Bien que peu connu en Occident, Konstantin Nicolaïevitch Leontiev est, selon l'opinion de tous ceux qui se sont penchés sur sa vie et son œuvre, l'un des principaux phénomènes humains et spirituels de la Russie du siècle passé. Né en 1831 dans une famille noble de la Russie centrale, Leontiev, au cours de son existence pittoresque et tourmentée, fut tour à tour médecin, narrateur et critique littéraire, penseur historico-politique et, dans ses dernières années, moine. Il est l'auteur de nouvelles et de narrations originales — publiées dans un recueil intitulé De la vie des Chrétiens en Turquie — que « seul un siècle trop riche en littérature comme le XIXe russe peut se permettre d'oublier », écrit le célèbre Mirsky. Leontiev est aussi l'interprète lucide et très pertinent d'une critique littéraire attentive principalement aux valeurs esthétiques et formelles de l'art. Son essai Analyses, styles et atmosphère est dédié aux romans de Tolstoï et constitue véritablement le chef-d'œuvre de la critique littéraire russe du siècle passé. Il se montre hostile au journalisme utilitaire et "progressiste" qui, depuis Belinsky jusqu'à la renaissance esthétique de la période symboliste, s'est toujours efforcé d'instrumentaliser et d'avilir la grande littérature russe. En ce sens, Leontiev est isolé dans ce XIXe siècle russe, mais sa position demeure néanmoins d'une incontestable pertinence.
D'un point de vue religieux, Leontiev est devenu un défenseur passionné et intransigeant de la tradition orthodoxe et, plus particulièrement, de la vie monastique, après une extraordinaire conversion — admirablement décrite dans sa correspondance avec Rozanov, récemment rééditée à Londres — qui a mis fin à une longue période de perception exclusivement esthétique de la réalité. Intimement lié aux grands centres de la spiritualité chrétienne-orientale du Mont Athos et d'Optina Poustynia, il a polémiqué intensément contre tous ceux qui tentaient, plus ou moins de bonne foi, de rénover et de moderniser l'Église orthodoxe. Leontiev estimait qu'ils minaient ainsi la vérité et reniaient la complexité de la religion chrétienne. L'élément dominant dans la religiosité léontievienne consiste en une aspiration sincère et très intense au salut individuel, que l'on atteint en observant de façon très stricte les traditions ecclésiastiques et en dominant sévèrement ses passions : c'est là un idéal ascétique, certes bien éloigné des expériences religieuses de Khomiakov, Dostoïevsky [cf. querelle sur l'hommage à Pouchkine] et Tolstoï qui furent tous, comme Leontiev, au centre de la culture religieuse russe de cette période, mais qui, somme toute, est beaucoup plus conforme à l'esprit de la tradition orthodoxe.
Toutefois, malgré la valeur des écrits littéraires et critiques et malgré le caractère extraordinaire de son expérience religieuse, le noyau central de l'œuvre de Leontiev doit être séparé de sa conception de l'histoire. Il fut, à l'instar de Herzen dans le camp progressiste, le penseur religieux et conservateur le plus original et le plus profond. Il nous paraît opportun de dire d'emblée que sa pensée ne peut d'aucune façon être définie comme slavophile ou panslaviste. Dans l'orbite de l'idéologie comme dans celui de la littérature, la position de Leontiev est totalement atypique. Quoi qu'il en soit, cette pensée s'inscrit pleinement dans cette querelle complexe qui a pour objet la signification et le destin de la Russie, surtout par rapport à la civilisation européenne avec laquelle elle a des affinités mais qui lui est néanmoins fondamentalement antagoniste. C'est là une question centrale qui a tourmenté la pensée, la littérature et l'historiographie russes de Tchaadaïev à Soljénitsyne.
Au cours d'une première période "optimiste", Leontiev affirme que la Russie devrait se mettre à la tête d'une nouvelle civilisation slave-orientale, centrée sur les valeurs religieuses et politiques héritées de Byzance qu'il oppose en toute conscience à l'évolution de la modernité européenne dans un sens d'irreligion et de matérialisme. Mais, à la suite de cette phase "optimiste", il devine, avec grandes lucidité et clairvoyance, supérieures à celles de Dostoïevsky dans Les Démons, l'avènement en Russie d'une révolution socialiste et athée, suivie de l'instauration d'un système despotique, inconcevable précédemment.
