de la guerre, se montra sévère. Le 18 avril, il écrivit dans une lettre : « Lützow a levé un corps d’étrangers [il veut dire non prussiens] et est devenu plus prétentieux que je ne puis supporter ». Un autre officier de haut grade signalait que le mélange d’intellectuels idéalistes et de tout-venant, parmi lesquels les matamores et les maraudeurs n’étaient pas rares, ne lui paraissait pas des plus heureux. La population, de son côté, si elle admirait les uns se plaignait des autres qu’elle accusait de voies de fait et de larcins.

Cependant, la machine militaire moud menu. En quelques semaines, elle finit par faire des soldats, vaille que vaille, avec les patriotes comme avec les fumistes. Le 9 mars 1813, trois compagnies et un escadron furent jugés prêts. Le 10 mars, Gneisenau revint d’Angleterre et une semaine plus tard la Prusse déclara la guerre à la France. Le 23 mars, le premier bataillon du Corps franc Lützow se trouvait au complet. L’unité disposait de neuf cents fantassins et deux cent soixante cavaliers, mais devait reconnaître qu’elle manquait d’officiers qualifiés. L’armée lui en délégua un certain nombre. Ils furent mal reçus. Les volontaires rappelèrent qu’ils avaient statutairement le droit d’élire leurs gradés et ils envoyèrent quelques-uns de leurs représentants protester au quartier général du Sceptre d’or. Jahn flaira le désastre. D’autorité, il prit la tête de la délégation. Devant l’aréopage des grands chefs, il ouvrit le feu oratoire, le groupe des mécontents massé derrière lui. Il montra alors de quelle magie est capable un orateur-né comme il en était un. Il parlait avec feu de tout, sauf du sujet de la démarche. Évoquant l’art militaire chez les différents peuples, il sauta de la phalange grecque à la ruée galate, des piques des lansquenets aux sabres des hussards de Schill. Il raconta un fait d’armes inouï qui fit frissonner et une aventure comique qui fit rire. Quand il acheva son discours au bout de deux heures, le front perlé de sueur, dans un tonnerre d’applaudissements, aucun de ses compagnons ne se souvenait de ce dont il avait parlé. Ils lui tapaient sur l’épaule, le félicitaient et se déclaraient satisfaits du voyage. Pas un seul mot de grief n’avait été prononcé ! Le Corps franc allait maintenant se mettre en route. Jahn avait reçu sa nomination de « volontaire-officier » (et non pas d’officier du roi). Son uniforme était noir, des pieds à la tête, avec des revers de velours de la même nuance et un fin passepoil rouge. C’était celui de tous les volontaires de ce corps franc à l’uniforme couleur des ténèbres. À la place de l’épaulette, un simple cordon doré bordait ses pattes d’épaule.

Le vieux général Blücher et Scharnhorst connaissaient le génie de Jahn pour soulever l’enthousiasme : « Il ferait chanter des pierres ! » Ils le chargèrent d’appeler les États allemands de l’Ouest à la révolte et simultanément de coordonner un vaste soulèvement populaire, du Tyrol au Schleswig. Quoiqu’il brûlât de se servir d’un fusil, Jahn devrait donc employer ses meilleures armes : la langue et la plume. On ne le vit sur aucun champ de bataille au début de la campagne. À Gross-Gorschen (Lützen), ses jeunes gens furent accrochés et se conduisirent bravement. Napoléon se gaussa des « écoliers » et les baptisa « l’enfanterie ». À cette occasion, la propagande impériale ne perdait pas ses droits. Le Moniteur universel du 5 février 1813 apporta son témoignage : « Plusieurs de ces prétendus volontaires qu’on lève en Prusse ont été faits prisonniers. Ils font pitié. Tous déclarent qu’ils ont été enrôlés de force et sous peine de voir les biens de leur famille confisqués ».

Jahn se trouvait loin. Il veillait à la diffusion de son appel du 1er avril aux « Compatriotes, Parents, Amis et Frères de l’autre côté de l’Elbe », où il dressait un tableau tragique de l’Allemagne divisée et opprimée : « Maintenant, vos fleuves et vos routes commerciales sont des déserts, vos foires illustres des bric-à-brac. La mer vous est fermée, vos bateaux pourrissent dans les ports, dans vos villes l’herbe pousse entre les pavés ». Il terminait en invitant les outre-Elbiens à se joindre à leurs libérateurs. Entre-temps arriva au Corps franc la bannière confectionnée par les dame de Berlin. À la demande de Jahn, elle reprenait les couleur de l’Empire, noir, rouge et or, au lieu du noir et blanc prussien de rigueur. Elle devait accompagner les volontaires dans leur marche vers Dresde. On ne sut trop qu’en faire, car le haut commandement avait interdit aux hommes de Lützow d’arborer la moindre enseigne au front. Elle fut sans doute oubliée quelque part et on ignore toujours ce qu’elle est devenue. Jahn arriva à Dresde, mais ne fut pas mis à la tête du second bataillon en formation, comme il s’attendait à l’être. On lui enjoignit seulement de faire la tournée des auberges et des campements, pour prêcher la haine de Napoléon et stimuler l’ardeur au combat. Tout autre se serait vite lassé de cette corvée de rabâchage. Jahn, au contraire, n’avait jamais été aussi heureux. Un entourage pour l’écouter lui semblait ce que l’air est à l’oiseau et l’eau au poisson.

Un raid heureux du major Lützow avec quatre cents cavaliers à travers les arrières français occasionna des pertes sensibles à leurs lignes de communication. Malgré l’armistice, signé le 9 juin, le détachement fut cerné et attaqué par des troupes wurtembergeoises, qui le détruisirent aux trois quarts. Napoléon avait décrété que « tout ennemi qui se manifeste dans le dos de notre armée et agit en dehors de la ligne de combat, doit être traité comme un brigand sans foi ni loi ». Ce qu’il jugeait une perfidie bouleversa Jahn, mais ce qui le meurtrissait encore davantage fut de penser que des Allemands avaient été les complices de l’ennemi. Il adressa immédiatement un rapport au secrétaire d’État Hardenberg, pour demander que cette scandaleuse rupture d’armistice soit considérée comme la reprise de la guerre et pour que l’honneur du corps franc soit lavé de l’insulte qu’il avait subie. L’affaire, sans que la Prusse eût à intervenir, se termina honorablement. Le conseil de guerre français ne suivit pas les instructions de l’empereur et reconnut aux prisonniers la qualité de soldats. Ils furent libérés en 1814.

Jahn fut enfin affecté “à la tête” du second bataillon, à Stendal. Ses fonctions étaient mal définies, sans doute pour ménager son amour-propre. Investi de la dignité de chef de bataillon, il devait dans la pratique en laisser le commandement effectif à son adjoint, un officier remarquable, le lieutenant von Vietinghof, qui était son ami et jouait le jeu. Mais ce léger détail ne l’impressionnait guère. Le fondateur des Turnen se sentait enfin reconnu et consacré. Quoiqu’il fût le dernier à se plaindre de la rudesse de la vie en campagne, cette fois il se trouvait dans son rôle de dirigeant du mouvement national, de grand patron du réveil de l’Allemagne. Il établit ses quartiers dans un château, celui où deux ans plus tôt était né le prince de Bismarck. Lieutenant honoraire, il exigea qu’on l’appelle « Herr Hauptmann », M. le capitaine. Il ne se déplaçait pas à moins de quatre chevaux. Un uhlan devant, un derrière et un de chaque côté de la voiture. Il exigea un piquet de garde devant sa demeure et une sentinelle au portail. Quelques-uns de ses vieux amis, qu’il s’était mis à vouvoyer avec solennité, s’éloignèrent un peu de lui. D’autres l’en admiraient encore davantage. Un visiteur qui se présenta un jour à onze heures du matin fut prié de parler bas par deux officiers qui stationnaient devant la porte du bureau de Jahn.

