En souvenir d’Olier Mordrel
Olier Mordrel fut certes un homme de chair et de sang mais il fut aussi la quintessence, ou une facette incontournable de la quintessence de l’idée bretonne ; et, au-delà de cette idée bretonne, il incarnait, en sa personne, la révolte d’un réel et d’un vécu brimés, brimés au nom de dogmes politiques abstraits qui oblitèrent, altèrent et éradiquent les legs populaires pour mieux asseoir une domination sans racines ni humus, portée par des gendarmes, des avocassiers bavards ou des fonctionnaires sans cœur ni tripes. Nul ne pourra contester cette affirmation de la quintessence bretonne incarnée en la personne d’Olier Mordrel, dont je vais esquisser ici un portrait.
Disparition des voix énergiques et des regards de feu
Cette affirmation, je la fais mienne aujourd’hui, en rendant cet hommage, sans doute trop concis, à ce chef breton, à ce croyant et ce fidèle, dont la foi et la loyauté se percevaient dans un timbre de voix, propre aux hommes vrais des années 20, 30 et 40. Ce type de voix a disparu dans tous les pays d’Europe : c’est, pour moi, un indice patent du déclin que subit notre Europe. Tout comme s’en vont, un à un, ces gaillards au regard de feu dont une formidable dame italienne déplorait la disparition, lors d’un repas convivial à Gropello di Gavirate en août 2006 ; cette dame, qui irradie la force et la joie, est la belle-mère de notre ami italien Rainaldo Graziani, fils de l’ami d’Evola, Clemente Graziani. Ce dernier, qui avait combattu jusqu’au bout dans les rangs des unités de la “République Sociale”, à peine libéré de son camp de prisonniers de guerre, avait chanté des chants patriotiques dans les rues de Rome ; il avait, pour cela, été jeté 15 jours en prison à la “Regina Coeli”, y avait découvert un livre d’Evola et avait immédiatement voulu voir le Maître, pour mettre toutes ses actions futures au diapason de celui qui semblait lui indiquer la seule Voie praticable après la défaite. Pour cette dame, qui, assurément, possède encore ce feu intérieur, les hommes d’hier ont fait place à des mollassons, même parmi ceux qui osent se revendiquer du “bel héritage”.
Jean Mabire aussi possédait ce feu intérieur. Son regard me l’a fait entrevoir quand il m’a serré la pince pour la dernière fois, à Bruxelles en décembre 2005, lorsque nous sortions du restaurant où nous avions assisté à une causerie / projection des “Amis de Jean Raspail”. Nous avons, en ce début de XXIe siècle, le triste devoir d’assister à la disparition définitive d’une génération pré-festiviste, qui avait véritablement fait le sel de notre Vieille Europe. Pour moi, Mordrel fut l’un des premiers à disparaître, 15 ans avant l’an 2000. C’est donc avec émotion que je couche ces lignes sur le papier. Sa voix, le regard de feu de Jean Mabire, la voix et les yeux de bien d’autres, comme cette sacrée Julia Widy de Deux-Acren, qui me parla avec force et chaleur de ses engagements passés quand je n’avais que quatorze ans, sont bien davantage que de simples phénomènes optiques et auditifs : ce sont de véritables forces nouménales qui m’interpellent chaque jour que les dieux font et m’incitent ainsi à ne pas capituler et à poursuivre, pour moi-même, pour mes amis et pour ceux qui veulent bien me lire ou m’écouter, la même quête spirituelle que les aînés et réamorcer sans cesse le combat pour une anthropologie axée sur cette valeur cardinale de l’humanité européenne qu’est la dignité, la Würdigkeit.
Du “Club des Cinq” à Markale
Dès l’école primaire, j’ai été fasciné par les matières de Bretagne, alors qu’adulte, je n’ai jamais eu l’occasion de mettre les pieds dans cette région d’Europe. Dans les versions françaises de la collection enfantine “Le Club des Cinq”, les aventures, toutes fictives, du quatuor, flanqué du chien Dagobert, se déroulent en Bretagne. Le paysage évoque une côte qui n’est pas plane, rectiligne, de dunes et de sable comme la nôtre, en Flandre. Elle est faite d’îles, d’îlots, de récifs, avec, derrière elle, non les Polders que nous sillonnions à vélo derrière Coq-sur-Mer, mais des landes de bruyère, avec des maisons mystérieuses, pleines de souterrains et de passages secrets. Dans mon enfance et ma pré-adolescence, je voulais voir un littoral échancré, que je ne verrai qu’en Grèce en 1972-73 et en Istrie en 2009 et en 2011. Et je ne verrai le littoral de la Bretagne qu’en images, que dans un cadeau d’Olier Mordrel, un beau livre de photos, tout simplement intitulé La Bretagne.
Ensuite, un condisciple de l’école primaire, Luc Gillet, avait un père ardennais et une mère bretonne : ses allégeances oscillaient entre un patriotisme français (ancien régime) et un “matrionisme” breton. Finalement, à l’âge adulte, quand il a commencé à étudier le droit aux Facultés Universitaires Saint-Louis, c’est l’option bretonne qui a pris le dessus : après avoir potassé son code civil ou son droit constitutionnel, il suivait des cours de biniou. Je l’ai perdu de vue et le regrette. Le mythe chouan était gravé dans ma petite cervelle grâce, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire, à un cadeau de communion solennelle, Le Loup blanc de Paul Féval, auteur auquel Jean Mabire n’a pas manqué de rendre hommage. Plus tard, la Bretagne ne disparaît pas : notre professeur de latin, l’Abbé Simon Hauwaert avait été un fidèle étudiant de l’irremplaçable Albert Carnoy, professeur à Louvain avant la première guerre mondiale et, après un intermède américain entre 1914 et 1919, pendant l’entre-deux-guerres. Hauwaert, nous exhortait à explorer les racines indo-européennes de notre inconscient collectif, exactement comme Carnoy l’avait fait en publiant, en 1922, un ouvrage concis et fort bien charpenté sur les dieux indo-européens. Outre sa volonté de nous faire connaître à fond les legs gréco-romains et les pièges de la grammaire latine, il insistait sur la nécessité d’aborder en parallèle les mythologies germaniques (en particulier les “Nibelungen”) et celtiques (les “Mabinogion”). En obéissant à cette injonction, j’ai commencé, dès l’âge de seize ans, à lire les ouvrages de Markale sur les mythologies bretonne et irlandaise ainsi que les articles, encore épars, de Guyonvarc’h, récemment décédé.
Les études universitaires mettront un terme provisoire à cet intérêt celtisant : l’apprentissage des grammaires allemande et anglaise, les techniques de traduction, les nombreuses heures de cours etc. ne permettaient pas de poursuivre cette quête, d’autant plus qu’il fallait, en marge des auditoriums académiques, rester “métapolitiquement actif”, en potassant Pareto, Monnerot, Mannheim, Sorel, Schmitt, Evola et Jünger, dans le sillage du GRECE, de nos cercles privés (à connotations nationales-révolutionnaires) et des initiatives de Marc. Eemans, le surréaliste non-conformiste avec qui Jean Mabire a entretenu une correspondance.
