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Pan

pan10.gifNOTES RELATIVES À L'ESSAI SUR PAN DE JAMES HILLMAN

L'HOMME ET SON ALTER EGO : NATURE ET ÉCOLOGIE

 

 L'Essai sur Pan, conjuguant mythologie et psychologie, puise dans les profondeurs de la Grèce intérieure les nouveaux fondements de la psyché occidentale. L'auteur décèle dans les manifestations psychopathologiques comme le cauchemar, la panique et même la masturbation la continuité du mythe du grand Pan, dieu lascif, rustre et phallique, et voit dans sa part de folie une thérapie du refoulé. Longtemps considérés par les seuls mythologues et poètes, les récits antiques n'ont cessé, depuis la naissance de la psychanalyse, de révéler la richesse de leurs significations. À la suite de Freud et de Jung, James Hillman affirme la nécessité de renouer avec notre imagination inconsciente, ce monde « imaginal » malmené par le rationalisme occidental et bien représenté par l'extraordinaire complexité des mythes grecs. Ainsi, nous dit l'auteur, le grand Pan n'est pas mort et son absence peut devenir oppressante. Refoulé par deux mille ans de christianisme, déformé, effrayant, démoniaque, le dieu n'en finit pas de se manifester au cœur même de nos complexes pathologiques, dans certains comportements sexuels, dans nos angoisses, dans nos paniques, dans nos cauchemars. La reconnaissance de cette part maudite de notre psyché, en réconciliant la nature et l'âme, contribuerait à restaurer notre intégrité, à soulager le malaise de l'homme moderne. À travers un exemple précis et par l'exploration de notre « Grèce intérieure », le grand psychologue renouvelle ici, de façon stimulante, notre compréhension des phénomènes de l'âme.

Avertissement : l'auteur de l'article se réfère à la traduction italienne : Saggio su Pan (Essai sur Pan, Adelphi, Milan, 1977). Les numéros de pages, entre parenthèses en fin de citation, renvoient donc à cette édition, sauf indication différente. L'édition française, Pan et la cauchemar (Imago, 1979), reprend tel quel le titre originel : Pan and the Nightmare (1972, NY, Spring Publications) regroupant la traduction en anglais par A. V. O'Brien d'un traité de Wilhelm Heinrich Roscher (1845-1923) [Éphialtès, étude mytho-pathologique des cauchemars et démons du cauchemar de l’Antiquité, 1900 ; tr. fr. in : Le cauchemar. Mythologie, folklore, arts et littérature, B. Terramorsi dir., SEDES, 2003, disponible à l'achat sur numilog] et l'introduction psychologique de James Hillman, An essay on Pan.

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1. JAMES HILLMAN ET SON ESSAI SUR PAN

hillma10.jpgHillman, comme tous les psychologues et psychanalystes, sent le soufre, d'après l'opinion d'un certain milieu dominé par une dévotion bornée envers des maîtres à la valeur indiscutable mais aux opinions contestables (la polémique est dirigée manifestement ici contre les évoliens, ou les évolomanes, comme on préfère, mais ne se limite pas à ce seul groupe). Nous ne pouvons ni ne voulons, en ce lieu, entamer une étude poussée sur les théoriciens de la psychanalyse et ses écoles : c'est une thématique qui requiert à tout moment un débat serein, qui exige de mettre entre parenthèses (à la façon de Husserl) les points de vue personnels et les conditionnements idéologiques ; autrement dit, dans la thématique qui nous préoccupe ici, il vaut mieux s'abstenir.

Revenons à James Hillman : jungien et diablement critique envers la psychanalyse officielle, Hillman pousse les thèses du maître jusqu'aux conséquences les plus radicales en dépassant les limites psychanalytiques les plus rigoureuses de la doctrine de Jung. Hillman atteint ainsi des profondeurs insoupçonnées. Dans cet Essai sur Pan, édité en 1972, Hillman s'interroge sur la signification du mythe de Pan et sur la valeur allégorique de la Grèce en tant que lieu éthéro-temporel mythique par excellence. En examinant l'œuvre de WH Roscher, philologue et érudit allemand, ami de Nietzsche, Hillman nous aide à comprendre le sens actuel du retour à la Grèce et l'impact prodigieux qu'exercent encore aujourd'hui sur nous (et en nous) la mythologie classique en général et, en particulier, la figure de Pan, dieu sylvestre.

2. QUI EST PAN ?

Pan[ci-contre : frontispice de Walter Crane pour An Inland Village, Robert L. Stevenson, 1878]

Même les anciens et les classiques ne pourraient répondre avec exactitude à cette question : certes, Pan est le dieu naturel par excellence, aux origines incertaines et au pouvoir de se trouver partout, là où il y a la Nature dans la nature, à tout endroit où la dimension sacrée et divine de la première se reflète et se concrétise dans la seconde. Le milieu de Pan « est en même temps un paysage intérieur et une métaphore, et ne relève pas de la simple géographie. Son lieu d'origine, l'Arcadie, est une localité autant physique que psychique. Les sombres cavernes où on pouvait le croiser (…) furent élargies par les néoplatoniciens jusqu'à déterminer les replis naturels les plus reculés, où résident les impulsions, les sombres percées mentales d'où naissent le désir et la panique. Son habitat, et celui de ses compagnons, dans le monde ancien et dans ses formes romaines plus tardives (Faune, Sylvestre), était toujours constitué de ravins, de cavernes, de bois et de lieux sauvages ; jamais on ne le retrouve dans un village, jamais dans des parcelles cultivées et clôturées par les hommes ; seules les cavernes pouvaient abriter ses sanctuaires, jamais des temples édifiés.

C'était un dieu des bergers, un dieu des pêcheurs et des chasseurs, c'était un vagabond privé de cette stabilité que procure l'ascendance (…). Son père est, successivement, Zeus (Jupiter), Uranus, Chronos, Apollon, Hermès, ou encore la compagnie des prétendants de Pénélope (…). Une tradition lui donne pour père Éther, la ténue substance invisible, et pourtant ubiquitaire, dont le nom désignait, dans la plus haute antiquité, le ciel lumineux ou le temps à l'heure de midi (p. 50), traditionnellement considéré comme l'heure de Pan (aux moines médiévaux on recommandait de se garder surtout du “Démon de Midi”…).

La kyrielle des ascendances probables de Pan suggère la multiplicité de ses attributs, somme toute exprimés par le mot que le nom du dieu évoque : Pan, en grec : tout. Et chaque fois, Pan manifeste toutes les façons d'être de l'homme : artiste, violeur/amant, guerrier, berger… ou, si on préfère, l'homme qui crée, qui aime et possède, qui agit et qui détruit, l'homme qui produit. Dans son essai, Hillman s'attaque aux aspects les plus obscurs de la personnalité complexe de Pan, même aux aspects qui sont probablement les plus désagréables pour l'homme occidental hyper-rationaliste : le cauchemar en tant que manifestation païenne par excellence, l'expérience de la peur totale et irrépressible — ce qu'on appelle la peur panique — la masturbation, le viol. Ici nous nous occupons éminemment de l'essence de Pan comme dieu de la Nature/nature, dans son acception la plus large et, donc, la plus facilement intégrable à notre temps.

3. LE « RETOUR À LA GRÈCE »

hillma11.jpgLe préambule choisi par Hillman pour son enquête est le « retour à la Grèce », là où, par Grèce, on entend stricto sensu le berceau de la culture (de la Weltanschauung [vision du monde]) propre à l'homme occidental contemporain. Cette acception de la Grèce, en fait, ne nous satisfait pas pleinement. S'il est vrai que, comme cela paraît être le cas sur base d'innombrables preuves et enquêtes savantes (on songe à Dumézil, à Günther, à Romualdi par ex.), la Grèce en tant que phare de civilisation commence à rayonner après le choc de l'invasion dorienne, c'est-à-dire après la fécondation spirituelle opérée par des peuples venus d'un Nord qui devint immédiatement l'objet de mythes et de légendes (Thulé, Hyperborée…). Si tout cela est vrai, alors la polémique entre le Nord et le Sud, entre la Baltique et la Méditerranée me paraît donc privée de tout sens.

