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Pange

Le Comte Jean de Pange,

défenseur du régionalisme et théoricien du fédéralisme européen

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Jean de Pange (1881-1957), universitaire voyageur écrivain, cofondateur de la Société des Amis de l'Université de Strasbourg (1919), chargé de cours au Centre Universitaire de Mayence (1922), Docteur en Lettres, Président de la Société d'histoire de France (1949), fut surtout un des propagateurs de l'idée d'un rapprochement entre la France et l'Allemagne, et à ce titre, un des "pères spirituels de l'Europe". Photo : de gauche à droite, Robert Schuman, Jean de Pange et le professeur Ewig dans les jardins de Champs-sur-Marne, le 21 mars 1948 (coll. particulière)


« C'est alors que Jean de Pange revint sur une de ses thèses favorites qui, bien plus tard, devait devenir réalité ; le rôle de la Lorraine dans la restructuration de l'Europe. Alors que personne ne pouvait encore prévoir l'action qu'exercerait un jour Robert Schuman, Jean de Pange pressentait déjà, avec la vision prophétique qui est le propre des grands historiens et littérateurs, que ce serait de la Lorraine que partirait le renouveau d'un continent, cette réunion des Francs de l'Est et de l'Ouest, sans laquelle notre monde, inévitablement, serait voué au suicide (…) L'action politique de Robert Schuman eût été difficilement réalisable si des penseurs n'avaient pas préparé sa voie. Parmi ceux-ci, Jean de Pange occupe une place d'honneur ».

L'hommage rendu en quelques mots choisis à la mémoire du comte de Pange est de l'archiduc Othon de Habsbourg, préfacier de l'ouvrage L'Auguste Maison de Lorraine, paru en 1966, neuf ans après la disparition de Jean de Pange (1881-1957). Vibrant et élogieux, ce témoignage, provenant d'une aussi auguste personne que l'actuel héritier de la double couronne et représentant de la prestigieuse famille Habsbourg-Lorraine, reflète quelle autorité intellectuelle et spi­rituelle put être J. de Pange durant l'entre-deux-guerres. Si bien qu'à défaut de revêtir le titre de père de l'Europe, tout du moins ses biographes peuvent-ils lui appliquer, aux côtés de Richard Coudenhove-Kalergi et Denis de Rougemont, celui de "parrain" de l'Union Européenne. Et le relatif anonymat dont recouvre aujourd'hui notre époque ingrate l'œuvre pourtant dense et abondante de J. de Pange ne saurait faire oublier combien prégnante fut son action auprès des milieux intellectuels progressistes en faveur des États-Unis d'Europe.

Du traité de Versailles au traité de Munich, ce sont vingt ans de militantisme au service de l'idéal supranational et fédéraliste, éternelle Cassandre au milieu des égoïsmes nationalistes et des prétentions utopistes de la Société des Nations.

Un ardent militant de la réconciliation franco-allemande

Fils, petit-fils et arrière petit-fils de lorrains — de ses racines découle son engagement —, J. de Pange fut un ardent militant de la réconciliation franco-allemande : nul n'est plus conscient que lui de la mission historique qui incombe à la Lorraine. « Prophète du passé et prophète de l'avenir » selon l'heureuse formule de Jean Guitton, nourri de culture aristocratique, catholique, cosmopolite et viennoise, la pensée de J. de Pange est un fil tendu par delà les générations et les distances entre son patriotisme lotharingien et sa fidélité pour la famille des Habsbourg-Lorraine. Une dynastie gardienne de l'idéal indépassable d'un ordre supranational européen qu'il conçoit comme rayonnement spirituel. [cf. « Jean de Pange, la Lorraine et l'Autriche », F. Roth, in Les Habsbourg et la Lorraine, Presses univ. de Nancy, 1988, p. 243-253].

Dans son livre-testament, Les Meules de Dieu (1951), il écrit : « L'Empire autrichien, par sa constitution même, était incompatible avec le principe des nationalités. Aucune des nationalités qui le composaient n'était assez forte pour dominer les autres, et toutes n'étaient reliées entre elles que par le loyalisme dynastique, par la fidélité au prince lorrain qui était devenu empereur ». Témoin de la haine vouée aux Habsbourg par la République française, il ne lui pardonnera jamais d'avoir aveuglément démantelé par pur souci idéologique le pôle de stabilité du continent, libérant en Europe Centrale toutes les passions nationalistes qui de la première guerre civile européenne allait provoquer la seconde, et toutes ses conséquences désastreuses. Marqué par l'écartèlement de l'Alsace-Lorraine entre la France et l'Allemagne, meurtri par la chute de la famille impériale d'Autriche, J. de Pange décèle parmi les premiers la nocivité du nationalisme jacobin, géniteur monstrueux des pseudo-empires napoléonien et bismarckien.

