Hommage au Général-Baron Heinrich Jordis von Lohausen
à l'occasion de son 90ème anniversaire
La vie du Général von Lohausen reflète toutes les tragédies du XXe siècle qu'il a traversées. Fils d'un officier de l'armée impériale et royale austro-hongroise, il est né à Villach le 6 janvier 1907. Son avenir était tracé : fils de militaire, il serait lui aussi militaire. Mais un militaire-philosophe qui allait expliciter sa triple option historique et politique : fidélité géographique au continent européen, fidélité à l'institution impériale romaine et germanique, fidélité à la nation allemande au sein de laquelle il est né.
Théoricien militaire de la géopolitique, officier d'état-major, officier combattant, attaché militaire autrichien à Rome, Londres et Paris, Heinrich Jordis von Lohausen savait bien de quoi il parlait dans ses ouvrages, qui ont séduit le camp national-conservateur en Allemagne et en Autriche. L'espace, le sens de l'espace, le rapport à l'espace, autrement dit la géographie comme inéluctable destin, telles sont les thématiques de son œuvre, couronnée par la parution en 1979 de son livre principal, Mut zur Macht (tr. fr. : Les empires et la puissance, Livre-club du Labyrinthe, 1985, 2e éd. revue et corrigée Le Labyrinthe, 2e éd. 1996). La démarche intellectuelle de la géopolitique de Lohausen repose sur la réception et l'assimilation des travaux d'Oswald Spengler, de Carl Schmitt et de Karl Haushofer. Lohausen a dépassé Haushofer en insistant sur la volonté de puissance, première vertu géopolitique, puis sur la nécessité de déployer toujours une vision impériale, deuxième grande vertu géopolitique, vertus qui façonnent l'histoire, vertus portées par des peuples libres, sains, sûrs de leur avenir. Sans ces vertus, les peuples basculent dans ce que Spengler nommait la “fellahité”, soit la volonté de renoncer à ses potentialités, parce qu'on refuse les obligations qu'implique la liberté. Lohausen nous a appris à ne pas penser et agir à l'encontre des règles et des lois de la nature, et surtout à l'encontre des lois régissant les espaces et les rapports spatiaux.
Pour l'impulsion que la lecture de son livre nous a donnée, pour avoir ainsi initié involontairement l'aventure d'Orientations, Vouloir et Synergies Européennes, il nous reste à remercier bien humblement, mais avec toute la fierté d'être ses disciples, le Général von Lohausen ! Sachons poursuivre, chacun à notre manière, cette grande œuvre, sachons garder bien vive la flamme qu'il nous a léguée. Et souhaitons-lui encore de nombreuses années de vie dans sa Carinthie natale ! Lang zal hij leven !
► Robert Steuckers, Nouvelles de synergies européennes, 1997.
Hommage au Général Baron Jordis von Lohausen (1907-2002)
Le Général Jordis von Lohausen, qui fut mon premier impulseur, n'est plus. Il vient de décéder à l'âge de 95 ans. Je me souviendrai toujours de lui, que j'avais rencontré lors d'un colloque dans le merveilleux château de Sababurg en Hesse du Nord, dans le Pays des Contes de Grimm, en bordure de la célèbre Märchenstrasse. Nos préoccupations étaient les mêmes malgré les nombreuses années de vie et d'expériences qui nous séparaient irrémédiablement. En lisant ses derniers ouvrages, publiés par Wolfgang Dvorak-Stocker, j'étais émerveillé par l'unité de sentiments qui demeurait entre nous. Personne n'est éternel, la “Grande Faucheuse” nous attend tous, mais, pour des hommes de la trempe et de la gentillesse de von Lohausen, elle arrive toujours trop tôt. Qu'il sache cependant que nous continuerons à œuvrer dans son sens, que le grain qu'il a semé en nos jeunes têtes continuera à germer, en dépit des oppositions de tous ordres. Jordis von Lohausen a raisonné en termes de pérennité. Il nous a demandé de toujours juger en termes d'histoire et de géographie, en tenant compte du temps et de l'espace. Il s'est ainsi hissé au rang de vrai maître, qui ne raisonne pas dans le vide. Nous resterons ses disciples et, armés de cette méthode, nous aurons toujours raison, même si nous n'emportons pas tout de suite la victoire sur les sots et les pervers (RS).