La matrice est une et, comme d'un même ventre peuvent naître des personnalités tout à fait différentes les unes des autres, il en va de même de la rencontre/collision entre l'ancestrale Weltanschauung des peuples doriques venus du Nord et les réalités concrètes : ethniques, sociales, historiques, géographiques (géopolitiques ?).  De cette rencontre-collision peuvent avoir surgi des cultures originales, parfois très éloignées de l'esprit de départ, voire tellement éloignées de l'esprit d'origine qu'elles en représentent l'absolue négation ! En tout cas, au-delà des valeurs intérieures de chacun, le fait de vivre en Occident aujourd'hui  — (c'est une convention, bien sûr, et donc une définition, un quelque chose qui pose des fines, des frontières, des limites) —  implique une série de coordonnées difficilement réfutables et chargées, en bien comme en mal, d'Histoire et d'histoires, de résidus pouvant fixer, sur le plan des faits, le point géométrique que chacun de nous représente. Ensuite, savoir comment chaque individu ressent, comprend et vit le fait d'être un point est une question strictement subjective. Mais revenons à la Grèce en tant que berceau de la culture occidentale. Voici comment Hillman introduit la thématique :

« Quand la vision dominante, qui régit une période de la culture, commence à s'ébrécher, la conscience régresse et se porte vers des réceptacles plus anciens, part en quête de sources de survie qui offrent, en même temps, des sources de renaissance (…), le fait de regarder en arrière permet d'aller en avant, car le regard du passé ravive la fantaisie de l'archétype de l'enfant, fons et origo, qui représente tantôt l'image de la faiblesse désarmée, tantôt l'éclosion du futur (…). Notre culture offre deux voies alternatives de régression auxquelles on a imposé les noms d'hellénisme et d'hébraïsme : elles représentent les alternatives psychologiques de la multiplicité et de l'unité (…).

Le mental ainsi perturbé souffre, bien entendu, d'autres élucubrations. Les multiples solutions suggérées par l'hellénisme et l'épilogue unique que nous offre l'hébraïsme ne sont pas les seuls aboutissements possibles au dilemme pathologique de la spiritualité occidentale. Il y a la dérive vers le futurisme et ses technologies, la conversion à l'Orient et à l'intimisme, l'évolution de l'Occidental hyper-rationalisé en un être primitif et naturel ; il y a aussi l'ascension spirituelle et l'abandon du monde en quête d'une transcendance absolue. Mais ces alternatives sont bien simplistes (…), elles négligent notre histoire et les droits que ses images nous inspirent ; en outre, elles incitent à refouler les difficultés au lieu de les affronter sur un terrain culturel fertile à structure variée (…). L'hébraïsme ne parvient pas à endiguer le dilemme actuel, simplement parce qu'il est beaucoup trop enraciné, trop semblable à notre vision du monde (1) : il y a une Bible dans la chambre à coucher de tout jeune nomade, là où l'Odyssée serait mieux à sa place. Dans la tradition consciente de notre “moi” il n'y a aucun renouveau, il y a seulement l'ancrage d'habitudes stériles issues d'un mental monocentrique qui tente de préserver son univers à l'aide de sermons culpabilisants. Mais l'hellénisme véhicule la tradition de l'imaginaire inconscient (…).

Si, dans notre désagrégation, nous ne pouvons pas insérer tous nos fragments dans une psychologie égotiste monothéiste, ou si nous ne parvenons plus à nous illusionner par le futurisme progressiste ou par le primitivisme naturel, qui fonctionnaient si bien avant, et si nous avons besoin d'une quintessence aussi élaborée que notre raffinement, alors nous nous retournons vers la Grèce (…). Mais la Grèce que nous recherchons n'est pas la Grèce littérale (…). Cette Grèce renvoie à une région psychique, historique et géographique, à une Grèce fabuleuse ou mythique, à une Grèce qui vit à l'intérieur de notre mental (…). La Grèce subsiste comme un paysage intérieur (…), comme une métaphore du royaume imaginaire qui abrite les archétypes sous forme de dieux (…). Nous sortons complètement de la pensée temporale et de l'historique pour aller vers une région allégorique, vers une multitude de lieux différents, où les dieux se trouvent maintenant, et non quand ils furent ou quand ils seront ». (p. 11-16)

Il nous semble que cette image est indiscutablement claire. Du tréfonds de nos angoisses et de nos égarements, de la désolation de la culture triomphant sur la Nature, de la misère du monde nietzschéen où Dieu est mort, les dieux s'élèvent au premier plan. La puissance de ces figures définies avec dédain comme paiennes est telle qu'elle franchit toute trace moralisatrice ou tout préjugé critique : déjà en des temps insoupçonnés, certains auteurs chrétiens ont subi la fascination de la Grèce, classique ou non classique, tant et si bien que les pères de l'Église se chamaillèrent longtemps pour établir si, oui ou non, on pouvait permettre aux chrétiens de lire les textes littéraires et philosophiques païens, ne fût-ce que pour des motifs d'étude.

En plein Moyen Âge, la religieuse éclairée Hroswitha de Gandersheim aborda le licencieux auteur grécisant Térence, pour « casser le pain de la morale chrétienne à son aride et inculte troupeau de pécheurs ». Mais pourquoi choisir précisément Pan comme sceau distinctif de ce rapprochement à la Grèce ? Pourquoi choisir exactement l'expression la plus brutale de l'esprit dionysiaque plutôt que la sublime pureté de l'esprit apollinien ? Hillman nous explique :

« Le choix de Pan comme guide du retour vers la Grèce imaginaire est historiquement correct. Au fait, il a été dit que le grand dieu Pan est mort quand le Christ devint le souverain absolu. Des légendes théologiques les représentent toujours en dure opposition, et le conflit se poursuit éternellement, puisque la figure du Diable n'est rien d'autre que celle de Pan, vue à travers l'imaginaire chrétien.

La mort de l'un signifie la vie de l'autre, dans un contraste que nous voulons clairement exprimé dans les iconographies de chacun, en particulier si l'on considère leurs parties inférieures : l'un dans une grotte, l'autre sur la Montagne ; l'un possède la Musique, l'autre la Parole ; Pan possède des pattes velues, le pied caprin, il exhibe un phallus ; Jésus a les jambes brisées, les pieds percés, il est asexué (2). Les implications de l'opposition Pan/Jésus se présentent chargées de difficultés pour le simple individu. Comment approcher l'un sans renverser l'autre de façon tellement radicale que la tentative de rentrer dans le monde “panique” de la fantaisie naturelle ne devienne pas le culte satanique [sic] d'un Aleister Crowley ?

On ne peut se débarrasser de l'histoire chrétienne, mais cela nous emmène à voir le monde de Pan comme une libération idéalisée ou comme quelque chose de païen, de démoniaque qui, dans le langage moderne, devient inférieur, instinctif, involontaire. La façon dont chacun réagit à l'appel de Pan et est mené en Grèce par ce dieu velu des espaces sauvages, dépend entièrement de sa conscience chrétienne civilisée, comme si notre unique possibilité de traverser le pont impliquât de notre part le rejet des préjugés qui tuèrent Pan » (p.18).

4. POURQUOI LE MYTHE ?

Pan[ci-contre : Mallarmé en faune, 1887. Debussy illustrera ce thème av. son Prélude..., 1894 *]

Bien entendu, cela peut paraître étrange qu'une discipline considérée comme scientifique (même si c'est à tort) ait recours au mythe. Mais la psychologie analytique théorisée par Jung est bien loin du froid scientisme qui est le propre du milieu psychologique dans son acception moderne et, à plus forte raison, l'orientation de Hillman en est encore davantage éloignée. L'inconscient auquel se réfère le disciple rebelle de Freud est décidément loin de l'inconscient/subconscient théorisé par le fondateur de la psychologie. En fait, d'après Freud et son école, l'inconscient serait une espèce de compartiment du moi existant en-dessous du seuil de la conscience. Par contre, Jung affirme qu'il existe deux niveaux dans l'inconscient. Il fait, en effet, la distinction entre un inconscient personnel et un inconscient impersonnel ou suprapersonnel (3).

