Friedrich List : Une alternative au libéralisme
[Ci-contre : timbre-hommage à l’économiste libéral allemand Friedrich List (1789-1846) qui a défendu avec force la création d’un puissant réseau de chemin de fer en Allemagne et même en France (cf. « Idées sur les réformes économiques, commerciales et financières applicables à la France », 1831 ; il regrettera au passage son coup d'arrêt suite à la crise de 1839). Il n’y voyait que des avantages : économiques, culturels, sociaux et militaires. La victoire de la Prusse contre la France en 1870 a montré l’importance du rail. Mais il reste plus connu comme l'auteur du Système national d’économie politique (Das nationale System der politischen Ökonomie, 1841) défendant une démarche protectionniste. Le cosmopolitisme et le libre-échange de l'école classique ne servent qu'à masquer l'impérialisme britannique, jouant à son profit des inégalités de développement entre nations : il constate que les États-Unis, malgré des richesses naturelles immenses, ne connaissaient pas le décollage économique qu’ils méritaient, en raison de la dépendance structurelle vis-à-vis de l’Angleterre. Le cadre de la réflexion économique doit donc être la nation dont l'économie politique a pour mission de faire “l'éducation” et de l'acheminer à l'état normal ou complexe. Il défend alors la thèse du protectionnisme éducateur, qui consiste, pour un État, à protéger, pour un temps, les industries jeunes et fragiles, les industries « dans l’enfance » qui ne peuvent supporter, à leur début, la concurrence d’industries étrangères déjà mûres. En effet, « C’est une règle de prudence vulgaire, lorsqu’on est parvenu au faîte de la grandeur, de rejeter l’échelle avec laquelle on l’a atteint afin d’enlever aux autres le moyen d’y monter après soi ». Ces mesures, censées protéger l'appareil industriel national, doivent être temporaires et permettre aux industries naissantes de rattraper leur retard en matière de compétitivité. Il faut accepter de renoncer aux avantages à courte échéance du libre-échange, et privilégier les avantages à plus long terme que procurera un appareil productif solide. En ce sens, le protectionnisme éducateur de F. List est qualifié de protectionnisme offensif]
Doit-on accepter le libéralisme ? Doit-on en accepter les postulats ? Et, d'ailleurs, ceux-ci se vérifient-ils ? Le libéralisme “marche-t-il” ? Est-il efficace ? Et puis, de quelle “efficacité” les libéraux pourraient-ils se targuer ? Efficacité politique ? Efficacité sociale ? Efficacité économique, si souvent soulignée par les tenants du libéralisme ?
On peut douter de son efficacité politique, c'est-à-dire de son aptitude à mettre en œuvre des objectifs proprement politiques ; le libéralisme n’est-il pas, par sa nature même, anti-politique, hostile au politique ? On peut douter aussi de son efficacité sociale, libéralisme étant synonyme d'anomie sociale. Quant à son efficacité économique, son efficacité dans la gestion des affaires économiques, elle ne semble plus guère qu'un souvenir lointain des années de prospérité. La crise économique, qui est aussi et surtout une crise du libéralisme, déchire le tissu productif, notamment industriel, des économies nationales et renforce leur dépendance vis-à-vis du marché mondial. Pourtant le libéralisme n'est pas sérieusement contesté : de la gauche sociale-démocrate à l'extrême-droite atlantiste, en France et ailleurs dans les pays d'Europe occidentale, il fait l'unanimité autour de lui. Il est temps, nous semble-t-il, de faire entendre une petite, toute petite voix discordante…
Le refus du libéralisme économique et aussi la volonté d'édifier une économie qui ne doit rien aux principes du libéralisme ne sont pas des attitudes neuves en Europe, surtout Outre-Rhin. Et pour tous ceux qui, aujourd'hui, cherchent à dépasser le libéralisme et — pourquoi pas ? — la crise qui en est le produit (crise à la fois intellectuelle et économique), la pensée économique allemande demeure une référence indispensable.
Dès le XIXe siècle, le libéralisme économique, justification idéologique du capitalisme naissant (contre l'État et les communautés) et de l'impérialisme britannique (contre l'aspiration des peuples à l'indépendance), s'est heurté dans l'espace culturel allemand à des traditions intellectuelles profondément enracinées et, notamment, à l'idéalisme allemand. La réponse allemande au défit libéral fut rapide et brutale, présentée sous forme de sèches alternatives.
Ainsi, alors que la pensée libérale classique développe, avec Adam Smith et Jean-Baptiste Say, une théorie de l'échange d'où découle naturellement l'exigence du libre-échange, la pensée économique allemande développe une théorie de la production, avec List, qui préconise une intervention de l'État afin de favoriser le développement des forces productives notamment par le protectionnisme (l'élévation de barrières douanières), la pensée économique allemande développe aussi une théorie de la répartition avec le socialisme d'État qui postule la nécessité d'une intervention de l'État pour corriger une situation dans laquelle le plus grand nombre vit dans la misère tandis qu'une minorité s'enrichit librement au détriment de l'État et de la majorité des Allemands. Dans le socialisme d'État, on compte Rodbertus, Lassalle et sa loi d'airain des salaires, l'École de la chaire qui a inspiré les lois sociales bismarckiennes.
Les postulats de base de la pensée libérale classique sont :
Mais la pensée économique allemande réfute point par point les postulats de l'économie classique :
Dans la pensée économique allemande, Friedrich List occupe une place particulière : il est en effet l'un des premiers, avec le romantique Adam Müller, à avoir opposé un système complet, son “système national d'économie politique” au système libéral et le premier dont les idées soient passées dans les faits, sous la forme du protectionnisme. Il a ainsi contribué à opposer un barrage au déferlement des idées libérales et remporté, avec le protectionnisme, une première victoire décisive sur les libéraux, ces « modernes barbares » dénoncés par Ferdinand Lassalle.
Aujourd'hui, les conceptions de List sont redécouvertes et semblent triompher de celles de ses adversaires libéraux, du moins dans le Tiers-Monde ; les organisations internationales (comme l'UNESCO) aussi bien que les théoriciens du développement, tels que François Perroux, n'insistent-ils pas sur la nécessité, pour les pays du Tiers-Monde d'un développement endogène (ou “autocentré”) et intégré ?
Or ces thèmes furent ceux déjà de Friedrich List qui, au siècle dernier, demandait aux nations européennes et nord-américaine, d'en faire leurs règles de politique économique pour pouvoir ainsi se libérer de la domination économique britannique et se développer au mieux. La notion de développement endogène apparaît chez List lorsque celui-ci insiste sur la nécessité, pour chaque nation, de bâtir son développement sur l'accroissement de toutes les forces productives internes et lorsqu'il donne à l'industrie un rôle majeur d'entraînement. Quant à la notion de développement intégré, elle apparaît chez List sous le vocable de « nation normale » qui vise les nations dotées d'un tissu productif aussi complet et harmonieux que possible.
Mais les leçons de List ne sont pas valables que pour le seul Tiers-Monde ; elles concernent aujourd'hui tous ceux qui refusent l'économie libérale et veulent libérer leur économie nationale de l'emprise d'un marché mondial dominé par les oligopoles américains.
List récuse le libéralisme d'Adam Smith, ce dernier raisonnant en effet sans tenir compte des nationalités et en « présupposant l'existence de l'association universelle et de la paix perpétuelle ». List fait de la Nation sur laquelle il construit son système un intermédiaire entre l'individu et l'Humanité. Il est, comme Herder (2), à la fois un nationaliste et un “cosmopolite”. Mais c'est aussi un “libéral progressiste” qui croit au progrès politique et économique de l'Humanité et pense que « l'union future de tous les peuples », « l'établissement de la paix perpétuelle et de la liberté générale du commerce [constituent] le but vers lequel tous les peuples doivent tendre et dont ils doivent de plus en plus se rapprocher ». Il n'empêche, l'Humanité unie et pacifiée n'est, pour List, qu'une vision d'avenir, les lois de l'Histoire commandent le présent. Refusant les abstractions et le dogmatisme des libéraux classiques, List veut renouer avec l'Histoire (en cela, il est le père spirituel de l'École Historique). De ses études sur l'histoire économique des Nations, il déduit :
List constate que le libre-échange repose sur l'inégalité de développement entre les nations et qu'il conduit, en fait, à asseoir la domination du pays le plus développé. Au système libéral, List oppose son propre système à la base duquel il place la Nation en tant que « Tout existant par lui-même » et au sommet, un État interventionniste, un État qui est « un État fort, incarnant le bien commun national, restreint dans ses attributions mais non dans son autorité, assuré de contacts permanents avec les représentants légitimes des forces nationales et notamment des forces économiques. Cet État fort doit être un État léger, ne s'encombrant pas de la gestion matérielle des forces économiques mais leur assurant l'impulsion, l'organisation, la discipline et la protection indispensables pour assurer l'ordre et la prospérité de la communauté nationale » (Cf. Maurice Bouvier-Ajam, voir notre bibliographie). Selon List, l'objet de l'économie politique nationale est d'assurer le développement des forces productives de la Nation et la satisfaction de tous les besoins du peuple et non la satisfaction des seuls besoins individuels.
List, en effet, oppose à la théorie libérale des valeurs d'échange une théorie des forces productives. De Smith, il rejette sa conception de la richesse comme s'attachant exclusivement aux valeurs échangeables, conception qui découle de la seule considération, par Smith, des intérêts privés. À ce propos, André Piettre écrit : « Valeur d'échange signifie : valeur donnée sur le marché aux biens et aux services par les individus munis d'argent. Les satisfactions privées sont le primum movens de la vie économique » (3).
Pour List, « le pouvoir de créer des richesses est infiniment plus important que la richesse elle-même », « la prospérité d'un peuple ne dépend pas de la quantité de richesses et de valeurs échangeables qu'il possède mais du degré de développement des forces productives ». La Nation doit donc développer ses forces productives aux dépens des valeurs échangeables actuelles, des préférences des particuliers.Parmi les forces productives de la Nation, List distingue les forces productives naturelles, les forces instrumentales, les, forces financières et les forces nationales.
Le développement des forces productives doit se faire de la manière la plus complète et la plus harmonieuse possible pour que la Nation puisse accéder au stade de ce que List appelle la « Nation normale » caractérisée par l'existence d'une industrie manufacturière et une collaboration économique complète entre cette industrie et l'agriculture. Pour parvenir à ce stade ultime de son évolution économique, la Nation doit refuser le libre-échange qui ne peut conduire qu'à (a domination du pays le plus développé. Mais une fois toutes les nations parvenues à ce stade, alors la liberté des échanges deviendra de nouveau possible et même nécessaire pour stimuler la production. La vision qu'avait List d'une Humanité unie et pacifiée pourra se réaliser.
Si l'on met à part les convictions “progressistes” de List, qui sont celles d'un bourgeois libéral du XIXe siècle, on doit reconnaître que sa contribution à la pensée économique non libérale est assez considérable : son influence s'est faite sentir sur le protectionnisme allemand (le Zollverein) (4), sur les protectionnismes doctrinaux nord-américain et français (l'Américain Carey et le Français Cauwes furent ses disciples), sur l'École Historique allemande et, même jusqu'à Marx (surtout dans sa théorie des forces productives). List, en repoussant les postulats de l'économie libérale et en déniant tout caractère scientifique à l'économie cosmopolite des libéraux, a posé les jalons pour une économie nouvelle.
► Thierry Mudry, Orientations n°5, 1984.
