♦ Recension : Die Wahrheit des Mythos, Kurt Hübner, Beck, Munich, 1985, 465 p.
« Ce n’est vraiment pas un secret de dire que le monde occidental traverse une crise spirituelle : désacralisation du cosmos, des églises, des relatons entre les hommes. Cette désacralisation crée un vide, que chacun cherche à compenser ». Ainsi s’exprimait Mircea Eliade, l’un des explorateurs des religions les plus importants de ce siècle, dans un interview publié au début des années 80. Depuis lors, ce constat est devenu quasiment un lieu commun, tant pour ceux qui souhaitent un retour aux valeurs traditionnelles que pour ceux qui proclament le début d’un “nouvel âge” post-matérialiste. Ces derniers se retrouvent souvent parmi les déçus qui ont vu l’effondrement des grandes utopies politiques pour lesquelles ils s’étalent enthousiasmés. Par le regain d’intérêt pour la “nature” et pour les problèmes écologiques, ces hommes et ces femmes renouent avec une “nouvelle intériorité”, aisée à repérer, et recherchent un “sens” qui correspond finalement au “télos” des formes religieuses les plus individualisées, comme la mystique, l’ésotérisme ou la magie. Ces phénomènes doivent être jugés et évalués chacun pour soi, même si, sous bien des aspects, ils reflètent la décadence de l’Occident. Décadence qui s’aperçoit particulièrement dans la tendance à l’irrationalisme débridé et dans la totale confusion des concepts qui marque notre époque.
Vouloir apporter un peu d’ordre dans ce chaos, tel a été l’objectif de Kurt Hübner dans son ouvrage sur la “vérité” du mythe. Son livre n’a pas été écrit pour une diffusion de masse. Pour cela, il est trop précis et trop rigoureux. Sa lecture n’est pas aisée mais permet une nécessaire clarification conceptuelle, du moins en bon nombre de domaines. L’auteur, né en 1921, est professeur de philosophie à l’Université de Kiel ; jusqu’ici, son œuvre s’était concentrée sur la “théorie de la science”. Hübner a magistralement évité les dangers qu’encourt tout auteur qui aborde un sujet comme celui du “mythe” : il ne s’est pas perdu dans une jungle touffue de concepts difficilement compréhensibles et on ne peut lui reprocher de n’avoir pas pris son sujet au sérieux. D’emblée, Hübner pose ses réflexions dans le monde présent, monde qu’il identifie comme “Zwiespalt”, c’est-à-dire comme brisé par la discorde.
D’une part en effet, nous avons les formes traditionnelles d’une Welterfahrung (expérimentation du monde) totale / holiste / globale voire mystique et, d’autre part, nous avons la pensée rationaliste et scientifique qui marque notre époque de son sceau plus que toute autre vision du monde. C’est au départ de ce constat de discorde, d’affrontement entre deux modes d’appréhension du réel, du monde ou du cosmos, qu’Hübner pose son analyse qui s’avérera déterminante pour la recherche ultérieure : il “démythise” la prétention des sciences modernes à vouloir être les seules modes adéquats et complets de saisie du monde. Pour cela, il procède à une mise en évidence de l’imbrication des théories scientifiques modernes, y compris la théorie de la relativité d’Einstein, dans les formes d’expression religieuse historiques et réfute les faiblesses de leurs a priori. C'est en cela que le titre de l’ouvrage, Wahrheit des Mythos (Vérité du mythe), prend tout son sens. Hübner peut alors poser et justifier son propre concept du mythe, concept qui ne sera pas réductionniste en ce qu'il poserait le mythe comme une erreur très ancienne ou comme une illusion de l’esprit humain mais qui, au contraire le pose comme une conséquence bien réelle d’une rencontre tout aussi réelle entre l’homme et le “sacré”, le “numineux”.
Dans la seconde partie de son livre, Hübner examine les divers aspects du mythe grec (qui, pour lui, a valeur d’exemple) pour ensuite confronter le fruit de cet examen aux résultats des sciences modernes. Il arrive à la conclusion que mythe et science (scientificité) procèdent, au niveau des principes, de la même structure mais que leurs modes d’expérimentation ne sont finalement pas comparables car déterminés par les époques historiques où l’un et l’autre se manifestent. Comme Hübner lui-même le résume : « l’opinion courante d’aujourd’hui, qui présente la science comme une sorte de paradigme du rationnel, se révèle pure illusion. Cette illusion a ses racines historiques dans le siècle des Lumières, lequel, largement dominé par le rationalisme, a faussement tenu l’ontologie scientifique, et plus particulièrement celle des sciences naturelles, pour l’expression de visions nécessairement déduites de la raison ou pour un corpus d’expériences conduites et guidées par la raison. C’est ainsi que l’on est arrivé à identifier, d’une manière aussi suggestive que confuse, science, rationalité, raison et rationalisme. Cette identification marque encore notre époque. Notre âge dit des Lumières (aufgeklärter) et scientifique n’est en fait ni plus rationnel ni plus raisonnable qu’un autre. Il est seulement nommé tel ».
À la lecture de cette conclusion, on ne sera forcément pas étonne d'apprendre que Hübner cherche à élaborer un forme d’appréhension de la vie et de la connaissance qui, en évitant toute espèce d’extrême, visera à relier éléments mythiques et scientifiques, pour pouvoir surmonter la“discorde” (Zwiespalt) qu’il avait diagnostiquée dès les premiers chapitres de son livre. La dernière partie de cet ouvrage se préoccupe donc de divers domaines de notre civilisation, des arts picturaux (expressionnisme, dadaïsme), de la littérature (Hölderlin), de la musque (Wagner) mais aussi de théologie (au départ d’une critique très intéressante de la volonté de Bultmann de “démythologiser” le christianisme) et de politique (où Hübner aborde Sorel et déclare que le concept de nation est nécessairement mythique). Dans ces divers chapitres, l’auteur jette les bases d’une synthèse à venir, où la “forme intégrale de conscience”, annoncée un jour par Hugo Enomiya-Lasalle ne sera plus ni pure fiction ni fol espoir.
► Karlheinz Weißmann, Vouloir n°30, 1986.
Pour une nouvelle définition scientifique du mythe,
expérience du numineux
♦ Analyse : Kurt Hübner, Die Wahrheit des Mythos, Beck, Munich, 465 p., 1985.
Science et mythe sont considérés, dans le langage usuel qui reflète les options de l'idéologie dominante, comme deux catégories antagonistes. Par suite, notre culture, ensemble hétéroclite de valeurs divergentes et de modes divers d'appréhension du réel, est caractérisée par une dualité. D'une part, le réel est examiné au départ de la science de type mécaniciste / newtonienne, réductionniste et moderniste, segmentante (comme le mental “qui coupe”), une science qui “désenchante” le monde, pour reprendre la terminologie de Max Weber. D'autre part, les hommes ne cessent d'interpréter la nature, les sentiments, les phénomènes que sont la naissance ou la mort au travers d'un filtre non scientifique. Or cette non-scientificité de la démarche d'une immense majorité de nos contemporains est un fait objectif, dans la mesure où il existe et qu'il n'est pas “éradicable”.
Cette présence objective de la pensée mythique a fait l'objet d'investigations d'ordre scientifique. Mais pour arriver su stade actuel de cette science du mythe, inaugurée par Mircea Eliade et Kurt Hübner, entre autres “mythologues”, le cheminement a été long. Or une bonne connaissance de l'histoire de ce cheminement appareil indispensable, aujourd'hui, pour traiter scientifiquement, raisonnablement, objectivement de la pensée mythique, du Mythos.
Dès le départ, la pensée scientifique, techniciste, technomorphe, mécanique, a rencontré une âpre résistance. Cette pensée juge les choses politiques par la “métaphore de l'horloge” plutôt que par la “métaphore de l'arbre”. Dans une telle optique, l'État est une horloge que l'on peut démonter et remonter, dont les pièces sont toutes interchangeables et non pas le résultat d'une croissance organique unique et vivante. Premier refus dans cette résistance : la domination des enchaînements mécaniques de causalités, d'où est évacué toute forme de sens. La nature (et le monde) devient ainsi une vague entité expurgée de toute vie voire de toute dynamique propre et autonome. La pensée mythique, ou les diverses démarches qui voudront en prendre le relais, viseront toutes à redonner du sens à la nature, à retrouver le numineux qu'elle recèle (je reviendrais tout à l’heure sur la notion de “numineux”, soit les forces à l'œuvre dans le monde sans que je puisse directement les appréhender). Cette recherche de sens, cette volonté d'appréhender le numineux que recèlent tous les phénomènes est le propre des pensées holistes (ganzheitliches Denken), tels, en ordre chronologique dans l'histoire des idées, l'organologie de Shaftesbury, la révolte de Rousseau contre les sciences (mécaniques) de son temps, la vision de Herder et du mouvement littéraire du Sturm und Drang, la vision gœthéenne de la Nature, relayée par le système de Schelling, la mystique de la Nature de Novalis, le retour des mythes dans les littératures romantiques. Mais toutes ces révoltes ont été insuffisantes, imprécises, trop enthousiastes, trop subjectives, trop axées sur le moi de l'observateur (cf. George Gusdorf).
Il a fallu attendre plus d'un siècle et demi pour obtenir une image plus précise, plus scientifique au sens holiste du terme, plus sereine du mythe.
1. L'interprétation allégorique et eu-héméristique du Mythe :
Le mythe serait une allégorie du réel, qui n'aurait aucun fondement, serait produit de la pure imagination, du pur arbitraire, serait sans consistance réelle. Ainsi, dans cette optique rationaliste, au sens du XVIIIe siècle, le soleil accède au statut de mythe parce que son lever et son coucher sont beaux et happent l'imagination poétique des hommes. De même, l'apparition de la lune, sa trajectoire dans le ciel nocturne sont des événements quotidiens, très beaux : l'observateur de l'âge mythique hypostasie et personnalise ses sentiments esthétiques et crée de la sorte un mythe, qui devient persistant. Ici, il n'y a pas prise au sérieux du mythe, qui est vu comme un mode mineur, imparfait, naïf et infantile d'appréhension du monde.
2. L'interprétation du mythe comme “maladie de l'esprit” :
Le mythe serait le propre de “l'âge infantile” de l'humanité. Une imagination primitive et maladroite crée des dieux qui, de ce fait, ne sont que nomina et non numina, c'est-à-dire des noms sans substance et non des substances sans nom. Les dieux de la mythologie ne sont plus ainsi que des généralités linguistiques, des avatars plus ou moins édulcorés de dieux anciens, liés à un temps ou à un espace particuliers, qui ne sont évidemment plus tels hic et nunc qu'ils ont été jadis. Comme l'interprétation allégorique, l'interprétation “pathologique” refuse de prendre le mythe au sérieux et ne lui concède aucune faculté d'appréhender le réel.
3. L'interprétation du mythe comme poésie, comme “belle apparence” :
Gœthe et Winckelmann en ont été les principaux exposants. Pour eux, le mythe est poésie, résultat de la fantaisie du narrateur, de son imaginaire. Le mythe n'est nullement dévalorisé dans cette interprétation, il devient “belle apparence”, “beau reflet” d'une nature qui couvre également sur le mode poétique. La frontière entre poésie et réalité devient floue, ce qui permet d'approcher, certes vaguement et maladroitement, le numineux.
4. L'interprétation ritualistique / sociologique du mythe :
Cette interprétation prend son envol à la fin du siècle dernier (Frazer, Malinowski, etc.). Le mythe n'est plus circonscrit dans le règne des apparences, des reflets, des illusions ou des allégories. En tant que rite ou que facteur sociologique, il détient sa propre rationalité. Il suscite une forme d'existence humaine qui a des retombées pratiques et objectives dans la vie. Il est le moteur et la base d'une communauté humaine précise qui n'existerait pas en tant que telle, qui n'existerait pas objectivement, si ce mythe n'existait pas. Le mythe procède ainsi de rituels magiques, que l'on range sous le concept de “totémisme”. Le mythe est pris au sérieux dans cette école, mais, la vogue évolutionniste et darwinienne aidant, le stade du mythe est considéré comme “primitif” et “barbare”, donc il doit être dépassé ou sera inéluctablement dépassé par les progrès de la civilisation.
5. L'Interprétation psychologique du mythe :
Son principal exposant n'est autre que Frédéric Nietzsche. Dans La naissance de la tragédie dans l'esprit de la musique, le sens de “l'être” n'est rien d'autre que cette “volonté originelle” (Urwille) métaphysique que Schopenhauer avait posée comme l'égale de la chose en soi (Ding an sich). Cette volonté recouvre la diversité du réel mais s'incarne simultanément dans une quantité infinie de phénomènes concrets. En toutes choses vit et se consume cette pulsion, cet instinct (Trieb) éternel et omniprésent. Comme il ne cesse jamais de se manifester, il nous apporte chaque jour souffrances et peines, joies et passions. Toutes les formes d’existence sont ainsi des manifestations de la fertilité incessante de la “volonté à l'œuvre dans le monde”. C'est pour le Nietzsche de La naissance de la tragédie, un vitalisme dionysiaque qui chante la vie dans sa plénitude et non pas dans ses manifestations individuelles, personnelles ou particulières, toutes éphémères dans le flot continu d'émanations de la vie. Face à ce réel, tout de profusion, se positionne le rêve apollinien, expression du principium individuationis, créateur de belles formes éphémères. L'apollinien donne donc l'illusion d'un ordre du monde, d'un cosmos. Le pôle apollinien de l'âme grecque cherche à figer des formes qui puissent durer le plus longtemps possible devant le flot ininterrompu de l'Ur-Eine, de l'unicité originelle et vitale. Car sans la force de cette illusion, le monde sombrerait rapidement dans le chaos, dans la mer immense et insondable des formes générées dans le désordre par la volonté, la vie. Le mythe des Olympiens et le mythe apollinien, chanté par Homère, est donc, pour Nietzsche, la sublimation d'une nécessité spirituelle et psychologique qui est le besoin de stabilité : il n'a pas d'autre réalité. Le mythe n'est donc pas objectif. Pas plus que la science d'ailleurs : celle-ci ne serait qu'une manifestation du ressentiment des faibles qui l'ont inventée pour défier le pouvoir des forts.
Chez Wundt, dont la démarche n'est ni poétique ni philosophique, mais psychologique et sociologique, la fantaisie mythologique existe en tant que force motrice dans les sociétés humaines mais n'est pas, comme chez Nietzsche, une manifestation “apollinienne” du principium individuationis, mais une création de “l'imaginaire du peuple”, donc d'une collectivité ou, plus exactement, d'une communauté.
Plus tard, la psychanalyse, autre tradition intellectuelle moderne que les Chrétiens qualifient de “philosophie du soupçon”, reprend à sa façon l'interprétation de Nietzsche qui voyait dans le mythe un dérivatif, une expression de l'âme qui se soulage des pressions que lui impose le flux vital ininterrompu qui est, depuis Schopenhauer, “la volonté à l'œuvre dans le monde”. La psychanalyse combine en fait l'approche nietzschéenne, qui évoque une sublimation, et l'approche ritualistique / sociologique, totémisante. Et c'est là que commence son réductionnisme : Freud réduit la diversité mythologique au mythe d'Œdipe.