Généralement, ce deuxième niveau de l'inconscient est connu comme l'inconscient collectif, justement parce qu'il est détaché de tout ce qui est personnel ; il a un caractère universel et ses contenus peuvent être repérés partout (4). Les contenus de l'inconscient collectif sont les “archétypes”, les images originelles et primordiales fixées au cours de l'histoire de l'humanité, qui constituent le patrimoine commun du vécu instinctif, émotionnel et culturel (5). Pour reprendre les paroles de Jung, l'archétype est une sorte de prédisposition à reproduire toujours les mêmes représentations mythiques (ou fort ressemblantes) (…).

Les archétypes ne sont en apparence pas seulement les traces d'expériences typiques sans cesse répétées : ils agissent aussi, même si c'est de façon empirique, comme des forces ou des tendances aspirant à répéter toujours les mêmes expériences. Chaque fois qu'un archétype apparaît dans un rêve, dans l'imaginaire ou dans la réalité, il est assorti d'une certaine influence, ou d'une force, grâce à laquelle il agit numineusement, c'est-à-dire comme une force ensorcelante ou comme une incitation à l'action » (6). La manière dont Jung parvint à développer la psychanalyse dans une direction qu'il serait bon de définir comme traditionnelle est donc claire : la mise au premier plan de l'importance capitale des symboles et des mythes qui leur sont liés.

La très particulière psychologie des profondeurs jungienne (7) par ailleurs, se réfère à la mythologie de façon tout à fait originale : pour elle, les thèmes et les personnages de la mythologie ne sont pas de simples objets de connaissance, mais plutôt des réalités vivantes de l'être humain, qui existent en tant que réalités psychiques ajoutées, peut-être même avant leur expression historique et géographique. La psychologie des profondeurs se réfère à la mythologie surtout pour se comprendre soi-même dans le présent plutôt que pour apprendre sur le passé des autres (p. 27). Naturellement, cette définition du mythe et son étude sont nettement en opposition avec les théories académiques conventionnelles sur ce thème. Hillman condamne surtout ce qu'il considère lui-même comme prééminent parmi les différentes erreurs de lecture, c'est-à-dire  — ajouterions nous —  la simplification outrancière de la psychologie et de la psychanalyse à une clé d'interprétation minimo-matérialiste :

« la complexité d'un mythème ou d'un de ses personnages est présentée comme la description d'un procès social, économique ou historique, ou encore comme le témoignage pré-rationnel d'un certain engagement philosophique ou d'un enseignement moral. Les mythes sont considérés comme des exposés métaphoriques (et primitifs) de sciences naturelles, de métaphysique, de psychopathologie ou de religion » (p. 28).

Cette interprétation, outrageusement scientiste, dépouille le mythe de toutes ses valeurs transcendantes et l'oblige à suivre une optique stérile, asservie à des normes d'interprétation d'une valeur objective douteuse et à des modalités idéologiques et culturelles patentes. Au contraire, la grandeur du mythe réside justement dans le fait d'être un mythe : l'académisme pur, avec sa manie dévastatrice d'affirmer et d'imposer des compétences scientifiques, oublierait-il (ou fait-il semblant d'oublier) qu'avant chaque imputation de la signification mythique, il y a le mythe lui-même et l'effet absolu qu'il produit dans l'âme humaine laquelle, avant toute chose, a créé le mythe et par la suite l'a perpétué en l'enrichissant ?…

Et l'âme recommence à rêver de ces thèmes dans sa fantaisie, dans ses structures comportementales et méditatives » (p. 28). À ce point surgit, dans toute sa vitalité, la force hiératique du mythe dans sa dimension propre, et non dans une dimension fanée de légende. Cette dimension vitale et propre déborde d'une authentique réalité psychique et d'un vécu émotionnel concret. Et, d'après Hillman, c'est là justement que naît la possibilité d'accès au mythe :

« L'approche primaire du mythe doit donc être psychologique car le psychique est aussi bien sa source originaire que son contexte perpétuellement vivant (…) Une approche psychologique signifie textuellement ceci : une voie psychique vers le mythe, une connexion avec le mythe qui opère à travers l'âme (…). Seulement quand le mythe prend une importance psychologique, il devient une réalité vivante, nécessaire tout au long de la vie » (p. 28-29).

5. MYTHE, RAISON ET RELIGION

Pan[ci-contre : Nijinski dans L'après-midi d'un faune, prog. du ballet russe, L. Bakst, 1912]

La connaissance est réciproque. On peut donc dire : le mythe à travers nous et nous à travers le mythe. Même aujourd'hui, surtout aujourd'hui quand les instances illuministes ramenées aux conséquences extrêmes, mettent à plat, avec leurs illuminations soi-disant démystifiantes, les contours des cathédrales de l'esprit d'avant 1492 (8), il y a grand besoin de mythes. En absence d'autre chose, on s'accroche aux superstitions, aux bigoteries, aux parodies du sacré. Tout est bon, du moment qu'on n'est pas seuls face au désert…

Deux millénaires d'empoisonnement par les béatitudes n'ont pourtant pas suffi à déraciner du tréfonds de notre âme l'appel ancestral des mythes et des dieux, oubliés mais non pas anéantis pour autant : en plein positivisme, entre le XIXe et le XXe siècle, le philologue Roscher, dans son Lexique général de la mythologie grecque et romaine, réunit et catalogue minutieusement « tout le précieux passé païen que le judéo-christianisme s'était juré de déloger » (p. 33-34).

De déloger mais pas de supprimer. On ne peut pas faire abstraction du mythe : « Nous devons reconnaître les dieux et les mythes qui nous tiennent (…). Quand le Christ était le Dieu agissant, il suffisait de reconnaître ses configurations et celles du Diable. Pour nos méditations, on disposait de la structure chrétienne » (p. 34-35). Mais le mythe-Christ s'est dispersé (éventuellement, on peut s'étonner qu'il ait pu se développer dans des zones géographiques et culturelles tellement éloignées de celle de son origine et qu'il ait pu durer si longtemps), et d'autres (pseudo)mythes, humains trop humains, l'ont remplacé ; au moment où tout est en passe de s'effondrer, au moment où rien ne paraît plus avoir de signification, voilà que le mythe d'une époque qui était déjà antique quand le Dieu Unique fit son apparition semble assez ancien et fondateur pour contenir une vérité encore actuelle qui mérite d'être étudiée, peut-être même recèle-t-elle une nouvelle foi sur laquelle tabler son futur credo. La boucle se resserre.

6. NATURE ET CULTURE

Pan[ci-contre : Faun und Jüngling, Hans Thoma, 1887]

Les racines de la dichotomie nature / culture plongent dans un passé des plus anciens : plus loin que la philosophie des Lumières, plus loin que Descartes, plus loin même que le Christianisme. Il faut peut-être remonter à Platon, pour qui “rien n'est nature” mais “tout est réflexe hyper-ouranien”, ou même encore plus loin : « La tradition philosophique occidentale, depuis ses débuts pré-socratiques et dans l'Ancien Testament, a gardé un préjugé contre les images (…) leur préférant les abstractions de la pensée. Au cours de la période qui voit l'essor de Descartes et des Lumières, pendant laquelle on assiste au maintien de ce caractère purement conceptuel de la pensée occidentale, la tendance récurrente du mental à procéder à la personnification des concepts fut dédaigneusement rejetée et accusée d'anthropomorphisme. L'un des principaux arguments contre le mode mythique de la pensée était de prétendre que celui-ci progressait par images, qui sont purement subjectives, personnelles et sinueuses (…). Personnifier signifiait penser avec véhémence, de façon archaïque, pré-logiquement » (p. 55-56) (9).