♦ Notes :
♦ Bibliographie :
◘ Entrées connexes : Développement auto-centré / Napoléon / Participation
◘ Notice : Il est resté dans l’histoire des idées comme le principal défenseur du protectionnisme, au nom de l’argument des « industries dans l’enfance » : il faut protéger les activités naissantes si l’on ne veut pas que les concurrents étrangers, qui ont déjà essuyé les plâtres et qui, grâce à l’expérience et à l’apprentissage accumulés, ont pu réduire leurs coûts, n’occupent toute la place et empêchent un pays de s’engager à son tour dans la voie de l’industrialisation. Selon lui, le libre-échange a tendance à perpétuer la domination des nations qui ont su se lancer en premier dans une industrie porteuse. Il préconise donc l’utilisation des droits de douane pour favoriser l’éclosion d’industries nationales compétitives. Il défend ainsi la thèse du protectionnisme éducateur, qui consiste pour un Etat à protéger, pour un temps, les industries jeunes et fragiles. Mais il ne s’agit là que d’une fraction – mineure – de son « système national d’économie politique », où il anticipe Leontief en soulignant l’ampleur des relations interindustrielles qui constituent la réalité d’une économie développée. (Alternatives économiques, 2005)
◘ Avis : L’ouvrage de Friedrich List Système national d’économie politique, conçu pour l’essentiel à Paris, a circulé à travers le monde à partir de 1841 et a fourni un argumentaire majeur pour tous les opposants au libre-échange britannique. Dans cet ouvrage, List montre explicitement comment le système d’Adam Smith n’est rien d’autre qu’un outil pour permettre le pillage des pays sous-développés. Il reste, de ce fait, d’une importance capitale pour nous. Plus profondément, List explique pourquoi le libre-échange n’a rien de scientifique. Pour Adam Smith, la richesse des nations est basée sur l’échange de valeurs organisé selon un principe consistant à « acheter à bon marché pour revendre cher ». A contrario, List estime qu’une nation qui ne produit que des valeurs d’échange peut paraître à un certain moment dans une bonne position économique, mais elle ne sera jamais souveraine, indépendante et réellement forte au niveau industriel. Il écrit que « la faculté de produire de la richesse est plus importante que la richesse elle-même ; elle assure non seulement la progression et l’augmentation de ce qui a été gagné mais aussi le remplacement de ce qui a été perdu ». Ainsi, la vraie source de la valeur, c’est l’éducation, les progrès culturels, le développement scientifique : « L’état actuel des nations est le résultat de toutes les découvertes, inventions, améliorations, perfections et efforts de toutes les générations qui ont vécu avant nous ; ceux-ci forment le capital mental de l’espèce humaine d’aujourd’hui et chaque nation séparée n’est productive que dans la mesure où elle a su comment s’approprier les acquis des anciennes générations et les accroître par ses propres acquis. Le produit le plus important des nations, ce sont les hommes ». (présentation site S&P)
◘ Prolongements : L'analyse comparative entre cas français et cas allemand est peu traitée de manière approfondie, bien que sous la Restauration le ministre du Commerce Adolphe Thiers, en contact étroit avec List, tire parti de ses observations. Mentionnons pourtant parmi les articles d'un dossier consacré à l'actualité du protectionnisme par le site laviedesidees.fr : « Le protectionnisme : un libéralisme internationaliste - Naissance et diffusion, 1789-1914 » (David Todd [fils d'Emmanuel], auteur qui désavoue la “culture protectionniste” française qu’il avait décrite dans l’ouvrage L’identité économique de la France : libre-échange et protectionnisme, 1814-1851 : « La culture du protectionnisme est en effet majoritaire en France. Elle n’est pas issue de la droite radicale : elle est née au centre droit de l’échiquier politique, sous l’impulsion d’Adolphe Thiers. C’était à l’époque de la Troisième République, une république conservatrice, une démocratie de producteurs. En cela la France s’oppose au Royaume-Uni, une démocratie de consommateurs, qui est libre-échangiste ». Notons que si l’étude de Todd s'appuie sur une logique de classe (le protectionnisme en France servait en grande partie les intérêts de la bourgeoise industrielle, alors que les représentants de la classe ouvrière auraient plutôt été enclins – du moins selon les moments – au libre-échange qui fait baisser le prix des produits alimentaires), elle n'en oppose pas moins sur un plan théorique libre-échange et protectionnisme. Or historiquement il conviendrait de nuancer. Car, si suite à la révolution de 1830 les nouveaux dirigeants politiques sont convaincus de la justesse des thèses libre-échangistes (not. ceux de Say) dans la perspective de moderniser l’économie française et ainsi de renforcer sa puissance face à celle britannique, ils jugent toutefois inapplicables en l’état une libéralisation complète et rapide du commerce extérieur (du fait des caractéristiques structurelles socio-économiques), ce qui les amene à composer avec les principes théoriques auxquels pourtant ils adhèrent. Cette attitude, peu ou prou, se perpétue au cours du XIXe siècle et il serait hâtif de déduire de cette pratique réaliste du modus vivendi une culture protectionniste française héritée de cette époque. Une étude de Michael Smith soulignait encore la nécessité d’un compromis entre protectionnistes et libre-échangistes afin de ne pas mettre en péril la IIIe République naissante : les premiers ont pu faire prendre en compte leurs vue – mais pas totalement (pas de retour à la situation d’avant le traité de 1860) – à la fin du XIXe (cf. tarifs Méline) alors que les seconds ont réussi à endiguer les revendications des partisans du système protecteur au cours des années 1870 et 1880. Considérer de manière pragmatique l'exercice régulateur du pouvoir invite ainsi à relativiser l’idée d’une culture protectionniste française en soi)
◘ Lien : site pour un protectionnisme européen
Repères pour une histoire alternative de l'économie
Seront examinés ci-dessous 3 pionniers des conceptions économiques débarrassées des dogmes libéraux. Joseph Aloy Schumpeter qui déduisit de ses recherches que l'économie ne se comprenait pas qu'au départ de concepts strictement économiques. Werner Sombart qui analysa les fondements religieux des comportements économiques. Ses thèses constituent une réfutation définitive de la fiction libérale de l'homo œconomicus. Sombart a étudié les différentes formes “nationales” du socialisme, l'influence des pratiques protestantes et, dans une moindre mesure, israëlites dans la genèse du capitalisme et a élaboré une méthode “idéaltypique” (la Gestaltidee) pour comprendre les faits socio-économiques. Il se rapproche en cela de Max Weber. Enfin Friedrich List, libéral et progressiste selon les critères en vigueur au XIXe siècle, qui est en réalité le critique le plus rigoureux des a priori libéraux. Pour lui, le protectionnisme est nécessaire pour lancer les industries. Les nations n'ont pas toutes, d'emblée, le même stade de développement. Le libre-échangisme est, selon List, l'alibi de la nation le plus avancée. Il l'était hier pour les Anglais ; il l'est aujourd'hui pour les Américains. Donc, l'Europe n'a aucun intérêt actuellement à chanter les louanges du libre-échangisme. D'ailleurs, malgré les discours officiels, les États-Unis n'appliquent pas le libre-échange. Ils l'imposent à leurs concurrents potentiels.
La doctrine libérale, première doctrine économique "moderne" sur l'échelle chronologique, naît de la pensée “bourgeoise” de la fin du XVIIIe siècle. C'est Bernard de Mandeville (1670-1733) qui forge le concept central d'homo œconomicus. C'est la naissance de l'anthropologie libérale. Dans l'optique de Mandeville, les vices privés suscitaient les bénéfices publics, en favorisant la consommation. Une idée qui, deux siècles plus tard, trouvera sa concrétisation dans le narcissisme consumériste qui afflige notre époque et dissout tous les liens organiques de la société. Mais, outre cet aspect strictement moral et “religieux-laïcisé”, les idées maîtresses du libéralisme économique sont les suivantes :
Ces principes libéraux seront successivement défendus par Adam Smith (1723-1790), Robert Malthus (1766-1834), David Ricardo (1772-1823), John Stuart Mill (1806-1873).
Adam Smith
Adam Smith reprend la théorie mandevillienne de l'homo œconomicus, prône le libre-échange tant au plan national qu'au plan international. On peut voir en lui le père du mondialisme économique même si, dans ses ouvrages, il mentionne quelques restrictions plus réalistes.
Les héritiers de Smith n'auront pas ces scrupules et simplifieront son œuvre à outrance, n'en retiendront que les slogans les plus simples. C'est, en somme, le sort tragique et mérité du libéralisme. Adam Smith était un homme cultivé, qui avait certainement le sens des nuances ; toutefois, son idée d'ordre naturel n'était qu'une théologie laïcisée. Dieu est sorti de sa démonstration pour y revenir subtilement sous le masque d'un “ordre naturel” immuable. Les Smithiens du XIXe et du XXe siècles vont, eux, vouer un culte à cette idole sortie du fond des âges tourmentés par l'inquiétude métaphysique. L'ordre naturel, la main invisible qui régule le marché, n'est-ce pas une projection humaine, un transfert imaginaire qui veut faire accréditer l'idée que les lois du cosmos sont semblables aux lois que se sont données les hommes pour réglementer leur vie quotidienne ?
À leur insu, les libéraux sont les obscurantistes qu'ils ne veulent pas être. Au bénéfice de leur idole, les économistes héritiers de Smith vont négliger tous les facteurs non-économiques dans l'élaboration de leurs systèmes. L'abstraction régnera en satrape impitoyable. Ipso facto, les liens avec la réalité seront souvent très contestables dans les programmes, les doctrines, les théories du libéralisme. Pourquoi ? Parce que l'idée fixe d'un ordre naturel immuable n'est pas compatible avec la mouvance des réalités politiques, sociales et culturelles. Les orthodoxies marxistes et keynésiennes auront, elles, l'avantage de proposer des corpus doctrinaux élaborés après celui de Smith, c'est-à-dire des corpus doctrinaux mis au diapason des réalités du XIXe siècle et des années 1920. Hélas, ces orthodoxies se sont, elles aussi, figées. Même si elles ont produit de brillantissimes dissidences.
Schumpeter
En 1883, l'année où Marx mourait, l'économiste austro-hongrois Joseph Aloys Schumpeter naissait en Moravie. Professeur à Harvard dès 1932, ce n'est qu'en 1942 qu'il formulera sa thèse paradoxale. Quelle est-elle ? Le capitalisme, dit Schumpeter, est le meilleur système économique que l'on puisse imaginer; il n'a qu'un défaut : il ne peut pas survivre. Le capitalisme a l'immense mérite de propager efficacement les progrès techniques et d'allouer convenablement les ressources. En outre, il élimine impitoyablement les structures sclérosées et son dynamisme permet une circulation plus rapide des élites techniciennes. Mais, au fur et à mesure que le capitalisme se développe, l'hostilité à son égard grandit ; aristocrates, militaires, clergé, ouvriers salariés, artisans et commerçants de détail sont mis en marge de l'évolution portée par le capitalisme. Les intellectuels renforcent leur position et criblent la société capitaliste de leurs critiques et de leurs sarcasmes. L'homme n'est pas qu'un homo œconomicus.
Schumpeter affirme donc, sans détours, les limites d'une analyse strictement économique, tout en ne niant pas les spécificités de l'économie. Schumpeter nous enseigne à ne pas pratiquer l'économisme pour l'économisme et à ne pas succomber à la tentation anti-économique. Ces deux types de déraillements font désormais partie du guignol politicien qui nous précipite dans l'abîme de la crise et de la récession. Bien sûr, en sortant des cadres théoriques classique et marxiste, Schumpeter s'enfonce dans “l'hérésie”, ouvre la voie à toutes les spéculations et ne parvient pas à créer, dans son sillage, un instrument politique efficace.
Présenter l'ensemble riche et varié des théories pré- et post-schumpétériennes comporte un risque : la dispersion.
Sismondi, List, Carey
Les économistes français du CNRS, Jean-Marie Albertini et Ahmed Silem estiment, dans leur ouvrage remarquable et concis, Comprendre les théories économiques (1), que le précurseur de Schumpeter et des hérétiques schumpétériens est le Genevois Jean Charles Léonard Sismonde de Sismondi (1773-1842). Se voulant disciple d'Adam Smith, Sismondi a construit un système économique qui tenait compte du temps, de l'espace et des différences entre les divers producteurs et consommateurs. Voyageur infatigable, Sismondi recense essentiellement des faits précis et échappe au formalisme des classiques et surtout de Ricardo qui allait, lui, influencer considérablement Marx. Sismondi propose l'intervention de l'État pour veiller à ce que les intérêts particuliers n'offensent pas l'intérêt général Par ailleurs, fort de ses observations concrètes, Sismondi nie la vieille idole libérale qu'est l'ordre naturel. Sur la base de ses ouvrages, du matériel empirique qu'il a rassemblé, il sera possible d’échafauder une économie tenant compte des faits réels et non plus d'une formule rescapée des vaticinations scolastiques.
Parallèlement à Sismondi, il faut signaler l'immense influence de Friedrich List (1789-1846). Libéral, List ouvre cependant des voies nouvelles. Celle de l'histoire et celle de l'unité européenne, nécessaire à la survie de notre civilisation. List met l'évolution économique en perspective et s'aperçoit que le protectionnisme (celui prôné par le père des théories autarciques, le philosophe combattant Johann Gottlieb Fichte), est nécessaire pour lancer les industries, comme au temps du mercantilisme d'un Colbert, et que le libre-échangisme n'est qu'une étape ultérieure. En relativisant de la sorte le libre-échangisme, List constate que ce qui est valable pour une époque ne l'est pas nécessairement pour l'autre. En cela, il préfigure l'École historique allemande dont nous reparlerons dans la suite de cet article. Son pays, l'Allemagne désunie d'avant 1871, n'avait pas atteint le stade industriel de l'Angleterre. List en déduisait la nécessité d'un protectionnisme initial pour l'Allemagne et dénonçait, dans la défense crispée du libre-échangisme de la part des Anglais, une entreprise impérialiste, un égoïsme national visant à empêcher les autres nations d'accéder à un stade industriel qui aurait pu rivaliser avec Londres. List avait vu juste : c'est le boom industriel allemand qui a poussé l'Angleterre à entrer en guerre en 1914 et à faire alliance avec la nation puissante mais moins industrialisée qu'était la France.