Ces "prophéties" historico-politiques de Leontiev proviennent en réalité d'une saisie inédite des particularités culturelles, sociales et psychologiques du peuple russe, ainsi que d'une intuition pointue de l'essence totalitaire et arbitrairement destructrice des diverses utopies socialistes, intuition partagée non seulement par Dostoïevsky, mais par de nombreux et célèbres représentants de la pensée européenne du XIXe siècle, comme Rosmini, Donoso Cortès et Kierkegaard.
Byzantinisme et monde slave (dont une traduction italienne est parue en 1987 aux éditions All'Insegna del Veltro à Parme) est un ouvrage qui s'inscrit, lui, dans la phase finale de la pensée historique leontievienne et qui en constitue l'expression le plus complexe et la plus suggestive. La première partie de cet ouvrage, écrit en 1873, nous décrit les fondements historiques et culturels de la Russie que l'auteur place non pas dans l'appartenance ethnique au monde slave (là, il polémique directement avec la pensée des slavophiles et des panslavistes) mais dans l'héritage religieux et politique de Byzance. L'importance de l'héritage byzantin a été décisive pour la Russie, ce que confirment des historiens de grande valeur tels Toynbee ou Obolensky, mais c'est à Leontiev qu'il revient d'avoir mis, le premier, cette importance en exergue. De plus, Leontiev est aussi le premier, en Russie, à avoir jugé Byzance de façon autonome, en abandonnant ce travail conventionnel et stérile de comparaison avec le monde classique et avec l'Europe occidentale. Dans l'œuvre de Leontiev, Byzance est donc revalorisée, considérée comme une civilisation originale, féconde sur le plan culturel et politique.
Ensuite, dans Byzantinisme et monde slave, nous avons une analyse historico-sociale et psychologique attentive des diverses nationalités slaves et balkaniques. Mais, surtout, Leontiev esquisse dans ce travail une conception originale de l'histoire, tout en prenant le contre-pied des thèses de Danilevsky, exprimées dans La Russie et l'Europe. Leontiev en effet dépasse le préjugé conventionnel d'eurocentrisme et plaide en faveur d'une vision nouvelle de l'histoire humaine : celle-ci serait l'addition d'une pluralité de "types historico-culturels", vivant sur base de principes spécifiques et autonomes en matières religieuses, politiques et éthiques.
Ces mondes historico-culturels — qui sont dix dans le typologie systématisée par Danilevsky — constituent, selon Leontiev, des entités organiques soumises, comme tout ce qui existe dans l'espace et dans le temps, à un processus de développement en trois phases, partant d'une simplicité initiale indifférenciée pour aboutir à une complexité riche, multiforme et finalement unifiée-uniforme, puis, dans une troisième phase, pour retourner à un état primitif de mélanges et de simplifications.
Comme tous les organismes vivants, les civilisations, elles aussi, connaîtraient une enfance (sociétés archaïques, tribales et féodales), une maturité (sociétés de types "renaissancistes") et une sénilité (sociétés décadentes).
Dans Byzantinisme et monde slave, Leontiev expose une conception de l'histoire qui annonce le morphologisme du XXe siècle de Spengler et de Toynbee. La conception leontievienne de l'histoire (et de l'histoire russe) trouve ses accents les plus forts dans le refus radical des évolutions récentes des sociétés européennes, entrées, malgré ses triomphes d'ordres technologique et économique, dans une phase ultime, pré-mortelle, de leur développement historique. Dans sa critique de l'Europe occidentale, Leontiev mêle curieusement un traditionalisme religieux orthodoxe à un dédain esthétique qui rappelle Baudelaire et Herzen.
Il me paraît en outre utile de rappeler que la littérature critique et universitaire sur Leontiev relève principalement des écrits de la renaissance religieuse russe du début de notre siècle, notamment Rozanov, Soloviev, Berdiaev et Boulgakov ainsi qu'à certains exposants de l'émigration post-révolutionnaire. Enfin, je souhaite relever l'intérêt profond que portent quelques chercheurs italiens à la personnalité et à l'œuvre de Leontiev, parmi lequels Evel Gasparini et Divo Barsotti. Récemment, Leontiev a fait l'objet d'études, surtout en France et dans les pays anglo-saxons, où l'on a republié ses livres et où l'on a consacré de nombreux essais à son œuvre.