Fin connaisseur de l'histoire européenne, habitué dès l'enfance à penser à l'échelle continentale, il développe, à partir de 1918, une œuvre dont il forme le projet ambitieux qu'elle sera, sinon le moteur, le ferment d'une réflexion nouvelle sur le principe impérial, fondée sur sa double relation aux espaces rhénan et danubien, et dépassement des nationalismes belliqueux pour une fédération nouvelle des peuples européens de l'Atlantique à l'Oural. Épicentre successif de l'Austrasie, de la Lotharingie, de la Bourgogne, foyer d'une double culture unique puisée aux sources de la rencontre germano-latine et transportée jusqu'à Vienne au cœur de la Mitteleuropa, la Lorraine trouve sa vocation, libérée du carcan des frontières : « L'Alsace-Lorraine ne doit-elle pas nous aider à élargir notre nationalisme, à nous élever jusqu'à l'esprit européen ? Pour cela, il faut lui laisser la pleine conscience d'elle-même ». Homme de contemplation, ancré dans son présent, fidèle au passé mais aussi penseur pour l'avenir, J. de Pange se veut acteur engagé dans le devenir du continent, qu'il veut riche de sa pluralité, et fort de son unité transcendante. Pareil idéal, de surcroît servi par une plume de belle qualité, ne pouvait que lui susciter, comme à tout visionnaire, au moins autant d'inimitiés que de sympathies. Car pour oser affirmer, en plein choc des nationalismes, que l'Europe ne fut jamais aussi grande que frappée du sceau impérial, la chute du second précipitant le déclin de la première, il fallait être mû d'une foi et d'un optimisme qui aujourd'hui encore forcent le respect, à moins de cent jours de l'entrée dans l'Union Monétaire Européenne.

Une éducation européenne

Le château de Pange étend sa majestueuse silhouette de pierre le long de la Nied française, sur une terre à mi-parcours de la place de Metz et de la frontière allemande. Le sol sur lequel reposent ses fondations a vu défiler les premières tribus celtiques, les légions ro­maines montant vers le limes, les peuplades germaniques, les ar­mées des rois de France et du Saint Empire Romain Germanique, les bandes de reîtres croates, suédois, espagnols. Vassaux des ducs de Lorraine, les seigneurs du lieu ont, des siècles durant, tourné leur regard vers Vienne avant de reconnaître la suzeraineté versaillaise sur leur domaine. Plate-forme de rencontre et d'enrichis­sement mutuel des peuples d'Europe de part et d'autre du Rhin du haut Moyen-Âge à la Renaissance, le poids de l'histoire a également assigné à la Lorraine la lourde charge de figurer la ligne de fracture entre deux blocs hostiles issus du réveil des nationalismes, la Fran­ce, royaume puis république, et l'Allemagne, monarchique à Vienne, impériale à Berlin.

Du traité de Verdun en 843, qui marque l'éclatement de l'Empire de Charlemagne et brise le rêve européen de la République Chrétienne, au traité de Francfort en 1871, qui lie pour 47 ans le sort de l'Alsace-Lorraine à celui de la Prusse, et dont découlera en droite ligne le suicide de 14-18 et le traité de Versailles, c'est toute l'histoire de l'Europe qui se joue en Lorraine sur plus d'un millénaire.

L'étroitesse des liens entretenus par l'histoire de Lorraine avec le destin de l'Europe, le jeune J. de Pange la ressent avec d'autant plus d'acuité qu'il est lui-même descendant d'une vieille famille du pays, anoblie au XVIIIe siècle par Stanislas Leczinsky, duc de Lorraine et de Bar. Fils cadet, J. de Pange ne sera jamais propriétaire de la résidence familiale, ce qui ne l'empêchera pas d'en faire le point de départ de toute sa réflexion politique.

Né à Paris en 1888 parmi les émigrés de 1871, la mutation de son père, capitaine d'artillerie, à Vienne en tant qu'attaché militaire, lui fait entrevoir les délices de l'empire danubien, cependant qu'il prend conscience de la parenté austro-lorraine. L'Empereur François-Joseph lui apparaît d'abord comme le dernier duc de Lorraine. Sur les pentes du Kahlenberg, l'enfant rêveur revit ce jour de septembre 1683 où le duc Charles de Lorraine et ses armées bousculèrent les Turcs du Grand Vizir Kara Mustapha et libérèrent Vienne assiégée, sauvant l'Empire et l'Europe du joug ottoman. Un Empire dont son petit-fils François devait hériter en épousant Marie-Thérèse, scellant la destinée des Habsbourg-Lorraine, pour le meilleur de l'Europe.

Du Traité de Westphalie à la frontière rigide sur le Rhin

De retour en France, après avoir ambitionné une carrière militaire, J. de Pange décide, par goût pour l'histoire médiévale, de suivre les cours de l'École des Chartes, et consacre sa thèse au duc Ferri III de Lorraine, contemporain des rois de France Louis IX et Philippe le Bel [Introduction au catalogue des actes de Ferri III, duc de Lorraine (1251-1303), 1904. Signalons également sa traduction d'écrits d'Otto von Gierke : Les théories politiques du Moyen Âge, 1914, reprint Dalloz 2007, cf. recension].

Baignant dans le milieu revanchard parisien, la lecture de la brochure de son professeur Lavisse, intitulée La question d'Alsace dans une âme alsacienne, l'incite à étudier plus en détail la politique de Richelieu sur les pays rhénans. Plus que l'acte d'annexion des régions de Lorraine et d'Alsace au royaume de France, le traité de Westphalie lui apparaît, à rebours des historiens de son temps, comme le révélateur de la mission historique des "marches de l'Est" [Les libertés rhénanes, 1922].