6. L'interprétation transcendantale du mythe :
Elle s'enracine dans les philosophies de Hegel et de Schelling et se retrouve chez E. Cassirer. Pour Hegel, le mythe est une étape nécessaire dans l'auto-déploiement de l'Esprit absolu, ce qui le hisse au-dessus de la simple superstition ou de l'illusion : le mythe, pour Hegel, contient une parcelle, plus ou moins importante, de vérité. Vérité qui se dévoilera et se renforcera pleinement dans le “concept” (Begriff). Pour Schelling, dans la philosophie, stade le plus élevé de la science, c'est la même vérité que le mythe qui se manifeste, ce qui lui permet d'affirmer l'égale valeur du mythe et de la science. La différence entre mythe et science réside simplement en ceci : le fondement de l'être consiste en l'identité absolue du sujet et de l'objet, soit, en d'autres mots, en l'indifférence entre sujet et objet, entre finitude et infinitude (où l'objet est finitude, est toujours limité, tandis que le sujet relève de l'infinitude parce qu'il est sana cesse producteur de formes). Les formes sont donc mélanges différemment dosés de finitude et d'infinitude, d'objectivité et de subjectivité. Tantôt le pôle de l'Objet domine, tantôt le pôle du Sujet. Dans la philosophie, c'est la subjectivité idéale, absolue, qui domine et se manifeste par les idées, expressions de l'infinitude du Sujet ; dans le mythe, les idées s'expriment par le truchement de ces formes objectives, réelles et non idéelles, que sont les dieux. Les dieux sont donc les idées, mais dans une forme objective et réelle.
Mais l'interprétation que fait Schelling de la mythologie n'est pas pour autant païenne : les dieux sont tous avatars ou rejetons d'un Dieu originel unique, comme nous l'indique la généalogie divine des Grecs : Uranos-Kronos-Zeus, où ce dernier, moins puissant que ses ancêtres, n'est plus qu'une sorte de primus inter pares. La guerre de tous contre tous, des dieux, des peuples et des cultures, permet à la plénitude, inscrite in nuce dans l'instance monothéiste unique des origines, de se manifester dans le monde. L'étape polythéiste, dont le déploiement dans l'histoire n'est pas entièrement dévalorisé donc, puisqu'elle est nécessaire pour révéler l'absolu enfermé dans la premier monothéisme naïf et lointain des Grecs. Donc, pour Schelling, les mythes disent le vrai, ou une forme ou un aspect du vrai, si bien que l'absolu du Dieu unique ne serait pas compréhensible sans ses manifestations.
7. L'interprétation symboliste et romantique du mythe :
La conception symbolique et romantique du mythe s'enracine dans 2 corpus philosophiques :
Herder voyait, dans la multitude des phénomènes, des images et des formes, autant de symboles et d'“hiéroglyphes” du divin. Les mythes, dans cette optique, acquièrent une “présence” impassable, deviennent une sorte d'éternel présent.
La découverte du patrimoine sanskrit a contribué à valoriser les cultures passées, à les considérer comme étant de valeur égale aux cultures présentes, sinon supérieures. Ainsi, le mythe est revalorisé d'une manière surprenante, en dépit de l'Aufklärung dominant.
Ce sera F. Creuzer qui donnera une définition presque scientifique du mythe, en s'appuyant sur les théories de Herder. Le mythe est donc symbole qui reflète l'infini dans une forme finie et sensible. Le divin se révèle, ou, plus exactement, révèle une parcelle de lui-même dans le mythe, révélation qui s'estompe eu fil des temps, car les prêtres s'en emparent et le dénaturent en fables et en contes. Le polythéisme nécessaire, tel que l'avait défini Schelling, dégénère par l'action délétère des prêtres qui, trop pressés de voir advenir l'Absolu au terme d'un développement linéaire de l'histoire, schématisant à outrance, désenchantent les “formes finies et sensibles” par lesquelles le divin se manifeste dans le monde. Mais, pour Herder comme pour Creuzer, le sens des mythes demeure accessible à ceux “qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre”, surtout lorsqu'ils écoutent et regardent autour d'eux, lorsqu'ils perçoivent, dans la nature et dans la vie du peuple, les manifestations éparses et tardives du mythe originel.
L'engouement pour la culture védique a suscité une vogue d'orientalisme qui, pourtant, s'est évanouie bien vite. Les “mythologues” se sont alors penchés sur les mythes de leur propre peuple. Ce fut essentiellement, dans le monde germanique, l'œuvre des frères Grimm.
Plus tard, autre étape fondamentale dans l'exploration de nos mythes européens, J.J. Bachofen, que la postérité retiendra comme le théoricien du matriarcat originel, se penche sur le culte de la Mère et le culte des morts, qu'il considère comme identiques. Ces cultes se sont d'abord manifesté dans les symboles, en l'occurrence celui de l'œuf, puis seulement dans le mythe, posé, dans l'œuvre de Bachofen comme “l'exégèse du symbole”. Il y a donc antériorité du symbole par rapport au mythe chez Bachofen. Aujourd'hui, le sens qu'ont signifié le symbole puis le mythe a été refoulé au plus profond de l'âme ou des souvenirs du peuple. En Grèce, l'origine tellurique / chthonienne des divinités olympiennes s'aperçoit, selon Bachofen, dans le fait que celles-ci jurent par les eaux du Styx, c'est-à-dire par le “monde du dessous”, l'Unterwelt, le “monde du centre de la Terre”, dont ils sont issus, comme l'enfant est né dans la ventre de sa mère. Refoulement ne signifie nullement disparition et les mythes des origines, fussent-ils préolympiens, fussent-ils telluriques / chtoniens, sont toujours quelque part présents. Mythes chtoniens, mythes homériques / olympiens et mythes chrétiens vivent les uns à côté des autres dans nos sociétés européennes contemporaines et seule une optique faussée les perçoit comme successifs sur une ligne du temps considérée comme vectorielle.
8. L'interprétation du mythe comme expérience du numineux :
Les tenants de ce type d'interprétation partagent, comme Görres, les frères Grimm, K.O. Müller ou Bachofen, la conviction que le Mythe exprime une réalité divine. Dans l'optique des tenants de l'«interprétation numineuse» (comme U. von Wilamowitz-Moellendorf, W.F. Otto, Rudolf Otto, Vilhelm Grønbech, J. Evola, J.P. Vernant, K. Kerényi et M. Eliade), le mythe est expérience du numineux, comme l'exprime très clairement U. von Wilamowitz-Moellendorf :
« Les dieux sont là. Nous devons considérer cela comme un fait, le reconnaître tel, comme les Grecs, voilà la première condition pour comprendre leurs croyances et leurs cultes. En sachant qu'ils sont là, nous affirmons que leur présence repose sur une perception, que celle-ci soit intérieure ou extérieure, que ce soit le dieu lui-même qui soit perçu ou une force quelconque qui en est l'émanation ».
« Songeons aux millénaires qui nous ont précédés ; les contacts entre les dieux et les hommes devaient être quotidiens, permanents ».
Pour Walter Otto, les dieux sont les formes originelles de la réalité. Le divin est présent pour les Grecs, qui n'apprennent pas à le connaître par miracle ou par de sombres mystères mais par « expérience naturelle ». Le dieu surgit dans les processus naturels les plus banals, dans les joies quotidiennes, dans le hasard, dans les tréfonds de l'âme. Il va et il vient, il est éternel et toujours présent, toujours susceptible de faire ou de refaire irruption dans la trame du quotidien. Les dieux ne sont pas reclus dans un «au-delà» mais, au contraire, sont ancrés dans le temporel.
Citons Evola, Révolte contre le monde moderne (1ère éd. fr. 1972), quand il évoque la non-représentation des dieux par des figures personnifiées, notamment chez les Pélasges et les Romains des origines de Rome : « C'est… l'idée ou la perception de purs pouvoirs …, dont la conception romaine de numen est, encore une fois, une des expressions les plus appropriées. Le numen, à la différence du deus (tel que celui-ci fut conçu par la suite), n'est pas un être ou une personne, mais une force nue, se définissent par sa faculté de produire des effets, d'agir, de se manifester — et le sens de la présence réelle de ses pouvoirs, de ces numina, comme quelque chose de transcendant et d'immanent, de merveilleux et de redoutable à la fois, constituait la substance de l'expérience originelle du “sacré”… ». Pour Evola, l'homme traditionnel n'a pas la môme expérience du temps que l'homme moderne : sa sensibilité va au-delà du temps, même s'il demeure dans le temporel. Et c'est par le filtre de cette sensibilité supra-temporelle qu'il juge et évalue les phénomènes du monde.
Jean-Paul Vernant résume en une phrase succincte la vision de ceux qui perçoivent dans le mythe la manifestation du numineux : « il faut accepter le mythe comme une dimension irrécusable de l'expérience humaine ». Dans ce sens, le mythe, par sa complexité, ses polarités et ses contradictions, qu'occulte la rationalité moderne, qui est une terrible simplificatrice, révèle des éléments fondamentaux du réel. Le mythe est donc une “présence agissante”, une énergie (terme où l'on retrouve les termes grec ergon et allemand wirken). Le mythe donc, en tant que présence agissante, est soit visible soit occulté, effacé ou “en état de dormition”. Il faut savoir qu'il peut dès lors ressurgir. Le mythe ne se laisse pas appréhender par une logique simple et positive : ses manifestations sont diverses et innombrables. La pensée mythique est donc une pensée du pluriel, de la pluralité. On ne peut connaître toutes les formes de manifestation du mythe. Une forme inconnue de nous, aujourd'hui, peut surgir demain de façon inattendue.
Cette dimension inconnue rapproche le mythe de la notion grecque-européenne de tragique (bien mise en exergue par Clément Rosset), rappelle la notion hégélienne de “ruse de la raison” ou “l'hétérotélie” dont nous parlait Jules Monnerot. Mythe et tragique nous obligent à nous mettre en état d'éveil permanent, en état d'alerte, pour réceptionner l'état d'urgence, le tragique, l'Ernstfall. Toute pensée mythique, tout sens du tragique, postule une mobilisation permanente des énergies sur le plan politique. Kurt Hübner reconnaît clairement la dimension mythique de toute politique cohérente et durable. Néanmoins, ajoute-t-il, le XXe siècle est l'espace-temps où les “pseudo-mythes”, manipulés par les démagogues, ont eu le vent en poupe et se sont imposés aux populations. Avec Kérenyi, Hübner reconnaît cependant que les “pseudo-mythes” des grandes formations politiques de ce siècle répondent, sans doute incomplètement et maladroitement, au besoin de mythe que ressent l'homme. Mais le rapport mythe / politique est une autre thématique, que nous aborderons plus tard.
► Robert Steuckers, Vouloir n°142/145, 1998.
(Conférence prononcé en mai 1993 dans le Périgord)
Malgré une lecture littérale de la critique nietzschéenne du platonisme (qui concerne plus sa réception occidentale que le Platon de l'histoire), avec pour corolaire la défense d'un amoralisme supérieur qui se situe "par-delà bien et mal" considérés comme des absolus intemporels (notions étrangères au monde grec antique), ce texte de Catherine Salvisberg a néanmoins le mérite de nous inviter à découvrir en la pensée mythique une ressource contre le nihilisme entendu comme logique historique occidentale née des idéologies de la césure entre homme et monde.
Il est d'usage, dans notre culture, d'évoquer le modèle grec comme celui de la sagesse, créant dans les esprits une Grèce d'image d'Épinal. Les notions de sérénité, d'équilibre et d'harmonie viennent tout naturellement à l'esprit de celui qui s'abandonne à la nostalgie de notre grand passé. Pourquoi tout naturellement ? Sans doute parce que cette Grèce est plus aisément perçue par nos schémas et nos cadres de pensée moderne, pensée ordonnée, soumise à la raison et à la logique. Pourtant cette Grèce, certes bien réelle, est celle que l'on pourrait appeler du "second mouvement", celle qui va poser des limites et aimer le "fini" ; elle est devenue notre "référent grec".
Un monde sur fond de feu, d'ivresse et d'extase…
Ces limites, elles les a posées sur un monde tout autre, celui que Nietzsche définira dans La Naissance de la tragédie comme celui du règne de Dionysos, un monde sur fond de feu, d'ivresse et d'extase. Ce monde, générateur de la vie de notre culture, nous est beaucoup plus fermé, beaucoup plus obscur que celui de l'époque classique ; il voit naître et vivre des mythes d'une fantastique puissance dont l'évocation ne manque pas d'exercer sur bon nombre d'entre nous une espèce de fascination ; c'est pourquoi il apparaît utile d'étudier l'aptitude de notre pensée actuelle à les intégrer, voire seulement à les percevoir. Se référer aux mythes signifie plonger dans la mémoire historique, dans la grande mémoire, celle qui porte la source, les racines, la matrice de notre présent et donc de notre futur. Les mythes qui dominent toute notre Antiquité européenne et qui, sous des formes atténuées ou même dénaturées, survivent encore au début de notre ère, ces mythes nous sont-ils accessibles ou bien sont-ils comme ces cloches fêlées qui, sous leur apparence matérielle intacte, ne rendent plus que quelques sons dérisoires et faux, sans mesure ni avec leur bel aspect extérieur ni avec la puissance de vibration qu'elles portaient en elles.
I – La pensée par les mythes
La tentative de connaissance des mythes par l'homme moderne n'est, comme toutes ses approches, qu’intellectuelle. Notre pensée, malgré les tentatives des romantiques du siècle dernier, ne peut plus faire appel qu'à la raison pour comprendre : nous sommes devenus infirmes. C'est bien autre chose qu'il nous faudrait pour percer les profondeurs d'une culture dont la vitalité et la force ne peuvent se réduire à une analyse cartésienne, à une compréhension. Les mythes dans lesquels s'exprimait cette pensée, notre pauvre raison, si sèche, n'a été capable que de les concevoir comme symboles. Selon les siècles, les idéologies, les modes, les écoles ou les disciplines, les mythes sont devenus l'expression d'un symbolisme qui n'est en fait que le reflet de concepts modernes : certains y ont vu l'expression d'un inconscient collectif, d'autres ont donné aux mythes une fonction sociale et des gens très sérieux ont même vu en eux des éléments de lutte des classes. Il faut donc aborder l'étude de la mythologie sans trop d'illusions et savoir que nous sommes à son égard comme le visiteur d'un musée qui est séparé de l'objet de son admiration par une vitre qui lui interdit tout contact. Pour illustrer cette tentative, prenons l'exemple d'un mythe très révélateur, un mythe profondément enraciné dans la culture grecque tout au long de son évolution et qui, de surcroît, présente l'intérêt d'être partiellement passé dans notre culture : le mythe d'Heraklès.
Le mythe d'Heraklès
D'origine purement grecque, et plus précisément dorienne d'après des sources aussi sérieuses que Walter Otto ou Wilamowitz, son culte se répand rapidement tout autour de la Méditerranée où il s'enrichit de dieux locaux qu'il absorbe. Il va devenir une personnalité mythologique très complexe, et son évolution dans le temps est très révélatrice du double problème qui nous préoccupe : la perception du mythe et l’évolution de la pensée.