► Prof. Aldo Ferrari, Vouloir n° 129-131, 1996.
(article paru dans Intervento, n°82-83, 1987)
Notre génie populaire russe, d’essence païenne, a tendance à détruire l’armature chrétienne, à saper les bases du Christianisme. Ce trait nous est surtout sensible dans les manifestations que nous offrent nos sectes mystiques populaires. C’est grâce au Byzantinisme que s’est maintenue l’unité de notre religion. Trois éléments sont réellement forts chez nous : l’Orthodoxie byzantine, l’autocratie héréditaire et illimitée, et probablement la communauté rurale... Notre tsarisme, si fécond et salutaire pour nous, s’est fortifié sous l’influence de l’Orthodoxie, sous celle des idées et de la culture byzantine. Cet apport a consolidé la Russie à demi sauvage et il a fait d’elle un corps véritable... Sachons demeurer fidèles à cette consigne et nous pourrons résister aux assauts de l’Europe internationale, s’il lui venait un jour à l’idée – après avoir détruit tout ce qu’elle possédait de noble – de nous imposer la pourriture et la puanteur de ses lois nouvelles, son bien-être mesquin, et sa médiocrité radicale universelle.
♦ Extrait de Constantin Léontiev, par Nicolas Berdiaev, Berg international, 1993. Recueilli dans La Russie retrouve son âme, numéro de juin 1967 de la revue La Table ronde.
pièces-jointes :
◘ Leontiev face à la maladie mortelle de l'Occident
Nous voguons vers l'indifférence ultime, qui est la mort absolue. Héraclite dit : « Il ne pourrait y avoir d'harmonie sans ces contraires : le haut et le bas, et il ne pourrait y avoir d'animaux sans ces contraires : le mâle et la femelle ». Il dit ailleurs : « Toutes choses naissent de la bataille » et aussi : « Le combat est le père de tout et le roi de tout ; il en a marqué certains pour être dieux, et certains pour être hommes ; de certains il a fait des esclaves et d'autres des hommes libres. » Et encore : « On se demande comment ce qui diffère de soi est en accord avec soi. Il y a là une harmonie de tensions contraires, comme entre l'archet et l'instrument de musique. » Et enfin : « Les guerres et les combats nous paraissent terribles, insensés que nous sommes, mais, aux yeux de Dieu, même ces choses-là ne sont pas terribles. Car Dieu agit en sorte que tout contribue â l'harmonie des entiers. »
Berdiaev écrit : « L'être, c'est l'inégalité ; l'égalité, c'est le néant. » J'aimerais modifier ce texte, trop quantitatif et « vertical » à mon gré. Je dirais plutôt : « L'être, c'est la différence ; l'indifférence, c'est le néant ». Nous sommes faits de différences, qui sont la vie.
On connaît mal Constantin Leontiev en Occident et on ne l'y aime guère parce qu'il déconcerte : on ne trouve en lui ni ce mysticisme, ni cet optimisme, ni cet humanitarisme, ni ce moujikisme auquel les autres écrivains russes ont habitué leurs lecteurs. Mais sur le chapitre de la différence il a beaucoup à nous apprendre.
Esprit véritablement libre, comme le faisait remarquer Berdiaev, il puisait son inspiration d'une part dans la biologie — il avait été médecin — d'autre part dans l'esthétique : ce qu'il y a de merveilleux, disait-il en substance, c'est qu'on puisse admirer de la même manière un arbre qui pousse et un ascète accroupi dessous. Cela, on le voit, est loin du style cosaque. Ce point de vue essentiellement objectif donnait à Leontiev une grande lucidité, même en politique. Vers le milieu de la seconde moitié du XIXe siècle, il annonçait déjà une révolution visant « une assimilation universelle » et une guerre mondiale. Il disait des monarchistes : seul « celui qui ne sait pas lire le livre vivant de l'histoire » peut croire que le principe monarchique ait le moindre avenir dans l'Europe du XXe siècle, Des conservateurs : « Être conservateur à notre époque, c'est se donner de la peine pour rien. On peut être attaché au passé, mais non pas croire qu'il puisse renaître, même sous une forme approximative. » Des modérés et de leur sort en régime socialiste :
« Vous imaginez-vous, messieurs les libéraux, qu'ils aillent ériger un monument à votre mémoire ? Non ! Les socialistes méprisent partout votre libéralisme modéré... Et quelle que soit l'hostilité de ces hommes à l'égard des gardiens actuels, ou des formes et des méthodes de garde qui ne jouent pas en leur faveur, tous les côtés positifs des techniques de garde leur deviendront nécessaires. Ils enrôleront la peur, ils enrôleront la discipline, ils enrôleront les traditions de soumission, l'habitude de l'obéissance ».