Le programme de List est simple : avant de pratiquer le libre-échange, il faut arriver au même stade que l'adversaire et faire alors jouer sportivement les mécanismes de la concurrence. List a vécu longtemps aux États-Unis et a compris l'importance des grands espaces. Il a compris que l'Europe ne pourrait survivre sans s'unifier, sans devenir des “États-Unis” d'Europe. Ses idées, il les a élaborées conjointement avec des économistes américains dont Henri Charles Carey, qui militait pour un libéralisme intérieur et pour un protectionnisme très radical en politique extérieure. C'est la politique américaine actuelle, en dépit des discours libre-échangistes destinés à tromper les Européens, concurrents potentiels. Dans les rapports entre les nations, Carey dénonçait le libre-échange. Pour lui, en 1842, c'était le moyen le plus sûr d'établir pour le monde entier un atelier unique, la Grande-Bretagne, à qui devait être expédiés les produits bruts du globe en subissant les frais de transport les plus coûteux. Aujourd'hui, la Grande-Bretagne et l'Allemagne ont été éliminées, en tant que puissances de premier plan, et ce sont les États-Unis qui sont devenus, au détriment de l'ensemble du continent européen, l'atelier du monde. Les États-Unis cherchent même à éliminer notre industrie sidérurgique. Hier la Lorraine, aujourd'hui la Wallonie et demain la Flandre et la Ruhr. Seul l'acier américain sera vendu dans le monde. Un aspect de la guerre économique que l'on oublie trop souvent, sans doute à cause des clowns syndicalistes et politiciens qui en font une affaire de régionalisme procédurier.
L'Europe devient un ensemble de nations prolétaires face à l'atelier américain dont les 225 millions d'habitants consomment déjà autant d'énergies qu'il serait nécessaire pour 22 milliards d'individus. Le monde ne survivrait pas avec une deuxième sangsue Amérique.
L'École historique allemande
Outre l'influence de Sismondi et de List, l'École schumpétérienne s'est sagement mise à l'écoute de l'histoire. Albertini et Silem écrivent : « L'histoire a été et demeure encore un moyen privilégié pour empêcher la fermeture de l'économie sur un ensemble théorique abstrait ». C'est d'Allemagne que sont issus la plupart des économistes “historicistes”. Au nom de l'histoire et des legs qu'elle laisse, l'École historique allemande va contester globalement l'idéologie obscurantiste des libéraux anglais.
L'Allemagne du début du XIXe siècle ne connaissait pas le libéralisme manchesterien. Le mercantilisme, hérité de Colbert, y survit et s'y nomme le caméralisme. Le caméralisme, praxis propre à l'Ancien Régime, prône un interventionnisme systématique, au profit du Prince, dans des espaces souvent très réduits.
Mais au départ, ce n'est pas cet interventionnisme qui va retenir l'attention des historicistes. Leur démarche théorique majeure va être de rejeter la méthode déductive des Classiques et Néo-classiques. Ensuite, elle va refuser le fameux homo œconomicus sans sexe, sans âge, sans patrie et mu par l'unique mobile de l'intérêt. Au déductivisme schématique, elle va préférer une méthode inductive partant de l'observation des faits. L'inductivisme va ruiner l'idée de “lois économiques” et révéler des lois relatives à un type de société donnée. Grâce à l'École historique allemande, nous savons qu'il n'y a pas de lois économiques générales. Le mirage de l'universalisme s'évanouit.
Roscher (1817-1894), Hildebrand (1812-1878) et Knies perfectionnent l'argumentaire et c'est Gustav Schmoller (1838-1917) qui s'avérera le chef de file de ces champions de la clairvoyance. L'économiste britannique Mary Kaldor lui rend d'ailleurs un hommage mérité dans son livre prophétique The Desintegrating West (1978) ; elle rappelle qu'il avait prévu l'assomption de l'Europe au profit de la Russie, des États-Unis et de la Chine. C'est-à-dire au profit des nations dotées de grands espaces.
L'École historique allemande, à laquelle on peut rattacher le père et le fils Pirenne, va permettre d'approfondir les recherches dans le domaine de l'histoire économique. C'est une innovation véritablement révolutionnaire : elle met fin au désir subjectif de construire des systèmes ex nihilo. Elle rappelle un principe de philosophie critique qu'il est bon de méditer : les pseudo-objectivités (comme par ex. l'idée d'un ordre naturel) sont presque toujours des subjectivismes camouflés. Les faits sont évidemment des résultats tangibles de démarches ou d'actes au départ subjectifs. Mais un recours aux faits reste plus sûr qu'un recours à une pseudo-objectivité, invérifiable, qui laisse la porte ouverte à toutes les interprétations et à tous les arbitraires. Meilleur exemple actuel : la praxis politique de Reagan. L'ordre naturel reste une idée vague qu'on ne peut infirmer. D'où son retour, conjointement aux délires biblistes et obscurantistes de l'actuel Président américain.
Le libéralisme classique a cru détenir le secret ultime de l'économie ; il a cru défendre les principes d'une économie qui allait durer éternellement. Or, divers régimes économiques se sont succédés dans le temps. Une étude des passages d'un stade à un autre pulvérise l'optimisme messianique libéral. Pourquoi vivrions-nous le dernier stade économico-historique possible ?
Dans cette optique, Werner Sombart (1863-1941) a démontré qu'un système économique est un ensemble social caractérisé par un état de la technique. Au seuil d'une époque qui sera révolutionnée par la micro-électronique et la bio-technologie, cela devrait, logiquement, faire douter les libéraux de la validité de leurs dogmes.
Max Weber (1864-1920), pour sa part, a prouvé qu'un système n'est pas l'assemblage de n'importe quelles institutions avec n'importe quels comportements. C'est ainsi que Max Weber voit dans les attitudes des Protestants calvinistes et puritains de Hollande et d'Angleterre au XVIe siècle, les ferments du capitalisme ultérieur. Après Sombart et Weber, il faut signaler les travaux du statisticien allemand Wagemann et de son compatriote Eucken, ceux de l'Américain Rostow et de l'Égyptien Samir Amin. Pour ce dernier, le sous-développement afro-asiatique n'est pas un retard mais le produit d'un choc entre 2 types de sociétés et d'économies.
Les héritiers de l'École historique sont nombreux ; les études qu'ils ont fait éclore nous donnent une image variée du monde, soucieuse des différences culturelles, ethniques et sociales. C'est dans ce vaste édifice que réside le vrai pluralisme qui n'est pas, on s'en doute, celui des politiciens libéraux-démocrates et de leurs amis journalistes. Il est vrai que, depuis que le monde existe, une foule d'illusionnistes n'a jamais cessé de sévir. Et ça laisse des traces.
L'institutionnalisme
L'Amérique n'a pas, derrière elle, les millénaires d'histoire qu'a connu l'Europe. Elle pouvait difficilement se donner, à l'instar de l'Allemagne, une démarche historiciste. L'historicisme allemand s'est mué en institutionnalisme aux États-Unis. Pour les tenants de l'institutionnalisme, il importe de substituer à l'homo œconomicus des Classiques, l'homme, sociologique, c'est-à-dire l'homme situé dans un milieu bien défini. Par institutions, ces théoriciens américains entendent les habitudes de pensée.
les règles législatives qui déterminent l'agir des individus ou des groupes. Il existe donc des rapports dialectiques, dynamiques entre ces institutions et la vie économique. Cette idée de dynamisme constant heurte bien sûr la notion d'un marché éternellement identique à lui-même. Thorstein Veblen (1857-1929), Américain d'origine norvégienne, montre ainsi que l'homme d'affaire (c'est-à-dire l'homo œconomicus transposé dans le réel) n'est nullement un exemple de rationalité économique : il n'est qu'un vulgaire brigand qui doit heureusement modérer ses bas instincts de lucre et d'accapareur parce que la technique et la machine lui dictent une conduite plus décente. Le monde est une lutte entre le businessman et l'artisan, entre la cupidité et l'intelligence technique.
Plus près de nous, John Kenneth Galbraith, dans L'ère de l'opulence (1958), dénonce la croissance quantitative des biens marchands au détriment des biens collectifs. C'est pourquoi il prône une fiscalité concentrée, applicable aux États-Unis, en France ou en Angleterre mais inapplicable dans un pays exsangue, ruiné par le parasitisme partitocratique comme la Belgique. La création d'un hôpital universitaire pour la mafia catholique entraîne la création d'un hôpital universitaire pour le gang libéral-socialiste. Moralité : nous avons 2 hôpitaux à moitié vides et, la gué-guerre faisant rage dans tous les autres domaines du social, nous finissons avec la superbe apothéose de 5.000 milliards de dettes !
Parallèlement à l'histoire et aux institutions, le défi de l'intelligence à l'économisme étroit des libéraux s'est porté dans les domaines de la sociologie et de la bio-cybernétique. Enfin, grâce aux travaux de François Perroux, les intuitions de Schumpeter se sont vues complétées et renforcées.
François Perroux
Perroux (comme beaucoup d'autres dont Alfred Sauvy et, partiellement, Raymond Barre) prête une très grande attention aux évolutions à long terme, aux évolutions historiques. Il ne s'agit plus d'amasser un maximum d'argent en un minimum de temps, comme le voulaient les fantasmes classiques, mais de prévoir une stratégie de plus longue haleine. Souvent orientée vers l'étude des problèmes du Tiers-Monde et proche des nouvelles recherches que sont la prospective et la futurologie (Bertrand de Jouvenel), cette école socio-économique essentiellement française recherche les lois d'évolution des structures et des contradictions structurelles (et non des lois stables une fois pour toutes). Pour Perroux, l'économiste le plus productif en textes de cette école, le thème central est celui du pouvoir. Enfin, le politique n'est plus houspillé hors des raisonnements économiques. La méthode de Perroux est résolument empirique : on observe, puis on théorise/conceptualise et, ensuite, on élabore, non un dogme ou une doctrine, mais des modèles variés. Perroux rejette l'idée d'un équilibre général (que Keynes recherchait lui aussi) parce que ce n'est qu'une vue de l'esprit née dans le cadre irréel d'une hypothétique concurrence parfaite.
Les hérétiques schumpétériens, dont Perroux, accordent une place importante aux structures (population, techniques, institutions, culture, …), soumises aux vicissitudes historiques. Ainsi, la guerre du Yom Kippour d'octobre 1973 bouleverse l'équilibre géopolitique et géo-économique mondial. De tels bouleversements sont impensables dans le cadre iréniste de l'ordre naturel libéral, de l'harmonie paradisiaque à laquelle les libéraux aspirent, en bons héritiers des croyants médiévaux et en bon confrères des adeptes des sectes américaines. Libéralismes, Témoins de Jéhovah, Scientologistes, Fondamentalistes de tout poil font d'ailleurs très bon ménage dans l'Amérique de Reagan, comme déjà dans celle qu'observaient Tocqueville, Max Weber et Marnix Gijsen (2).
Les thèses de Perroux ressemblent aux théories des catastrophes. En évoquant les seuils de rupture (ex.: Yom Kippour), elles réintroduisent le tragique dans la pensée économique. Aux équilibres Smithiens se substituent une économie faite d'affrontements, de combats. Aux “mains invisibles”, avatars de la Providence des chrétiens, se substituent des pouvoirs concrètement situés.
En guise de conclusion…
Marx pensait que les contradictions, en s'accumulant, allaient détruire le capitalisme pour faire place au paradis socialiste. Vain espoir messianique, hérité curieusement, via Ricardo, des expédients libéraux. Il y a plutôt lieu de croire à une accumulation de distorsions qui fera perdre définitivement au système économique toute espèce de cohérence. Le social, avec l'effondrement de la sphère publique dénoncé par Riesman et Habermas, avec le narcissisme galopant décrit par Lasch, Sennett et Gilles Lipovetsky, connaît déjà cette impasse.
Une telle impasse signifie une irrémédiable décadence, semblable à celle de l'Égypte ancienne que Spengler nommait la fellahisation. Les Européens, s'ils ne prennent pas conscience des affrontements réels de ce monde, connaîtront ce sort funeste de la fellahisation. Le consumérisme, le culte du moi, le narcissisme, la culture-spectacle, l'obésité et les stratégies fatales décortiquées par Baudrillard s'accordent parfaitement avec l'a-temporalité du Smithisme, avec le règne des Big Brothers aux masques souriants et publicitaires (3).
Cette anesthésie est fatale. Ceux qui se réveilleront feront immanquablement appel à l'histoire. Pour créer un nouveau droit, une nouvelle économie, une nouvelle politique. Pour restaurer les espaces publics que les Grecs nommaient agoras (4) : Pour élaguer les branches mortes qui portent leur insidieuse torpeur dans la sève même de l'arbre.
L'économie n'est certes pas le destin, mais elle est, indubitablement, un espace de combat, un créneau qu'il faudra défendre âprement, avec un acharnement féroce.
► Robert Steuckers, Orientations n°5, 1984.
◊ Notes :
Contestation du libre-échangisme
Le premier économiste qui ait réfléchi en profondeur sur l'autarcie fut Friedrich List. Il réduisait naturellement l'espace économique concerné à son pays, l'Empire allemand ; mais, à l'échelle des structures économiques du XIXe siècle, c'était déjà une zone d'une ampleur considérable. Dépassant la théorie de Fichte à propos de « l'État commercial fermé », étroitement nationaliste et entaché d'un certain utopisme, List refusa "l'autonomie économique absolue" et envisagea l'autarcie comme un moyen de "valoriser les forces économiques des nations complexes" et de soustraire leurs économies aux influences extérieures, par définition non contrôlables. List, d'ailleurs, pensait prophétiquement que le cadre allemand ne suffisait pas et voulait englober, dans son espace économique dirige contre l'Angleterre, l'Autriche, la Suisse, la Hongrie, la Hollande et la Belgique. C'était déjà une prémonition de l'espace économique européen qui est en gestation aujourd'hui dans le cadre incomplet, vicié, mais néanmoins existant des Communautés Économiques Européennes.