De même, parmi les nombreuses religions, connues et inconnues, que notre planète a vu naître et disparaître, la presque totalité de celles dites païennes ou polythéistes ont reconnu et attribué une grande importance à la Nature et à ses manifestations : rochers, plantes, animaux et phénomènes atmosphériques  — autant de morceaux d'une mosaïque aux proportions grandioses ou, du moins, hors d'atteinte du croyant. Seuls les monothéistes négligent de prendre en considération le naturel  — le matériel — et lui préférent l'au-delà de la terre, le spirituel, dans un rejet arbitraire et castrateur de la fusion réelle qui existe entre ces deux aspects :

« Le mythe grec instaura Pan comme dieu de la Nature (…). Tous les dieux avaient des aspects naturels et pouvaient être retrouvés dans la Nature, c'est ce qui a induit certains observateurs à conclure que l'ancienne religion mythologique était essentiellement une religion naturelle ; quand celle-ci a été refoulée et exclue, par l'avènement du Christianisme, l'effet majeur fut de réprimer le représentant principal de la Nature dans le panthéon antique, Pan, qui bientôt devint le Diable velu aux pieds de bouc » (p. 49).

Cette attitude dévoyante dans la pensée a caractérisé des siècles de culture occidentale, en lui apposant de façon irréversible le sceau de la partialité et du malaise : « Quand l'humain perd la connexion personnelle avec la Nature personnifiée et l'instinct personnifié, l'image de Pan et l'image du Diable s'enchevêtrent. Pan ne meurt jamais, affirment plusieurs commentateurs de Plutarque, il a été destitué » (p. 59). Ce n'est qu'aujourd'hui, et péniblement, qu'on (re)découvre la Nature, le milieu où nous vivons : ainsi est née l'écologie. Mais c'est quelque chose de trop récent et que la plupart des hommes perçoivent encore improprement.

Ce qui importe, c'est que Pan, qui n'est pas mort mais a été destitué, continue à vivre dans nos cœurs. Il faut donc comprendre l'énorme portée de la reconnaissance (même inconsciente) de Pan en tant que symbole des forces les plus naturelles qui soient  — et souvent réprimées à cause même de leur naturalité ; et ces forces sont latentes bien que très vivantes dans nos cœurs à nous, si civilisés, si “comme-il-faut”, si maîtres de nous-mêmes, si détachés de tout ce qui frémit et de tout ce qui s'agite à l'intérieur de nos cœurs, si supérieur à cause de notre cerveau plein de morgue ! Même si on ne s'en rend pas vraiment compte, ou même si on refuse a priori une telle éventualité, que cela nous plaise ou non, “en tant que Dieu de toute la Nature, Pan personnifie pour notre conscience ce qui est absolument, ou tout simplement, le naturel pur. Le comportement naturel est divin, c'est un comportement qui dépasse le fardeau que s'imposent les hommes, celui des buts à atteindre, des performances à viser : le naturel est entièrement impersonnel, il est objectif et inexorable » (p. 52).

Ce n'est donc pas un hasard si Pan, en tant que dieu naturel/dieu de la Nature rebondit soudain et revient  solliciter l'attention de l'homme cultivé, dans le cadre de cette même confrontation avec le problème sexuel qui émergeait alors (entre 1890 et 1910) chez bon nombre de psychologues (…) : Havelock, Ellis, Auguste Forel, Ivan Bloch et évidemment Freud ; pour ne pas parler de l'œuvre de peintres et sculpteurs qui, à la fin du siècle, redécouvraient le phallique satyre à la silhouette de bouc dans les états les plus intimes des pulsions humaines » (p. 49).

Et ce n'est pas par hasard non plus si Pan, comme nous le prouve la spécialiste Patricia Marivale (11), a été « la figure grecque préférée de la poésie anglaise » (p. 49), surtout au siècle passé [XIXe siècle] : n'y a-t-il pas de meilleure revanche de la Nature sur la froideur compassée, hypocrite et puritaine d'Albion ? Non licet bovi quod licet lovi : ce dont il n'était pas permis de parler dans les salons de la bonne société était soudain bien accepté dans la bouche des poètes et des intellectuels, dont la divine folie était déjà évoquée par Hölderin, et devenait même l'objet d'enquêtes philosophiques grâce à Schelling.

7. LA FACE CACHÉE DE PAN

Pan[ci-contre : Pan, Franz von Stuck, 1908. « La complexité polythéiste grecque répond à nos situations psychiques compliquées et obscures. L’hellénisme favorise une revitalisation en offrant un éventail complet d’images, de sentiments et de moralités particulières, celles qui qui constituent nos natures… Nos natures n’ont pas besoin d’une délivrance du mal dès lors qu'elles n'ont pas à être conçues en premier lieu comme des maux »]

On ne peut pas parler de Pan et de sa charge irrésistible de vitalité animale sans évoquer d'autres figures qui font fonction de contrepoids à la férocité et à l'âpre rusticité du dieu velu et cornu : les nymphes. Sans elles, Pan ne pourrait pas expliquer son agressivité (même sexuelle) et, en l'absence de Pan, les nymphes ne seraient plus, comme le suggère Roscher, que “la personnification de ces filaments et de ces bancs de brouillard suspendus sur les vallées, les parois des montagnes et les sources, qui voilent les eaux et qui dansent au-dessus d'elles” » (p. 103). Un autre spécialiste, WF Otto (12) — tout en acceptant l'hypothèse étymologique du mot nymphe dans sa signification de jeune fille accomplie ou de demoiselle, puisque le mot signifie se gonfler, comme le fait un bourgeon ; il est donc proche de notre adjectif nubile (= célibataire), mais non du mot nébuleux — rattache la nymphe de façon mythique à Artémis et au sommet grec de l'Aidos, la honte, une discrète timidité, une tranquille et respectueuse peur de et pour la Nature. WF Otto représente ce sentiment comme le pôle opposé à la convulsivité prépondérante de Pan (aussi dieu de l'épilepsie) » (p. 103-104).

La plupart des nymphes n'ont pas de nom : elles nous sont connues dans leur ensemble impersonnel, en tant que symboles du paysage intérieur que nous évoquions plus haut. Parmi celles qui ont un nom, rappelons Seringa (liée à l'invention de l'instrument musical homonyme, cher à Pan, la flûte ou syringa) ;  Pitis (nymphe du pin : la pomme de pin, ne l'oublions pas, est symbole de fertilité en raison de sa forme et de son abondance de graines) ; Eco (dépourvue d'existence autonome ; dans son rapport avec Pan, elle n'est autre que Pan lui-même, revenu sur soi, comme une répercussion de la Nature qui se réfléte sur elle-même, p. 105) ; Euphème, nourrice des Muses (le nom d'Euphème signifie gentil dans le langage, bonne réputation, silence religieux. À partir de cette racine, nous avons le terme euphémisme, le bon usage de la parole, où la malignité et le malheur sont transformés et atténués par un “bon usage” du verbe. L'usage approprié de l'euphémisme nourrit les Muses et il est à la base de la transformation de la Nature en Art ; p. 105-106).