« Contrairement à l'opinion courue, encouragée par les historiens allemands, écrit-il dans Les meules de Dieu, Richelieu n'a jamais eu l'intention d'annexer l'Alsace ». Ayant préservé toutes leurs libertés au terme du traité de Reuil signé par Louis XIV en 1653, les nouvelles provinces ne constituent pas une fin en soi pour la monarchie mais ouvrent les voies de la pénétration politique, intellectuelle, éco­no­mique et artistique dans le corps germanique. Le Rhin ne deviendra frontière rigide qu'avec la Révolution française et son cortège d'i­déo­logie nationaliste, anticléricale et expansionniste, ouvrant à son tour la voie dans les guerres napoléoniennes au pangermanisme qui con­duira finalement l'Europe vers les deux cataclysmes du XXe siècle.

Lorrain de sang, Français de nationalité et Habsbourgeois de cœur, l'annexion de la Lorraine l'amène à s'interroger sur le concept de patrie : « N'oublions pas que la Lorraine est avant tout une patrie spirituelle. Il serait impossible de lui assigner des limites géo­graphiques, ni une capitale. En effet, d'où la Lorraine — c'est-à-dire la Lotharingie — tire-t-elle son nom ? Ce n'est pas, comme la plupart de nos provinces, de la population qui l'habite. C'est d'un des arrière-petit-fils de Charlemagne, de Lothaire II, fils de l'Empereur Lothaire qui s'était fait attribuer pour sa part d'héritage une longue bande de territoire reliant Aix-la-Chapelle à Rome, la capitale politique à la ca­pitale religieuse. Un génie inconscient traçait ainsi à la Lorraine son rôle : créer une zone intermédiaire entre le monde roman et le monde germanique, où les deux cultures pussent se pénétrer mutuellement en vue d'une collaboration féconde. Ainsi dès le règne de Lothaire, s'institue le régime de la "Fraternité" ou de la "Concorde", véritable Sainte Alliance où des princes issus du même sang se réunissent pour travailler ensemble au bien commun de leurs peuples. Cette grande tradition ne s'effaça jamais de la mé­moire des souverains qui, des Pays-Bas à la Lombardie, avaient recueilli l'héritage de Lothaire ».

Le mouvement lotharingiste

Son propos, résolument à contre-courant en un temps où la IIIe République pleure le martyr de sa chère Lorraine perdue, s'inscrit dans le sillon du phénomène lotharingiste. Apparu dans les années 1830, le lotharingisme place au centre de ses préoccupations l'histoi­re, insistant sur la longue tradition d'indépendance de la Lorraine, réunie à la France que depuis le XVIIIe siècle et riche de ses coutumes, de ses lois, de sa nombreuse noblesse. Le mouvement lotharingiste connaîtra son apogée en 1865 avec la parution du très moderne "projet de décentralisation", appelé aussi « Programme de Nancy », mais en proie à l'hostilité de l'administration et des ligues nationalistes, il ne survivra pas au siècle et s'étiolera dans l'in­différence générale. Imprégné des lectures du prince de la jeunesse, son compatriote lorrain Maurice Barrès, J. de Pange mêle son vo­lontarisme d'un déterminisme raisonné, plus retenu que celui prodigué par l'auteur des Déracinés : « L'obligation de s'attacher à la terre est très vivante en Lorraine, se confondant avec le culte des morts, qui est l'expression la plus profonde de l'âme lorraine. La thèse des Déracinés de Barrès est qu'il faut respecter la croissance ininterrompue par laquelle les organes s'adaptent à leurs nouvelles fonctions : « Ne jamais détruire, continuer (…) Oui, la race de Lorraine est accoutumée à mourir en témoignage de sa foi. Elle croit à la justice immanente, au ressort caché qui, tôt ou tard, rétablit l'équilibre rompu par la violence. Comme Antigone, elle ne pense pas que les décrets d'un mortel aient assez de force pour prévaloir sur les lois non écrites, toujours vivantes et dont nul ne connaît l'origine ».

Il se distingue ainsi des théories positivistes de son maître, refusant selon son expression de faire des vivants les prisonniers des morts. Décelant déjà chez Barrès l'influence des romantiques allemands, il met en évidence les risques de subordination de la personne à sa race mythifiée, étouffant ses potentialités créatrices sous le poids d'un passé sclérosé. Une philosophie politique fondée sur le principe fallacieux de l'identité raciale et linguistique, J. de Pange ne l'ignore pas, à l'origine du drame alsacien-lorrain. « Ainsi se développe peu à peu en moi, dès ma jeunesse, le sentiment que l'État est peu de chose, que notre lien avec lui est toujours révocable, que ce qui compte, c'est le clan, le petit groupe d'hommes liés entre eux par des attaches héréditaires et tenant au sol par la même racine nourricière ».