Quarante ans plus tard Lénine remarquera que toute révolution entraîne un durcissement de l'État et recrutera une partie de sa Tchéka parmi les agents de l'Okhrana du tsar, ravis de trouver enfin des maîtres qui savaient ce qu'ils voulaient. Voyant clairement l'avenir du monde - « Le socialisme est inévitable, au moins pour une partie de l'humanité » — Leontiev ne s'en faisait pas une idée riante, et l'on ne peut guère lui donner tort. Les réformes « ne seront pas libérales. Cette nouvelle culture-là sera très pénible pour beaucoup, et les hommes du XXe siècle qui approche ne la délaieront pas au sucre et à l'eau de rose... Cette profonde transformation des sociétés humaines sera fondée sur des principes entièrement nouveaux, qui n'auront rien de libéral, mais qui se fondront au contraire sur une contrainte et une violence portées au dernier degré ». Cela en pleine idylle tolstoïenne, en pleine euphorie scientiste !
Non content de prévoir ce qui se passerait en Russie, Leontiev généralisait ses prédictions : « Le monde entier progresse vers la même chose, vers je ne sais quel type de société européenne moyenne et vers l'avènement de je ne sais quel homme moyen. Et on continuera à progresser jusqu'à ce que tous se soient fondus en une fédération européenne unique ». Toutes les forces contemporaines, affirmait-il, « ne sont que l'instrument aveugle de la volonté mystérieuse qui, pas à pas, cherche à démocratiser, à égaliser, à mêler les éléments sociaux de toute l'Europe romaine-germanique pour commencer, et puis, qui sait, de l'humanité tout entière ».
Le visionnaire dénonçait Procuste. Il faisait plus que le dénoncer. Sous couleur de comparer la Russie à Byzance, il a fait une théorie de l'Histoire qui est en réalité une ontologie dialectique de la différence. Son point de départ, systématiquement, est esthétique, même lorsqu'il examine des phénomènes naturels. « La forme, écrit-il, c'est le despotisme d'une idée interne qui ne laisse pas la matière s'éparpiller ». Par là, il rejoint Hubert Saget : « Aucune structure ne saurait subsister hors de l'être qui l'alimente en unité ». Et, sur l'éparpillement, M. Saget précise :
« La pathologie est analytique, la santé est synthétique. La pathologie isole, disloque, analyse, désorganise. L'organisme cancérisé, disait un de nos maîtres, meurt pour une raison quasi métaphysique de dualité, ce qui signifie que la cellule... fait cavalier seul, prolifère anarchiquement et par le seul fait de sa désobéissance à l'ordre unificateur tue l'organisme qui l'héberge. L'organisme demeure unifié, c'est-à-dire normal, dans l'exacte mesure où il demeure ordonné. »
Leontiev, de son côté, poursuit : « En rompant les liens de ce despotisme naturel, le phénomène périt ». Et, tandis qu'Hubert Saget conclut : « L'ordre est l'indice de la domination exercée par un sujet sur une pluralité soumise », Leontiev, reprenant le terme par lequel Aristote désigne le principe qui fait passer un objet de ce qu'il n'était pas à ce qu'il est, résume superbement : « La formation d'un cristal, c'est le despotisme d'une entéléchie ».
► Vladimir Volkoff, Le complexe de Procuste, L'Âge d'Homme/Juillard, 1981.
♦ nota bene : Toutes les citations de Leontiev sont tirées de l'ouvrage Écrits essentiels (L'Âge d'Homme, Lausanne, 2003).
Infréquentable, à coup sur, Konstantin Leontiev l'est. Non qu'il le fut, de son vivant. Certainement pas. Sûrement même le fut-il moins, bien moins, que Dostoïevski ou Tolstoï aux yeux d'une grande partie de la bonne société de l'époque. Actuellement, par contre, il l'est évidemment, pour la très simple raison qu'il est mort, et pour la tout aussi simple raison qu'il n'a pas eu l'excellente idée de laisser à la postérité une œuvre immortelle selon les actuels canon de l'immortalité.
