Géopolitique de l’Océan Indien et destin européen
Pour une doctrine de Monroe eurasienne
Carte tirée d’un atlas historique de Walther Pahl (1937). Elle indique parfaitement que l’Inde constitue la clef de voûte du système impérial britannique.
Aborder la géopolitique de l'Océan Indien, c'est, en apparence, aborder un sujet bien éloigné des préoccupations de la plupart de nos concitoyens. C'est, diront les esprits chagrins et critiques, sacrifier à l'exotisme… Pourtant, l'Océan Indien mérite, plus que toute autre région du globe, de mobiliser nos attentions. En effet, il est la clef de voûte des relations entre l'Europe et le Tiers-Monde ; son territoire maritime et ses rives sont l'enjeu du non-alignement, option que l'Europe aurait intérêt à choisir et, sur le plan historique, cet océan du milieu (entre l'Atlantique et le Pacifique) a été l'objet de convoitises diverses, convoitises qui ont suscité, partiellement, la Première Guerre mondiale, dont l'issue pèse encore sur notre destin.
Le Cadre de cette étude
En nous situant en dehors de la dichotomie gauche/droite, qui stérilise les analyses politiques et leur ôte bien souvent toute espèce de sérieux, nous suivons attentivement les travaux d'organismes, cénacles, sociétés de pensée, etc. qui posent comme objet de leurs investigations les relations entre notre Europe et les Pays du “Tiers-Monde”. Au-delà de la dichotomie sus-mentionnée, nous avons, sans a priori, étudié les ouvrages publiés aux Éditions La Découverte, ceux du CEDETIM, de La Revue Nouvelle (Bruxelles), du Monde Diplomatique, les travaux d'écrivains, sociologues, philosophes ou journalistes comme Yves Lacoste, Alain de Benoist, Guillaume Faye, Rudolf Wendorff, Paul-Marie de la Gorce, Claude Julien, etc. Dans un réel souci d'éclectisme, nous avons couplé ces investigations contemporaines aux travaux des géopoliticiens d'hier et d'aujourd'hui.
Étudier les rapports entre l'Europe et le Tiers-Monde, comporte un risque majeur : celui de la dispersion. En effet, derrière le vocable “Tiers-Monde”, se cache une formidable diversité de cultures, de religions, d'univers politiques, de sensibilités. Le vocable “Tiers-Monde” recouvre des espaces civilisationnels aussi divers et hétérogènes que l'Afrique, l'Amérique Latine, l'Asie chinoise, indochinoise, indonésienne, le pourtour de l'Océan Indien, le monde arabo-musulman (les “Islams”, dirait Yves Lacoste). Le vocable “Tiers-Monde” recouvre donc une extrême diversité. Sur le plan strictement économique, cette diversité comprend déjà quatre catégories de pays : 1) les pays pauvres (notamment ceux du Sahel) ; 2) les pays ayant pour seules richesses les matières premières de leur sous-sol ; 3) les pays pétroliers ayant atteint un certain niveau de vie ; 4) les pays pauvres disposant d'une puissance militaire autonome, avec armement nucléaire (Inde, par ex.).
Pourquoi choisir l'Océan Indien ?
En effet, pourquoi ce choix ? Nos raisons sont triples. Elles sont d'abord d'ordre historique ; l'Océan Indien a excité les convoitises des impérialismes européens et la dynamique du XIXe siècle “anglo-centré”, avec prédominance de la Livre Sterling, s'explique par la maîtrise de ses eaux par la Grande-Bretagne. Cette dynamique a été contestée par toutes les puissances du globe, ce qui, ipso facto, a engendré des conflits qui ont culminé aux cours des deux guerres mondiales du XXe siècle. Notre situation actuelle d'Européens colonisés, découle donc partiellement de déséquilibres qui affectaient jadis les pays baignés par l'Océan Indien.
Deuxième raison de notre choix : l'Océan Indien est un microcosme de la planète du fait de l'extrême diversité des populations qui vivent sur son pourtour. Il est l'espace où se sont rencontrées et affrontées les civilisations hindoue, arabo-musulmane, africaine et extrême-orientale. Si l'on souhaite échapper aux universalismes stérilisants qui veulent réduire le monde au commun dénominateur du consumérisme et du monothéisme des valeurs, l'étude des confrontations et des syncrétismes qui forment la mosaïque de l'Océan Indien est des plus instructives.
Troisième raison de notre choix : éviter une lecture trop européo-centrée des dynamiques politiques internationales. Le sort de l'Europe se joue actuellement sur tous les points du globe et, vu la médiocrité du personnel politique européen, les indépendantistes de notre continent, les esprits libres, trouveront tout naturellement une source d'inspiration dans le non-alignement préconisé jadis par le Pandit Nehru, Soekarno, Mossadegh, Nasser, etc. Le style diplomatique indien s'inspire encore et toujours des principes posés dans les années cinquante par Nehru. Une Europe non-alignée aura comme partenaire inévitable cette Inde si soucieuse de son indépendance. La diplomatie indienne s'avère ainsi pionnière et exemplaire pour les indépendantistes européens qui, un jour, sous la pression des nécessités, secoueront le joug américain et le joug soviétique.
Une histoire mouvementée
Pour les Européens, l'Océan Indien devient objet d'intérêt à l'âge des grandes découvertes, quand Christophe Colomb aborde le Nouveau Monde en croyant aborder aux Indes, territoire où croissent les épices, pactole de l'époque. La perspective des Européens s'élargit brusquement. Le monde leur apparaît plus grand. En 1494, le Pape partage les nouvelles terres entre Portugais et Espagnols. Les géographes au service du pontife catholique tracent une ligne qui traverse l'Atlantique du Nord au Sud. Ce qui est à l'Ouest de cette ligne revient à l'Espagne ; ce qui est à l'Est échoit au Portugal. C'est ainsi que le Brésil devient portugais et le reste des Amériques, espagnol. L'Océan Indien et l'Afrique reviennent, en vertu de ce partage, aux rois du Portugal. Les marins lusitaniens exploreront donc les premiers les eaux de l'Océan Indien.
La décision du Pape n'avait pas plu aux autres Européens, exclus du partage. Anglais et Néerlandais entreront en conflit avec les deux monarchies catholiques. L'objet de ce conflit inter-européen, ce sont bien entendu les nouvelles terres à conquérir. Rapidement, les Hollandais prennent la place des Portugais, incapables de se maintenir aux Indes et dans les Îles. Après les Hollandais, viendront les Anglais qui affermiront progressivement, en deux siècles, leur mainmise sur l'Océan.