Mobilisé en 1914

Foisonnante, sa pensée jeune mais déjà très sûre se heurte partout aux antagonismes idéologiques qui minent la paix en Europe. Pacifiste résolu, c'est sans surprise qu'il se retrouve mobilisé à l'été de 1914, lieutenant de réserve dans un régiment de cavalerie. Patriote lorrain, sa guerre sera celle du droit, jamais celle des peuples européens. Partout sur les champs de bataille, il traînera dans son paquetage un exemplaire du Faust de Goethe [il livrera d'ailleurs en 1925 une étude sur Gœthe en Alsace].

Poursuivant malgré tout ses prises de notes, son journal présente une singulière similitude avec ce que consigne dans le camp adverse son alter ego, Ernst Jünger : « Nous sommes condamnés à nourrir la guerre, qui, comme une hydre monstrueuse, est accroupie sur les nations. Il n'y a plus de Français, d'Anglais, d'Allemands, d'Italiens, il n'y a plus que des soldats. Dans tout l'Occident, les combattants ne forment plus qu'un peuple immense, qui a les mêmes mœurs, le même état d'esprit, qui ne vit plus que pour tuer, et qui, par-dessus les tranchées, se sent uni par la fraternité des armes et de la souffrance (…). Cependant il faut faire notre métier ».

Versé dans les troupes d'assaut, il pénètre le 24 octobre à la tête d'une poignée d'hommes dans le fort de Douaumont qu'il reconquiert de haute lutte sur ses occupants allemands. Un fait d'armes vite éclipsé dans son esprit lorsqu'il apprend le 21 novembre 1916, consterné, la mort dans sa 86e année de l'Empereur François-Joseph en son palais de Schœnbrunn. Le couronnement de son petit-neveu, Charles Ier, ravive en lui l'espoir d'une négociation de paix, rapidement démenti par l'intransigeance française. Entre une paix de compromis et la prolongation de la guerre, la République a tranché.

Pressentant la victoire finale des Alliés, il s'enquiert de l'état d'esprit des élus alsaciens et présage de l'impact qu'aurait la préservation de l'autonomisme alsacien sur les structures administratives françaises. « Strasbourg s'est habituée à être une capitale régionale ; elle ne se résignera pas à être un chef-lieu de préfecture comme les autres, où l'on mènera une vie ennuyeuse et étriquée ». La concrétisation des li­bertés régionales contenues dans le programme de Nancy lui paraît soudain envisageable, transporté par le besoin de renouveau inhé­rent à l'euphorie de chaque fin de guerre. D'autant plus que les régionalistes se découvrent en le Maréchal Lyautey un allié cha­ris­matique, tout auréolé de sa gloire coloniale.

La politique rhénane, nouveau Regnum Francorum

Parce que « c'est l'Alsace-Lorraine qui donne à cette guerre son sens. C'est pour elle que le monde doit saigner, jusqu'à l'épuisement et c'est par elle que nous devons nous renouveler », la restitution de l'Alsace-Lorraine implique aux yeux de J. de Pange un rapprochement franco-allemand dont elle serait le centre. Le 11 novembre 1918 s'annonce riche de promesses pour l'avenir. Mais la joie sera de courte durée. Sa guerre fut celle de la Lorraine contre la Prusse, militariste, autoritaire et bureaucratique, non celle contre l'Allemagne, la vraie, celle qu'il aime de toutes ses forces, intellec­tuelle, artistique, monde des libertés et des idées. Et moins encore contre l'Autriche-Hongrie. La signature du traité de Versailles, qui en­térine le démantèlement de l'empire danubien, est, dans ces cir­con­stances, vécu comme une déchirure, inaugurant pour lui le temps des désillusions [cf. « J. de Pange, un Lorrain face au malaise alsacien (1918-1928) », J.-F. Thull, in Annales de l'Est, n° spécial, 2006, p. 261-281]. Ce sont désormais plusieurs Alsace-Lorraine qui re­cou­vrent l'empire démembré, et autant de casus belli au cœur d'une Europe dont les vieilles puissances coloniales sont exsangues, l'Allemagne déchirée, humiliée mais invaincue, et la Russie des tsars mise à feu et à sang par la révolution bolchevique.

Mais pour l'heure, c'est la question de l'Alsace-Lorraine qui retient toute l'attention du capitaine démobilisé. Car là aussi la politique française s'avère désastreuse. Tandis que Au service de l'Alle­ma­gne, ouvrage de Maurice Barrès paru avant-guerre, avait ouvert J. de Pange à la mission des provinces annexées, sa rencontre avec les élus autonomistes du Landtag de Strasbourg le confirme dans sa conviction que « c'est en développant toutes les virtualités de l'âme alsacienne et de l'âme lorraine que les deux provinces rem­pliront le mieux leur destinée ». Le droit des petits pays à s'admi­nistrer eux-mêmes dans le cadre d'une République française décen­tralisée, et intégrée au plan européen dans une plus vaste fédération des états, projet défendu par Aristide Briand à la Société des Nations, n'est-ce pas là la forme moderne de l'idée impériale ? Il écrit : « Le grand drame des relations franco-allemandes et, on peut le dire, de l'histoire européenne, c'est que les Français, depuis 150 ans, ont ou­blié jusqu'au sens du mot fédéralisme. Pour eux, c'est "l'auto­nomisme" qu'ils confondent avec le séparatisme ». Or, « l'Alsace est la pierre de touche du régime, car elle nous invite à réformer à la fois notre politique intérieure et notre politique extérieure ». Au lieu de quoi, Clémenceau puis Poincaré privilégient répression policière et réintégration brutale des populations locales, inconscients du crime qu'ils commettent, non seulement pour l'Alsace-Lorraine, mais pour l'Europe. Priver Strasbourg de sa vocation germanique, et de là européenne, c'est s'interdire toute coopération avec la nouvelle Alle­magne. Sans se décontenancer, J. de Pange prend contact avec le Maréchal Lyautey et s'engage totalement dans la promotion de la politique rhénane, qu'encourage en Allemagne le jeune Conrad Ade­nauer. À travers ce projet, c'est de la résurrection de la Lo­tha­ringie qu'il s'agit pour Jean de Pange, et plus loin de l'Europe fé­dérée sur son modèle.