Il est important de noter que les vues autarciques de List influencèrent la constitution du Zollverein de 1834 ; en 1842, après le premier congrès de cette union douanière germanique, List fit campagne pour une « autarcie des États allemands », moyen de relancer l'industrialisation allemande, à laquelle s'opposait l'Angleterre. S'inspirant des idées autarciques de List et de l'autarcie américaine, elle aussi tournée contre l'Angleterre « impérialiste et mercantile », l'Empire allemand passa en quelques décennies de l'état de pays agricole à celui de troisième puissance industrielle mondiale.
Dès le début de l'histoire économique moderne, l'autarcie s'est révélée comme une technique dynamique et efficace (non pas dans tous les cas mais dans la plupart) d'expansion économique dans l'indépendance politique. Les fondements politiques de l'autarcie ont été clairement reformulés dans les années 20 par le théoricien, à la fois “socialiste” et “conservateur”, Moeller van den Bruck, dont les positions se révèlent d'une brûlante actualité.
Accusant le libéralisme et le capitalisme international de développer "l'esprit matérialiste" et de noyer les "traditions historiques des peuples" dans un réseau trop serré d'interdépendances marchandes, Moeller van den Bruck estimait que l'autarcie économique contribuait à préserver les peuples du monde de l'universalisme mercantile et leur permettait de poursuivre leur devenir politique et historique.
Cette idée s'est vue corroborée a contrario par le développement colossal des échanges internationaux, qui a véhiculé le modèle occidental et américain de civilisation. Les réseaux d'interdépendances créés ont établi l'hégémonie d'un modèle mondial, le modèle occidental, dans lequel des groupes de peuples ont perdu, plus gravement encore que sous la domination coloniale européenne, leur personnalité culturelle et leur autonomie politique. L'Europe de l'Ouest fait partie de ces peuples.
Les peuples non-européens, pris dans le processus du libre-échange, non seulement ont vu leurs fonctions politiques et sociales disparaître au profit des lois d'airain du commerce international, mais ils ont dû abdiquer toute souveraineté économique au profit d'économies étrangères ou d'un système économique transnational et autonome. Les États-Unis, par l'intermédiaire du GATT ou des différents Rounds commerciaux qu'ils ont organisés dans les années 60 et 70, apparaissent comme les organisateurs de ce système libre-échangiste dont ils sont les principaux bénéficiaires ; il est bien évident qu'eux-mêmes ne s'y soumettent pas, comme l'illustrent les tendances protectionnistes innombrables de leur administration, tendances plus politiques et législatives qu'économiques d'ailleurs.
Le réseau des interdépendances commerciales, toujours plus resserré depuis la dernière guerre, a soumis les nations à l'hégémonie américaine dans un premier temps ; puis, à partir des années 70, les firmes transnationales, souvent monopolistes ou oligopolistes, ont pris le relais trop visible des États-Unis ; ces firmes étant en majorité américaines, ce sont toujours les États-Unis qui dominent ; le système international des capitaux vient compléter l'appareil libre-échangiste mondial. Très récemment, les États pétroliers sont venus eux aussi grossir les rangs des bénéficiaires.
Il faut combattre l'idée que le libre-échange a favorisé le développement : il a introduit un certain type de développement, néo-colonial, irrespectueux des ressources naturelles et peu profitable à la recherche technologique de substituts. La hausse monétaire du niveau de vie, provoquée par la liberté du commerce de biens, de services et de capitaux à l'échelle planétaire, ne constitue absolument pas un critère de réussite, parce qu'elle ne recouvre aucune réalité, aucun recul de la paupérisation. Au contraire, le système économique mondial de l'ordre libéral doit inscrire au passif de son bilan de bien lourds éléments : destruction des modes de vie spécifiques par la massification des marchandises, inégalité des pôles de développement, paupérisation des zones non rentables, gaspillage des ressources énergétiques minérales, pollution catastrophique de régions entières de la planète. Mieux : les nations qui se sont vraiment développées ont fait appel, sans le dire, à l'autarcie. Les États-Unis ont pratiqué une autarcie générale parce que la taille de leur espace le leur permettait. Et le lapon, pourtant démuni de toutes ressources, a pratiqué la forme d'autarcie qui lui convenait, c'est-à-dire l'autarcie sectorielle et la semi-autarcie d'importation.
Une dernière idée toute faite : le libre-échangisme serait gage de paix et l'atténuation des courants d'échange provoquerait les guerres. L'argumentation libérale avance que les 2 dernières guerres ont été précédées par un ralentissement du rythme des échanges. Certes, mais ce ralentissement n'était pas la cause des conflits qui lui ont succédé.
La vraie cause des conflits réside au contraire dans les litiges nés de relations commerciales trop intensives. Celles-ci se traduisent naturellement en relations de domination, offrent aux désaccords virtuels un terrain de croissance favorable. Rappelons-nous les litiges du Moyen-Orient pétrolier : ils sont éventuellement générateurs de conflits mondiaux parce que le pétrole et ses courants de transports et d'échange sont à la fois internationaux et vitaux pour chaque bloc. Si les grandes puissances possédaient des moyens autarciques d'assurer leurs fournitures énergétiques, ou avaient investi dans la recherche de substituts aux matières premières importées, croit-on que les axes de communication maritimes, que les pays receleurs de matières premières seraient d'éternelles poudrières ?
► Guillaume Faye, Orientations n°5, 1984.
♦ Bibliographie complémentaire :
Les objectifs politiques et géopolitiques de l'autarcie européenne
L'idée de départ de la stratégie autarcique est de faire correspondre entre eux 3 éléments : un bloc politique constitué par un peuple ou un groupe de peuples, un espace de relative continuité culturelle et historique et un ensemble économico-commercial homogène. L'autarcie s'emploie, si les 2 premiers éléments existent, à forger le troisième.
Le principe géopolitique fondamental retenu peut s'énoncer ainsi : un ensemble humain ne peut conserver sa spécificité ou son homogénéité à long terme et dans tous les domaines, y compris sur le plan culturel, si les structures économiques et les flux d'échanges n'ont pas un degré d'homogénéité au moins égal à celui des liens politiques et culturels. Il est certain que si l'on se déclare partisan d'un modèle politico-culturel planétaire, celui des thèses universalistes, toute pratique autarcique devient un obstacle.
L'autarcie vise à maintenir les structures économiques en-deçà d'un certain seuil de flux d'échanges, au-delà duquel l'appareil économique devient dépendant dans ses fondements de décisions extérieures. L'autarcie d'expansion ne peut absolument pas se comparer à un système énergétique fermé. Considérée sous l'angle de l'analyse systémique, l'autarcie d'expansion vise à équilibrer les tendances à l'autonomie et les tendances à l'intégration extérieure de l'économie nationale. Autrement dit, se fondant sur un principe d'autonomie énergétique et non plus de surplus financier, la structure autarcique des échanges vise à optimiser l'autosuffisance de l'appareil économique. Son principe est quasi-biologique, organique et non plus physique, comme dans le cas de la théorie du libre-échange. Qu'est-ce à dire ?
Dans le modèle organique de l'autarcie d'expansion, l'appareil économique d'un espace A doit faire vivre cet espace par ses productions. Son but premier n'est pas le surplus financier. Les échanges extérieurs, importations et exportations, doivent être organisés en flux et en volume de telle sorte qu'ils répondent à 2 critères : minimiser la dépendance et maximiser l'expansion interne. Par ex., un bénéfice financier qui serait réalisé au prix d'une dépendance accrue serait rejeté, cette dépendance pouvant résulter d'une importation comme d'une exportation. La quantification physique des avantages du schéma libéral de développement est remplacée par une comptabilité d'optimisation obéissant à l'analyse des systèmes.
Exemple : si le développement d'un secteur de l'appareil économique doit entraîner une dépendance pour l'ensemble, ce développement ne se fait pas ou, plutôt, on cherchera à le faire de manière endogène. Cela ne signifie donc nullement que les importations et les exportations soient refusées : elles sont globalement régulées et non plus choisies individuellement. Si une importation s'avère indispensable à l'expansion de l'ensemble de l'appareil, celle-ci doit avoir lieu. Les 2 optima, expansion interne et non-dépendance externe, se corrigent mutuellement en fonction de critères fixés par les choix politiques. L'avantage organique de l'ensemble de l'espace économique régule les flux de dépendance et les forces d'autonomie. Rien n'est laissé à l'anarchie des choix physico-financiers individuels. On aura compris que la “dépendance” (force d'intégration extérieure) peut résulter aussi bien des importations que des exportations, ce dernier poste étant généralement oublié dans les facteurs de dépendance.
Au niveau macro-économique, l'autarcie d'expansion vise 4 objectifs :
Accessoirement, nous le verrons, la pratique autarcique permet en même temps de réguler les échanges inter-industriels internes ; elle peut donc concourir subsidiairement à renforcer une planification. La réalisation de la stratégie autarcique suppose plusieurs moyens et données économiques préalables :
Quel est l'espace économique qui réponde a ces critères, tout en possédant des liens de parenté culturelle et historique et des intérêts politiques communs ? C'est évidemment l'Europe, la Grande Europe. Le modèle sur lequel nous réfléchissons serait a fortiori techniquement applicable à l'Europe dans son ensemble. L'autarcie nationaliste, appliquée par ex. à l'espace français, constituerait une solution régressive. Nous pouvons estimer que, dans la géo-économie contemporaine, l'alternative sérieuse au mondialisme ne réside pas dans le repli sur les structures de l'État-Nation, ni surtout de la région ethnique isolée, mais dans la constitution d'espaces économiques homogènes autour de bloc-de-peuples.
► Guillaume Faye, Orientations n°5, 1984.
• Le politique prime l'économique
Notre monde est dominé par les faits économiques ; le constater ne signifie pas que la fonction économique doive tenir la première place. C'est même l'inverse qui est de raison : compte tenu de l'importance de cette fonction économique, notamment dans les relations internationales, on ne saurait laisser agir sans contrôle ses mécanismes. Il convient plus que jamais de ta gouverner par le choix politique ; plus encore : il revient à la fonction politique d'utiliser la politique économique comme un instrument de sa stratégie. Pour préserver l'indépendance militaire de l'Europe, par ex., comme pour lui assurer une autonomie culturelle, à l'ère des satellites spatiaux informatisés, la stratégie économique, constitue un moyen-clé pour remplir ces objectifs. On ne peut donc plus laisser la fonction économique “aller toute seule”, ni feindre de croire que la conséquence de la direction qu'elle prend ne concerne que le niveau de vie. Plus que jadis, l'économie internationale porte en elle des faits militaires, culturels, politiques.
Guillaume Faye
Légendes illustrations :
27 : Sur ces deux cartes schématisées, nous lisons, en haut, la superficie des pays du globe et, en bas, proportionnellement, la population projetée en 2075. Le déséquilibre qui s'y aperçoit, nous interdit de raisonner encore selon les principes classiques du libéralisme. On peut espérer ou déplorer les bouleversements qu'engendrera ce déséquilibre mais, pour nous Européens, il est tout aussi inadmissible que pour les peuples du Tiers-Monde. Peut-être pour des raisons sensiblement différentes. L'Europe est la matrice des innovations technologiques mais ne peut acquérir la même masse d'énergie que les États-Unis qui consomment, pour produire ses sectes, Hollywood et Disneyland, autant d'énergie qu'il n'en faudrait pour 22 milliards d'hommes !
28 : Deux problèmes non-économiques qui découlent de l'organisation économique et prennent, en retour, une dimension économique : la pollution et l'émergence des nouvelles technologies. Selon tes économistes intelligents, non encroûtés dans des dogmes figés, tels List, Sombart, Wagemann et Perroux, l'organisation économique doit s'adapter aux changements du monde et aux nouvelles conquêtes de l'intelligence technique. Sinon, elle reste pure théologie.
30 : Les dogmes libéraux ne tiennent pas compte des impératifs de l'espace. Les populations sont liées à un sol. pour obtenir une main d’œuvre aisément transportable, sans attaches, les nations libérales ont fait appel à l'immigration, solution de facilité qui renforce l'archaïsme économique, favorisant le vieillissement de l'appareil industriel. On a investi dans l'immigration plutôt que dans les technologies nouvelles. Ce phénomène ne s'observe pas qu'en Europe, mais aussi dans les pays du Golfe Persique. En haut, réaction négative de la part des Allemands de souche à Cologne : “Les Turcs dehors !”. En bas, travailleurs pakistanais dans les Émirats Arabes. Le Japon est compétitif parce qu'il n un taux d'immigration insignifiant. Un fait que les pseudo-humanistes devraient méditer, eux qui sont responsable de la paupérisation généralisée et de la faillite de nos pays.