La compétition engagée entre Catholiques et Protestants ouvre une ère nouvelle : celle de la course aux espaces vierges et aux comptoirs commerciaux. L'ère coloniale de l'expansion européenne s'ouvre et ne se terminera qu'en 1885, au Congrès de Berlin qui attribuera le Congo à Léopold II. À partir de 1885, les Congrès internationaux ne réuniront plus seulement des Européens, comme à Vienne en 1815. Désormais, tous les territoires du monde sont occupés et la course aux espaces est arrêtée. Le Japon, le Siam, la Perse, le Mexique et les États-Unis participent à diverses conférences internationales, notamment celle qui institue le système postal. Le monde cesse d'être européo-centré dans l'optique des Européens eux-mêmes. Ceux-ci ne déterminent plus seuls la marche du monde. Déjà un géant s'était affirmé : les États-Unis qui s'étaient posés comme un deuxième centre en proclamant dès 1823, la célèbre “Doctrine de Monroe”. Les centres se juxtaposent et le “droit international”, créé au XVIIe siècle pour régler les conflits inter-européens avec le maximum d'humanité, perd sa cohésion civilisationnelle. Dans ce “jus publicum europaeum” (Carl Schmitt), les guerres étaient perçues comme des règlements de différends, rendus inévitables par les vicissitudes historiques. L'ennemi n'était plus absolu mais provisoire. On entrait en conflit avec lui, non pour l'exterminer, pour éradiquer sa présence de la surface de la Terre, mais pour régler un problème de mitoyenneté, avant d'éventuellement envisager une alliance en vue de régler un différend avec une tierce puissance. La civilisation européenne acquérait ainsi une homogénéité et les conflits ne pouvaient dégénérer en guerres d'extermination.
La Révolution française, avec son idéologie conquérante, avait porté un coup à ces conventions destinées à humaniser la guerre. À Vienne, les puissances restaurent le statu quo ante. Mais les États-Unis, avec leur idéologie puritaine, actualisant une haine vétéro-testamentaire en guise de praxis diplomatique (les récents événements du Golfe de Syrte le prouvent), n'envisagent pas leurs ennemis avec la même sérénité. Les ennemis de l'Amérique sont les ennemis de Yahvé et méritent le sort infligé à Sodome et Gomorrhe. Les autres puissances extra-européennes n'ont pas connu le cadre historique où le “jus publicum europaeum” a émergé. Avec l'entrée des États-Unis sur la scène internationale, la guerre perd ses limites, ses garde-fous et redevient “exterminatrice”.
Pendant que ces mutations s'opèrent sur le globe, l'Océan Indien vit à l'heure de la Pax Britannica. Les Européens y règlent leurs conflits selon les principes de courtoisie diplomatique du “jus publicum europaeum”.
La Pax Britannica
Arrivés dans l'Océan Indien dès le milieu du XVIIe, les Anglais consolideront très progressivement leurs positions et finiront par faire des Indes la clef de voûte de leur système colonial, le plus perfectionné que l'histoire ait connu. Avec la capitulation de la France, qui abandonne ses positions indiennes à l'Angleterre en 1763 (mis à part quelques comptoirs comme Pondichéry), la Couronne britannique peut prendre pied successivement à Singapour, à Malacca, à Aden, en Afrique du Sud. en 1857, les Indes passent sous contrôle colonial direct et en 1877, Victoria est proclamée Impératrice des Indes. L'Angleterre poursuit alors sa progression en Afrique Orientale (Kenya, Zanzibar).
La France, en 1763, a commis une erreur fatale : elle a sacrifié ses potentialités mondiales au profit d'une volonté d'hégémonie en Allemagne. Elle a négligé deux atouts : celui qu'offraient les peuples de marins de ses côtes atlantiques, Bretons, Normands et Rochellois. Et celui qu'offraient son hinterland boisé (matières premières pour construire des flottes) et ses masses paysannes (réserves humaines), alors les plus nombreuses d'Europe.
Ce seront donc les Anglais qui occuperont le pourtour de l'Océan Indien. Cette occupation impliquera la protection du statu quo contre de nouveaux ennemis : les Russes, les Allemands, les Italiens et les Japonais.
Albion contre l'Empire des Tsars
Au XIXe siècle, la Russie, qui connaît une explosion démographique spectaculaire, entreprend la conquête de l'Asie Centrale, peuplée par les ethnies turques (Tadjiks, Turkmènes, Ouzbekhs, etc.). Cette avance slave vers le centre de la masse continentale asiatique répond à un désir d'empêcher définitivement les invasions turco-mongoles dont la Russie a eu à souffrir tout au long de notre Moyen Âge. Mais en progressant ainsi selon l'axe Aral-Pamir, la poussée russe butera contre les possessions britanniques qui lui barrent la route vers l'Océan Indien. La Russie, en effet, caresse depuis des siècles le désir de posséder des installations portuaires donnant sur une “mer chaude”. Les deux impérialismes se rencontreront et s'affronteront (souvent par ethnies locales interposées) en Afghanistan. Le scénario s'est partiellement répété en 1978, quand la thalassocratie américaine, appuyant le Pakistan et les rebelles anti-soviétiques d'Afghanistan, s'opposait à l'URSS, appuyant, elle, sa stratégie sur certaines ethnies afghanes et sur le gouvernement pro-soviétique officiel.
Avec ces événements qui s'étendent sur quelques décennies (de 1830 à 1880), la Russie et l'Angleterre acquièrent une claire conscience des enjeux géopolitique de la région. Le géopoliticien britannique Homer Lea se rend compte que les Indes forment réellement la clef de voûte du système colonial britannique. Il écrivit à ce propos : « Mis à part une attaque directe et une conquête militaire des Îles Britanniques elles-mêmes, la perte des Indes serait le coup le plus mortel pour l'Empire Britannique ». Plus tard, il confirmera ce jugement et lui donnera même plus d'emphase, en déclarant que l'Empire constituant un tout indivisible, les Iles Britanniques ne sont plus que quelques îles parmi d'autres et que la masse territoriale la plus importante, le centre du système colonial, ce sont les Indes. Par conséquence, la perte des Indes serait plus grave que la perte des Îles Britanniques.