Ce demi-dieu, né des amours de Zeus et d'Alcmène, une mortelle, sera tout au long de sa vie terrestre poursuivi par la haine de Héra, épouse trompée de Zeus. Il lui manquera toujours cette partie divine, cette "partie Héra" qui l'empêchera d'être totalement un dieu. Sa vie, jalonnée d'épreuves, est célèbre pour ses Douze Travaux, mais elle est bien loin d'être exemplaire. Ce héros a des faiblesses ; rendu fou par Héra, il commet des crimes (il tue sa première épouse, princesse de Mégarée, ainsi que ses trois enfants, d’où la purification de cette souillure par les Travaux dont aucun ne devait être réalisable), s'abandonne toute une année aux pieds d'Omphale, la reine de Lydie, mythe flou de l'incarnation du nombril (omphalos) du monde. Ce demi-dieu, tour à tour puissant, fou, protecteur des faibles, guérisseur (il est parfois associé à Asclépios), criminel, est très représentatif de la mentalité grecque pour qui la part du bien et la part du mal sont intimement liées ; l'époque moderne ne connaît que des héros totalement bons, mais chez les Grecs, si l'on ampute le mal, c'est la vie que l'on supprime, car elle est un tout où ce qui est bon et ce qui est mauvais sont si imbriqués qu'ils en sont indissociables et nécessaires l'un à l'autre. Pas un Grec ancien n'est gêné de rendre un culte à un héros qui, outre ses qualités, est un ivrogne, un débauché, un infanticide. La divinité n'est donc pas perçue comme dans notre civilisation présente, où elle n'est d’ailleurs qu'un élément religieux, mais bien comme le lien entre le monde divin et le monde sensible dans lequel elle évolue de façon très familière. Une tradition en fait aussi une divinité chthonienne, c'est-à-dire qu'elle l'associe au séjour des morts. Mais la terre, ce séjour des morts, est en même temps la terre féconde, porteuse de fruits et de moissons : là encore coexistent le bon et le mauvais, de même que la vie et la mort.
Le rationalisme moderne ne peut saisir l'essence des mythes
Les mythes de cette période nous parviennent par la poésie épique, genre qui relève de l'art, de l'histoire et de la religion, mais aussi par la connaissance des cultes. Si, comme nous venons de le voir, nous ne pénétrons pas les mythes et n'en avons qu'une connaissance extérieure, il en va de même pour les cultes qui, peut-être plus encore que les mythes, sont passés de nos jours par le tamis du rationalisme et du fonctionnalisme. Pourtant, des penseurs, pour la plupart allemands, ont vu et dénoncé notre incapacité. Après Hölderlin, Walter Otto sera le plus brillant pourfendeur des interprétations modernes. Il cite en exemple un très vieux rite de purification qui consistait à promener un ou deux hommes à travers la cité, puis à les tuer hors de celle-ci et à détruire complètement leurs cadavres. À la suite de cet exemple, Walter Otto (in Dionysos, Mythe et culte) reproduit l'interprétation moderne type qui, tout naturellement, suppose la visée pratique du rite : "après avoir absorbé tous les miasmes de la Cité, il était tué et brûlé, exactement comme on essuie une table sale avec une éponge qu'on jette ensuite". Et Otto de révéler "la disproportion entre l'acte lui-même et l'intention qu'on lui prête". Cet exemple est caractéristique de l'impasse dans laquelle nous nous trouvons à percer une pensée qui se manifeste au travers de mythes et de rites, que nous ne sommes capables de commenter qu'avec un vocabulaire soumis à la raison, à l'esprit de causalité, à l'esprit pratique, à notre esprit "terne et désenchanté".
Mais les Grecs vont lutter contre leur nature et se protéger du fond tragique de l'existence par le rideau apollinien, la sérénité. Cette Grèce, celle, nous dit Nietzsche, de l'équilibre entre le dionysiaque et l'apollinien, celle de la tragédie, garde ses mystères comme celle de la période dite archaïque. Elle est de courte durée, 80 ans environ, et brille d'un éclat tel qu'elle ne peut longtemps se survivre. Dans le même temps, la pensée va évoluer et amorcer un tournant qui se révélera être une véritable cassure, une pensée que nous appréhenderons beaucoup mieux car elle a ouvert la voie à la pensée moderne.
II – La pensée par les idées
Si l'on connaît la place privilégiée que Nietzsche accorde à la musique par rapport aux autres arts, comme émanant directement de la source, de l'instinct vital, on ne s'étonnera pas des violentes critiques que le philosophe allemand proférera à l'égard de Socrate, "l'homme qui ne sait pas chanter". Socrate va privilégier la conscience et la lucidité par rapport à l'instinct. Il est l'homme non mystique ; Nietzsche dira "l'homme théorique". En effet, Socrate, le premier, va se permettre d'envisager les mythes, de les concevoir autrement que dans la pensée traditionnelle. Le mythe, de charnel et complexe, va pivoter vers la simplification et l'abstraction. Plus encore, c'est l'amorce d'une rationalisation, d'une explication. Dans le Phèdre de Platon, un dialogue entre Phèdre et Socrate est très révélateur de l'état d'esprit de ce dernier. Évoquant le mythe dans lequel Orythye est enlevée par Borée, Phèdre interroge : "Mais dis-moi, Socrate, crois-tu que cette aventure mythologique soit réellement arrivée ?". Et Socrate répond : "Mais si j'en doutais, comme les sages, il n'y aurait pas lieu de s'en étonner". Socrate explique avec des arguments rationnels que le souffle de Borée (le vent) a occasionné la chute d'Orythye qui en est morte. Voilà peut-être le premier argument rationnel destiné à se substituer à un élément mythologique. On le voit ici, cette pensée est très moderne et très accessible à notre compréhension. Socrate et Platon vont donc faire évoluer les mythes, et de la connaissance instinctive, on glisse à la connaissance rationnelle. On n'accepte plus le sens mystique du monde qui va être dévoré par la logique.
Les mythes n'en sont pas pour autant abandonnés : ils vont évoluer, à la fois dans la manière dont ils vont être perçus et dans leur forme propre. Il est temps ici de reprendre le mythe d'Héraklès que nous avons laissé dans la première partie de cet exposé, dans toute la force et la puissance ambiguës d'un être mi-divin, mi-humain, avec sa force surhumaine, ses débauches et ses passions démesurées. Après Sophocle qui, dans Les Trachiniennes, en fait un être brutal et sans finesse, Héraklès ne va cesser d'évoluer vers un idéal. La période hellénistique le montrera comme une divinité civilisatrice dont les travaux seront des épreuves d'utilité publique ; il devient un bienfaiteur de l'humanité au service du bien. Les philosophes (cyniques et stoïciens) vont vanter le caractère hautement moral de l'acceptation volontaire des souffrances qui jalonnent sa vie : il accepte librement le sacrifice ; il se dévoue pour l'humanité. Son nom est invoqué dans les situations difficiles (on l’appelle "Alexikakos", le détourneur de maux) et il devient le "héros" par excellence. Très grec mais très populaire, il passera à Rome où, devenu Hercule, il subira la même épuration qu'en Grèce. Cet Hercule idéalisé n’aura pas de mal à survivre partiellement dans le personnage d'un autre demi-dieu, purificateur de la terre et sauveur du genre humain, le Christ.
La rationalisation est le prélude de la moralisation
Toutefois le mythe purifié se désincarne de plus en plus et chemine vers l'idéalisation, l'abstraction. En s'éloignant du monde, les divinités, dieux et héros, deviennent des idées, des concepts, des absolus. Ce faisant, ils se moralisent et la moralisation nous apparaît comme l'inévitable corollaire de l'absolu. Platon va rejeter le côté humain et refuser ce qu'il appellera “des mensonges de poètes”, et les dieux, peu à peu, se tiendront sagement sur l'Olympe, dans une vertu exemplaire invitant à l'imitation autant qu'à l'ennui. En invoquant le monde des idées, Platon a ouvert la porte à un monde où le Bien et le Mal se combattent : le mal est le monde de l'instinct, de l'irrationnel, symbolisé chez Platon par le cheval noir ; le bien est le monde de la volonté, de la tempérance, symbolisé par le cheval blanc ; les 2 chevaux sont conduits par le cocher : la raison. Ce char symbolise l'âme humaine qui, on le voit, hiérarchise ses 2 composantes. L'instinct dès lors ne cessera d'être méprisé, la raison glorifiée. Le mythe en mourra, ce magnifique lien que les hommes avaient tissé pour relier leurs dieux à la condition humaine, au monde sensible ; ce lien est désormais rompu, à jamais sacrifié par quelques hommes fiers d'être moins naïfs, sur l'autel de ce que Heidegger appelle avec bonheur “la pensée calculante”.
Il faut abandonner l'espoir de renouer avec les mythes fondateurs, sous leur forme originelle. Cette entreprise conduirait tout au plus à une folklorisation analogue à celle que nous voyons fleurir sur les places des villages, où, à l'instigation des syndicats d’initiative, bourrées et sardanes alternent tristement avec les majorettes. Pourtant nous savons que les civilisations sont mortelles : la nôtre, parce qu'elle s'appuie sur la technique, est plus fragile qu'une autre. Un jour, nous aurons besoin de nous souvenir, nous devrons faire appel à cette mémoire profonde afin que, du chaos, resurgisse la vie qui naît de l'éternel retour. Les vieux mythes seront transformés, donneront naissance à d'autres, grâce à la bienveillance de celle à qui nous n'aurons jamais cessé de rendre un culte : Mnémosyne, déesse de la mémoire et mère des Muses. Alors nous nous réapproprions la création, la poésie, que les hommes de notre sang n'auraient jamais dû délaisser, abandonnant aux peuples qui n'ont jamais pu créer, les méfaits d'une raison spéculative qui ne nous a que trop contaminés. Avec la force des débuts, nous forgerons de nouveaux mythes pour de nouveaux printemps.
► Catherine Salvisberg, Vouloir n°56/58, 1989.
Mythe et Communauté
Communication de Giorgio Locchi (XIIIe Colloque fédéral du GRECE)
Avec un bon siècle d'avance, Friedrich Nietzsche avait prévu tous ou presque tous les phénomènes qui caractérisent notre époque, comme la montée du nihilisme anarchiste, l'épidémie des névroses, l'essor extraordinaire d'un art du spectacle abaissé au niveau des "circenses" quotidiens, le commerce de la luxure. La vérification des prophéties nietzchéennes devrait frapper les esprits, les inviter à la réflexion. Il n'en est rien. Mais cela est fatal. Nietzsche avait établi pour les sociétés occidentales un diagnostic de décadence et il ne faisait que prévoir le décours normal de la maladie. Or le propre de cette maladie des sociétés qu'est la décadence, c'est l'aveuglement qui frappe le malade à propos de son état. Plus il est malade, plus il croit être en bonne santé. Une société décadente est ainsi d'autant plus progressiste qu'elle avance vers l'issue fatale de sa maladie.
Regardons autour de nous. Tout le monde, du libéral plus ou moins avancé au communiste plus ou moins retardé, croit viscéralement au progrès, est intimement convaincu de vivre une ère de progrès et même de progrès ultime. Il voit toutes sortes de phénomènes sociaux qui dans la longue histoire des peuples ont toujours caractérisé les agonies des peuples et des cultures. Du féminisme à la montée sociale fulgurante des histrions et gens du spectacle, de la désagrégation des cellules sociales traditionnelles — pour nous la famille — aux tentatives éphémères et toujours renouvelées de les remplacer par on ne sait quelles communes, de l'universalisme masochiste à l'effondrement de toute norme sociale contraignante pour l'individu. Mais il est devenu parfaitement incapable de tirer la leçon de l'histoire, ce qui l'amène parfois à se dire que l'histoire n'a pas de sens.
Un autre trait est caractéristique de la décadence avancée : la médiocrité des sentiments. On se chamaille hargneusement, mais on se tolère. On se fait encore la guerre, froide si possible, mais on la fait au nom de l'amour, pour libérer l'autre. Ce que l'on se fait une obligation de haïr, c'est l'abstraction de l'Autre, jamais l'Autre dans sa réalité. On hait, selon le camp où l'on se trouve, l'affreux capitalisme occidental ou l'horrible régime communiste, mais on aime le peuple russe, on aime le grand peuple américain. Les sociétés décadentes ne savent plus aimer ni haïr, elles sont déjà tièdes, puisque la vie est en train de les abandonner, leur force vitale est déjà presque toute dissipée. Cette force vitale qui donne vie aux sociétés, les organise et les lance sur le périlleux chemin de l'histoire, cette force peut recevoit plusieurs noms. Dostoïevski l'appelait Dieu et il disait donc que lorsqu'un peuple n'a plus son Dieu, il ne plus plus qu'agoniser et mourir. Friedrich Nietzsche, lui, a annoncé aux sociétés occidentales que leur Dieu était mort et qu'elles aussi allaient donc mourir. Paul Valéry, à sa façon, a ressenti la même vérité. Pour moi, "Dieu" est une définition trop étroite, trop "occidentale", de ce qu'est la force vitale d'une société. Le divin n'est qu'un élément, qu'un aspect de cette force vitale que j’appellerais plutôt, dans toute sa complexité, MYTHE.
Le propre du mythe, tel que je l'entends, est d'entrer dans l'histoire en se créant soi-même, c'est-à-dire en créant et en organisant ses propres éléments. Le Mythe est cette force historique qui donne vie à une communauté, l'organise, la lance vers sa destinée. Le Mythe est avant tout un sentiment du monde, mais un sentiment du monde partagé et, en tant que tel, il est et il crée objectivement le lien social et, en même temps, la norme communautaire. Il structure la communauté, lui donne son style de vie, et il structure aussi les personnalités individuelles. Ce sentiment du monde est par ailleurs à l'origine d'une vision du monde, donc d'expressions cohérentes de pensée. L'histoire nous apprend que chaque peuple, que chaque civilisation a eu son Mythe. Dans la perspective ouverte par notre présent social, on a l'impression que les Mythes se rattachent toujours à une phase primordiale, désormais dépassée, du devenir humain. Que le Mythe soit pour ainsi dire la manifestation propre de l'enfance de l'humanité, est un lieu commun de la réflexion historique moderne. C'est le point de vue, inévitable, d'une pensée qui est le reflet de la vieillesse d'une civilisation.
Lorsqu'un Mythe est mort, lorsqu'on le regarde du dehors, un Mythe nous apparaît comme un ensemble de croyances plus ou moins fantasques, comme une collection de récits imaginaires, étrangement confus, toujours contradictoires. Si l'on essaie, par l'imagination postérieure, de le reporter à la vie et à l'histoire, le Mythe semble se mouvoir contre le sens du temps, ce qui fait dire à Mircea Eliade que le Mythe est nostalgie des origines. Mais il se trouve que l'on ne peut pas étudier la vie sur un cadavre. Un Mythe vivant se reconnaît tout au contraire par le fait qu'il est harmonie, fusion et unité des contraires. Cela veut dire tout simplement que les hommes qui vivent dans le champ du Mythe et qui sont organisés par lui, ne ressentent point comme contradictoire tout ce qui paraîtra contradictoire à ceux qui sont en dehors. Le Mythe est vivante force créatrice et il le démontre justement par cette création qui infatigablement réduit et harmonise les contraires. On a eu un nom pour cette vertu réductrice des contradictions, on l'a appelée la foi. Rationnellement, nous sommes ici dans un cercle vicieux, autre forme de contradiction : le Mythe n'est vrai que par la foi, mais la foi ne vit que par le Mythe — la foi n'est créée que par le Mythe.
