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Polémologie

DOSSIER POLÉMOLOGIE

 

La polémologie est la discipline sociologique qui a pour objet les phénomènes conflictuels.

Origine de la polémologie

thumb_13.jpgLongtemps considérée comme un phénomène erratique, ne dépendant que de la méchanceté ou du caprice des dirigeants, la guerre était tenue pour un cataclysme regrettable, mais inéluctable, dont l'histoire se bornait à relater les motifs immédiats. Faute de pouvoir s'en prémunir, force était de s'y résigner, ou au mieux de la préparer pour éviter de la subir, selon le principe célèbre du Sénat romain : Si vis pacem, para bellum. À la suite des deux conflits mondiaux du XXe s., l'opinion commença à se répandre qu'il était temps de renoncer à cette mentalité magique, et qu'il fallait étudier la guerre à l'aide de la méthodologie des sciences humaines. Le plus spectaculaire des phénomènes sociaux, la guerre, est en effet l'un des plus mal connus. Le bouleversement subit et total des mentalités qui l’accompagne affecte toutes les valeurs morales (en premier lieu celles de la vie humaine) et économiques : on ne peut l'expliquer en décrivant la guerre comme une sorte de rite de destruction et de gaspillage atteignant à la fois les hommes et les choses.

Gaston Bouthoul (1896-1980), prenant acte de l’échec du pacifisme, s’efforça dès 1940 de fonder les bases d’une étude scientifique des guerres (que pour distinguer de la “science des guerres”, enseignée dans les écoles militaires et les états-majors, il a proposé de baptiser du vocable de polémologie). Constatant que les condamnations successives de la guerre n’ont jamais réussi à la prévenir, cette voie de recherche s’affirme, adoptant pour principe : “si tu veux la paix, connais la guerre”. La polémologie, ou science des conflits, se propose d'étudier méthodiquement la guerre comme un phénomène relevant des sciences sociales. Son hypothèse initiale est de considérer que la paix est l'état normal des sociétés ; il est ainsi implicitement admis que la guerre est un phénomène pathologique, analogue à une épidémie. Procédant du même état d'esprit que la recherche médicale, qui étudie les différentes maladies et leur étiologie, non la bonne santé, la polémologie aborde le problème de la guerre et de la paix à partir d'une hypothèse optimiste : la guerre pourra finalement être éliminée comme l'ont été la plupart des épidémies.

Visée de la polémologie

thumbs10.jpgLa recherche polémologique s'efforce d'analyser la genèse des conflits armés et d'y découvrir les facteurs belligènes. Celles-ci peuvent être d'ordre structurel (une relation semble exister entre les structures socio-économiques et l'agressivité collective), conjoncturel (l'importance du contexte historique, quoique variable, paraît certain), et occasionnel (les conflits ont des motifs immédiats que relate l'histoire).

Paradoxalement, le principal obstacle au développement de la polémologie a été le pacifisme traditionnel : ses tenants, en effet, supposent qu'il suffit d'un peu de bonne volonté pour mettre fin aux guerres et, refusant de voir au-delà des motifs immédiats des conflits, s’érigent en juges pour donner tort ou raison à l'une ou l'autre des parties. La polémologie, au contraire, met en doute que la guerre soit un instrument à la disposition des hommes (“la continuation de la politique par d’autres moyens” selon Clausewitz), et considère plutôt que ce sont les hommes qui, dans des circonstances sociologiques données, sont les jouets de la guerre. Connaissant les causes, les fonctions et les rythmes des guerres, il serait possible d'agir scientifiquement et efficacement pour aboutir à un pacifisme fonctionnel, et non plus seulement émotionnel.

Si elle recherche donc la vraie nature du phénomène guerre qui, sous ses formes diverses, mais en tous temps, conditionne la vie et la mort de l’homme, objet de forces qui le dépassent, au lieu de dénoncer par pétition de principe les “fauteurs de guerre”, ce sera au moyen d’une sociologie compréhensive d’inspiration wébérienne se dotant d’un outil méthodologique appelé idéaltype (modèle formel constitué d’un certain nombre de caractéristiques empruntées à la réalité du phénomène observé. L’idéaltype ne se confond pas avec la réalité observée, il a une fonction d’ordre épistémologique : il sert à bâtir des explications significatives des phénomènes sociaux). Refusant tout a priori, la polémologie découpera dans la matériau historique de quoi recenser les éléments propres à catégoriser les processus et comportements belliqueux. L’examen des doctrines multiples sur la guerre n’apporte rien quant à une analyse des mécanismes permettant d’en comprendre les fonctions.