— Monsieur le professeur, dirent-ils, ne veut pas être dérangé. Au repas de midi, que présidait la mère du futur chancelier du IIe Reich, Jahn, qui avait fini par recevoir son visiteur, l’invita plaisamment à assister, l’après-midi, à l’exécution d’une condamnation. Il s’agissait de “faire courir les rues”, en plus simple appareil, à deux cantinières qui avaient déserté, et passé l’Elbe, pour se joindre à l’armée prussienne. Jahn les accusait d’avoir eu trop de succès parmi ses soldats, qu’il aurait voulu aussi inabordables que des Lacédémoniens.

— La débauche doit être sévèrement punie, dit-il. Pour l’exemple.

La dame de céans lui demanda aimablement de faire grâce aux deux femmes. Jahn demeura inflexible.

De passage à Berlin, à la fin de juillet, le “capitaine” Jahn fit visite ses gymnastes sur leur terrain de Hasenheide. Là, il se trouvait chez lui et il en profitait. Il prononça un de ces discours abracadabrants dont il restait coutumier ; les plus hauts chefs militaires et civils servaient de têtes de turc à ses boutades, ses brocards et ses insultes : « Canailles, traîtres, abrutis, pleutres… » n’étaient pas des épithètes devant lesquelles il reculait. Le fait fut tout de suite fidèlement rapporté en haut lieu.

— Jahn a dit ça ? répondit un conseiller d’État, ce n’est pas la première fois. Nous le prendrions bien dans un état-major, pour l’avoir à l’œil, mais il ne tient pas sur un cheval. Cet homme, il faut le pendre à un gibet ou lui donner la croix de Fer.

« Pour être chef du corps franc, dit de lui son disciple et ami Ernst Eiselen, il n’aurait pas seulement dû avoir la formation militaire qui lui manquait, mais il aurait dû surtout ne pas être Jahn. Comme lieutenant prussien, tel qu’on l’avait nommé, Jahn était un non-sens. Il eût été aussi absurde d’en faire un major, un colonel ou un général. Toute sa nature se rebellait contre l’ordre de choses militaire, lui qui était habitué aux attitudes librement décidées et à l’hostilité systématique envers celles qui lui étaient imposées. Il n’était pas pensable de l’imaginer inséré comme un rouage dans la machine militaire ». Nul ne fut plus que lui, par essence, un contestataire. Lui-même ne comprit jamais la situation. Le 27 juillet, il écrivit à Gneisenau, pour se plaindre du manque d’égards dont il se jugeait victime. Après avoir rappelé qu’il avait été mis à la tête des restes du corps franc à Dresde, au lendemain de la défaite de Lützen (ce qui n’était pas exact), il dévida ses plaintes : « Je suis un chef pour de bon, parce que j’ai recruté, habillé, entraîné, conduit et maintenu l’unité. On me dit être très satisfait de mon bataillon. Cela ne me suffit pas. Le corps franc n’a pas fait ce qu’on attendait de lui. Je suis impuissant à y remédier. Personne ne me demande mon avis. Ce qui est propre à notre formation, c’est la liberté d’être ce qu’elle est dans l’enthousiasme et non pas l’esprit de flagornerie et l’impassibilité aux goujateries. Si l’on n’est pas d’accord, je suis inutile ». Inutile, il ne l’était certainement pas. On lui doit bien des “trucs” qui, depuis, ont été employés régulièrement pour remonter ou entretenir le moral de la troupe. En disciple de Heinrich der Löwe, il pensait que « Combat sans chant est combat sans élan ». Tels les chefs barbares de sa chère Antiquité germanique, il ne se déplaçait qu’accompagné de son barde, le jeune poète Karl Theodor Körner, qui n’était âgé que de vingt-deux ans. Le soir, au bivouac, cet étudiant saxon de Dresde écrivait des chants que ses camarades du Corps franc von Lützow adoptaient aussitôt avec enthousiasme et qu’ils devaient faire retentir jusque sur les champs de bataille de cette campagne de 1813.

— Savez-vous à quoi nous fait penser notre aventure ? demanda un jour Körner à Jahn.

Et sans laisser à son chef le temps de répondre, le jeune poète s’exclama :

— À la chasse sauvage de nos légendes populaires. Tenez, monsieur le capitaine, écoutez donc ce que je viens d’écrire.

Et le volontaire lança à pleins poumons cette demi-douzaine de versets qui allaient devenir le poème préféré de ses camarades du corps franc, les noirs compagnons venus de toutes les provinces

allemandes : Das ist, das ist Lützows wilde, verwegene Jagd (12). Dans ces couplets que Jahn entendait pour la première fois près d’un feu de bivouac, dans l’âcre fumée de bois vert qui le prenait à la gorge, il retrouvait toutes ses émotions et tous ses enthousiasmes :

Sont des chasseurs au cœur sauvage qui mènent combat
La liberté en un éclair éblouissant flamboie d’un feu sanglant !

Et comme tous les volontaires allaient reprendre ces phrases brutales jusqu’à s’enivrer de leur rythme vengeur :

C’est la Chasse sauvage, la chasse d’Allemagne,
La chasse au bourreau sanglant, la chasse aux tyrans !
Ah, vous qui nous aimez, n’ayez plaintes ni sanglots,
Libre la patrie, voici le point du jour.
Si nous n’avons vaincu que morts, qu’importe ?
Interrogez nos fils, et les fils de nos fils :
C’était la chasse sauvage de Lützow,
La chasse des braves, la chasse de Lützow.

Karl Theodor Korner devait être fidèle à son inspiration et à son personnage en trouvant la mort au combat quelques mois après son engagement dans le corps franc de Lützow. Ses camarades, les noirs chasseurs de sa chanson, firent alors publier ses poèmes, sous le titre provocateur de Lyer und Schwert : Lyre et Épée.

— Depuis la victoire d’Arminius à Winfelder, disait Jahn avec quelque exagération, jamais le peuple allemand ne s’était levé pour sa liberté comme il est en train de le faire maintenant en 1813. Ça se chante !

Le fondateur des Turnen organisa donc un chœur de soldats et publia un recueil de chants de route, où l’on trouvait les poèmes patriotiques d’Arndt, de Selchow, de Schlegel, en sus de ceux de Körner. Mais pas un seul lied sentimental ou galant, encore moins une chansonnette égrillarde.

— Cela démoralise le combattant, jugeait-il sévèrement.

Friedrich Ludwig Jahn prit quand même part à un combat, celui du 4 septembre. Davout, dont le corps d’armée occupait le Mecklembourg, avait fait un mouvement de repli vers le Schleswig. Les Prussiens marchèrent sur ses talons. Lützow reçut l’ordre de balayer la formation ennemie qui couvrait la retraite. Il confia l’opération au bataillon de Jahn. La progression se révéla ingrate, à travers un pays hostile aux Prussiens et peu disposé à faciliter le ravitaillement de leurs troupes. Le jour où son unité fut engagée, elle se trouvait sans viande et sans pain. Elle manquait même d’eau potable. Le contact fut établi et conservé. Le bataillon reçut l’ordre de pousser sur Mölln. Il s’exécuta, avec des alternatives d’avance et de recul, comme il convient à une troupe légère, mal armée pour répondre au canon et se mesurer en bataille rangée avec un ennemi expérimenté, bien commandé et sûr de lui. Les volontaire perdirent neuf hommes. Jahn, pour une fois, se montra content : il avait été constamment sous le feu. Le Corps franc devait continuer à engager des escarmouches jusqu’au départ définitif des Français.