Pour qui est dans le Mythe — nous le savons bien — ce cercle vicieux, cette contradiction n'en est pas une, parce que le Mythe est dans tous ceux qui relèvent de lui et il ne cesse de se créer entre eux et par eux. Car le Mythe, en effet, est création incessante de soi-même, il est — sous tout rapport — autocréation. Cela est vrai déjà au niveau du langage, qui est le niveau où se constitue l'humain en tant qu'être social. Des illustres structuralistes nous expliquent aujourd'hui que nous ne parlons pas, que nous sommes "parlés". Ils parlent évidemment d'eux-mêmes et pour eux-mêmes, en tant que représentants privilégiés des sociétés actuelles. Ils ont raison ; puisque toute langue, détachée du Mythe — c'est-à-dire du sentiment du monde — qui l'a créée, ne peut plus être que parlée, dans le sens de ceux qui l'emploient en réalité ne parlent plus, mais sont parlés. Lorsque la langue est encore vivement attachée à sa racine mythique, elle est encore en train de se créer et ceux qui l'emploient encore parlent et se parlent, loin de toute Tour de Babel.
La langue du Mythe structure des symboles, elle crée encore les choses avec les mots. Lorsque le Mythe ne parle plus et qu'il est tout au plus encore parlé, à l'harmonie du symbole succède la discorde de 2 idées opposées, inconciliables. Cela signifie aussi, tautologiquement, qu'à l'époque du Mythe succède l'époque des idéologies, d'idéologies jaillies d'une même source et pourtant toujours opposées, qui s'efforcent vainement d'atteindre leur impossible synthèse par une "science ultime" et de retrouver par cela ce paradis perdu qui était assuré par l'harmonie du Mythe.
Puisqu'il est harmonie des contraires, le Mythe est aussi le lien social par excellence et, de ce point de vue, il est légitime de parler à son propos de religion. Lien social, le Mythe organise la société elle-même, en assure la cohérence dans l'espace et à travers le temps. Le Mythe est bien plus qu'une Weltanschauung ; il est un sentiment du monde et aussi, tout à la fois, — mieux : par cela même — un sentiment de valeur, un mètre opérant. Il est la clé qui explique, qui suggère l'action et la norme de l'action. Je voudrais vous rappeler ici comment un Mythe peut organiser une société, dicter leur conduite à des hommes, en l’occurrence les Hellènes, confrontés soudain à un problème qui leur était inconnu. Les Hellènes étaient des Indo-Européens, leur Mythe était le Mythe indo-européen, sur la base duquel il s'étaient organisés en société à descendance patrilinéaire fondée sur ce que nous pouvons appeler la valeur héroïque. Lorsqu'ils immigrèrent dans la péninsule grecque, ils se trouvèrent confrontés à une société à descendance matrilinéaire. Pour des raisons qui furent peut-être contingentes, ils ne détruisirent pas cette société étrangère. Il y eut mélange de peuples, de civilisations. Cela posait un grave problème : celui de l'opposition inconciliable entre 2 conceptions de la société et du droit.
Dans la société matriarcale, ce ne sont pas les femmes qui font la guerre et qui détiennent le pouvoir, ce sont aussi les hommes. Mais la légitimité du pouvoir vient de la femme, on ne devient roi que parce qu'on épouse la femme qui par droit de descendance matrilinéaire est héritière du pouvoir. Dans ces sociétés le pouvoir est ainsi toujours détenu par des hommes choisis par les femmes. Or, si l'on peut légitimement penser que les Hellènes, au début du mélange, ont souvent acquis le pouvoir grâce au mariage, ils devaient quand même le légitimer du point de vue de leur Mythe, du point de vue du droit patrilinéaire. Toute une foule de récits mythiques sont là pour nous dire ces conflits et les mille voies par lesquelles les Hellènes ont toujours fait triompher leur système de valeurs. L'aventure d'Œdipe, l'Orestie, les mythes de Thésée, de Jason, du Bellérophon, le mythe même du rapt d'Europe ne sont que des exemples parmi tant d'autres. Et la suprématie du droit paternel est symbolisée, dans un Panthéon qui certes relève de 2 religions mythiques, par la présence d'Athéna, la déesse vierge, déesse guerrière mais aussi déesse de la pensée réfléchie. Athéna n'a pas de mère, elle proclame “n'être que de son père”, Zeus, et c'est elle qui est là pour absoudre tous les Orestes, qui pour venger leur père ont été acculés à assassiner leur mère.
Ce rapport intime entre Mythe fondateur, société, système de valeurs, norme sociale, nous permet de parler de la société comme d'un organisme, de parler de société organique. Ce terme de société est du reste impropre, comme le démontre le fait que nous sommes obligés de l'adjectiver. Je dirais donc, dorénavant, communauté pour dire société organique, et de plus j'opposerai communauté à société tout court, un peu à la façon dont on oppose un concept-limite à l'autre. Cette opposition de communauté à société n'est pas nouvelle, elle a été faite par des sociologues allemands et notamment par Ferdinand Tönnies. L'intuition de ces sociologues était juste, mais elle a toujours conduit à des conclusions erronées ou à des théories assez confuses, parce que la définition de communauté par rapport à société n'était jamais donnée si ce n'est de façon implicite.
Un Mythe est toujours nostalgie des origines, comme dit Mircéa Eliade, mais il est toujours aussi vision cosmologique d'avenir, il annonce une fin du monde, qui peut être aussi parfois commencement d'une répétition du monde et, dans un cas que nous connaissons bien, régénération du monde.
Le Mythe, on dit aussi, n'a pas de temps. Il n'en a pas parce qu'il est le temps, le temps de l'histoire. Ainsi la communauté qu'il organise est un organisme historique qui occupe à tout moment les 3 dimensions du temps historique. Une communauté est un organisme vivant, qui est à la fois dans le passé, dans le présent et dans le futur. Une communauté a une conscience communautaire, qui est souvenir, action et projet à la fois. Une telle communauté, nous l'appelons peuple. Lorsqu'un peuple n'a plus la mémoire de ses origines et, comme dit Richard Wagner, lorsqu'il cesse d'être mû par une passion et une souffrance commune, il cesse d'être peuple : il devient masse. Et la communauté devient société. J'ai dit que communauté et société sont des concepts-limites. Il y a toujours un peu de la masse dans les meilleurs des peuples et il y a toujours un reste de peuple dans la masse la plus vile et la plus rabaissée. Il n'y a pas de doute, et d'ailleurs on nous en rabat les oreilles, que nous vivons à l'époque des masses, que nous vivons dans des sociétés massifiées. L'individu, n'importe lequel, est divinisé au nom de l'égalité. Tout individu social a la même valeur, la personnalité n'est jamais prise en considération — et pour cause — puisqu'il n'y a plus de système référentiel de valeur socale. Dans une communauté, par contre, la valeur humaine, qui est toujours personnalité sociale, est mesurée par son degré de conformation aux types idéaux proposés par le Mythe et que chaque membre de la communauté porte en soi comme une sorte de super-ego.
Lorsque le Mythe s'effrite, lorsque ces archétypes idéaux ne sont plus ressentis comme tels, il n'y a plus de lien communautaire, de sorte que, à la limite, tout individu est considéré comme idéal en soi, par le simple fait qu'il est un individu. Ce qui reste pour tenir ensemble ce qui est devenu une société, c'est le lien toujours précaire et contingent créé par l'alliance des intérêts égoïstes de groupes d'individus, de classes, de partis, de chapelles, de sectes. La véritable dimension humaine, qui est dimension historique, est perdue ; la société de masse ne se soucie plus en réalité ni du passé ni de l'avenir, elle ne vit que dans le présent et pour le présent. Ainsi elle ne fait plus de politique, elle ne fait que de l'économie, et de l'économie de la pire espèce, conditionnant tous les réflexes sociaux. Symptomatiquement, la préoccupation de l'avenir, les horizons de l'an 2000, ne sont invoqués que pour justifier et faire avaler l'insuccès économique du présent.
Vous l'avez compris, nous sommes en train de parler de nos sociétés occidentales. Ces sociétés, au sein desquelles nous sommes nés et nous vivons, sont issues de la grande œkoumène chrétienne, qui avait été formée et conformée par le Mythe judéo-chrétien. Ce Mythe est mort depuis longtemps, avec son Dieu. Même la religion, telle que ce qui reste des Églises encore la véhicule, est idéologisée, est devenue idéologie qui s'oppose à d'autres idéologies jaillies de la même source mythique, désormais tarie. Là où le Mythe avait organisé, harmonisé, uni et ainsi donné une signification et un contenu spirituel, c'est-à-dire humain, à la vie des hommes, les idéologies opposent, désunissent, désagrègent. L'idéologie rejette le Mythe comme irrationnel et prétend, elle, être rationnelle, être rationnellement fondée. Au fond, de façon implicite ou explicite, toute idéologie prétend être science et science de l'homme aussi. Et sur la lancée de sa quête de rationalisme, toute idéologie finit par se muer en anti-idéologie. En effet, puisqu'une idéologie ne va jamais sans idéologie contraire, cette constatation pousse à la recherche d'une synthèse dans une sorte de neutralité idéologique apparente, soutenue par la conviction saugrenue qu'en dernier ressort tout, même l'homme, est quantifiable, que tout peut être calculé, que la vie d'une société se réduit à un problème de gestion administrative.
Les sociétés occidentales, par ex., ont l'illusion de retrouver l'harmonie perdue, la fusion intime des contraires grâce aux vertus de la tolérance : mais elles deviennent ainsi schizophrènes et rendent schizophrènes les individus les plus sensibles au climat social. L'individu occidental finit toujours par avoir mauvaise conscience, surtout au niveau du pouvoir, parce qu'il est tenaillé par deux exigences opposées, qu'il ne saurait satisfaire ensemble, disons, pour simplifier : l'exigence de liberté individuelle et l'exigence de justice sociale. L'écartèlement qui est au sein des sociétés est toujours aussi au cœur des individus et cela porte parfois à des conséquences cocasses, comme dans le cas des libéraux avancés qui voudraient aussi être à la fois socialistes et dans celui des communistes et socialistes qui voudraient aussi être libéraux. Et remarquez que si on se moque du Mythe, rejeté comme irrationnel, instinctivement on voudrait bien en récupérer le bénéfice social, en proposant des Anti-Mythes avec un idéal correspondant qui serait celui de l'Anti-héros, idéal si bien représenté au niveau de la consommation quotidienne de pseudo-valeurs sociales, par l'artiste débraillé, chevelu, si possible un peu sale.
Les sociétés communistes, elles aussi issues du Mythe judéo-chrétien, ont essayé une autre solution. Elles ont choisi l'intolérance, au bénéfice d'une seule idéologie, sommée en fait de prendre la place du Mythe. Mais puisque l'idéologie n'est pas un Mythe et donc ne peut pas être opérante dans l'âme des individus, les individus ne se conforment jamais à la norme idéologique. La conséquence bien connue en est que la société communiste est une société de contrainte. Pour être tout à fait exact : il y a dans la société communiste, à tous les niveaux, une obligation de contrainte, de sorte que l'épurateur lui-même finit toujours épuré, tandis que dans la société libéralo-démocratique on aboutit à une obligation de tolérance, dont même les délinquants finissent par bénéficier.
Par ailleurs les sociétés communistes aussi, en dépit de certaines apparences “anti-économiques”, ne vivent que dans le présent. La démonstration en est offerte, de façon périodique mais frappante, par la condamnation de tout présent révolu, qui y assume les aspects d'une célébration rituelle. Le présent est toujours divinisé — de Lénine à Staline jusqu'à Mao — pour être infailliblement condamné et conspué dès qu'il cède la place à un autre présent. Ainsi, somme toute, on peut bien dire que l'équation sociale de la société communiste donne comme résultat la même valeur que l'équation démocratico-libérale. Microscopiquement, au niveau des individus, la société libérale est plus attrayante, d'où le phénomène de la dissidence au sein des régimes communistes, les fuites, et par réaction le mur de Berlin. Mais remarquez aussi qu'au niveau macroscopique, de la masse en tant que telle, la fuite se produit surtout en sens inverse et que donc dans cet après-guerre les sociétés socialistes se sont multipliées.
Que faire alors, à quoi s'attendre ? Permettez-moi de revenir encore une fois à Nietzsche. Nietzsche nous a dit parmi les premiers que la civilisation occidentale était entrée en agonie, une agonie à la durée imprévisible, et qu'elle allait mourir. Les nations européennes sont condamnées ou bien à sortir de l'histoire à la façon des Bororos chers à M. Lévi-Strauss, ou bien à mourir historiquement et voir dissoudre leur substance biologique dans des nations et des peuples à venir. Au fond, tout le monde en Europe est plus ou moins conscient et c'est bien à cause de cela qu'il y a depuis quelque temps un discours sur l'Europe. Mais cette Europe est conçue comme un prolongement des actuelles réalités sociales, comme le dernier moyen pour sauver ce qui est à l'agonie, ce qui est condamné à mort, c'est-à-dire la civilisation judéo-chrétienne.
Mais si une Europe voit le jour dans un avenir plus ou moins lointain, elle n'aura de sens, historiquement, que si elle est telle que Friedrich Nietzsche la souhaitait, portée et organisée par un Mythe nouveau, fondamentalement étrangère à tout ce qui est aujourd'hui. Nous croyons savoir que ce nouveau Mythe est déjà là, qu'il est déjà apparu. Pour cela il y a des signes et des signes derrière les signes. À ses débuts, un Mythe est toujours extrêmement fragile, sa vie dépend toujours de quelques poignées d'hommes qui déjà le parlent. Dans une étude sur ce que j'appelle la musique européenne de Johann Sebastian Bach à Richard Wagner, j'ai essayé de montrer comment ce Nouveau Mythe et la nouvelle conscience historique qui le porte sont nés, de montrer aussi par quel chemin ce Nouveau Mythe s'est dirigé vers notre présent. S'il vit encore, il ne peut survivre qu'en vertu de la totale fidélité de ceux qui le portent à son jeune passé. Certes, il n'a pas encore tout dit, peut-être n'a-t-il que balbutié. Le Mythe, lorsqu'il est vivant, est toujours en train de se dire.
[Habillage sonore : Herbst9]
◘ Muthos et logos : un chiasme irrésolu ?
• Présentation de l'extrait de texte : En 1953 Georges Gusdorf publiait sa thèse de doctorat dans laquelle il tentait de montrer que « la conscience philosophique est née de la conscience mythique », dont elle s'est dégagée lentement, « par la rupture d'un équilibre où se trouvait atteinte une harmonie désormais perdue à jamais ». Offrant ainsi la synthèse parfaite d'une longue fable anthropologique (teintée d'évolutionnisme au sens où l'ontogenèse pourrait réinvestir historiquement la phylogenèse) ayant au moins le mérite de révéler sa morale cachée, il estimait que le mythe, porteur d'une explication incomplète parce que pré-scientifique du monde, ne s'en applique pas moins à « un mode de présence au monde qui refuse le détour de la médiation discursive » : le propre du mythe est de tirer son autorité non pas d'une analyse des concepts, mais d'un sens ontologique de l'être dans le monde et de ses relations fondamentales avec le tout de la réalité qui l'englobe ».
Les recours au mythe — aussi bien que les retours — expriment donc une part d'ombre de notre culture à assumer pour conjurer tout malaise en celle-ci : « les nations d'Occident souffrent parce qu'aucun système mythique ne peut plus assurer l'unanimité en elles et entre elles. Elles sont à la recherche d'une formule de leur équilibre vital ». Il conviendrait donc de fonder rationnellement le mythe qui resterait sinon "refoulé". On comprend que par mythe est ici entendu l'imaginaire collectif voire politique. De fait il existe des mythes modernes (par ex. ceux liés à la science) dans nos sociétés industrielles, quand bien même on pourrait distinguer avec Jan Marejko « les mythes propres au mythocosme et les mythes alogaux [coupés de toute mise en récit comme ceux du progrès et de la consommation] propres au technocosme » (La Cité des morts, p. 151).