Outre de nombreux outils sociométriques (“baromètres polémologiques”, etc.), Bouthoul fait appel à nombre de disciplines (ethnologie, art militaire, etc.) et not. à l’économie, à la démographie et à la psychologie collective. L’approche économique permet de poser des questions essentielles. L’approche démographique débouche sur les mêmes exigences. Elle permet de comprendre quel rôle joue la pression démographique dans le rôle des guerres. Cette pression ne pousse pas nécessairement à la guerre : elle tend à mettre en jeu des institutions destructrices (famine, émigration, infanticide, etc.). La guerre est juste l'une d'elles : c'est un “infanticide différé” et une “migration dans l'au-delà”, un homicide collectif organisé – sous le signe de l'exaltation de la mort, conçue comme meurtre ou comme sacrifice. Contrastant avec ces modes de destruction lents, la guerre produit une brusque “relaxation démographique”. Ce constat étaye la thèse selon laquelle la guerre correspondrait à une fonction sociale récurrente.

De pareilles conclusions présentant une “nécessité fonctionnelle” de la guerre ont suscité de vives protestations mais la polémologie n’est ni une morale ni une praxis, elle se cantonne à l’étude des phénomènes observables mais peut néanmoins apporter une distance critique sur les origines et conséquences des conflits : parmi d’autres approches, la polémologie permet une problématisation utile autant aux décideurs stratégiques qu’aux citoyens. Une autre “piqûre de taon” à nombre d’idées établies est la remise en cause de cette croyance, très répandue dans le public, que les guerres ont toujours des causes économiques – et l'on sous-entend que la misère en serait avant tout responsable. Satisfaisante du point de vue humanitaire, cette thèse paraît inexacte en fait. Car, dans les civilisations savantes, la guerre est une activité de luxe qui exige une technique coûteuse et l'accumulation préalable de richesses énormes. Une “meilleure mise en valeur des richesses du globe” peut simplement aboutir à faire entrer dans l’arène de nouveaux belligérants jusque-là neutralisés – précisément par leur pauvreté et leur retard technique. Autre remise en cause : l'illusionnisme juridique qui voit dans les guerres un moyen employé par les États pour imposer leur volonté. Mais, en réalité, l'impulsion agressive s'empare de nous comme une épidémie psychique. Elle n'est pas un moyen, mais une “fin qui se déguise en moyen”, comme l'analyse ici Gaston Bouthoul (in Les Guerres, Éléments de Polémologie, Payot, 1951) :

◘ Fins et moyens des guerres

L'agressivité peut être momentanée, passagère, limitée à un individu ou à un petit groupe. Au contraire, l'impulsion belliqueuse est un état généralisé et profond. Souvent, elle est davantage un état diffus d'acceptation et d'approbation des violences futures plutôt que la représentation des violences elles-mêmes. Le citoyen d'un pays où l’opinion publique juge la guerre nécessaire ne pense pas, en général, aux actes violents qui vont se dérouler. S'il est militaire, il ne se représente que très faiblement le combat, et encore moins sa propre mort ou sa mutilation, mais il accepte cependant l'idée d'un sacrifice général. Psychologiquement, la guerre c'est toujours la mort des autres. L'impulsion belliqueuse serait donc un état d'âme sui generis. Elle ne porte pas à des violences personnelles et immédiates. Elle est plus exactement le sentiment de la nécessité d'une période de violences et de destructions. Avant d’être une action, elle est une conviction, parfois même une simple résignation à une calamité que l'on considère comme inévitable.