Au début du mois de septembre 2002, le Général Baron Jordis von Lohausen, géopolitologue de premier plan, est décédé à Graz en Styrie, où il résidait. Malgré son très grand âge, le Général était toujours actif, rédigeait des articles et publiait des livres, que l'on peut considérer comme autant d'incitations originales à une réflexion de fonds sur le destin historique et géographique des peuples.
Né en 1907 dans le foyer d'un officier de cavalerie de l'Armée Impériale & Royale austro-hongroise, J. von Lohausen amorce à son tour une carrière d'officier en 1926, dans les rangs de l'armée de métier de la nouvelle république autrichienne. En 1938, avec l'Anschluß, alors qu'il a le grade de Capitaine, son unité est intégrée dans la Wehrmacht grande-allemande. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il participe aux campagnes de Pologne, de France et de Libye. En 1942, avec le grade de Commandant (Major), il devient le chef d'un régiment qui s'en va combattre en Russie. Entre 2 engagements sur le Front de l'Est, il passe 6 mois en mission diplomatique auprès de l'ambassade d'Allemagne à Rome.
Journaliste radiophonique et attaché militaire
En 1947, J. von Lohausen entame une carrière de journaliste radiophonique : il est tour à tour collaborateur libre d'une station autrichienne, qui s'appelle Alpenland, et de la radio de Brème en RFA. Il crée des émissions culturelles, en présentant notamment les splendeurs des villes d'art italiennes. En 1955, quand les occupants alliés quittent l'Autriche et qu'une nouvelle armée voit le jour, il entre à son service auprès du Ministère de la Défense Fédérale, ce qui l'amènera à devenir attaché militaire autrichien dans les ambassades de Londres et de Paris. Quand il quitte définitivement la carrière diplomatique, il se met à écrire livres et articles de géopolitique. A l'âge de 72 ans, en 1979, il publie ainsi son ouvrage principal Mut zur Macht : Denken in Kontinenten, qui sera ultérieurement traduit en plusieurs langues. Ce livre, malheureusement épuisé en langue allemande aujourd'hui, mais 2 autres titres, plus récents, parus dans les années 90, restent disponibles chez l'éditeur styrien Leopold Stocker à Graz.
Immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, J. von Lohausen avait rédigé un manuscrit qui ne paraîtra chez Leopold Stcoker qu'en 1998, sous le titre Reiten für Rußland — Gespräche im Sattel (Chevaucher pour la Russie — Conversations en selle). L'auteur se remémore ses propres expériences et ses conversations avec de jeunes officiers — pour la plupart des étudiants — pendant la grande marche en avant des troupes allemandes, hongroises et roumaines en Ukraine et en Russie (entre Don et Kouban), alors qu'inéluctablement s'annonçait la catastrophe de Stalingrad. Ces jeunes gens évoquent les motifs réels de la guerre et sont unanimes à cultiver l'espoir (de plus en plus ténu) que l'Allemagne reviendra rapidement aux idéaux de la jeunesse de l'entre-deux-guerres en proclamant le droit à l'auto-détermination des peuples oppressés par le Kremlin soviétisé, ce qui ne pourra que favoriser les desseins du Reich. Le Commandeur du Régiment, qui n'est pas un autre homme que l'auteur lui-même, donne à ses jeunes camarades l'exemple de la monarchie austro-hongroise, qui, selon lui, était un Empire (Reich) réussi qui se hissait au-dessus des peuples sans les mettre au pas ni éradiquer leurs spécificités. La guerre en cours n'aura de sens, pour le Commandeur, que si elle rapproche Russes et Allemands, qui devront alors mettre leurs efforts en commun pour bâtir un Reich, sur le modèle austro-hongrois, mais de dimensions beaucoup plus vastes, de la Mer du Nord jusqu'à l'Océan Pacifique.