En rabattant le mythe (supposé induire une ingérence surnaturelle dans les affaires humaines) sur une histoire culturelle, Gusdorf entendait prévenir ainsi certaines dérives (millénarismes, propagande totalitaire d'un Homme nouveau, etc.), manquant néanmoins par là un enjeu pratique : si l'imaginaire certes intervient dans la construction du réel, il n'a pas qu'un rôle adaptatif mais aussi transformateur (cas du mythe mobilisateur chez Sorel par ex.). C'est d'ailleurs pourquoi Wittgenstein remarque qu’un ethnologue comme Frazer qui pense expliquer des rites en les rendant « vraisemblables pour des hommes qui pensent de façon semblable à lui », aboutit généralement à les expliquer par la superstition : « il est très remarquable que ces usages soient au bout du compte présentés pour ainsi dire comme des stupidités » (Remarques sur "Le Rameau d’or" de Frazer). Or, rappelle Wittgenstein, dire que « ces actes se caractérisent par ceci qu’ils proviennent de conceptions erronées sur la physique des choses » est d’autant plus absurde que lorsque ces conceptions et un certain usage « vont ensemble, l’usage ne provient pas de la façon de voir, mais ils se trouvent justement tous les deux là ». En d’autres termes, « on ne peut que décrire et dire : ainsi est la vie humaine ».
Le mode de compréhension des "techniques du corps" (pour reprendre une expression de Mauss) interdit donc de les réduire à des formes de présentation de soi imposées par des contraintes de représentation sociale, naturalisées du fait de leur incorporation lors de la prime éducation, et ayant une signification identitaire. Les techniques du corps possèdent une véritable efficience, même si leur caractère traditionnel peut conduire, dans le monde moderne, à ne plus cultiver cette efficience, et donc à les oublier : « Le même sauvage qui, apparemment pour tuer son ennemi, transperce l’image de celui-ci, construit sa hutte en bois de façon bien réelle et taille sa flèche selon les règles de l’art, et non en effigie ». La fonction vitale de certaines manières d’agir, léguées par la tradition et augmentant la capacité physique de l’individu à agir sur son environnement, techniques efficaces pour domestiquer son habitat, justifie également l’attribution à la technique du corps d’une fonction écologique d’adaptation et de transformation des éléments de l'expérience humaine.
Au travers de cette digression, nous avons voulu indiquer que, loin d'être une forme "inférieure" de la pensée, le mythe réinvesti, en reliant sens et forme, pratiques et mentalités, expérience transindividuelle et sens de l'action publique, peut jouer un rôle structurant en anthropologie politique. Le passage d'une conscience occidentale (dont est emblématique l'extrait ci-dessous de Gusdorf rivé au mythe de l'individu) à une conscience européenne, pareil au serpent qui change de peau, répond à cette urgence : il devient dès lors initiateur d'historialité de son destin partagé par toute sa génération.
Entre la conscience mythique et la conscience réflexive, il n'y aurait donc pas à choisir. L'antagonisme peut se résoudre en une réconciliation, car les deux composantes de l'affirmation humaine sont appelées à se compléter mutuellement. Le rôle de la réflexion est essentiellement critique. L'impérialisme du mythe expose la communauté aux plus graves dangers. Il appartient à la critique de veiller à éviter les entraînements de cet ordre. Mais elle doit elle-même obéissance à l'autorité profonde, lorsque celle-ci lui apparaît justifiée, lorsqu'elle y retrouve l'authenticité d'une vocation humaine.
La conscience mythique ne signifie donc nullement le renoncement à la raison. Bien plutôt, elle nous apparaît dans le sens d'un élargissement et d'un enrichissement de la raison. Si la raison est l'organe suprême de la pensée humaine, la fonction de la vérité, cette fonction doit ressaisir et ordonner en nous les aspirations opposées, faire justice à chacune d'elles en lui reconnaissant la place qui lui revient. Seule une fiction permet de mettre la raison à l'abri du temps et de l'histoire, d'en faire un pouvoir purement formel, sans rapport avec les exigences concrètes de l'être dans le monde. Ce malthusianisme est d'ailleurs voué à l'échec, s'il est réduit à ses propres forces. Il ne parvient à subsister qu'en réintroduisant clandestinement les énergies immanentes qu'il a commencé par rejeter. « Quand les philosophes veulent mettre la raison à l'abri de l'histoire, disait M. Merleau-Ponty, ils ne peuvent oublier purement et simplement tout ce que la psychologie, la sociologie, l'ethnographie, l'histoire et la pathologie mentale nous ont appris sur le conditionnement des conduites humaines. Ce serait une manière bien romantique d'aimer la raison que d'asseoir son règne sur le désaveu de nos connaissances » (1).
Il ne s'agit donc pas de perdre la raison, mais de la sauver. Une investigation de la raison intégrale ne peut pas se permettre de rejeter par principe l'affirmation des mythes sous prétexte qu'elle nous renvoie à l'imagination, aux passions, à l'affectivité, alors que l'intellect ne saurait admettre aucune influence de cet ordre. Ce n'est pas s'abandonner à l'anarchie que de reconnaître dans l'affectivité un fondement des valeurs humaines. Les instincts nous enracinent dans l'univers. Ils fournissent les principes d'orientation primitifs de l'être dans le monde. L'homme dont les instincts sont déréglés, c'est l'aliéné, celui dont nous disons justement qu'il a perdu la raison. Couper la raison des instincts, qu'elle prolonge en les promouvant, c'est donc se condamner à déraisonner. Mais accepter les vections instinctives, ce n'est pas pour autant s'en faire l'esclave. C'est se donner le droit de les juger. De même, on ne peut vaincre l'affectivité qu'en lui obéissant, en retrouvant en elle des éléments indéniables d'authenticité.
Les mythes ne doivent donc être acceptés qu'à titre indicatif et sous bénéfice d'inventaire. La philosophie n'est nullement appelée à devenir une mythologie, une compilation des fables de tous les temps. Plutôt, il lui appartient d'accueillir le témoignage de la mythologie, et de chercher à en déchiffrer le sens. Plus que la magie des images ou la beauté des histoires importe l'intention profonde. Les mythes offrent une sorte de banc d'essai de toutes les valeurs humaines. Une morphologie ou une typologie des mythes serait donc l'introduction à une connaissance de l'homme concret, si différent de l'homo philosophicus usuel. La philosophie traditionnelle fait effort pour désincarner la personne, en sorte que l'homme de la rue ne se reconnaît pas dans le schéma intellectualisé qui est censé lui apporter son image. Et lorsque par hasard le philosophe se fait entendre des non-initiés, dans le cas si rare d'un Bergson et d'un Sartre, le penseur est accusé par ses confrères de céder au goût du jour et de ne devoir son succès qu'au snobisme. Ou bien, on lui reproche de verser dans la littérature. C'est qu'en effet l'homme concret, abandonné par les philosophes, est devenu le patrimoine des hommes de lettres, et spécialement des romanciers, dans le monde contemporain. Les mythes romanesques donnent de l'homme réel des descriptions bien plus fidèles que celles des penseurs de profession. C'est pourtant l'élucidation de la condition humaine qui est la tâche du philosophe.
Le propre du mythe est de nous saisir comme un sens de vérité, beaucoup plus vrai que tout ce que nous pourrions en dire. Le mythe de l'âme dans le Phèdre, le mythe de Tristan s'adressent à nous directement, nous sommes frappés comme d'une allégorie de l'être, dont la vérité intrinsèque dévoile un sens de ce que nous sommes. La force persuasive n'est pas dans le mythe. Elle se trouve en nous et s'éveille sous l'allusion pour s'emparer de notre être tout entier. La pérennité des mythes n'est pas due aux prestiges de la fabulation, à la magie de la littérature. Elle atteste la pérennité même de la réalité humaine. Nous nous retrouvons, après les millénaires, dans la mythologie grecque et dans la révélation chrétienne. La surdétermination des mythes ne cesse même de renouveler leur sens : les chevaux du char de l'âme, le breuvage magique des amoureux, la croix du Christ, les symboles mythiques opèrent en nous avec une efficacité immédiate. Les images même semblent revêtues d'une validité transcendante : les 2 coursiers de Platon et leur cocher, les images chrétiennes, le cep, le pain, le vin, les paraboles sont ce qu'ils sont, et ne pouvaient être autres. Nous les reconnaissons comme si nous les avions nécessairement et de tout temps connus.
En effet, par un mystère surprenant, le mythe s'adresse à chacun dans son propre langage. Il apporte à chaque homme une révélation spéciale — échappant par là à toutes les déterminations objectives des mythologues professionnels. André Gide l'a dit avec force : « La fable grecque est pareille à la cruche de Philémon, qu'aucune soif ne vide, si l'on trinque avec Jupiter (…). Et le lait que ma soif y puise n'est point le même assurément que celui qu'y buvait Montaigne, je sais — et que la soif de Keats ou de Gœthe n'était pas celle même de Racine ou de Chénier… D'autres viendront, pareils à Nietzsche, et dont une nouvelle exigence impatientera la lèvre enfiévrée… Mais celui qui, sans respect pour le dieu, brise la cruche, sous prétexte d'en voir le fond et d'en éventer le miracle, n'a bientôt plus entre les mains que des tessons. Et ce sont les tessons du mythe que le plus souvent les mythologues nous présentent… » (2).
Ainsi se laisse pressentir l'idée d'une mythologie de la mythologie, évitant de lâcher la proie pour l'ombre, qui serait peut-être la mythologie véritable et nous donnerait en même temps le mouvement le plus secret, le mystère de la raison — ces chiffres premiers et derniers sur lesquels se fonde l'eschatologie implicite dont procèdent nos raisons d'être. Le mythe nous renvoie à une formule de l'homme. Non seulement mode de présentation, forme d'expression, mais encore et surtout nœud des valeurs foncières, complexe vital.
Le mythe n'est pas la fin de la raison, mais plutôt son commencement. Et la raison concrète ne doit pas sonner le glas de la mythologie ; plutôt elle doit se donner pour tâche une sorte de reprise des mythes, une légitimation et une discrimination. Les mythes énoncent la matière de la réalité humaine, les valeurs à l'état sauvage, et par là ils signifient indistinctement le meilleur et le pire. Aux mythes de l'ascension vers les sommets s'opposent les mythes de la descente aux enfers. Aux mythes de l'humain s'oppose la floraison monstrueuse des mythes de l'inhumain — de l'inceste, du meurtre, de la guerre, du chaos. Le mythe est de l'ordre de la nature humaine ; il développe indistinctement toutes les possibilités de cette nature. Le rôle de la raison critique sera donc un rôle de purification. Elle doit faire passer l'homme, par l'authentification de ses valeurs, de la nature à la culture, c'est-à-dire à la morale.
Le mythe propose toutes les valeurs, pures et impures. Il ne lui appartient pas d'autoriser tout ce qu'il suggère. Notre époque a connu l'horreur du déchaînement des mythes de la puissance et de la race, lorsque leur fascination s'exerçait sans contrôle. La sagesse est un équilibre. Le mythe propose, mais c'est à la conscience de disposer. Et c'est peut-être parce qu'un rationalisme trop étroit faisait profession de mépriser les mythes, que ceux-ci, demeurés sans contrôle, sont devenus fous. Pas plus que la reconnaissance des mythes n'est le rejet de la raison, elle n'est le refus de la morale. Bien au contraire : les grandes époques de civilisation ont toujours défini sous forme d'un idéal mythique leur style de vie. Le guerrier spartiate, l'Athénien poli, le citoyen romain, le chevalier médiéval, l'humaniste, l'honnête homme, présentaient pour un temps donné le type de l'excellence humaine en forme de mythe incarnant les plus hautes valeurs. Et les modèles même de toute sagesse militante, le génie, le saint, le héros empruntent leur nom à des hommes réels, mais en revêtant leur personnage d'une perfection formelle qui relève du mythe bien plutôt que de l'histoire.
La mythologie fournit donc un inventaire des possibilités humaines, une écriture chiffrée développant toutes les intentions implicites constitutives de l'être dans le monde. Chaque époque de la culture recommence l'œuvre d'exprimer les structures de l'homme dans les langages du temps, langage de l'art, langage de la politique et de la philosophie. D'âge en âge, les formes d'expression se renouvellent, mais, dans la tapisserie de Pénélope qu'est l'histoire de l'humanité, la trame demeure. Cette trame, nous la trouvons dans l'attestation des mythes, dans cette unité d'inspiration qui les maintient actuels lors même qu'ils paraissent périmés. Le mythe date et ne date pas, car il est contemporain de l'humanité. Il permet à l'homme de prendre conscience, dans le temps, de sa vocation par-delà le temps.
La conscience mythique paraît bien constituer, en dernier ressort, le foyer de toutes les affirmations de transcendance. Expression de l'homme intégral, elle fait droit, en les sublimant, à toutes les aspirations humaines ; elle réalise la promotion de l'instinctif au spirituel. Chaque fois, d'ailleurs, l'entendement critique s'insurge contre la violence qui lui est faite. Pour lui, la conscience mythique serait la boîte de Pandore, dont s'échappent tous les maux qui dévastent l'univers.
Mais la permanence de la conscience mythique permet seule de ramener à l'unité les diverses formes de transcendance : théologie, ontologie, doctrines sociales — autant de formulations de l'exigence mythique. Il y a une histoire de la transcendance, selon les vicissitudes de son affirmation d'âge en âge. Les moments critiques de la culture correspondent au passage d'un système de mythes à un autre. L'affirmation de valeur en fonction de laquelle se réalise la mise en place de l'homme dans le temps se renouvelle en même temps que le monde lui-même. C'est ainsi par ex. que la philosophie de l'histoire a pu intervenir comme un produit de remplacement de la théologie. Le mythe du progrès, pour certaines époques, s'est substitué à la foi en Dieu ; la conscience de participer à l'histoire a remplacé celle de faire son salut… Mais les mythes eux-mêmes ne résistent pas à la pression des évidences contraires. Et la mort des mythes risque de produire ce désespoir ontologique dont dépérissent les civilisations primitives. Les peuples forts ont confiance dans leurs mythes, ainsi que le montre bien l'exemple de la Russie et celui des États-Unis. Les nations d'Occident souffrent parce que aucun système mythique ne peut plus assurer l'unanimité en elles et entre elles. Elles sont à la recherche d'une formule de leur équilibre vital.
Il ne semble donc pas que l'exigence mythique soit appelée à disparaître. Elle peut renouveler sa matière et les modalités de son expression. Mais l'intention demeure identique. Car la conscience mythique désigne l'instance suprême, régulatrice de l'équilibre ontologique de l'homme. Elle révèle le chant profond de la destinée humaine, dans sa plénitude qui englobe le temps et dépasse le temps. « La mythologie, écrivait Novalis, contient l'histoire du monde des archétypes : elle enclôt le passé, le présent, l'avenir » (3). Et Kierkegaard note, d'une formule décisive : « La mythologie consiste à maintenir l'idée d'éternité dans la catégorie du temps et de l'espace » (4).
► Georges Gusdorf, conclusion de Mythe et Métaphysique, Champs-Flammarion, 2e éd. 1984. [recension]
(1) Bulletin de la Société française de Philosophie, 1947, p. 132. Cf. le mot de Montesquieu : « Chose singulière ! Ce n'est presque jamais la raison qui fait les choses raisonnables et on ne va presque jamais à elle par elle. »
(2) Gide, Considérations sur la Mythologie grecque (fragment du Traité des Dioscures), dans Morceaux choisis de Gide, NRF, 1935, p. 185.