Olier Mordrel téléphone au bureau de “Nouvelle École”
En 1978, lors du colloque annuel du GRECE, Jean-Claude Cariou, que je ne connaissais pas encore personnellement, m’indique, assez fier, qu’Olier Mordrel est présent parmi les congressistes et me montre où il se trouve au milieu d’un attroupement de curieux et d’enthousiastes qui voulaient absolument le voir, lui serrer la main, l’encourager, parce qu’ils ne l’avaient jamais vu, depuis son retour, d’abord discret, de ses exils argentin et espagnol. C’est ainsi que la puce nous a été mise à l’oreille : Mordrel était l’auteur du livre Breizh Atao (1973), une histoire du mouvement breton le plus radical du XXe siècle, toute pétrie de souvenirs intenses et dûment vécus, alors que nous, les plus jeunes, ne connaissions la matière de Bretagne que par les travaux de Markale, certes, et plutôt par les chants et les théories “folcistes” sur la musique populaire d’Alan Stivell (auquel j’avais consacré un des mes premiers articles pour Renaissance Européenne de Georges Hupin et pour la belle revue Artus, à l’époque éditée à Nantes par Jean-Louis Pressensé). C’était effectivement Artus, à l’époque, qui nous ré-initiait à la culture bretonne. Quelques années passent, je me retrouve, à partir du 15 mars 1981, dans les locaux du GRECE à Paris pour exercer la fonction de secrétaire de rédaction de Nouvelle École. Outre la mission de préparer des conférences pour le GRECE, à Paris, au Cercle Héraclite, à Grenoble, à Strasbourg voire ailleurs, ma tâche a été, en cette année 1981, de réaliser 2 numéros de la revue : l’un sur Vilfredo Pareto (avec l’aide du regretté Piet Tommissen), l’autre sur Heidegger (il sera parachevé par mon successeur Patrick Rizzi).
Un beau jour, le téléphone sonne. Au bout du fil, la voix d’Olier Mordrel. Il m’explique qu’il vient de terminer la rédaction du Mythe de l’Hexagone. Il souhaite me confier le manuscrit pour que je lui donne mon avis. Je suis abasourdi, horriblement gêné aussi. Me confier son manuscrit, à moi, un gamin qui venait tout juste de sortir des écoles? Lui, le vieux combattant, désormais octogénaire ? Inouï ! Incroyable ! Il insiste et quelques jours plus tard, je reçois un colis contenant une copie du tapuscrit. Je l’ai lu. Mais jamais je n’aurais osé formuler la moindre critique sur cet ouvrage copieux, fruit d’une réflexion sur l’histoire de France qui avait mûri pendant de longues décennies, dans le combat, l’adversité, l’amertume, l’ostracisme, l’exil, fruit aussi des longues conversations avec l’attachant Roger Hervé (à qui Mordrel dédiait cet ouvrage). Devant une telle somme, les gamins doivent se taire, fermer leur clapet car ils n’ont pas souffert, ils n’ont pas risqué leur peau, ils n’ont pas mangé le pain amer de l’exil. Quand Olier Mordrel m’a demandé ce que je pensais de son livre à paraître, une bonne semaine plus tard, je lui ai dit que, de toutes les façons, son ouvrage était aussi un témoignage, une vision personnelle en laquelle personne ne pouvait indûment s’immiscer sans en altérer la véracité vécue. Il a été satisfait de ma réponse.
Mordrel dans la tradition de Herder
J’ai ensuite lu Breizh Atao et, plus tard, L’Idée bretonne pour parfaire mes connaissances sur le combat breton. La parution du Mythe de l’Hexagone a été suivie d’une soirée de dédicaces dans un centre breton au pied de la Tour Montparnasse. Elle m’a permis de faire connaissance avec l’équipe de “Ker Vreizh”, animée à l’époque par Simon-Pierre Delorme, dont l’épouse, hélas décédée, était une brillante germaniste. Et aussi d’Ingrid Mabire, présente lors de l’événement. Cette confrontation avec la quintessence de l’idée bretonne, par l’entremise de Delorme, de Mordrel et surtout, ne l’oublions pas car il ne mérite assurément pas d’être oublié, de Goulven Pennaod, était, pour moi, concomitante d’une lecture de Herder, via la thèse magnifique d’un Professeur d’Oxford, F. M. Barnard (1), et des éditions bilingues proposées à l’époque par Aubier-Montaigne et préfacées tout aussi magistralement par Max Rouché (2). Pour Nouvelle École, je voulais rédiger un long article sur Herder et sur le droit qui découle de sa philosophie (via Savigny et Uwe Wesel). Pierre Bérard a partiellement réalisé mes vœux en publiant une longue étude dans la revue-phare du GRECE, une étude elle aussi magistrale, comme tout ce qui vient de ce professeur angevin exilé en Alsace, sur Louis Dumont, disciple français et contemporain de Herder. Un article plus directement consacré à Herder ou un numéro plus complet sur sa pensée (et sur sa postérité prolixe) aurait permis de consolider le lien entre le corpus de la “nouvelle droite”, qui n’est pas nécessairement tourné vers les patries charnelles, et le corpus de tous ceux qui entendent mettre un terme aux abus et aux travers du jacobinisme ou aux déviances dues à la volonté de fabriquer “une cité géométrique” par “dallage départemental” (selon la terminologie utilisée par Robert Lafont, militant occitan). Car Mordrel, volens nolens, est un disciple de Herder, surtout si l’on tient compte de l’aventure éditoriale qu’il a menée avant-guerre en publiant la revue Stur.
La métapolitique de “Stur”
Dans L’Idée bretonne, Mordrel résume bien l’esprit qui animait la revue Stur [Le Gouvernail], dont le premier numéro sort en juillet 1934. Stur se posait comme une « revue d’études indépendante » mais elle ne cherchait pas à se soustraire au combat politique, devenu violent en Bretagne après les échecs électoraux du mouvement Breizh Atao dans les années 20. Pour Mordrel, l’idée bretonne devait offrir des solutions aux problèmes réels et concrets de la Bretagne, sinon “elle serait rejetée par le peuple comme un colifichet sans intérêt”. Le but de Stur n’était pas de faire de l’intellectualisme : au contraire, la revue préconisait de se méfier des “intellectuels purs”, “étrangers au monde des métiers, dégagés des liens multiples et vivants qui nous rendent solidaires du corps social”. “Nous avions horreur”, poursuit Mordrel dans son évocation de l’aventure de Stur, “de cette engeance qui triomphe sans modestie à Paris” car elle a été “élevée dans le royaume des mots, vivant de sa plume ou de sa langue, qui choisit entre les idées et non entre les responsabilités”. Pour Stur, les idées ne sont donc pas des phénomènes intellectuels mais des instruments pour “modeler la personne intime de l’homme”. Bref : ne pas vouloir devenir de “beaux esprits” mais des “drapeaux” ; n’avoir que “des pensées nouées à l’acte”.
