Nicolas Machiavel (1469-1527)
À la fin du XVe siècle, l'Italie, le berceau de la Renaissance et du capitalisme commerçant, était divisée en une multitude de principautés qui se querellaient sans cesse, malgré qu'elles fussent trop faibles pour s'opposer aux visées expansionnistes des royaumes de France et d'Espagne et du Saint Empire. L'instabilité caractérisait la vie politique, car les gouvernements de ces petits États changeaient au gré des insurrections populaires ou des intrigues ourdies par les grandes familles, les retournements d'alliance entre principautés étaient fréquents, enfin les vaincus ou les plus faibles faisaient souvent appel aux puissances étrangères qui convoitaient les territoires italiens.
La carrière diplomatique
C'est dans ce pays riche mais déchiré que naquit Nicolas Machiavel, en 1469. En ce temps, Laurent de Médicis, dit le Magnifique, un monarque esthète et protecteur des arts, régnait sur Florence. Son falot successeur, Pierre II, fut chassé de la ville en 1494, parce qu'il avait négocié avec le roi Charles VIII au détriment des libertés de la ville. L'instigateur de la révolte, le moine fanatique Savonarole, instaura une théocratie, mais il fut à son tour renversé et exécuté en 1498. Les insurgés rétablirent l'ancienne république et, la même année, Machiavel entrait à son service.
Il prit d'abord la fonction de secrétaire à la Seconde Chancellerie qui traitait des affaires intérieures. Très vite, les autorités reconnurent son érudition et sa vivacité d'esprit et il passa au Conseil des Dix qui lui se chargeait des affaires étrangères et des questions militaires. Au cours des quatorze années suivantes, le gouvernement lui confiera de nombreuses missions diplomatiques, il rencontra ainsi la plupart des personnalités politiques de son temps, comme César Borgia, Louis XII ou l'empereur Maximilien Ier (le grand père de Charles Quint).
Dans les mêmes fonctions, il tâta des arts militaires. À l'époque, la plupart des États ne possédaient pas d'armée permanente, ils louaient les services de mercenaires, les Condottieri qui commandaient leurs troupes privées. Les Condottieri s'avéraient souvent peu fiables, ils agissaient en fonction de leurs intérêts personnels, ils changeaient parfois de camps ou ils cessaient une campagne lorsque la solde ne suivait pas. Pour remédier à ce problème, Machiavel proposait de constituer une armée nationale. Suivant ses conseils, le gouvernement leva une milice dont Machiavel devint le secrétaire en 1506. Pendant trois ans, il arpenta le territoire de Florence pour recruter et organiser la nouvelle armée. En 1509, il assista au long siège de Pise que l'armée florentine avait investi.
Mais les événements allaient bientôt mettre un terme à la carrière de Machiavel. Le pape Jules II s'allia avec l'empereur Maximilien et le roi d'Espagne contre Louis XII afin de bouter les Français hors d'Italie. Or Florence soutenait le roi de France et le sort des armes ne lui fut pas favorable. La victoire de la Sainte Ligue entraîna le retour des Médicis au pouvoir à Florence et, malgré les efforts qu'il déploya pour les séduire, Machiavel entra en disgrâce. Pire, il fut impliqué dans un complot et jeté en prison, mais en il sortit à la faveur d'une amnistie décrétée pour fêter l'accession au pontificat de Jean de Médicis sous le nom de Léon X en 1513.
L'œuvre littéraire
Exilé, il se retira dans sa petite propriété de San Casciano. À maintes reprises, mais en vain, il sollicita un poste à la Seigneurie des Médicis. Jusqu'alors, il avait surtout écrit des rapports diplomatiques dont la clarté et la pénétration étaient appréciées en haut lieu. il avait également versé avec bonheur dans l'art épistolaire. Ses lettres de jeunesse nous font découvrir un personnage jouisseur et farceur que l'écrivain Somerset Maugham a mis en scène, avec un humour très britannique, dans son joyeux roman La Mandragore.
Dans sa retraite, il entreprit la rédaction de ses Discours sur la première décade de Tite Live, un commentaire des dix premiers livres de son histoire de Rome de l'auteur antique qui couvre la période allant de la fondation de Rome à l'an 9 av. JC et comprenait 142 livres dont 35 seulement nous sont parvenus.
