Bibliographie nietzschéenne contemporaine
• Ci-contre : Nietzsche, ou l'esprit de contradiction, Tarmo Kunnas, NEL, 1980.
◊ Francesco Ingravalle, Nietzsche illuminista o illuminato ?, Ed. di Ar, Padova, 1981.
Une promenade rigoureuse à travers la jungle des interprétations de l'œuvre du solitaire de Sils-Maria. Dans son chapitre V, l'A. aborde les innovations contemporaines de Robert Reininger, Gianni Vattimo, Walter Kaufmann, Umberto Galimberti, Gilles Deleuze, Eugen Fink, Massimo Cacciari, Ferruccio Masini, Alain de Benoist, etc.
◊ Friedrich Kaulbach, Sprachen der ewigen Wiederkunft. Die Denksituationen des Philosophen Nietzsche und ihre Sprachstile, Königshausen + Neumann, Würzburg, 1985.
Dans ce petit ouvrage, Kaulbach, une des figures de proue de la jeune école nietzschéenne de RFA, aborde les étapes de la pensée de Nietzsche. Au départ, cette pensée s'exprime, affirme l'A., par “un langage de la puissance plastique”. Ensuite, dans une phase dénonciatrice et destructrice de tabous, la pensée nietzschéenne met l'accent sur “un langage de la critique démasquante”. Plus tard, le style du langage nietzschéen devient “expérimental”, dans le sens où puissance plastique et critique démasquante fusionnent pour affronter les aléas du monde. En dernière instance, phase ultime avant l'apothéose de la pensée nietzschéenne, survient, chez Nietzsche, une “autarcie de la raison perspectiviste”. Le summum de la démarche nietzschéenne, c'est la fusion des 4 phases en un bloc, fusion qui crée ipso facto l'instrument pour dépasser le nihilisme (le fixisme de la frileuse « volonté de vérité » comme « impuissance de la volonté à créer ») et affirmer le devenir. Le rôle du “Maître”, c'est de pouvoir manipuler cet instrument à 4 vitesses (les langages plastique, critique/démasquant, expérimental et l'autarcie de la raison perspectiviste).
◊ Pierre Klossowski, Nietzsche und der Circulus vitiosus deus, Matthes und Seitz, München, 1986.
L'édition allemande de ce profond travail de Klossowski sur Nietzsche est tombée à pic et il n'est pas étonnant que ce soit la maison Matthes & Seitz qui l'ait réédité. Résolument non-conformiste, désireuse de briser la dictature du rationalisme moraliste imposé par l'École de Francfort et ses émules, cette jeune maison d'édition munichoise, avec ses trois principaux animateurs, Gerd Bergfleth, Axel Matthes et Bernd Mattheus, estime que la philosophie, si elle veut cesser d'être répétitive du message francfortiste, doit se replonger dans l'humus extra-philosophique, avec son cortège de fantasmes et d'érotismes, de folies et de pulsions. Klossowski répond, en quelque sorte, à cette attente : pour lui, la pensée impertinente de Nietzsche tourne autour d'un axe, celui de son “délire”. Cet “axe délirant” est l'absolu contraire de la “théorie objective” et signale, de ce fait, un fossé profond, séparant la nietzschéité philosophique des traditions occidentales classiques. L'axe délirant est un unicum, non partagé, et les fluctuations d'intensité qui révolutionnent autour de lui sont, elles aussi, uniques, comme sont uniques tous les faits de monde. Cette revendication de l'unicité de tous les faits et de tous les êtres rend superflu le fétiche d'une raison objective, comme, politiquement, le droit à l'identité nationale et populaire, rend caduques les prétentions des systèmes “universalistes”. Le livre de Klossowski participe ainsi, sans doute à son insu, à la libération du centre de notre continent, occupé par des armées qui, en dernière instance, défendent des “théories objectives” et interdisent toutes “fluctuations d'intensité”.
◊ Rudolf Kreis, Der gekreuzigte Dionysos, Kindheit und Genie Friedrich Nietzsches : Zur Genese einer Philosophie der Zeitenwende, Konigshausen + Neumann, Würzburg, 1986.
Un Nietzsche écolo, est-ce possible ? Non, parce que Nietzsche ne se laisse réduire à aucune étiquette. Oui, parce que Nietzsche est tout et le contraire de tout, Nietzsche revendiquant pour lui cette qualité protéiforme. Rudolf Kreis réhabilite le regard de l'enfant, la féminité, la telluricité, tous thèmes que l'on retrouve chez Nietzsche. Un travail de débrousaillement qu'il fallait faire. Après quoi, on se retrouve face à un Nietzsche qui a des traits “écolos”, traits qui peuvent disparaltre quand on adopte - nietzschéennement - une autre “perspective”. Pour Kreis, toute la pensée de Nietzsche existait déjà dans la téte de l'enfant Nietzsche. À cinq ans, Nietzsche, devenu orphelin et témoin du décès de son père bien aimé, savait déjà confusément que “Dieu était mort”. Pour Kreis, cette extrusion de Dieu signifie un rejet des réglementations de type patriarca! qui régissent la philosophie occidentale. Avec la disparition de toute instance de type “patriarcal”, théocratique ou logocratique, la philosophie s'inscrit sous un autre paradigme que Kreis croit pouvoir définir comme “holiste-écologique” (ganzheitlich-okologisch). Ce paradigme plus “maternel” ne materne pas nécessairement l'homme : plus simplement, il ne l'enferme pas dans une logique du “tu dois” ; l'homme demeure faustien mais son faustisme “surhumaniste” n'est plus messianique, ne vise plus un absolu définitif, mais épouse les méandres du devenir, se fond, plastique et redoutable, dans le tout tellurique (holisme). Une thèse qui rappelle certains accents de Ludwig Klages et qui a toute sa piace dans l'Allemagne contemporaine où la pensée écologique occupe une position prépondérante.
◊ Tarmo Kunnas, Nietzsches Lachen : Eine Studie über das Komische bei Nietzsche, Ed Wissenschaft & Literatur, München, 1982.
Le comique chez Nietzsche est un thème, pense le philosophe et essayiste polyglotte finlandais Tarmo Kunnas, qui n'a guère été exploré. C'est le pathos nietzschéen, son romantisme fougueux, bruyant, qui séduit d'emblée et capte les attentions. Rares sont les observateurs, bons connaisseurs de l'œuvre complète de Nietzsche, qui ont pu percevoir l'ironie cachée, le sourire dissimulé, qui se situe derrière les aphorismes tranchés, affirmateurs et romantiques. Nietzsche se sentait trop solitaire, trop menacé, pour se permettre un humour souverain, direct, immédiat, sans fard. T. Kunnas explore toute l'œuvre de Nietzsche pour y repérer les éléments de satire, d'ironie, d'humour et de parodie. Il nous révèle les mutations, les glissements qui se sont produits subrepticement depuis sa jeunesse idéaliste jusqu'à la veille de sombrer dans la folie.
