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Jaruzelski

JaruzelskiLes mémoires de Jaruzelski

Notes sur le rôle de l'homme d’État

◘ Présentation : Jaruzelski [1923-2014] a été le premier chef de l’État de la République populaire de Pologne de 1981 à 1989. Il est renommé pour s’être opposé au syndicat Solidarność (Solidarité). En décembre 1981, il fait interner pendant près d’un an des milliers de ses militants syndicaux et leur leader, Lech Walesa. Face à l’impuissance de la répression, Jaruzelski négocie une transition vers la démocratie. En 1989, il consent à partager le pouvoir avec l’opposition anticommuniste et le syndicat Solidarité. Il se retire de la vie publique à la fin des années 90 laissant la place à son adversaire, Lech Walesa. Fait rare, lors de ses adieux à la télévision, le chef d’État avait demandé pardon au peuple polonais.

Controversée, complexe, la figure du général Jaruzelski divise l'opinion publique polonaise. Certains y voient l'homme qui, en instaurant l'état de guerre, aurait permis d'éviter une intervention soviétique en Pologne et un bain de sang. L'homme, aussi, qui a laissé la Pologne s'engager vers la transition démocratique. D'autres l'accusent d'avoir retardé de plusieurs années la chute du communisme à l'Est. 

• recension : Wojciech Jaruzelski, Hinter den Türen der Macht : Der Anfang vom Ende einer Herrschaft, Militzke Verlag, Leipzig, 1996, 479 p. [En français : Les chaînes et le refuge, JC Lattès,1992]

Au début de l'été 1992, le général polonais Wojciech Jaruzelski publiait un livre de mémoires politiques. Il y décrivait les événements politiques qui ont secoué la Pologne à partir du 13 décembre 1981, jour où l'état d'urgence a été proclamé. Moscou craignait qu'une Pologne déstabilisée ferait vaciller le système de domination soviétique. Raison pour laquelle l'ordre communiste fidèle à Moscou devait être promptement rétabli. Jaruzelski a donc reçu pour mission de maintenir son pays dans l'orbite soviétique, même en faisant usage de la violence, si cela s'avérait nécessaire. Les chapitres de son livre dévoilent des réalités peu connues de l'histoire polonaise des années 1980-85. Bien que “socialiste” et adepte du “socialisme réellement existant” de l'époque et du système soviétique, le militaire Jaruzelski nous apparaît toutefois, après les événements tumultueux du début des années 80, comme une sorte de “katechon” conservateur, c'est-à-dire, pour reprendre la définition de Carl Schmitt, comme un homme d’État qui se donne pour tâche de rétablir l'ordre et de préserver les institutions de son pays du chaos et du déclin. Bien entendu, pour nous, le communisme reste un corps étranger à la nation polonaise et le mouvement Solidarité de Walesa une expression spontanée de la colère populaire. Néanmoins, tout observateur neutre, aujourd'hui, admettra que des services spéciaux étrangers ont manipulé Solidarność, dans le but évident de faire sauter le système soviétique, déjà sérieusement gangréné. Cette opération de déstabilisation ne pouvait évidemment s'effectuer que là où le système était le plus faible, entre le grand espace soviétique et le territoire de l'ex-RDA (qui, disposant du balcon thuringien, servait de base au fer de lance du Pacte de Varsovie).

Jaruzelski, katechon de la Pologne ?

Les forces conservatrices et les militaires de l'orbite soviétique ne pouvaient pas tolérer un développement, certes démocratique, mais néanmoins “aventureux” dans le rapport de forces de l'époque. Jaruzelski a été chargé de sauver la situation : en tant que militaire, il a obéi aux ordres de ses supérieurs du monde politique. L'état d'esprit de Jaruzelski se révèle clairement dans le livre. On peut le qualifier de conservateur-mainteneur, de “katechonique”, au sens où l'entendait Carl Schmitt. Plusieurs extraits de l'ouvrage en attestent :

« On ne choisit pas l'espace historique et géographique dans lequel on nait. Parmi les hommes de ma génération, on en trouve très peu qui soient taillés d'un seul morceau de bois. La vie nous a formé avec les copeaux du destin et sur les croisées des chemins. Nous étions les enfants de notre époque, de notre milieu, de notre système. Chacun, à sa façon, est sorti de ce cadre. Mais tous ceux qui en sont rapidement sortis ne méritent pas notre respect. Et ceux qui n'en sont sortis que fort tard ne méritent pas tous notre mépris. Le plus important, c'est de savoir par quoi ces hommes se sont laissé guider individuellement, comment ils se sont comportés, ce qu'ils ont fait et ce qu'ils sont devenus aujourd'hui en tant qu'hommes » (p. 8).