Le voici donc bel et bien frappé d'oubli et, conséquemment, contraint de se voir classer parmi les infréquentables, non pas seulement en raison de son décès mais aussi, et surtout, à cause, précisément, de ses écrits. En fait, pas tant à cause de ses écrits mais bien plutôt en conséquence de son écriture ! De son style ! Style que lui reprochaient déjà ses contemporains, trop clair, trop “latin” pour les slavophiles, trop russe pour les occidentalistes. Politiquement concret et précis, sans sentimentalisme, extrêmement réaliste et profondément religieux, philosophiquement spirituel (et pas spiritualiste) et rigoureux, ni romanesque, ni romantique, aucunement utopique. Ainsi Leontiev, en dehors de son infréquentabilité physique due à son trépas, demeure stylistiquement infréquentable ! Il est hélas à peu près certain que, selon les très actuels critères qui font qu'un écrivain est “lisible” ou mérite d'avoir des lecteurs, notre très oublié Leontiev serait recalé. Il suffit, pour s'en convaincre, de relire une seule petite phrase du penseur russe : « L'idée du bien général ne contient rien de réel » (p. 107).
Qui, parmi les lecteurs contemporains, souhaite encore lire de pareilles formules, et qui, parmi les marchands qui font profession de fournir de la matière imprimée, aurait encore envie de fourguer une telle camelote ? Non, soyons sérieux, ce genre de sortie, et plus encore le comportement qu'elle suppose, datent d'une autre époque, époque, fort heureusement, révolue pour nous, qui sommes gens évolués et accomplis. En outre, le bonhomme eu l'impudence de critiquer Dostoïevski ! Du moins, ce qui à notre époque revient au même, certaines idées avancées par l'auteur des Frères Karamazov. Ainsi l'obscur et impudent, à propos de Crime et châtiment, a-t-il osé écrire que « Sonia... n'a pas lu les Pères de l'Église » ! Voilà qui le rend “suspect” et par trop réactionnaire, même pour les chrétiens ! Pourtant Leontiev ne dit pas là autre chose que Chesterton lorsque celui-ci écrit qu’« En dehors de l'Église les Évangiles sont un poison », proposition raisonnable et si juste de la part d'un Britannique. « Toutes les idées modernes sont des idées chrétiennes devenues folles » : là encore, l'amateur éclairé opinera du chef et se régalera d'une telle sagacité bien audacieuse. Mais que ce grand Russe, petit écrivain compromis par sa “proximité avec le régime”, se permette d'écorcher, pour les mêmes motifs, ce que la Russie nous a donné de meilleur, qu'il s'en prenne à ce style psychologique qui a fait, justement, le régal des belles âmes, voilà ce qui est proprement impardonnable.
J'aurais pu écrire “Leontiev l'illisible” mais alors je n'aurais pas touché juste. Notre époque peut tout lire, tout voir, tout entendre, et elle le veut d'ailleurs. En fait, plus qu'elle ne le veut elle le désire, et même ardemment ! Son incapacité est ailleurs : « J'entends mais je ne tiens pas compte ». Cela vous rappelle quelque chose ? Toute ressemblance avec des faits réels n'est nullement fortuite. Cette confession est révélatrice de cet autisme tant individuel que collectif et, à la fois, paradoxalement, volontaire et inconscient. L'écriture de Leontiev est donc devenue inaudible. Notre temps désire tout entendre mais il ne sait plus écouter. Or, une telle écriture demande un réel effort d'attention et d'écoute. Leontiev, pourrais-je dire, a écrit, de son vivant, pour « ces quelques-uns dont il n'existe peut-être pas un seul ». Depuis son décès, cette vérité est encore plus cinglante. Un autre écrivain russe, grand solitaire également, Vassili Rozanov, écrivait de Leontiev qu'il était plus « nietzschéen que Nietzsche ».