Les articles de Stur ne seront donc pas doctrinaux, car l’énoncé sempiternel d’une doctrine finit par lasser, mais ils ne seront pas pour autant exempts de références à des auteurs ou à des filons philosophiques, lisibles en filigrane. Pour Olier Mordrel, l’apport intellectuel majeur à Stur vient essentiellement d’Oswald Spengler, via les articles du regretté Roger Hervé (signant à l’époque “Glémarec”) (3). Hervé / Glémarec retient de l’œuvre de Spengler plusieurs éléments importants, et les replace dans un combat précis, celui de la Bretagne bretonnante, comme ils pourraient tout aussi bien être replacés dans d’autres combats :
La Bretagne libre dans une grande Europe
Stur abordera toutes les questions qui découlent de cette vision récurrente d’une “Bretagne excentrée” par rapport aux axes Paris / Le Havre et Paris / Bordeaux. Certes, reconnait Stur, la Bretagne se situe en dehors des grandes routes commerciales de l’Hexagone et est, de la sorte, territorialement marginalisée. C’est pourquoi elle doit se choisir un autre destin : retourner à la mer en toute autonomie, retrouver la communauté des peuples de la Manche, de la Mer du Nord et du Golfe de Biscaye donc se donner un destin plus vaste, “européen”, comme celui qu’elle a raté lorsque sa duchesse n’a pas pu épouser Maximilien de Habsbourg à la fin du XVe siècle. Stur reconnaît cependant qu’un indépendantisme isolé ne pourra pas fonctionner (cf. L’Idée bretonne, pp. 150-151) : la masse territoriale “hexagonale” sera toujours là, aux confins orientaux de l’Armorique, quels qu’en soient ses maîtres (ils auraient pu être anglais si les rois d’Albion avaient vaincu pendant la Guerre de Cent Ans ; ils auraient pu devenir allemands à partir de 1940). Pour s’affirmer dans la concrétude géographique du continent et des mers adjacentes, le nouveau nationalisme breton doit affirmer une vision nouvelle : ce ne sera plus celle d’un indépendantisme étroit, comme aux temps héroïques de Breizh Atao, qui ne définissait son combat politique que par rapport à l’État français et non pas par rapport à l’espace civilisationnel européen tout entier (« Aucun petit État ne peut plus être sûr de son lendemain, s’il ne s’est pas volontairement inclus dans un système d’échanges commerciaux et de protection mutuelle », op. cit., p. 150). Le nouveau nationalisme breton est un aspect, géographiquement déterminé, du nationalisme européen, dont les composantes sont des “ethnies réelles” et non plus des “États pluri-ethniques” ou “mono-ethniques” qui briment leurs minorités ou des entités administratives qui éradiquent les longues mémoires. Le peuple breton, dans cette optique, a toute sa place car il est une “véritable ethnie”, dans le sens où il est un “peuple-famille”, tous les Bretons étant plus ou moins “cousins”. Ce vaste “cousinage” — cette homogénéité ethnique — est le résultat d’un amalgame de longue durée entre Pré-Celtes armoricains, Celtes et Gallois, et non pas la revendication d’un type ethnique particulier (nordique ou alpin ou autre), que l’on perçoit comme édulcoré ou “mêlé” dans le monde actuel et qu’un eugénisme étatique se chargerait de reconstituer de la manière la plus pure possible.
Stur a également abordé la question religieuse, au départ de trois constats :
Gwilherm Berthou et la Tradition
La plupart des militants bretons étaient catholiques, se percevaient en fait comme de nouveaux chouans contre-révolutionnaires, ennemis des “Bleus”, reprenant un combat interrompu par l’exécution de Cadoudal en 1801, par la répression républicaine et bonapartiste, par le désintérêt de la Restauration pour la question bretonne (une Restauration qui trahissait ainsi a posteriori les chouans). Olier Mordrel rappelle simplement que le premier auteur nationaliste breton à avoir esquissé une critique du christianisme, comme idéologie religieuse oblitérant la spiritualité naturelle du peuple, a été Gwilherm Berthou (alias “Kerverziou”). Berthou préconisera, dans les colonnes de Stur d’étudier la mythologie comparée (Rome, monde germanique, monde celtique, Inde védique, etc.), comme l’avait fait de manière simple et didactique Albert Carnoy à Louvain au début des années 20, et comme le fera, plus tard, de manière tout-à-fait systématique, Georges Dumézil. Berthou ouvre de vastes perspectives, vu la pluralité de ses angles d’attaque dans ses recherches religieuses et mythologiques ; rappelons aussi, car il fut là un précurseur, qu’il cherchait surtout à dégager les études religieuses, traditionnelles au sens guénonien du terme, de toutes les “cangues kabbalistiques ou martinistes”, du théosophisme et du spiritisme. Sa démarche était rigoureuse : Berthou est allé plus loin qu’un autre chantre du celtisme, le grand poète irlandais William Butler Yeats, auteur de Visions, où le celtisme qu’il chante et évoque n’est pas séparable des pratiques spiritistes dont il se délectait. Yeats demeurait dans les spéculations kabbalistiques et “les traditions légendaires de sa race, il les voyait comme un simple panneau décoratif et un sujet de rêverie” (op. cit., p. 154).
La Bretagne, profondément religieuse, a fait (sur)vivre certains avatars de la grande “Tradition” dans les liturgies et les croyances de son peuple, pensait Berthou, mais cette ferveur populaire a été brisée par la modernité, comme partout ailleurs, faisant sombrer l’Occident dans un chaos, dont seule une révolution politico-métaphysique de grande ampleur pourra nous sauver. Berthou finira par ne plus guère énoncer ses théories traditionalistes-révolutionnaires dans les colonnes de Stur, où il avait dévoilé pour la première fois au public les linéaments de sa quête spirituelle. Stur, revue de combat politique et métapolitique tout à la fois, n’était pas le lieu pour approfondir des théories religieuses et métaphysiques. Berthou, sans rompre avec Stur, fonde la revue Ogam, où s’exprime sans détours aucuns, et avec davantage de profondeur, son traditionalisme révolutionnaire. Dans les multiples expressions de la “Tradition”, Berthou, contrairement à d’autres, ne cherche pas des gourous qui enseignent la quiétude ou le retrait hors du monde effervescent de l’histoire (comme on pourra plus tard le dire de René Guénon), mais, au contraire, il cherche des maîtres qui enseignent énergie et virilité (comme plus tard, Julius Evola avec sa “voie royale du Kshatriya” ou, en Allemagne, un Wilhelm Hauer qui découvre en Inde l’ascèse guerrière du bouddhisme) (4). Ogam, à ses débuts (car la revue a eu une longue postérité, bien après 1945), alliait, écrit Mordrel (op. cit., p. 155), “nietzschéisme” et “traditionalisme”. C’est la naissance d’un néo-paganisme breton, ajoute toujours Mordrel, « en décalage de vingt ans sur le néo-paganisme germanique, mais en avance de quarante ans sur le néo-paganisme parisien » (op. cit., p. 155).
L’idée bretonne selon Mordrel n’était donc pas une simple idée “vernaculaire”, qui aurait eu la volonté de se replier sur elle-même, mais une vision nouvelle du politique, de l’histoire et de l’Europe.