En 1513, il interrompit son travail d'exégèse pour rédiger d'un jet la première version de son œuvre la plus célèbre, Le Prince, qu'il dédicaça à Laurent II de Médicis dans l'espoir de rentrer en grâce. Il acheva ensuite les Discours, puis repris et peaufina "Le Prince" en 1519. De son vivant, les deux œuvres ne circuleront que sous la forme de manuscrits et elles ne furent imprimées qu'après sa mort. Le Prince fut inscrit à l'index des livres proscrits par l’Église en 1559 et le Concile de Trente, qui relança la Sainte Inquisition, ordonna de brûler les livres sulfureux de Machiavel.
De 1520 à 1526, il rédigea une monumentale Histoire de Florence que Jules de Médicis, le futur pape Clément VII, lui avait commandée. Dans le métier d'historien, il innova par son approche rationnelle et critique qui refusait tout recours aux explications miraculeuses ou magiques des événements. Par ailleurs, il écrivit des poésies et du théâtre, dont La Mandragore, sa meilleure pièce, qui inspirera le "Malade imaginaire" de Molière.
Deux livres à mettre en regard
Le Prince et Les Discours doivent se lire en parallèle, l'un ne se comprend pas sans référence à l'autre, bien qu'il s'agisse d'ouvrages de facture fort différentes. Il importe de lire de concert Le Prince qui est une sorte de manuel pour l'homme d’État et "Les Discours" qui présentent la politique du point de vue du peuple. Le Prince, auquel Machiavel doit sa notoriété, séduit parce qu'il est d'une lecture aisée, le style en est concis et limpide, l'auteur enchaîne les hypothèses et raisonnements en les illustrant d'exemples tirés de l'histoire antique et de son expérience personnelle. Ce petit livre est subdivisé en vingt six chapitres aux intitulés clairs. Dans un premier temps, l'auteur présente les différentes manières d'acquérir et de conserver une principauté. Ensuite, il analyse les principes fondamentaux de la politique intérieure et extérieure. Puis, il décrit la figure du Prince, l'homme d’État idéal. Enfin, dans le dernier chapitre, il appelle à la venue d'un Prince qui réunisse les Italiens l'Italie sous son autorité. Au contraire, Les Discours constituent un ouvrage nettement plus long et touffu, il semble au premier abord difficile de suivre le cours sinueux des subtiles pensées de Machiavel. Souvent aussi, la lecture de cette somme rebute l'homme contemporain par ses références récurrentes à la culture classique. La plupart des chapitres se terminent, à l'instar des fables, par une sorte de leçon politique. Machiavel ne nous livre pas une simple apologie des institutions romaines, il recourt sans cesse à des comparaisons avec de événements contemporains et il établit que la grandeur de Rome résulta du constant conflit entre les patriciens et la plèbe.
Aperçu de la pensée machiavélienne
Selon Machiavel, la politique consiste avant tout à fonder un ordre nouveau et ensuite à conserver le nouvel État, de sorte qu'elle se réduit au pouvoir et à son exercice. En cela, Machiavel innove radicalement et il rompt avec l'école qui s'inspirait des théories d'Aristote dont on avait redécouvert l'œuvre aux alentours de 1300. Dans l'esprit des aristotéliciens, la vie s'interprète en termes de "fins" et de biens" hiérarchisés. Autrement dit, la politique est un moyen de réaliser un idéal. L'homme, cet "animal rationnel", s'épanouit au sein de la cité en pratiquant des vertus qui sont à la fois civiques et morales. Toute l'activité politique tend vers un bien supérieur, qu'il soit naturel ou révélé. "La Cité" de Platon ou "L'Utopie" de Thomas Moore offrent deux beaux exemples de cette conception du politique, dans les deux cas, un philosophe rêve un univers dont la perfection fait par contraste ressortir les défauts de la société réelle. Par ce truchement, ils critiquaient leur monde respectif, le premier la démocratie athénienne décadente, le second l'Angleterre de son temps. De son côté, l’Église se servait du discours aristotélicien pour justifier ses prétentions sur la souveraineté terrestre. En effet, dans un monde christianisé, la fin supérieure ne pouvait être que l'accomplissement du message divin.