◊ Tarmo Kunnas, Politik als Prostitution des Geistes : Eine Studie über das Politische bei Nietzsche, Edition Wissenschaft & Literatur, München, 1982.
Nietzsche a été politisé, mobilisé par des partisans, mis au service des causes les plus diverses. Pour Tarmo Kunnas, Nietzsche est plutôt “anti-politique”, hostile à l'emprise croissante du politique sur les esprits. Méticuleusement, il analyse la critique du système partitocratique chez Nietzsche, ses tendances anti-démocratiques, ses propensions à l'aristocratisme, son refus de l'idéologème «progrès», son anti-socialisme, son anti-capitalisme, son anti-militarisme et, finalement, les rapports entre Nietzsche et le nationalisme, entre Nietzsche et le racisme (l'anti-sémitisme).
◊ Richard Maximilian Lonsbach, Friedrich Nietzsche und die Juden. Ein Versuch (zweite, um einen Anhang und ein nachwort erweiterte Auflage), herausgegeben von Heinz Robert Schlette, Bouvier Verlag / Herbert Grundmann, Bonn, 1985.
R. M. Lonsbach est le pseudonyme de R. M. Cahen, avocat israëlite de Cologne, émigré en Suisse en 1937, revenu dans sa ville natale en 1948. Cahen/Lonsbach était un admirateur de Nietzsche et son petit livre, aujourd'hui réédité, est une réfutation radicale des thèses qui font de Nietzsche un antisémite rabique. Écrit dans l'immédiat avant-guerre, en 1939, ce livre a enregistré un franc succès dans les milieux de l'émigration allemande, ainsi qu'en Pologne, aux Pays-Bas et en Scandinavie. Il réfutait anticipativement toutes les théories de notre après-guerre qui ont démonisé Nietzsche. C'est en ce sens que cet ouvrage est un document indispensable. Malgré l'ambiance anti-nietzschéenne de l'Allemagne américanisée, Lonsbach/Cahen ne modifia pas sa position d'un iota et réaffirma ses thèses lors d'une émission radiophonique en 1960. Le texte de cette émission est également reproduit dans ce volume édité par H. R. Schlette.
◊ Henry L. Mencken, The Philosophy of Friedrich Nietzsche, The Noontide Press, Torrance (California), 1982 (reprint of the first edition of 1908).
Journaliste brillant, fondateur de l'American Mercury, auteur d'un livre vivant sur la langue anglo-américaine, Henry L. Mencken, dont l'ampleur de la culture générale était proverbiale, écrivit également un essai sur Nietzsche en 1908. Pour l'Américain Mencken, Nietzsche est un transgresseur, sa pensée constitue l'antidote par excellence au sentimentalisme démobilisateur qui exerçait ses ravages à la fin du XIXe siècle. Mencken admire l'individualisme de Nietzsche, son courage de rejeter les modes et les dogmes dominants. Curieusement, Mencken croit repérer un dualisme chez Nietzsche : celui qui opposerait un dionysisme à un apollinisme, où le dionysisme serait vitalité brute et l'apollinisme, vitalité de “seconde main”, une vitalité dressée par les convenances. Les castes de maîtres seraient ainsi dionysiennes, tandis que les castes d'esclaves seraient apolliniennes, parce qu'elles soumettent leur vitalité au diktat d'une morale. Cette interprétation est certes totalement erronée mais nous renseigne utilement sur la réception américaine de l'œuvre de Nietzsche. Dans le chef de Mencken, la pensée de Nietzsche devait compléter et amplifier celles de Darwin et Huxley, dans l'orbite d'un univers intellectuel anglo-saxon dominé par l'antagonisme entre “l'individualisme” de l'auto-conservation et “l'humanitarisme” du christianisme moral.
◊ Giorgio Penzo, Il superamento di Zarathustra : Nietzsche e il nazionalsocialismo, Armando Editore, Roma, 1987.
On sait que la légende de Nietzsche précurseur du national-socialisme a la vie dure. Pire : cette légende laisse accroire que Nietzsche est le précurseur d'un national-socialisme sado-maso de feuilleton, inventé dans les officines de propagande rooseveltiennes et relayé aujourd'hui, 40 ans après la capitulation du IIIe Reich, par les histrions des plateaux télévisés ou les tâcherons de la presse parisienne, désormais gribouillée à la mode des feuilles rurales du Middle West. G. Penzo, professeur à Padoue, met un terme à cette légende en prenant le taureau par les cornes, c'est-à-dire en analysant systématiquement le téléscopage entre Nietzsche et la propagande nationale-socialiste. Cette analyse systématique se double, très heureusement, d'une classification méticuleuse des écoles nationales-socialistes qui ont puisé dans le message nietzschéen. Enfin, on s'y retrouve, dans cette jungle où se mêlent diverses interprétations, richissimes ou caricaturales, alliant intuitions géniales (et non encore exploitées) et simplismes propagandistes ! L'A. étudie la formation du mythe du surhomme, avec ses appréciations positives (Eisner, Maxi, Steiner, Riehl, Kaftan) et négatives (Türck, Ritschl, v. Hartmann, Weigand, Duboc).
Dans une seconde partie de son ouvrage, l'A. se penche sur les rapports du surhomme avec les philosophies de la vie et de l'existence, puis, observe son entrée dans l'orbite du national-socialisme, par le truchement de Baeumler, de Rosenberg et de certains protagonistes de la Konservative Revolution. Ensuite, l'A., toujours systématique, examine le téléscopage entre le mythe du surhomme et les doctrines du germanisme mythique et politisé. Avec Scheuffler, Oehler, Spethmann et Müller-Rathenow, le surhomme nietzschéen est directement mis au service de la NSDAP. Avec Mess et Binder, il pénètre dans l'univers du droit, que les nazis voulaient rénover de fond en comble. À partir de 1933, le surhomme acquiert une dimension utopique (Horneffer), devient synonyme d'« homme faustien » (Giese), se fond dans la dimension métaphysique du Reich (Heyse), se mue en prophète du national-socialisme (Härtle), se pose comme horizon d'une éducation biologique (Krieck) ou comme horizon de valeurs nouvelles (Obenauer), devient héros discipliné (Hildebrandt), figure anarchisante (Goebel) mais aussi expression d'une maladie existentielle (Steding) ou d'une nostalgie du divin (Algermissen). Un tour d'horizon complet pour dissiper bon nombre de malentendus…
◊ Holger Schmid, Nietzsches Gedanke der tragischen Erkenntnis, Königshausen + Neumann, Würzburg, 1984.