Les Indes permettaient à l'Empire Britannique de surveiller la Russie qui dominait (et domine toujours) le Heartland — la Terre du Milieu sibérienne — et de contrôler la Heartsea, c'est-à-dire l'Océan du Milieu qui est l'Océan Indien situé entre l'Atlantique et le Pacifique. Le contrôle de “l'Océan du Milieu” permet de contenir la puissance continentale russe dans les limites sibériennes que lui a données l'histoire. La Russie, de son côté, se rend compte que si l'Inde lui échoit par conquête, par alliance ou par hasard, elle contrôlera et la Terre du Milieu et l’Océan du Milieu et qu'elle deviendra ainsi, ipso facto, la première puissance de la planète.
La configuration géographique de l'Afghanistan a permis à ce pays d'échapper à l'annexion pure et simple à l'un des deux Empires. De surcroît, Russes et Anglais avaient intérêt à ce qu'un État-tampon subsiste entre leurs possessions. En Perse, le nationalisme local émergera en déployant une double désignation d'ennemis : le Russe qui menace la frontière septentrionale et l'Anglais qui menace le Sud avec sa flotte et le Sud-Est avec son armée des Indes. Ce n'est pas un hasard si le nationalisme perse s'est toujours montré germanophile et si, aujourd'hui, l'intégrisme musulman de Khomeiny se montre également hostile aux Soviétiques et aux Américains qui, eux, ont pris le relais des Anglais.
L'Océan Indien vu par Homer Lea. Cette carte (datant de 1912) garde toute sa validité. L'Inde reste la clef de voûte de la zone couverte par l'Océan Indien. On aperçoit la ligne Port Saïd-Téhéran-Kaboul que ne devaient franchir ni les Russes ni les Allemands. Diego Garcia constitue réellement le point central de la masse océanique représentée par l'Océan Indien, et cette position demeure toujours d'une haute importance stratégique. Homer Lea avait également découvert l'importance du triangle Seychelles-Diego Garcia-Maurice. Les stratèges américains actuels semblent avoir médité scrupuleusement ses écrits.
L'avance allemande vers le Golfe Persique
[Ci-contre : le cuirassé en acier SMS Kaiser Wilhelm II. Lancé en 1897, il servira jusqu'en 1906 de navire amiral de la Kaiserliche Marine. La grande menace pour l'Empire britannique au début du XXe siècle a été la construction, sous l'impulsion de Tirpitz et de l'Empereur Guillaume II, d'une flotte de guerre allemande. Malgré la naissance d'une flotte puissante en Mer du Nord, les Britanniques préféreront garder Zanzibar et céder Heligoland au Reich. L'Océan Indien revêtait plus d'importance pour eux que la Mer du Nord]
Les Anglais percevaient la politique “orientale” de Guillaume II comme une menace envers leur hégémonie dans l'Océan Indien. Cette menace prend corps par la politique de coopération amorcée entre le Reich, qui s'industrialise et concurrence sévèrement l'Angleterre, et l'Empire Ottoman. Les accords militaires et économiques entre l'Empire allemand, né à Versailles en 1871, et le vieil Empire Ottoman, usé par les guerres balkaniques et par les corruptions internes, permettent à l'industrie germanique en pleine expansion d'acquérir des débouchés, en passant outre les protectionnismes français, anglais et américains. La coopération se concrétisera par le projet de construction d'une ligne de chemin de fer reliant Berlin à Constantinople, Constantinople à Bagdad et Bagdad au Golfe Persique. Ce projet, strictement économique, inquiète les Anglais. En effet, l'émergence d'un port dans le Golfe Persique, qui tomberait partiellement sous contrôle allemand, impliquerait la maîtrise par Taxe germano-turc de la péninsule arabique, alors entièrement sous domination ottomane. Les Allemands et les Ottomans perceraient ainsi une “trouée” dans l'arc en plein cintre anglais, reliant l'Afrique australe à Perth en Australie. De plus, un autre point faible de “l'arc”, la Perse, hostile aux Russes et aux Anglais, risque de basculer dans le camp germano-turc. Et ce, d'autant plus que la germanophilie faisait des progrès considérables dans ce pays à l'époque. Lord Curzon sera l'homme politique anglais qui mettra tout en œuvre pour torpiller la consolidation d'un système de coopération germano-turco-perse.
Pour les Anglais germanophiles, cette collaboration germano-turque était positive, car, ainsi, l'Allemagne s'intercalait entre l'Empire britannique et la Russie, empêchant du même coup tout choc frontal entre les deux impérialismes. La Turquie, affaiblie, surnommée depuis quelques décennies “l'homme malade de l'Europe”, ne risquait plus, une fois sous la protection germanique, de tomber comme un fruit mûr dans le panier de la Russie.
Le contentieux anglo-allemand s'est également porté en Afrique. L'Angleterre échangera ainsi Heligoland en Mer du Nord contre Zanzibar, prouvant par là que l'Océan Indien était plus important à ses yeux que l'Europe. Ce qui corrobore les thèses d'Homer Lea. Lorsqu'éclate la Guerre des Boers en Afrique Australe, l'Angleterre craint que ne se forge une alliance entre les Boers et les Allemands, alliance qui ferait basculer l'ensemble centre-africain et sud-africain hors de sa sphère d'influence. L'hostilité à l'indépendance sud-africaine et à l'indépendance rhodésienne (à partir de 1961 et 1965) dérive de la crainte de voir s'instaurer un ensemble autonome en Afrique australe, qui romprait tous ses liens avec la Couronne et s'instaurerait comme un pôle germano-hollando-anglo-saxon aussi riche et aussi attirant que les États-Unis. En 1961 et en 1965, les craintes de l'Angleterre étaient déjà bien inutiles (l'Empire glissait petit à petit dans l'oubli) ; en revanche, les États-Unis ont tout intérêt à ce qu'un tel pôle ne se constitue pas car, pacifié, il attirerait une immigration européenne qui n'irait plus enrichir le Nouveau Monde.