En décrétant que la politique est avant tout un ensemble de pratiques, Machiavel déplace la question morale. Autrement dit, il affirme que le bien ou la fin ne peut naître que du mal appliqué avec raison, discernement et pondération. En effet, il ne s'agit plus de réaliser un idéal, mais bien de fonder un nouvel État. Pour ce faire, le Prince a besoin d'autres qualités que l'homme vertueux. Il utilise selon les circonstances la loi ou la force, la crainte ou la séduction, la vérité ou le mensonge. D'où la fameuse citation tronquée "La fin justifie les moyens" signifiant que pour parvenir à créer un bien (le nouvel État), le Prince devra souvent user de méthodes réprouvées par la morale.
Pour autant, Machiavel n'est ni amoral ou immoral, il refoule la question en dehors de l'action et la situe au niveau des objectifs, car ce qui motive l'action du Prince est la fondation d'un État et l'institution de lois bonnes pour la multitude, lui-même est au-delà de la morale et on ne peut le juger que sur le résultat de son action. « Quand l'acte accuse, le résultat excuse » affirme-t-il dans Les Discours !
Le Prince veut soulager le peuple en le délivrant de l'oppression. La fondation d'un ordre nouveau, entreprise ô combien périlleuse, car l'homme craint et résiste au changement, passe par l'alliance du Prince et du Peuple contre les Grands et l’Étranger. Dans cette lutte, le Prince incarne le principe actif, il apporte et suscite le changement, alors que le rôle du peuple est de maintenir et conserver le nouvel ordre établi. Ici aussi, Machiavel introduit une nouveauté en faisant du peuple un acteur de la politique, alors qu'auparavant il n'en était que le spectateur et la victime.
Contrairement à ce que pourrait faire croire une lecture unilatérale du Prince, Machiavel opte pour la république, qu'il a d'ailleurs servie pendant toute sa carrière. L'avantage de la république sur la monarchie réside dans le fait que, une fois bien établies, les lois, permettent à l’État de se maintenir, même s'il n'a plus d'homme exceptionnel à sa tête. Au contraire, les monarchies déclinent ou s'éteignent quand leurs dirigeants manquent de caractère.
De la vertu et de la fortune du Prince
Le Prince possède deux qualités essentielles : la vertu et la fortune. La vertu renvoie à l'initiative et au discernement dont il doit faire preuve dans l'action. Elle reste équivoque car elle oscille sans cesse entre la justice et la force. Elle se manifeste à la fois comme puissance et légitimité. Mais les modèles de vertu ne sont jamais parfaits et chaque héros est différent, car les événements et les situations historiques étant dissemblables, les princes se distinguent parce qu'ils ne vivent pas les mêmes circonstances et n'affrontent pas les mêmes situations. Seul demeure la figure de l'homme d’État qui regarde la réalité en face et s'y adapte pour vaincre, quitte au sacrifice de ses propres convictions. (Quand Henri IV abjure le protestantisme pour devenir roi, il fait acte de machiavélisme). Quant à la fortune, elle ne signifie pas seulement la chance, mais plutôt la situation historique qui favorise plus ou moins les projets du Prince. L'homme d’État évalue les forces en présence, juge du moment opportun de l'action, il combat la nécessité. Lorsqu'il agit, il exploite par sa vertu la marge de liberté que lui offre la fortune. Machiavel a donc une vision volontariste de l'histoire, mais il ne nie pas pour autant les contraintes matérielles, estimant que le Prince maîtrise environ la moitié des faits et de leurs causes.
Bien que Machiavel consacre de nombreuses pages à la force militaire, la ruse n'en demeure pas moins l'arme principale du Prince qui « doit savoir bien user de la bête, il en doit choisir le renard et le lion ; car le lion ne se peut défendre des rets, le renard des loups ; il faut donc être renard pour connaître les filets, et lion pour faire peur aux loups. Ceux qui veulent simplement faire les lions, ils n'y entendent rien ». Machiavel aspirait à la venue d'un héros rédempteur qui unifiât l'Italie. Cette union devait reposer sur l'alliance du Prince au peuple contre les Grands, c'est-à-dire les seigneurs féodaux. Avec Machiavel, nous assistons à la naissance de l’État moderne. En effet, le Prince n'incarne plus la souveraineté divine comme les rois du Moyen Âge, il exerce une fonction en tant qu'égal du peuple, sans le toiser ni le dédaigner.
La postérité rouge et noire de Machiavel
On sait que Le Prince fut souvent commenté et encore plus souvent décrié. Un des cas les plus célèbres est L'antimachiavel écrit par le jeune roi Frédéric II qui pourtant appliqua durant son règne une politique des plus machiavéliques. En ce sens, il suivait les préceptes du Prince qui doit paraître bon, malgré ses actes. Comme nous ne pouvons passer en revue le flot d'écrits suscités par l’œuvre de Machiavel, nous nous intéresserons ici à la lecture qu'en ont faite les penseurs communistes et fascistes.