Les conversations de ces hommes, intellectuels et soldats, ont été véritablement ciselées pour le lecteur par un virtuose de la parole, qui a su faire donner tous ses talents dans les stations de radio où il a œuvré de 1947 à 1955. Mais elles n'abordent pas que cette unité de destin virtuelle entre Russes et Allemands : elles posent des questions, qui restent essentielles, sur l'être fondamental des peuples, sur le sens de l'histoire, sur l'avenir des cultures et des civilisations dans un monde qui se meut sans cesse vers une unité artificielle, monotone, monochrome et monolithique. Par la simplicité et la limpidité des phrases forgées par Lohausen, ce livre éclaire chaque lecteur en profondeur et lui fait prendre conscience des lignes de force à l'œuvre en ce monde.
Les facteurs refoulés : histoire, espace, peuples et langues
Tous les livres et articles de Lohausen se penchent sur ces facteurs refoulés aujourd'hui que sont l'histoire, l'espace, les peuples et les langues. Aujourd'hui, sous les effets pervers des idéologies dominantes et des simplismes médiatiques, nous considérons les processus historiques comme dépendants des intérêts des castes dominantes ou comme le résultat de la volonté de chefs isolés, comme dépendants du développement de l'économie ou de la technique ou comme les effets des luttes entre différents groupes sociaux pour obtenir puissance ou influence. Cependant, l'histoire découle inévitablement de facteurs plus profonds comme les diverses mentalités et formes de vie des peuples, qui ont toujours été très importantes pour donner l'impulsion première et fondamentale au développement des territoires ; de même, l'histoire se développe différemment si un territoire possède des frontières naturelles comme des chaînes de montagne ou des fleuves ou, au contraire, s'il a des frontières ouvertes et difficilement défendables, ce qui contraint le peuple qui l'occupe à subir les attaques de ses voisins ou à passer à l'attaque pour éviter de telles agressions (ndlr : dans Mut zur Macht ou, en français, dans Les empires et la puissance, J. von Lohausen cite les exemples de la Prusse de Frédéric II au XVIIIe siècle et de l'État d'Israël pendant la Guerre des Six Jours de juin 1967).
Dans un autre ouvrage récent, intitulé Denken in Völker — Die Kraft von Sprache und Raum in der Kultur- und Weltgeschichte (Penser en termes de peuples — La puissance de la langue et de l'espace dans l'histoire des civilisations et du monde), J. von Lohausen étudie systématiquement ces facteurs profonds et sous-jacents. Il nous dévoile les conditionnements cachés de l'histoire, s'interroge sur le sens de termes comme “Reich”, “État”, sur des qualificatifs comme “impérial”, “national" ou “régional”. Il démontre que l'équation opérée par la Révolution française entre “État” et “Nation” a provoqué, au XXe siècle, dans l'espace centre-européen, des guerres abominables et dévastatrices, des expulsions calamiteuses et des génocides. En fin d'ouvrage, il tente de deviner le destin futur, en termes de géopolitique, de l'Allemagne, de la Russie et des États-Unis.
Un avenir dans la dignité
Les travaux de J. von Lohausen demeureront capitaux pour tous ceux qui veulent vraiment œuvrer pour le bien de leur peuple et qui ne se proclament pas “nationalistes” sans donner de contenu réel et concret à leur option de base. Jordis von Lohausen a travaillé pour ceux qui voient l'enjeu, qui savent que seul le maintien des langues, des cultures et des peuples permettra un avenir des hommes dans la dignité. C'est en partant de telles prémisses qu'il analyse l'avenir de la Russie, des peuples des Balkans et du Proche-Orient, de même que les rapports entre l'Europe et les Etats-Unis ainsi que l'avenir géopolitique de l'Allemagne.
► Wolfgang Dvorak-Stocker, Nouvelles de synergies européennes n°57/58, 2002.