Pendant une brève période ces deux contempteurs de leur époque entretinrent une correspondance. Ils se fréquentèrent donc, du moins par voie épistolaire. Rien de très étonnant à cela tant ces deux caractères, pourtant si profondément différents l'un de l'autre, se trouvèrent, tous deux, radicalement opposés à tout ce qui faisait les délices intellectuelles de leur siècle. Rien d'étonnant non plus à ce que leurs tombes aient été rapidement profanées et détruites par les persécuteurs socialistes ; leur “infréquentabilité” devenait ainsi plus profonde, et plus large même, post-mortem. (Rozanov avait tenu à être inhumé auprès de Leontiev, dans le cimetière du monastère de Tchernigov à Bourg-Saint-Serge).
Inaccessible Konstantin Leontiev l'est, sans nul doute possible. Né charnellement en janvier 1831, né au ciel en novembre 1891 après avoir reçu la tonsure monastique sous le nom de Kliment à la Trinité Saint-Serge. Ce russe, typiquement XIXe et pourtant si terriblement, si prophétiquement “moderne” qui vécut en une seule vie les carrières de médecin militaire, de médecin de famille, de journaliste, de critique littéraire, de consul, de censeur..., côtoya aussi tous ceux qui, inévitablement, lui faisaient de l'ombre, Soloviev, Dostoïevski, Tolstoï. Inévitablement, à cause de leur talent, certes, mais aussi parce qu'ils furent toujours plus “libéraux” que lui, qui ne put jamais se résigner à l'être. Inaccessible plus encore qu'infréquentable, car tout ce qui “sonne” un peu trop radicalement réactionnaire est, on le sait, furieusement réprimé par notre époque douce et éclairée et qui a su, si bien, retenir les leçons du passé. Les excités tel que Leontiev ne peuvent qu'être dangereux (pensez donc, défenseur d'une ligne politique byzantino-orthodoxe : même un Alexandre Duguin, de nos jours, dénonce ceux de ces compatriotes qui se laissent aller à ce rêve-là). Même à leur corps défendant, même s'ils sont, par ailleurs, nous pouvons bien le reconnaître, des “êtres délicieux”, nous ne saurions tolérer leur imprécations obscurantistes. De même qu'en France un Léon Bloy, c'est “amusant” ; c'est, nous pouvons bien le concéder, stylistiquement admirable (surtout à le comparer à nos actuels littératueurs, pisse-copies patentés d'introversions fumeuses et professionnels de la communication et du marketing), mais non, philosophiquement, allons, soyons sérieux, tout cela est dépassé, dépassé parce que faux, pis : incorrect !
Oui, en quelque sorte, à nos oreilles éduquées par d'autre mélopées, plus suaves, la tonalité de Leontiev sonne méchamment; c'est bien cela ! Pour notre moralisme, que nous pensons si rationnel et si réaliste, les propos de Leontiev sont affreusement méchants, et ce d'autant plus qu'il y mit lui-même toute sa force de conviction non moins réellement réaliste, mais d'un réalisme qui sut rester non matérialiste et non idéologique, d'un réalisme outrageusement chrétien. Et c'est au nom de ce christianisme réaliste que Leontiev osa adresser ses reproches à Léon Tolstoï, à Dostoïevski, à Gogol aussi (l'un des buts littéraires avoués de Leontiev était de mettre fin à l'influence de ce dernier sur les lettres russes !). Comble de l'audace perfidement rétrograde, qui scandalise plus aujourd'hui qu'alors ! À tous ceux qui étaient tentés de justifier la mélasse socio-démocratique par le christianisme, voire à faire de celui-ci rien de moins que l'essence même de cette eau-de-rose truandée, Leontiev rappelait quelques utiles vérités. Tout comme les authentiques musiques traditionnelles des peuples sont, à l'opposé des soupes sirupeuses avariées du new age, fortes et rugueuses aux oreilles non-initiées et ne dévoilent leur vraie douceur qu'après une longue intimité dans la chaleur de la langue et de l'esprit, le christianisme, à l'opposé de la doucereuse tolérance socio-démocrate, est austère et exigeant avant que d'être accueillante et lumineuse bonté !