Le nom de Jahn ne figurait dans aucun rapport et on est obligé de conclure qu’il ne trouva pas de consécration militaire dans cette guerre de libération qu’il avait préparée et rendue possible, peut-être autant que les grands noms que l’histoire de Prusse a conserves. Ce personnage singulier était sans doute trop spécialisé dans sa vocation de réveilleur de consciences et de façonneur d’hommes, pour déployer son dynamisme dans un autre genre d’activité. Seulement, plus d’un soldat prussien avait dans son sac, pendant la campagne, son livre Das deutsche Volkstum, dont Blücher disait : « C’est le petit livre de prix le plus allemand ».

Napoléon subit à Leipzig, à la mi-octobre 1813, une défaite dont il ne devait pas se relever. Sûre de la victoire finale, la Prusse nomma une Commission pour l’administration des territoires occupés, sous la direction de Stein, de laquelle dépendait une seconde Commission, chargée des affaires militaires communes aux différents États allemands. Il s’agissait essentiellement de ramener les États membres de la Confédération du Rhin, à moitié intégrés à la France, dans le giron de l’Allemagne en gestation. Il était logique que le principal héraut de l’unité allemande en fût membre. Il venait de publier ses Runische Blättern (Feuillets runiques) et de se voir attribuer un traitement de cinq cents thalers.

La première prise de contact de Jahn avec les Allemands francises devait lui réserver des surprises.

Il se trouvait avec des collègues de sa commission, à la table d’hôte d’un hôtel de Darmstadt, en Hesse, parmi des fonctionnaires et divers représentants de la classe moyenne comme de la haute société du grand-duché. La conversation allait bon train, générale et animée, mais pas seulement en allemand. On se servait du français comme d’une chose allant de soi. Quelqu’un fit allusion aux batailles qui avaient lieu dans l’est de la France et qui semblaient tourner à l’avantage de l’empereur.

— C’est évident, intervint l’un des convives, nous referons surface. Le vieux lion n’a pas fini de nous montrer tous ses tours.

Là-dessus, d’anciens officiers de la Grande Armée évoquèrent leurs souvenirs en termes enthousiastes.

— J’étais capitaine de cuirassiers, dit un homme encore jeune, qui mangeait avec la main gauche, parce qu’il avait perdu la droite. C’était un honneur que de servir sous un tel chef.

Jahn ne se contint plus, mais son instinct d’orateur lui disait que le terrain devenait glissant et qu’il devait s’exprimer avec prudence :

— Où placez-vous, messieurs, l’honneur du combattant ? Croyez-vous qu’il soit le même que l’honneur de l’individu ?

La conversation s’échauffa. Jahn ne comprenait aucune des interventions en français. Au moment où, dépité, il se leva pour quitter la table, le commandant autrichien de la place, qui présidait la table, lui donna emphatiquement raison et ramena la paix.

À Mayence, au mois de juin, il mâchonnait les mêmes amertumes : « Sur le Rhin, le diable français crache encore dans le crâne des nigauds. Le Mercure rhénan (13) est un contrepoison bienfaisant contre la contagion française ». Pendant l’hiver, tous les Prussiens dynamiques s’étaient donné rendez-vous à Vienne, pour y contrebattre les influences favorables à la France. Jahn fut de ceux qui firent campagne pour un démembrement de cette « nation de proie ». Il eut plus de succès avec son costume, que nous dirions “folklorique”, qu’avec ses théories anti-françaises et ses prêches sur les sentiments germaniques et les vertus du Turnkunst.

Quand Napoléon revint de l’île d’Elbe, en mars 1815, les gymnases de Jahn se vidèrent à nouveau. Les plus jeunes volontaires étaient jaloux des lauriers de leurs aînés de 1813 et 1814. On n’avait pas besoin d’eux, mais on prit quand même ceux qui n’avaient pas servi dans les précédentes campagnes. Appelé par Hardenberg, Jahn arriva à Paris en septembre. Avec ses cheveux longs, sa barbe de fleuve, sa redingote allemande, son shako poilu, ses hautes bottes toujours crottées et son gourdin ferré, il mit les Parisiens aux fenêtres. Dans les cafés, il fut le point de mire de tous les regards. Il adressait la parole en allemand au garçon. Arrivé depuis deux jours, il s’illustra à l’arc de triomphe du Carrousel aux Tuileries, dans cette scène que ne devaient pas oublier ceux qui en furent les témoins. À la fin du mois d’octobre, il revint à Berlin. Il ne cacha pas sa déception, car ses ambitions n’avaient pas été comblées. Il écrivit alors : « Le monde entier, du Caucase aux Colonnes d’Hercule, s’est ligué pour écraser le Diable. Maintenant que Dieu nous a donné la victoire, nos alliés nous tiennent en laisse. L’Allemagne a besoin d’une guerre qu’elle gagnera seule, pour prendre pleinement conscience d’elle-même. Cette heure-là viendra. Sans les douleurs de l’enfantement, aucun peuple ne peut naître à la vie ».

Très vite Friedrich Ludwig Jahn avait été repris par sa grande idée de l’éducation de la jeunesse. Les volontaires se trouvaient de retour et leur réintégration dans l’enseignement posait un problème. Il semblait impossible de les mettre avec de plus jeunes qu’eux, qui restaient des enfants, alors qu’ils étaient devenus des hommes à la guerre. L’étude des programmes des “humanités”, dans le goût de l’époque, ne paraissait pas, selon Jahn, correspondre aux besoins du moment. Les vingt-quatre heures d’enseignement hebdomadaire se répartissaient alors comme suit : latin, huit heures ; grec, six heures ; mathématiques, six heures ; allemand et histoire, quatre heures. En somme, pensait-il, ce qui comptait le plus était ce qu’on enseignait le moins. Mais il ne pouvait rien faire sur le terrain universitaire, tout au plus pouvait-il se permettre de suggérer que fussent fondées des classes spéciales pour les anciens combattants. En revanche, Jahn se sentait chez lui avec ses sociétés de gymnastes et il s’en donnait à cœur joie. Le nombre des inscrits à Berlin avait atteint le millier. Mais s’il était possible de catéchiser, un à un, ses élèves quand ils se trouvaient en petit nombre, le seul moyen d’atteindre tous ces jeunes gens qui se pressaient sur la “Lande des Lièvres” lui apparaissait de mettre entre leurs mains un manuel où seraient exposés les préceptes dont ils devaient être imprégnés. Jahn l’écrivit avec la collaboration de son élève Ernst Eiselen.

Dès sa parution, Die deutsche Turnkunst (La Gymnastique allemande) fut considéré comme un livre important qui marquait un jalon de la renaissance nationale. Sa traduction en français pose un problème insoluble car l’auteur s’était fait un devoir de se forger un vocabulaire purement allemand, au moyen de mots composés dérivés de la racine turn, qui n’ont pas de correspondants dans les langues étrangères. Le mot Turn lui-même, nous l’avons vu, est intraduisible. C’est l’exercice physique en groupe, selon un esprit de maîtrise et de connaissance de soi, dans la recherche du surpassement de ses possibilités et l’émulation. Cela dans le sentiment de ne faire qu’un avec les forces de la nature et de communier avec le destin allemand. Une telle conception du sport confinait au métaphysique et n’était pas sans rapport avec la conception qu’ont les Japonais de la lutte ou du tir à l’arc, considérés comme des moyens de concentration et de développement de notre potentiel spirituel.

« On a un sentiment divin dans la poitrine, quand on sait que l’on peut quelque chose, si seulement on le veut », disait Jahn, qui ajoutait : « Tous les efforts sont faciles et les fardeaux sont légers, quand on se dépense en compagnie des autres » ou bien encore : « Celui que ne transpercent pas le sortilège de l’enfance et l’enchantement de l’âme du peuple est indigne du rôle de moniteur ». Beaucoup de ses aphorismes allaient connaître un grand succès. « Rien d’aussi excellent n’a été écrit en allemand depuis Luther », alla jusqu’à affirmer un de ses commentateurs enthousiastes.