Une promenade classique dans l'univers philosophique nietzschéen, servie par une grande fraîcheur didactique : telle est l'appréciation que l'on donnera d'emblée à cet petit livre bien ficelé d'Holger Schmid. Le chapitre IV, consacré à la “métaphysique de l'artiste”, magicien des modes de penser antagonistes, dont le corps est “geste” et pour qui il n'y a pas “d'extériorité”, nous explique comment se fonde une philosophie foncièrement esthétique, qui ne voit de réel que dans le geste ou dans l'artifice, le paraître, suscité, produit, secrété par le créateur. Dans ce geste fondateur et créateur et dans la reconnaissance que le transgresseur nietzschéen lui apporte, le nihilisme est dépassé car là précisément réside la formule affirmative la plus sublime, la plus osée, la plus haute.
◊ Hartmut Schroter, Historische Theorie und geschichtliches Handeln : Zur Wissenschaftskritik Nietzsches, Maander, Mittenwald/Miinchen, 1982.
Vaste panorama des éléments de philosophie de l'histoire repérables chez Nietzsche, accompagné d'un travail de généalogie précis et minutieux, relatif à l'émergence de ces mémes éléments. Schroter examine la naissance de la pensée historique de Nietzsche à la lumière de son approche de la philologie classique et hellénique. Un chapitre entier est consacré aux recherches sur Homère ainsi qu'à l'interprétation hégélienne du legs homérique. Ensuite, Schroter s'interroge sur le concept d'histoire chez !es Grecs et sur la façon dont Nietzsche l'a perçu. De cet examen, ressort la notion d'«agon», centrale pour l'appréhension nietzschéenne de l'existentialité historique. Dans une seconde partie de l'ouvrage, Schroter passe en revue !es conceptions de l'histoire, contemporaines de Nietzsche : la théorie de la science historique de Droysen et la “Kulturgeschichte” de Burckhardt avec ses relations directes à Nietzsche et à Droysen. Les questions fondamentales de la philosophie du temps, telles qu'elles apparaissent chez Nietzsche, camme l'objectivité historique, l'historicisation, la critique de l'historicisme, etc., sont également traitées par Schroter.
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◘ 2) Ouvrages collectifs
◊ Philipp Rippel (dir.), Der Sturz der Idole : Nietzsches Umwertung von Kultur und Subjekt, edition diskord im Konkursbuchverlag, Tübingen, 1985.
Dans ce volume, deux textes sur la critique de la décadence entreprise par Nietzsche : l'un de Philipp Rippel, qui nous narre la naissance du surhomme dans l'esprit de la décadence et, ainsi, nous replonge dans l'atrnosphère intellectuelle du temps de Nietzsche, celle où germaient les fondements de sa pensée. Hans Freier analyse la critique nietzschéenne de la décadence européenne. Gunzelin Schmid-Noerr évoque le corps enfermé dans le grillage du langage, thème nietzschéen où la “vérité pratique” du corps constitue, potentiellement, un facteur de désobéissance aux règles de tous ordres, qui limitent et jugulent les élans créateurs, façonneurs d'histoire, qui gisent tapis dans !es tréfonds du corps et de la psyché qui en dérive.
◊ Mihailo Djuric & Josef Simon (dir.), Kunst und Wissenschaft bei Nietzsche, Königshausen + Neumann, Würzburg, 1986.
Ouvrage collectif sur l'esthétisme nietzschéen, ce volume contient un article centré sur l'histoire des idées de Descartes à Nietzsche, chez qui les concepts traditionnels d'«imagination» et d'«intuition» acquièrent progressivement une dimension entièrement nouvelle (Tilman Borsche : Intuition und Imagination : Der erkenntnistheoretische Perspektivenwechsel von Descartes zu Nietzsche). Mihailo Djuric évoque longuement la fusion de la pensée et de la poésie dans le Zarathoustra (Denken und Dichten in “Zarathustra”). Diana Behler passe au crible la métaphysique de l'artiste ébauchée par Nietzsche (Nietzsches Versuch einer Artistenmetaphysik). Goran Gretic étudie, quant à lui, la problématique de la vie et de l'art, dans laquelle se repère le renversement proprement nietzschéen : la métaphysique se fonde dans l'homme ; donc, le chemin de la pensée ne passe pas nécessairement par l'homme pour accéder à l'Être mais va de l'homme à l'homme.
◊ Josef Simon (dir.), Nietzsche und die philosophische Tradition, Band I u. II, Königshausen + Neumann, Würzburg, 1985.
Deux volumes comprenant dix études sur Nietzsche. Parmi celles-ci, un essai de Volker Gerhardt sur le “devenir” dans la pensée de Nietzsche (Die Metaphysik des Werdens : Über ein traditionelles Element in Nietzsches Lehre vom “Wille zur Macht”) ; une étude de Tilman Borsche sur le redécouverte des présocratiques chez Nietzsche (Nietzsches Erfindung der Vorsokratiker). Le Japonais Kogaku Arifuku compare, lui, les fondements du bouddhisme, dont la vision du vide (sunyata), avec la définition nietzschéenne du nihilisme (Der aktive Nihilismus Nietzsches und der buddhistische Gedanke von sunyata [Leerheit]). Günter Abel analyse la philosophie de Nietzsche au départ d'une réinvestigation de l'héritage nominaliste (Nominalismus und Interpretation : Die Überwindung der Metaphysik im Denken Nietzsches). Abel définit le nominalisme comme une vision du monde qui perçoit celui-ci comme un monde d'individualités, où aucun “universel” n'a d'assise solide, où les principes doivent être manipulés avec parcimonie si l'on ne veut pas choir dans les “schémas” déréalisants, où les assertions doivent se référer à un “contexte” précis ; ce monde-là, enfin, est fait, de finitudes concrètes, non d'infinitudes transcendantes. Josef Simon étudie, lui, le concept de liberté chez Nietzsche (Ein Geflecht praktischer Begriffe : Nietzsches Kritik am Freiheitsbegriff der philosophischen Tradition).
◊ Mihailo Djuric & Josef Simon (dir.), Zur Aktualität Nietzsches, Band I & II, Königshausen + Neumann, Würzburg, 1984.
Onze textes magistraux, consacrés au visionnaire de Sils-Maria. Dont celui de Günter Eifler sur les interprétations françaises contemporaines de l'œuvre de Nietzsche (Zur jüngeren französischen Nietzsche-Rezeption). Mihailo Djuric se penche sur la question du nihilisme (Nihilismus als ewige Wiederkehr des Gleichen). Branko Despot démontre avec un extraordinaire brio comment le temps, la temporalité, suscite la «volonté de puissance». La vie, qui est “devenir”, ne connait aucune espèce d'immobilité, mais le “déjà-advenu” impose des critères qui ne peuvent pas être ignorés, comme si le “déjà-advenu” n'avait jamais, un jour, fait irruption sur la trame du devenir et n'y avait pas laissé son empreinte. Dans la lutte “agonale”, le surhomme doit affronter les aléas nouveaux et les legs épars du passé, vestiges incontournables. Le temps est donc lui-même volonté de puissance, puisque l'homme (ou le surhomme) doit se soumettre à ses diktats et épouser ses caprices, se lover dans leurs méandres (B.D., Die Zeit als Wille zur Macht). Tassos Bougas s'interroge sur le retour au monde préconisé par Nietzsche (Nietzsche und die Verweltlichung der Welt) ; son objectif, c'est de repérer les étapes de cette immanentisation et de dresser le bilan de la contribution nietzschéenne à ce processus, à l'œuvre depuis l'aurore des temps modernes (T.B., Nietzsche und die Verweltlichung der Welt). Friedrich Kaulbach et Volker Gerhardt se préoccupent de l'esthétisme nietzschéen et de sa “métaphysique de l'artiste” (F.K., Ästhetische und philosophische Erkenntnis beim frühen Nietzsche ; V.G., Artisten-Metaphysik. Zu Nietzsches frühem Programm einer ästhetischen Rechtfertigung der Welt).