Mais revenons à l'aube du siècle. Offensive, la diplomatie anglaise obligera l'Allemagne à renoncer à construire le chemin de fer irakien au-delà de Basra, localité située à une centaine de kilomètres des rives du Golfe Persique. De surcroît, l'Angleterre impose ses compagnies privées pour l'exploitation des lignes fluviales sur le Tigre et l'Euphrate. L'Allemagne est autorisée à jouer un rôle entre le Bosphore et Basra, mais ce rôle est limité; il est celui d'un “junior partner” à la remorque de la locomotive impériale britannique. L'analogie entre cette politique anglaise d'avant 1914 et celle, actuelle, des États-Unis vis-à-vis de l'Europe est similaire.
La règle d'or de la stratégie britannique concernant la rive nord de l'Océan Indien se résume à ceci : l'Allemagne ne doit pas franchir la ligne Port-Saïd/ Téhéran et la Russie ne doit pas s'étendre au-delà de la ligne Téhéran/Kaboul. Cette politique anglaise est une politique de “containment” avant la lettre.
Dominer le sous-continent indien implique de dominer un “triangle” maritime dont les trois sommets sont les Seychelles, l'Ile Maurice et Diego Garcia. Homer Lea a dressé une carte remarquable, nous montrant les lignes de force “géostratégiques” de l'Océan Indien et l'importance de ce “triangle” central. Rien n'a changé depuis et les Américains le savent pertinemment bien. La puissance qui deviendra maîtresse des trois sommets de ce triangle dominera toute la “Mer du Milieu”, autrement dit l'Océan Indien. Et si, par hasard, c'était l'URSS qui venait à dominer ce “triangle” et à coupler cette domination maritime à la domination continentale qu'elle exerce déjà en Asie Centrale et en Afghanistan, on imagine immédiatement le profit qu'elle pourra en tirer.
Le “danger italien”
L'Italie devient “dangereuse”, aux yeux de l'Angleterre, à partir du moment où elle tente d'entreprendre ou entreprend la conquête de l’Éthiopie. Par cette conquête, elle confère un “hinterland” à sa colonie somalienne et consolide, dans la foulée, sa position sur l'Océan Indien, opérant une percée dans “l'arc” Port Elisabeth/Perth, équivalente à la percée allemande dans le Golfe Persique et dans la Péninsule Arabique. Par ailleurs, la politique italienne de domination de la Méditerranée menace, en cas de conflit, de couper la “route des Indes”, c'est-à-dire la ligne Gibraltar/Suez. Cette éventualité, c'était le cauchemar de l'Angleterre.
Vu par Walther Pahl en 1937, le rôle de l'Italie dans l'espace méditerranéen. Rome coupe la ligne Gibraltar-Port Saïd à hauteur de Pantelleria, position aussi importante stratégiquement que Malte, aux mains des Britanniques. La ligne Gibraltar-Port Saïd constituait, pour la Grande-Bretagne impériale, le point le plus névralgique de la routé des Indes. Le souci des Britanniques était d'assurer la fluidité de cette ligne et d'éliminer les obstacles qui pourraient y survenir. Quand l'Italie mussolinienne s'empare de l’Éthiopie, la Grande-Bretagne doit constater que Rome risque d'être présente sur la façade ouest de l'Océan Indien.
La menace japonaise
Quant au danger japonais, il résultait de l'acquisition, par le Japon, après la Première Guerre mondiale, de la Micronésie auparavant allemande. Au milieu de cette immense Micronésie, se situait la base de Guam, américaine depuis le conflit de 1898 entre les États-Unis et l'Espagne. Entre Guam et les Philippines, également américaines, les Japonais avaient construit la base aéronavale de Palau, proche des avant-postes britanniques de Nouvelle-Guinée et au centre du triangle Guam-Darwin (en Australie)-Singapour. Comme le Japon souhaitait la création d'une vaste zone de co-prospérité asiatique, risquant d'englober l'Indonésie et ses champs pétrolifères susceptibles d'alimenter l'industrie japonaise naissante, les Anglais craignaient à juste titre une “menace jaune” sur l'Australie et la conquête de la façade orientale de l'Océan Indien, moins solidement gardée que la façade afro-arabe.
Mais la menace qui pesait sur l'équilibre impérial britannique ne provenait pas seulement des agissements japonais ou italiens, mais aussi et surtout des mouvements de libération nationale qui s'organisaient dans les pays arabe (et notamment en Égypte) et dans les pays de l'Asie du Sud-Est. Les Anglais savaient très bien que les Allemands (très populaires auprès des Arabes et des Indiens), les Italiens et les Japonais n'auraient pas hésité à soutenir activement les révoltes “anti-impérialistes” voire à s'en servir comme “chevaux de Troie”. Et effectivement, pendant la Seconde Guerre mondiale, Japonais et Allemands ont recruté des légions indiennes ou soutenu des révoltes comme celle des officiers irakiens en 1941.
La géopolitique de Haushofer
Indépendamment des idées fixes d'Hitler, la géopolitique allemande, impulsée par Karl Ernst Haushofer, esquisse, entre 1920 et 1941, un projet continental eurasien, c'est-à-dire un élargissement du “jus publicum europaeum” à toute le masse continentale eurasienne et africaine. Ce “jus publicum europaeum”, défini par le juriste Carl Schmitt, implique la création d'un espace sur lequel les différends politiques entre les États sont atténués selon des règles de courtoisie, éliminant les volontés exterminatrices et posant l'adversaire comme un adversaire temporaire et non un adversaire absolu. La géopolitique de Haushofer comprenait notamment les trois projets suivants :
[Ci-contre : Tirpitz, l'Amiral père de la flotte impériale chère au Kaiser. C'est une des trois grandes figures allemandes hostiles à l'impérialisme britannique, avec Haushofer, le général géopoliticien et Carl Schmitt, auteur de Terre et Mer, petit ouvrage signalant l'opposition pluriséculaire entre la puissance continentale et la puissance maritime. Une méditation sur le devenir du monde qui prendrait assise sur leurs travaux permettrait de sortir de l'impasse actuelle]
Pour Haushofer comme pour Schmitt, ce projet vise la constitution d'un “nomos” eurasien où l'Europe (Russie comprise) pratiquerait une économie de semi-autarcie et d'auto-centrage, selon les critères en vigueur dans l'Empire Britannique. Fédéraliste à l'échelle de la grande masse continentale, ce projet prévoit l'autonomie culturelle des peuples qui y vivent, selon les principes en vigueur en Suisse et en URSS (qui est, ne l'oublions pas, une confédération d’États). Même si en URSS, le principe fédéral inscrit dans la constitution et hérité de la pensée de Lénine a connu des entorses déplorables, dont souffre d'ailleurs l'ensemble, surtout sur le plan du développement économique. Haushofer agit ici en conformité avec les désirs de la Ligue des Peuples Opprimés, constituée en Allemagne et à Bruxelles au début des années 20. Haushofer pratiquait, à son époque, un “tiers-mondisme” réaliste et non misérabiliste, c'est-à-dire réellement anti-colonialiste. Le “tiers-mondisme” des Occidentaux, chrétiens ou laïcs, d'après 1945 cache, derrière un moralisme insipide, la volonté d'imposer aux peuples d'Afrique et d'Asie un statut de néo-colonialisme.