(hommage rendu dans le journal Zur Zeit n°39/2002)
◘ Sur ce blog : « La guerre du Golfe a-t-elle été une guerre contre l'Europe ? » ; « L'Europe et la Russie : affinités et contrastes géopolitiques » ; Orientations n°0 (oct. 1980)
◘ Notice nécrologique : L'auteur des Empires et la puissance, remarquable traité de géopolitique dont la plus récente édition française a paru en 1996 aux éditions du Labyrinthe, le général Heinrich Jordis von Lohausen, est mort le 31 août dernier à Graz, en Autriche, à l'âge de 95 ans. Officier de carrière, diplomate, écrivain et conférencier, il avait consacré l'essentiel de sa vie à l'étude des constantes géographiques, politiques, linguistiques et culturelles de l'histoire des peuples. Né en 1907 dans une famille d'officiers de cavalerie de l'armée impériale et royale austro-hongroise, il était lui-même entré dans l'armée en 1926. Après l'annexion de l'Autriche, il avait participé aux campagnes de France et de Pologne, avant d'être envoyé en Libye. Nommé major en 1942, il combattit également sur le front russe et remplit pendant six mois une mission diplomatique à Rome. En 1947, il entama une nouvelle carrière de journaliste radiophonique, qui le conduisit à collaborer successivement à la station autrichienne “Alpenland” et à la radio de la ville de Brême. En 1955, après la fin de l'occupation alliée de l'Autriche, il entra au service du ministère de la Défense nationale de son pays, ce qui l'amena notamment à occuper des fonctions d'attaché militaire auprès des ambassades d'Autriche à Londres et à Paris. C'est en 1979 que parut, sous le titre Mut zur Macht : Denken in Continenten, l'ouvrage qui allait être traduit en France quelques années plus tard. Dans ce livre, où il actualisait les données principales de la géopolitique contemporaine, H. J. von Lohausen appelait à « penser en termes de continents ». Par la suite, il ne cessera d'écrire de multiples articles sur des sujets de politique internationale, restant intellectuellement actif jusqu'à la fin de sa vie. Parmi ses autres ouvrages, on peut citer Reiten für Rußland : Gespräche im Sattel (Léopold Stocker, Graz 1998), évocation de ses conversations de Russie qu'il avait rédigée dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et Denken in Völkern : Die Kraft von Sprach und Raum in der Kultur- und Weltgeschichte (Léopold Stocker, Graz 1999), essai qui, comme l'indique son titre, vise à démontrer l'importance du langage et de la notion d'espace dans l'histoire des peuples. L'éditeur Wolfgang Dvorak-Stocker, qui lui a consacré un article dans l'hebdomadaire autrichien Zur Zeit (27 sept. 2002), écrit à propos de son dernier livre : « S'interrogeant sur la signification de termes tels que "Empire", "État", "impérial", "national" ou "régional", J. von Lohausen montrait que l'assimilation de l'"État" et de la "nation" par la Révolution française a été à l'origine, dans l'espace centre-européen, des guerres affreusement dévastatrices, des expulsions massives et des massacres de peuples qui ont eu lieu au XXe siècle [...] C'est à partir de là qu'il analysait l'avenir de la Russie, des Balkans et du Proche-Orient, ainsi que les rapports de l'Europe avec les États-Unis et l'avenir géopolitique de l'Allemagne [...] Il travaillait pour ceux qui ont compris que seul le maintien des langues, des cultures et des peuples existants peut permettre un avenir digne de l'être humain ». (A. de Benoist, éléments n°107, déc. 2002).
Réflexions sur le destin de la France et de l'Allemagne
En septembre 2002, le Général autrichien Jordis von Lohausen mourait dans sa 95ème année. Dans l'un de ses derniers ouvrages (1998), il évoque un journal de guerre contenant les conversations qu'il a eues avec ses camarades, tous jeunes officiers, sur les routes interminables de la Russie méridionale, pendant la grande avancée allemande de 1942. Ces réflexions restent d'une grande fraîcheur, elles sont toujours actuelles et, à l'époque, peut-on dire avec le recul des ans, elles étaient prémonitoires. Pour le premier anniversaire de sa disparition, nous livrons aux réflexions de nos amis francophones, cet extrait significatif de ce journal de guerre.