Quant à la notion de frustration, elle revêt, lorsqu'il s'agit d’impulsion belliqueuse, les formes les plus inattendues suivant les croyances du groupe. Toute une nation peut s'estimer frustrée parce qu'il lui manque le Saint-Graal ou qu'elle veut occuper les lieux saints. Elle peut se convaincre également qu'il lui est insupportable de n'avoir pas un débouché sur telle mer ou de ne pas posséder de puits de pétrole, ou souffrir brusquement d'un tracé de frontière hier encore accepté. Elle peut également juger insupportable que ses voisins aient des croyances et des institutions différentes des siennes. On dira, suivant le cas, que la guerre qui s'ensuivra sera une guerre religieuse, ou économique, ou idéologique, etc. Ainsi l'impulsion belliqueuse provoque la réactivation des griefs, qui sont déjà latents. Ainsi lorsqu'on redécouvre périodiquement son ennemi héréditaire.

Ce sont cette variété de motifs susceptibles de nourrir l'agressivité collective et leur caractère fréquemment illusoire qui nous forcent à croire qu'ils ne sont que des prétextes ou des causes occasionnelles. Cependant, il est difficile de croire que cette agressivité, quel que soit le caractère épiphénoménal de sa structure consciente, n'ait pas un fondement structural plus solide et plus constant. Pouvons-nous admettre qu'elle ne soit liée à rien, qu'elle ne dépende de rien, qu'elle soit entre tous les phénomènes le seul qui soit sans relations, sans corrélations, ni attaches ? Le seul, par conséquent, qui participe d'un hasard intégral et dans lequel ne puisse intervenir aucune sorte de probabilité ?

 

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◘ Une science pour conjurer la guerre

kris_k10.jpgL'histoire de toutes les civilisations a été marquée par l'alternance de ce « fait social complexe » que sont les guerres et les paix. Peut-on à l'aide de la science, en comprendre les moti­vations et les mécanismes profonds ? Telle est la question à laquelle Gaston Bouthoul, Président fondateur de l'Institut français de Polémique, a tenté de répondre.

La définition et la délimitation des guerres et des paix n'ont cessé, depuis l'Antiquité, d'alimenter les controverses. Si, de Kant à Swift et aux Encyclopé­distes, les grands esprits du XVIIe et du XVIIIe siècles considéraient la guerre comme une “sanglante absurdité”, Hegel, de Maistre, Proudhon et bien d'autres penseurs du XIXe siècle allaient jusqu'à voir en elle une “activité provi­dentielle”. Et aujourd'hui ? Le monde se déclare pacifiste, et pourtant — obser­vent les polémologues de nombreux pays — nous vivons sans cesse dans la fascination de la guerre. Elle nous hante même en temps de paix. En exergue de la revue Études Polémologiques figure cette formule : « Si tu veux la paix, connais la guerre ». Si l'on en croit certains chiffres publiés par Gaston Bouthoul et René Carrère, le monde a connu en 235 ans 366 conflits armés majeurs (guerres et révolu­tions) avec environ 85 millions de tués (dont 38 millions au cours de la seule Deuxième Guerre mondiale). À ces morts s'ajoutent des dizaines de millions de décès provoqués par les épidémies, les famines, sans parler des centaines de mil­lions de blessés. Cette étude mentionne également l'importance de l'épidémie de grippe espagnole qui semble à elle seule avoir causé 21 millions de morts après la Première Guerre mondiale ; en outre, la simple menace de guerre a provoqué — par les troubles qu'elle a entraînés — des millions de victimes... « Comment dès lors, interroge G. Bouthoul, ne pas tenter de comprendre la nature et l'évolu­tion des guerres en ne se limitant pas seu­lement à leurs droits extérieurs, politi­ques, économiques et militaires ? »