► Robert Steuckers, Orientations n°9, 1987.
Frédéric Nietzsche et ses héritiers
L’impact de Nietzsche est immense : on ne peut remplacer la lecture de Nietzsche par une simple doxa, mais si l'on fait de l'histoire des idées politiques, on est obligé de se pencher sur les opinions qui mobilisent les élites activistes. L'objet de cet exposé n'est donc pas de faire de la philosophie mais de procéder à une doxanalyse du nietzschéisme politisé. Nous allons donc passer en revue les opinions qui ont été dérivées de Nietzsche, tant à gauche qu'à droite de l'échiquier politique. Nietzsche est présent partout. Il n'y a pas un socialisme, un anarchisme, un nationalisme qui n'ait pas reçu son influence. Par conséquent, si l'on maudit Nietzsche, comme cela arrive à intervalles réguliers, si l'on veut expurger tel ou tel discours de tout nietzschéisme, si l'on veut pratiquer une “correction politique” anti-nietzschéenne, on sombre dans le ridicule ou le paradoxe. On en a eu un avant-goût il y a deux ans quand un quarteron de cuistres parisiens a cru bon de s'insurger contre un soi-disant rapprochement entre “rouges” et “bruns” : si rapprochement il y avait eu, il aurait pu tout bonnement se référer à du déjà-vu, à des idées nées quand socialistes de gauches et pré-fascistes communiaient dans la lecture de Nietzsche.
L'an passé, pour le 150ème anniversaire de la naissance de Frédéric Nietzsche, un chercheur américain Steven A. Aschheim a publié un ouvrage d'investigation majeur sur les multiples impacts de Nietzsche sur la pensée allemande et européenne, The Nietzsche Legacy in Germany 1890-1990 (California University Press). Étudier les impacts de la pensée de Nietzsche équivaut à embrasser l'histoire culturelle de l'Allemagne dans son ensemble. Il y a une immense variété d'impulsions nietzschéennes : nous nous bornerons à celles qui ont transformé les discours politiques des gauches et des droites.
Steven Aschheim critique les interprétations du discours nietzschéen qui postulent justement que Nietzsche a été “mésinterprété”. Il cite quelques exemples : l'école de Walter Kaufmann, traducteur américain de l'œuvre de Nietzsche. Kaufmann estime que Nietzsche a été “droitisé”, au point de refléter l'idéologie des castes dominantes de l'Allemagne wilhelmienne. Or celles-ci conservent une idéologie chrétienne, essentiellement protestante, qui voit d'un assez mauvais œil la “philosophie au marteau” qui démolit les assises du christianisme. Le professeur anglais Hinton Thomas, lui, a publié un ouvrage plus pertinent, dans le sens où il constate que Nietzsche est bien plutôt réceptionné à la fin du XIXe siècle par des dissidents, des radicaux, des partisans, des libertaires, des féministes, bref, des transvaluateurs et non pas des conservateurs frileux ou hargneux.
Nietzsche est donc d'abord un philosophe lu par les plus turbulents des sociaux-démocrates, par les socialistes les plus radicaux et les plus intransigeants. Ces hommes et ces femmes manifestent leur insatisfaction face à l'orthodoxie marxiste du parti social-démocrate, où le marxisme devient synonyme de socialisme procédurier, sclérosé, bureaucratique. Les socialistes allemandes les plus fougueux rejettent la filiation “Hegel-Marx-Sociale-Démocratie”. L'itinéraire de Mussolini est instructif à cet égard. De même, la correspondante du journal L'Humanité, Isadora Duncan, en publiant des articles apologétiques sur la révolution russe, écrit, en 1920, que cette révolution réalisent les idéaux et les espoirs de Beethoven, Nietzsche et Walt Whitman. Aucune mention de Marx.
Ces socialistes radicaux voulaient en finir avec la “superstructure”. Ils pensaient pouvoir mieux la démolir avec des arguments tirés de Nietzsche qu'avec des arguments tirés de Marx ou d'Engels. Les jeunes sociaux-démocrates regroupés autour de Die Jungen, la revue de Bruno Wille, l'idéologue Gustav Landauer critiquent les pétrifications du parti et exaltent la fantaisie créatrice. La féministe Lily Braun s'oppose à toutes les formes de dogmatisme, vote les crédits de guerre contre le knout du tsarisme, le bourgeoisisme français et le capitalisme anglais, et finit, comme Mussolini, par devenir nationaliste. De même le pasteur non-conformiste Max Maurenbrecher évolue de la sociale-démocratie aux communautés religieuses libres, dégagées des structures confessionnelles, et de celles-ci à un nationalisme ferme mais modéré.
Après 1918, la gauche ne cesse pas de recourir à Nietzsche. Ainsi, Ernst Bloch, futur conseiller de Rudy Dutschke qui finissait par théoriser un national-marxisme, dérive une bonne part de sa méthodologie de Nietzsche. Marcuse, en se réclamant de l’Éros, critique la superstructure idéologique de la civilisation occidentale.
Mais les conformistes de la gauche n'ont jamais accepté ces “dérives indogmatisables”. Dès le début du siècle, un certain Franz Mehring ne cesse de rappeler les jeunes amis de Bruno Wille à la “raison”. Kurt Eisner, qui avait pourtant aimé Nietzsche, rédige un premier manuel d'exorcisme en 1919. Plus tard, Georg Lukacs abjure à son tour l'apport de Nietzsche, alors qu'il en avait été compénétré. Plus récemment, Habermas tente d'expurger tous les linéaments de nietzschéisme dans le discours de l'école de Francfort et de ses épigones. En France, Luc Ferry et Alain Renaut tente de liquider le nietzschéisme français incarné par Deleuze et Foucault, sous prétexte qu'il prône le vitalisme contre le droit. Toutes les manifestations de “political correctness” depuis le début du siècle ont pour caractéristique commune de vouloir éradiquer les apports de Nietzsche. Vaine tentative. Toujours vouée à l'échec.