Haushofer se heurtera à Hitler qui souhaite l'alliance anglaise (« Les Anglais sont des Nordiques ») et la colonisation de la Biélorussie et de l'Ukraine (“Espace vital pour l'Allemagne' 1 ). Ce double choix de Hitler ruine le projet d'alliance avec les indépendantistes arabes et indiens et saborde la “Triplice” eurasienne, avec l'Allemagne, l'URSS et le Japon. Alors que Staline était un chaleureux partisan de cette solution. C'est dans ces erreurs hitlériennes qu'il faut percevoir les raisons de la défaite allemande de 1945. Roosevelt, grand vainqueur de 1945, avait parfaitement saisi la dynamique et cherché à l'enrayer. Il a poursuivi deux buts : abattre l'Allemagne et le Japon, puissances gardiennes des façades océaniques (Atlantique et Pacifique) et éliminer l'autonomie économique du "Commonwealth , \ Face aux États-Unis, il ne resterait alors, espérait Roosevelt, qu'une URSS affaiblie par sa guerre contre l'Allemagne et les divisions de chars de von Manstein.
Le rôle des États-Unis dans l'histoire de ce siècle est d'empêcher que ne se constituent des zones de co-prospérité économique. La guerre contre Hitler et la nazisme, la guerre contre le Japon le confirment. Immédiatement après la deuxième guerre mondiale, la guerre froide cherchait à mettre l'URSS à genoux car elle refusait le Plan Marshall, conjointement avec les pays est-européens. Ipso facto, une sphère de co-prospérité est-européenne voyait le jour, ce qui portait ombrage aux États-Unis. Face à la CEE, autre sphère économique plus ou moins auto-centrée, l'attitude des États-Unis sera ambiguë : elle favorise sa création de façon à rationaliser l'application du Plan Marshall mais s'inquiète régulièrement des tendances “gaullistes” ou “bonaparto-socialistes” (l'expression est de l'économiste britannique Mary Kaldor). Actuellement, la guerre économique bat son plein entre les États-Unis et la CEE dans les domaines de l'acier et des denrées agricoles. La nouvelle guerre froide inaugurée par Reagan vise à empêcher un rapprochement entre Européens de l'Est et Européens de l'Ouest, donc à renouer avec la tradition haushoferienne ou avec une interprétation plus radicale de la Doctrine Harmel.
Cette synthèse entre l'analyse géopolitique haushoférienne, le gaullisme de gauche et la Doctrine Harmel, nous espérons ardemment qu'elle se réalise pour le salut de nos peuples. Nous voulons une politique d'alliance systématique avec les peuples de la Diagonale, que nous évoquions plus haut. L'Océan Indien doit être libéré de la présence américaine au même titre que l'Europe de l'Ouest, ce qui réduira à néant la psychose de l'encerclement qui sévit en URSS et fera donc renoncer ce pays aux implications désastreuses de l'aventure afghane; ainsi, Moscou pourra s'occuper de son objectif n°1 : la rentabilisation de la Sibérie.
Après 1945 : le non-alignement
[Ci-contre : le Premier ministre perse Mossadegh, évincé du pouvoir le 19 août 1953. Dès 1951, il avait fait voter la nationalisation des pétroles iraniens, entraînant le départ des Britanniques et des Américains. Ces derniers ont tout mis en œuvre pour le chasser du pouvoir. L'éviction de Mossadegh consacre l'échec de la première tentative d'un pays du tiers monde d'acquérir la maîtrise de ses richesses naturelles. L'événement a nourri de profonds ressentiments chez les Iraniens jusqu'à la révolution islamiste de 1978-1979, qui reprendra le thème indépendantiste mais délaissera le laïcisme de Mossadegh]
Après 1945, l'Europe a perdu ce réalisme géopolitique. Le réalisme, dans sa traduction “nationaliste”, est en revanche réapparu dans le “Tiers-Monde”. Il était l'héritier direct des mouvements qui, aux Indes ou dans le monde arabo-musulman, s'étaient dressés entre 1919 et 1945 contre la tutelle britannique. En 1947, l'Inde acquiert l'indépendance. La clef de voûte du système impérial britannique s'effondre, entraînant le reste à sa suite. En 1949, la victoire de Mao en Chine empêche les États-Unis d'organiser la Chine comme un marché/débouché de 700 millions de consommateurs, au profit de l'industrie américaine. L'Indonésie proclame elle aussi son indépendance. En 1952, Mossadegh cherche à nationaliser les pétroles anglo-américains d'Iran. En 1954, les populations rurales d'Algérie se révoltent contre l’État Français qui s'était servi de leurs meilleurs hommes pour lutter contre l'Allemagne (par ailleurs alliée des Arabes) et n'accordait pas l'égalité des droits entre Musulmans d'une part et Juifs et Chrétiens d'autre part. La même année, NASSER renverse la monarchie corrompue du roitelet Farouk et annonce son intention de nationaliser le Canal de Suez. En 1955, les non-alignés se réunissent à Bandoeng pour proclamer leur “équidistance” à l'égard des blocs. À partir de 1960, l'Afrique se dégage des tutelles européennes, pour retomber rapidement sous la férule des multinationales néo-colonialistes. En Amérique Latine, les nationalismes de libération s'affirment, surtout à l'ère péroniste en Argentine. Tous ces mouvements contribuent à venger la défaite de l'Europe et continuent la lutte contre l'idéologie du "One-World" de Roosevelt. Même sous l'étiquette communiste comme au Vietnam.