“Le Mythe de l’Hexagone”
Revenons au livre, par lequel nous avions fait connaissance au printemps de l’année 1981, je veux dire Le Mythe de l’Hexagone. À la relecture de cet ouvrage aujourd’hui un peu plus que trentenaire, il m’apparaît assez peu lié ; les chapitres se succèdent à une cadence que l’on pourrait qualifier de fébrile ; on peut repérer des idées fécondes mais pas assez exploitées, que l’auteur, on le sent, aurait voulu développer jusqu’au bout de leur logique. C’est cette incomplétude (due aux impératifs typographiques) qui devait inquiéter Mordrel qui, anxieux, demandait à tous, y compris à des gamins comme moi, ce qu’ils pensaient de ce texte quelque peu “testamentaire”. Mais l’ouvrage est une somme qui éveille à quantité de problématiques autrement insoupçonnées ou perçues au travers d’autres grilles d’analyse. Son apparente incomplétude est une invite à creuser, toujours davantage, les filons indiqués par notre homme, à élargir les intuitions mordreliennes. Devenu octogénaire, notre Breton de choc a voulu tout dire de ce qui lui passait par la tête, coucher sur le papier l’ensemble de ses souvenirs, la teneur de ses courriers et conversations avec Hervé et les autres.
Olier Mordrel, juge d’instruction et procureur
Première interpellation du militant breton Mordrel : “Ne vous fiez jamais aux historiographies stato-nationales toute faites : elles sont des fabrications à usage propagandiste ; elles projettent les réalités actuelles sur le passé, et parfois sur le passé le plus lointain”, fonctionnent à coups d’anachronismes. Deux fois condamné à mort par l’État français, Mordrel, sans doute en son subconscient le plus profond, voulait tuer symboliquement, avant d’être tué (on ne sait jamais…) ou avant de mourir de sa belle mort, l’instance qui lui avait promis le poteau mais n’avait pu le lui infliger, parce qu’il avait eu la chance, contrairement à d’autres, d’échapper à son implacable ennemie. Le Mythe de l’Hexagone est en quelque sorte un duel, entre Mordrel et la “Gueuse”. Celle-ci avait, par deux fois, voulu nier et supprimer la personne Mordrel, comme elle avait nié et supprimé la personne Roos en Alsace, parce que la personne Mordrel affirmait haut et fort, avec belle insolence, sa nature profonde, naturelle, physique et ethnique de Breton, et par la négation/suppression judiciaire de cette personne bretonne particulière, réelle et concrète, la “Gueuse” entamait un processus permanent de négation de toute forme ou expression de “bretonitude”. Inacceptable pour ceux qui s’étaient engagé corps et âme pour une Bretagne autonome. Mordrel, avec Le Mythe de l’Hexagone, va jouer le double rôle du juge d’instruction et du procureur : il va systématiquement nier l’éternité dans le temps et l’espace que se donne rétrospectivement la “Gueuse” avec la complicité d’historiographes mercenaires. Non, crie Mordrel, la France n’existait pas déjà du temps des mégalithes : elle n’est pas une unité géographique mais un point de rencontre et de dispersion ; « elle comporte des façades qui n’ont ni la même orientation ni les mêmes connections extérieures » ; ses frontières dites “naturelles” sont un “mythe”. Voilà le fond du débat Mordrel / France : la Bretagne est une réalité concrète (et non pas un résidu inutile, appelé à disparaître sous l’action du progressisme républicain) ; la France, elle, est un “mythe”, plutôt un “mensonge” et une “construction” qui nie les réalités préétablies par Dame Nature, qui devrait retrouver ses droits, pour le bien de tous : ainsi, le Rhin, pour Mordrel, n’est en aucune façon une “frontière” mais un creuset et un trait d’union (entre Alsaciens et Badois), alors que la Loire, elle, sépare bien un Nord d’un Sud distincts avant le laminage généralisé par la machine à “géométriser” la Cité.
Le chapitre sur le Rhin mérite amplement d’être relu et, surtout, étoffé par d’autres savoirs sur ce fleuve et cette vallée d’Europe. Les géopolitologues connaissent, ou devraient connaître, le maître-ouvrage d’Hermann Stegemann sur l’histoire du Rhin, rédigé en Allemagne au lendemain du Traité de Versailles, en 1922. En Belgique, le chantre du parti annexionniste de 1919, Pierre Nothomb, grand-père de l’écrivain Amélie Nothomb, qui voulait mordre sur le territoire rhénan au lendemain de la défaite du Reich de Guillaume II, terminera sa carrière littéraire en chantant tendrement le creuset ardennais / rhénan / luxembourgeois sans plus aucun relent de germanophobie. De même, le mentor d’Hergé, le fameux Abbé Norbert Wallez, rêvera plutôt d’une symbiose catholique-mystique rhénane / quo;Action Française. Mais ce sont là d’autres histoires, d’autres itinéraires politico-intellectuels, qui auraient bien passionné Olier Mordrel et Jean Mabire.
Hypothèses originales
Mordrel truffe ensuite Le Mythe de l’Hexagone de toutes sortes d’hypothèses originales. Quelques exemples :
On pourra dire que Mordrel est parfois très injuste à l’endroit de la France mais, ne l’oublions pas, il est une sorte de procureur fictif qui réclame sa tête, comme celui, bien réel, de la “Gueuse” avait réclamé la sienne. Normal : c’est en quelque sorte un retour de manivelle… En attendant, les historiens contemporains, plus sensibles aux histoires régionales que leurs prédécesseurs, redécouvrent la matière de Bourgogne, l’originalité de l’histoire lorraine, comtoise ou savoisienne. Les idées de l’occitaniste Robert Lafont font leur chemin dans les têtes de ceux qui pensent le réaménagement post-centralisateur du territoire. Il est certain que, quant au fond, les idées ethnistes et fédéralistes de Mordrel, exprimées en leur temps sur le mode véhément que prennent toujours ceux que l’on refuse sottement d’écouter, ne soulèveraient plus le tollé chez les bonnes âmes ni le désir d’envoyer l’effronté à la mort comme chez ses juges du 7 mai 1940.