“Il ne s'agit pas seulement de nous”, dit le camarade qui se trouvait au milieu de notre groupe, plus exactement à la droite du milieu, “il s'agit de l'Europe”. Il s'agit de savoir si au moins l'une des nations européennes, occidentales, parviendra à percer, à devenir une puissance mondiale; il s'agit de savoir si au moins l'une de ces nations parviendra à rendre sa place à l'Europe, la place qu'elle a perdue à la suite de la dernière guerre. Nous sommes les seuls à avoir relevé un tel défi, car les Français et les Italiens sont trop éloignés d'ici, des plaines russes. Les Britanniques, les Espagnols, les Portugais ont eu leur part — sur mer. Notre tour est venu : sur Terre !
France et Allemagne : des racines politiques communes
Il ne s'agit pas seulement de nous car, seuls, nous n'avons pas suffisamment de puissance bousculante comme l'aurait une Europe unie ; Français et Allemands ne parlent pas la même langue, de l'Atlantique à Memel il n'y a pas qu'un seul peuple mais 2 peuples qui ne sont pas unis au sein d'un Empire englobant — avec 2 peuples impériaux de souche franque sous une même instance impériale. Allemands et Français ont évolué de manières très différentes, mais, il n'empêche, leurs racines politiques sont les mêmes. Eux et nous sommes frères, jumeaux, et notre haine, les uns envers les autres, est une haine entre frères, pour autant que nous sommes encore capables de la percevoir comme telle. Mais qui d'entre nous ressent encore les choses comme cela? De surcroît, cette haine est mauvaise conseillère, comme pourraient l'être l'envie, l'ambition démesurée, l'orgueil. Nous ne devrions même pas tenter de nous soumettre à la loi de cette haine. “Avec un cœur pur, tu combattras” nous enseigne le chant héroïque du Bhagavadgita — toute à la fois une sorte d'Edda indienne et d'évangile des anciens Aryens d'Inde. En aucun instant, le guerrier pur ne songera à quelque succès pour lui-même ; il doit prendre acte clairement, avec un regard serein, des faits qui animent la Terre. Pour ce qui concerne les Français, généralement, le regard serein, le leur, qu'ils posent sur la terre européenne est le suivant : tout le territoire qui s'étend des Pyrénées jusqu'au cœur de l'Allemagne, jusqu'au lieu où commence la partie vraiment orientale de l'Allemagne au-delà du Harz et de la Bohème, est par nature un, entre les Pyrénées et le Harz, il n'y a pas d'obstacles, pas de frontières géographiques réelles, si ce n'est des régions moyennement montagneuses comme les Cévennes, les Vosges, le Jura, la Forêt Noire, les Ardennes. Il n'y a pas de frontières si ce n'est la langue, pas d'autres frontières que le latin qui a été imposé aux Gaulois. César, ici, s'avère a posteriori le grand séparateur de l'Europe transalpine ; a posteriori, il se révèle plus fort que tous les rois francs de Clovis à Charles.
Mais ne jetons pas la pierre à César : ce n'est pas lui qui, finalement, a brisé l'unité européenne. L'ironie de l'histoire veut que la tradition impériale romaine ait été reprise par nous, les Germains, et la tradition royale germanique des rois francs ait été reprise par les Français. C'est la politique des petits-fils de Charlemagne qui a brisé l'unité de l'Europe, car ils ont imposé le non-sens des partages carolingiens. Il y eut pourtant 3 occasions manquées de restituer l'unité impériale européenne. Elles ont échoué toutes les 3. D'abord sous Louis XIV. La prise de Strasbourg lui coûta la couronne impériale romaine. Les princes électeurs étaient devenus méfiants ; ils ne l'ont pas élu et lui ont préféré le candidat Habsbourg.