Mais au-delà du symbole, comment peut-on superposer la figure hétérogène des nymphes à la figure totale/totalisante (13) de Pan ? Hillman rappelle la “thèse orphique” d'après laquelle “les opposés sont identiques”. « Pan et les nymphes ne forment qu'un tout » (p. 105). Nous suggérons l'hypothèse que Pan est la Nature dans sa globalité subtile, dans son irrépressible séquence de phénomènes souvent incompréhensibles auxquels l'homme, étonné, attribue des spécificités menaçantes, violentes, aveuglément furieuses, voire de destruction immotivée ; les nymphes, qui acquièrent un sens, de la consistance et même un nom seulement à travers leur relation avec Pan, sont les arbres, les ruisseaux, les rochers, comme une manifestation paisible, reflétant cette Nature elle-même, toujours prête à secourir ses créations : « (…) Pan et les nymphes avaient (…) leur fonction dans un type spécial de divination thérapeutique. Les sources et les lieux de convalescence thérapeutique pour les malades avaient leur spiritus loci : d'habitude étaient personnifiés par une nymphe (p. 112) ». Voilà pourquoi Pan et les nymphes ne font qu'un : ils existent l'un en fonction des autres et vice-versa, dans un jeu inépuisable de réflexes et de renvois. Les Orphiques, Héraclite, Kali en Inde, qui crée et qui détruit : c'est la ronde cyclique, c'est la Loi.

8. SI PAN MEURT, LA NATURE MEURT

« C'est à Plutarque qu'on doit le récit qui annonce la mort de Pan et propage la nouvelle dans l'ancien monde du Bas-Empire, désormais envahi par le Christianisme. Avec Pan disparaissent aussi les jeunes filles qui exprimaient librement les vérités naturelles, puisque la mort de Pan signifie aussi celle des nymphes. Et pendant que Pan se transformait en diable chrétien, les nymphes se changeaient en mégères et la prophétie devint sorcellerie. Les messages que Pan envoyait au corps de l'homme deviennent des impulsions diaboliques, et toute nymphe évoquant de telles attirances ne pouvait être autre chose qu'une sorcière » (p. 111-112).

PanLa mort de Pan est la mort des nymphes et, avec elles, disparaît aussi la Nature dans son acception la plus représentative et la plus contemplatrice. La Nature ne mourra probablement jamais mais elle est en train de fléchir, minée comme elle est par la négligence et l'arrogance de l'homme. Mais la Nature, comme dit Hillman, n'est pas seulement celle qui est là, dehors, celle que des millénaires de conditionnement nous présentent comme quelque chose de totalement différent de nous, de “ganz anderes” au sens de “diabolique” et de “caduc”.

La Nature/nature est aussi en nous et la comprendre pleinement (ou du moins essayer de se mettre en syntonie avec elle) signifie reconnaître et accepter la présence en nous du dieu sylvestre et des nymphes, de la vitalité instinctive qui est évidemment irrationnelle, et de la sereine réflexion médiatrice entre impulsion et action. La voie vers l'équilibre, à l'intérieur et à l'extérieur de nous, passe par la conscience d'être nous-mêmes porteurs de mythes, de vérités aussi anciennes que le chaos primitif, pour rester dans le champ de la mythologie classique. À cette époque, l'Univers est réellement une composition faite de contrastes, c'est le dépassement des divergences dans la transcendance de nos limites trop rationnelles et donc trop humaines.

Sans Pan, il n'y a pas de nymphes, et sans la perception globale de la Nature, il n'y a pas d'approche de la Nature : « Il n'y a pas d'accès à la psychologie de la Nature, s'il n'y a pas de connexion avec la psychologie naturelle de la nymphe. Mais quand la nymphe est devenue sorcière et la nature n'est plus qu'un nouveau champ d'investigation objectif, il en résulte une science naturelle, dépourvue d'une psychologie naturelle (…). Mais la nymphe continue à œuvrer dans notre psyché. Quand nous faisons de la magie naturelle, nous recourrons à des méthodes de soin naturelles et nous devenons très sensibles à l'égard des faits de pollution et nous nous engageons pour la sauvegarde de la Nature ; quand, par exemple, nous éprouvons de l'affection pour un certain arbre, un certain site, un certain endroit, quand nous essayons de recueillir des significations particulières dans le souffle du vent, ou encore quand nous nous adressons aux oracles en quête de réconfort, c'est alors que la nymphe accomplit son œuvre » (p. 112-113). Si la nymphe ne meurt pas, alors le grand Pan est toujours vivant.

9. SAUVER LA NATURE

Pan[ci-contre : Pan, Sydney Long, 1898]

Comment peut-on sauver la nature à l'extérieur de nous-mêmes et la Nature qui est en nous, en d'autres mots, sauver l'Homme dans l'homme ? Hillman affirme que “le dieu qui porte la folie peut aussi nous délivrer d'elle”, et c'est justement à cette thématique qu'est dédié le dernier chapitre de son essai. Voici les passages les plus significatifs, pour clôturer ces notes, sans autres commentaires.

« Peut-être devrions nous relire la prière de Platon à Pan, citée comme épitaphe dans cet essai :

Socrate :

Ô cher Pan !
Et vous, les autres dieux de ce lieu,
donnez-moi la beauté intime de l'âme et,
quant à l'extérieur, qu'il s'harmonise avec mon intérieur.

(Platon, Phèdre, 279 b).

La prière est formulée par Socrate dans un dialogue dont l'objet principal (très controversé) est la meilleure façon de débattre de l'éros et de la folie. Le dialogue, qui avait débuté sur la sombre berge d'un fleuve près d'une localité consacrée aux nymphes, s'achève avec Pan. Socrate s'allonge dans ce lieu, pieds nus. Il commence à parler en évoquant, comme d'habitude, le fait d'être toujours confronté à l'adage Connais-toi toi-même et à son sentiment d'ignorance devant sa véritable nature d'origine. À la fin, jaillit la prière qui exprime son appel à la beauté intérieure et qui pourrait mettre un terme à l'ignorance, puisque dans la psychologie platonique la vision de la véritable nature des choses détermine la vraie beauté.

Donc, Pan est le dieu capable de conférer ce type particulier de connaissance dont Socrate a tant besoin. C'est comme si Pan était la réponse à la question apollinienne sur la connaissance de soi. Pan est la figure qui constitue une transition et qui empêche ces réflexions de se scinder en des moitiés déconnectées, devenant ainsi le dilemme d'une nature sans âme et d'une âme sans nature : une matière objective là dehors et les procès mentaux subjectifs à l'intérieur de nous. Pan et les nymphes gardent nature et mental ensemble (…). Toute institution, toute religion, toute thérapie qui ne reconnaît pas l'identité de l'âme et de l'instinct, comme Pan nous les présente, en préférant l'une à l'autre, insulte Pan et ne guérit pas (…).

La prière à Pan de Socrate est aujourd'hui plus actuelle que jamais. En fait, nous ne pouvons pas restaurer un rapport harmonieux avec la Nature en nous limitant simplement à l'étudier. Et malgré le fait que nos préoccupations prioritaires soient d'ordre écologique, nous ne pourrons jamais les résoudre uniquement à travers l'écologie. L'importance de la technologie et de la connaissance scientifique pour la protection des phénomènes et processus naturels est hors de discussion, mais une partie du terrain écologique réside dans la nature humaine, dans le mental duquel dérivent les archétypes.

Si, dans le mental, Pan est refoulé, nature et psychè sont vouées à la dispersion totale, quels que soient nos efforts au niveau rationnel pour garder les choses en place. Si on veut restaurer, conserver et promouvoir la nature là dehors, la nature qui est en nous doit aussi être restaurée, conservée et promue en mesure égale. Dans le cas contraire, notre perception de la nature extérieure, les actions que nous entreprenons envers elle et nos réactions vis-à-vis d'elle, continueront à connaître, comme pour le passé, les mêmes excès déchirants d'inadaptation instinctuelle. Sans Pan, nos bonnes intentions pour corriger les erreurs du passé auront pour seul effet de les perpétrer sous d'autres formes » (p. 127-130).

► Alessandra Colla, Vouloir n°142/145, 1998.

(article paru dans Orion n°48, 1988 ; tr. fr. : LD)

♦ Notes :

1. Sur le rapport entre Occident, nihilisme et christianisme voir l'essai de Omar Vecchio, Essence nihiliste de l'Occident chrétien, Barbarossa, Saluzzo 1988.