Épilogue
Yann Fouéré, disparu fin 2011, à l’âge vénérable de 102 ans, a rendu un vibrant hommage à Mordrel dans son livre La Patrie interdite, où il campe bien, et chaleureusement, le caractère et l’intransigeance de son compagnon d’armes pour l’autonomie ou la libération de la Bretagne. Cet hommage est d’autant plus admirable que les 2 hommes n’avaient pas le même caractère ni, sans doute, les mêmes vues sur le plan pragmatique. Enfin, quand Pierre Rigoulot décide d’interroger les “enfants de l’épuration” pour en faire un livre épais (5), il s’en va questionner 2 des 3 fils d’Olier Mordrel, qui nous laissent des témoignages intéressants à consulter, pour cerner la personnalité de notre combattant breton : celui de l’aîné, Malo, né en 1928, est mitigé car, chacun le sait, il n’est pas aisé d’avoir un père militant et d’avoir été brinquebalé sur les routes de l’exil, de Sigmaringen au Sud-Tyrol et de l’Italie vaincue aux confins de la pampa de Patagonie ; celui de Trystan, né en 1958 en Argentine, prétend s’inscrire dans la trajectoire de son père. Anecdote : ce Trystan, que j’ai perdu de vue depuis fort longtemps, avait voulu m’accompagner lors d’une longue marche entre Ypres et Dixmude, où nous nous arrêtions pour visiter les monuments de la Grande Guerre. Il me parlait de son grand-père, officier des fusiliers-marins bretons engagés à Dixmude en octobre 1914, aux côtés de l’armée belge exténuée par sa retraite et de quelques compagnies de Sénégalais. Et il voulait absolument voir le “Mémorial des Bretons”, au lieu-dit du “Carrefour de la Rose” à Boezinge (6). Pourquoi ? D’après Trystan Mordrel, la disparition tragique, suite à une attaque allemande précédée d’une nappe d’ypérite en avril 1915, de beaucoup de soldats bretons des 45ème et 87ème divisions d’infanterie de réserve, aurait constitué le déclic qui fit de l’adolescent Olier Mordrel un combattant breton intransigeant; en effet, les soldats de ces deux divisions étaient des réservistes entre 35 et 45 ans, surnommés, par les jeunes poilus de première ligne, “les pépères”. Dans l’école et le village d’Olier, bon nombre de ses petits camarades de jeu étaient devenus orphelins après cette bataille d’avril 1915. Le sang breton avait été sacrifié, pensait Olier adolescent, en vain, en pure perte. Sentiment équivalent à celui de bon nombre de Flamands, qui créeront après 1918 le “Frontbeweging”. Le “Mémorial des Bretons” du “Carrefour de la Rose” n’a que de petites dimensions mais est terriblement poignant : un vrai dolmen en pierre de Plouagat et un calvaire comme en pays armoricain.
J’envoyais systématiquement mes productions à Mordrel qui les lisait attentivement. Dans l’article nécrologique, publié dans le numéro 21/22 de Vouloir, Serge Herremans rend hommage à Mordrel disparu :
« Olier Mordrel nous a quittés. Avec lui, nous perdons surtout un aîné qui nous a indiqué la voie à suivre pour construire une Europe fédérale mais consciente de son unité géopolitique. Mais nous perdons aussi un lecteur attentif et enthousiaste qui n’a jamais cessé de nous prodiguer moults encouragements. Le plus touchant de ses encouragements fut celui-ci : ‘Vous avez le grand mérite de partir du Vécu’. Pour un combattant de la trempe d’un Mordrel, ce n’est pas un mince compliment. Nous tâcherons de rester à la hauteur de son estime ».
Deux ou trois semaines avant de mourir, Olier Mordrel m’avait confié un article, sans doute le tout dernier qu’il ait écrit. Intitulé « Les trois niveaux de la culture » (7), il avait cette phrase pour conclusion : « Pour faire le tableau de la culture de demain, il faudrait la voyance d’un Spengler, la véhémence d’un Nietzsche, le lyrisme d’un Michelet. Qu’il nous suffise d’en préparer les voies ». La dernière phrase est une injonction : que les lecteurs de mes modestes souvenirs en tirent les justes conclusions…
► Robert Steuckers.
Notes :
Livres consultés :
Olier Mordrel, président d’honneur du Cercle “Kervreizh”, est mort subitement à Treffiagat, fin octobre (1985), le jour de la réouverture officielle de notre association.
Olier Mordrel était né à Paris en 1901, dans une famille originaire du pays de Saint Malo.
Olier Mordrel laissera le souvenir, chez ceux qui ont connu sa nature rude de corsaire et de fils de militaire, d’un patriote breton intégral, d’un homme fort et courageux, d’un païen qui a lutté toute sa vie pour gagner difficilement son pain sans que ses obligations n’entravent ses activités de révolutionnaire intelligent, riche de rêveries, d’actions et d’aventures.
Olier Mordrel, artiste, architecte, historien, politicien, journaliste, homme d’État, était un homme complet. Il a mené une existence aventureuse de grand militant au service de son pays. Sans son audace, on parlerait aujourd’hui de la Bretagne comme de la Picardie ou du Poitou, d’une vague région touristique.
C’est Olier Mordrel qui a posé le problème breton en termes de nation et de révolution européenne. Au-delà de toutes considérations politiques et partisanes, nous devons rendre hommage à l’homme, à celui qui, avec ses défauts et ses qualités, ses erreurs et ses vérités, fut toujours très représentatifs de la mentalité bretonne et fidèle aux valeurs européennes traditionnelles.
En effet, Olier Mordrel a toujours été animé par la conception celto-païenne du monde qui rassemble les Bretons téméraires concevant la vie comme périlleuse et aléatoire. Mordrel le téméraire ne fut pas condamné 3 fois à mort par hasard ! Il a voulu à sa manière remettre son peuple sur les rails de l’histoire. Par sa volonté, il releva le défi de la décadence qui menace toute l’Europe actuelle.
L’étudiant des Beaux-Arts, l’architecte de Quimper, l’exilé en Argentine et en Espagne (1946-1971) s’est toujours démarqué du nationalisme étroit et borné. Directeur du journal Breizh Atao (1919-1939) [co-fondé par Maurice Marchal], de la revue Stur (1936-1942) — où il tenta de dépasser l’idéologie nationale en esquissant une vision impériale —, fondateur du Parti Autonomiste Breton (1931), du journal L’Heure bretonne (1940) et du Comité Central des Minorités Nationales de France (1927), il appréhende, comme tout grand Européen, sa vie comme une tragédie et non comme une comédie.
Là réside la grande différence entre la conception celto-païenne de l’histoire — où l’homme, détenteur d’un “projet” historique est conçu comme “maître de son destin”, conception qui exclut tout sens présupposé de l’histoire — et la conception judéo-chrétienne qui soumet l’homme à une loi suprême et totalitaire, le réduisant à un point sur une ligne : l’histoire a un sens donné, un début et une fin : tout n’est que spectacle.
Olier Mordrel, essayiste, journaliste du combat de renaissance britto-celtique et historien, publiait régulièrement aux collections de François Beauval, sous son nom et sous le pseudonyme dd’Olivier Launay. Ainsi Les grandes découvertes du XXe siècle (1974), La civilisation des Celtes (1980), La littérature bretonne (1980), Histoire véritable de l’unité française (1982).
Écrivain de langues française et bretonne, on retrouve ses articles et poèmes dans les revues Stur, Galv, Gwalarn, Al Liamm et Preder. La Bretagne réelle publie en 1966 et 1971 les 2 tomes de An nos o Skedin qui comprennent son journal de prisonnier et le récit de son évasion, puis : Galerie bretonne ; Le Breton projeté dans l’avenir ; L’Emsav et ses catholiques ; Dialogue celtique ; Le vent de la pampa ; Révision du nationalisme breton ; de Charte en Charte ; Vue d’ensemble et des Andes ; Vers un socialisme celtique ; Celtisme et christianisme ; la subversion chrétienne ; Révision de la politique bretonne ; Après le manifeste ; Celtisme et marxisme ; En lisant Sav-Breizh ; Le celtisme français ; Sav-Breizh répond ; Trente ans ; Chants d’un réprouvé (poèmes) ; Pour une nouvelle politique linguistique.