La Polémologie, programme de recherche fondamentale, étudie non seu­lement les aspects multiples, les motiva­tions et la périodicité des conflits armés mais les rapports que la violence, sous toutes ses formes, a entretenus depuis toujours avec la vie des hommes. Trouver une définition de la guerre basée sur des critères, des “paramètres scientifiques”, incontestables en excluant tout préjugé éthique ou idéologique, peut certes appa­raître comme une entreprise illusoire. Pourtant, elle s'inscrit en toute logique dans le projet de recherche scientifique, technique et statistique qui caractérise les temps modernes. La démarche de Gaston Bouthoul ? Elle vise essentiellement à mettre en place des « baromètres polémo­logiques » permettant de détecter l'ap­proche des guerres, d'analyser leurs pro­dromes et leurs symptômes, à chercher tous les indices des conjonctures et des structures belligènes, à étudier les pro­cessus par lesquels les paix sécrètent les guerres. Parmi les “outils” utilisés, citons entre autres le sondage, et son interprétation, considéré par les polémo­logues comme un instrument irremplaça­ble dans la mesure où il parvient à déceler les signes avant-coureurs de la guerre individuelle ou collective. Par ailleurs, les chercheurs établissent des tableaux men­suels comparatifs sur les phénomènes de violence dans le monde afin de mieux évaluer les menaces et les dangers.

« Les décisions de guerre ou de paix sont les plus graves que puissent prendre des groupes et leurs dirigeants », note G. Bouthoul. Faut-il attaquer, patienter, traiter ou bien se soumettre ? Jadis les dirigeants suprêmes consultaient les prophètes, les magiciens ; des corps spéciaux de sacerdoces interprétaient les présages et les songes. De nos jours, ces fonctions sont dévolues, semble-t-il, à ceux qui interprètent les statistiques et la prédiction tend à être remplacée par la prospective. « Autrefois, souligne G. Bouthoul, les symptômes des conflits ne devenaient perceptibles et alarmants qu'à la veille de ceux-ci. Aujourd'hui nous pouvons dans une large mesure en pren­dre conscience à moyen et même à long terme. Aussi n'avons-nous plus d'excuses lorsque nous regardons s'enfler les structures belligènes et que nous assistons pas­sivement à leur déferlement ».

Le caractère pluridisciplinaire de la polémologie s'est considérablement accentué au cours des dernières années donnant ainsi aux notions de “violence” et de “conflit” des dimensions de plus en plus complexes. Psychologie sociale, psychanalyse, ethnologie, démographie, biologie, économie ont tracé de nouveaux axes. Les travaux étiologiques de Konrad Lorenz sur l'agressivité comparée des hommes et des animaux y ont eux aussi contribué. Dans le domaine de la psycho­logie des profondeurs, Thanatos lui-même n'échappe pas aux investigations : cet instinct de mort, cette pulsion des­tructrice que Freud croyait avoir détectée dans les années 20 et qu'il opposait à l'Éros (principe de plaisir), G. Bou­thoul s'interroge sur son rôle : Thanatos qui culmine dans l'homicide et les pul­sions suicidaires, manifestations majeures de l'agressivité, serait-il commun à toutes les sociétés ? G. Bouthoul s'appuie même sur les découvertes de la “biologie de la communication” pour tenter d'éva­luer l'importance des “échanges de com­munication” dans un monde bombardé d'informations, de valeurs et de croyances contradictoires. Les informa­tions se doublant de messages chimiques transmis à l'intérieur de l'organisme, les émotions, les traumatismes provoquent des sécrétions ou fabriquent des subs­tances chimiques : les grandes pulsions telles la colère, la peur, la violence par ex., s'accompagnent de décharges d'adrénaline qui se répandent dans le sang et communiquent des “stimuli” aux membres ou aux organes concernés. Aussi, remarque G. Bouthoul, la décision de guerre n'est-elle sans doute jamais pleinement consciente ni même rationnelle. « Elle dérive aussi d'impul­sions obscures biologiques et passion­nelles, mélange à demi-conscient d'an­goisses, de terreur, de fureurs cachées ». Or, pour les polémologues, l'homme est un être essentiellement conflictuel. Plus les rapports et les communications entre les individus s'amplifient et se diversi­fient, plus se multiplient les occasions de désaccord, de compétitions et de revendi­cations. Selon G. Bouthoul, « la société sans conflit dans laquelle certains voient le modèle de la paix idéale n'existe que dans les cimetières ».