31 : Les mines de charbon européennes ont presque toutes été fermées. Au nom du sacro-saint principe libéral de l'interdépendance économique. Dans la Ruhr en 1966, des émeutes éclatent contre cette trahison. En 1967, au Limbourg, la gendarmerie, bandes armées au service de ceux qui trahissent constamment le pays et sa population, assassine plusieurs mineurs fidèles à leur classe et à leur nation. La lutte de ces hommes avait été prémonitoire. À droite, l'usine Volkswagen de Wolfsburg, équipée de robots électroniques suédois. Une coopération européenne exemplaire. Un vrai défi à l'électronique japonaise et américaine. Un exemple qui devrait surtout se généraliser.
32 : Ci-contre, Hong-Kong, bastion de Commonwealth en Extrême-Orient. Dans cette ville tentaculaire, se sont fixées bon nombre d'industries textiles et électroniques jadis européennes. C'est une lourde erreur libérale que d'avoir voulu favoriser la division internationale du travail. Cet aveuglement est le grand responsable de la crise que nous subissons, surtout en matière de chômage. Selon cette optique fallacieuse, l'Europe aurait dû se “spécialiser” dans les services, l'ingénierie, le secteur tertiaire. Donc abandonner purement et simplement l'industrie classique. C'est la désindustrialisation de l'Europe. Mais les PVD ne tirent aucun profit de cette politique. La création d'emplois “modernes” provoque la perte de cinq fois plus d'emplois "traditionnels". Tant l'Europe que les PVD vivent désormais dans l'interdépendance, situation que List voulait éviter.
33 : Contre l'économisme. Dans ce petit ouvrage aussi concis que magistral, Faye critique les postulats de l'économisme, illusion du libéralisme pur, constate l'échec des "gestionnaires" sans conscience historique et propose de nouveaux principes d'économie politique. Une reproduction par procédé xérographique de ce petit ouvrage, épuisé deux mois après sa parution en librairie, peut s'obtenir à notre adresse.
34 : La Nouvelle Société de Consommation, en abrégé La NSC, nous éclaire sur les mutations de Ici mentalité occidentale après Mai 68. Les doctrines de Mai 68 n'ont pas provoqué les bouleversements escomptés. Le processus d'uniformisation universel suit son cours. Faye nous plonge dans le monde "post-moderne", caractérisé par un ensemble de modes (punks, babas, branchés, etc.). L'emprise sur les "âmes" est plus forte que jamais mais aussi plus "supportable". C'est là un totalitarisme mou, permissif, adouci. Cet état de choses engendre le règne de l'indécis, où agonisent les vieux idéologèmes tant progressistes que réactionnaires. Mais ce pourrissement généralisé est peut être aussi la germination d'un règne nouveau. Pour lequel il s'agit d'être prêt.
pièces-jointes :
Friedrich List (1789 – 1846) : Le théoricien du protectionnisme « temporaire »
À contre-courant du libre-échangisme en vogue au XIXe siècle, ce penseur allemand a été le premier à prôner l’isolement économique. Une étape nécessaire, selon lui, pour les pays les plus fragiles, avant d’affronter le grand bain de la concurrence.
Sa vie. Professeur, journaliste, député, prisonnier, expatrié, Friedrich List a connu un destin riche en rebondissements et finalement tragique. Né en 1789 à Reutlingen, dans le sud d’une Allemagne qui n’est alors qu’une mosaïque de petits États indépendants, il est le fils d’un tanneur qui le retire de l’école à l’âge de 14 ans pour qu’il reprenne l’affaire familiale. Mais le jeune garçon se lasse rapidement du travail des peaux et décide, à 17 ans, de suivre une carrière d’employé. Après avoir gravi un à un les échelons de l’administration, il se retrouve, en 1817, titulaire d’une chaire de sciences politiques à la faculté de Tübingen. Deux ans plus tard, il participe à la fondation de la Société allemande d’industrie et de commerce, qui milite pour la préservation de l’industrie allemande face à la puissante concurrence britannique. List a trouvé son combat. Usant ensuite de son mandat d’envoyé à la diète de l’État de Wurtemberg, il prend le risque de critiquer ouvertement la bureaucratie de son pays. Mauvaise idée : l’écrit, tombé entre les mains des autorités, lui vaut d’être condamné à dix mois de travaux forcés pour outrage et calomnie !
Après un séjour derrière les barreaux, List s’exile aux États-Unis. C’est là que le penseur allemand forge l’essentiel de ses théories. Enthousiaste sur les potentialités de cette jeune nation, il s’enflamme : « Le meilleur livre sur l’économie politique qu’on puisse lire dans cette contrée nouvelle, c’est la vie. […] Un progrès qui, en Europe, a exigé une suite de siècles, s’accomplit là sous nos yeux ». Très vite, le rêve américain devient réalité : installation à Philadelphie, entrée remarquée dans le monde des affaires grâce à l’exploitation d’une mine de charbon, constitution d’une petite fortune, acquisition de la nationalité américaine, List bâtit sa success story. À l’été 1833, il retourne en Allemagne pour occuper le poste de consul des États-Unis à Leipzig. Définitivement rentré en grâce dans son pays, il participe à la mise en place de l’union douanière du Zollverein (1834) et supervise le plan de construction des chemins de fer. Son œuvre majeure, Le Système national d’économie politique, paraît en 1841. Malgré les honneurs qui lui sont rendus, l’homme ne parvient pas à se fixer, multiplie les voyages et finit par se suicider en 1846, vraisemblablement miné par des difficultés financières. Ses théories. La grande idée qui restera de List ? Incontestablement la défense du protectionnisme, vue comme une nécessité pour le développement économique des jeunes nations.
Pour lui, la théorie du libre-échange ne sert qu’à masquer l’impérialisme britannique de l’époque, qui tire profit des inégalités de développement entre nations. Au milieu du XIXe siècle, l’Angleterre écrase littéralement le monde de sa supériorité industrielle et commerciale. L’Allemagne est très loin derrière. Qu’y a-t-il de plus hypocrite — affirme List — que le plaidoyer de Smith et Ricardo sur la circulation des marchandises ? Les Anglais ont construit leur puissance à l’abri des barrières douanières. Ils ont beau jeu de promouvoir leurs thèses libre-échangistes dès lors qu’ils sont assurés de dominer la planète ! « Ce que nous haïssons, […] c’est cette tyrannie commerciale […], qui ne permet à aucune nation de s’élever à un niveau supérieur ou de se faire valoir, et qui, de surcroît, prétend encore nous faire avaler les pilules, produits de son égoïsme, comme une réalisation purement scientifique et s’inspirant uniquement de conceptions philanthropiques », — dénonce List. La parabole qu’il emploie pour désigner cette stratégie est très parlante : que fait un homme lorsqu’il parvient au sommet d’un édifice ? Il retire l’échelle pour empêcher les autres de le rejoindre. Les Américains n’agiront pas autrement : ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, une fois leur suprématie industrielle assurée, qu’ils se feront les champions du libre-échange…
Pour List, l’évolution de chaque nation passe par des phases successives : de l’état sauvage à l’état pastoral, puis agricole, agricole-manufacturier (avec la naissance de l’industrie), et enfin agricole-manufacturier-commercial, qui marque l’étape ultime du progrès économique. Le passage aux 2 derniers stades ne peut se faire sans l’intervention de l’État, qui doit instaurer un protectionnisme transitoire pour aider les usines naissantes à se développer hors de toute concurrence étrangère. Une fois le retard comblé et un certain degré de développement atteint, on peut revenir au libre-échange. Ce dernier n’est acceptable, estime l’Allemand, que dans un monde composé de pays à la maturité comparable. D’où le besoin, en parallèle, de réunir les petites nations, plus vulnérables, pour leur garantir une place dans le jeu économique. Ce qui explique le soutien de List au projet d’union douanière allemande, préalable à la réalisation d’un grand marché unifié.
Son actualité. Après un long purgatoire, l’œuvre de List, dans laquelle certains ont cru voir en germe les dérives nazies du pangermanisme, refait surface dans le débat économique. List avait vu juste sur bien des points : perte de l’hégémonie britannique au profit des États-Unis, obligation pour les Anglais de se rapprocher de l’Europe continentale pour contrer la puissance américaine, nécessité de construire à terme un marché commun européen… Mais ce “protectionnisme éducateur” a-t-il encore un sens un siècle et demi plus tard, à l’heure de la mondialisation ? Depuis quelques mois, la plupart de nos hommes politiques, gauche et droite confondues, chantent les louanges du “patriotisme industriel”, du “fabriqué en France” ou encore de la “préférence économique”. L’argument — et la filiation avec List — sont d’autant plus tentants que la crise actuelle bouleverse les dogmes libéraux. Il n’empêche : l’Allemagne du XIXe siècle n’est pas la France du XXIe siècle. La première était largement sous-développée sur le plan économique — on parlerait aujourd’hui de pays “émergent”. Elle avait tout à gagner à s’isoler un moment, le temps de faire grandir et moderniser ses manufactures de coton et ses aciéries. La seconde, malgré un net repli de son activité, reste toujours la cinquième puissance mondiale. Elle a beaucoup à perdre à se couper de la compétition internationale, qui stimule ses entreprises et ses chercheurs dans leur capacité à innover.
► Julie Noesser, Capital, juil. 2012.
Le modèle de la théorie des coûts comparés de Ricardo, décrit en 1817, dans son ouvrage On the principles of Political Economy repose sur une hypothèse essentielle, à savoir que la structure des coûts comparatifs dans les divers pays reste invariable au cours du temps. Or, il n’en est ainsi que dans le cas des ressources naturelles. Ainsi, par rapport à l’Europe occidentale, les pays producteurs de pétrole disposent d’un avantage comparatif qui restera le même dans un avenir prévisible. De même, les produits tropicaux ont un avantage comparatif qui ne saurait disparaître.
La théorie des coûts comparés est fondée sur l’immobilité des facteurs de production
En revanche, dans le domaine industriel, aucun avantage comparatif ne saurait être considéré comme permanent. Chaque pays aspire légitimement à rendre ses industries plus efficaces et il est souhaitable qu’il puisse y réussir. Il résulte de là que l’arrêt de certaines activités dans un pays développé, en raison des désavantages relatifs d’aujourd’hui, pourra se révéler demain complètement stupide, dès lors que ces désavantages relatifs disparaîtront. Il faudrait alors rétablir ces industries, mais entre-temps on aura perdu le savoir-faire.
Voir : Les théories de la mondialité par Gérard Dussouy
http://www.polemia.com/article.php?id=2347 [2]
La théorie de Ricardo ne vaut que dans un monde stable et figé. Elle n’est pas valable dans un monde dynamique, où les fonctions de production et les salaires évoluent au cours du temps, où les capitaux peuvent se déplacer librement et où les industries peuvent être délocalisées. Selon la théorie de Ricardo, le libre échange n’est justifié que si les taux de change correspondent à l’équilibre des balances commerciales. Or, c’est l’importance des flux financiers spéculatifs et des mouvements de capitaux qui expliquent l’extraordinaire instabilité des cours du dollar, du yen ou de l’euro. La prétendue régulation par les taux de change flottants des balances commerciales n’a donc aucune signification aujourd’hui. Or capital et main d’œuvre sont de plus en plus mobiles
De tous les dogmes économiques, le libre-échange est celui sur lequel les néo-libéraux sont le plus intraitables. Formulé il y a presque 2 siècles dans le contexte théorique de l’immobilité des facteurs de production (capital et travail) et de la division internationale du travail, il est toujours présenté comme le nec plus ultra de la modernité, et comme la recette du développement et de la croissance. Ses hérauts ont réussi le tour de force de le pérenniser dans un contexte exactement contraire à celui de sa conception : aujourd’hui, le capital ne connaît plus aucune entrave à sa circulation internationale et la main d’œuvre devient, elle aussi, de plus en plus mobile. Quant à la division internationale du travail, elle appartient au passé, avec la multiplication des entreprises mettant en œuvre des technologies de pointe dans les pays à bas salaires. L’économie mondiale est devenue un bateau ivre, sans gouvernail.
La réalité disqualifie intellectuellement le libre-échangisme
Voilà qui devrait disqualifier intellectuellement le libre-échangisme. Il n’en est rien. Il constitue, bien au contraire, le soubassement même de l’Union européenne, qui fait de la libre circulation des capitaux, des biens et des services trois de ses libertés fondamentales, la quatrième étant celle de la circulation des personnes.
Il est assez cocasse de remarquer que les Américains eux-mêmes, en la personne de Paul Volcker, ancien Président de la Federal Reserve Bank, dans un livre commun avec Toyoo Gyothen, ancien Ministre des Finances au Japon, ont reconnu que la théorie des avantages comparatifs perdait toute signification lorsque les taux de change pouvaient varier de 50% ou même davantage (1). Une forte dévaluation du dollar de 20% ou plus qui équivaut à une barrière douanière protectrice pour les pays qui appartiennent à la zone dollar est un énorme coup de canif aux principes du libre échange.