Le sentiment tragique de l’histoire a poussé Olier Mordrel à l’action. À tout moment de son existence, il opéra des choix, fit des sacrifices et fut à l’opposé des mentalités actuelles héritées du finalisme chrétien où la vie n’est pas, ne doit pas être risquée, mais est déterminée par la sécurité, la garantie et la préservation d’une petite vie de bourgeois consommateur, sans intensité, dans l’attente du “salut” et du bonheur final promis après une carrière de petits calculs individualistes, complètement à l’opposé de l’esprit ludique et créateur des Celtes, que l’on retrouve chez Olier Modrel comme dans toute notre mythologie et tout au long de notre histoire.
Revenu en Bretagne après 28 ans d’exil, l’ancien chef de Breizh Atao publie 3 livres importants : Breizh Atao : histoire et actualité du nationalisme breton (A. Moreau, 1973) ; La Voie bretonne : radiographie du mouvement breton (Nature et Bretagne, 1975) et L’Essence de la Bretagne (Kelenn, 1977).
Olier Mordrel restera un exemple pour l’Europe dominée par la psychologie technocratique, à une époque où peut revenir la joie de “l’activisme tragique”. En cette fin de XXe siècle et de modernité, une nouvelle montée de la volonté de puissance des Européens, donc des Bretons qui en sont le résumé, doit donner naissance à un XXIe siècle qui sera celui d’une nouvelle modernité et d’une renaissance de nos peuples par la combinaison de leur conscience historique, de leur élan vital et de la technique moderne. Ils se choisiront un destin en reprenant conscience de leur lignée et en se réappropriant leur héritage. Ils doivent, à l’exemple d’hommes comme Olier Modrel, sacrifier le présent à l’avenir et l’intérêt individuel à la communauté.
Olier Mordrel, toujours courageux, franc et lucide malgré son grand âge, gardait sa vivacité intellectuelle légendaire. En 1979, il a publié Les Hommes Dieux chez Copernic, L’Idée bretonne chez Albatros et Le Mythe de l’Hexagone chez Picollec en 1981 et, en 1983, chez Nathan, un grand album : La Bretagne et les pays bretons.
Mais Olier Mordrel est malgré cela parti trop rapidement : inlassable créateur, il laisse plusieurs ouvrages en suspens. Le passé n’est pas à dévaluer et nous n’oublions pas les grands hommes qui sont nos pères. Ils nous inspirent un futurisme constant, nous servent de réacteur pour affronter l’avenir et nous rendre créateur de nous-mêmes dans l’histoire, c’est-à-dire démiurges.
Les Bretons historiques nous donnent un sens pour une montée en puissance collective ; le progressisme est tombé dans le show-biz et la régression passéiste ; c’est à nous, qui avons une conscience celto-européenne moderne, de produire une deuxième modernité sur la route défrichée par des hommes comme Olier Mordrel qui marche toujours à nos côtés comme un fier guerrier.
Il nous a confié un flambeau que nous devons mener jusqu’à la victoire.
► Yann-Ber Tillenon, Diaspad n°13, 1985.
◘ L'auteur : Jean-Pierre Tillenon fut dans les années 80 l’un des fondateurs du Cercle Maksen Wledig avec Olivier Mordrelle (dit Olier Mordrel), Georges Pinault (dit Goulven Pennaod), Serge Rojinski et Bernard Gestin.
Ce que je dois à Olier Mordrel
[Ci-contre : Olier Mordrel, photographié en avril 1941. Ancien directeur de Breiz Atao et de Stur, ancien chef du Parti national breton, Olier Mordrel est rentré en Bretagne en 1972, après 28 ans d’exil en Argentine et en Espagne. Son œuvre est considérable, avec des ouvrages tels que Breiz Atao ou Le Mythe de l'hexagone. Voici le témoignage de Jean Mabire]
En ce temps-là, nous faisions de la métapolitique comme monsieur Jourdain faisait de la prose et nous ignorions même ce terme. Le “méta” n’était que le nom d’un alcool solidifié servant aux réchauds de camping et la “politique” nous paraissait haïssable ou plutôt étrangère. Cela se passe entre 1947 et 1949. Je n’ai point la mémoire des dates, mais je situe cette découverte d’Olier Mordrel entre mes vingt ans et la fondation de la revue Viking. Nous étions quelques garçons trop jeunes pour avoir affronté l’épreuve de la guerre et qui nous retrouvions, poissons sans eau sur un rivage que venait d’abandonner le grand raz-de-marée. Oui, c’était bien l’eau qui nous manquait. Mao parle du partisan « dans son peuple comme un poisson dans l’eau »…
Quel peuple alors ? L’Europe coupée en deux comme un ver qui n’en finissait pas de crever, n’était plus qu’un mythe. On s’était égorgé pour de grandes idées. Cela disposait peu à se passionner pour ces histoires de tomates qui allaient occuper les experts pendant un demi-siècle. Alors la France ? Elle vivait encore une de ses guerres civiles dont elle a le secret et si nous nous en faisions « une certaine idée », ce n’était ni celle des vainqueurs ni celle des vaincus. Et celui que nous appelions O.M., dans tout ce chaos ? Patience, on va y venir. Donc nous cherchions autre chose. Une patrie ou un peuple qui existassent par eux-mêmes, bien avant et bien après les sanglantes et folles convulsions de l’actualité. « Ce qui ne meurt pas », comme disait l’autre.
Un des correspondants de l’exilé Mordrel, mon vieil ami Glémarec [Roger Hervé], que je m’amusais à considérer comme Normand parce que né au Havre, se souvenait toujours, entre deux gloses sur son maître Oswald Spengler, qu’il avait un père breton et une mère flamande. Une manière à lui seul de reconstituer l’Europe du Nord-Ouest ! Les Alsaciens et les Occitans étaient plus lointains, comme le vieux Burgonde solitaire dans sa bauge. En m’enracinant en Normandie, je décidais de monter la garde sur quelque littoral sacré. Comment ne pas me considérer comme le cadet des deux autres grands veilleurs de notre monde, ce « monde barbare et fier » dont parlait O.M. ?
À ma droite, sur les rivages flamands, l’abbé Jean-Marie Gantois, ecclésiastique d’une espèce paysanne et j’oserai dire païenne en voie de disparition. Sa mort, en 1968, a marqué pour moi non pas le commencement de la fin mais du moins la fin du commencement. Une époque se terminait. À jamais. Qu’elle fût survivance ou préhistoire est une autre affaire. À ma gauche, en terre bretonne, Olier Mordrel. Il aura vécu jusqu’en 1985, mais je n’arrive pas à toujours faire la jonction entre l’ami tout de suite très cher que j’ai pratiqué à son retour d’exil et celui qui fut auparavant mon maître et j’ose dire mon père.
Je ne suis pas breton — ou si peu — et je n’avais en rien participé à l’aventure de Breiz Atao, dont je ne connaissais même pas le nom au lendemain de la guerre. Du PNB, je n’avait aperçu que quelques vendeurs de l’Heure bretonne devant la gare Montparnasse quand je me rendais au collège Stanislas voisin. J’ai donc découvert, pêle-mêle, en quelques semaines, et la Bretagne, et Olier Mordrel, et Stur.