« En tant que soldat, je sais qu'un chef militaire, que tout supérieur hiérarchique est responsable pour tout et pour tous. Le mot “excuse” peut ne rien signifier, mais je ne trouve pourtant pas d'autres mots. Je voudrais ne demander qu'une seule chose : s'il y a des hommes pour qui le temps n'a pas guéri les blessures, n'a pas apaisé la colère, alors qu'ils tournent cette colère surtout contre moi, mais non pas contre ceux qui, dans des circonstances données, honnêtement et de bonne foi, ont sacrifié de nombreuses années de leur vie et donné toute leur capacité de travail pour la reconstruction de notre patrie » (p. 9).

Dans sa conclusion, Jaruzelski s'exprime dans un style clairement “katechonique” :

« Des situations et des mesures exceptionnelles conduisent souvent à des flots de sang. Nous savons que dans de nombreux pays, l'état d'exception a coûté la vie à des milliers et des milliers d'hommes. Nous, en revanche, avons pris cette décision dramatique, afin, justement, de ne pas déboucher sur une telle tragédie. En grande partie, nous avons réussi ce coup de poker. Malheureusement, pas à 100%. Dans la mine de Wujek, on a dû faire usage d'armes à feu et neuf mineurs sont morts. Cet événement douloureux jette encore aujourd'hui une ombre sur l'ensemble des décisions prises à cette époque » (p. 465).

Sa prise en compte objective et froide des forces humaines en présence sur l'échiquier politique révèle une proximité de pensée entre Jaruzelski et les conservateurs “katechoniques” comme Donoso Cortès, Joseph de Maistre ou Constantin Frantz :

« Dans l'appareil du pouvoir, il y avait beaucoup d'hommes réfléchis, cultivés et expérimentés. Malheureusement, une somme de têtes intelligentes ne donne pas automatiquement un surplus d'intelligence. Souvent, on est tiré vers le bas par les idiots qui, par fanatisme, démagogie et arrogance, font en sorte que même les meilleures intentions sont exprimées en un langage faux et inacceptable. Tant pour des raisons objectives que pour des raisons subjectives, l'assise gouvernementale n'a pas été substantiellement élargie. Beaucoup d'hommes de valeur, qui ne voulaient s'engager ni d'un côté ni de l'autre, ont été poussés dans la marginalité » (p. 466).

Mythologie et pragmatisme

Le général polonais perçoit parfaitement la différence entre mythologie et pragmatisme sur l'échiquier politique :

« La mythologie est une composante ineffaçable de la vie de toute société. Le concept d'“éthique de la solidarité” (Solidarność) n'échappe pas à cette coloration mythologique, même s'il perd considérablement de son tonus aujourd'hui. C'est sans doute Pilsudski qui a dit, un jour, que les Polonais “ne pensaient pas en termes de faits, mais de symboles”. Le pragmatisme a d'incontestables avantages en politique et devrait en fait servir de guide pour toutes les équipes dirigeantes. Mais le pragmatisme seul ne suffit pas. Il demeure sec et gris si ses représentants n'en appellent pas en même temps aux fondements émotionnels de la conscience collective et individuelle » (p. 469).

Jaruzelski reste sceptique lorsqu'il observe l'emprise totale du libéralisme économique dans les anciens pays du bloc de l'Est :

« Je crains que diverses paroles vengeresses qui appellent à la “dé-communisation” ne détournent notre attention des objectifs essentiels ; elles pourraient conduire à un éparpillement des efforts de notre société. Ce serait mortel pour la Pologne, au véritable sens du mot. Cela ne peut que nuire aux intérêts de notre pays, si l'on cherche des objectifs de remplacement dans ce monde marqué par la rivalité, la compétition et la concurrence et qu'on gaspille dans une telle démarche les énergies de la société » (p. 470).

Jaruzelski a donc défendu et sauvé un État imprégné de soviétisme, sans, semble-t-il, être un adepte de l'idéologie communiste. Pourquoi a-t-il alors agit de la sorte ? Le chapitre 28 de son livre nous donne une réponse très détaillée et fort intéressante. Le principal, pour le Général, était de sauver la souveraineté de la Pologne :

« Y avait-il une chance pour la Pologne, après la Seconde Guerre mondiale, d'exister en tant qu’État pleinement indépendant sans influence soviétique ? (…) Les conférences de Téhéran, Yalta et Potsdam déterminent l'histoire contemporaine et les historiens en discutent à l'infini (…). La majorité des politiciens de cette époque ont dû, bon gré mal gré, accepter les accords de Yalta, les considérer comme le réel donné (…). L'ordre existant forçait aussi la Pologne à accepter ses règles et déterminait la marge de manœuvre du pays. En tant que militaire, je ne pouvais pas agir comme si je ne le savais pas » (pp. 302-303).