À quels facteurs obéit le cycle interne des conflits armés ? Existe-t-il un rythme évolutif de la tension psychologique qui précède et accompagne la guerre ou la paix ? Accorder la priorité à la recherche sur la paix plutôt qu'à celle sur la guerre n'est en aucun cas “réaliste”, souligne G. Bouthoul. Guerre et paix se complètent, elles s'éclairent l'une par l'autre. « Jusqu'ici, toute paix s'est installée dans le sillon sanglant de la guerre ». Ses recherches sur les causes complexes de la paix et de la guerre, sur leur alternance dans l'histoire conduisent G. Bou­thoul à poser des questions audacieuses qui n'ont pas été sans créer des remous. La paix est-elle l'état normal des socié­tés ? La guerre n'est-elle qu'une épidé­mie physique et mentale ? Ou bien faut-il se rallier au pessimisme absolu du philo­sophe Hobbes lorsqu'il écrit : « L'homme est un loup dévorant pour l'homme » !

Quoi qu'il en soit, la Polémologie étu­die les phénomènes de paix conçus comme une guérison ou une immunisa­tion plus ou moins durable contre les crises de violence collective. Et G. Bouthoul conclut : « J'étudie la manière dont peut se construire la paix en tant qu'hygiène préventive. Mais j'ajoute aussi mes illusions concernant l'ensemble de nos travaux et le fait qu'ils puissent un jour permettre d'entrevoir des modèles de sociétés bellifuges, c'est-à-dire plus ou moins immunisées contre la violence col­lective et dont les conflits ne dégénére­raient jamais en hostilités armées et san­glantes. Utopie ? Projet ambitieux, en tout cas et que justifie aujourd'hui la pré­sence irréversible de l'arme atomique ».

► Agathe Malet-Buisson, Magazine Littéraire n°154, 1979.

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◘ qu'est-ce que la polémologie ?

stormt10.jpgentretien avec gaston bouthoul

Gaston Bouthoul devait être – avec Konrad Lorenz – l'interlocuteur d'une série télévisée que Frédéric de Towanicki préparait. La mort prématurée de Gaston Bouthoul empêcha la réalisation de ce film. L'extrait de l'entretien inédit que nous publions devait constituer l'un des fils conducteurs de cette émission.

♦ Science naissante, que nous apprend la polémologie sur le cycle, jusqu'ici fatal, des paix et des guerres ?

L'histoire des sociétés offre un specta­cle complexe à qui entreprend une étude scientifique des guerres et des paix : ces 2 phénomènes paraissent, en effet, indissolublement liés. Aussi toute paix peut-elle être soupçonnée d'être enceinte d'une guerre, de même que toute guerre, à peine déclenchée, œuvre pour préparer la paix. Oscillation fatale ? La polémolo­gie tente d'étudier les rapports qu'entre­tiennent les 2 visages de ce Dieu Janus. Dans la Rome antique le Dieu Janus était, en somme, une sorte de divi­nité de la prospective. L'un de ses visages contemplait le passé, l'autre était tourné vers l'avenir. Comme pour bien marquer que la préoccupation des hostilités se trouvait à la fois dominée par le passé et l'avenir, le culte de Janus était lié à l'al­ternance des guerres et des paix. Par conséquent, le temple n'était ouvert que lorsque la République était en paix : ce qui s'est produit 9 fois en 10 siè­cles ! ...

Le couple guerre-paix est un fait social encore énigmatique. Ouvrons nos livres d'histoire : la paix elle-même a vécu jus­qu'ici dans la fascination de la guerre. Sa pensée tourne sans cesse autour de l'évo­cation des batailles passées et la probabi­lité des batailles futures. Les multiples formes du passage de la paix à la guerre, et inversement, forment l'axe des recherches polémologiques, passages qui constituent de véritables mutations et s'accompagnent d'un renversement des valeurs. La paix se présente comme un processus d'accumulation et de gestion de biens multiples ; la guerre ; elle, accé­lère la consommation sous toutes ses formes, y compris la démolition : mise en train des rites du gaspillage, promotion de l'homicide systématique... Tout est jeté sur le marché dans une surenchère de destruction. La valeur de la vie baisse brusquement, en attendant la hausse à venir ! Bref, il faut avoir sur ces phéno­mènes une vue plus scientifique, plus globale, à l'écart de tout préjugé. Démarche que rend indispensable la pré­sence des armes atomiques. Quelles fonc­tions remplit la guerre ? Quels sont, sous ses apparences multiples — les effets constants (le résidu) du phénomène étu­dié ? Il faut comprendre comment fonc­tionnent les pulsions belliqueuses, quels sont les facteurs qui les régissent : la part de l'économie, de la biologie des commu­nications, de l'agressivité individuelle ou collective, par ex. Il faut aussi avoir l'audace de poser une question qui parait scandaleuse : la paix est-elle un état natu­rel ? Et surtout se demander comment les « fatalités destructrices » des sociétés (sont-elles inévitables ?) pourraient être dérivées, en tous cas, vers des substituts moins dramatiques et moins coûteux.