On voit dans quel esprit s’accomplissaient les exercices de ses gymnastes. En termes modernes, ils répondaient à la nomenclature suivante :

  • 1) Gymnastique (mouvements d’assouplissement et pratique des agrès dans un gymnase)
  • 2) Athlétisme léger, à l’extérieur (course, saut, natation, équitation, patinage)
  • 3) Jeux de plein air (barres, saute-mouton, balle, “gendarmes et voleurs”)
  • 4) Préparation militaire de base (escrime, lutte, tir réduit, combat individuel)
  • 5) Formation patriotique et civique (cours et leçons, port d’un uniforme).


L’important était l’esprit dans lequel ce programme se trouvait suivi. La politique s’en situait assez loin. Le but restait avant tout l’âme et le caractère. Il fallait voir Jahn passer l’inspection de ses garçons, strictement alignés sur un rang, la tête droite et le front haut, le torse bombé, frémissant de la crainte que le chef ne découvrît en eux quelque signe de faiblesse ou de manque au caractère allemand.Ainsi, Jahn dotait sa patrie d’un homme nouveau, apte à faire de grandes choses.

Friedrich Ludwig Jahn avait gardé un contact suivi avec les universités où il était passé et où il avait laissé des disciples qui, à chaque promotion, se repassaient le flambeau. Il était fatal que ces jeunes gens, qui ne partageaient pas les préoccupations bien souvent futiles des autres étudiants, finissent par créer leurs propres sociétés. Iéna fut le berceau du mouvement. En juin 1815, deux anciens gymnastes de Berlin fondèrent solennellement la première Burschenschaft, mot que, faute de mieux, on traduit par “corporation d’étudiants”. Leur but était double. D’abord, amener l’abolition des fâcheux usages estudiantins, tels que duels au sabre, brimades, concours de beuveries et fanfaronnades diverses. Ensuite et surtout, cultiver leur tenue morale et leur santé physique, propager l’amour d’une patrie unie, libre et forte, et se soumettre aux épreuves qui forment le caractère. Leurs statuts stipulaient que chaque étudiant devait apporter toute son application dans ses études, faire de lui-même un Allemand intégral, s’exercer aux armes blanches comme aux armes à feu. Pas un mot de la fidélité due aux princes, pas d’allusion à des prises de position politiques. La corporation restait fermement ancrée dans le seul terrain éducatif.

Trois ans plus tard, les Burschenschaften des différentes universités se réunissaient à Iéna, le 18 octobre 1818, pour fonder l’Allgemeine deutsche Burschenschaft, c’est-à-dire leur association générale. L’après-midi, eut lieu une fête de gymnastique, et le soir un rassemblement autour d’un feu de joie sur le Landgrafenberg, à une certaine distance de la ville. Ils se trouvaient là, plusieurs centaines, en cercle, les bras croisés sur la poitrine, bien plantés sur leurs jambes écartées, conscients de répéter le rite que depuis la nuit des temps les Germains accomplissaient devant le feu qui montait dans les ténèbres. Leur chant s’éleva lent, scandé, viril. À la gloire des hommes auxquels ils devaient tout. Le nom de Jahn sortit des poitrines comme un cri de victoire, associé à ceux de Schill, Blücher, Arndt, Scharnhorst ou Gneisenau. L’un des instigateurs de cette réunion, Massmann, prit la parole :

— Camarades, ce feu ardent n’évoque-t-il pas certains souvenirs chers à nos cœurs ? Celui de Martin Luther brûlant la bulle du pape ? Fritz Jahn a dit : “Il y a bon nombre de livres qui mériteraient d’être brûlés en même temps que leurs auteurs !”

Une acclamation générale lui répondit.

— Trop souvent, nos éducateurs sont des corrupteurs et s’appliquent à faire de nous des petits vieux avant l’âge. Leur culture livresque nous remplit d’une maturité malsaine et rompt l’équilibre naturel entre l’intelligence et les instincts. Nous devons restaurer notre unité intérieure, unir le cœur et l’esprit, la foi et la raison, l’âme et le corps, l’homme et la patrie, la pensée et la langue. C’est seulement après que nous l’aurons fait que nous serons dignes du nom d’Allemands et du destin qui nous attend !

Les hourras couvrirent un instant sa voix. Massmann continua :

— Il y a des livres maudits, qui plaident pour l’influence étrangère, qui vilipendent nos maîtres les plus chers, qui cherchent à ruiner la foi qui nous pousse en avant. Tenez, les voilà réunis dans cette corbeille. Je prends le premier, de Ludwig Kosegarten, ce monsieur qui a salué le maréchal Soult du nom de “héros digne de la couronne”. Qu’est-ce que je fais de ce livre abject ?

— Au feu ! Au feu ! crièrent des centaines de gosiers.

Massmann, d’un geste solennel, jeta le livre dans les flammes :

— Maintenant, en voici un autre…

Et l’énumération continua. Chaque fois, la même réponse retentissait :

— Au feu ! j

Ce fut ainsi que les œuvres de Werber, lmmermann, Scheerer, Ganke et d’autres vinrent alimenter le brasier.

— Ce n’est pas tout, continua l’orateur, il y a des choses horribles, qui sont le symbole de la division de la nation en castes, qui font de l’un un monsieur qui a tous les droits, et de l’autre un serf. L’Allemagne des libres Germains peut-elle tolérer ces privilèges d’un autre temps ?

— Non ! Non !

— Alors, conclut joyeusement Massmann, allons-y !

Et il sortit d’un panier une queue de perruque poudrée. Elle fut accueillie par une bordée de rires. Puis vint le tour d’un corset d’officier de cavalerie, puis celui d’une canne de caporal, qui servait à frapper les recrues. Et les objets maudits voltigèrent dans le feu, accompagnés d’éclats de rire et d’insultes. Naturellement, la cérémonie du Landgrafenberg ne devait pas passer inaperçue. Chacun des dix auteurs dont les œuvres avaient alimenté l’autodafé en connut vite les détails. Jahn eut dix ennemis déclarés de plus et le poids de leur rancune devait peser lourd dans la balance appelée à juger bientôt ses actes et ses pensées. Car les ennemis des Turnen ne se comptaient plus et n’avaient vraiment pas besoin de renfort. Les hommes les plus éminents qui auparavant les soutenaient, Stein, Scharnhorst, Gneisenau, Yorck s’en étaient éloignés. Sous le règne triomphant de la Sainte-Alliance, la plus sombre réaction étendait, depuis Vienne, ses tentacules. Jahn avait eu un rôle à jouer, quand il n’y avait que lui d’assez hardi pour relever le gant en faisant appel aux forces obscures du lignage ancestral, et assez outré pour secouer la torpeur ambiante. Ce rôle se voyait terminé. On se chargerait de le lui signifier.

Le gouvernement prussien demanda au conseiller Bernhardi un rapport sur le mouvement, des origines à la situation actuelle. Le texte en fut établi, complet et détaillé, mais sans parti pris. Dans l’ensemble il parut favorable aux Turnen, tout en reconnaissant leurs défauts dans la conclusion : « C’est une formation qui conduit à la partialité de jugement, l’intolérance, la passion, qui porte atteinte aux coutumes et aux sentiments de beaucoup. Mais c’est somme toute peu de chose en face de la force de conviction et du zèle avec lesquels Friedrich Ludwig Jahn conduit son affaire, l’enthousiasme qu’il suscite, l’amour dont il l’entoure et l’efficacité de son enseignement ». L’affaire, pour le moment, semblait classée. Le public, lui, était resté indifférent, si tant est qu’il en eût vent. La classe instruite parut d’avis partagés. Tout un secteur de l’opinion jugea le phénomène réconfortant, nécessaire et utile et souhaita son extension sous l’égide de l’État. L’autre ne cacha pas une sorte de malaise devant ce phénomène “révolutionnaire”.