Servir l’État, “peu importe ses contours”…

Jaruzelski rappelle ensuite à ses lecteurs une lettre qu'il a écrite en 1945 à sa mère et à sa sœur : « Je suis obligé de servir la Pologne et de travailler pour elle, peu importe les contours qu'elle prendra et les sacrifices qui seront exigés de nous » (p. 304). Le jeune officier polonais de l'époque voulait servir son pays sous la forme d'un État réellement existant, servir une Pologne “peu importe les contours” qu'elle aurait pris ; le jeune Jaruzelski voulait se donner ce devoir et le hisser au-dessus de toutes les autres considérations. Les patriotes allemands estimeront sans doute que cette profession de foi est peu pertinente et intenable, mais, pour le meilleur et pour le pire, elle est bel et bien une attitude typique dans le corps des officiers polonais, où le service et le devoir semblent être plus importants que les facteurs ethniques et historiques ou que les constructions idéologiques. Jaruzelski esquisse, dans ce 28ème chapitre, la teneur des querelles qui ont opposés les Polonais de Londres, rassemblés autour du Général Anders, et les Polonais de Moscou. Les puissances occidentales n'ont jamais garanti les frontières occidentales de la Pologne, au contraire de l'URSS. Aux yeux de Jaruzelski, l'Union Soviétique apparaissait dès lors comme un garant fiable et un allié solide. Seule l'URSS, à l'époque, garantissait l'existence d'un État polonais dans des frontières fixées une fois pour toutes et clairement tracées. Les Polonais de Londres voulaient restaurer les frontières de 1939, ce que les Soviétiques n'auraient jamais accepté, parce que la Pologne avait annexée en 1921 de larges portions des territoires biélorusse et ukrainien. Comme les Soviétiques avançaient vers l'Ouest et disposaient de la plus puissante armée, la Pologne risquait d'être réduite aux dimensions qu'elle avait après le Congrès de Vienne en 1815, c'est-à-dire les dimensions et la configuration géographique d'un pays très réduit, aux frontières démembrées, impossibles à défendre. Cette prépondérance militaire soviétique et le refus de Moscou de rendre les territoires pris en 1921 par les armées polonaises victorieuses, a scellé le destin tragique des populations allemandes de Poméranie, de Prusse Orientale, de Dantzig, de Silésie et de Posnanie : une Pologne alliée à l'Union Soviétique devait nécessairement rendre les territoires biélorusses et ukrainiens et être élargie à l'Ouest, aux dépens des Allemands.

Les ennemis de Jaruzelski soulignent que la Pologne a été asservie dans le cadre du Pacte de Varsovie. À ce reproche, le Général répond qu'il existe deux formes de souveraineté limitée :

• 1) La limitation volontaire dans l'intérêt de l’État ou d'un groupe d’États alliés ;

• 2) La limitation qui a les caractéristiques d'un protectorat. Jaruzelski admet que la Pologne a été un protectorat jusqu'en 1956, ensuite, elle a “bénéficié” d'une souveraineté limitée dans le cadre du Pacte de Varsovie. Dans un tel cadre, Jaruzelski, en tant qu'officier, s'est fixé deux tâches principales : garder un État capable de fonctionner et éviter le chaos social et économique. 

Czyrek chez le Pape…

Jaruzelski cite encore les appels lancés à l'époque par les Chanceliers Kreisky (Autriche) et Schmidt (RFA) pour sauver l'ordre en Pologne, afin que le pays puisse remplir ses obligations vis-à-vis d'autres États et afin que la raison et la mesure demeurent maîtresses du terrain. Ensuite, ces mémoires de Jaruzelski contiennent le texte complet d'un rapport du ministre polonais des Affaires étrangères Jozef Czyrek sur sa visite au Saint-Siège (pp. 353-354) et également le rapport du Général Kiszczak sur les manœuvres des troupes soviétiques, est-allemandes et tchèques le long des frontières polonaises pendant l'automne 1981 et sur les actions des agents des services secrets à l'intérieur du pays. Si Jaruzelski n'avait pas proclamé l'état de siège le 13 décembre 1981, les troupes du Pacte de Varsovie seraient entrées en Pologne le 16, afin de sauver le peuple polonais du “garot de la contre-révolution”. Exactement selon le même schéma qu'à Prague en 1968.

L'action de Jaruzelski a constitué, selon le “faucon anti-communiste” américain, Zbigniew Brzezinski, le passage de « l'autoritarisme communiste » à « l'autoritarisme post-communiste ». Solidarność n'a pas été interdit, comme l'avait demandé le Pape à Czyrek, mais a été dompté avant de préserver la Pologne d'une invasion, du chaos et de la faillite. À la lecture de ces mémoires, on pourra rester sceptique, mais la teneur de ce livre est extrêmement intéressante, non pas parce qu'il nous révèle les idées d'un général polonais soviétophile, mais parce qu'il nous dévoile très précisément comment fonctionne la conscience du devoir chez un militaire, contraint par les événements à intervenir directement dans la politique. L'esprit militaire, le catholicisme, la russophilie et le communisme se mêlent étroitement, de façon très étonnante, dans les mémoires de Jaruzelski. Tous ces ingrédients forment en dernière instance un mélange instable, correspondant à l'identité polonaise réellement existante.

► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°35/36, 1998.

 

Jaruzelski

[Le général Wojciech Jaruzelski, ancien dirigeant communiste polonais, en 2005. | photo : Wojtek Radwanski]
 

 


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