Le Maréchal Lyautey

Véritable projet de civilisation, J. de Pange entend gagner à lui les esprits les plus réticents par la peur de la menace soviétique, contre quoi il suggère de former un nouveau Kulturfront, un "front de la culture" de Cologne à Vienne par Munich, qui fortifierait les as­pirations fédéralistes en Allemagne et Europe centrale resolida­ri­sées. De là à recomposer l'ensemble impérial danubien, il n'y aurait qu'un pas vite franchi.

Lyautey, patriote lorrain lui aussi, incarne la figure idéale du chef de demain pour J. de Pange, catholique bien sûr, européen convain­cu, habile négociateur, persuasif mais l'esprit conciliant, autant « de qualités qui auraient pu lui permettre de jouer un grand rôle en Alsace, dans la Sarre et dans l'Europe d'après guerre, si elles n'avaient pas éveillé la méfiance des maîtres du jour ». Suscitant l'appui de Barrès, il ne peut que constater son divorce d'avec l'écrivain, qui vient de publier Le Génie du Rhin (1921), et dont le natio­nalisme missionnaire refuse le principe rénovateur de l'humanisme rhénan. Les civilisations latine et germanique sont irréductiblement antagonistes, le Rhin est le fossé qui les sépare. Toute portée spi­rituelle, constate, amer, J. de Pange, échappe au Génie du Rhin [auquel répond par renvoi Les Soirées de Saverne : Les deux Génies, la faillite du nationalisme, l'élite future, 1927]. Seule peut-être la voix de Barrès eût-elle pu infléchir la Chambre Bleu Horizon qui, de Paris, prend la résolution derrière Poincaré d'oc­cuper la Ruhr, en sanction du retard dans les réparations de guerre. Mais en 1923 Barrès, vieilli, éreinté, se sait au bout de sa vie. En janvier, les troupes françaises pénètrent la rive gauche du Rhin, mettant brusquement fin à la politique rhénane de J. de Pange.

Un jeune nationaliste allemand, Leo Schlageter, est fusillé, aussitôt récupéré par un agitateur d'origine autrichienne, Adolf Hitler. Le culte de Schlageter, héros de la résistance à l'occupation française, ser­vira de tremplin à la NSDAP. Pour J. de Pange, comme pour l'Eu­rope, s'ouvre une ère nouvelle, celle des états totalitaires contre l'idée fédérale.

Une Fédération Européenne de Confédérations

Quand dix ans plus tard, l'ancien tribun bavarois accède à la chancellerie du Reich, J. de Pange note dans son carnet : « Je me dis ce soir que l'Allemagne, avec sa révolution nationale, est en train de suivre le chemin où la France est entrée il y a 150 ans. Les mêmes causes auront les mêmes effets : nivellement des classes (les nazis s'en réjouissent comme autrefois les conventionnels), sté­rilisation de la culture et appauvrissement. Il est vrai que dans les premiers temps cette concentration des pouvoirs donne une force, un élan extraordinaire, mais au prix d'un épuisement rapide. La révolution égalitaire ouvre toujours la voie de la décadence ». Depuis 15 ans que J. de Pange œuvre à l'union d'une grande Europe fédérale, pacifique, supranationale, où l'Allemagne recouvrerait la place d'honneur qui lui revient dans le concert international, cette nomination sonne comme un aveu d'échec. Soudain semble renaître dans le IIIe Reich toutes les tares du second, démultipliées. L'Allemagne des masses, toujours plus à gauche dans sa politique intérieure, est toujours plus à droite en politique extérieure. L'Europe fédérale avait déjà un ennemi à ses portes, dans l'URSS stalinienne, elle en a maintenant un dans ses fondations, avec le IIIe Reich. Pour ne pas avoir saisi l'occasion de s'unifier au sortir du précédent conflit, les nations européennes, impuissantes, semblent prêtes à s'engouffrer dans un nouveau brasier.

L'étincelle qu'attend le régime hitlérien pour allumer son feu se pro­duit en 1935, à l'occasion du plébiscite sarrois. Toutes les grandes idées qui ont mobilisé J. de Pange depuis l'enfance sont en jeu dans ces élections dont le résultat décidera du sort de l'Europe [Ce qu'il faut savoir de la Sarre, 1934]. Hitler sait qu'une victoire aux élections légitimerait la poursuite de ses revendications sur l'Autriche, les Sudètes, la Pologne.