Du temps de Napoléon et de Bismarck, les peuples n’étaient pas mûrs pour l’unité européenne !
La seconde tentative fut celle de Napoléon. En 1806, l'Empire n'avait plus d'empereur. En 1810, il épouse Marie Louise. Mais il resta l'Empereur des seuls “Français”. Finalement, troisième tentative, en 1870 : c'était le tour des Prussiens ; ils avaient renversé le dernier Bonaparte, ils avaient vaincu les Habsbourg, et les Bourbons étaient loin du pays. C'était le moment de poser un grand geste historique : placer la frontière allemande sur l'Atlantique, placer simultanément la frontière française sur le Niémen. Entre les 2, plus de frontières, plus de frontière sur le Rhin, plus de frontières sur la crête des Vosges, plus d'Empire allemand, mais un seul Empire franc ! Ni les temps ni les peuples n'étaient mûrs pour une telle audace. Il était à la fois trop tard et trop tôt.
Gagnerons-nous cette fois le cœur des Français ? La balle est dans notre camp. Londres a commis les actes qu'il fallait pour cela soit ainsi : Dunkerque, Dakar, Mers-el-Kebir. Trois fers brûlants dans la chair de la France ! Mais ce sera avec ce fer-là qu'il nous faudra forger. Tous ont trahi la France, sauf nous, leurs ennemis. Il nous suffirait d'un mot et nous les aurions à nos côtés. J'ai entendu de mes propres oreilles ce qu'ils disaient chez eux, entre eux : “on nous a trahis”. Les Allemands étaient tout différents de ce qu'on leur avait décrit. “Nous aurions dû marcher avec eux”. Le destin nous indiquait la voie : nous aurions pu enfin les désarmer réellement, les désarmer par notre magnanimité. Nous devions leur laisser leur fierté et leur épée, apaiser leurs craintes, aller à l'encontre de leurs espérances. Nous aurions dû simplement leur expliquer : “Vous n'êtes pas vaincus et nous ne sommes pas vos vainqueurs. Nous sommes tous victimes de la même mauvaise politique. On ne veut pas que nous soyons amis. Votre défaite ne relève pas de votre faute et notre succès n'est pas un mérite, notre opposition est un malentendu, a toujours été un malentendu”. Il s'agit de créer une France qui puisse couvrir nos arrières. Pour aujourd'hui comme pour toujours.
La fierté ennoblit le vaincu, la magnanimité ennoblit le vainqueur
Pourquoi suis-je en train de vous raconter tout cela ? Parce que la France nous soumet à une épreuve. Ce fut là-bas une répétition générale pour notre projet ici, en Russie. Nous ne devons pas oublier 2 choses : la fierté ennoblit le vaincu, la magnanimité ennoblit le vainqueur. Malheur à nous car nous oublions ces principes ici en Russie, car la Russie — dit-on — ne se laisse conquérir que par des Russes. Nos propres forces nous porteront encore à gagner la prochaine bataille, peut-être encore la suivante ; nous irons plus loin, seulement si nous ne prenons rien aux peuples qui sont devant nous, mais si nous leur apporterons ce qui nous donnera la force d'aller de l'avant. Si nous ne leur faisons pas comprendre que nous sommes entrés dans ce pays comme des libérateurs et non comme des oppresseurs, comme des serviteurs de cette terre et non pas comme des dominateurs, si nous ne leur faisons pas clairement comprendre et saisir cela, eh bien, nous ne gagnerons pas cette guerre. Dans ce cas, nous ne resterons pas ici. Jusqu'ici, tout a reposé sur la puissance de nos armes, mais, bien vite, très vite même, tout reposera sur le drapeau que nous arborerons, le drapeau du droit à l'auto-détermination. Si ce drapeau parvient à annoncer et promettre à ces peuples, ce qu'ils espèrent ardemment, alors ce n'est plus nous qui porterons ce drapeau, mais il nous portera !