Cependant, le conseiller Schmalz s’inquiétait. Il s’était déjà exprimé en 1815 ; mais ce fut alors une voix isolée. Maintenant, cette voix trouvait des échos nombreux. Ce notable reprocha aux « nouveaux mouvements », louables en principe, de se former en dehors de la volonté du roi. « D’eux sont venues, dit-il, des calomnies outrageantes contre d’autres régimes et de folles déclamations sur la réunion de toute l’Allemagne sous un gouvernement relevant du système représentatif — comme ils le nomment —, une réunion qui va à l’encontre de l’esprit de tous les peuples allemands ». Pour un étroit conformiste comme le conseiller Schmalz ni Fichte, ni Jahn n’avaient été pour rien dans le sursaut national du peuple prussien. Ce fut seulement, pensait-il, à l’appel du roi, le 3 février 1813, que la nation, d’un coup, s’était soulevée comme un seul homme. Le but que poursuivait Schmalz était d’obtenir des poursuites contre Jahn. Sa lourde flagornerie devait mettre le souverain dans son jeu. En tout cas, l’insinuation que le créateur des Turnen voulait renverser la monarchie et supprimer la suprématie de la Prusse allait faire son chemin.

Jahn ne se doutait de rien ; ou, s’il avait appris que quelque chose se tramait contre lui, il ne s’en souciait même pas. Habitué à scandaliser le bourgeois, insensible au dédain des Junkers, il continuait sa route, imperturbable. Il savait que ses professions de foi étaient dans le sac de plus d’un soldat de 1813 et ne doutait pas de son étoile. Berlin fêta avec éclat la victoire de Leipzig. Un mois plus tard, à la fin de novembre, Jahn inaugura une série de conférences publiques à la salle de la Bourse, en présidant une fête en l’honneur de Luther et de la Réforme. Ses gymnastes s’y trouvaient en majorité, tous en costume vieil-allemand. On se pressa, toutes classes mêlées, aux conférences qui devaient faire suite. L’orateur savait à merveille empoigner ses cinq ou six cents auditeurs. Son éloquence incantatoire et véhémente, faite d’assonances et de répétitions, assaisonnée de trivialités et d’insultes, produisit un effet électrique sur l’auditoire, composé en majorité de jeunes gens impressionnables ou de personnes assez frustes. Elle indisposa par contre les gens de goût et rendit peu à peu le personnage de Jahn insupportable à la “bonne société”. Sans l’avoir cherché, Schmalz marquait un point.

Le livre Das deutsche Volkstum avait été de nouveau publié. Jahn en reprenait tous les thèmes dans ses conférences. Il se disait plein d’admiration pour l’esprit de liberté des Suisses : ceux-ci n’entendaient pas réunir autour de leurs enseignes des esclaves, comme les planteurs des Indes orientales ou les Junkers de Poméranie. L’orateur demanda que le gouvernement cessât d’être entre les mains d’incapables et qu’il fût exercé par des représentants du peuple, qui parleraient et décideraient selon l’âme de ce peuple, dont ils tiendraient leurs pouvoirs. Les déclarations de Jahn furent rapportées en ville où elles soulevèrent une certaine émotion. Les objections pleuvaient. Alors ? Les mendiants, les fous, les braillards, les illettrés, les vauriens seraient représentants du peuple ? Alors ? Ce serait comme en 1793 en France ? La conclusion fut que Jahn était un phraseur irresponsable. Le fougueux tribun n’en continua pas moins à faire le procès d’une société réactionnaire qu’il jugeait, avec juste raison, condamnée. Il n’épargnait aucun sujet, surtout ceux qui restaient près de son cœur, comme l’enfance et la scolarité :

— Une école réservée seulement pour les élèves de “bonne famille”, disait-il, est antipatriotique. Il faut le contact avec la vie du peuple pour former de vrais hommes.

Il tonnait plus que jamais contre l’enseignement du français : « Celui qui fait enseigner le français à ses filles, écrivait-il, pourrait aussi bien leur donner des cours de prostitution… Jamais les filles romaines n’ont étudié le punique, quand leurs pères combattaient Carthage, ni les filles grecques le perse, quand Xerxès réduisait leurs villes en cendres ». Et l’indomptable Prussien ajoutait : « Jamais l’Allemagne ne sera préservée d’un retour des Français, même si toutes leurs forteresses se trouvaient occupées par nos troupes, aussi longtemps que nos enfants, dans nos propres écoles, seront pris dans les rets de la longue française et livrés comme otages à la francité ! »

Le plus grave, dans ses déclarations, restait le procès que Jahn faisait sans ménagement à l’État. Il disait que le peuple n’est rien sans l’État, mais aussi que l’État n’est rien sans le peuple. Il ne posait que des aphorismes, mais ils apparaissaient lourds d’implications. Quand il affirmait que l’État devait émaner du peuple (aus dem Wesen des Volkstums), que c’était l’âme du peuple qui devait l’inspirer, il faisait bon marché du principe de la légitimité monarchique, qui était l’hérédité, et de sa mystique, qui était le dévouement au souverain et la soumission à sa volonté. Quand il voyait une incompatibilité entre le système conservateur des castes et la communauté nationale, il se plaçait dans la ligne de Stein et de Hardenberg, mais s’en prenait directement à la société nobiliaire, encore très féodale de la vieille Prusse.

C’est ainsi que sans être un disciple de la Révolution française, il fit a beaucoup l’effet d’en être un. Quoiqu’il combattît ouvertement les excès où elle était tombée, il semblait parfois en parler le langage. Son manque de prudence n’épargnait même pas une idole nationale comme le Grand Frédéric, « l’ami de M. Voltaire, qui ne parlait allemand qu’à ses valets d’écurie et à ses chevaux, qui est resté un étranger au milieu de son peuple et un voyageur dans sa patrie ». Mais s’il pouvait encore s’en prendre au Vieux Fritz le génie tutélaire de la Prusse, en choquant tout le monde, mais sans faire de tort à personne, il n’en allait pas de même, lorsqu’il brocardait la cour, contemporaine : « Les ministres et les hauts fonctionnaires jouent aux Major domus et aux leudes… ils se plantent comme des quilles pour que le roi soit un roi de quilles ». Il se faisait donc des ennemis à plaisir. Jahn apparaissait ainsi comme un démocrate qui s’ignorait à des gens qui, eux, ne l’ignoraient pas… Ils lui imputaient à crime de substituer l’idole-peuple à l’idole-roi. L’écrivain et philosophe Heinrich Steffens, qui l’avait connu et fréquenté et n’était pas ennemi des gymnastes, devait s’avouer stupéfait des conférences de Jahn : « Ce patriotisme allemand a pris un caractère religieux et devient de plus en plus menaçant ». Il lui reconnaissait certes de grands mérites, mais il s’en montrait effrayé. Il lui reprochait entre autres de séparer les jeunes gens de leur milieu familial, « ce qui doit conduire fatalement à un relâchement de leurs mœurs ». En somme, moins que le principe même du Turnkunst, c’est le style dont l’avait imprégné Jahn qui se trouvait mis en cause. Ce n’était pas l’œuvre, c’était l’homme que l’on critiquait.

Alors, parlons de l’homme. « Tête de bois, gonflé de son importance, cabotin, tapageur, indécrottable barbare, qui maltraite à coups de poing les finesses de notre langue. Bruyant vantard, prêcheur de haine sauvage, étranger à toute grâce, à toute délicatesse ». Tel est le portrait de Jahn dans l’Histoire allemande du XIXe siècle de Treitschke, qui, pourtant, professait les mêmes opinions pangermanistes que lui sur l’unité allemande et qui reconnaissait les mérites du Turnkunst. L’historien appartenait à une génération qui n’avait pas connu le degré d’abaissement où était tombée l’Allemagne occupée. Il pouvait certes dauber sur Jahn, mais il fallait ce rustre pour rester insensible au charme des Français, à l’attirance de leurs raffinements, auxquels résistaient si mal les Allemands de l’Ouest. Le tempérament volcanique de l’auteur du Deutsche Volkstum, qui explosait sans calcul des conséquences pour sa personne, se plaçait à la mesure de la tâche qui l’attendait et qu’un personnage plus réfléchi n’aurait pas pu entreprendre avec quelque chance de succès. Ses audaces verbales, sa volubilité, ses jeux de mots, ses brutalités, ses insultes, ses balourdises et ses cocasseries apparaissaient comme un feu d’artifice qui déconcertait et défiait toute réfutation. On eût cru un fleuve qui déferle et emporte la digue.