Dans cette lutte globale, que se passera-t-il plus particulièrement dans l'Océan Indien ? Le retrait des Britanniques laisse un “vide”. Cette crainte du “vide” est le propre des impérialismes. En effet, pourquoi n'y aurait-il pas un “vide” dans l'Océan Indien ? Dans l'optique des “super-gros”, les vides généreraient des guerres et la “sécurité internationale” risquerait de s'effondrer s'il n'y a pas arbitrage d'un super-gros. Les États riverains de l'Océan Indien ont certes connu des conflits dans la foulée de la décolonisation mais ces conflits n'ont pas l'ampleur d'une guerre mondiale et sont restés limités à leurs cadres finalement restreints. Le risque de voir dégénérer un conflit en cataclysme mondial est bien plus grand quand une super-puissance s'en mêle directement. La meilleure preuve en sont les deux guerres mondiales où l'Empire Britannique exerçait trop de responsabilités politiques et militaires dans l'Océan Indien et ailleurs, sans avoir toutes les ressources humaines et matérielles nécessaires pour une tâche d'une telle ampleur. Toute concurrence, même légitime, toute velléité d'indépendance de la part des peuples colonisés étaient perçues comme “dangereuses”. Derrière le mythe éminemment “moral” de la sécurité internationale arbitré obligatoirement par Washington ou par Moscou (et finalement plus souvent par Washington que par Moscou) se cache une volonté hégémonique, une volonté de geler toute évolution au profit du duopole issu de Yalta et de Potsdam. Il n'y a “danger” que si l'on considère “sacré” l'ordre économique mondialiste, intolérant à l'égard de toute espèce de zone semi-autarcique auto-centrée, à l'égard de toute zone civilisationnelle imperméable aux discours et aux modes d'Amérique. Haushofer croyait, à l'instar de Schmitt ou de Julien Freund, que la conflictualité était une donnée incontournable et que les volontés de biffer cette conflictualité constituaient un refus du devenir du monde, de la mobilité et de l'évolution. Ainsi, sur la base de cette philosophie de la conflictualité, la diversité issue des indépendances nationales acquises par les pays riverains de l'Océan Indien est la seule légitime, même si elle engendre des conflits localisés.
C'est parce qu'ils ne voulaient pas qu'une autre grande puissance prenne le relais des Britanniques que Gandhi et Nehru proclamaient que la souveraineté était leur but principal. Mais, cette souveraineté indienne, optimalement viable que si les eaux de l'Océan Indien ne sont pas sillonnées par les flottes des super-puissances, s'est revue menacée par l'arrivée, d'abord discrète, des Américains et des Soviétiques. Les Américains s'empareront de Diego Garcia, îlot dont nous avons déjà évoqué l'importance stratégique. Or qui tient Diego Garcia, tient un des sommet du triangle océanique qui assure la maîtrise de la Mer du Milieu. Les USA reprennent ici pleinement le rôle de la thalassocratie britannique. À cette usurpation, les riverains ne pourront opposer qu'une philosophie du désengagement, du non-alignement. Ainsi, l'Ile Maurice, soutenue par l'Inde, revendiquera la pleine possession de Diego Garcia. Le Président malgache Didier Ratsiraka réduira à 2,5% la part du commerce extérieur de son pays avec les super-gros. Le Président des Seychelles, France-Albert René, a pris pour devise : “Commercer beaucoup avec les petits, très peu avec les gros”. Les Maldives accorderont une base navale à l'Inde. L'Inde s'est donné l'armement nucléaire pour protéger son non-alignement.
Quelles attitudes prendre en Europe ?
Face à ce courageux indépendantisme des Malgaches, Seychellois et Maldiviens, quelle attitude doit prendre l'Europe ? Les choix positifs possibles sont divers.
1. Il y a l'option dite “gaulliste de gauche” qui reste exemplaire même si, en France, l'indépendantisme gaulliste est bel et bien mort. L'écrivain politique qui exprime le mieux cette option est Paul-Marie de la Gorce. Il se réfère au discours prononcé par De Gaulle à Pnom-Penh en 1966 et estime que la France doit se positionner contre les Empires, aux côtés des peuples opprimés. P.M. de la Gorce rejoint ici l'option de Haushofer et de la Ligue des peuples opprimés. Pour Edmond Jouve, avocat du dialogue euro-arabe, il faut opposer une philosophie du droit des peuples à la philosophie individualiste et occidentale des droits de l'homme. Ces deux auteurs, situés dans la mouvance du “gaullisme de gauche”, doivent nous servir de référence dans l'élaboration de notre géostratégie.
2. Il y a l'option suédoise, portée par Olof Palme, récemment assassiné. La Suède a ainsi préconisé le non-alignement, s'est donné une industrie militaire autonome et s'est faite l'avocate de la création, en Europe, de “zones de Paix”. Malheureusement, cette option suédoise, contrairement à l'option gaulliste, a avancé ses pions sous le déguisement de l'idéologie iréniste soixante-huitarde, décriée et démonétisée aujourd'hui. Cette politique poursuivie par Palme doit désormais être analysée au-delà des manifestations de cette idéologie dépassée et finalement fort niaise. Derrière le visage d'un Palme arborant la petite main des “One-Worldistes” de SOS-Racisme (“Touche pas à mon pote”), il faut reconnaître et analyser sa politique d'indépendance. Palme cherchait des débouchés pour ses industries dans le Tiers-Monde, de manière à assurer leur viabilité parce que d'autres pays européens refusaient de collaborer avec les Suédois. On l'a vu chez nous avec le “marché du siècle” où trois avions étaient en lice pour figurer aux effectifs des aviations néerlandaise, belge, danoise et norvégienne. Un Saab suédois, un Mirage français et le F-16 américain. C'est bien entendu ce dernier qui a été choisi. Si les États Scandinaves et bénéluxiens avaient choisi l'appareil suédois, il se serait créé en Europe une industrie autonome d'aéronautique militaire. Aujourd'hui, Saab ne peut plus concurrencer les firmes américaines qui, grâce à ce contrat, ont pu financer une étape supplémentaire dans l'électronique militaire. Pour sauver les meubles, la Suède a dû pratiquer une fiscalité hyper-lourde qui donne l'occasion aux écœurants adeptes du libéralisme égoïste et anti-politique de dénigrer systématiquement Stockholm. Quand Palme et les Suédois parlaient de “zones de Paix”, ils voulaient des zones dégagées de l'emprise soviétique et américaine où les industries intérieures à ces zones collaboreraient entre elles. Pour les Suédois, la Scandinavie ou les Balkans pouvaient constituer pareilles zones. Vu la politique militaire suédoise, ces zones auraient dû logiquement se donner une puissance militaire dissuasive et non végéter dans l'irréalisme pacifiste.
