Sur l’histoire du “Landvolkbewegung”
Les drapeaux noirs du mouvement paysan (1929-1931)
Le mouvement de révolte paysanne qui a agité entre 1928 et 1932 le Schleswig-Holstein, est issu d'une crise agricole sans précédent. Il est initié par Claus Heim, le “général-paysan”, qui en prend la tête et qui, pendant deux ans, multiplie manifestations et attentats à l'explosif. Les interrogations qu'il suscite dépassent cependant largement le cadre de l'histoire économique du Schleswig-Holstein. Son développement coïncide en effet dans le temps avec la formidable progression du parti national-socialiste dans les milieux ruraux de cette province qui sera, en juillet 1932, la première région d'Allemagne à voter à la majorité absolue pour le NSDAP. Quelle originalité historique peut représenter cette révolte des agriculteurs ?
[ci-contre : En 1931, les dissidents paysans optent pour le drapeau noir de la révolte paysanne, hissé par les révoltés du XVIe siècle. Le drapeau noir est « le drapeau de la terre et de la misère, de la nuit allemande et de l’état d’alerte »]
Après la Première Guerre mondiale, la plupart des paysans allemands affrontaient d’énormes difficultés économiques. Afin de pouvoir vaille que vaille fournir en vivres la population, l’agriculture allemande, au début de la République de Weimar et jusqu’en 1922, avait été contrainte d’accepter de gré ou de force une politique dirigée, contraignante. Cette politique avait suscité un rejet général de la jeune République dans de larges strates de la paysannerie qui votait traditionnellement pour les formations conservatrices ou libérales.
Cette tendance négative s’est encore accentuée pendant les années de la grande inflation (1922 et 1923). Dans un premier temps, les paysans, en tant que propriétaires de terrains et de biens tangibles, avaient profité de la dévaluation de la devise allemande. Plus tard toutefois, avec l’introduction du “Rentenmark” en 1923, ils ont dû endurer de lourds sacrifices économiques. C’est surtout lorsqu’il a fallu couvrir la nouvelle devise par des hypothèques imposées par les autorités publiques sur les propriétés foncières dans le domaine agricole que le rejet s’est fait général : cette politique a été perçue comme une terrible injustice, comme un sacrifice spécial réclamé à la seule paysannerie.
Vers le milieu des années 20, les paysans ont dû faire face à un dilemme : acheter des machines agricoles pour consolider leurs entreprises jusqu’alors peu mécanisées, afin de pouvoir produire davantage et de compenser les déficits dus à l’augmentation des prix des biens industriels. Pendant les années d’inflation, les paysans n’avaient pratiquement rien pu capitaliser : ils se virent contraints, par la suite, de prendre des crédits à des conditions très désavantageuses pour pouvoir financer les nouveaux investissements nécessaires. Mais, dès 1927, on pouvait prévoir la crise économique mondiale où les prix, sur les marchés agricoles, ont chuté à l’échelle internationale ; de plus, les récoltes désastreuses de 1927, dues à des conditions climatiques déplorables, ont conduit de nombreux paysans à l’insolvabilité.
[Ci-contre : fermiers allemands, fin des années 20. Photographie : Wilhelm Tobien / National Geographic]
C’est surtout dans le Schleswig-Holstein rural, avec un secteur largement dominé par le bétail et par les spéculations sur les produits de l’élevage, que de nombreux paysans étaient menacés. Ils ne pouvaient plus payer ni les impôts ni les intérêts. La faillite les guettait. Cette situation critique amène les paysans de la région à se rassembler dans un mouvement protestataire parce que les associations paysannes traditionnelles, le gouvernement du Reich (rendu incapable d’agir en 1928 vu sa composition politique hétérogène) ou les partis établis ne pouvaient les aider. Ce mouvement de protestation ne présentait pas de structures organisationnelles claires mais se caractérisait plutôt par une sorte de spontanéisme, où quelques paysans décidés parvenaient à mobiliser rapidement leurs homologues pour organiser de formidables manifestations de masse.