« Chacun sait que le sort de l'Autriche est lié à celui de la Sarre, et que la chute de Sarrebrück entraînera celle de Vienne ». Et c'est non sans inquiétude que J. de Pange note que les motifs des reven­dications de Hitler sur l'Autriche sont les mêmes que ceux de Bis­marck sur l’Alsace-Lorraine : la parenté de langue et l'identité raciale. Mais un non massif au plébiscite, et tout le IIIe Reich s'effondre. Ironie du sort, l'aide — inespérée — viendra de France, en la personne du ministre des Affaires étrangères Pierre Laval, qui pous­sera les Sarr­ois en faveur du oui. Sarrebrück, d'étymologique­ment "Pont sur la Sarre", devient le tombeau du rêve fédéraliste.

Une république fédérale de modèle suisse

Publiant régulièrement des articles dans la presse catholique, J. de Pange accentue sa participation et collabore à La Revue des Deux Mondes, Le Journal des Débats, Le Petit Parisien mais aussi Marianne et L'Aube. En Sarre, deux conceptions du monde se sont affrontées, celle de la dictature et celle de la Société des Nations. Cette dernière ayant été désavouée, J. de Pange prend acte de sa caducité, « mot vide par la faute de ses auteurs (qui) ont voulu la réaliser sous la forme de l'universalisme, c'est-à-dire de l'égalité absolue entre tous les États de la planète ». Mais face au nazisme, l'union doit faire la force : « Il ne faut associer que des États unis par l'identité des intérêts et la communauté des aspirations. L'Europe prend l'habitude de tourner autour de l'axe Paris-Londres. On veut donc commencer par une fédération franco-britannique sur laquelle d'autres prendront leur point d'appui ». Sous la menace allemande, le chancelier Schussnigg réinvente la "monarchie sociale" et on s'attend d'ici peu à ce qu'il rappelle le jeune archiduc Othon de Habsbourg. J. de Pange écrit : « Si on ne veut plus des Habsbourg-Lorraine, gardons au moins les nations de l'ancien empire en une république fédérale sur un modèle suisse : confédération danubienne ou États-Unis d'Europe centrale ».

L'idée d'une fédération de confédérations germe à nouveau dans quelques esprits dont Hermann Rauschning, Otto Strasser et J. de Pange. Sur le modèle du Commonwealth, qui oppose le pouvoir légitime fondé sur l'équité et la vérité chrétienne à l'État totalitaire et plébiscitaire (J. de Pange parlera de « Société des Nations con­sacrée »), des pourparlers s'engagent en vue d'une union de l'Autri­che, de la Hongrie et de la Bohême. Mais la Tchécoslovaquie du pré­sident Bénès s'y oppose avec virulence et, plaidant sa cause à Lon­dres, fait échouer l'entente. En 1916 déjà, le même Bénès avait publié une brochure, intitulée Détruisez l'Autriche, où il réclamait l'annexion de l'Autriche à l'Allemagne. Un désir concrétisé en 1938 mais que Hitler, au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mê­mes, étendra à la Tchécoslovaquie.

Bientôt l'Allemagne réclame le plébiscite sur Eupen, Malmédy et l'Alsace-Moselle. J. de Pange poursuit ses activités au sein du Service National Autrichien installé à Paris et, en relation avec le Vatican, recueille les réfugiés d'Europe Centrale. La débâcle du 10 mai 1940 le prend de court cependant qu'il plaide pour une fédération franco-anglaise à laquelle s'ajouterait après-guerre la fé­dé­ration danubienne et une Allemagne fédéralisée, non plus frédé­ri­cienne mais thérésienne (= de Marie-Thérèse). Juste avant d'être arr­êté, prenant position pour le Général de Gaulle contre le Maréchal Pétain, pour l'idéal contre le sol, il a le temps de consigner dans son journal ces quelques mots : « Les Français ne croient plus à la fé­dération. C'est la cause de notre déclin ».

Emprisonné dans les geôles gestapistes sous l'inculpation de "haute trahison" (Hochverrat), ce qui ne manque pas de l'étonner, J. de Pange signe sa déclaration de cellule le 18 juin 1941, plutôt une profession de foi :

« Je déclare véritable en ma foi de gentilhomme :

  1. Que les interrogatoires précédents ont clairement prouvé l'hostilité de mes idées et de mon activité à l'égard du national-socialisme (…) J'étais seulement un ami de l'ancienne Allemagne.
  2. Mon but politique était la création d'une Confédération danubienne sous la direction de la maison de Habsbourg et par la suite la fédération de l'Allemagne sous la direction monarchique dans le cadre d'une Europe fédéralisée (…)
  3. L'histoire prouve les avantages immanents de la fédération pour un peuple (…) ».


Il restera sous les verrous jusqu'à la fin de la guerre.