2. À propos de ces dernières caractéristiques, qui diversifient Pan de Jésus, pensons aux brûlantes polémiques concernant le film de Martin Scorsese La dernière tentation du Christ, où la dernière tentation serait justement celle d'une vie pleine, en homme, pour le Dieu incarné : une vie génitale, procréatrice, productrice ; d'ailleurs, sur la croix, Jésus s'imagine faisant l'amour avec Madeleine, se mariant avec elle, lui donnant des enfants, travaillant dans l'atelier de menuiserie et vieillissant avec les souvenirs. Mais cette plénitude abstraite, souhaitée et concédée même au dernier des pécheurs, apparaît comme un blasphème quand elle se réfère à celui qui, incarné, est contrait de goûter seulement aux bouchées les plus amères et déchirantes de l'humanité, conscient de l'impossibilité d'éloigner de soi cette coupe empoisonnée : c'est, du moins, la version officielle que l'Église nous offre du Christ et, par conséquent, le film de Scorsese ne peut qu'être mis à l'index. Cela suffirait à démontrer que, après tout, Scorsese n'était pas très loin de la vérité.

3. Carl Gustav Jung, Psychologie de l'inconscient, Boringhieri, Turin, 1970, pages 115-116.

4. Ibid., p. 116.

5. Cf. D. D. Runes, Dictionnaire de philosophie, Mondadori (Oscar Studio), Milan, 1975, entrée "lnconscient collectif". Dans le même ouvrage, à l'entrée "Archétype", on peut aussi lire : « les archétypes sont les images primitives déposées dans l'inconscient en tant qu'ensemble des expériences de l'espace et de la vie animale qui les devancèrent ». [« On peut interpréter les  dieux  comme des personnifications des forces psychiques et des énergies de la nature ; ce sont des symboles, des images, des noms donnés aux manifestations archétypiques. Les archétypes sont, rappelons-le, les structures de base de la psyché et peut-être de l'univers. Dans notre psychisme, existent des centres, des noyaux d'énergie de charge très forte qui révèlent leur existence de différentes manières, entre autres, par des images ou des arrangements d'images. De même que chaque dieu a une histoire et une fonction mythologique propres, règne sur un domaine privilégié de la vie et exige de l'être humain certaines règles de conduite, des rites et des sacrifices, toute image archétypique porte en elle un certain ordre correspondant à un modèle de comportement spécifique.qui se propose ou s'impose à l'être humain. Comme les dieux des religions polythéistes luttent parfois entre eux, nous avons vu qu'il arrive que ces modèles de comportement entrent en conflit : il n'en reste pas moins que chaque archétype et chaque modèle de comportement  qui lui correspond possèdent une certaine organisation intrinsèque. Les histoires des dieux, en nous éclairant sur les caractéristiques et les tendances de ces noyaux énergétiques qui nous habitent, peuvent nous aider à en prendre conscience et à vivre avec eux en assez bonne intelligence. », Marie-Louise Von Franz, L'ombre et le mal dans les contes de fées]

6. C. Jung, op. cit., p. 120 .

7. L'expression "psychologie des profondeurs" veut indiquer « les différentes formes de psychologie scientifique des phénomènes inconscients, et plus précisément la psychanalyse de Freud, la psychologie analytique de Jung et la psychologie individuelle de Adler » (D. D. Runes, op. cit., entrée "Psychologie des profondeurs").

8. Nous prenons ici l'année de la découverte de l'Amérique comme date de début de l'Ère Nouvelle, dans son acception la plus courante, avec tous ses apports humanistes et destructeurs pour chaque classification supérieure.

9. Lucien Lévi-Bruhl appelle pré-logique la mentalité du primitif, qui serait caractérisée par l'absence de certaines structures logiques fondamentales, comme le principe de non-contradiction et le principe de raison suffisante ; au contraire, la mentalité du primitif se conformerait au principe de participation, une espèce d'immense mysticisme envers la nature et dans le collectif (…) . Ces observations audacieuses tombèrent devant la réalité des faits : l'existence universelle du langage avec la surprenante richesse grammaticale et de syntaxe (…), la constatation, tout aussi universelle, de la production technique intentionnelle des instruments et la valeur certaine d'autres éléments culturels, qui indiquent clairement, même auprès des primitifs, la présence d'une rationalité pleine et normale. Le même Lévi-Bruhl reconsidéra les points fondamentaux de sa théorie dans une publication posthume en 1949 à Paris [Carnets de L. L.-B., PUF, sous la direction de M. Leenhardt] (G. Guariglia, L'etnologia : Ambito, conquiste e sviluppi, extrait, Editions PIME, Milan, s.i.d., p. 17-18).

10. Rappelons en passant que la première partie du terme dérive du grec oïkos et oïkia (Indien ancien : veças ; latin : vicus ; gothique : vehis ; haut-allemand nouveau : Weich-bild = territoire), qui signifie demeure, temple, caverne, patrie (Cf. : Gemoll, Vocabolario grecoitaliano).

11. Patricia Merivale, Pan the Goat-God : his Myth in Modern Times, Cambridge, Harvard, 1969. Cité par Hillman.

12. Walter Friedrich Otto, historien des religions, auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels Die Musen (Darmstadt 1945), auquel Hillman se référe, et Der Geist der Antike und die christlichen Welt, 1923 (tr. it. : Spirito classico e mondo cristiano, La Nuova Italia, épuisé).

13. Une étymologie plausible du nom Pan est celle qui le fait dériver de l'adjectif grec pan (neutre, substantif ; masculin :  pas ; féminin : pasa) qui signifie toute chose, tout, le tout. Mais Gemoll, à l'entrée "Pan", donne l'étymologie suivante : mot onomatopéique = père. En ce moment il m'est impossible de consulter les ouvrages de Rocci ou de Liddell-Scott. 

 

Pan

 

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Pièces-jointes

 

 

Pan◘ Pan divinité agreste

[ci-contre ; Pan, bronze romain période empire, British Museum]

Une autre divinité, incorporée plus tard au cortège de Dionysos et confondue souvent avec les Satyres, à cause de sa conformation, est le dieu Pan, dont le culte fut longtemps localisé en Arcadie. Aussi le faisait-on fils d'Hermès, le grand dieu arcadien, qui l'avait engendré soit de la fille du roi Dryops, dont il gardait les troupeaux, soit de Pénélope, de qui il s'était approché sous la forme d'un bouc. L'enfant était lui-même venu au monde avec les jambes, les cornes et le poil d'un bouc. Diverses étymologies ont été proposées pour le nom de Pan. L'hymne homérique le rattache à l'adjectif πας / πάντος [pâs / pantos], tout, sous prétexte que la vue de Pan égaya dans l'Olympe tous les Immortels ; la même étymologie fut invoquée par les mythographes de l'école d'Alexandrie, qui considéraient Pan comme le symbole de l'Univers. Max Muller se fondait sur l'analogie avec le sanscrit pavana, le vent, pour faire de Pan la personnification de la brise légère. Il paraît plus judicieux de de recourir à la racine πα [pa], qui a donné en grec le verbe πᾶσμᾶὶ et en latin pascere, paître. Pan était en effet avant tout un dieu pasteur, dieu des bois et des pâturages, protecteur des bergers et des troupeaux. Il habitait sur les pentes du Ménale ou du Lycée, dans des grottes où les pâtres arcadiens venaient l'adorer. Il rendait fécondes leurs chèvres et leurs brebis — d'où son aspect de divinité phallique — et faisait tomber les animaux sauvages sous les coups des chasseurs ; lorsque la chasse était infructueuse, on fouettait son image par représailles. Lui-même d'ailleurs se plaisait à courir dans les forêts, folâtrant avec les nymphes, qu'il effrayait parfois par son aspect. Un jour qu'il poursuivait la nymphe Syrinx et qu'il était près de l'atteindre, celle-ci supplia son père, le fleuve Ladon, de la changer en roseau. Sa prière fut exaucée. Pan se consola de sa déconvenue en coupant quelques roseaux dont il fit une flûte d'un genre nouveau, à laquelle il donna le nom de syrinx. Il fut mieux accueilli de la nymphe Pitys, qui le préféra, dit-on, à Borée. Mais, furieux, Borée, l'âpre vent du nord, s'élança sur Pitys et la jeta contre un rocher, où elle se fracassa les membres. Gaïa pitoyable transforma la nymphe en pin. On racontait aussi que Pan était parvenu à séduire Séléné et à l'attirer près de lui dans les forêts en lui donnant une peau de brebis d'une éclatante blancheur, ou en prenant lui-même la forme d'un bélier blanc.