♦ Vos travaux recopient-ils les analyses de l'équipe du physicien allemand C.F. von Weizsäcker ? Son étude sur les causes de la guerre, effectuée pour le compte de la Répu­blique Fédérale, et portant sur 6 ans d'his­toire, souligne que le dénominateur commun de toutes les guerres connues est, en fin de compte, sans exception, la “volonté de puissance”, sous des formes multiples, et d'un appétit illimité...

Et ne cédant que sous la menace de destruction d'une force redoutable et contraire ? Sans doute. Mais pour prolonger ou sauver une paix, s'en tenir à une telle constatation ne suffit évidem­ment pas. Les 366 conflits armés, révolu­tions comprises, qui ont marqué le monde depuis environ 2 siècles don­nent à réfléchir. Les phénomènes sociaux et humains dépendent de facteurs varia­bles dont la recherche polémologique tente d'analyser le rôle changeant : cha­cun d'eux peut être prépondérant dans certains cas ou insignifiant dans d'autres : agressivité, problèmes d'espaces, de démographie, de communication, fac­teurs économiques, psychose de peur, etc. L'irrationalité elle-même y a sa part.

Mais qui ne constate, en effet, que les doctrines politiques les plus “dynamiques” des temps modernes ont exalté et justifié les luttes de domination, soutenu les désirs d'expansion, le besoin d'espace, l'agrandissement territorial de l'État. Ces doctrines débouchent sur l'impérialisme à qui elles apportent des arguments et des raisonnements justificatifs. C'est le pro­cessus même des guerres de domination. Ces théories ont contribué à constituer les royaumes de l'Europe moderne et des grands empires de l'histoire. Pensez aux colonisations, aux invasions des armées hitlériennes, etc. Et remarquez que nom­bre de ces tentatives d'expansion sont présentées comme un “bien”, avec une conscience irréprochable, comme étant de nature économique, par ex.

Et aujourd'hui ? Notre monde est caractérisé, entre autres, par des phéno­mènes de “surchauffe” qui, à court ou long terme, développent à leur manière de nouveaux désirs et besoins d'expan­sion : crainte des dérapages économiques, complexe de l'encombrement, surchauffe démographique, crainte de l'accumula­tion des déchets, du chômage, de la famine... etc. tout cela entraîne des réflexes de peur qui peuvent développer, un jour, des hantises d'espace, des besoins d'expansion, sous des formes diverses pas seulement militaires...

Selon les époques, les facteurs varient. À partir du XIXe siècle, le nationalisme apporta une justification nouvelle à l'agressivité collective. Tout se passe comme si, pour le nationalisme, la volonté de puissance et d'expansion bru­tale était un instinct à la fois irrépressible et sacré ! Résultat : nos guerres les plus modernes ont les traits primitifs des pires guerres tribales, avec leurs tendances à l'extermination et leur culte viscéral de l'hostilité. On peut d'ailleurs noter que nos 2 types de guerres les plus meur­trières — nationalistes ou idéologiques — correspondent à des motivations contraires. La caractéristique fondamen­tale des guerres nationalistes est l'égoïsme et l'ethnocentrisme des nationalités ; les guerres idéologiques, elles, se présentent comme étant extrêmement altruistes. Mais pour convertir l'adver­saire à telle ou telle idéologie on le met à feu et à sang sous prétexte de faire son bonheur...