Pour l'Europe : un programme de libération continentale
Favoriser un changement en Europe, c'est déployer un programme de libération continentale. Il n'y a pas de changement possible sans grand dessein de ce type. La libération de notre continent implique comme premier étape la constitution de zones confédératives comme la Scandinavie (Islande, Norvège, Suède, Danemark, Finlande), les Balkans (Grèce, Yougoslavie, Bulgarie, Roumanie), la Mitteleuropa (Bénélux, RDA, RFA, Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie, Autriche). L'Italie, l'Espagne (avec le Portugal) et la France constituant des espaces suffisamment grands dans l'optique de cette première étape. L'idée d'une confédération Scandinave a été l'axe central de la politique suédoise depuis 1944. La découverte d'archives datant de cette année vient de prouver que la Suède comptait mobiliser 550.000 soldats pour libérer le Danemark et la Norvège et pour éviter, par la même occasion, qu'Américains, Britanniques et Soviétiques ne s'emparent de territoires Scandinaves. Dans cette optique, la Scandinavie devait rester aux Scandinaves.
Depuis l'économiste Naumann, qui rédigea un projet de Mitteleuropa en 1915, l'idée d'une confédération de type helvétique s'appliquant aux pays du Bénélux, aux Allemagnes et aux restes de la monarchie austro-hongroise s'était évanouie dans le sillage du Traité de Versailles, des crises économiques (1929) et de la parenthèse hitlérienne. Les États du Bénélux avaient préféré se retirer du guêpier centre-européen et opté pour le rapprochement avec les monarchies Scandinaves. Albert Ier soutenait le Pacte d'Oslo (1931) et le futur Léopold III épouse une princesse suédoise, Astrid, pour sceller ce projet. Aujourd'hui, en Allemagne, l'idée d'une confédération centre-européenne revient dans les débats. Ce sont le Général e.r. Jochen Lôser et Ulrike Schilling qui ont rédigé un premier manifeste, visant en fait à élargir le statut de neutralité de l'Autriche aux deux Allemagnes, à la Hongrie, à la Tchécoslovaquie, à la Pologne et aux États du Bénélux. Cette zone assurerait par elle-même sa défense selon le modèle suisse et les théories militaires élaborées par le Général français Brossolet, par l'ancien chef d’État-major autrichien Emil Spanocchi, par Lôser lui-même et par le polémologue Horst Afheldt. L'armée serait levée sur place, les communes seraient responsables de la logistique et d'un matériel entreposé aux commissariats de police ou de gendarmerie. Les missiles anti-chars, type Milan, constitueraient l'armement des fantassins, de même que des missiles anti-aériens, types Sam 7 ou Stinger. Ces troupes, en symbiose avec la population, disposeraient également de chars légers, types Scorpion ou Wiesel (aéroportables). La réorganisation des armées centre-européennes aurait ainsi pour objectif de transformer le cœur géopolitique de notre continent en une forteresse inexpugnable, à lui impulser la stratégie du “hérisson”, contre lequel tout adversaire buterait. Cette logique strictement défensive se heurte surtout au refus de Washington et à la mauvaise volonté américaine car la hantise de la Maison Blanche, c'est de voir se reconstituer une Europe semi-autarcique, capable de se passer des importations américaines, agricoles ou industrielles.
Dans les Balkans, les projets de rapprochement ont été sabotés par Moscou dès 1948, lors du schisme “titiste”. Tito accepte le Plan Marshall et prône les voies nationales vers le socialisme. Il vise le regroupement des États balkaniques en une confédération autonome, calquée sur le modèle du fédéralisme yougoslave. L'URSS craignait surtout l'intervention britannique dans cette zone : c'est ce qui explique son hostilité au titisme. Aujourd'hui, après les incessantes velléités roumaines d'indépendance, Moscou semble prête à assouplir sa position. Washington, en revanche, voit d'un très mauvais œil la bienveillance de Papandréou à l'endroit du projet de confédération balkanique. D'où la propagande anti-grecque, orchestrée dans les médias occidentaux.
[Ci-contre : une arme amphibie rapide : les aéroglisseurs militaires. Les Soviétiques ont le plus d'avance en cette matière [ici le modèle Zubr créé en 1988], mais les Américains les talonnent de très près avec le SCC prenant le pas sur leurs LCAC. L'Europe est à la traîne : les Britanniques abandonnent leurs projets et les Français, dont la vocation devrait être de protéger la façade atlantique de la forteresse Europe, n'y consacrent que trop peu d'attention]
La France a connu la “troisième voie” gaullienne, a mis l'accent sur sa souveraineté. Cette option gaullienne bat de l'aile aujourd'hui. Pour la concrétiser, la France devrait adopter le projet de "parlement des régions et des professions" de certains cercles gaullistes, mode de gestion qui rapprocherait les gouvernés des gouvernants de manière plus directe que l'actuelle partitocratie (“La Bande des Cinq”, Le Pen inclus). Ce rapprochement permettrait également d'adopter le système militaire par “maillage du territoire national”, préconisé par Brossolet ou Copel. Ce système transformerait le territoire français en une forteresse pareille au M Burg M helvétique. De plus, les jeunes conscrits français effectueraient leur service militaire près de leur domicile et l'ensemble du territoire serait également défendu, en évitant la concentration de troupes en Alsace et en Lorraine. Car pour la France comme pour l'Europe, le danger ne vient plus de l'Est mais de l'Ouest. En prenant acte de cette évidence* la France hérite d'une mission nouvelle : celle d'être la gardienne de la façade atlantique de l'Europe. Sa Marine a un rôle européen capital à jouer. Ses sous-marins nucléaires seront les fers de lance de la civilisation européenne, les épées du nouveau “jus publicum europaeum” contre les menaces culturelles, économiques et militaires venues de Disneyland, de la Silicon Valley, du Corn Belt et du Pentagone. Parallèlement, la France doit reprendre ses projets d'aéroglisseurs et de navires à effet de surface (“Nes” et “Jet-foils”). Ces projets ont été honteusement abandonnés, alors que les Américaines et les Soviétiques misent à fond sur ces armes du XXIe siècle. La France déploierait ainsi ses sous-marins et sa flotte et rendrait l'approche de ses côtes impossible grâce à une “cavalerie marine” de Nes et d'aéroglisseurs. La figure symbolique du combattant français de demain doit absolument devenir le soldat de la “Royale”, le sous-marinier, le cadet de la mer, le fusilier-marin, le "missiliste" des Nes. Le théoricien militaire de cette revalorisation du rôle de la marine française est l'Amiral Antoine Sanguinetti.