De Friedrich List à Paul Bairoch
Friedrich List, en 1840, expliqua qu’il fallait protéger les industries naissantes en Allemagne face à la concurrence sans merci des pays industriels les plus avancés : « Toute nation qui, par des tarifs douaniers protecteurs et des restrictions sur la navigation, a élevé sa puissance manufacturière et navale à un degré de développement tel qu’aucune autre nation n’est en mesure de soutenir une concurrence libre avec elle ne peut rien faire de plus judicieux que de larguer ces échelles qui ont fait sa grandeur, de prêcher aux autres nations les bénéfices du libre échange, et de déclarer sur le ton d’un pénitent qu’elle s’était jusqu’alors fourvoyée dans les chemins de l’erreur et qu’elle a maintenant, pour la première fois réussi à dénouer la vérité ».
Paul Bairoch, professeur à l’Université de Genève, a également montré que la croissance économique dans la période 1870-1940, fut largement liée au protectionnisme. Paul Bairoch a publié, en 1994, une étude sur les Mythes et Paradoxes de l’histoire économique (2). Il écrit : « On aurait du mal à trouver des exemples de faits en contradiction plus flagrante avec la théorie dominante qui veut que le protectionnisme ait un impact négatif, tout au moins dans l’histoire économique du XIXe siècle. Le protectionnisme a toujours coïncidé dans le temps avec l’industrialisation et le développement économique, s’il n’en est pas à l’origine ». Bairoch montre notamment que le protectionnisme ne fut pas la cause, mais bien la conséquence du krach de Wall Street en octobre 1929. À partir de séries statistiques s’étalant de 1800 à 1990, il explique que le monde développé du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, à l’exception de quelques brèves périodes, tira son expansion économique de politiques très majoritairement protectionnistes, mais que, en revanche, il imposa le libéralisme aux pays qui allaient devenir le tiers monde, à l’Inde en particulier. Ni le Royaume-Uni, ni la France, ni la Corée, ni le Japon, ni la Prusse n’ont acquis leur puissance industrielle en respectant la loi des avantages comparatifs de David Ricardo.
La croissance dopée par les droits de douane
Cette approche a même donné naissance au « paradoxe de la croissance dopée par les droits de douane » (Tariff-growth paradox). Il est en effet établi, pour le XIXe siècle comme pour une bonne partie du XXe siècle, que la croissance est en relation inverse avec le degré d’ouverture du commerce international (3).
Les « nouveaux pays industrialisés » d’Asie démontrent également l’importance du protectionnisme. Une étude, publiée par l’université Harvard, souligne qu’il peut, tout autant que le libre-échange, générer une forte croissance économique (4). Ainsi, alors que le discours dominant du journalisme économique proclame depuis 2 décennies que le protectionnisme est le mal absolu, les travaux scientifiques les plus récents aboutissent à un résultat inverse. Il y a donc discordance entre les discours économiques médiatiques et le discours scientifique.
Droits de douane et protection de l’environnement
Par ailleurs la libéralisation des échanges est loin de produire les gains espérés (5). Elle engendre des coûts qui ne sont pas pris en compte dans les modèles utilisés par les organisations internationales. Son bilan économique, hors même tout jugement social, est bien plus sombre qu’on ne l’affirme. Les droits de douane par ex. contribuent à défendre l’environnement en diminuant les quantités de CO2 engendrées par les périples de la mondialisation. Avant de venir garnir les linéaires des grandes surfaces en Écosse, les crevettes « pêchées in Scotland » de la société Young’s Sea Food effectuent 270.00 km aller-retour avec le Bengla Desh pour être simplement décortiquées dans ce pays à bas coût de main d’œuvre ! (6)
Les États-Unis, une nation longtemps protectionniste…
Si l’on regarde l’histoire économique des États-Unis, depuis leur création, il n’y a pas eu de nation plus protectionniste que les États-Unis ! On a dit d’Alexander Hamilton, dès la création des États-Unis, qu’il était un autre Colbert. La guerre de sécession opposait le Nord industriel protectionniste au Sud agricole libre-échangiste (7). Le paroxysme du protectionnisme fut atteint en 1930 avec la loi Smoot-Hawley qui imposait des droits de douane record aux importations. De leur origine jusqu’aux années 1930, les États-Unis pratiquèrent donc un protectionnisme virulent avec des tarifs douaniers de l’ordre de 50% ; c’est avec cette stratégie qu’ils connurent le taux de croissance le plus élevé du monde et accédèrent au leadership mondial.
…Devenue libre-échangiste en 1945
Ce n’est que depuis 1945, sous la pression des États-Unis y trouvant leur intérêt, qu’une véritable pensée unique s’est mise en place : seul le libre échange absolu serait conforme à la rationalité économique. Toute autre analyse relève d’une pensée pré-scientifique et ne peut que susciter la commisération des gens compétents (8). Par ailleurs le pays qui s’est fait le soudain héraut du libre-échange le bafoue sans vergogne s’il n’y trouve plus avantage. Il y a fort à parier, avec une balance commerciale déjà déficitaire en 2006 de 763 milliards de dollars dont 232 milliards de dollars avec la Chine, que les mesures protectionnistes du Congrès américain vis-à-vis des importations chinoises vont se multiplier et prendre de plus en plus d’ampleur, malgré les digues de l’OMC.
Les Européens, en tant que consommateurs, peuvent acheter des produits de Chine ou d’Inde meilleur marché. Mais pour ces consommateurs, la contrepartie réelle de ces importations à bas prix est finalement la perte et la précarité de leur emploi ou la baisse de leurs salaires, ainsi que des prélèvements accrus pour couvrir le coût social du chômage. Les importations de biens de consommation en Europe augmentent d’une façon structurelle plus vite que les productions nationales menant le plus souvent à leur disparition.
Vers un protectionnisme européen ?
Emmanuel Todd a donc entièrement raison lorsqu’il a pu dire en décembre 2006 : « Je suis arrivé à la conclusion, il y a quelques années, que le protectionnisme était la seule conception possible et, dans un second temps, que la seule bonne échelle d’application du protectionnisme était l’Europe ». Mais là encore les médias et les moutons de panurge européens attendent que les États-Unis virent de bord à nouveau vers le protectionnisme, pour avoir enfin bonne conscience, voir les réalités en face et proclamer avec force leurs nouvelles certitudes d’une préférence communautaire qu’ils n’osent même pas évoquer à l’heure actuelle ! La forteresse Europe ne semble pouvoir être construite qu’à la remorque de « Fortress USA ». Ulysses Grant, Président des États-Unis de 1868 à 1876, a pu dire, avec un grand sentiment prémonitoire : « Pendant des siècles, l’Angleterre s’est appuyée sur la protection, l’a pratiquée jusqu’à ses plus extrêmes limites et en a obtenu des résultats satisfaisants. Après 2 siècles, elle a jugé commode d’adopter le libre échange, car elle pense que la protection n’a plus rien à lui offrir. Eh bien, Messieurs, la connaissance que j’ai de notre pays me conduit à penser que dans moins de 200 ans, lorsque l’Amérique aura tiré de la protection tout ce qu’elle a à offrir, elle adoptera le libre échange ».
En finir avec les bobards libre-échangistes !
Alors que cela est inexact, un très grand nombre d’Européens, crétinisés par les lieux communs médiatiques, établissent très souvent la comparaison avec la ligne Maginot, croyant ainsi mettre brillamment et très rapidement un terme aux discussions avec leur interlocuteur, essayant de lui faire comprendre que la messe est dite ! Or, à la réflexion, la ligne Maginot en mai 1940 a parfaitement joué son rôle, car la seule véritable erreur a été de faire sur le plan militaire le même pêché de naïveté qu’aujourd’hui sur le plan économique, à savoir de respecter la neutralité de la Belgique, tout comme l’on respecte aujourd’hui les bobards libre-échangistes, et de ne pas en achever la construction jusqu’à Dunkerque, dont l’équivalent économique actuel serait le rétablissement de la préférence communautaire ! L’Allemagne avait aussi sa ligne Maginot, la ligne Siegfried, qui a parfaitement joué son rôle fin 1944- début 1945 !
► Marc Rousset, Polemia, 2009.
◊ l'Auteur : a publié Nouvelle Europe Paris Berlin Moscou, Godefroy de Bouillon, 538 p., 2009
Notes :
1) Paul Volcker et Toyoo Gyohten, Changing Fortunes – NY, Random House, 1992, p. 293
2) Paul Bairoch, Mythes et Paradoxes de l’histoire économique, La Découverte, 1994, p. 80
3) Kevin H. O’Rourke, Tariffs and growth in the late 19th century – Economic Journal, vol.110, n°3, Londres, avril 2000
4) Michael A. Clemens et Jeffrey G. Williamson, A tariff-growth paradox ? Protection’s impact in the world around 1875-1997, Center for International Development, Université Harvard- Cambridge-Mass, août 2001
5) Franck Ackerman, The shrinking gains from trade : a critical assessment of Doha round projections– Global Development and Environment Institute – document de travail n°05-01, Université Tufts-Medford (Mass), oct. 2005
6) Thierry Fabre, L’incroyable parcours des produits « made in monde », Capital, mars 2007, pp. 76-79
7) André Philip, Histoire des faits économiques et sociaux, Aubier 1963, pp. 142–146
8) Marc Rousset, Les Euroricains – Chapitre XX – Non au libre échange mondialiste – Godefroy de Bouillon, 2001, pp. 186–199
Violence et “doux commerce”
La violence n’est pas seulement celle des armes. Depuis un demi-siècle, s’est imposé un système mondial, celui du “doux commerce”. Doux comme les bombes. Il domine les peuples sous les apparences de la démocratie, brisant les coutumes les plus sacrées. Décryptage d’une nouvelle violence qui règne grâce à la drogue de la consommation et à la repentance. Elle rencontre pourtant des résistances. Georges Sorel est célèbre pour avoir publié en 1906 des Réflexions sur la violence (Librairie Marcel Rivière), souvent rééditées (1). Partisan du socialisme révolutionnaire, lu par Lénine et Mussolini, Sorel se faisait l’apologiste de la violence comme moteur de l’histoire. Dans son essai, il s’inquiétait d’une anémie de la violence sociale qu’il croyait observer en Europe occidentale et aux États-Unis : « L’éducation est dirigée en vue d’atténuer tellement nos tendances à la violence que nous sommes conduits instinctivement à penser que tout acte de violence est une manifestation d’une régression vers la barbarie. […] On peut se demander s’il n’y a pas quelque niaiserie dans l’admiration de nos contemporains pour la douceur ». Ces remarques, datant d’un siècle, pourraient sembler d’aujourd’hui. Cela retient l’attention et intrigue. Moins de dix ans après le constat morose de Sorel, commençait une Grande Guerre qui manifesta bien autre chose qu’un penchant général pour la douceur. Cette guerre fut suivie en Russie et en Europe d’une série de révolutions et de guerres civiles, dont le trait dominant ne fut pas la tranquillité. Et la Seconde Guerre mondiale qui se déchaina ensuite, assortie de séquelles comme la généralisation du terrorisme, ne fut pas non plus la manifestation de tendances paisibles.
Cela pour dire que l’on s’égare souvent dans les prévisions en imaginant l’avenir comme le prolongement du présent. Sous l’effet d’émotions ou de commotions collectives inattendues, la douceur ou la mollesse d’une époque peuvent se muer soudain en violence irrésistible. L’histoire des peuples et des sociétés n’est pas régie par une loi de continuité, mais par d’imprévisibles accidents. Dans l’Europe actuelle (mais pas ailleurs), tout laisserait supposer qu’a été mis un terme définitif à l’histoire, à ses violences et au politique. Ceux qui ont lu notre Siècle de 1914 savent que nous avons interprété l’époque qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, comme une entrée en dormition de l’Europe après un demi-siècle de folies violentes. Cette dormition n’est pas étrangère à une entreprise de culpabilisation et de démoralisation sans précédent. Avec courage et lucidité, cela fut analysé en 2003 par des intellectuels qu’inquiétait la montée en France de l’antisémitisme dans l’immigration maghrébine. Selon ces auteurs, l’immigration avait été favorisée par certains Juifs qui, « faisant un contresens tragique, ont cru à une alliance possible entre l’affirmation identitaire juive et la célébration des minorités et des localismes, bref, de “l’Autre” contre la nation (2) ». C’était reconnaître que l’intense propagande immigrationniste avait été une erreur. Mais, disaient les auteurs, il fallait remonter aux années 60, pour chercher les racines de la démoralisation française et européenne, quand le souvenir de la « Shoah s’est imposé comme […] repère décisif d’une culpabilité qui ne concerne pas seulement les nazis mais […] un peu tout le monde en Europe, les peuples dans leur ensemble ». Depuis, « la Shoah barre aux peuples d’Europe toute espérance historique et les enferme dans le remord ». Inquiétant constat. Cinquante ans après, les Européens sommeillent toujours, écrasés de remords, comme “interdits d’histoire”. Pour combien de temps ? Voilà ce que nous ignorons. Mais cela ne saurait être éternel.