Longtemps confiné dans les montagnes d'Arcadie, où il s'amusait à causer aux voyageurs de subites frayeurs, appelées pour cela terreurs paniques, le dieu Pan ne pénétra en Attique qu'à l'époque et à l'occasion des guerres médiques : peu avant la bataille de Marathon, il apparut à des ambassadeurs envoyés par les Athéniens auprès des Spartiates, et leur promit de mettre en déroute les Mèdes si on consentait à l'adorer à Athènes. En reconnaissance, les Athé­niens lui érigèrent un sanctuaire dans le rocher de l'Acropole, et de là le culte de Pan rayonna sur toute la Grèce.

Nous avons dit que Pan avait fini par symboliser le dieu universel, le Grand Tout. Plutarque conte à ce propos que, sous le règne de Tibère, un navigateur, passant près des îles Échinades, s'entendit appeler par trois fois par une voix mystérieuse qui lui dit enfin : « Annonce à Palode que le grand Pan est mort ». C'était précisément l'époque où le christianisme naissait en Judée. On y vit longtemps une coïncidence étrange, mais S. Reinach a démontré que le navigateur avait entendu simplement les lamentations en l'honneur d'Adonis.

Chaque région de la Grèce avait d'ailleurs son Pan. Celui de Thessalie s'appelait Aristée. Et, sans doute, convient-il de voir en Aristée une grande divinité primitive de ce pays, si l'on considère que son nom veut dire « le très bon » et que c'était aussi l'épithète de Zeus en Arcadie. Pindare dit d'ailleurs qu'« Aristée fut porté après sa naissance par Hermès chez Gaïa et les Hores, qui le nourrirent de nectar et d'ambroisie et le transformèrent en Zeus, le dieu éternel, et en Apollon, le dieu pur, le protecteur des troupeaux, de la chasse et du pâturage ». Selon la légende, Aristée était fils d'Ouranos et de Gaïa ou d'Apollon et de Cyrène. Il fut élevé par le Centaure Chiron et instruit dans l'art de la médecine et de la divination. On le considérait comme le protecteur des troupeaux et des cultures, particulièrement celles de la vigne et de l'olivier. C'est lui qui enseigna aux hommes à élever les abeilles.

Il étendit sur toute la Grèce son action civilisatrice. Venu en Béotie, il y épousa la fille de Cadmos, Autonoé, dont il eut Actéon. Durant son séjour en Thrace, il s'éprit d'Eurydice, la femme d'Orphée, et c'est en fuyant sa poursuite que celle-ci fut mortellement piquée par un serpent. Aristée eut d'ailleurs une fin mystérieuse : il disparut de la terre sur le mont Hémos.

Le Pan de Mysie, en Asie Mineure, était Priape. On le vénérait particulièrement à Lampsaque. Ses origines étaient assez mal déterminées. On lui donnait pour mère Aphrodite ou Chioné et, pour père, Dionysos, Adonis, Hermès ou Pan. On racontait qù'Héra, jalouse d'Aphrodite, l'avait fait naître avec une difformité extraordinaire ; sa mère l'abandonna, et il fut recueilli par des bergers. Priape présidait à la fécondité des champs et des troupeaux, à l'éducation des abeilles, à la culture de la vigne, à la pêche même. Il protégeait les vergers et les jardins, où l'on plaçait son image phallique. C'est évidemment par l'Asie qu'il a été introduit dans le cortège de Dionysos.

Mythes et mythologies, F. Guirand et J. Schmidt, Larousse-Bordas, 1996.

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♦ Pour prolonger : Le syrinx au bûcher : Pan et les satyres à la Renaissance et à l'âge baroque, F. Lavocat, Droz, 2005.

 

Pan

 

Dans les sociétés de type chamanique, le rêve, bien qu'il ne se confonde pas avec l'expérience surnaturelle de la vision interrogatrice de destin, joue souvent, dans une moindre mesure, un rôle de pharmakkon (poison - remède). Le thème de l'incube (ou en latin incubus), étudié entre autres par Mircea Eliade dans Le chamanisne et les techniques archaïques de l'extase, est à cet égard emblématique du refoulement dans la culture occidentale du corps (gestuelle, etc), et par là de l'imagination (réduite à un rôle instrumental pour la connaissance).

Christianisme et croyances païennes

♦ Wilhelm Heinrich Roscher pensait que les héros, démons et dieux antiques qui s’unissaient aux hommes dans des cauchemars érotiques, sont devenus au Moyen Âge « des diables se présentant tantôt comme incubes tantôt comme succubes ».
♦ Pour Sylvie Poirier, les efforts de dénigrements du christianisme vis-à-vis des croyances païennes ont abouti à rendre le rêve pudique, lui conférant une dimension asociale. Une certaine forme de censure s'est fait jour concernant le matériel onirique, bien que les écrits des ecclésiastiques sur ce thème ont été traversés d'un sentiment d'ambivalence hésitant entre le message divin, représentation héritée de l'Antiquité, les tentations des démons dont on connaît la prégnance dans l'imaginaire médiéval et le rêve séculaire d'origine physiologique ou psychologique, tel que prôné par Aristote.
♦ Pour Saladin d’Anglure le rêve érotique relève traditionnellement en Occident de la démonologie depuis que la théologie a opté pour le modèle angélique. L'incube et le succube relèvent d'interventions diaboliques dont l'Inquisition a prétexté un commerce sexuel avec le diable pour justifier le bûcher.

 

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La mort du grand Pan

Ce texte, extrait des Œuvres morales de Plutarque (XVII, “Sur les sanctuaires dont les oracles ont cessé“), est le seul qui parle de la mort du dieu Pan. Dans ce récit, il est dit que, vers le temps d'Auguste, un navigateur avait entendu sur la mer des voix mystérieuses annonçant « la mort du grand Pan », du dieu qui, pour les mythographes et les philosophes, en était venu à incarner le Tout, l'Univers :

« Quant à ce qui est de la mort des Génies, j’ai entendu les paroles d’un homme qui n’était ni léger ni présomptueux. C’est Épitherse, le père de l’orateur Emilianus, dont quelques-uns de vous ont également suivi les leçons. Épitherse était mon compatriote, et il professait la grammaire. Un jour il nous raconta s’être embarqué pour l’Italie dans un vaisseau qui emmenait des cargaisons de commerce et un grand nombre de passagers. Quand vint le soir, comme on se trouvait en vue des îles Échinades, le vent tomba, et le navire fut porté par les flots près des îles de Paxas. La majorité de l’équipage était éveillée ; plusieurs étaient encore occupés à boire et avaient fini de souper. Soudain une voix partie d’une des îles de Paxas se fit entendre ; elle appelait à grands cris un certain Thamus. Tout le monde fut saisi d’étonnement. Ce Thamus était un pilote égyptien, et il n’y en avait pas beaucoup parmi les passagers qui le connussent, même de nom. Les deux premières fois qu’il s’entendit nommer il garda le silence ; mais la troisième, il répondit à cet appel. Alors l’interlocuteur invisible, donnant de l’intensité à sa voix, dit : « Quand tu seras à la hauteur de Palodès annonce que le grand Pan est mort ». Après avoir entendu ces paroles, continuait Épitherse, nous fûmes tous frappés d’effroi, et l’on se consulta pour savoir si le mieux était que Thamus accomplît cet ordre, ou bien qu’il n’en tînt aucun compte et le négligeât. Finalement il fut convenu, que si le vent soufflait Thamus passerait outre sans rien dire, mais que si l’on était retenu par un calme plat il répéterait les paroles qu’il avait entendues. Quand le vaisseau fut auprès de Palodès, comme il n’y avait pas un souffle dans l’air et que les flots étaient calmes, Thamus du haut de la poupe, les yeux dirigés vers la terre, répéta les paroles qu’il avait entendu prononcer : «  Le grand Pan est mort ». Il avait à peine fini, qu’éclataient de grands gémissements, non pas d’une seule personne, mais de plusieurs ensemble, et ces gémissements étaient mêlés de cris de surprise. Comme les témoins de cette scène avaient été nombreux, le bruit s’en répandit bientôt dans Rome, et Thamus fut mandé à la cour par Tibère César. Le monarque ajouta une telle confiance à son rapport, qu’il ordonna une enquête et des recherches au sujet de ce Pan. Les hommes éclairés qu’il avait en grand nombre autour de lui conjecturèrent que c’était un fils de Mercure et de Pénélope. »