Les socialistes citent peu souvent Machiavel et leurs jugements sur ses écrits sont divergents. Un Proudhon dans sa Philosophie de la misère traite Machiavel de "théoricien du despotisme" et considère que le florentin n'avait envisagé la société que sous l'angle de "l'inégalité et de l'antagonisme". En revanche, dans L'idéologie allemande, Marx le place aux côtés d'auteurs anciens, tels que Hobbes et Spinoza, qui présentaient la force comme fondement du droit. De cette manière, la politique devenait une sphère autonome qui devait être analysée en dehors des considérations morales. Quant à Lénine, curieusement, il ne s'intéressait pas à Machiavel.
Sans doute, Antonio Gramsci, le fondateur du parti communiste italien, fut le marxiste qui étudia le plus l'œuvre du florentin. Il faut dire qu'il avait du temps libre, puisqu'il rédigea ses Notes sur Machiavel, la politique et l’État modernes dans les prisons de Mussolini. Gramsci considère non sans raison que Le Prince n'est pas un traité théorique mais un manuel pour l'homme d'action. Machiavel a souvent été détesté parce qu'il dévoile le secret du pouvoir, met à nu ses mécanismes, enlève le masque des politiciens qui cachent leurs actions sous le couvert de mobiles moraux ou religieux. Et les leçons de Machiavel peuvent servir tant aux gouvernants qu'au prolétariat, car le Prince nouveau auquel Machiavel aspire n'est pas un quelconque tyran, mais bien le peuple qui devra se choisir un chef. Ainsi agiront les masses jacobines puis bolcheviques qui sacrifieront les intérêts individuels au bien commun de la révolution populaire. Sous sa plume, Machiavel devient le "premier penseur à formuler l'idée de la nation italienne, le théoricien de la classe dominée, qui lui enseigne les conditions de son émancipation, et le fondateur du réalisme scientifique jugé en son essence révolutionnaire" !
Celui qui avait jeté Gramsci en prison admirait aussi Machiavel, mais ne l'interprétait pas de la même manière… Dans sa jeunesse, Mussolini avait soutenu une thèse sur Machiavel et, en 1924, préfaçant une réédition de ses œuvres, il le transforma en écrivain préfasciste. Comme le florentin, le Duce croyait les hommes versatiles et méchants, mais il voyait dans le Prince une figure de l’État qui seul représente l'intérêt général et l'ordre harmonieux. Le peuple, cette masse d'égoïstes indisciplinés, ne possédait pas la souveraineté et la volonté populaire n'était qu'une farce. Dans l'esprit de Mussolini, le Prince nouveau incarne l’État et l’État, c'est le Duce.
Autant dire, qu'il n'a pas compris un élément fondamental des écrits de Machiavel : le Prince ne s'identifie pas à l’État, il exerce ses fonctions en son sein, au profit du peuple, tout en (re)connaissant et utilisant les défauts intrinsèques aux hommes. Certes, leur nature ne changera pas, mais l'organisation de la société (la Loi) peut en partie remédier à leur imperfection et favoriser le développement de leurs qualités. À son tour, une grande nation engendrera de nouveaux Princes ou un Prince collectif.
► Frédéric Kisters, Devenir n°18, 2001.
♦ Recension : Le moment machiavélien : La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique, John G. A. Pocock, trad. Luc Borot, PUF, coll. Léviathan, 1997, LVII-584 p.
Il faut se réjouir de la parution en français de l’un des ouvrages d’histoire des idées politiques les plus marquants de ce dernier quart de siècle. Paru initialement en 1975, invariablement associé aux travaux postérieurs de ce qu'il est convenu d'appeler l’école de Cambridge (Quentin Skinner, etc.), comme partageant les mêmes convictions méthodologiques (linguistic turn et contextualisme) et interprétatives (le “révisionnisme” républicain), ce livre s'emploie à exhumer et réévaluer le rôle joué par le modèle civique et républicain dans l’histoire politique moderne, un rôle fondamental pour l’auteur, occulté dans l’historiographie par le monopole du paradigme libéral et juridique.