En Europe, la fin provisoire de l’histoire et les rêves hédonistes ne peuvent être isolés d’une discours public nourri par le mythe du « doux commerce » inventé jadis par Adam Smith. Quels ont été ses effets pratiques sur l’histoire vécue ? L’expérience des 2 derniers siècles montre que le “doux commerce” est rarement une garantie contre la violence. Il l’est d’autant moins qu’il a remplacé le politique (la raison) par la morale (l’émotion). L’émotion fait vendre plus que la raison. Mais, au-delà des rêveries, elle est souvent pourvoyeuse de tueries, comme on l’a vu lors des guerres de Religion, puis des guerres idéologiques du XXe siècle. En dépit des promesses d’Adam Smith, l’exercice intensif du “doux commerce” à l’échelle mondiale s’est ainsi accompagné de violences peu modérées. Si l’on adopte comme repère le XIXe siècle, on pensera entre autres aux guerres de l’Opium (1840-1842, 1858, 1860) qui associèrent la France et la Grande-Bretagne dans la volonté de forcer les frontières de la Chine. Il fallait ouvrir celle-ci à la morale biblique et à quelques bienfaits tels que le trafic de l’extrait de pavot ou la destruction de traditions millénaires. Réalisées au profit du “doux commerce”, les interventions armées franco-britanniques conduisirent, par voie de conséquences, à ces nouveautés que furent, pour la Chine, les révolutions en chaîne, préludes aux grandes tueries du maoïsme (3). Au bénéfice du “doux commerce”, on peut encore inscrire nombre d’autres conflits coloniaux ou interétatiques. Y figurent en bonne place les 2 guerres mondiales, dont les mobiles économiques ne furent pas minces (4). Étendre au monde entier l’exigence anglo-américaine du free market ne s’est pas fait sans un peu de casse… L’un des plus récents épisodes de ces dégâts, masqué de justifications morales et démocratiques (pléonasme), est la guerre d’Irak qui se poursuit depuis 2003. Le contrôle d’une source importante d’hydrocarbures nécessaire au “doux commerce” justifiait probablement que l’on mette à feu et à sang un pays, peut-être assez rugueux (il y en a d’autres), mais stable.
Logique interne du “doux commerce”
Depuis qu’il s’est mondialisé vers la fin du XXe siècle, on doit cependant reconnaître à l’avantage du “doux commerce” une plasticité et une capacité de survie que peu de systèmes sociaux ont possédé à ce point. On a compris que le “doux commerce” est l’enveloppe qui recouvre des notions abstraites telles que “capitalisme” ou “libéralisme”. Mais comme celles-ci ont servi à beaucoup de cuisines indigestes, leur signification s’est épuisée. Une autre notion, plus récente, est celle de “cosmocratie”. Elle est due à des auteurs américains, et fut reprise par Samuel Huntington dans son ultime essai Que sommes-nous ? (5). J’en ai moi-même fait usage. Elle est explicite. Elle suggère le caractère d’oligarchie mondialiste acquis peu à peu par le système depuis les années 60 du XXe siècle (6).
Mais restons-en pour le moment à la logique interne du “doux commerce”. Quel est son but ? C’est le profit individuel et financier de ses bénéficiaires, quel qu’en soit le prix pour les autres. Etant devenu dominant dans nos sociétés, cet objectif a été promu au rang de valeur suprême, apte à tout justifier, notamment ce qui était naguère condamné par le sens commun et la morale sociale la plus élémentaire. Dans son Manifeste de 1848, Karl Marx avait décrit avec pertinence l’aptitude destructrice illimitée du système qu’il assimilait à la “bourgeoisie”, quand bien même le comportement personnel de maint bourgeois contredisait la thèse. Rappelons pour mémoire ses lignes célèbres : « Partout où elle a pris le pouvoir, la bourgeoisie a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt […]. Ce constant ébranlement de tout système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelle distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes ». Karl Marx se réjouissait de cette agitation perpétuelle et de l’ébranlement de l’ancienne société européenne par le “doux commerce”. Ils annonçaient à ses yeux l’avènement de la société post-bourgeoise, c’est-à-dire de l’utopie communiste. Ils annonçaient l’homogénéisation mondiale et la fin de l’histoire avec un grand H. Marx ne se trompait pas de beaucoup. À cette nuance près que le “doux commerce” s’est révélé finalement plus résistant, bien que tout aussi pervers que l’utopie communiste dont il réalise certaines attentes par d’autres moyens.
Convergence entre communisme et “doux commerce”
La conjonction des 2 systèmes a été remarquablement analysée par Flora Montcorbier dans un essai injustement oublié (7). Economiste et philosophe, avec une clarté vigoureuse, cette essayiste a délivré une clé d’interprétation convaincante du chaos organisé qui s’est substitué à nos anciennes sociétés. Nul avant elle ne s’était soucié de comprendre le curieux dénouement de la guerre froide, étape capitale du grand bouleversement. Qui était donc sorti vainqueur de cette fausse guerre ? Les États-Unis, bien entendu, et le “doux commerce”. Mais aussi leur religion commune, la religion de l’humanité (avec une majuscule), une, uniforme et universelle. Et ce n’était pas leur seule affinité. Que voulaient les communistes ? Ils voulaient une gestion planifiée des richesses de l’humanité. Ils voulaient aussi la création d’un homme nouveau , un homme rationnel et universel, délivré de toutes ces “entraves” que sont des racines, une nature et une culture. Ils voulaient enfin assouvir leur haine des hommes concrets, porteurs de différences, leur haine de la vieille Europe, multiple et tragique.
Et le “doux commerce”, autrement dit l’Occident américain (8), que voulait-il ? Eh bien, la même chose. La différence portait sur les méthodes. Récusant la planification et le collectivisme forcé (la terreur), le “doux commerce” voit dans le marché financier le facteur principal de la rationalité économique et des changements souhaités. Le “doux commerce”, autre nom du mondialisme, ne partage pas seulement avec son ex-frère ennemi soviétique la vision radieuse du but final. Pour changer le monde, lui aussi doit changer les hommes, fabriquer l’homo œconomicus de l’avenir, le zombi, l’homme nouveau, homogène, vidé de contenu, possédé par l’esprit du marché universel et illimité. Le zombi est heureux. On lui souffle que le bonheur consiste à satisfaire tous ses désirs, puisque ses désirs sont ceux que suscite le marché.
Il y a pourtant des résistances. Mais comme le dessein est grandiose, on ne lésine pas sur les moyens pour les abattre. Afin de “zombifier” les Européens, jadis si rebelles, on a découvert entre autres les avantages de l’immigration de masse. Celle-ci a permis d’importer de la main d’œuvre bon marché, tout en déstructurant les identités nationales. L’installation à demeure d’allogènes accélère aussi la prolétarisation des travailleurs européens. Privés de la protection d’une nation cohérente, ils deviennent des “prolétaires tout nus”, des zombis en puissance, d’autant qu’ils sont culpabilisés par le rappel de la colonisation, et autres forfaits imputés à leurs aïeux. Une difficulté inattendue est venue cependant des immigrés eux-mêmes. Étrangers aux codes de conduite républicains, ils ont constitué dans les banlieues des communautés réislamisées, souvent rebelles au “doux commerce”, hormis celui du shit. Dans leur univers, si l’on en croit les rapports officiels, la violence règne autant que le voile et la haine du policier. Une partie du territoire, jadis national, se trouve ainsi sous la menace d’émeutes endémiques. Celles-ci favorisent un transfert de la loi républicaine au profit de celle des “grands frères”.
Quant à la cohabitation avec les “Gaulois”, il n’y faut pas trop songer, sauf au cinéma. Ceux qui n’ont pu fuir vers des quartiers moins envahis, se terrent, manifestant leur souffrance par des votes de refus quand l’occasion leur est donnée (9). Une conséquence imprévue est que la lutte des classes cède devant le partage ethnique. Le résidu des anciens conflits sociaux n’est plus le fait des prolétaires, mais de fonctionnaires accrochés à leurs privilèges. Pourtant, il arrive que les indigènes en voie de “zombification” renâclent. Pour faire passer la pilule, le trait de génie du système a été d’utiliser les bons vieux staliniens et leurs pareils, tous plus ou moins recyclés dans la glorification du “doux commerce”. Ils fournissent l’important clergé inquisitorial de la religion de l’humanité, ce nouvel opium du peuple dont le foot est la grand-messe. Cette religion a ses tables de la loi avec les droits de l’homme, autrement dit les droits du zombi, lesquels sont les devoirs de l’homme. Elle a ses dogmes et son bras séculier, l’Otan et les tribunaux internationaux ou nationaux. Elle pourchasse le Mal, c’est-à-dire le fait d’être différent, individualisé, d’aimer la vie, la nature, le passé, de cultiver l’esprit critique, ne pas être dupe d’un écologisme de façade (réchauffement climatique), et ne pas sacrifier à la divinité humanitaire.
L’une des particularités du système est qu’il se nourrit de son opposition en apparence la plus extrême. Mais quand on s’étonne de ce fait surprenant, on oublie que l’opposition dite “de gauche” partage avec le système la religion de l’humanité et la fringale de la déconstruction, donc l’essentiel. Ainsi, sans que personne ne s’esclaffe, les papiers d’un rebelle de tout repos (Guy Debord) ont-ils pu être classés “Trésor national” par le directeur des Archives nationales en juin 2009. Explication : le “doux commerce” a besoin de la contre-culture et de sa contestation pour nourrir l’appétit illimité du “jouir sans entraves” qui alimente le marché. La rébellion factice du monde culturel (les “cultureux”) a de la sorte été récupérée et institutionnalisée. Ses formes expérimentales les plus loufoques renouvellent le langage de la pub et de la haute couture qui se nourrissent de la nouveauté, du happening. Les droits des minorités ethniques, sexuelles ou autres, sont également étendus sans limites puisqu’ils se concrétisent par des nouveaux marchés, offrant de surcroît une caution morale au système. L’illimité est l’horizon du “doux commerce”. Il se nourrit du travail des taupes à l’œuvre dans la culture, le spectacle, l’enseignement, l’université, la médecine, la justice ou les prisons. Les naïfs qui s’indignent de voir célébrer de délirantes ou répugnantes bouffonneries, n’ont pas compris qu’elles ont été promues au rang de marchandises, et sont de ce fait à la fois indispensables et anoblies.
La seule contestation que le système ne peut absorber est celle qui récuse la religion de l’humanité, et campe sur le respect de la diversité identitaire. Ne sont pas solubles dans le “doux marché” les irréductibles qui sont attachés à leur cité, leur tribu, leur culture ou leur nation, et honorent aussi celles des autres. C’est pourquoi, en dépit de leur éventuelle représentativité électorale à l’échelle européenne, ces dissidents sont rejetés dans une inflexible ségrégation (sauf en Italie). Sort inconfortable qui pourrait les désigner comme seule alternative potentielle lorsque, devant l’urgence et l’inattendu, le politique reprendra ses droits (10). Dès lors, le “doux commerce” pourrait être ramené à la place subalterne et dépendante qui est la sienne dans un monde en ordre.
► Dominique Venner, Nouvelle Revue d'Histoire n°44, 2009. [version pdf]
Notes
1. L’un des apports de Georges Sorel (1847-1922) à la pensée politique fut la notion de mythe pour désigner les images mobilisatrices autour desquelles se constituent les grands mouvements historiques (NRH 13, p. 20-22).
2.Article publié dans Le Monde du 30 décembre 2003, sous la signature de Gilles Bernheim, grand rabbin et philosophe, Elisabeth de Fontenay, professeur de philosophie, Philippe de Lara, professeur de philosophie, Alain Finkielkraut, écrivain et professeur, Philippe Raynaud, professeur de philosophie, Paul Thibaud, essayiste, Michel Zaoui, avocat.
3. On peut se reporter sur ce point à notre dossier “La Chine et l’Occident”, NRH n° 19, été 2005.
4. Georges-Henri Soutou, L’or et le sang : Les buts de guerre économiques de la Première Guerre mondiale, Fayard, 1989. Nous avons traité ce sujet dans plusieurs dossiers, notamment dans nos n° 14 et 32.
5. Samuel P. Huntington, Que sommes-nous ? Indentité nationale et choc des cultures, Odile Jacob, 2004.
6. Dominique Venner, Le Siècle de 1914, Pygmalion, 2006, chapitre 10.
7. Flora Montcorbier, Le Communisme de marché, L’Âge d’Homme, 2000.
8. Nous ne confondons pas le “système occidental-américain” et les Américains pris individuellement, qui souvent en souffrent.
9. L’analyse que nous avions faite de l’immigration de peuplement dans notre n°22, janvier-février 2006, p. 29-32, conserve toute sa pertinence (dossier : De la colonisation à l’immigration).
10. « Le » politique désigne les principes supérieurs du pouvoir (commander, juger, protéger). « La » politique désigne la pratique.