(3) Novalis, Grains de pollen (1798), dans Petits Écrits, tr. Bianquis, Aubier, 1947, p. 77.
(4) Cité dans Wahl, Études kierkegaardiennes, Aubier, 1938, p. 444.
Le sacré et le mythe
« Le sacré relève d'abord d'une perception de choses manifestant le divin, et non d'un état de croyance impliquant l'adoption d'une vérité absolue. » (Jean-Jacques Wunenburger)
« La mythologie comprend l'histoire archétypique du monde originel ; passé, présent et futur y sont embrassés. » (Novalis)
« Le symbole est une représentation qui fait apparaître un sens secret. Il est l'épiphanie d'un mystère. » (Gilbert Durand)
"Le poids des mots, le choc des photos" dit la publicité d'un hebdomadaire contemporain bien connu. Ce slogan, bien que purement commercial, est frappant. C'est bien évidemment son intention mais nous pourrions nous demander pourquoi il apparaît tel. Le poids des mots doit certainement faire appel à la résonance que le verbe a sur notre imaginaire et nous renvoyer à l'importance qu'avait — et qu'a encore, mais dans une moindre mesure -, l'oralité. L'attrait de l'enfant pour les histoires qu'on lui conte et le plaisir des adultes pour les veillées d'autrefois autour d'un conteur ne sont certainement pas étrangers à cet impact. Le choc des photos, quant à lui, est certainement dû à l'aspect moderne de la technique photographique qui autorise de fixer l'instant sur du papier, mais est encore plus fortement lié au fait que cette technique stimule notre imaginaire et fait jaillir des images connexes. L'oralité et l'image avivent ainsi des échos au plus profond de nous et, parfois, nous amènent à revivre par la pensée, mais aussi par les sentiments et les émotions qu elles suscitent, des événements antérieurs.
Ceci ne s'applique, évidemment, que si nous faisons abstraction du sensationnalisme et du superficiel qui est bien souvent le lot des magazines d'actualités. En effet, slogan verbal et choc visuel forment bien le cadre médiatique d'aujourd'hui. Cette petite phrase publicitaire, malgré son impact, ne doit pas nous faire oublier que la fréquentation assidue des médias modernes conduit à une perte de vécu, aussi bien existentiel que social. Tout n'est plus qu'expériences de seconde main : sexe, amour, guerre, aventure, sport, … L'homme occidental moderne semble ne plus être qu'un voyeur qui se satisfait des efforts, du bonheur ou du malheur des autres, souvent télévisuels, toujours fictifs. Ceci est bien résumé par cette phrase d'une chanson à la mode : « Elle vit sa vie par procuration, devant son poste de télévision » (1), ou encore celle-ci : « Allumés les postes de télévision, verrouillées les portes des conversations (…) oubliées les phrases sacrées des grands-pères » (2). Ce phénomène s'accompagne d'un repli sur soi, un soi vide d'expériences, de passions et de véritable connaissance, ainsi que d'une fuite du réel.
Autre conséquence de l'explosion médiatique : la perte de sens qui nous affecte. Une culture fonctionne comme une grille sélectionnant et hiérarchisant les informations diverses venues du dehors et leur donne du sens. Ce n'est plus le cas à l'ère des médias de communication, car il y règne un excès d'informations de toutes natures, placées et présentées sur un pied d'égalité. Ces quatre caractéristiques — perte du vécu, repli sur soi, fuite hors du réel et perte de sens — sont justement à l'opposé de ce que développe le mythe. « Le mythe raconte une histoire sacrée » dit Mircea Eliade. Ainsi, pour comprendre le mythe et le placer dans son contexte, il est nécessaire, avant de l'aborder, de décrire l'environnement favorable à son éclosion. Ceci implique d'évoquer les notions de sacré, de religieux, de magie, de symbole et de rite. La littérature est abondante sur ces matières. Dès lors, le propos ici sera modeste et se contentera d'en présenter succinctement quelques aspects et de les mettre en perspective.
Sacré et religion
Si toute religion implique le sacré — mais non un dieu —, la réciproque n'est pas vraie. Le sacré et le religieux, le divin et le sacré sont des concepts différents. Comme l'a détecté Mircea Eliade (3), le sacré excède le religieux en ceci déjà que tout acte de la vie humaine possède par lui-même une valeur sacramentelle.La notion de divin, quant à elle, en raison de son étymologie (4), désigne une source céleste et lumineuse, alors que l'homme est associé à la terre (homo, humus). Dès lors, la notion originelle de divin dans le monde indo-européen conçoit le sacré comme transcendant à la condition humaine, mais pas au cosmos. Cette différence est essentielle et s'écarte substantiellement de la vision des religions du Livre où Dieu y est conçu comme en dehors du monde et créateur de celui-ci. Ici, au contraire, le divin n'est pas tant un attribut de Dieu que ce qui fonde l'existence des dieux. La pluralité des dieux, organisée en panthéons harmonieux, n'est donc pas opposée à la conception simultanée d'un principe premier. « Chez Plotin, remarquent Alain de Benoist et Thomas Molnar, le monde ne doit pas son existence à une création consciente de Dieu, mais à une émanation spontanée procédant de l'Un qui se répand dans la multiplicité à partir des trois niveaux de l'intellect, de l'âme du monde et de la nature » (5). La conception est similaire dans toutes les cosmogonies indo-européennes.
Ceci nous amène à constater que, « en ce sens, il est tout à fait inexact de voir dans le polythéisme une sorte d'infirmité à saisir la réalité de l'Un-Tout en tant qu'il se déploie au-delà de la diversité » (6). Si le divin peut ainsi être perçu de manière polythéiste ou monothéiste, le sacré, lui, se situe au-delà de cette rivalité, comme l'explique Marcel Mauss : « Ce n'est pas l'idée de Dieu, l'idée d'une personne sacrée qui se rencontre dans toute espèce de religion, c'est l'idée du sacré en général » (7). Dès lors, l'interprétation habituelle de la religion comme lien entre l'homme et Dieu semble devoir s'effacer au profit d'une relation plus complexe entre l'homme, le divin — singulier ou pluriel — et le sacré. « Fausse historiquement est l'interprétation par religare (relier), nous dit Jocelyne Bonnet. Elle fut inventée par les chrétiens, significative du renouvellement de la notion : la religio devint "obligation", lien objectif entre le fidèle et son Dieu (…) alors que les Indo-Européens ne concevaient pas la religion comme une institution séparée (…) et n'avaient pas de terme pour la désigner » (8). En effet, cette dernière conception mélange le temps et l'espace : lieux sacrés et périodes festives sont intimement liés. La religion se rattache plutôt à relegere, c'est-à-dire "recollecter, reprendre pour un nouveau choix, revenir à une synthèse antérieure pour la recomposer » (9).
Nietzsche déjà, au siècle passé, avait perçu cette conception et l'avait formalisée dans la notion d’Éternel Retour. Retour du semblable mais non de l'identique, reprise du fond mais non de la forme : en fait il s'agit d'une confrontation répétée au mystère à laquelle l'homme apporte, de manière dynamique et renouvelée, une réponse à chaque fois amplifiée. Contrairement à une conception linéaire de l'évolution — qu'elle soit matérielle ou spirituelle —, à l'opposé des interventions d'un deus ex machina, la conception européenne du sacré enfante une vision sphérique du cosmos.
Nature et structure du sacré
« Le sacré : l'ampleur même" (10), voilà bien une définition montrant l'importance de ce concept pour notre culture. Jean-Jacques Wunenburger, de son côté, pressent le sacré comme objet numineux (11). « Le sacré évoque une manifestation d'un absolu invisible et supra-humain, le divin. (…) Alors que le sacré constituait la dimension première de l'existence de l'homme archaïque, qu'il a été transmis et partagé par toute la culture traditionnelle, il est, aujourd'hui surtout, l'objet d'une spéculation critique qui l'analyse, l'interroge et même le soupçonne » (12). Mais bien avant d'être un objet d'analyse des sciences humaines contemporaines, le sacré correspond à un ensemble de comportements individuels et collectifs qui remontent aux temps les plus immémoriaux de l'humanité. Ces comportements s'étagent en trois niveaux : celui de l'expérience psychique individuelle, celui de la mise en forme des structures symboliques de ces expériences et, finalement, celui des fonctions culturelles du sacré, donc de l'aspect collectif et communautaire. Une question qui vient à l'esprit lorsqu'on parle du sacré est celle de son émergence, des formes qu'il peut revêtir. Une constatation initiale est que, si le sacrées objective dans les phénomènes culturels par les mythes et les rites, ce qui donne lieu à une transmission externe comme le langage et les mœurs, il implique aussi toujours des états intérieurs originaires. Ainsi, « le sacré apparaît d'abord comme un sentiment immédiat, une émotion vive, qui introduisent dans le Moi une sorte d'énergie spirituelle intense » (13).
Cette description du sacré comme état affectif est complétée par l'analyse exemplaire de Rudolf Otto (14), qui fait du sentiment du sacré une expérience ambivalente et a priori d'une puissance transcendante. Loin d'être une représentation morale ou intellectuelle, il s'agit plutôt d'un sentiment diffus, le numimosum, qui se rapporte à l'impression qu'a la conscience d'être conditionnée par quelque chose qui ne dépend pas d'elle, qui est indépendant de sa volonté et qui ne se laisse pas appréhender comme une chose visible. Deux pôles complémentaires caractérisent ce numineux : d'un côté, il est relation à un Mysterium tremendum, sensation d'effroi devant une grandeur incommensurable et de l'autre, il est appréhension d'un Mysterium fascinans, s'exprimant par une attraction vers un merveilleux solennel. Selon que domine l'un ou l'autre de ces aspects complémentaires, différentes formes culturelles du sacré se font jour. Tantôt le sacré est davantage cultivé comme exubérance et perception de sentiments fusionnels, d'extase. On pourrait alors parler de forme "dionysiaque", conduisant à des rites de transe. Tantôt le sacré est davantage dominé par un sentiment de vénération à l'égard d'une puissance souveraine. Il s'exprime alors d'une manière plus sereine, plus "apollinienne", marqué par la gravité, le respect, comme dans la prière ou les rites initiatiques. Ainsi, « le sacré n'est que le lieu d'une médiation du divin » (15).
Dès lors, le divin n'est pas conçu comme une idée, comme un concept mais se trouve perçu, réfléchi par un émoi sensitif et intellectuel qui n'ai retiendra qu'une sorte de trace ou d'écho. « C'est pourquoi le numineux, que la phénoménologie place au fondement du sacré, ne se limite jamais à un type d'événements parmi d'autres de la vie psychologique, mais constitue une attitude spécifique devant le monde, définit un niveau d'existence propre » (16) et, dès lors, le sacré n'est « ni un contenu pur, ni une forme pure, mais bien plutôt une réserve de signification…, le sacré demeure structure de conscience fondamentale, comme la matrice première et indéterminée de tous les sens possibles et les plus contradictoires » (17).
Le sacré ne se limite donc pas à un simple éveil à l'expérience naturaliste de la puissance, mais nécessite l'existence d'une structure d'accueil de ces moments intenses qui prépare l'émergence de réseaux de symboles à l'aide desquels nous percevons le monde. (18) « Ainsi le sacré ne serait pas seulement un accident de notre perception du monde, mais une structure permanente de notre relation au monde et de notre constitution psychobiologique » (19) ou, dit autrement, « Le sacré ne peut donc pas être considéré comme un stade dans l'histoire de la conscience humaine, stade qu'un quelconque progrès de l'homme lui permettrait de dépasser » (20). Le concept de sacré n'émerge pas sui generis, mais dépend surtout des concepts auxquels on le relie et auxquels on l'oppose : le sacré face au profane (du latin profanum : ce qui se tient devant le temple), le pur à l'impur, etc. En fait, le vécu sacré est un équilibre difficile à maintenir entre des aspirations contraires, mais toujours mêlées.
L'opposition entre le sacré et le profane est aussi peu définitive que celle du travail et du jeu, puisqu'on peut jouer en dégageant un effort productif et travailler en s'installant dans une décontraction rêveuse. Le sacré se mêle d'ailleurs parfois étroitement aux activités les plus prosaïques et insignifiantes de l'existence. Mircea Eliade a, en effet, rassemblé d'innombrables témoignages du fondement sacré des occupations sociales qu'on pourrait croire réglées par de seules motivations pragmatiques, alors qu'il dote les actions élémentaires de l'homme de modèles cohérents. D'autre part, il a bien souligné que le monde du sacré obéit surtout à une sorte de "densité ontologique originelle", qui fait de lui d'abord une source de mystère : « la 'nature' dévoile et camoufle à la fois le 'surnaturel', et c'est en cela que réside le mystère fondamental et irréductible du monde » (21).
Ainsi, plutôt qu'être en opposition avec un éventuel contraire, le profane, ou plutôt qu'être tension entre concepts opposés — le pur et l'impur —, le sacré ne remplit son rôle médiateur entre l'homme et le divin que s'il intègre les extrêmes et participe à une corrélation d'images contraires. Ces deux derniers aspects nous rapprochent de la science. En effet, cette capacité 'naturelle' de dévoilement du 'surnaturel' par le sacré n'est pas sans rappeler le but avoué de la science. De même, le rôle de médiateur entre l'homme et le divin par intégration des contraires est totalement parallèle à ce que k physique post-quantique a (re-)découvert (22). Cette convergence n'est évidemment pas étonnante lorsqu'on sait que, à l'époque de l'éveil de la pensée et de la connaissance, science, philosophie et religion ne se différenciaient pas comme aujourd'hui. Ces outils de la perception, de la (com-)préhension de la connaissance étaient intégrés et se complétaient. La théogonie irlandaise nous en donne un bon exemple, puisque le Daghdha et Oghma, le druide et le magicien sont fils d'Ealadha, "Science", et petits-fils de Dealbhaeth, "Potentialité Absolue" (23).
De même, n'oublions pas que la plus grande partie des vocabulaires philosophique et scientifique nous viennent non seulement du latin mais surtout du grec et que dans cette dernière langue, épistèmè, la "science", est formé de épi, préposition signifiant "sur" et de stèmè qui peut se traduire par "être quelque part" ; ce qui donne comme étymologie de la science : se placer, voir (d'en haut) ce qui est quelque part et donc, partout. Et, en effet, la physique est ce qui se préoccupe de la phusis, la "nature", c'est-à-dire de tout l'univers. Constatons encore que beaucoup de termes scientifiques et philosophiques se terminent par "-logique", de logos, "parole, discours" et donc, au sens premier, ne doivent pas posséder la connotation bien établie de causalité, de concept explicatif, mais plutôt renvoyer à la notion primordiale du discours, de la parole, donc du récit, du mythe. Ce dernier terme provient de muthos signifiant également "parole, récit" : la boucle est ainsi bouclée ; dans le discours des anciens, l'expression de la pensée est à la fois religieuse et scientifique.