Comme beaucoup d’hommes qui se donnent une apparence rude, Jahn, pourtant, s’avérait un grand sensible. Il avait répondu d’avance à ses contempteurs, dont Treitschke : « J’ai dû supporter tout ce qui peut blesser un cœur solide ». Et ce qui le blessa le plus, ce fut l’institution qu’il manquait de courage physique et que, militairement parlant, on pouvait le taxer de lâcheté. Pourtant, jamais il n’avait fui quand il s’était trouvé sous le feu. Son disciple Eiselen a sans nul doute fourni une explication clairvoyante de sa conduite, en disant qu’il le croyait inapte à l’obéissance comme au commandement, et que ce trait de caractère l’empêchait de prendre une part active aux actions de guerre. Jahn restait un être unidimensionnel, qui ramenait tout au but qu’il poursuivait. La concentration, c’est ce qu’il recherchait, notamment au moyen de la culture physique. Là, résidait certainement la source de son dynamisme et de son influence. Un homme concentré est toujours plus performant qu’un homme dispersé : l’apôtre contre l’éclectique. Rien ne se fait sans passion ni sans enthousiasme. Le fondateur du Turnkunst y ajoutait l’orgueil et l’impudence des prophètes, et il aurait volontiers donné dans le fanatisme de certains chefs de secte. Jahn avait le sens des événements et de la perspective historique.

— L’Allemagne, disait-il, n’a pas encore vu se dérouler toutes les révolutions qu’elle doit connaître pour accomplir la destinée que lui a assignée la grande voix de la nature.

Son instinct restait celui d’un primitif. Se promenant un jour avec un ami, il lui fit voir que des corneilles avaient changé la direction de leur vol quand elles les avaient vus.

— Vois-tu, celui qui veut être un soldat utile doit être intime avec le vent, l’air, la lumière, les bêtes, les oiseaux. Quand j’étais au Corps-franc, nous devions un jour passer à travers les lignes françaises, mais nous ignorions où elles se trouvaient. J’ai laissé mes hommes en arrière, je me suis avancé pour me mettre aux aguets. J’ai vu alors des grues qui volaient dans ma direction. Soudain, elles obliquèrent à gauche. J’ai pensé tout de suite qu’un avant-poste français se trouvait à cet endroit-là. Je suis revenu chercher mes gens et nous sommes passés sans encombre.

On conçoit qu’un homme de cette nature n’ait jamais été capable de construire une pensée politique et n’ait jamais été un tacticien politique. Il était condamné, sur ce terrain, à l’opportunisme, aux tâtonnements et, finalement, à l’échec. Son paradoxe était d’être en même temps un conservateur de tempérament et un révolutionnaire d’aspiration. Mais son traditionalisme de sentiment l’empêchait d’être un révolutionnaire en dehors du seul point de vue ethnique et national. Il pouvait être en même temps redouté comme “rouge” par les autorités et répudié par ses gymnastes “radicaux” de Hanau comme traître, à cause de son refus de se compromettre politiquement. Un autre de ses paradoxes était de prêcher la guerre, alors que le rôle qu’il ambitionnait pour l’Allemagne réunie était d’être la grande puissance médiatrice de l’Europe, faisant régner la concorde et la paix.

Son rigorisme rendait concevable qu’il vît dans les femmes un motif de dissipation et, au moins dans la phase de célibat de sa vie, il s’en tint écarté. On sait qu’il était amoureux d’une jeune fille, Hélène Kollhof, en 1807. Il l’avait connue, deux ans plus tôt, à Neu-Brandenbourg, quand il était précepteur. Il garda des liens de correspondance avec elle pendant huit ans, sans qu’on puisse dire qu’ils étaient fiancés. Nous avons les lettres qu’il lui envoyait. On y lit des déclarations de ce genre : « À notre époque qui nous révèle tant de choses extraordinaires, je ne crois pourtant pas à une autre merveille que le cœur humain et particulièrement ta belle âme ». On ne peul pas imaginer plus de retenue ni plus de délicatesse de la part d’un homme dans l’expression de ses sentiments. L’œuvre à laquelle il s’était consacré le séparait de celle qu’il aimait autant que la mer sépare le marin au long cours de la promise qui l’attend au pays. Sa retenue ne paraissait pas sans motif. Chroniquement désargenté, il ne voulait pas vivre aux crochets de celle dont la dot s’élevait à quinze cents thalers, somme élevée pour l’époque. C’est seulement quand il fut assuré d’un traitement annuel de cinq cents thalers qu’il déclara ses intentions. Son mariage fut célébré le 30 août 1814. Il avait trente-six ans.

L’ouvrage Die deutsche Turnkunst (La Gymnastique allemande) parut en 1816. Il était devenu aussitôt le livre de chevet de milliers de jeunes gens pleins de foi et d’espoir. 1817 fut l’année du zénith pour les Turnen. Leur nombre s’était multiplié et leur vogue grandissait dans la jeunesse, qui avait trouvé, grâce à eux, un moyen d’exprimer en même temps ses aspirations idéalistes et sa fougue. Le grand poète Arndt, unanimement respecté, prit leur défense, au printemps de la même année, contre les attaques vicieuses dont ils se trouvaient l’objet. Il commença par relever les quatre principaux griefs qui leur étaient faits : 1) Ils font plus de mal au corps que de bien ; 2) ils ne favorisent pas les bonnes mœurs ; 3) Le christianisme n’y est pas présent ; 4) ils préparent une génération révolutionnaire, qui est un danger pour l’État. Le gymnase est la chaire où l’on inculque que tout doit changer. Il est clair, peut-on répondre, que les griefs 1, 2 et 3, particulièrement fantaisistes, ne se trouvaient là que pour couvrir de moralité l’accusation 4. Celle-ci ne paraissait pas fondée. Quelques harangues intempestives ne constituaient ni un enseignement révolutionnaire ni une menace pour l’État. Les gymnastes avaient partout servi loyalement le roi. La réfutation serait sans réplique, si l’on ne reprochait pas ailleurs aux Turnen d’être à l’origine du Bund et des Burschenschaften, particulièrement suspects. En ce qui concerne la première organisation, la réponse est qu’elle avait été dissoute en 1813. En ce qui concerne la seconde, qu’elle avait été mise sur pied par des initiatives personnelles, n’engageant pas les Turnen. Cela semblait vrai, mais personne ne pouvait rien contre le fait que l’idée en était venue à Jahn et à Friesen, têtes principales des Turnen, et que le premier avait été fondé, à Iéna, par des anciens des gymnases et du corps franc.

Tout paraissait quand même finalement se tasser, lorsque, le 31 mars 1819, un communiqué du gouvernement aux journaux annonça qu’un plan était mis à l’étude concernant l’ensemble des problèmes d’éducation physique et que, pour cette raison, la reprise des Turnen au printemps n’aurait pas lieu. Simultanément, la Lande des Lièvres se voyait occupée par la gendarmerie royale. Jahn adressa immédiatement une protestation au ministère. Le gouvernement prussien répondit dans un autre communiqué qu’il devait attendre, avant de reprendre ses activités, que soient publiées les dispositions générales dans le cadre desquelles cette reprise s’inscrirait. Ces paroles n’étaient pas le camouflage d’une interdiction pure et simple. Le roi Frédéric-Guillaume III se disposait à signer la nouvelle ordonnance, quand arriva à Berlin la nouvelle de l’assassinat de l’auteur dramatique August von Kotzebue par un étudiant allemand, Karl Sand. Kotzebue était un aristocrate allemand, mais c’était aussi un agent secret du tsar. Quant à Sand, l’amalgame se fit aussitôt avec les Burschenschaften et, naturellement, les Turnen. Cet assassinat apparut, d’évidence, comme l’effet des prédications enflammées de Jahn ! Le roi ne signa pas.