Car tout est là. De ce mouvement qui me restait étranger dans l’espace et dans le temps — une frontière, c’est aussi difficile à franchir qu’une époque — je ne voulais retenir que cette revue qui émergeait de l’océan celtique, comme un iceberg irradiant de lumière et de force. Donc O.M. ou La Benelais ou Katuvolkos ou Brython ou je ne sais quel autre pseudonyme, ce n’était pas pour moi un homme mais un mythe. Celui de l’essayiste le plus courageux et le plus lucide de l’entre-deux-guerres. Je fais une parenthèse pour dire qu’à mes yeux cette histoire de Stur, de Breiz Atao et d’Olier Mordrel s’arrête bien davantage en 1939 qu’en 1945. Son action politique fut à peu près nulle après 1940 et les quatre numéros du Stur parus pendant le conflit n’ont pas la fulgurance de ceux des années trente.
Donc, un jour d’automne, un ami de Morlaix me prête une collection de Stur. Complète. Reliée. Superbe. Je l’ai rendue et c’est la seule action honnête que je regrette… Grâce à cette quinzaine de numéros, j’ai vécu pendant quelques mois dans une totale communauté d’idées et plus encore d’instincts que d’idées avec Mordrel. Même Drieu ne m’avait pas procuré cet éblouissement. Mon compatriote restait pour moi, qui scrutais avidement tous ses écrits, un intellectuel. Mordrel, c'est tout autre chose. Un grand écrivain d'abord, même s'il s'est échiné à la fin de sa vie dans des besognes moins hautes que lui. Mais aussi un homme capable de s'incarner totalement dans un peuple au point d'en faire une nation, dans un paysage au point d'en faire quelque Terre promise, dans un style de vie au point de donner naissance à un type d'homme nouveau.
Au départ, se situe certes la lutte pour ce qu'on nomme les “patries charnelles” et l'unité d'un monde qu'il baptisait comme “nordique” et qu'on peut aussi bien proclamer “européen”. Mais très vite apparut la fraternité par-delà les frontières. Et l'ordre nécessaire qui unit les meilleurs. Mordrel incarnait en lui-même, sans se soucier des contradictions, la sève populaire et la vertu aristocratique. Fils d'un général gaulois, il avait rompu avec le décor d'une France “unéindivisible” sans renier son sang. En pleine guerre, l'article qu'il consacre à ce vieux chef de l'arme coloniale indique bien les rapports nouveaux qui pourraient naître entre la Bretagne et la France. Mordrel dépassait sa patrie avant même de l'avoir construite. Être Breton, pour lui, n'était pas se fermer mais s'ouvrir. Première leçon.
La deuxième est sans doute que pour nous qui haïssons la chose politicienne, tout est politique et grande politique. Un poème, une critique de film, une photographie de visage ou de chaumière, la rencontre d'un homme véritable et surtout l'évocation de ses amis disparus comme Jakez Riou ou von Thevenar, tout lui était prétexte pour retrouver son monde et nous le faire découvrir. Même les statistiques et la géopolitique devenaient sous sa plume réalités de chair et de sang. Cet architecte était un lyrique.
L'aventure de Breiz Atao appartient à l'Histoire. Même si l'on en peut tirer un enseignement, elle n'en reste pas moins un moment totalement englouti dans le passé, aussi nécessaire et périmé que la geste de Nominoé ou les exploits d'Alan Barbe Torte. Mais Stur échappe aux pesanteurs quotidiennes et périssables de la politique. Cette revue annonçait, au détour de chaque page, qu'un nouveau type d'homme était en train de naître en Bretagne et que le Sturien serait bientôt autre chose que les différents avatars granitiques de la race : rêveurs, susceptibles, bourrus et bons cœurs, terroristes naïfs, soldats perdus du Bezenn, écolos barbus, grincheux mais éternels serviteurs de la France… Nourri de la philosophie de Nietzsche et de la littérature héroïque d'Irlande, le Breton sortait enfin d'un sommeil millénaire.
Olier Mordrel peut dormir en paix. Il a semé des étincelles. Feux de paille, cendres et tisons, incendie qui soudain renaît et illumine la vieille Celtie et l'île de la Jeunesse, il est le feu qui couve sur le Menez Hom et qu'aucune bourrasque ne saurait éteindre.
► Jean Mabire, éléments n°56, 1985.
« La tradition spirituelle et intellectuelle de l’emsav a été brisée » : diagnostic d’Olier Mordrel, pionnier et vétéran de cinquante ans de combat breton. Dans son dernier livre : La voie bretonne. Qui a déraciné ce mouvement ? Quelques état-majors. Marxistes d’après 1968, libertaires, autogestionnaires, “maos”. Ou simplement communistes, comme l’UDB à laquelle milite le musicien Cochevelou, dit Stivell. Ces état-majors ont, consciemment, opéré une rupture avec les fondements de l’emsav pour trancher les liens qui l’unissaient à Breiz Atao ; d’où ce paradoxe : « On voit les fils de trois générations de maîtres d’école ayant passionnément lutté pour hâter la disparition de la langue bretonne, prétendre aujourd’hui en monopoliser la défense, et interdire aux fils de trois générations de militants régionalistes ayant passionnément lutté pour la sauver, d’y prendre part… »
Le résultat est connu. Ce sont les articles de Libération, où pas un seul mot breton n’est imprimé sans faute d’orthographe ; et le parti SAV, ex-“national breton”, devenu chapelle autogestionnaire sous la férule d’un pigiste béarnais. Mordrel signale aussi le gauchisme catholique du mouvement culturel Bleun Brug, où s’illustre le général de Bollardière. Et l’universalisme qui imprègne le vedettariat breton, dont le celtisme est un melting pot agité par la lutte des classes : « Le mot d’ordre de lutte des classes, souligne Mordrel, tombe à plat lorsque l’on voit armateurs, patrons de chalutier et équipages décider la grève en commun accord ».
Précision : « La fameuse analyse marxiste ne nous sert à rien en Bretagne pour expliquer la faiblesse des salaires, les réductions de personnel et la fermeture des entreprises. Les causes en sont d’abord et avant tout le sous-développement du pays, dont le responsable est l’État français et non spécifiquement le système capitaliste ; et ensuite, le gigantisme économique, qui condamne les petites entreprises en faveur des énormes concentrations, et qui n’a rien non plus de spécifiquement capitaliste puisqu’il se produit aussi bien dans les démocraties populaires… »
L’étude s’articule en deux parties, respectivement intitulées Hors des rails et Sur les rails. « Sur le plan breton, explique Mordrel, c’est la cristallisation d’une réaction générale contre le gauchissement connu ». Réaction nationale : au delà de la critique “éthologique” du gauchisme pseudo-breton, elle exprime son rejet en termes d’enracinement. « Nous avons senti bien souvent autour de nous la présence d’un vaste public d’aspirations bretonnes, qui refuse l’étrange sigle formé de la faucille et du marteau croisés sur un goupillon, et s’en tiennent obstinément aux emblèmes celtiques sans compromission comme le triskel et le noir-et-blanc national ».