Lorsque nous aurons encore dit que la technique chez les Grecs exprime un art (techné = art), c'est-à-dire un concept se référant au domaine de l'esthétique et non à celui de la production, nous comprenons dès lors que science, religion et technique relèvent de la première fonction et non de la troisième. En effet, selon l'étude comparative des mythologies indo-européennes faite par Georges Dumézil (24), la société indo-européenne se structure selon trois fonctions : la première représente la sagesse, la magie et la souveraineté,la deuxième rassemble les guerriers, les défenseurs de la société et la troisième est la fonction de production, représentée par les artisans, ouvriers et bâtisseurs. À Rome, sacer dérive de la racine indo-européenne *sak (25) qui exprime une présence dans sa forme de plénitude la plus intense. « La racine *sak nous permet de comprendre que le sens fondamental et premier du sacré, dans la pensée indo-européenne, est : conforme au cosmos, structure fondamentale des choses, existant réel. (…) Le sacerdos contribue à établir la société humaine sur ses assises fondamentales. Dès lors, pour la pensée indo-européenne, le sacré constitue une réalité fondamentale de l'existence » (26). Cette parenthèse étymologique peut paraître ardue mais n'est pas sans intérêt. Une étude un peu approfondie du vocabulaire indo-européen permet de détecter que la notion de sacré s'exprime essentiellement à partir de deux termes qui forme un couple entre eux. D'un côté, on a l'idée d'une puissance divine mystérieuse, redoutable à certains égards, interdite au contact des hommes sacer, hieros, yaozdâ, *wîhaz, weihs). De l'autre, on a le sacré perçu du côté humain (augustus, hosios, spaenta, *hailagaz, halls), essentiellement comme plénitude, force vivifiante, intégrité spirituelle et corporelle, accroissement et donc mise à l'abri de toute diminution. Deux aspects sont donc présents. D'une part, la dimension invisible du monde qui exprime l'essence du réel. C'est ce que signale Mircea Eliade lorsqu'il souligne que le sacré est ce qui a le plus d'être (27).
D'autre part, nous trouvons la notion de rassemblement comme condition de l'intégrité. Ces deux aspects correspondent d'ailleurs aux termes, mentionnés plus haut, que Rudolph Otto appelle tremendum, crainte respectueuse et fascinans, attrait pour ce qui advient à la présence. Cette structure double correspond étroitement au double aspect de la première fonction des mythologies indo-européennes. Nous aurons l'occasion de revenir plus d'une fois sur cette conception tripartite, mise en avant pour la première fois par Georges Dumézil. La vision du monde indo-européenne structure le monde en trois fonctions dont la première, celle précisément qui gouverne le sacré, se dédouble en une divinité qui symbolise la souveraineté cosmique et juridique, donc la magie, et ainsi est de l'ordre du tremendum, de la crainte respectueuse, et une divinité qui symbolise la souveraineté humaine, royale et politique, de l'ordre du fascinans, de la présence humaine et amicale. Ces couples de dieux, Varuna et Mitra, Odin et Tyr, Oghma et Daghda, Jupiter et Dius Fidius (28) représentent les deux dimensions du sacré, avec un pôle tourné vers le cosmos et la magie et un pôle tourné vers la terre et l'humain. Cette dualité n'est pas une séparation totale mais bien au contraire une association complémentaire. « Cette structure du sacré, à la fois unitaire et duelle, dans laquelle deux éléments inséparables l'un de l'autre s'activent mutuellement, où l'élément divin et l'élément humain, le cosmos et le rite, le ciel et la terre se répondent à l'infini, apparaît comme essentielle pour comprendre à la fois le rôle "liant" et médiateur que le sacré a précisément pour fonction de jouer » (29). Comme Lévy-Bruhl l'a souligné, le sacré est essentiellement relationnel.Il associe la terre et le ciel, les hommes et les dieux, le visible et l'invisible, le naturel et le surnaturel, dans un espace de présence qui excède, mais sans l'annuler, ce qui les sépare. Le sacré est donc bien ce médiateur qui lie, qui intègre les extrêmes et réunit les contraires. Le mot latin pour prêtre, pontifex, ne signifie-t-il pas en propre "celui qui fait le pont" ? De même, Nietzsche dira que « l'homme est un pont, non un but ».
Structures symboliques du sacré
Les seules expériences du sacré seraient stériles si l'homme ne possédait des structures intellectuelles et imaginaires pour les recueillir. Celles-ci lui permettent, en premier lieu, la perception, la préhension de la manifestation du sacré. En deuxième lieu, sa compréhension par le fait même de donner un sens à ces expériences et, en troisième lieu, sa transmission, sa communication par les structures de la tradition, par le rite et le mythe. L'homme n'en est donc pas resté à une simple perception des expériences du sacré, mais a élaboré une mise en forme collective, communautaire, selon quatre axes : le langage symbolique, le récit mythique, le jeu rituel et la structuration de l'espace et du temps. L'expérience du sacré étant, par essence, indicible et non rationnelle, elle ne saurait faire l'objet d'aucune description concrète et nécessite dès lors le recours à la symbolique. Contrairement au langage où le rapport entre le mot et la chose représentée est direct (jusqu'à devenir univoque comme dans le code de la route par ex.), un système de symboles renvoie à une chaîne indéfinie de significations suggestives. Le symbole, tout en étant moins précis que le signe univoque, est plurivoque. Comme l'indique son étymologie (du grec syn-bolein, rassembler, mettre ensemble, unifier), il rassemble en des images simples et concrètes, une pluralité de significations, lui autorisant un grand pouvoir évocateur. Ainsi, un arbre sacré n'est plus seulement une réalité naturelle, à valeur esthétique ou économique, mais une forme végétale qui présente à l'imagination un ensemble ouvert de valeurs spirituelles de jeunesse, de vie, d'immortalité, etc. Par effet rétroactif, le symbole suggère le sacré parce qu'il est le point de départ d'une quête de significations latentes.
L'expérimentation du sacré ne produit pas uniquement une préoccupation intellectuelle, mais elle est également vécue d'un point de vue ludique, incarnée de manière sensible et figurative, autrement dit mise en scène et théâtralisée. Les mouvements et attitudes corporelles prêtent leur dynamisme et leur plasticité à l'expression du sacré. Ceci nous conduit à un deuxième axe de mise en forme du sacré : le rite. Mircea Eliade définit le sacré comme "Kratophanie", manifestation de la puissance à l’œuvre dans le monde. Mais il n'y a puissance que pour autant qu'il y ait présence. Cette venue à la présence par l'intermédiaire du sacré s'opère dans le sacrifice. Ce sacrifice a pour fonction essentielle d'amener les hommes et les dieux à communier, à fonder l'ordre du monde dans une présence commune, génératrice de l'ordre social. Le sacrifice n'est qu'une des multiples facettes que peut prendre le rite (du sanskrit rtà : "ordre du monde").
Dans le rite, le monde est perpétuellement recréé, régénéré, conservant le fond, modifiant la forme comme l'exprime l'Éternel Retour de Nietzsche. L'action reproduit un événement cosmique, non point seulement comme représentation mais comme identification. Sa fonction n'est pas pure imitation, mais elle est participation. « Hors du rite, écrit Vittorio Macchioro, il n'y avait pas de religion, bonne ou mauvaise, vraie ou fausse. Accomplir exactement le rite signifie être religieux. Celui qui fausse le rite, sort des limites de la religion, pour aussi pleine et sincère que soit son intention,et tombe dans la superstition ». Le rite n'est pas une simple affaire de convenance sociale à laquelle il faut se conformer. Il est un jeu, mais un jeu sérieux. Il a un rapport direct avec la vérité que les Grecs nomment alèthéia (de lèthè : oubli), c'est-à-dire avec l'absence d'oubli, de voilement. « Décrypter le présent visible et invisible implique donc un jeu de mémoire, remarque Lambros Couloubaritsis, les Muses qui inspirent le poète sont d'ailleurs des filles de Mnémosyne, la Mémoire » (30).
Par sa maîtrise du temps, l'acte du rite est contemporain de l'événement primordial qu'il manifeste. Tous les rites religieux ont été accomplis une première fois par un dieu et sont repris dans les mythes. C'est un moment (et souvent un endroit également) où le sacré manifeste, dévoile la présence des forces divines. Que ce soit par la danse, le théâtre masqué, par l'initiation (cérémonie de passage) ou par le sacrifice, le rite est au corps comme le symbole est à l'esprit. Enfin, au-delà de la personne et de la communauté, au-delà du symbole et du rite, le sacré déborde de ce cadre et imprègne toute la perception humaine du monde. C'est ainsi que les repères spatio-temporels, permettant de coordonner l'existence des hommes dans une société en fonction de ses besoins alimentaire et sécuritaire, se trouvent intégrés dans une géographie et une histoire symboliques. Ces lieux sacrés sont choisis pour leurs particularités topographiques (montagne, rocher, grotte, clairière) ou pour avoir été marqué par un événement extraordinaire. Tout espace sacré, quelque décentré qu'il soit en réalité, est conçu symboliquement comme point de référence, comme "centre du monde" qui organise l'espace et lui donne un sens. Le centre de l'espace équivaut alors au lieu des révélations primordiales qui fondent la société et devient l'endroit où se pratiquent les initiations, où se miment, lors des fêtes, les gestes archétypaux devant régénérer le monde (par ex. : Tara, le centre mythique de l'Irlande). Car le lieu sacré est foyer de convergence des forces cosmiques, axe vertical du monde, foyer de rassemblement, lieu de manifestation du divin. On comprend dès lors aisément que pour des peuples différents et, a fortiori pour des cultures différentes, ces lieux (et le temps mythique associé) varient. Les dieux anciens étaient des dieux de la cité ou d'un endroit remarquable (source, forêt, …). La perception du sacré s'établit au travers du prisme d'un héritage ancestral, il s'enracine dans une culture. La perception de la temporalité est importante également dans le sacré. En effet, le temps des activités économiques est interrompu par des coupures, des moments clairement délimités dans le calendrier, au cours desquels s'opèrent des relations privilégiées au sacré. Le choix de ces moments d'intensification de la vie religieuse est en relation étroite avec de grands événements cosmiques : le symbolisme lunaire ou solaire, les solstices ou les équinoxes servent de temps forts à toutes les divisions du temps.
Cette temporalité sacrée se distancie, se coupe du flot des activités économiques et quotidiennes par son rattachement au Grand Temps mythique des dieux, celui durant lequel sont survenus les événements primordiaux. Ainsi, le jour de la fête est considéré comme contemporain du temps des origines dont il capte la force pour assurer la rénovation de la société et du cosmos. « L'homme religieux, déclare Mircea Eliade, vit dans deux espèces de temps, dont la plus importante, le temps sacré, se présente sous la forme paradoxale d'un temps circulaire, réversible et récupérable, sorte d'éternel présent mythique que l'on intègre périodiquement par le truchement des rites » (31). Ainsi, le temps sacré est non linéaire. Le passé, le présent et le futur ne sont pas séparés l'un de l'autre, sur une ligne fuyante, mais sont des dimensions de l'actualité. Il ne faut pas pour autant prendre le temps cyclique pour une stérile répétition des choses mais, au contraire, un perpétuel redéploiement des choses.
« Le temps qui fait retour est un temps qui apporte et rapporte, dit Jünger. Les heures sont cornes d'abondance » (32). La répétition n'exclut pas la différence : le printemps revient périodiquement, sous la même forme, mais ce n'est jamais le même printemps. La référence aux origines n'est donc pas un simpliste retour au passé : c'est un recours à ce qui est au-delà du temps, à ce qui est. Ainsi, la fête, le rite, le culte restituent « la situation-limite où l'ordre est né du désordre, où le chaos et le cosmos se trouvent encore contigus » comme le dit Gusdorf qui ajoute : « D'un point de vue dynamique, le schéma de la fête correspond à une circulation infiniment accrue, circulation de bien matériels, mais aussi de sentiments, circulation animée par une grâce d'ouverture de chacun à chacun, de générosité et d'échange » (33). Par l'événement rituel répétitif, l'homme se réinstalle en lui-même; il revient à la source pour un nouveau commencement. Le rite et le mythe ne sont pas pensables l'un sans l'autre. Tous deux traduisent la manifestation du sacré et la présence du divin.
Si, comme nous le verrons, le mythe est un "dire", le rite est un "faire" qui déploie ce dire. Le rite est ainsi l'attitude de l'homme qui vit le mythe. Beaucoup d'autres facettes de la culture sont encore redevables au sacré : la régulation symbolique du social, celle de la violence, les conceptions de la mort comme passage et l'inspiration directe ou indirecte des arts. Tout ne peut être abordé en une fois, concentrons-nous plutôt sur le quatrième des axes que nous mentionnions ci-dessus : le mythe, réceptacle et véhicule privilégié du sacré.
Le mythe, véhicule de valeurs
Dans notre société moderne, tous ces concepts déroutent quelque peu. En effet, depuis le scientisme du siècle dernier, le beau mot de "mythe" a un étrange destin : en fiançais contemporain, cessant de désigner la forme la plus haute de la pensée, seule capable de prendre connaissance et de dévoiler les mystères du monde, il en est venu à évoquer, dans le langage courant, quelque chose d'imaginaire, d'irréel, de faux, de mensonger. Ce terme ne semble plus concerner les récits étiologiques (éclairant l'aube des commencements), mais des histoires enfantines, moralisatrices, ou simplement fantastiques. Il est pratiquement devenu synonyme d'"utopie".
Pourtant, toute société s'est construite, a créé sa culture sur ce type de récit fondateur. Qu'il s'agisse de l'Edda des Germains, du Leabar Gabala ou du Mabinogion celtiques, des mythologies grecque ou slave, des Veda indiens, il s'agit essentiellement de récits sacrés, porteurs de valeurs vitales pour l'existence même du peuple qui les conte. Suivant en cela des penseurs comme M. Eliade, G. Dumézil ou E. Renan qui ont approfondi les messages mythologiques, nous pouvons dire que si l'homme est un être donneur de sens, le mythe est le réceptacle de sa formulation. Il est, de génération en génération, source d'enseignement et de traditions. Carl-Gustav Jung et Charles Kerényi (34) se sont demandé quelle était la raison de cette véracité et de cette efficacité du mythe. Ils la trouvent dans le fait que le mythe raconte, se réfère aux origines. Il raconte comment les choses se sont passées dans les temps primordiaux, comment les générations successives de dieux et de héros ont fondé, inauguré, créé toutes choses : le ciel et la terre, l'homme et la femme, la vie et la mort, les traditions et la culture.
« La connaissance, la possession du secret des origines qui est donnée à l'initié par la tradition sacrée des mythes, lui permet de se situer dans le monde, dans l'espace et dans le temps, et met à sa disposition la capacité et la possibilité de s'y conduire de manière efficace et sûre parce qu'en communion et en similitude avec la conduite des héros et des dieux fondateurs (…) C'est en ce sens de relation des origines, des faits primordiaux, que la mythologie est explicative pour celui qui la vit. Non au sens de l'explication par l'enchaînement des causes prochaines, comme pourra l'être l'explication scientifique, mais par le recours spontané, intuitif, immédiat aux causes primordiales, originelles » (35).
Un recours pertinent à l'étymologie peut éclairer le concept : Muthos et Logos signifient tous deux : parole. Mais s'agit-il de la même parole ? En fait, Logos évoque la notion de tri, de choix. C'est donc une parole mûrement réfléchie, qui s'interroge. Le Logos n'est donc pas, par sa nature même, de l'ordre de la vérité. Pour être convaincant, il doit se mettre en posture de convaincre, et donc de résister à la critique. Le Muthos (…) est à l'origine une parole qui échappe à la critique, dans la mesure même où il n'est pas pensable de le mettre en question. Muthos est donc la parole absolument vraie, celle qui excède les catégories du démenti et de la confirmation, qui n'a pas a être vérifiée, car elle renvoie au réel absolument Walter Otto abonde en ce sens lorsqu'il affirme que Muthos est la parole « qui renseigne sur la réalité, ou qui constate quelque chose qui, une fois déclaré, ne peut que devenir réel : c'est donc la parole qui renseigne objectivement ou qui fait autorité. (…) Muthos est la parole vraie, non au sens de ce qui est justement pensé et qui a force de preuve, mais du donné factuel, de ce qui s'est révélé, de ce qui est vénéré, et par là cette parole se distingue de toute autre énonciation » (36).