Et puis surtout, que pourrions-nous bien en faire de ce furieux vieux bonhomme qui a osé écrire L'Européen moyen, idéal et outil de la destruction universelle ? Puisque, ne l'oublions pas, la littérature “vraie” doit être, nécessairement, engagée : c'est-à-dire, au-delà de critiques de pure forme, aller, toujours, dans le sens du courant. Or, nous y sommes d'ores et déjà en la belle et unie Europe, nous y sommes depuis un bon bout de temps dans ce moment historique, dans cet événement des événements qui va durer encore et encore, en plein dans cette heureuse période de l'unification, dans l'heureuse diversité des êtres équitablement soumis aux choses. Certes, avec des heurts et quelques accidents de parcours, mais bénins en somme, insignifiants même, au regard du grand espoir de “paix universelle” vers lequel tous, dans une belle unanimité, nous tendons. En tout cas nous y sommes bel et bien, oui en Europe ! Alors, quel besoin aurions-nous de nous auto-flageller en lisant ce “grand-russien” décédé, dépassé, déclassé ?
Eh bien il se trouve que la distance s'avère souvent nécessaire pour mieux se connaître. Pour nous autres, très fréquentables européens moyens et contemporains, quelle plus grande distance que celle qui nous sépare de cet inclassable russe ? Ce grand-russien qui, de son vivant, s'ingénia à se montrer implacable envers l'européen moyen pourrait bien s'avérer, par ses écrits, un viatique pour le même à l'heure d'une renaissance russe qui pourrait offrir à une Europe épuisée et ridiculisée par quelques décennies d'une politique frileuse, cupide et aveugle à son être authentique, de regagner une place qui lui est véritablement propre, possibilité à envisager sans fol optimisme puisque Leontiev lui-même insistait sur le fait que « la véritable foi au progrès doit être pessimiste ».
Conservateur comme il l'était, Konstantin Leontiev faisait partie de cette race d'hommes qui savait encore que sentiments (et non sentimentalisme) et intelligence aiguisée, loin d'être antinomiques, sont intimement liés. Ainsi, c'est avec une acuité et une intelligence épidermique que notre auteur se montrait absolument et irrémédiablement opposé à l'idéologie du progrès, du bien et de la paix universelles, idéologie dont il avait su flairer les relents dans les différents partis en présence de son temps. Refusant cette idéologie comme une utopie mortifère qu'il identifiait à un état d'indifférence, degré zéro de toute activité humaine, il refusait aussi à la politique de se projeter vers un hypothétique futur, vers le lointain, lui assignant pour seul objectif le “prochain” : « […] cette indifférence est-elle le bonheur ? Ce n'est pas le bonheur, mais une diminution régulière de tous les sentiments aussi bien tristes que joyeux ». Dès lors, comme tout authentique conservateur, ce que Leontiev souhaitait conserver ce n'était certainement pas un système politique ou économique quelconque ou bien quelques grands et immortels principes : « Tout grand principe, porté avec esprit de suite et partialité jusqu'en ses conséquences ultimes, non seulement peut devenir meurtrier, mais même suicidaire ». Non, ce que Leontiev aimait et voulait voir perdurer c'était bien la véritable diversité humaine, les différences dont notre époque, si douce et éclairée, nous enseigne qu'elles sont sources de conflits et d'agressions tout en en faisant une promotion trompeuse : « L'humanité heureuse et uniforme est un fantôme sans beauté et sans charme, mais l'ethnie est, bien entendu, un phénomène parfaitement réel. Qu'est ce qu'une ethnie sans son système d'idées religieuses et étatiques ? » (p. 108). Toute la philosophie de l'histoire développée par K. Leontiev projette sur ces questions une lumière qui, bien que crue, est loin d'être aussi cynique que ses contempteurs voudraient le faire croire :
« La liberté, l'égalité, la prospérité (notamment cette prospérité) sont acceptés comme des dogmes de la foi et on nous affirme que cela est parfaitement rationnel et scientifique. Mais qui nous dit que ce sont des vérités ? La science sociale est à peine née que les hommes, méprisant une expérience séculaire et les exemples d'une nature qu'ils révèrent tant aujourd'hui, ne veulent pas admettre qu'il n'existe rien de commun entre le mouvement égalitaro-libéral et l'idée de développement. Je dirais même plus : le processus égalitaro-libéral est l'antithèse du processus de développement » (p. 139).