► Conférence de Robert Steuckers lors de l'Université d'été de la FACE, juillet 1995. Publié dans : Nouvelles de Synergies Européennes n°12, 1995. (résumé par Catherine Niclaisse)
Nietzsche et ses "recupérateurs"
On en parle dans les gazettes parisiennes. « À l’horizon philosophique aujourd'hui », affirme Combat (4 mai 1972), se détachent « trois figures : Marx, Freud, Nietzsche [dont] l'influence marque toutes les recherches contemporaines ». Et comme Nietzsche a été jusqu'ici « quelque peu négligé », c'est surtont lui qu'on a cure de « revisiter ». Plus exactement, comme le remarquait naivement le chroniqueur du Figaro à propos de l'émission télévisée récemment consacrée à Zarathoustra, on récupère Nietzsche.
Dire que l'on a « négligé » Nietzsche au cours de ces dernières années est un pur euphémisme. La culture officielle des sociétés d'après-guerre l'avait tout simplement banni, mis à l'Index. L'aventure est d'ailleurs bien banale. Les philosophes et les idéologues du IIIe Reich s'étaient réclamés de Nietzsche et de son œuvre. Ils avaient exalté dans le national-socialisme hitlérien le mouvement que le visionnaire de Sils-Maria aurait appelé de tous ses vœux. Mieux (ou pire) encore, de nombreux auteurs connus, adversaires déclarés du national-socialisme, avaient reconnu le bien-fondé de ces déclarations, ou n'avaient formulé que des réserves marginales. Ce fut le cas, pour ne citer qu'eux, de Karl Löwith, auteur d'un ouvrage célèbre, De Hegel à Nietzsche (Europa-Verlag, éd. Zurich, 1941; tr. fr. : Gallimard, 1969), du marxiste Georg Lukacs, s'employant à illustrer « la destruction de la Raison, de Nietzsche à Hitler » (Von Nietzsche zu Hitler. Fischer Bücherei, éd. Frankfurt/M., 1966 ; extr. de G. Lukacs. Die Zerstörung der Vernunft. Hermann-Luchterhand, éd. Neuwied-Berlin, 1962), ou encore du Père Valentini, S.J., qui croyait reconnaître dans la Hakenkreuz du drapeau rouge-blanc-noir le symbole de l'éternel, devenir, de l'Éternel Retour de l'identique.
Il était donc inéluctable que pour Nietzsche, comme pour son Sternenfreund [ami stellaire] Richard Wagner, vienne le temps de Nuremberg. Cette période est toutefois révolue. Aujourd'hui, on « récupère » Nietzsche, comme l'on ne cesse de « récupérer » Wagner.
Le premier objet d'une telle récupération, lequel n'est pas toujours explicite, est d'ordre purement politique. Il s'agit d'abord de démontrer que les liens de parenté entre l'œuvre de Nietzsche et l'entreprise nationale-socialiste sont inexistants, et que seule une interprétation abusive et vulgaire peut amener à voir une dérivation nietzschéenne dans le mouvement hitlérien : on ne saurait évidemment reconnaître au national-socialisme une origine aussi « noble » qu'à la pensée de Nietzsche. Après quoi, les « récupérateurs », grâce à une lecture “nouvelle” et “légitime”, esperent pouvoir rendre l’œuvre de Nietzsche disponible pour son intégration dans le patrimoine culturel des idéologies à la mode (démocratiques, socialistes, voire “contestataire”).
Une telle entreprise est parfaitement ridicule. Elle témoigne, soit d'une aveuglante stupidité philosophique, soit d'une authentique malhonnêteté intellectuelle.
Certes, on peut (et peut-être est-il inévitable de) s'interroger sur les réactions qu'aurait eues Nietzsche effectivement face à un phénomène tel que le national-socialisme. Par contre, il est sûr que, de son propre aveu, et pour peu qu'on prenne la peine de le laisser parler, Nietzsche se pose comme adversaire déclaré de tous les courants qui, aujourd'hui comme de son temps, dominent nos sociétés et notre “culture”.
Nietzsche n'est pas un philosophe comme les autres. Il ne veut pas l'être, et il le proclame hautement. Désormais, affirme-t-il, la tâche du philosophe ne se borne plus à une simple réflexion sur le passé, ni à une organisation du savoir. Le philosophe doit être un artiste qui fait de l'homme lui-même sa matière première. Il doit être celui qui assigne des buts à l'humanité et, grâce à son œuvre, la contraint à rechercher les moyens d'y parvenir. Nietzsche proclame ainsi la fin de l'ancienne philosophie. Il annonce l'événement d'une pensée ayant enfin échappé à l'emprise de la « Circé des philosophes », d'une pensée soustraite au préjugé “moral”.
On a fait de Nietzsche un martyr de la « recherche de la vérité ». Étrange destinée posthume, qu'il avait d'ailleurs prévue et récusée d'avance. Car la « recherche de la vérité » à laquelle Nietzsche s'est livré à un moment donné de sa spéculation, consiste d'abord à réfuter et à détruire une certaine vérité, laquelle a été historiquement « voulue » et affirmée par la “morale chrétienne”, c'est-à-dire “celle des esclaves”. En outre, sur le plan strictement gnoséologique, cette “recherche” parachéve la critique kantienne de la Raison.
Kant avait montré les limites infranchissables de la Raison pure. Mais, observe Nietzsche, il avait immédiatement rétabli les droits de l'absolu, en reconnaissant à la Raison pratique la possibilité d'atteindre la « vérité » et de donner réponse aux “questions ultimes”. Une telle démarche, aux yeux de Nietzsche, équivaut à tuer Dieu pour tomber en adoration devant l'Âne-Qui-dit-Oui. C'est alors que la spéculation nietzschéenne prend une tournure critique. Nietzsche entreprend de démontrer les limites de la Raison pratique. Il ne peut y avoir de « vérité absolue » : le vrai et le faux ne sont que des points de vue “intéressés”. Toute affirmation est vraie et fausse dans le même temps; tout est arbitraire. La Raison n'est qu'un moyen, un instrument. Elle ne pose jamais le principe, le point de départ du discours et de l'action. Au contraire, elle reçoit ce principe, lequel est aussi toujours un but implicite. Bref, sa tâche consiste à éclairer la route permettant de parvenir à ce but, et à réaffirmer le principe en toute circonstance, contre toute opposition.
Cet Irrationalismus, cette “destruction de la Raison” dont le marxiste Lukacs (suivi par quelques autres) faisait reproche à Nietzsche, n'apparaissent comme tels qu'à la condition de rester dans une perspective que Nietzsche lui-même prétend avoir historiquement dépassée. En réalité, Nietzsche ne fait que remettre la Raison à sa place. Il la considère, ainsi que nous pourrions considérer aujourd'hui un “cerveau électronique”, comme une machine logique destinée à nous servir, qui reçoit de nous son information, et ne peut fournir que les réponses contenues en puissance dans l'information reçue. Car ce n'est pas l'homme qui est au servite d'une Raison abstraite, universelle et transcendante. C'est la Raison, la faculté de penser et d'agir logiquement, qui est placée au service de l'homme et de sa volonté. En ce sens, toute affirmation est effectivement arbitraire, parce qu'elle est humaine et que chaque homme représente une perspective unique ouverte sur l'univers des choses.