Par nature, le mythe se situe donc d'emblée au-delà du vrai et du faux, au-delà des confirmations comme des démentis, de la croyance comme du doute. Il est de l'ordre du réel, il manifeste l'autorité (grec archè) originelle de la chose même. Les mythes d'un peuple regroupent, souvent sous forme ésotérique, toujours sous une forme poétique et épique, des récits de trois types : les récits cosmogoniques, décrivant la naissance et l'évolution de l'univers, des hommes et des dieux, ainsi que l'histoire originelle de leur peuple ; les récits théogoniques, où résident l'histoire et la généalogie des forces spirituelles, donnant ainsi les relations fondamentales qui existent entre les concepts ésotériques d’Être et de Non-Être, de science et de magie. Finalement, viennent les récits mythologiques montrant, par l'exemple, la personnalité des dieux et leur symbolique, ainsi que leurs relations avec les humains. Ces derniers récits sont généralement les plus connus, ne fut-ce que par la multitude de contes et de légendes qu'ils ont généré ou en lesquels ils ont dégénéré.
Mais cette mythologie ne relève pas tant de la religion, de la croyance, que d'un véritable savoir, puisque le mythe exprime la présence plénière du sacré et du divin. Le mythe est-il une "vision du monde" ou une façon de penser que l'on pourrait confronter à d'autres ? La réponse est négative car cette manière d'interpréter ces récits fondamentaux « atteste seulement à quel point nous nous sommes éloignés du mythe, au point que nous ne sommes même plus capables de le prendre en vue tel qu'il se donne à voir » nous dit Walter Otto (37), qui ajoute que le mythe « n'est ni une façon de penser ni une représentation, ni non plus le produit d'une imagination pleine d'esprit et de profondeur, mais bien la révélation même de l'être : c'est à ce titre que le mythe saisit l'homme tout entier et donne figure à son attitude dans l'existence » (38). Le mythe n'est donc pas un donné, mais une donation dynamique, non pas une révélation d'en-haut, mais le dévoilement de l'être.
Mythe et science
C'est en Grèce que petit à petit la pensée a commencé à se distancer du cadre mythique. L'alliance, la complémentarité du Muthos et du Logos se mue alors en opposition où ce dernier se déclare supérieur au premier. Le mythe était ce qui n'a pas à prouver sa "vérité"; il devient ce qui est incapable de se démontrer comme "vrai". Il en vient alors à désigner ce qu'on croit à tort exister, la pure invention, le fruit de l'imagination, ce que l'esprit sécrète dans les failles du discours rationnel et de la connaissance vérifiable. Quoique encore "discours authentique", le mythe n'est plus déjà chez Platon qu'une relique. Le christianisme naissant accentuera le mouvement, rejetant définitivement les mythes dans le domaine de l'illusion et du mensonge — en même temps qu'il imposera les siens. C'est Socrate, en qui Georges Gusdorf voit très justement l'homme du « départ de soi », le « liquidateur de la mythologie primitive » (39) , qui le premier constate cette dégradation de la pensée mythique. « Le mythe, précise Gusdorf, était participation, implication. La conscience réfléchie substitue à ce régime de confusion un régime nouveau de disjonction et d'opposition. L'homme se sépare de son environnement avec lequel, jusque là, il faisait corps. Il découvre l'autonomie de sa pensée et de son être propre. Du même coup, cette nature par rapport à laquelle il a pris ses distances, lui apparaît comme formant une réalité autonome, un domaine offert à la prise de l'esprit, et défini par le donné sensible en sa matérialité. L'organisme lui-même est séparé de la pensée et rejeté dans l'univers des choses » (40). La séparation du sujet et de l'objet est née.
Cette notion de séparation est également au centre de la réflexion de Lambros Couloubaritsis. Pour lui, en effet, la pensée archaïque est plus complexe qu'on ne le pense. À cette époque, l'homme conçoit une réalité très étendue où les phénomènes de la nature visible s'enchevêtrent avec des puissances invisibles. Il accepte que la réalité participe du naturel et du surnaturel L'invisible est aussi important que le visible, il est peuplé de dieux, de puissances bénéfiques et maléfiques, des morts, etc. Loin d'être une fin ou un anéantissement, la mort est un passage, celui du visible vers l'invisible : que ce soit l'Hadès des Grecs, le Valhalla des Scandinaves ou l'Autre-monde des Celtes. « Entre l'homme et les dieux s'inscrit un rapport non pas d'opposition stricte, mais une opposition qui implique en même temps une complémentarité » nous dit L. Couloubaritsis (41). Les mythes de la pensée archaïque s'alignent ainsi sur une logique de l'ambivalence, de la signification plurielle. Cette logique — et ses moyens d'expression, les symboles — autorise l'expression de la complexité du réel. Comme le fait très justement remarquer Couloubaritsis, nous voici bien éloigné de la vision simpliste que certains peuvent encore avoir de nos mythes anciens, considérés aujourd'hui comme des contes fantastiques, embrouillés et donc non rigoureux et peu sérieux. « Le mythe, dit-il, est un discours complexe à propos d'une réalité complexe où s'enchevêtrent le visible et l'invisible, et qui se déploie selon une logique qui lui est propre et en fonction d'un schème transcendantal qui unifie et régularise l'expérience » (42).
Le logos, entendu comme parole logique, est cependant bien présent dans le muthos, les deux termes signifiant d'ailleurs "parole". Le mythe a sa logique propre. Le logos également, mais tous deux participent du rationnel. Ce qu'on a coutume d'appeler le "miracle grec", c'est-à-dire l'introduction de la raison, de la logique rationnelle comme seul mode d'explication de l'univers et de ses phénomènes, doit dès lors être vu non pas comme l'apparition du logos mais plutôt comme une séparation de deux rationalités où l'on passerait de l'une à l'autre. Il ne s'agit pas de faire succéder à une mythologie vague, imprécise et un peu brouillonne, une logique sérieuse, précise et implacable. Au contraire, nous dit Couloubaritsis, « … l'originalité de la pensée européenne tient dans sa rupture (…) avec l'usage de la logique de l'ambivalence, en séparant les termes opposés, c'est-à-dire en refusant à chaque terme d'inclure en lui quelque chose d'un autre terme » (43).
La pensée européenne a donc évolué lors d'une séparation (krisis en grec) des deux rationalités présentes dans le muthos et le logos qui, lors de l'exploitation de cette dernière, conduira à la logique binaire (tout l'un ou tout l'autre) et donc dualiste. Elle est née lors d'un exercice de simplification et de clarification où on ne veut plus percevoir que l'univers visible en le séparant du reste. La pensée se consacre désormais à l'étude et la description de la nature (phusis en grec), d'où naîtront les mathématiques d'abords (conséquence directe de la logique binaire et du tiers exclus) et puis la physique (de phusis, nature). Les traités d'Aristote fondant la logique sur laquelle elles fonctionnent depuis lors, formalisent cette métamorphose avec ses trois fameux principes d'identité, de non-contradiction et de tiers exclus. La séparation est consommée. Le divorce entre visible et invisible, naturel et surnaturel est prononcé. Ainsi émerge la science "moderne" qui fit preuve d'une efficacité prodigieuse pendant deux millénaires, mais provient d'une simplification de la pensée et non d'une complexification comme on le pense trop souvent. Science et spiritualité étaient désormais séparées et cela ne fit qu'accentuer la prédominance d'une pensée dualiste, séparatiste et classificatrice, sur les conceptions antérieures qui prônaient une vision globale des dieux et des hommes, de l'âme et du corps, du visible et de l'invisible. Le monde et ses composantes vont, dès lors, pouvoir être analysés et disséqués. La science expérimentale pouvait émerger. En effet, si la connaissance n'est plus donnée par la parole du mythe, il va falloir chercher à savoir. Si la vérité n'est plus conçue comme alèthéia, comme ce dévoilement qui révélait la réalité de l'être, elle ne devient alors que discours sur un réel empirique.
L'homme, en tant que partie du cosmos, n'est plus lié à la vérité du monde, à une signification, mais il est un sujet séparé du monde et tâchant de lui trouver une intelligibilité. Le chercheur scientifique est alors anti-mythique, en ce sens qu'il tente de réduire la pluri-signifiance du réel à une explication rationnelle. Le mythe présentait le monde comme un tout indissociable, alors que la prise de pouvoir du Logos dépèce cette vision globale en une multitude de domaines de recherche au sein desquels la raison est seule juge. Le mythe n'est pas de l'ordre de la démonstration, mais de la monstration. Il ne renvoie pas à une réalité séparée de lui, dont il se bornerait à rendre compte d'une manière adéquate ; il est cette réalité même. Le mythe n'est pas une façon de penser, il est un mode de connaissance producteur de sens. Bien que le récit mythique soit explicatif, croire que sa fonction explicative en est l'essentiel serait tomber dans l'excès. Notre mentalité contemporaine, basée sur le rationalisme et l'utilitarisme nous pousse à poser la question : à quoi sert le mythe ? Mais, en fait il ne sert à rien. La question est erronée. Il ne donne pas le "pourquoi" du monde, mais bien le "à la suite de quoi" ! Ici, nous rejoignons la science. Car elle aussi est un mode de connaissance, basé sur la raison seule, la logique du tiers-exclus, la démonstration, l'analyse et la vérification expérimentale. Elle n'apporte pas, non plus, de réponse à la question "pourquoi ?", mais bien à "de quelle manière, comment ?". Ne nous trompons pas, lorsque nous demandons pourquoi une pomme tombe par terre lorsqu'on la lâche et que la science répond : "parce qu'il y a la gravitation", ce n'est pas une bonne réponse, La science n'a fait ici que nommer le phénomène. Elle explique comment les objets s'attirent (proportionnellement à leurs masses et en raison inverse du carré de leur distance), mais pas pourquoi.
Le mythe non plus ne donne pas l'explication de la cause première, mais il montre les éléments premiers (archai) d'où les phénomènes émanent. C'est ce qu'exprime Kerényi lorsqu'il dit : « La mythologie motive », c'est-à-dire quelle est moteur du monde, elle initie et conserve le mouvement, elle le fonde. Le mot archè possède le double sens d'autorité et d'ancienneté. La science, qui est un mode de connaissance valable, pour autant qu'on n'en fasse pas un système exclusif (scientiste), n'a peut-être pas encore trouvé ses arché-types. C'est peut-être vers cette quête qu'elle s'oriente aujourd'hui et il est possible que la science post-quantique apporte quelques éléments dans cette voie. La confrontation avec les mythes permettra au moins un éclairage nouveau. Car, le mythe « ne vise pas à satisfaire un souci de logique ou une curiosité intellectuelle. Il n'est pas 'fait pour expliquer, mais il est cette explication même, qui se veut fondatrice de tout ce qui est » (44).
► Patrick Trousson, Antaïos n°6-7, 1995.
Docteur en sciences physiques de l'Université de Leicester, Patrick Trousson s'intéresse depuis de longues années aux mythologies et à la philosophie des sciences. De lui : Le recours de la science au mythe : Pour une nouvelle rationalité, Harmattan, 1995 [consulter] [recension], « 1930-1985 : la physique comme représentation du monde » (in Nouvelle École n°43).
◘ Notes :
(1) Extrait de La vie par procuration du chanteur JJ Goldman.
(2) Extrait de La carte postale du chanteur F. Cabrel.
(3) M. Eliade, La Nostalgie des origines, Gallimard, 1971.
(4) La racine indo-européenne est *deywos, qui donne deus en latin, dévab en sanskrit, dëvas en lithuanien, dévo en gaulois, dia en vieil-irlandais, dios en grec.
(5) A.de Benoist et T. Molnar, L'Éclipsé du sacré, Table Ronde, 1986, p. 101.
(6) Ibidem.
(7) M. Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, 1968, p.97.
(8) J. Bonnet, La terre des femmes et ses magies, Laffont, 1988, p.251.
(9) E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Minuit, 1969, t.1, p.265.
(10) A.de Benoist et T. Molnar, op. cit., p.99.
(11) JJ Wunenburger, Le sacré, PUF, 1981. Numen signifie jusqu'à l'époque de Cicéron "une marque extérieure et efficace de la volonté d'un dieu" avant de se confondre pratiquement avec la puissance divine. Voir G. Dumézil, L'héritage indo-européen à Rome, Gallimard, 1949, p.56.
(12) JJ Wunenburger, op.cit., p.3.
(13) Ibidem, p. 10.
(14) R. Otto, Le sacré, Payot, 1969.
(15) J.J. Wunenburger, op.cit.,p.l4.
(16) Ibidem, p.15.
(17) G. Gusdorf, Mythe et métaphysique. Introduction à la philosophie, Flammarion, 1970, p.42.
(18) G. Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Bordas, 1969.
(19) JJ Wunenburger, op.cit., p.l9.
(20) D. Gutman, « Mircea Eliade : les clés du sacré », in Sciences Humaines n°4, mars 1991.
(21) M. Eliade, Aspects du mythe, Gallimard, 1966, p. 175.
(22) P Trousson, Pour une nouvelle rationalité : Le recours de la science au mythe, 1995.
(23) C. Sterckx, Manuel élémentaire pour servir à l'étude de la civilisation celtique, Comité international pour la sauvegarde de la langue bretonne 12, Bruxelles s.d., p.59.
(24) G. Dumézil, L'idéologie tripartie des Indo-Européens, Latomus, Bruxelles, 1958.
(25) Le vieil-islandais saka, le vieil haut-allemand sahha, le germanique sakan, l'osque sakrim, l'étrusque sac, le hittite saklai.
(26) J. Pies, Les chemins du sacré dans l'histoire, Aubier, 1985, p. 158.
(27) M. Eliade, Mythes, rêves et mystères, Gallimard, 1957, p. 174.
(28) Pour plus de détails, voir P Trousson, op.cit., chapitre 8.
(29) A.de Benoist et T. Molnar, op.cit., p. 108.
(30) L. Couloubaritsis, Aux origines de la philosophie européenne, De Boeck, Bruxelles 1992, p.34.
(31) M. Eliade, Le sacré et le profane, Gallimard, 1965, p-61.
(32) E. Jiinger, Le traité du sablier, Seuil, 1984, p. 52.
(33) G. Gusdorf, op.cit., p.73.
(34) CG Jung et C. Kerértyi, Introduction à l'essence de la mythologie, Payot, 1941.
(35) C. Kerboul, L'homme du verseau, essai sur l'avenir de notre civilisation, Dervy, 1980, p.55.
(36) W.E Otto, Essais sur le mythe, Trans-Europe-Repress, Paris 1987, p.26-27.
(37) Ibidem, p. 19.
(38) Ibidem, p.34.
(39) G. Gusdorf, op.cit., p. 118.
(40) Ibidem, PI 24.
(41) L. Couloubaritsis, op.cit., p.31.
(42) Ibidem, p.39.
(43) Ibidem, p.33.
(44) A.de Benoist, « Mythe », in : Krisis n° 6, 1990, p.5.
***