Telles sont les prémisses de notre “nouvelle doctrine Harmel”. Une doctrine qui, comme celle qu'avait élaborée le conservateur liégeois dans les années 60, se base sur un concept d'Europe Totale et cherche à détacher les Européens (de l'Est comme de l'Ouest) de leurs tuteurs américains et soviétiques. Cette doctrine préconise le dialogue inter-européen et rejette la logique de la guerre froide. Elle implique, parallèlement, une diplomatie de la main ouverte aux peuples qui veulent, partout sur la planète, conserver leur autonomie et leurs spécificités. En conclusion : la collaboration harmonieuse entre l'Europe et le “Tiers-Monde” passe par l'effondrement du statu quo en Europe. Par la mort de Yalta.
Que faire ? Notre projet de “paix universelle”
Les hommes et les femmes lucides d'Europe doivent dès aujourd'hui se poser la question de Lénine : que faire ? Eh bien, il faut lutter contre le statu quo, puis reprendre la perspective de Haushofer. Il faut viser la libération de la “diagonale”, depuis l'Islande jusqu'à la Nouvelle Zélande. Sur cette ligne, devront se créer des zones semi-autarciques auto-centrées, indépendantes de Washington et de Moscou avec, en Afrique : une confédération saharienne (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye), avec, en Europe, neuf confédérations se juxtaposant (Îles Britanniques, Scandinavie, Mitteleuropa, France, Ibérie, Italie, Suisse, Balkans, URSS), avec une Turquie libérée de sa sanglante dictature otanesque, un Moyent-Orient soudé selon les principes nasseriens, un Iran stabilisé dans la “troisième voie” qu'il s'est choisie en expulsant son Bokassa de “Shah”, un Afghanistan libre de toute tutelle (c'est là notre principal litige avec l'URSS), un Pakistan débarrassé de l'influence américaine (ce qui ne sera possible que si les Soviétiques évacuent l'Afghanistan), une Fédération Indienne dotée de son armement nucléaire, de son arsenal autonome en croissance progressive et son armée magnifiquement disciplinée de plus d'un million de soldats, avec une zone de co-prospérité dans l'Océan Indien (Seychelles, Maldives, Maurice, Réunion, Madagascar, Somalie, Yémen), avec, enfin, une zone de co-prospérité australo-néo-zélandaise. Cette dernière zone constitue un souhait de plus en plus répandu en Australie et en Nouvelle-Zélande, où la population n'a nulle envie de troquer la tutelle britannique défunte contre une nouvelle tutelle américaine. Tel est le vœu de David Lang, Premier ministre néo-zélandais et de la gauche neutraliste australienne. L'éclatement de l'ANZUS (pacte unissant l'Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis) est souhaitable dans la mesure où il permettrait un développement semi-autarcique des États océaniens et la création de nouveaux flux d'échanges, non directement déterminés par les USA. Ces flux d'échanges pourraient éventuellement s'effectuer avec un Pacifique Nord dominé par le Japon et détacher partiellement ainsi l'Empire du Soleil Levant du système économique que lui imposent les États-Unis, avec la complicité de Nakasone.
[Ci-contre : feu le général turc Kenan Evren, ici peu après coup d’État militaire du 12 septembre 1980. Alors à l'Ouest comme à l'Est, le même expédiant : les dictatures militaires pour sauver des régimes économiques désuets, obsolètes et moribonds. Le Turc Evren, à l'instar du Polonais Jaruselsky, servait à maintenir un statu quo, à mettre l'histoire au frigo, au bénéfice des super-gros]
C'est par le désengagement de la “diagonale” Islande-Nouvelle-Zélande que s'affirmera l'indépendance de l'Eurasie et de l'Afrique, espoir de Haushofer, le seul géopoliticien qui ait, jusqu'ici, pensé le destin de l'Europe avec une clairvoyance aussi audacieuse. Certes, la réalisation d'un tel programme exigera une longue marche, une très longue marche. Mais l'avenir exige que nous mettions tout en œuvre pour y aboutir. Et si ce n'est pas la clairvoyance haushoferienne qui dictera notre agir, ce sera la cruelle nécessité, née de la misère économique que nous infligera cette guerre économique acharnée que nous livrent les États-Unis, épaulés par leurs séides. Il y a bien sûr des obstacles : les États-Unis, l’État d'Israël qui, au lieu du dialogue avec ses voisins arabes et avec les Palestiniens, a choisi d'être un pantin aux mains des Américains, la dictature d'Evren en Turquie (depuis lors remplacée par le “démocratisme musclé” de Turgut Ôzal, politicien super-obéissant à l'égard des diktats du FMI qui, lui, vise à briser l'autarcie turque et à orienter l'économie du pays vers l'exportation), le verrou indonésien, oublieux du non-alignement de Soekarno.
La création d'un “jus publicum eurasium”, notre projet de paix universelle, n'éliminera pas les conflits locaux. Nous ne tomberons pas dans le piège des messianismes pacifistes. Il n'y aura pas de fin de l'histoire, pas de règne de l'utopie. Les conflits locaux subsisteront, mais en risquant moins de dégénérer dans une conflagration universelle. La nouvelle “Doctrine Reagan”, qui prône un soutien aux peuples en révolte contre les amis de l'URSS (“Contras” au Nicaragua, rebelles afghans, Khmers hostiles aux Nord-Vietnamiens), est basée, elle aussi, sur l'idée qu'un monde irénique est une chimère. Pour l’Eurasie, un principe cardinal doit gérer le “jus publicum” que nous envisageons : la non-intervention des USA. À la “Doctrine de Monroe” américaine, il faut rétorquer par une “Doctrine de Monroe” eurasienne et africaine.
► Robert Steuckers, Orientations n°8, 1986.
◘ Bibliographie :
Entrées connexes : Géopolitique / Mahan / Mers