Chacun sait aussi qu'il y a des formes d'exportation (économique, idéologi­que...) qui s'apparentent à l'invasion, et qui font bon ménage avec la “volonté de puissance”. Je remarque par ailleurs une coïncidence qui laisse songeur : l'expan­sion démographique sur notre planète est à peu près contemporaine de la première explosion nucléaire... L'angoisse que provoque l'existence de l'arme atomique est une “surchauffe” sans précédent. Elle renforce la psychose d'insécurité générale qui se répand partout et la course aux armements qui sévit aujour­d'hui. Nul ne peut prévoir ce qui arrivera demain. Mais je crois que l'existence de « baromètres polémologiques » (l'étude régulière des phénomènes de violence dans le monde et leur interprétation, par ex., une meilleure connaissance des mécanismes qui conduisent à la guerre), permettra de mieux déceler l'accumula­tion des périls et qu'ils pourront contri­buer, un jour, à sauver une paix avant qu'il ne soit trop tard...

► Propos recueillis par Frédéric de Towarnicki, Magazine Littéraire n°154, 1979.

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thumb_14.jpgNous ne pouvons nous étendre ici plus longuement sur ces importants problèmes. On conçoit qu'ils préoccupent les sociologues – car vouloir interdire les guerres par des lois, avant de les mieux connaître scientifiquement, paraît aussi vain que d'interdire par décret les épidémies ou l'éruption des volcans. D’une possible “éducation européenne” il n’est point toutefois sans polémologie comme propédeutique. L’occidentalisation du monde, loin d’évacuer la conflictualité qu’elle prétendait aplanir, ne peut que constater cette dernière reprendre vigueur sur base de dissymétries des pouvoirs, d’asynchronies dans le développement et de l’hétérogénéité des intérêts et des valeurs, sans compter les risques de catastrophes écologiques. Dans l’entretien qui suit, le professeur de polémologie Claudio Risé , par ailleurs psychanalyste jungien, répond sur son ouvrage La guerra postmoderna : Elementi di polemologia (éd. Tecnoscuola, Gorizia, 1996).

 

Entretien sur la guerre postmoderne

guerra10.jpg• Q. : Dans l’ensemble de vos travaux, quelle place occupe ce livre sur la guerre ? 

C.R : D’une part, il est la continuation de toutes mes recherches. Mon Parsifal [étude abordant le thème du “virilisme”, éd. Red, Côme] raconte l’archétype du guerrier, tel que nous l’a rapporté Wolfram von Eschenbach, qui n’est pas du tout le chaste moine de Wagner. Chez lui, la guerre est l’événement historique par lequel se manifeste l’instinct viril dans toutes ses contradictions : don de soi et, simultanément, destructivité. D’autre part, j’ai voulu confronter 2 disciplines dans cet ouvrage : la science politique et la psychologie des profondeurs. Je les ai aussi confrontées à ce phénomène qu’est la guerre et qui a modifié la face du monde de 1945 à nos jours. La guerre, ou la menace de la guerre, a démenti toutes les spéculations nées de l’idéologie des Lumières, selon lesquelles nous avancerions vers l'unification politique et culturelle de la planète. Or le fait est que le nombre des États est passé de 40 à environ 200 !

• Q. : Pourquoi parlez-vous de “guerre postmoderne” ?

CR : Parce que les guerres d'aujourd'hui, les guerres qui éclatent autour de nous, sont des luttes contre les universalismes imposées par la modernité “illuministe” des révolutions bourgeoises. Les peuples pris dans les mâchoires annihilantes du mondialisme refusent cette conception occidentale de la liberté-égalité-fratemité que leur ont imposée les puissances colonisatrices. Ils partent en guerre pour rechercher leurs appartenances, leurs identités, pour reformuler des projets historico-politiques qui ont été balayés jadis par les impérialismes d'essence bourgeoise. Mon livre cherche à décrire les caractéristiques de ces guerres (qui se déroulent dans le monde), de ces peuples et de ces cultures niés dans leur identité, mais qui s'opposent aux États dits nationaux, mais en réalité multinationaux, parce qu'ils sont les vecteurs de la modernité. Ils s'opposent aux désastres culturels et territoriaux imposés par les grandes entreprises multinationales, qui sont en réalité les “sujets forts” de ces États. Cette guerre globale contre l'homogénéisation est aussi un aspect de l'actuel “globalisme”.