[Ci-dessous : le drapeau breton porté par des militants gauchistes lors d’un rassemblement au Larzac. Ce drapeau, rappelle Olier Mordrel, a été dessiné par Morvan Marchal, qui fut le premier directeur de Breiz Atao. Un public ignorant le considère aujourd’hui comme le drapeau breton traditionnel]
C’est à ce public que s’adresse le livre, qui attaque les « supercheries intellectuelles » grâce auxquelles le gauchisme hexagonal a colonisé l’emsav. Mordrel parle aux jeunes des quatre départements et du pays nantais : à ceux qui dansent, chantent, jouent en breton, qui portent le triskel et arborent le gwenn-hadu, aux Parisiens forcés qui vont boire du chouchenn à La Ville de Guingamp pour parler de chez eux. Le nationalisme de ceux-là supporte mal la greffe freudo-marxiste. Sa vigueur n’a rien à voir avec les stéréotypes de la marginalité.
« Tant que les Bretons ne comprendront pas, proclame Mordrel, qu’ils sont occupés par les Byzantins en pleine déchéance, dont le pôle spirituel est Katmandou, et que sous peine de crever ils ne doivent leur emprunter quoi que ce soit de leurs idées, propagande et publicité, ils ne seront pas beaucoup plus que leurs singes et seront traités par eux comme ils le méritent ».
L’ancien cofondateur de Breiz Atao ne désarme pas. Il propose. Pour reconstruire l’emsav, jouer le jeu d’un mouvement national — qui ne se joue pas avec les cartes du gauchisme parisien. « Faire l’éducation nationaliste des jeunes ». Et tenter la création d’un parti réellement breton, sur la base d’une plate-forme minimale en cinq points. « La Bretagne n’est pas une nuance de l’hexagone — pose ce texte. C’est une très ancienne nation à laquelle son amoindrissement historique n’a retiré aucun de ses titres. Elle constitue par sa situation géopolitique, sa langue et sa culture, une communauté de destin ». Étranglée par le jacobinisme et par l’ère des « villes mondiales », elle veut un espace, défini comme une triple appartenance : « a) à la famille des peuples celtes qui relèvent de la même tradition ethnique et spirituelle qu’elle ; b) à l’Occident français et européen, dont elle a partagé la vie pendant plusieurs siècles et auquel des liens vitaux l’unissent ; c) à l’Europe confédérale de demain, qui seule pourra résoudre les problèmes à l’échelle mondiale qui l’assaillent, et qui seule assurera sa liberté comme nation à part entière ».
Olier Mordrel : La voie bretonne, éd. Nature et Bretagne, Quimper, 1975. Autre ouvrage d’Olier Mordrel : Breiz Atao, histoire et actualité du nationalisme breton, Alain Moreau éd.
► Patrice Sicard, éléments n°12, 1975.
texte choisi
Yann-Ber Kalloc’h est un écrivain de langue bretonne né le 21 juillet 1888 à l’île de Groix et mort le 10 avril 1917 à Urvillers (Aisne) lors des combats pour la défense de Verdun.
Dans ces poèmes composés en grande partie au front, il exprime sa profonde foi chrétienne, l’amour de sa langue et ses sentiments politiques teintés d’autonomisme.
Fils d’un simple pêcheur (mort en octobre 1902), il désire d’abord devenir prêtre et entre au petit séminaire de Sainte-Anne-d’Auray en 1900, puis au grand séminaire de Vannes en octobre 1905. Il dut renoncer à sa vocation car ses deux sœurs et son frère cadet souffraient d’une maladie nerveuse. Or le droit canon interdisait la prêtrise à ceux dont un ascendant ou un proche est atteint d’une telle maladie. Il devient répétiteur dans différentes villes dont Paris. Prenant pour pseudonyme son nom de barde Bleimor (Loup de mer), nom qu’il a pris en entrant au Gorsedd de Bretagne, il collabore à divers journaux régionalistes et autonomistes, dont Le Pays breton.
« Je suis le grand veilleur, debout sur la tranchée. Je sais ce que je suis. Je sais ce que je fais. L’âme de l’Occident, ses filles, ses fleurs. C’est toute la beauté du monde que je garde cette nuit. »
« L'unique solution est une Bretagne autonome dans une France fédérale. Je suis nationaliste breton, dit-il, sans être séparatiste », JP Calloc'h
« Nous avons dit ce que nous devions à nos prédécesseurs. Parmi eux se détachait une figure de grande classe, Jean-Pierre Calloc'h, qui avait écrit, en partie au front, un recueil de poèmes devenu vite célèbre : Ar en deulin sous le nom de Bleimor. (…) Dans l'hommage qui lui est adressé s'exerce un choix subtil. En lui, c'est l'engagé volontaire, mort pour la France, le Breton qui a donné le bon exemple, que salue le képi doré des Préfets. Il y a un autre Bleimor, celui que Breiz Atao nommait "notre grand frère Calloc'h" et dont il n'a jamais été de bon ton de parler. (…) Mais la plus belle leçon d'esprit politique qu'il nous donne, c'est quand il répond à Louis N. Le Roux, apôtre du séparatisme. Son refus n'est pas, comme chez les conformistes ou les pleutres, la révolte feinte ou sincère d'un sentiment de loyauté à l'égard de l'idole hexagonale. C'est la réponse d'un esprit libre, mais positif. Ses raisons conservent une telle pertinence, malgré leur soixante et un ans d'âge, qu'il est bon de les répéter. Elles se résument en quatre points : "La Bretagne n'est pas préparée (nous sommes en 1911) à se gouverner elle-même. Elle n'a ni chefs, ni personnel, ni programme de gouvernement. La France ne tolérerait jamais l'indépendance bretonne et nous ne disposons d'aucun moyen de briser son veto. Si, malgré tout, nous parvenions à réaliser l'état breton, nous serions l'objet des convoitises d'autres puissances. Une France démembrée, c'est la Bretagne allemande ou anglaise. La solution d'une Bretagne neutralisée est impensable. Quelles grandes puissances y auraient intérêt ?" Il n'y avait en 1911 rien à répondre à cela. Si l'argumentation a vieilli, puisqu'elle ne tient pas compte, et pour cause, de l'éventualité des États-unis d'Europe qui change toute la perspective, elle garde sa valeur relativement au contexte de l'époque. Puis Calloc'h tire sa conclusion. L'unique solution est une Bretagne autonome dans une France fédérale. Je suis nationaliste breton, dit-il, sans être séparatiste. Breiz Atao n'ira guère plus loin. Il avait réfléchi. Il précisait ainsi sa ligne de conduite pratique : « Quel que soit l'avenir, quoi que devienne la France, quel que soit le gouvernement à Paris demain, il faut qu'il trouve en face de lui une Bretagne organisée. Voilà un terrain d'union et d'action tout préparé où tous les patriotes bretons pourront travailler de concert côte à côte, en toute franchise ».
► Olier Mordrel, Breiz Atao, 1973 (pp. 53-55).