Non l’expérience gauloise de César, mais l’expérience persane d’Alexandre
Nous sommes venus ici en Russie non pas pour répéter l'expérience gauloise de César, mais pour renouveler l'expérience persane d'Alexandre. Alexandre n'a jamais expulsé personne, si ce n'est le Grand Roi. Il n'a expulsé personne de sa patrie, n'a forcé personne à adopter les dieux grecs ni même la langue grecque. Il fit de la fille du roi vaincu la reine du pays conquis et de son propre pays et laissa à tous les peuples tels qu'ils étaient, ne plaça personne au-dessus d'eux et fit de toutes ces nations des alliées. Dorénavant, elles étaient fières d'appartenir au monde grec. Plus tard, même les Romains n'ont pu les vaincre. Sept cents ans après Alexandre, les Romains déplacent leur capitale de Rome à Byzance. L'impérialité romaine est ainsi devenue grecque. L'Empire romain d'Occident s'est effondré, l'Empire grec a tenu encore pendant un millénaire ! Celui qui fusionne les peuples agit sur un bien plus long terme que celui qui se borne à les soumettre. Il ne nous faut donc pas imaginer que nous allons transformer la Russie en une gigantesque Allemagne ! Nous ne pourrions jamais réaliser un tel projet. Mais faire l'Europe de l'Atlantique au Pacifique, cela, nous sommes en mesure de le faire. N'est-ce pas une tâche suffisante ?
► Jordis von Lohausen, Nouvelles de synergies européennes n°57/58, 2002.
(extrait de Reiten für Russland : Gespräche im Sattel, L. Stocker Verlag, Graz, 1998)
L'Empire et nous
♦ Discours inaugural de Maître Jure Vujic, secrétaire politique du Mouvement “Minerve”, correspondant de Synergies Européennes en Croatie
L'Empire est avant tout une essence spirituelle, une sublime nuance ancrée dans l'honneur et qui s'affirme dans le style et l'allure. Il est le kaléidoscope de nos facultés oniriques et l'expression de nos potentialités virtuelles. L'idée d'Empire implique une réintégration ontologique pour chaque individu, des valeurs aristocratiques qui furent l'épine dorsale de l'histoire.
L'essence impériale invite à la réconciliation avec soi-même, aux retrouvailles avec son fond originel. C'est pourquoi il conviendra pour chacun de nous d'expurger les résidus d'une éducation prophylactique, pour libérer et accroître son propre champ de vision et se projeter hors de soi-même vers l'horizon infini. La libération de nos âmes passera par le rejet inconditionnel de toute forme de cinétisme ambiant pour adopter les dynamiques constantes, charnelles et naturelles de notre dualité intrinsèque, faite de corps et d'esprit, d'Être et de matière. Ainsi restituer l'intégralité de l'être impérial pour l'immerger dans nos âmes supposera de mettre en mouvement en chaque lieu, à chaque instant, ses attributs sacrés qui sont capacité d'appréhension, d'intégration, de captation, d'amour, d'ouverture et de conquête.
L'impérialité consiste à dépasser les crispations nationalitaires étriquées et à refuser de se plier à toutes les formes d'idolâtries contemporaines, pour rétablir et reconstruire comme les arcs-boutants d'une cathédrale, le lien d'allégeance impérial, seul à même de consumer les contradictions inhérentes à la nature humaine, et de fédérer organiquement des ethnies, des peuples et des nations différents de par leurs coutumes, leur histoire et leur religion. L'Empire se fera le réceptacle des disparités naturelles et le garant de leur émancipation. Au-delà du constructivisme des idéologies abstraites qui réduisirent les peuples européens durant des siècles à la servilité, l'Empire nous invite à renouer avec le langage tellurique du sol, des vastes steppes, des étendues de forêts vierges, des contrées désertiques, des glacis immaculés et de recourir au ressort humain de l'inaccessible, de la polarité et de l'absolu, seuls antidotes empêchant la sclérose de l'esprit humain.