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Complément
Deux conceptions différentes et opposées de l’économie : Adam Smith et Friedrich List
◊ Adam Smith (1723-1790) : Économiste britannique né en Écosse. Voyageant en France, il se lie aux physiocrates (Turgot). Il achève en 1776 son grand ouvrage, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, qui fera de lui le théoricien de l’économie libérale. Pour Smith, le moteur psychologique de toute l’activité économique est l’intérêt personnel et le principe hédoniste qui poussent les hommes à rechercher le maximum de satisfaction avec le minimum d’effort. Il croit à la spontanéité et au caractère bienfaisant de l’activité économique (la « main cachée » et le « doux commerce »). Elle réalise des desseins de la Providence. L’État doit « laisser faire, laisser passer ». Adam Smith justifie le libre échange international qui convient à des puissances maritimes comme la Grande-Bretagne et, plus tard, les États-Unis.
◊ Friedrich List (1789-1846) : Économiste allemand. Partisan de l’abolition des barrières douanières entre les États allemands (Zollverein), il ne peut se faire entendre et s’exile aux États-Unis (1824), où il fait fortune. De retour en Allemagne, tandis que se réalise le Zollverein (1834), il est le pionnier de la construction des chemins de fer. Ruiné par une crise financière, il se suicide en 1846. Il a théorisé l’autarcie des grands espaces : une économie protégée sur le plan extérieur, et libérale sur le plan intérieur. À la différence d’Adam Smith, il ne croit pas à l’enrichissement mutuel des nations par le « doux commerce », mais à une guerre économique éternelle. Son principe : économie forte et armée forte, sera appliqué par les grandes puissances : les États-Unis pratiqueront le protectionnisme en l’interdisant au reste du monde.
Les bouleversements engendrés par la fin de la guerre froide ont modifié notre perception l’économie de marché. Le déclin industriel des pays occidentaux, l’agressivité commerciale des nouvelles puissances économiques et les effets dévastateurs des crises financières remettent en cause la vision pacifiée de la mondialisation des échanges telle qu’elle était promue et enseignée jusqu’à présent. Comme l’écrit Erik Reinert (1), le monde occidental s’est enlisé dans ses certitudes en pensant que le libéralisme était une fin en soi. La réalité du monde actuel est bien différente. Les champions nationaux sont de nouveau le fer de lance des économies les plus performantes. L’accroissement de puissance par l’expansion économique est un paramètre qui est au cœur de la dynamique chinoise, indienne et brésilienne. Ces nouveaux entrants ont bousculé les grilles de lecture des économistes et des politologues français qui rechignent encore à prendre en compte l’évidence du retour en force des affrontements de nature économique dans les relations internationales. Dans ce nouveau contexte de mondialisation, il est légitime de s’interroger sur la nécessité de donner un nouvel élan à l’économie politique.
Le libéralisme : une idéologie dominante en perte de vitesse
L’économie politique classique a pris forme lors de l’apparition du mercantilisme entre le XVIe siècle et le milieu du XVIIIe siècle. Ce courant de pensée économique qui développe une vision dynamique de l'économie nationale par une approche offensive du commerce extérieur et défensive du marché intérieur sous la forme de mesures protectionnistes. L’émergence de la pensée libérale couplée à la volonté britannique de faire pression pour ouvrir les marchés étrangers afin d’écouler ses produits en profitant de son rôle moteur dans la révolution industrielle. L’apogée victorienne de la Grande Bretagne auquel se substitua ensuite celle des Etats-Unis d’Amérique imposa pour une très longue période une vision idéologique de l’économie de marché. L’économiste allemand Friedrich List (2) tenta bien de créer un contre courant en prônant un « protectionnisme éducateur » mais il n’arriva pas à inverser la tendance. Sous l’influence anglo-saxonne, l’économie politique resta cantonnée à un aspect fonctionnel, soit comme méthode de suivi de l'activité économique par rapport aux données politiques, soit comme grille de lecture économique des choix de la politique publique. Cette approche réductrice a vidé de sa substance un concept qui dépassait les limites de la pensée économique en croisant la question de la survie et du développement de territoires et la réalité des marchés. Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’historien français Fernand Braudel relance indirectement le débat en soulignant la différence entre l’économie de marché et l’économie des territoires. Le marché est rythmé par le court terme de l’innovation et de la recherche de profit. Le territoire s’inscrit dans le temps long de la construction d’une nation et dans l’aménagement des infrastructures vitales comme par ex. les moyens de transport. Le sociologue américain Immanuel Wallerstein (3) a repris à son compte les travaux de Frernand Braudel en soulignant la prédominance des interactions entre les systèmes nationaux, qui selon lui, l’emportent sur les logiques d’affrontement générées par les dynamiques de puissance. Cette volonté de mettre au centre du jeu le marché comme élément structurant de la politique mondiale a atteint aujourd’hui ses limites.
Le marché au service des politiques d’accroissement de puissance
Les nouveaux entrants dans la compétition mondiale donnent une autre vision de la dialectique entre la puissance et le marché. En mettant la priorité sur l’accroissement de puissance par l’économie, ils réactualisent les principes de base de l’économie politique. Le marché est au service de la puissance et pas l’inverse. Cette réalité est illustrée par plusieurs cas de figure :
La stratégie d’anticipation sur des ressources vitales
Dès les années 1980, le dirigeant chinois Deng Xiaoping saisit l'intérêt stratégique des métaux rares en voulant positionner son pays comme premier producteur mondial. Il officialise ce défi en 1992 par la fameuse formule «le Moyen-Orient a le pétrole, la Chine a les terres rares». Les Etats-Unis et l’Europe sous-estiment à l’époque la portée géoéconomique de cette déclaration. Leur vision du monde est encore influencée par l’effondrement de l’URSS, c’est-à-dire la disparition de la menace principale. Les entreprises occidentales préfèrent importer des métaux rares que d’assumer l’exploitation de mines très polluantes. La question de l’environnement prime sur la question de la dépendance. Trente ans plus tard, la Chine est le premier producteur de métaux rares et impose sa loi au reste du monde. Aujourd’hui, les Etats-Unis, l'Union européenne et le Japon n’ont plus d’autre alternative que de dénoncer la domination chinoise sur ce marché stratégique devant l'Organisation mondiale du commerce (OMC) sous prétexte que la Chine restreint les exportations de « terres rares (4)».
L’énergie comme arme de pression
A la suite de l’effondrement de l’Union soviétique, la Russie qui fortement impactée par la déstructuration de son économie, cherche à retrouver un levier de puissance. En 2009, Vladimir Poutine stoppe provisoirement les livraisons de gaz à l'Europe transitant par l'Ukraine. Le gaz est pour la Russie un moyen stratégique pour reconquérir des marges de manœuvre en termes de puissance. L’Union européenne découvre à cette occasion sa vulnérabilité en termes de dépendance énergétique. Autrement dit, les experts de l’Union Européenne avaient fait l’impasse sur l’évolution des relations internationales dans une zone aussi sensible. La volonté américaine de progresser sur les marches de l’ex empire soviétique était déchiffrable dans les prises de position officielles de Vladimir Poutine à l’égard de la « révolution orange » en Ukraine ou des accords passés avec des pays comme la Géorgie. Il semblait évident (5) que ces tensions allaient avoir des effets directs sur le marché du gaz en Europe. Une telle impasse révèle de manière très didactique les carences de la grille de lecture des économistes libéraux. Leur analyse s’est focalisée sur le cadre intra-européen et a privilégié les effets de la déréglementation, les fusions acquisitions et les spéculations financières autour du calcul du prix du gaz. La politique russe de recherche de puissance en utilisant l’arme de l’énergie sortait de leur champ d’analyse.
Les nouvelles priorités
Le bouleversement du cadre concurrentiel des économies occidentales n’est pas un phénomène passager. La compétition économique mondiale est en mutation accélérée sous l’effet conjugué d’un nombre croissant de puissances régionales (Chine, Inde, Brésil, Turquie, Russie, Iran). Le critère commun à ces puissances régionales est la manière dont la géopolitique conditionne leur optique de développement. La conquête des marchés extérieurs l’emporte le plus souvent sur l’amélioration du niveau de vie et l’organisation des marchés intérieurs.
Cette Realpolitik (6) change la donne de l’économie occidentale qui ne peut plus penser son développement en posture de domination durable sur le monde. Il lui faut donc réévaluer sa manière de définir les priorités en dissociant la question de la dynamique du marché de la survie des territoires. Trois questions essentielles sont au cœur de cette problématique :
L’entreprise et la recherche de profit ne sont plus les points de repère dominants de l’économie de marché. Il faut y adjoindre d’autres enjeux vitaux comme les possibilités de développement et les conditions de vie d’une population sur un territoire. Le lien dialectique entre ces 2 dimensions (économique et géographique) est le rapport à la puissance. Un pays qui ne se donne pas les moyens d’accroître sa puissance pour faire face aux stratégies offensives des pays en recherche de puissance accentue sa vulnérabilité économique et présente à terme des fragilités croissantes en termes de sécurité intérieure à cause de la dégradation des conditions de vie de sa population. C’est le défi que doit relever le monde occidental et l’Europe en particulier.
► Christian Harbulot, Limes n°3, 2012.
Notes
1 Erik Reinert, Comment les pays riches sont devenus riches et pourquoi les pays pauvres restent pauvres, Rocher, 2012
3 Immanuel Wallerstein, Chine et Etats-Unis : rivaux, ennemis, partenaires ?, http://www.elcorreo.eu.org, 15 janvier 2012.
2 Friedrich List élabora une doctrine d’économie politique visant à prendre les particularités des économies nationales.
4 Les terres rares sont des matériaux qui ont une importance déterminante dans la fabrication des produits de haute technologie civile et militaire.
5 Un groupe d’étudiants de l’Ecole de Guerre Economique réalisa entre 2005 et 2006 une étude sur Gazprom. Leur approche pluridisciplinaire fi très clairement ressortir les risques d’impact des tensions géopolitiques sur le marché du gaz. Les conclusions de cette étude envisageaient la signature d’un un accord gazier bilatéral entre la Russie et l’Allemagne ainsi qu’un risque conflit armé en Géorgie.
6 La définition initiale de la Réalpolitik est la politique étrangère fondée sur le calcul des forces et l'intérêt national.
Exercice
◊ Extraits de la préface de l'édition française de 1857
« Si, comme on le dit, la préface d'un livre doit en raconter l'origine, j'ai ici à retracer près de la moitié de ma vie ; car plus de vingt trois ans se sont écoulés depuis que le premier doute s'est élevé en moi sur la vérité de ma théorie régnante en économie politique, depuis que je m'occupe de scruter les erreurs de cette théorie et de rechercher les causes principales que leur ont donné naissance. (…) Les fonctions que je remplissais m'en ont fourni la première occasion ; ma destinée m'a entraîné malgré moi et avec une force irrésistible, une fois entré dans la voie du doute et de l'examen , à continuer d'y marcher.
Les Allemands de mon époque se rappelleront quelle profonde atteinte la prospérité de l'Allemagne avait éprouvée en 1818. J'avais alors à préparer un cours d'économie politique ; j'avais, tout aussi bien qu'un autre, étudié ce qu'on avait pensé et écrit à ce sujet, mais je ne voulais pas me borner à m'instruire la jeunesse de l'état de la science ; je tenais à lui enseigner aussi les moyens de l'ordre économique capables de développer le bien-être, la culture et la puissance de l'Allemagne. La théorie présentait le principe de la liberté du commerce. Ce principe me paraissait raisonnable, assurément, et, de plus, éprouvé par l'expérience, lorsque je considérais les effets de l'abolition des douanes provinciales de France, et ceux de l'union des trois royaumes britanniques ; mais les prodigieux résultats du système continental et les suites désastreuses de sa suppression étaient trop près de moi pour que je pusse n'en point tenir compte ; ils me semblèrent donner à ma doctrine un éclatant démenti, et en tâchant de m'expliquer cette contradiction, je vins à reconnaître que toute cette doctrine n'était vraie qu'autant que toutes les nations pratiqueraient entre elles la liberté de commerce comme elle avait été pratiquée par les provinces en question. Je fus conduit ainsi à la notion de la nationalité ; je trouvai que la théorie n'avait vu que l'humanité et les individus, et point les nations. Il devint évident pour moi qu'entre deux pays très avancés la libre concurrence ne peut être qu'avantageuse à l'un et à l'autre, s'ils se trouvent au même degré d'éducation industrielle, et qu'une nation en arrière, par un destin fâcheux, sous le rapport de l'industrie, du commerce et de la navigation, qui, d'ailleurs, possède des ressources matérielles et morales nécessaires pour son développement, doit avant tout exercer ses forces afin de se rendre capable de soutenir la lutte avec les nations qui l'ont devancée. En un mot, En un mot, je distinguai entre l'économie cosmopolite et l'économie politique, et je me dis que l'Allemagne devait abolir ses douanes provinciales ; puis, à l'aide d'un système commun vis-à-vis de l'étranger, s'efforcer d'atteindre le même degré de développement en industrie et en commerce, auquel d'autres nations étaient parvenues au moyen de leur politique commerciale. (…) »
• 1 - présenter l'auteur, le contexte économique et politique de l'Allemagne en 1818.
• 2 - Quel constat fait-il de la situation économique de son pays ?
• 3 - Que cherche-t-il à promouvoir et quelles sont alors ses propositions ?
• 4 - À quel avenir sont vouées les propositions de F. List en matière économique ?
► Exercice scolaire (voir aussi ce groupements de textes sur Clio)