En janvier 1928, le Schleswig-Holstein est le théâtre de très nombreuses manifestations de masse pacifiques, où, certains jours, plus de 100.000 paysans sont descendus dans les rues. Les représentants de la paysannerie demandent alors au gouvernement du Reich de mettre sur pied un programme d’aide urgente. Ils échouent dans leurs démarches. La paysannerie se radicalise et, en son sein, des voix, toujours plus nombreuses, s’élèvent pour réclamer la dissolution du “système de Weimar”. Les chefs de file du mouvement avaient toujours été modérés : ils s’étaient bornés à réclamer des mesures ponctuelles dans les seuls domaines de l’agriculture et de l’élevage. Face à l’incompréhension des autorités du Reich, ces hommes modérés sont vite remplacés par des activistes plus politisés qui exigent désormais que l’ensemble du “système de Weimar” soit aboli et détruit pour faire place à une forme d’État populaire (folciste), aux contours encore mal définis par ses protagonistes, mais que l’on peut qualifier d’essentiellement agrarien.
À la fin de l’année 1928, le mouvement prend le nom de Landvolkbewegung (Mouvement du peuple de la terre), sous la direction de Claus Heim, du pays de Dithmarschen, et der Wilhelm Hamkens, d’Eiderstedt. Tous deux financeront et publieront un journal, Das Landvolk, ainsi que des “associations de garde” (Wachvereiningungen), sorte de troupes paramilitaires animées par d’anciens combattants des Corps Francs. Le mouvement acquiert ainsi une forme d’organisation qu’il ne possédait pas auparavant.
En 1928, Heim lance un appel à boycotter les impôts. Du coup, les protestations publiques ne sont plus passives : elles sont suivies d’actions musclées voire d’attentats terroristes. Les huissiers qui viennent saisir les biens des paysans insolvables sont pris à partie et chassés avec violence. La petite ville de Neumünster est soumise à un boycott de la part des paysans qui refusent d’aller y acheter denrées et matériels. Les opposants au mouvement sont victimes d’attentats aux explosifs, destinés à les intimider. À la suite de ces attentats aux explosifs, les meneurs sont poursuivis par la justice et condamnés à la prison. Le mouvement est brisé.
► Jan Ackermeier, zur Zeit n°11/2014. (tr. fr. : RS)
Le nationalisme anti-système du Mouvement paysan
♦ analyse : Michelle LE BARS, Le mouvement paysan dans le Schleswig-Holstein, 1928-1932, Peter Lang, Bem/ Frankfurt a.M., coll. Contacts/Études et Document, vol.2, 1986, 354 p., ill.
La germaniste française Michelle Le Bars a publié naguère une étude magistrale sur les révoltes paysannes dans le Nord de l’Allemagne entre 1928 et 1932, sous l’impulsion de Claus Heim, rapidement surnommé le “Général des Paysans”. Dans son roman La Ville, Ernst von Salomon a parfaitement mis en scène ce combat contre un système libéral qui ne cultivait plus la moindre sentimentalité pour les castes rurales. Michelle Le Bars dégage d’ailleurs d’une lecture attentive de cette œuvre littéraire les principales caractéristiques de ce mouvement de révolte, assortis de plasticages et de manifestations violentes. Le mouvement paysan a pour caractéristique essentielle de ne pas être un parti structuré, ce qui le rend insaisissable. Si l’absence de structures rigides freine son développement et réduit ses capacités de représentation, en revanche, cette lacune permet de donner libre cours aux énergies, de ne pas les enchaîner. Les paysans reprochent à la République de Weimar de les pressurer d’impôts en vue de satisfaire aux exigences du Traité de Versailles, c’est-à-dire le paiement des réparations. Le gouvernement se met dès lors au service de l’étranger et de la finance internationale, et ne respecte pas l’art. 64 de la constitution qui garantit protection au commerce, à l’agriculture et à l’industrie. Les