De l’Empire Médian à l’Europe de Strasbourg

Othon de Habsbourg, toujours en préface de L'Auguste Maison de Lorraine, écrivait : « Profondément ancré dans son sol lorrain, Jean de Pange a chanté dans ses écrits la grandeur de l'Empire Médian, de ces terres de Lotharingie, de Bourgogne, des Pays-Bas, qui à travers l'histoire ont formé l'axe de la pensée, de la culture et de la politique européenne ». Lorsque le 7 mars 1949, le premier Conseil de l'Euro­pe se réunit à Strasbourg autour du ministre des affaires étrangères français Robert Schuman, trente ans après que lui-même ait exhorté depuis Strasbourg à la création d'une République Rhénane, J. de Pange voit là la consécration de ses efforts : « Strasbourg, qui, au cours de sa longue histoire a souffert d'être un objet de discorde entre les peuples guerriers de l'Europe, va devenir le centre d'un nouvel effort de conciliation et d'unité (…) En choisissant Strasbourg comme siège du Conseil de l'Europe (ils) ont reconnu que l'Alsace par sa double culture était prédestinée à être le foyer de l'esprit européen ». Soucieux de doter l'Europe d'une âme commune où la jeunesse retrouverait ses propres aspirations, il se lance dans la rédaction de son dernier livre, L'esprit international. Il n'aura pas le loisir de l'achever. Le 20 juillet 1957, âgé seulement de 69 ans, il s'éteint, au terme d'une vie consacrée à l'unité de l'Europe. Son corps repose au cimetière de Pange, sur cette terre qu'il a tant aimée.

La majorité des penseurs politiques lorrains de son temps auront conçu la Lorraine comme une région frontière : Poincaré, Lebrun, Maginot. Tous sauf lui. « Son idée européenne est le fruit de ses racines lorraines, de son enfance autrichienne, de sa culture inter­nationale, de ses deux guerres, l'une comme soldat, l'autre comme prisonnier », ainsi que le résume son neveu, Roland de Pange. J. de Pange aura profondément révéré l'Allemagne cosmopolite, fé­déraliste, fidèle à son génie profond. Homme du XVIIIe siècle, seule cette Allemagne pouvait lui convenir. Quant à sa Lorraine, qu'on peut affirmer plus messine que nancéienne, elle se trouve aujourd'hui au cœur de l'Union Européenne.

À l'heure où l'enthousiasme européen semble s'émousser sous le poids des contingences économiques, J. de Pange nous rappelle que l'Europe est avant tout le plus grand idéal qu'ait jamais porté la civilisation. En épigraphe du chapitre « Europe » de son livre Mes Prisons (1945), il notait, reprenant Nietzsche : « Les idées qui transformeront le monde avancent à pas de colombe ».

► Intervention de Laurent Schang, Colloque de Synergies Européennes - France, Château de Pange (Lorraine), 26 sept. 1998. Repris in : Nouvelles de Synergies européennes n°41, 1999.


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◘ Liens :

 

* : Auteur de la récente biographie Jean de Pange, un Lorrain en quête d’Europe (Serpenoise, 2008) qui retrace l’itinéraire de ce Lorrain atypique passionné d’Europe, aristocrate, homme de lettres et intellectuel à bien des égards atypique et même précurseur. « Jean de Pange est issu d’une grande famille Lorraine mais il naît à Paris durant l’Annexion, c’est un homme de lettres mais il n’est pas reconnu par ses pairs qui le jugent dilettante parce qu’il écrit essentiellement pour la presse. Historien, il ne soutiendra sa thèse [dite de maturité] qu’à l’aube de la soixantaine. Fédéraliste européen, il est inclassable politiquement au cœur une époque de fort clivage entre nationaliste et internationaliste ». Ce profil singulier n’aura néanmoins pas permis à J. de Pange d’éviter de tomber dans l’oubli malgré une production abondante une vingtaine d’ouvrages et une centaine d’articles et un esprit brillant, voire visionnaire. « Cet homme, aristocrate un peu décalé, est par ex. celui, qui, le premier, a formé le projet d’un manuel d’histoire franco-allemand. Et il ne contente pas de l’évoquer, il y travaille, réunit un comité d’experts, etc. Son idée ne sera, malheureusement, concrétisée que plus d’un demi-siècle plus tard ! », raconte son biographe. Une anecdote qui dit combien il fut aussi un homme dans le siècle, épris d’action, et pas seulement un intellectuel : « Il sert durant la Première Guerre mondiale et est arrêté par la Gestapo en 1941 », rappelle par ex. Jean-François Thull, qui admet une « grande empathie » pour son sujet. Rien d’étonnant à cela : à travers la figure de Jean de Pange, c’est le portrait d’un homme attachant, vivant, sensible, brillant et Européen avant la lettre qu’il brosse avec talent. Un homme à (re) découvrir. Recension de l'ouvrage ci-dessous :

 

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Jean de Pange : L'Europe au cœur

 

Aristocrate de vieille souche romaine, historien médiéviste, journaliste, il fut entre les deux guerres un avocat passionné de la réconciliation européenne.