Jahn, pour couper court aux manœuvres de ses ennemis, annonça immédiatement qu’il se retirait et qu’il n’avait plus rien à voir avec la gymnastique, croyant, par ce sacrifice, sauver son institution. C’était montrer beaucoup d’optimisme et compter sans le congrès de Vienne, la Sainte-Alliance et leurs séquelles. Ayant réuni à Karlsbad les représentants de tous les États de la Confédération germanique, le prince von Metternich, ministre des Affaires étrangères de l’Autriche, qui dominait de toute la force de ses idées ultra-réactionnaires le congrès de Vienne, leur fit adopter, en août 1819, une résolution capitale : la Diète aurait le droit de faire exécuter par la force ses décisions dans les États confédérés. Elle prescrivait, entre autres, la mise en surveillance des universités par des commissaires extraordinaires, dotés du pouvoir de renvoyer tout professeur ou élève suspect d’opinions subversives. Metternich intervint directement auprès du ministre d’État von Wittgenstein, au sujet du mouvement de Jahn : « Cette institution scandaleuse est intimement liée à la vie universitaire. Son responsable est un Prussien. Les Turnen sont l’anti-chambre de la chienlit universitaire, l’école de la révolution. Le mal doit être coupé à la racine ». La Prusse ne pouvait pas faire autrement que de prendre des mesures répressives, même si, peu auparavant, son ministre, von Allenstein, avait publiquement approuvé l’œuvre des gymnastes. La question se trouvait maintenant posée sur le plan de la solidarité des trônes en face de la montée des aspirations républicaines, que les Français avaient semées partout en Europe. La Quadruple Alliance de 1815 posa désormais en principe absolu le maintien du statu quo ante.

Le pauvre Jahn continua pourtant son apostolat, comme si de rien n’était. Il fit même l’éloge de la Prusse, qui s’apprêtait à le sacrifier : « il faut un unificateur : les Hohenzollern. Une discipline politique : la Prusse ». Un jour que se trouvait évoquée devant lui la répugnance des provinces nouvellement réunies à s’assimiler à l’esprit prussien, il répliqua : « Le gouvernement prussien est comme un gilet de flanelle, qu’on porte sur la peau. Au début, il gratte. Ensuite, on ne peut plus s’en passer ». Il allait apprendre à quel point il pouvait gratter.

Dans la nuit du 13 au 14 juillet, des sbires firent irruption chez Jahn, alors qu’il veillait un de ses enfants, malade et agonisant. Ils l’emmenèrent à la prison de Spandau, où il fut aussitôt incarcéré. Motif : « Soupçonné d’association secrète, coupable de haute trahison ». Les “preuves” étaient constituées par des papiers trouvés au cours d’une perquisition chez un de ses gymnastes. On lui imputa en outre, sur un ragot, l’approbation du projet d’assassinat du conseiller von Kamptz. Peu après, Jahn fut dirigé sur la forteresse de Küstrin, où il devait être durement traité. Après deux interrogatoires, on le transféra à Berlin, où une commission d’enquête avait été nommée pour examiner son cas. La dénonciation prenait forme. L’association « coupable de trahison » n’était autre que le Deutsches Bund, fondé en 1810, et dissous en 1813 ! Le conseiller Hoffmann, chargé de statuer, estima que la peine à laquelle l’accusé se trouvait exposé ne justifiait pas le maintien de son incarcération. Jahn fut libéré le 31 mars 1820, après deux cent soixante jours de prison préventive, et assigné à résidence — ce qui était une autre forme de captivité — dans la place forte de Kolberg, en Poméranie. Il y apprit qu’entre-temps, le 2 janvier, ses Turnen avaient fait l’objet d’une suspension définitive.

Pour Friedrich Ludwig Jahn qui, jusque-là, avait pu se bercer de l’illusion qu’il ne s’agissait que d’un tragique malentendu et qu’après sa libération viendraient la réhabilitation et le retour des gymnastes au soleil, ce fut l’effondrement. Le grand ressort de sa vie apparut cassé. Du fait qu’il se trouvait soumis à résidence forcée, une modeste allocation lui fut assignée. Il chercha courageusement à refaire sa vie sur un autre plan, à froid, ce qui était le contraire de son tempérament. Par pure obstination. Il fit venir sa femme et son fils à Kolberg. Il étudia les vieilles chroniques de Poméranie et entreprit d’écrire une histoire de la guerre de Trente Ans. Alors, commença pour lui une traversée du désert, qui devait durer vingt ans ! Sa femme, qu’il aimait profondément, avait moins bien que lui supporté les coups du sort. Elle mourut en 1823. Il avait déjà perdu un enfant, le second disparut à son tour, emporté par la maladie et la misère. Jahn restait seul. Il encaissa ce coup terrible sans faiblir. L’enquête durait toujours et il n’avait pas renoncé à se faire rendre justice. Son cœur était pur et ses intentions sans détour, donc il ne se sentait coupable d’aucune vilenie. Tel restait son point de vue, superbement indifférent à celui de ceux qui disposaient souverainement de son sort.

Le 13 janvier 1824, la sentence fut enfin prononcée. Il avait fallu cinq années pour que la vérité triomphât de la calomnie. Les accusations se voyaient abandonnées. Cependant, il en surgit une nouvelle, qui prouvait que ses ennemis n’avaient pas renoncé à mettre un bâillon au redoutable tribun populaire. Jahn aurait, pendant son séjour à Kolberg, tenu à maintes reprises des propos irrévérencieux à l’égard des institutions et ce, malgré les avertissements de la police. Il fut en conséquence condamné à deux ans de séjour en forteresse. Il fit, bien entendu, appel, « avec fierté et obstination ». Le 15 mars, il avait gagné : il se voyait absous. Cette fois, ses amis avaient eu le dessus ; cependant, le séjour à Berlin, tout comme dans un rayon de vingt kilomètres d’une ville d’université ou de gymnase (lycée) lui était interdit. Là où il se fixerait, il resterait sous la surveillance de la police. Cependant, aussi longtemps qu’il se conformerait à ces restrictions, sa pension continuerait à lui être versée.

Jahn, si ligoté qu’il fût, ne renonça à rien, dans le fond de son cœur. Il choisit pour résidence une toute petite ville, certes, Frybourg-am-der-Unstrut, dans les parages des lieux où, en 1813, il avait vu la guerre pour la première fois. Mais cette bourgade insignifiante, qui ne devrait pas éveiller de craintes en haut lieu, se situait, comme par hasard, au centre d’un triangle dont Iéna, Halle et Leipzig étaient les pointes. Il semblait donc écrit qu’il ne résisterait plus longtemps à l’attraction de milieux universitaires, dangereusement proches ; ses idées y avaient toujours trouvé des partisans enthousiastes et en comptaient encore beaucoup. Jahn nourrissait-il à nouveau des illusions ? C’est probable. Il reprit goût à la vie et il se remaria. Il avait appris à être discret. Comme une araignée, il tissait petit à petit sa toile, presque en silence. Pendant quatre ans. Puis arriva le fatal dénouement : les autorités locales signalèrent au gouvernement prussien que Jahn avait noué des contacts avec les gymnastes des villes voisines et que des traces de Burschenschaften apparaissaient chez eux, notamment à Mersebourg et à Halle. Il lui fut aussitôt enjoint de changer de résidence. Jahn rusa. Il prit la route de l’ouest et s’arrêta sept lieues plus loin, à Kölleda. Il devait y rester sept ans.