paysans sont donc dans leur droit quand ils exigent de pouvoir survivre, et le gouvernement a tort car il ne respecte pas la constitution. La colère paysanne se dirige contre les exécutants de cette politique parjure : les fonctionnaires de l’administration. Weimar devient ainsi le symbole d’un pur “appareil administratif” ; quant aux parlementaires, ils négligent le paysannat car il est numériquement trop peu nombreux. Michelle Le Bars souligne que toute la colère paysanne se concentre dans l’emploi d’un seul terme péjoratif : “système”. L’État n’est plus un État, sa nature fantoche en fait un système qui n’existe que pour lui-même et non plus pour protéger et aider la population. Tous les ennemis du peuple sont les ennemis de l’État et leur conjuration, c’est, aux yeux des révoltés, le “système”. Un personnage de von Salomon, Ive, intellectuel rural, exprime ce qui est reproché à ce “système” : il lui manque une “unité supérieure”, impliquant une pratique “planiste” permettant de prendre des mesures cohérentes. Ive exprime aussi son dégoût des parlementaires : « Je vais vous dire pourquoi nous ne pouvons pas nous joindre au régime : parce que nous savons qu’on ne peut pas mentir et faire des compromis pendant dix ans sans se briser intérieurement. Il s’agit simplement d’une question de propreté… ». Les paysans sont au fond pour le maintien et la restauration de l’État, contre les sociaux-démocrates qui ne s’intéressent qu’aux prolétaires des grandes villes. Leur nationalisme part du principe qu’ils sont la couche la plus vigoureuse de la nation et qu’ils sont les garants de sa simple survie matérielle. Et von Salomon écrit : « … le peuple des campagnes se soulevait pour faire éclater l’épaisse enveloppe du régime … sous l’enveloppe du front paysan, le germe nouveau destiné à se substituer au régime ».
► Robert Steuckers, Vouloir n°134/136, 1996.
◊ Pour prolonger :
Sur l'épisode de la révolte paysanne, on lira en français : Michelle Le Bars, Le mouvement paysan dans le Schleswig-Holstein 1928-1932, Peter Lang, 1986. Cf. également du même auteur, « Le “général-paysan” Claus Heim : tentative de portrait », in La Révolution conservatrice et les élites intellectuelles, B. Koehn (dir.), PUR, 2003 : « Le portrait de Claus Heim, éleveur du Schlesvig qui dirige entre 1928 et 1930 la rébellion des paysans du Nord de l’Allemagne, détone [sic] : car l’autodidacte est ici doublé d’un meneur d’hommes – le mouvement du Landvolk regroupe à son apogée 140.000 paysans » (N. Le Moigne). Outre ce portrait du Bauerngeneral, on pourra aussi consulter : « Le national-bolchevisme allemand de 1918 à 1932 » (KO Paetel, 1952). Pour une étude plus large sur les partis paysans, lire : Les partis paysans dans l'Europe centrale germanique par Thomas Landwehrlen, 2009.
En littérature, le roman La Ville (1932) par Ernst von Salomon (Gallimard) : le violent et superbe auteur des Réprouvés peint encore, dans ce roman dostoïevskien, les convulsions de l'Allemagne à la veille de l'avènement de Hitler. Animateur d'un puissant mouvement paysan, Ive se trouve poussé vers la Ville. Il vient à sa conquête, pour y établir un ordre nouveau. Mais il s'enlise dans les séductions et les tromperies citadines. Il s'égare des communistes aux nationaux-socialistes. Il décide de retourner chez les paysans, antique et solide noyau de toutes les révolutions. Mais avant d'avoir pu quitter la Ville, il est tué dans une bagarre par un policier. Un roman qui fait comprendre une époque. Ajoutons également Levée de fourches (Sorlot, 1942) de Hans Fallada (Bauern, Bonzen und Bomben, 1931). Signalons enfin l'étude de Thierry Feral sur l'auteur des Taupes (1933) qui traite de la vie des paysans de Franconie : Adam Scharrer : écrivain antifasciste et militant paysan, L'Harmattan, 2002.