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Jean de Pange (1881-1957), capitaine d'artillerie à la fin de la Grande Guerre vécue en première ligne

 

« Désormais, le sort de l'Alle­magne et celui de l'Europe sont indissolublement liés. Elles périront ensemble ou elles se sauveront à la fois ». Ainsi Jean de Pange conclut-il son ouvrage L'Allemagne depuis la Révolution française, publié au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en 1947. Avec, en filigrane, cette idée centrale qui ne cessait de l'animer depuis la fin du premier conflit mondial : la France et l'Allemagne se sauveront ou périront ensemble, entraînant le reste de l'Europe derrière elles. Au soir de sa vie, il confiera que cette dernière avait été « déchirée par le drame franco-allemand », lui-­même résumant le drame de l'Europe. C'est à mettre fin à ce drame qu'il consacra toute son existence. Né en 1881, mort en 1957, il fut l’une des grandes figures de l'idée européenne entre les deux guerres. Un jeune chercheur de Nancy, Jean-Francois Thull, le sort du quasi­-oubli dans lequel il est aujourd'hui tombé.

Dans ce bel essai, il montre que Jean de Pange ressentit l'Europe intimement et très tôt à travers son lignage lotharingien. Cinquième fils et cadet de Jean-Thomas, septième marquis de Pange, il était en effet issu d'une famille anoblie au XVIIe siècle par Charles IV de Lorraine et qui donna au duché de nom­breux hommes de loi. Devenu français à la fin du XVIIIe siècle, le domaine familial n'était séparé du royaume de France que par les eaux de la Nied. Ayant opté pour la France en 1871, les Pange n'en reve­naient pas moins passer l'été au château, situé dans la partie de la Lorraine rattachée au Reich par le traité de Francfort. Son père ayant été nommé attaché militaire à l'ambassade de France à Vienne, le jeune Jean passe sa petite enfance dans la capitale impériale. Expérience fondatrice pour la for­mation de sa sensibilité. « Pour un Lorrain, écrira-t-il plus tard, parler de l'Autriche, c'est parler de sa seconde patrie ». Fidélité dynas­tique aux Habsbourg-Lorraine. Adolescent, il a compris que la vocation de la double monarchie austro-hon­groise, impériale et royale (kaiserlich und königlich), est d'être à la fois le « car­refour de l'Europe » et un modèle conciliant les principes d'unité et de diversité. Un modèle qui est aussi un principe spirituel et qui, plus tard, inspirera sa concep­tion du fédéralisme européen.

Après des études secondaires an collège Sta­nislas, à Paris, Jean de Pange suit l'École des chartes, obtient une licence en droit, puis en lettres à la Sorbonne, avant de suivre les cours de l’École des hautes études et de l'École des sciences politiques. Passionné d'histoire, plus particulièrement par le Moyen Âge, il puisera dans celui-ci un modèle politique social holiste, décentralisé et autonome, opposé à l'absolutisme, matrice du jacobinisme contemporain.

Marié en 1910 à Pauline de Broglie, arrière-petite-fille de Mme de Staël, Jean de Pange fait toute la guerre de 1914-1918 en première ligne. Il la termine comme capitaine d'artillerie, décoré de la croix de guerre et de la Légion d'honneur, avec trois citations. Une guerre que, dès le début, il savait être une folie suicidaire. À ses compagnons de tranchée qui s'étonnaient qu'il eût dans son paquetage un exemplaire du Faust de Goethe, il répondait : « Comment cesser d'aimer le pays de Goethe qui a éveillé les parties les plus profondes de ma sensibilité ? »

Aussi est-ce avec ardeur qu'au lendemain du désastre, il s'engage clans la lutte pour tenter, explique Jean-François Thull, de « semer successivement en Rhénanie, en Alsace, puis en Sarre les germes d'une Europe unie, faisant de ces terres entre Rhin et Moselle, autant d'intermédiaires pour réaliser la grande œuvre européenne ». Ami du maréchal Lyautey (Lorrain fidèle aux Bourbons et aux Habsbourg comme lui), d'Ernst Robert Curtius, devenant celui d'Adenauer et de Richard Courdenhove-Kalergi, le fondateur de l'Union paneuropéenne (qui siège à Vienne), Jean de Pange est en contact avec les milieux catholiques allemands et autrichiens. Influencé par Hermann von Keyserling, le philosophe russe orthodoxe Nicolas Berdiaev, ou encore, dans les années 1930, par la nébuleuse des « anticonformistes » français, il défend, au-delà du rapprochement franco-allemand, une conception fédérale et spirituelle de l'Europe, dénonçant aussi bien l'étatisme centralisateur que le libéralisme individualiste. L'arrivée d'Hitler au pouvoir en Allemagne enterrera peu a peu ses espoirs. Jean de Pange se consacrera alors totalement à ses travaux historiques sur la Lorraine, la Rhénanie, la Sarre et la France, ainsi que sur le sacre et l'onction royale.

Proche de Robert Schuman, il suivra avec passion, dans les années 1950, les balbutiements de la nouvelle construction européenne. Il meurt l'année de la signature du traité de Rome, sans avoir abandonné son espoir d’une Europe puisant aux sources de son identité culturelle et historique millénaire.

Jean de Pange, un Lorrain en quête d'Europe 1881-1957, Jean-François Thull, éd. Serpenoise (BP 70090 - 57004 Metz Cedex 1), 192 p., 25 €.

► Régis Constans, La Nouvelle Revue d'Histoire n°43, 2009.

 

Se consacrer à une œuvre est la beauté suprême de l’existence

(Jean de Pange)



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