L'homme se doit néanmoins d'affirmer, et de s'affirmer. Or, Nietzsche est ici le contraire d'un d'un relativiste, d’un nihiliste. S'il tombait dans l'illusion égalitaire, il pourrait être l'un ou l'autre : l'équivalence des perspectives aboutirait fatalement à l'anarchisme, et à la paralysie. Mais Nietzsche est surhumaniste. Pour lui, une perspective vaut toujours plus qu'une autre : il faut qu'elle vaille plus qu'une autre. Le sort de l'humanité tout entière, à chaque « moment » historique, est commandé par la perspective la plus vaste, la plus haute, celle qui englobe les autres et les organise hiérarchiquement en son sein. Cette perspective est celle de l'homme supérieur. Et ce n'est que dans la mesure où triompheraient définitivement l'égalitarisme et le nivellement, dans la mesure où se produirait l'évènement du dernier homme, qu'il n'y aurait plus, effectivement, qu'une seule perspective, une “vérité absolue”. Mais une miserable vérité.
Nietzsche n'exclut pas une telle éventualité. Cela peut arriver, dit-il. Il faut donc l'empêcher. C'est pourquoi Nietzsche veut que son œuvre soit aussi (et surtout) une gigantesque entreprise de provocation et de séduction, qu'elle suscite, par le « moyen poétique », un nouveau type d'honme, un “homme supérieur” éternellement “tendu vers le Surhomme”, assurant par la même à l'humanité un éternel devenir historique, une éternelle création et recréation de soi.
Nietzsche ne cache pas l’”immoralité” de son projet. Mais, de même que toute vérité est aussi mensonge, il affirme déjà que toute morale est aussi immorale. Pour lui, la vie n'a de sens qu'esthétique. L'homme, écrit-il, n'a tiré jusqu'ici sa force de vivre que de la conviction qu'il existait un but ultime, réalisant le Bien et la Vérité absolus. Or, il sait désormais que “Dieu est mort”, qu'il n'y a pas de but ultime. Il ne lui reste donc plus qu'à assumer lui-même le rôle qu'il attribuait précédemment à Dieu, à tirer « de la Terre », et non plus des « Outre-mondes », la force de vivre dont il a besoin, à donner un sens à sa propre existence et un objectif à l'humanité, tout en sachànt que cet objectif, une fois atteint, s'évanouira dans le néant, et qu'il faudra alors, une fois de plus, redéfinir un sens et redonner un but. Mythe de Sisyphe ? Non point. Car Sisyphe ne voulait pas sa peine ; il y était astreint par un dieu malveillant. Simple victime, il ne se mettait pas en scène ; il était mis en scène.
Pour Nietzsche, Sisyphe représente « l'effroyable domination de l'absurde et du hasard qui a, jusqu'a présent, porté le nom d'Histoire, la formule absurde du plus grand nombre n'en étant que la forme la plus récente » [PBM V, § 293]. Il est, si l'on préfère, le héros-victime d'un hasard auquel il a donné le nom de Dieu, ou de suffrage universel, ou de primauté morale du prolétariat. Le véritable héros, que Nietzsche appelle de ses vœux, est l'antithèse de Sisyphe. Il est celui qui n'accepte plus, consciemment, que d'être a la fois victime et bourreau de lui-même; qui est capable de vouloir “son propre échec afin que le Surhomme soit”. “Il faudra, ecrìt Nietzsche, enseigner à l'homme à sentir que I'avenir dépend de sa propre volonté, que cet avenir dépend du vouloir humain ; il faudra préparer de grandes expériences collectives de discipline et de sélection (..) Il nous faudra un jour une sorte nouvelle de philosophes et de chefs, dont l'image fera pâlir et se recroqueviller tout ce que la Terre a jamais vu d'esprits secrets, redoutables et bienveillants”.
Dans ses lignes fondamentales, le projet de Nietzsche, ce qu'il appelle parfois sa “grande politique” d'avenir, est donc parfaitement clair, et ne se préte à aucune équivoque. Nietzsche ne cesse de préciser ce à quoi il s'oppose et ce qu'il veut. Il déclare expressément la guerre à l'égalitarisme sous toutes ses formes historiques (qu'il assimile d'ailleurs dans son mépris) : au christianisme, qui, avec la formule de l'égalité des hommes devant Dieu, inocula la doctrine égalitaire au monde gréco-romain, au “libéralisme” explicité par la révolution de 1789, à la démocratie et à la « tyrannie du suffrage universel », au socialismo, au communisme, à l'anarchisme, etc.
Observant son époque, Nietzsche voit toutes ces formes d'égalitarisme converger déjà vers un nihilisme plus ou moins conscient, et la “démocratisation des esprlts” se traduire, en Europe, par la constitution d'une immense « masse d'esclaves ». Il prévoit l'amalgama et le nivellement des peuples européens. Il devine aussi que les impératifs économiques déclencheront le mouvement d'unification de l'Europe. Il tient ce « parti de la paix », ce “mouvement du dernier hommes”, pour un phénomène pratiquement irréversible, que le nihilisme ne cessera pas de fortifier. Nietzsche n'entend pas s'opposer à ce processus de « massification ». Au contraire, il conseille aux « siens » de l'accélérer. Mais il invoque un autre mouvement, « son mouvement », qu'il voit se constituer et s'étendre en même temps. Ce mouvement, c'est le « parti de la guerre ». Un jour viendra, dit-il, où la « race des maîtres », la « caste des seigneurs », dont ce parti est le moyen d'expression, fera de la masse son propre outil, lui donnera par là même un sens, et instaurera (à partir de l'Europe) le “gouvernement de la Terre” dans un monde humain planétarisé par le progrès technique.
Il est inutile de décrire et d'analyser plus avant le projet nietzschéen. Pour l'ignorer, ou le nier, il faut ne pas avoir lu Nietzsche (ou prétendre que Nietzsche pensait le contraire de ce qu'il a écrit, ce dont on ne se prive pas). Il s'agit, en fin de compte, d'un projet résolument anti-égalitaire, qui s'oppose à l'égalitarisme jusque dans ses aspects les plus actuels (1).
Dans de telles conditions, il semblerait fort improbable, pour tout adversaire de l'égalitarisme, que l'œuvre de Nietzsche puisse jamais être “récupérée”. Pourtant, de tous temps et de nos jours plus que jamais, les ennemis naturels de Nietzsche tentent de l'annexer, au bénéfice de Ieurs entreprises. On est donc en droit de se demander comment semblable manœuvre est concevable, en quoi elle consiste, et surtout, compte-tenu du danger qu'il y a, pour les « égalitaires », à “manier” le projet nietzschéen, quelles en sont les raisons.