Philippe Borgeaud (thèse : Recherches sur le dieu Pan, Droz, 1979) a consacré une étude (« La mort du grand Pan : Problèmes d’interprétation », in Revue de l’histoire des religions, vol. 200, n°1, 1983) sur ce sujet, dont voici le résumé :

La rumeur relative à la mort du grand Pan est examinée, successivement, sous deux angles : celui d’une histoire qui la situe dans le contexte politico-religieux propre aux débuts de l’Empire ; et celui que propose une historiographie chrétienne prolongée en tradition savante, qui la situe au cœur d’une problématique étrangère à ce contexte, celle du “paganisme”. Une radicale solution de continuité apparaît ainsi entre l’usage ponctuel, à des fins politiques, d’un Pan que le polythéisme antique finit par assimiler au Capricorne astrologique (signe d’Auguste et de l’Empire), et un usage devenu traditionnel, où le grand Pan se voit tantôt identifié au Démon, tantôt représenté comme préfiguration du Sauveur. Les interprétations savantes modernes, ici recensées, s’avèrent inconsciemment marquées par cet usage traditionnel.

 

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Mortalité et immortalité de Dieu

(…) Parler de la mort de Dieu, c'est donc en fait parler de la disparition de la croyance en Dieu : Dieu meurt parce qu'il ne vit que de la vie qu'on lui prête (qu'on lui suppose, ou, dans une perspective feuerbachienne, qu'on lui aliène) ; sa vie n'est qu'une ombre, il suffit de cesser de rêver pour qu'il cesse d'être.  (…)

Dans son style si personnel, Heine exprime un sentiment assez répandu : Nietzsche, nous le verrons, reprendra cette idée d'un Dieu mort et même assassiné. On pourrait donc interpréter ce thème de la mort de Dieu comme l'expression littéraire d'un fait sociologique : la disparition de la croyance religieuse dans l'Europe des XVIIIe et XIXe siècles. Ce serait une autre manière de dire la thèse feuerbachienne : les Européens sont devenus pratiquement athées.

Cette interprétation est exacte, mais insuffisante. Car le thème de la mort des dieux, de la disparition de la foi, est en réalité extrêmement fréquent, et à diverses époques de l'histoire. Nous n'en prendrons qu'un exemple célèbre, emprunté à Plutarque (45-125 ap. JC) :

Un jour, se rendant en Italie par mer, il [Épithersès] s'était embarqué sur un navire qui emmenait des marchandises et de nombreux passagers. Le soir, comme on se trouvait déjà près des îles Échinades, le vent soudain tomba et le navire fut porté par les flots dans les parages de Paxos. La plupart des gens à bord étaient éveillés et beaucoup continuaient à boire après le repas. Soudain, une voix se fit entendre qui, de l'île de Paxos, appelait en criant Thamous. On s'étonna. Ce Thamous était un pilote égyptien et peu de passagers le connaissaient par son nom. Il s'entendit nommer ainsi deux fois sans rien dire, puis, la troisième fois, il répondit à celui qui l'appelait, et celui-ci, alors, enflant la voix, lui dit : « Quand tu seras à la hauteur de Palodès, annonce que le grand Pan est mort » [apangéilon oti Pan o mégas téthnèké].

En entendant cela, tous furent glacés d'effroi. Comme ils se consultaient entre eux pour savoir s'il valait mieux obéir à cet ordre ou ne pas en tenir compte et le négliger, Thamous décida que, si le vent soufflait, il passerait le long du rivage sans rien dire, mais que, s'il n'y avait pas de vent et si le calme régnait à l'endroit indiqué, il répéterait ce qu'il avait entendu. Or, lorsqu'on arriva à la hauteur de Palodès, il n'y avait pas un souffle d'air, pas une vague. Alors Thamous, placé à la poupe et tourné vers la terre, dit, suivant les paroles entendues : « Le grand Pan est mort ». À peine avait-il fini qu'un grand sanglot s'éleva, poussé non pas par une, mais par beaucoup de personnes, et mêlé de cris de surprise.

Comme cette scène avait eu un grand nombre de témoins, le bruit s'en répandit bientôt à Rome, et Thamous fut mandé par Tibère César. Tibère ajouta foi à son récit, au point de s'informer et de faire des recherches au sujet de ce Pan. Les “philologues” de son entourage, qui étaient nombreux, portèrent leurs conjectures sur le fils d'Hermès et de Pénélope.

Plutarque, Sur la disparition des oracles, § 17 (trad. Flacelière, p. 144-146).

Cette histoire étrange a suscité de très nombreux commentaires. On remarquera d'abord que Plutarque la raconte dans un dialogue consacré à la disparition des oracles, donc à un certain recul de la foi traditionnelle : la mort du dieu Pan est liée à un affaiblissement de la croyance. L'effroi, la surprise, les sanglots que suscite cette nouvelle s'expliquent aisément : si les dieux peuvent mourir, c'est tout l'ordre du monde qui est menacé. C'est pourquoi l'empereur Tibère (qui occupe aussi d'importantes fonctions religieuses) veut vérifier la chose ; c'est une consultation théologique qu'il réclame, dont le résultat est rassurant : fils d'une mortelle (Pénélope), Pan n'est qu'un demi-dieu, sa mort ne met donc pas en péril l'ordre du monde. Mais les experts de Tibère le rassurent peut-être un peu vite : le récit de Plutarque ne parle-t-il pas du grand Pan ?

Les théologiens chrétiens lurent dans cette histoire la fin du paganisme, Pan symbolisant tout le Panthéon païen (1) ; mais une interprétation plus audacieuse (2) voit au contraire dans le dieu Pan la figure de Jésus-Christ lui-même, mort — puis ressuscité. Ces relectures “orientées” ne sont pas rares chez les Pères de l'Église, qui interprètent certains traits de la religion grecque (la passion de Dionysos, la mort et la résurrection annuelles d'Attis) comme des anticipations confuses des vérités chrétiennes. Mais ces croyances périphériques et marginales dans le paganisme deviennent le cœur de la prédication chrétienne : Dieu est mort en Jésus-Christ, est ressuscité en lui.

La formule “Dieu est mort” n'a donc pas seulement le sens que nous lui avons jusque-là prêté ; elle est aussi une pièce centrale de la théologie chrétienne. Dire simplement “Dieu est mort”, c'est se contenter de retourner contre le christianisme un élément arraché à la dogmatique chrétienne.

► Bernard Sève, La question philosophique de l'existence de Dieu, PUF, 2e éd. 1997.

♦ Notes :

1. C'est not. l'interprétation d'Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, V, 17 ; voir aussi Charron, Les trois vérités, II, 8 ; Pascal l'évoque lapidairement, L 343, LG 324, B 69S.

2. Que l'on trouve, étrangement, chez Rabelais, Pantagruel, IV, 28.

 

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Le dieu Pan (V. Cassel) dans le film Sa Majesté Minor (2007)

 

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