Pour Leontiev, cette loi de l'histoire qu'il nomme processus de développement est une « marche progressive de l'indifférencié, de la simplicité vers l'originalité et la complexité », mais loin de tendre vers une amélioration constante, vers un bonheur complet et épanoui, qui n'est, en définitive, qu'une abstraction, cette marche connaît une forme d'arrêt qui se traduit par une simplification inverse dont Leontiev analyse 3 phases : le mélange, le nivellement et, finalement, l'extinction. Selon lui, cette loi quasi cyclique s'observe dans tous les domaines des civilisations historiques. Et, ce que nous appelons unanimement progrès, il le distingue très nettement de ce processus de développement, le nommant « diffusion » ou « propagation » et l'attachant à cette phase dissolvante de « simplification syncrétique secondaire » : « […] l'idée même de développement correspond, dans les sciences exactes d'où elle a été transférée dans le champs historique, à un processus complexe et, remarquons-le, souvent contraire au processus de diffusion, de propagation, en tant que processus hostile à ce mécanisme de diffusion » (p. 137).
Ainsi, dans les pages de son maître-livre Byzantinisme et slavisme, Leontiev scrute scrupuleusement les mouvements, les courants, lumineux et obscurs de l'histoire, leurs lignes droites, leurs déviations, leurs dérivations, sans jamais se laisser prendre aux rets des lumières crépusculaires des idéologies. Admirateur avoué de l'idée byzantine et de sa réception créatrice en Russie, Leontiev refusera pourtant l'idéal slavophile, tout autant, mais cela paraît plus “logique”, que l'occidentalisme. Profondément fidèle, quoiqu'avec une élégante souplesse, à la vision des lignes de force et de partage qu'il avait su dégager de l'histoire ancienne et récente, Leontiev repèrera dans tous les courants contemporains la même force agissante :
« La marche tranquille et graduelle du progrès égalitaire doit avoir vraisemblablement sur le futur immédiat des nations une action différente de celle des révolutions violentes qui se font au nom de ce même processus égalitaire. Mais je prétends que, dans un avenir plus éloigné, ces actions seront similaires. Tout d'abord un mélange paisible, l'effondrement de la discipline et le déchaînement par la suite. L'uniformité des droits et une plus grand similitude qu'auparavant de l'éducation et de la situation sociale ne détruisent pas les antagonismes d'intérêts, mais les renforcent sans doute, car les prétentions et les exigences sont semblables. On remarque également que, partout, vers la fin de l'organisation étatique, l'inégalité économique devient plus grande à mesure que se renforce l'égalité politique et civique » (p. 137).
Bien qu'il ait considéré, en littérature, le réalisme comme désespoir et auto-castration, c'est bien à cause de son réalisme qu'il ne voulut jamais sacrifier à aucune “idée supérieure”, que Leontiev a vu se refermer sur lui la porte du placard étiqueté “infréquentables”. La grande faute de Leontiev fut de dire, comme le répétait Berdiaev lui-même, que « l'homme privé de la liberté du mal ne saurait être qu'un automate du bien » ou bien encore que « la liberté du mal peut être un plus grand bien qu'un bien forcé ». Mais... énorme mais, Berdiaev ne cessa d'essayer de convaincre, et de se convaincre, qu'il était socialiste. Cela suffit pour qu'on entrouvre, même très légèrement, la porte.
► Thierry Jolif (Infréquentables, 10), (via stalker).
L’auteur : 38 ans, père de famille, chanteur et auteur breton, créateur de la “cyberevue” bretonne Nominoë et du blog Tropinka, Thierry Jolif, après avoir fondé et animé, pendant plus de dix ans l’ensemble musical Lonsai Maïkov, a étudié la civilisation celtique, le breton et l’irlandais à l’Université de Haute-Bretagne. Il a scruté et médité, durant plusieurs années, les aspects tant pré-chrétiens que chrétiens de la civilisation celtique (religion, art, musique, poésie). Orthodoxe, ayant étudié la théologie, il s’est particulièrement penché sur les aspects théologiques, mystiques et ésotériques du Graal, ainsi que sur l’étude du symbolisme chrétien, de l’écossisme maçonnique, de la philosophie religieuse russe et de l'histoire et de la mystique byzantine. Il a collaboré aux revues Lutte du peuple (comme critique musical sous le pseud. de Lonsaï Maïkov), Sophia (États-Unis), Tyr (États-Unis), Hagal (Allemagne), Contrelittérature (France), Terra Insubre (Italie) et est l’auteur de Mythologie celtique, Tradition celtique, Symboles celtiques et Les Druides dans la collection B-A. BA. des éditions Pardès.