La réponse à certe dernière question est sans doute la plus aisée. Si les idéologues à la mode s'estiment contraints d'essayer de « récupérer » Nietzsche, c'est qu'ils ne parviennent pas à l'empêcher de parler. L'œuvre de Nietzsche est là, qui provoque et séduit en dépit des ostracismes. En outre, tel un monstrueux ruminant, notre civilisation n'arrive pas à s'interdire les drogues et les exeitants les plus dangereux ; elle peut seulement espérer se mithridatiser contre eux. Le monde égalitaire essaie donc de brouiller de son propre bruit cette voix qui le dérange et l'inquiète. Il s'efforce, pour cela, de placer un verre déformant (mais qu'il dit « éclairant ») entre l'œuvre « impossible à lire » et le lecteur à courte vue. Par conséquent, il falsifie.
Les méthodes employées dans cette entreprise ne sont pas nouvelles. L'une d'elles, la plus ancienne peut-être, consiste à opérer une distinction chronologique dans l'œuvre de Nietzsche. Il y aurait ainsi une période d’immaturité, celle du Nietzsche romantique et wagnérien ; puis une période de maturité, seule considérée comme « valable » (2) ; enfin une troisième periode (celle de la formulation définitive de ce que nous savons être le projet), où s'exprimerait une pensée influencée par une folie eneore souterraine, mais déjà agissante. En conséquence de quoi, il conviendrait de ne jamais prendre au sérieux les « extravagances » de la dernière période, lesquelles, du reste, contrediraient la pensée « authentique » du phílosophe « encore sain » (3).
Cette critique a l'avantage de s'appuyer sur une analyse qui remonte à l'auteur. Mais elle ne concerne que les objets successifs de la spéculation nietzschéenne. Elle ne nous dit rien sur la spéculation proprement dite. En réalité, Nietzsche n'a jamais cessé de vouloir la même chose, et cela dès le début de son activité. Il le remarquait Iui-même, non sans en retirer orgueil, en préfaçant à nouveau ses premiéres œuvres peu de temps avant de sombrer dans la folie. Certes, il y a chez Nietzsche une évolution, mais cette évolution n'est que la prise de conscience, toujours plus poussée, de la volonté qui l'anime et, par là même, de tout ce qui s'oppose à cette volonté, et des moyens qu'il lui faut employer. Le « renversement de toutes les valeurs » est déjà proposé implicitement, “instinctivement” pourrait-on dire, dans L’origine de la tragédie : le Nietzsche wagnérien, invoquant l'apparition de Siegfried, est déjà le Nietzsche annonçant l'homme supérieur et la « race des maîtres », et proposant à cette fin le mythe de l'Éternel Retour.
Une autre méthode de “récupération”, dont les variations sont innombrables (4), consiste à décréter que l'œuvre de Nietzsche (dite pour la circonstance « fragmentaire », « discontinue », « aphoristique », etc.) casche sa « véritable signification » derrière le voile des signes, des « chiffres » ou des “métaphores”, en sorte que l'apparence du discours se détruirait d'elle-même au fur et à mesure de son développement. C'est le type même de la méthode du brouillage : si l'évidence n'est pas belle, c'est qu'elle est autre. Ce que l'on « démontre » en proclamant bien haut qu'il ne faut pas voir la nudité du Roi.
En fait, aux yeux de celui qui voit, une telle démarche témoigne seulement d'une incapacité constitutionnelle à recevoir le texte nietzschéen. Mieux encore, elle atteste la nécessité, pour un certain type de lecteur, d'ignorer la réalité d'un texte dont il ressent peut-être confusément qu'il l'offense et l’humilie dans son être le plus profond. On ne peut même pas, en effet, prétexter de la difficulté à lire et comprendre le discours. Certes, dans un livre comme Also sprach Zarathustra, Nietzsche a donné à son propos la forme du Mythe, afin de faire éclater la « rationalité » du langage philosophique de son époque, qui n'est autre que la rationalité du discours égalitaire imposé par une histoire séculaire. Mais il a également livré, surtout dans ses derniers ouvrages, les clefs qui permettent d'interpréter authentiquement le Mythe. Bien plus, il a explicité la nature et la genèse de ce Mythe, qu'il a consciemment conçu comme une « doctrine qui, en déchainant le pessimisme le plus mortel, produira la sélection de l'élément le plus fort, et « qui fera périr l'humanité à l'exception de ceux qui la supporteront ».
Confronté à l'œuvre de Nietzsche, l'homme qui croit encore au Bien et à la Vérité absolus, ne veut pas, ne peut pas reconnaître comme évident un discours se situant dans une nouvelle dimension de la conscience historique. Il passe littéralement au travers de cette dimension, et s'en exclut. Ainsi, l'évidence révolutionnaire que Nietzsche a créée, reste inaccessible aux adversaires de son projet, tout en leur permettant d'atteindre un arrière-plan qui ne cesse de les fasciner, et qui devrait les perdre. Cet arrière-plan constitue l'aspect philosophique (et par conséquent critique) de l'œuvre, dans sa maniere de parachever la spéculation d'Emmanuel Kant. Quant à l'”évidence invisible”, ce « jardin où les Autres ne sauraient pénétrer », elle est l'œuvre entière dans sa « poéticité », c’est-à-dire, tout à la fois, la proposition du Mythe, un discours psychologiquement actif (créateur d'un nouveau type d'homme), l'esquisse d'un projet de « grande politique », et la mise en chantier des moyens nécessaires à sa réalisation.
La fascination que l'œuvre de Nietzsche, dans ses aspects critiques, peut exercer sur le monde égalitaire chrétien, s'explique non moins aisément, mais d'une façon particulière. Cette critique (Nietzsche le déclare ouvertement) constitue, en effet, le prolongement historique de la spéculation égalitaire chrétienne ; elle s'exerce à partir de la dernière perspective égalitaire chrétienne. Gœthe disait que pour détruire une “idée”, il suffit de « la penser jusqu'au bout ». Dans sa « seconde période », Nietzsche prend sur lui de penser jusqu'au bout I'idée égalitaire, la morale chrétienne du Bien et du Mal, afin de les détruire en les menant jusqu'au point où elles basculent dans leurs contraires.
Hannah Arendt a reproché à Nietzsche d'être, comme Marx et Freud, retombé dans l’illusion, après avoir “détruit la tradition”. C'est une nouvelle erreur. Contrairement à Kant, Marx ou Freud, Nietzsche ne prétend pas avoir trouvé la vraire réponse aux questions ultimes. Bien au contraire, et d'une façon souveraine, il donne sa réponse à ses propres questions. À l'arbitraire du type d'homme qui triomphe à son époque, et qu'il méprise, il oppose consciemment son arbitraire et son Geschmack (son goût). Le Mythe qu'il propose n'est (et ne veut être) qu'une œuvre d'art : il vise à séduire, à provoquer. Le langage quotidien dirait naïvement que cette œuvre est une action de propagande. Nietzsche, sous le masque de Zarathoustra, se fait prédicateur.