Comme le souligne JF Spitz dans une préface très synthétique et riche d’informations, Pocock reconsidère l'histoire de la philosophie politique moderne à partir du conflit entre deux “langages” : d'une part, « un langage politique qui exalte l'individualisme marchand, la spécialisation des fonctions, l’essor de la civilisation et de la politesse et du raffinements des mœurs », mais aussi « la passivité politique, la représentation, et la dose de corruption nécessaire à la stabilité du gouvernement » et, d’autre part, « un langage civique, humaniste et républicain, qui insiste sur l'idée que la liberté ne peut subsister sans la vertu et la participation de tous ». Ce second “langage” voit dans la promotion du commerce et de la richesse une menace pour la liberté et l'égalité et, fidèle à la tradition de la définition aristotélicienne de l’homme animal politique, considère l’oubli de la « dimension politique de l’existence » comme une mise en cause « des bases mêmes de la personnalité humaine » (p. XXIII) [1].
Par moment machiavélien, Pocock entend signifier deux choses : d'une part, « le moment où est apparue la pensée machiavélienne », défini résolument « de façon sélective et thématique » comme celui où le modèle républicain est confronté à sa propre crise, et, d'autre part, ce problème lui-même, comme « moment dans le temps conceptualisé, où la république fut perçue comme confrontée à sa propre finitude temporelle, comme s'efforçant de rester moralement et politiquement stable dans un flot d'événements irrationnels conçus essentiellement comme détruisant tous les systèmes de stabilité séculière » : on aura reconnu ce que le vocabulaire machiavélien nomme la confrontation de la “vertu” à la “fortune” et à la “corruption” (p. XLVlll). Ainsi une première partie du livre est-elle consacrée à la pensée florentine de l'époque de Machiavel (1494-1530) et centrée sur les questions inhérentes à la « réactivation de l'idéal républicain par les humanistes civiques », à travers une série d'auteurs (Bruni, Savonarole, Guichardin, Giannotti…).
Mais Pocock entend aussi montrer dans une seconde grande partie qu'il y a une histoire continue de ce moment machiavélien dans la culture politique moderne, avec le legs des concepts de « gouvernement équilibré » et de virtù, et la mise en avant du « rôle des armes et de la propriété dans le façonnement de la personnalité civique ». Cette histoire, l'auteur la retrace dans la pensée anglo-américaine des XVIIe et XVIIIe siècles (à travers, en particulier, les figures de Harrington et de Sidney, puis de Fletcher, de Defoe, etc.) puis dans les débats américains du XIXe siècle.
Sans entrer dans le détail de cette grande fresque, ni discuter des questions de méthode (l'identification d'un « langage républicain », véritablement homogène à travers le temps, et d'abord la légitimité épistémologique de la notion même de langage pour désigner l'objet d'étude de l'histoire de la pensée politique) et d'interprétation (à commencer par celle de la pensée de Machiavel lui-même) que ce travail ne manque pas de poser, notons seulement, avec le préfacier, que la France du XVIIIe siècle est la grande absente de cette synthèse (à ne considérer que l'univers anglo-saxon, on s'attendrait cependant à trouver le nom de Tocqueville, qui n'apparaît guère) et Pocock lui-même, dans son avant-propos à la présente édition, reconnaît que l'« on pourrait sans doute écrire des études comparables à propos de la France, des Pays-Bas et des autres cultures politiques européennes ». Signalons enfin que l'auteur fait au même endroit le point sur la relation de ses recherches avec les ouvrages les plus significatifs publiés depuis 1975 sur les mêmes questions. Il y évoque également, faisant écho au préfacier, les nombreuses polémiques auxquelles son livre a donné lieu aux États-Unis (et ailleurs) [2], et qui attestent bien, à ses yeux, que le débat qui oppose « le républicanisme ancien (vertueux) au républicanisme moderne (marchand) » a conservé « toute son intensité ».
► Jean-Pierre Cavaillé, Revue philosophique n°1/2001.
1. Cf. également, du même auteur, l'essai consacré aux deux ouvrages de Pocock (The Machiavellian moment… et Virtue, Commerce and History) : La face cachée de la philosophie politique moderne, Critique, mai 1989, p. 307-334, ainsi que son ouvrage, La liberté politique. Essai de généalogie conceptuelle, PUF, 1995.
2. Voir surtout l'article de C. Vasoli, The Machiavellian Moment : A grand ideological synthesis, Journal of Modem History, vol. XLIX, 4 (1979), p. 664-670.