• Q. : Le globalisme recèlerait donc des aspects contredisant son projet de conquête culturelle et économique par l’Occident bourgeois ? Votre position n'est-elle pas un peu ambiguë ou peut-être trop optimiste ?

CR : Le globalisme est un aspect central de la réalité dans laquelle nous vivons, et c'est à partir du fait global qu'il représente que nous devons commencer à réfléchir. Je me sens très proche de Jünger et d'une bonne part des protagonistes de la Révolution conservatrice, quand ils nous demandent d'aller de l'avant, de partir du présent pour retraverser et récupérer le passé. L'informatisation globale, par ex., a fourni un formidable instrument aux mouvements de récupération identitaire et a plongé dans un crise très profonde (pour l'heure, elle n'est pas encore surmontable) les instruments de contrôle politique des puissances dominantes qui sont les soi-disant “services de sécurité”. Je m'intéresse également aux pressions anti-sécularisantes que produisent, dans un monde global, les cultures (comme l'Islam mais il n'est pas le seul). Elles sont hostiles aux processus de sécularisation dérivés des bourgeoisies protestantes et accentués à la suite des révolutions bourgeoises. Le globalisme provoque une revitalisation du “sacré naturel” (et, du point de vue psychologique, de l'instinct qui y est lié). La culture de la “pensée faible” avait décrété que ce sacré et cet instinct avaient été évacués. J'ai ensuite pris en considération les coups très graves que la civilisation occidentale avait infligés aux cultures traditionnelles lors de leur rencontre, surtout quand elle leur a imposé l'appareil normatif des lois et des règlements générés par la modernité. Ces lois et ces règlements sont très intrusifs et s'insinuent profondément dans la sphère privée, et ainsi dans l'instinct, comme nous l'a bien décrit Foucault. Une armée de prostituées, des bandes de gamins, partent en guerre, avec, en poche, les clefs d'un paradis bien différent de celui que nous avions imaginé, des bandits provenant du monde entier sont en train de mettre à mal toutes les constructions hypocrites de la political correctness et du “processus de civilisation” si cher à Freud et à Norbert Elias. Ce sont tous ces phénomènes qui m'intéressent et tous sont indubitablement les fruits du globalisme.

• Q. : Comment cette “guerre postmoderne” se concilie-t-elle avec Clausewitz ?

CR : Je pense personnellement qu'elle ne se réconcilie pas trop avec les théories du général prussien. Clausewitz voyait la guerre comme une forme du pouvoir politique de l’État, comme “la politique qui dépose sa plume et empoigne l'épée”. Les guerres postmodernes, quant à elles, sont des guerres de nations “organiques”, de nations objectives, vivantes, contre l'appareil juridico-administratif des États. Les guerres postmodernes se combattent au nom de valeurs culturelles et transcendantes plus qu'au nom de pouvoirs politiques et “mondains”. Elles fuient les règles du pouvoir et échappent ainsi à celles de la diplomatie et de la stratégie. Elles se réconcilient davantage avec les “forces obscures, inconnues”, par lesquelles le Dieu de Tolstoï (qui tient dans sa main les cœurs des rois) se manifeste dans l'histoire. La polémologie, telle que l'a imaginée Gaston Bouthoul dans les années 1950-1970, a eu la capacité de saisir cet aspect profond, inconscient, non calculé, du phénomène de la guerre. Ce n'est pas un hasard si les études ultérieures ont plutôt cherché à oublier cet aspect, pour revenir aux considérations conventionnelles sur la stratégie ou sur le droit ou l'économie. Ce n'est pas un hasard si la peur de ces passions étreint les universitaires modernes. Car ces passions sont des passions qui se référent au divin, à des essences transpersonnelles, comme cela se manifeste dans toutes les guerres. 

Entretien paru dans Nouvelles de Synergies Européennes n°24, 1996.

 

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