Il est assez remarquable que Nietzsche, tout au long de sa vie, n'ait jamais cessé d'établir une comparaison entre lui-même, d'une part, Socrate et Jésus le Nazaréen, de l'autre. Dans son œuvre, Socrate est présenté comme le philosophe qui, par le biais de sa réflexion dialectique, a entrouvert au virus égalitaire les portes du monde païen, ce dernier étant ainsi subrepticement privé des moyens de se défendre. Jésus, et avec lui Paul de Tarse, passant à travers la porte entrouverte, ont inoculé au mounde païen la maladie égalitaire. Nietzsche, lui, se propose d'être au monde égalitaire ce que Socrate et Jésus, tout ensemble, furent au monde païen européen. D'où le double aspect de son œuvre : critique et destructif, lorsqu'il se donne le rôle de Socrate ; poétique et créateur de Mythe, lorsqu'il assume, à l 'inverse, celui de Jésus.
Il est tout à fait naturel que les tenants de l'entreprise égalitaire chrétienne s'efforcent de tirer parti de la critique nietzschéenne, et qu'ils s'aperçoivent toujours plus qu'ils ne sauraient s'en priver. Nietzsche, répétons-le, a pensé leur monde jusqu au bout. Ils ont donc, auprès de lui, beaucoup à apprendre sur eux-mêmes. De même, au niveau plus terre-à-terre de la propagande quotidienne, il est tout aussi compréhensible qu'ils multiplient leurs efforts pour effacer toute trace de la “parenté” qui pourrait lier au phenomène national-socialiste cette pensée toujours présente et toujours fascinante, à laquelle ils sont incapables de dénier ses titres de noblesse. Cette « parenté » n'en est pas moins indéniable, il faut bien le reconnaïtre.
Ce qui, pourtant, ne permet de tirer aucun argument significatif, ni contre Nietzsche, ni en faveur du national-socialisme.
En fait, pour aborder avec quelque consistance un tel problème, il faut avant tout s'interroger sur le sens qu'à l'intérieur d'un discours de cet ordre, on donne au mot de parenté. On pourrait ainsi dire, d'une façon très légitime, que Paul de Tarse a falsifié la prédication du Christ, ou que le Christ ne se serait pas « reconnu » dans le « christianisme » de Paul (pas plus que Marx dans le « marxisme » d'un Lénine, d'un Trotsky ou d'un Mao Tsétoung). Mais une telle déclaration, si intéressante qu'elle puisse être du point de vue intellectuel, serait historiquement ìnsignifiante. En effet, la force et la grandeur des évangiles consistent précisément dans le fait qu'il ont historiquement engendré tous les christianismes, et qu'ils continuent, non moins historiquement, à les résorber perpétuellement dans leur sein. De la même manière, toute « lecture », toute interprétation (y compris celle de Nietzsche par le mouvement hitlérien), peuvent être jugées et déclarées abusives.
Mais un jugement de cette sorte, si fondé soit-il, n'a aucune signification réelle. Il ressort de la pure abstraction, de ce royaume de l'absolu au sein duquel il n'y a pas de “communication”. Car ce qui compte, du point de vue historique, ce n'est pas que Paul de Tarse ait ou non trahi la parole du Christ. C'est le fait qu'il s'en réclame, et qu'il n'est entendu que parce qu'il s'en réclame. De même Lénine, ou Trotskv, par rapport à Marx. Le génie d'un fondateur de religion, d'un maïtre à penser ou d'un créateur d'école, se mesure à l'abondance des « produits » qui iront se situer d'eux-mêmes à l’interieur de son discours, et prétendront tous être ce discours. Il a existé une multitude de sectes chrétiennes, dont chacune a peut-étre réalisé un aspect du prejel proposé par le Christ, mais dont quelques unes seulement ont acquis le poids historique susceptible, en fin de compte, de décider de ce que le christianisme est effectivement, c'est-à-dire de ce que le Christ est devenu dans postérité (5).
Nietzsche, à l'égal du Christ, prétend être l'initiateur d'un mouvement historique. Ce mouvement a engendré des tendances et des écoles qui l'ont peut-être objectivement traihi, mais qui, du point de vue strìctement historique, se sont toutes présentées comme sa réalité et sa continuation. C'est là ce qu'il faut prendre en ligne de compte si l’on veut parler, d'une façon tant soit peu cohérente, des rapports entre Nietzsche et le national-socialisme. Dans sa Deutsche Konservative Révolution, Armin Mohler a mis en évidence le foisonnement des sectes philosophiques, politiques et littéraires, qui, dans le premier aprés-guerre, se réclamaient du Mythe nietzschéen. Ces sectes se situaient les unes par rapport aux autres, et se jugeaient les unes les autres de la même façon que les sectes marxistes entre elles. Elles adoptèrent, vis-à-vis du national-socialisme, des attitudes fort variées. Ainsi, s'il est vrai que le national-socialisme fut “nietzschéen”, puisqu'il se situait à l'intérieur de la dialectique anti-égalitaire dont Frédéric Nietzsche a contribué à préciser les contours, il est faux que tout « nietzschéisme » soit national-socialiste. De même que les « aberrations gauchistes » ne compromettent point Marx aux yeux des communistes orthodoxes, de même le national-socialisme ne saurait, en rien, « compromettre » le projet nietzschéen.
► Giorgio Locchi, Nouvelle École n°18, mai-juin 1972.
◘ Notes :
1 – Nietzsche a prévu même la “contestation”, et nous en a laissé une description frappante. Le discours par lequel, dans Also sprach Zaratustra, le dernier homme exprime ses propres désirs, anticipe, dans un registre assez grotesque, les conclusions dont un Marcuse couronne ses spéculations “utopique”.
2 – Il est symptomatique que tous les “récupérateurs” de Nietzsche aient tendance à prendre surtout en considération cette deuxième période, celle d’Humain, trop humain, période dont Nietzsche lui-même nous dit expressément qu'il a voulu s'y astreindre, par honnêteté intelleetuelle et pour « aiguiser » ses propres moyens, à « penser contre lui-méme ».
3 – Les critiques catholiques furent les premiers à développer cette argumentation, en insistant d'ailleurs sur la “morbidité” générale d'une œuvre dont l'auteur, dès sa prime jeunesse, aurait été atteint par un mal hypothétique (où la symptomatologie de l'époque a voulu voir une affection syphilitique).
4 – On en citera seulement 2 exemples récents : Jean-Michel Rey. L'enjeu des signes. Lecture de Nietzsche. Seuil, 1971 ; Sarah Kaufmann. Nietzsche et la métaphore. Payot, 1972.
5 – Qu’import, d’alleurs, si ces développements se sont opérés historiquement “malgré lui”. Cela signifie simplement que le Christ ne savait pas ce qu'il faisait, tout en le faisant.