La pensée impériale est une ligne intérieure qui relie les perspectives obliques des âmes vagabondes vers la centralité. Elle est cette muraille inaccessible à l'existence désincarnée. Elle est en quelque sorte l'incarnation du Verbe éternel. L'Empire est cette puissance motrice qui comble les espaces, il est cet hôte indésirable qui surgit de nulle part, à l'éminente dignité de l'éphèmère et qui, pourtant, comme un fluide d'évocation, déploie sa force dans la permanence. L'Empire s'insurge contre la barbarie moderne et odieuse de l'argent, pour rappeler à l'ordre la sainte barbarie de nos ancêtres, fille aînée des déterminismes naturels et historiques. Penser en termes de puissance et d'expansion est le propre de l'impérialité qui nous renvoie sans cesse à l'histoire universelle. La volonté de puissance est à elle seule volonté impériale. Élaborer et promouvoir une grande politique impériale ne pourra se concevoir que sur la base de grands espaces.
L'Europe désarmée, livrée aux convoitises et aux pillages des thalassocraties anglo-saxonnes, repue de richesses perfides et aliénantes, demeure dans l'ombre d'elle-même, dans les ténèbres, dans un monde chtonien qu'elle s'est aménagé au cœur d'une jungle fébrile de consumérisme. L'Europe est dépossédée de son âme, elle reste atteinte d'une calvitie impressionnante, d'une surface d'ivoire, qu'elle ne reconquerra qu'au prix d'une réappropriation de l'idée de puissance et d'impérialité. L'Europe avance à vitesse d'escargot sur les parois échancrées d'un monde aiguisé où règne la furie collective. Elle retrouvera la liberté de disposer de ses ressources et de l'ensemble de ses forces par la construction d'un bloc continental eurasiatique fédérant les diverses nations européennes constituées, débouchant symétriquement sur la Mer du Nord, la Mer Baltique, la Méditerranée et l'Océan Indien. Pour ce faire, il conviendra de s'affranchir des coquilles hexagonales pusillanimes et étroites et de briser les carcans des États-Nations qui asphyxient les communautés naturelles, et nient les potentialités individuelles.
Aspirer à la puissance, c'est redonner aux peuples européens leur place dans l'histoire universelle. Puissance et domination s'excluent, la première impliquant une responsabilité, un sens du devoir inné et une adhésion volontaire, la seconde se fondant sur la simple force coercitive, vouée à une chute certaine. L'espace déterminant le destin des peuples dans leur étendue, leurs ressources et leur configuration, interpelle leur vocation historique dans le monde.
Jordis von Lohausen écrivit que le propre destin des peuples historiques est leur capacité à accéder à la puissance. Les peuples européens auront-ils ce courage ? Nul ne le sait. Mais l'avenir appartient à cette nation européenne-Piémont qui aura la volonté politique de trouver prise sur un sol salvateur, de fonder la “Heimat” pour les générations futures et repousser toujours plus loin ses Limes, ses fronts expansifs et ses têtes de pont défensives, pour réaliser cette unité de destin dans l'universel. Alors renaîtra de ses cendres comme le Phénix mythique, l'Empire régénéré, florilège de notre conversion spirituelle.
« C'est lui qui rompt la chaîne sur les ruines de l'Ordre ; il chasse au bercail les égarés qu'il fouette vers le droit de toujours où Grand redevient Grand, Maître redevient Maître et la Règle, la Règle ; fixant l'Emblème vrai au drapeau de son peuple, sous l'orage, aux signaux d'honneur de l'aube, il guide la troupe de ses preux vers les œuvres du jour, du jour lucide, où se bâtit le Nouveau Règne » (Stefan George).
► Jure Vujic, Nouvelles de Synergies Europénnes n°30/31, 1997.
◘ L'auteur : Avocat et diplomate de nationalité croate, Jure Vujic est l'auteur de nombreux essais. Il a publié un texte (« Vers une nouvelle “épistémé” des guerres contemporaines ») dans le dernier numéro de la revue Krisis consacré à la guerre. Vient de publier Un Ailleurs européen, Avatar, 2011, 23 €.