Fin novembre 1829, il crut qu’une occasion se présentait de se faire entendre. Il adressa à l’assemblée provinciale une réclamation, rédigée dans son style le plus pur. Elle fit scandale. Il fut condamné, pour insultes, à six semaines de détention en forteresse. Il les purgea dans un cachot, à Erfurt. De fait, à Kölleda comme à Frybourg, Jahn avait mené une action par correspondance. Il n’avait cessé également de publier des écrits où il s’exprimait, sous des formes à peine voilées. D’autres sanctions ne devaient pas être prises contre lui, car un malheur qui l’écrasa allait les rendre inutiles. Dans la nuit du 4 au 5 août 1838, pendant une de ses absences, un incendie réduisit sa maison en cendres. Il avait tout perdu : meubles, vêtements, objets personnels, mais surtout ses papiers, ses manuscrits, dont son histoire de la guerre de Trente Ans, pour laquelle il avait réuni une documentation unique et qui prenait tournure. Parmi tous ceux — et ils se comptaient nombreux dans toutes les parties de l’Allemagne — pour qui le nom de Jahn restait symbolique du réveil national, ce fut la consternation. On quêta partout pour lui. Le fondateur des Turnen, ému et réconforté par cette preuve de solidarité, constata qu’il lui était remis assez d’argent pour construire une nouvelle maison. Avec une énergie farouche, il entreprit de l’élever de ses propres mains, sur les pentes du Schlossberg, près de Frybourg, sans se soucier de l’accord des puissants. Ayant perdu tous ses livres, toute sa documentation, tous ses manuscrits, il renonça à écrire. Il avait soixante ans.

En 1840, Frédéric-Guillaume IV monta sur le trône. Il ne devait pas tarder à lever la surveillance policière autour de Friedrich Ludwig Jahn. L’alternative envisagée pour le volontaire tempétueux de 1813 — la potence ou une décoration — fut enfin résolue à son avantage. Le roi lui attribua la croix de Fer de seconde classe. Ragaillardi, notre homme projeta immédiatement un livre sur Lützow — qui ne devait jamais voir le jour.

La roue continuait de tourner dans le sens inverse que lui avait imprimé le nouveau monarque. En 1842, le Turnkunst fut réhabilité et autorisé de nouveau. Des encouragements et des témoignages d’amitié arrivaient à Jahn de nombreux côtés. Il reprit même goût à la vie publique. Présenté aux électeurs de Francfort-sur-le-Main, il fut choisi comme député du Rassemblement national en 1848. Il se crut revêtu d’assez de respectabilité pour demander au roi la permission de revenir à Berlin, afin d’y restaurer le champ d’exercice légendaire de la Hasenheide, devenu depuis des années un jardin public, le Karlsgarten. Le ministre saisi « regretta » de ne pas pouvoir donner suite. Jahn n’avait pas compris que, s’il se trouvait officiellement réhabilité, son temps n’en était pas moins irrémédiablement révolu. Toute sa vie, il avait lutté en vain. Mais il ne pouvait faire autrement. Une grande passion se situe toujours hors du temps et des contingences. Elle exclut tout renoncement à l’œuvre entreprise, tout accommodement avec les puissances au pouvoir. Le créateur du Turnkunst, tout au long de sa vie mouvementée, n’avait jamais calculé en fonction de son intérêt égoïste et ce fut son erreur, dans la mesure où son but était de participer au pouvoir. Le devoir de celui qui se veut un chef est de faire le nécessaire pour ne pas laisser ses ennemis le neutraliser ou le contraindre à abandonner son œuvre à d’autres moins qualifiés. Il avait laissé couler un fleuve d’idées, il avait stimulé, mis en route, mais, en dehors du terrain étroit où il était sans rival, celui des Turnen, il n’avait rien réussi, rien mené à bien. Il fut le départ d’une grande chose, mais s’en tint à l’ébauche, parce qu’il lui manqua le sens politique.

Normalement, son originalité sans mesure, ses débordements de langage auraient dû, dans une société rassie et bien réglée, comme l’était la monarchie prussienne, le balayer à la première apparition. Mais il était venu juste à l’heure où une situation désespérée permettait et même exigeait une rupture, une révolte. Il fut pendant quelques années l’homme de la situation. Quand il n’avait plus été nécessaire, il apparut indésirable et on se débarrassa de lui. Il en est de même de tous les hommes qui font brèche : la ville prise, on n’a plus besoin de boulets. Le plus important du legs de Jahn, paradoxalement, se trouvait dans le domaine des idées qui, à vrai dire, n’était pas tout à fait le sien. Il avait donné le départ d’une science, celle de la psychologie ethnique. Il avait aussi jeté les bases du nationalisme libérateur et non point conquérant, qui est aujourd’hui la cause de tous les peuples qui aspirent à la liberté. Enfin, et c’est ce qui fut le moins vu, Jahn avait opposé à la formule du nationalisme militaire des Français celle d’un nationalisme dont le but restait de défendre et d’exalter les valeurs des cultures populaires. Il découlait de ce point de vue une autre vision de l’État. Alors que les Français, et les Latins en général, considèrent l’État comme une superstructure qu’il faut subir et entretenir à grands frais, à des fins qui leur paraissent souvent étrangères à leurs intérêts, Jahn avait vu dans l’État l’expression la plus haute, finale et nécessaire, de la collectivité, le cadre de l’épanouissement de la nationalité.

Le 15 octobre 1852, le vieux Jahn à la longue barbe blanche, celui que tous les Allemands allaient désormais appeler Turnvater Jahn, s’éteignit paisiblement à Frybourg-am-der-Unstrut, laissant sur sa table de travail la dernière phrase qu’il avait écrite : « L’unité allemande a été le rêve de mon enfance, l’aube de ma jeunesse, le soleil de mon âge viril. Elle est maintenant mon étoile du soir, elle m’invite au repos éternel ».

► Jean Mabire, chapitre extrait de : Les Grands aventuriers de l’Histoire, Fayard, 1982.

• Notes :

01. De l’allemand kaiserlische (impérial), mot par lequel commençaient les appellations régimentaires des unités de l’armée autrichienne.

02. Prononcer “Yähne”.

03. Romane (latine), française.

04. Nom du château construit par Frédéric le Grand à Potsdam.

05. Das deutsche Volkstum, publié en Allemagne en 1810, fut traduit en français par P. Lortet, docteur en médecine, et publié, avec une préface et des notes, chez trois libraires parisiens : Bossange frères, Baudoin frères, Dupont et Roret, en 1825. Le livre portait pour titre : Recherches sur la nationalité, l’esprit des peuples allemands et les institutions qui seraient en harmonie avec leurs mœurs et leur caractère.

06. Friedrich Ludwig Jahn, Berlin, Leopold Klotz, 1928.

07. Dans son ouvrage de jeunesse : La Constitution de l’Allemagne, et surtout dans Principes de la philosophie du droit, traduits par Kahn, Gallimard, 1940.

08. Vieille chanson allemande datant du XVIIe siècle : « Celui qui veut vivre les temps d’aujourd’hui doit avoir le cœur intrépide ».

09. « L’argent seul aujourd’hui régit le monde enlier, avec son valet le mensonge ».

10. Le graphisme des quatre “F” est reproduit dans le cahier iconographique de ce volume.

11. De 1714 à 1837, le Hanovre, à part la parenthèse de l’occupation française, fut gouverné par les rois d’Angleterre, au titre de princes allemands.

12. C’est la Chasse sauvage de Lützow, / La chasse des braves, la chasse de Lützow !

13. Organe des patriotes allemands.

 

Allemagne-1815 

 

L’Allemagne après les traités de 1815

 

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